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L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I

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— En ce cas, répondit Sancho, il vaut bien mieux ne pas le chercher; car si nous le trouvons, et s'il est par hasard le maître de l'argent, il est clair que me voilà contraint de le lui restituer. Mieux vaut, dis-je, sans faire ces inutiles démarches, que je reste en possession de bonne foi, jusqu'à ce que, sans tant de curiosité et de diligence, le véritable propriétaire vienne à se découvrir. Ce sera peut-être après que j'aurai dépensé l'argent, et alors le roi m'en fera quitte.

— Tu te trompes en cela, Sancho, répondit don Quichotte. Dès que nous soupçonnons que c'est le maître de cet argent que nous avons eu devant les yeux, nous sommes obligés de le chercher et de lui faire restitution; et si nous ne le cherchions pas, la seule puissante présomption qu'il en est le maître nous mettrait dans la même faute que s'il l'était réellement. Ainsi donc, ami Sancho, n'aie pas de peine de le chercher, car ce sera m'en ôter une grande si je le trouve.»

Cela dit, il donna de l'éperon à Rossinante, et Sancho le suivit à pied, portant la charge de l'âne, grâce à Ginès de Passamont.

Quand ils eurent presque achevé le tour de la montagne, ils trouvèrent, au bord d'un ruisseau, le cadavre d'une mule portant encore la selle et la bride, à demi dévoré par les loups et les corbeaux: ce qui confirma davantage leur soupçon que ce fuyard était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu'ils la considéraient, ils entendirent un coup de sifflet, comme ceux des pâtres qui appellent leurs troupeaux; puis tout à coup, à leur main gauche, ils virent paraître une grande quantité de chèvres, et derrière elles parut, sur le haut de la montagne, le chevrier qui les gardait, lequel était un homme d'âge. Don Quichotte l'appela aussitôt à grands cris, et le pria de descendre auprès d'eux. L'autre répondit en criant de même, et leur demanda comment ils étaient venus dans un lieu qui n'était guère foulé que par le pied des chèvres, ou des loups et d'autres bêtes sauvages. Sancho lui répliqua qu'il n'avait qu'à descendre, et qu'on lui rendrait bon compte de toute chose. Le chevrier descendit donc, et en arrivant auprès de don Quichotte, il lui dit:

«Je parie que vous êtes à regarder la mule de louage qui est morte dans ce ravin. Eh bien! de bonne foi, il y a bien six mois qu'elle est à la même place. Mais, dites-moi, avez-vous rencontré par là son maître?

— Nous n'avons rencontré personne, répondit don Quichotte, mais seulement un coussin et une valise que nous avons trouvés près d'ici.

— Je l'ai bien aussi trouvée, moi, cette valise, repartit le chevrier; mais je n'ai voulu ni la relever ni m'en approcher tant seulement, craignant quelque malheur, et qu'on ne m'accusât de l'avoir eue par vol, car le diable est fin, et il jette aux jambes de l'homme de quoi le faire trébucher et tomber, sans savoir pourquoi ni comment.

— C'est justement ce que je disais, répondit Sancho; moi aussi, je l'ai trouvée, mais je n'ai pas voulu m'en approcher d'un jet de pierre. Je l'ai laissée là-bas, où elle est comme elle était, car je n'aime pas attacher des grelots aux chiens.

— Dites-moi, bonhomme, reprit don Quichotte, savez-vous, par hasard, quel est le maître de ces objets?

— Ce que je saurai vous dire, répondit le chevrier, c'est qu'il y a au pied de six mois environ qu'à des huttes de bergers, qui sont comme à trois lieues d'ici, arriva un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur cette même mule qui est morte par là, et avec cette même valise que vous dites avoir trouvée et n'avoir pas touchée. Il nous demanda quel était l'endroit de la montagne le plus âpre et le plus désert. Nous lui dîmes que c'était celui où nous sommes à présent; et c'est bien la vérité, car si vous entriez une demi-lieue plus avant, peut-être ne trouveriez-vous plus moyen d'en sortir, et je m'émerveille que vous ayez pu pénétrer jusqu'ici, car il n'y a ni chemin ni sentier qui conduise en cet endroit. Je dis donc qu'en écoutant notre réponse, le jeune homme tourna bride et s'achemina vers le lieu que nous lui avions indiqué, nous laissant tous ravis de sa bonne mine et de la hâte qu'il se donnait à s'enfoncer dans le plus profond de la montagne. Et depuis lors nous ne le vîmes plus jamais, jusqu'à ce que, quelques jours après, il coupa le chemin à un de nos pâtres; et, sans lui rien dire, il s'approcha de lui, et lui donna une quantité de coups de pied et de coups de poing. Ensuite, il s'en fut à la bourrique aux provisions, prit tout le pain et le fromage qu'elle portait, et, cela fait, il s'enfuit et rentra dans la montagne plus vite qu'un cerf. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mîmes, quelques chevriers et moi, à le chercher, presque pendant deux jours, dans le plus épais des bois de la montagne, au bout desquels nous le trouvâmes blotti dans le creux d'un gros liège. Il vint à nous avec beaucoup de douceur, mais les habits déjà en pièces, et le visage si défiguré, si brûlé du soleil, qu'à peine nous le reconnaissions; si bien que ce furent ses habits, tout déchirés qu'ils étaient, qui, par le souvenir que nous en avions gardé, nous firent entendre que c'était bien là celui que nous cherchions. Il nous salua très-poliment; puis, en de courtes mais bonnes raisons, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir aller et vivre de la sorte, que c'était pour accomplir certaine pénitence que lui avaient fait imposer ses nombreux péchés. Nous le priâmes de nous dire qui il était; mais nous ne pûmes jamais l'y décider. Nous lui dîmes aussi, quand il aurait besoin de nourriture et de provisions, de nous indiquer où nous le trouverions, parce que nous lui en porterions de bon coeur et très-exactement; et, si cela n'était pas plus de son goût, qu'il vînt les demander, mais non les prendre de force aux bergers. Il nous remercia beaucoup de nos offres, nous demanda pardon des violences passées, et nous promit de demander dorénavant sa nourriture pour l'amour de Dieu, sans faire aucun mal à personne. Quant à son habitation, il nous dit qu'il n'en avait pas d'autre que celle qu'il pouvait rencontrer où la nuit le surprenait; enfin, après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si tendrement, que nous aurions été de pierre, nous tous qui étions à l'écouter, si nous n'eussions fondu en larmes. Il suffisait de considérer comment nous l'avions vu la première fois, et comment nous le voyions alors; car, ainsi que je vous l'ai dit, c'était un gentil et gracieux jeune homme, et qui montrait bien, dans la politesse de ses propos, qu'il était de bonne naissance et richement élevé, si bien que nous étions tous des rustres, et que, pourtant, sa gentillesse était si grande, qu'elle se faisait reconnaître même par la rusticité. Et tout à coup pendant qu'il était au milieu de sa conversation, le voilà qui s'arrête, qui devient muet, qui cloue ses yeux en terre un bon morceau de temps, et nous voilà tous étonnés, inquiets, attendant comment allait finir cette extase, et prenant de lui grande pitié; en effet, comme tantôt il ouvrait de grands yeux, tantôt les fermait, tantôt regardait à terre sans ciller, puis serrait les lèvres et fronçait les sourcils, nous reconnûmes facilement qu'il était pris de quelque accident de folie. Mais il nous fit bien vite voir que nous pensions vrai; car il se releva tout à coup, furieux, de la terre où il s'était couché, et se jeta sur le premier qu'il trouva près de lui, avec tant de vigueur et de rage, que si nous ne le lui eussions arraché des mains, il le tuait à coups de poing et à coups de dents. Et tout en le frappant il disait:

«Ah! traître de Fernand! c'est ici, c'est ici que tu me payeras le tour infâme que tu m'as joué; ces mains vont t'arracher le coeur où logent et trouvent asile toutes les perversités réunies, principalement la fraude et la trahison;» et il ajoutait à cela d'autres propos qui tendaient tous à mal parler de ce Fernand, et à l'appeler traître et perfide. Enfin, nous lui ôtâmes, non sans peine, notre pauvre camarade, et alors, sans dire un mot, il s'éloigna de nous à toutes jambes, et disparut si vite entre les roches et les broussailles qu'il nous fut impossible de le suivre. Nous avons de là conjecturé que la folie le prenait par accès, et qu'un particulier nommé Fernand a dû lui faire quelque méchant tour, aussi cruel que le montre l'état où il l'a réduit. Et tout cela s'est confirmé depuis par le nombre de fois qu'il est venu à notre rencontre, tantôt pour demander aux bergers de lui donner une part de leurs provisions, tantôt pour la leur prendre de force; car, quand il est dans ses accidents de folie, les bergers ont beau lui offrir de bon coeur ce qu'ils ont, il ne veut rien recevoir, mais il prend à coups de poing. Au contraire, quand il est dans son bon sens, il demande pour l'amour de Dieu, avec beaucoup de politesse; et quand il a reçu, il fait tout plein de remerciements, sans manquer de pleurer aussi. Et je puis vous dire, en toute vérité, seigneurs, continua le chevrier, qu'hier nous avons résolu, moi et quatre bergers, dont deux sont mes pâtres et deux mes amis, de le chercher jusqu'à ce que nous le trouvions, et, quand nous l'aurons trouvé, de le conduire, de gré ou de force, à la ville d'Almodovar, qui est à huit lieues d'ici; et là nous le ferons guérir si son mal peut être guéri, ou du moins nous saurons qui il est, quand il aura son bon sens, et s'il a des parents auxquels nous puissions donner avis de son malheur. Voilà, seigneurs, tout ce que je puis vous dire touchant ce que vous m'avez demandé, et comptez bien que le maître des effets que vous avez trouvés est justement le même homme que vous avez vu passer avec d'autant plus de légèreté que ses habits ne le gênent guère.»

Don Quichotte, qui avait dit, en effet, au chevrier comment il avait vu courir cet homme à travers les broussailles, resta tout surpris de ce qu'il venait d'entendre; et, sentant s'accroître son désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de poursuivre sa première pensée, et de le chercher par toute la montagne, sans y laisser une caverne, une fente, un trou qu'il ne visitât jusqu'à ce qu'il l'eût trouvé. Mais la fortune arrangea mieux les choses qu'il ne l'espérait; car, en ce même instant, parut dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le jeune homme qu'il voulait chercher. Celui-ci s'avançait en marmottant dans ses lèvres des paroles qu'il n'eût pas même été possible d'entendre de près. Son costume était tel qu'on l'a dépeint; seulement, lorsqu'il fut proche, don Quichotte s'aperçut qu'un pourpoint en lambeaux qu'il portait sur les épaules était de peau de daim parfumée d'ambre[150]: ce qui acheva de le convaincre qu'une personne qui portait de tels habits ne pouvait être de basse condition. Quand le jeune homme arriva près d'eux, il les salua d'une voix rauque et brusque, mais avec beaucoup de courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de civilité, et, mettant pied à terre, il alla l'embrasser avec une grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré sur sa poitrine, comme s'il l'eût connu depuis longues années. L'autre, que nous pouvons appeler _le Déguenillé de la mauvaise mine, _comme don Quichotte _le chevalier de la Triste-Figure, _après s'être laissé donner l'embrassade, l'écarta un peu de lui, et, posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, il se mit à le regarder comme s'il eût voulu chercher à le reconnaître, n'étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l'air et les armes de don Quichotte, que don Quichotte ne l'était de le voir lui-même en cet état. Finalement le premier qui parla, après leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous rapporterons plus loin.

Chapitre XXIV

Où se continue l'histoire de la Sierra-Moréna

L'histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême attention le misérable chevalier de la Montagne, lequel, poursuivant l'entretien, lui dit:

«Assurément, seigneur, qui que vous soyez, car je ne vous connais pas, je vous rends grâce des marques de courtoisie et d'affection que vous me donnez; et je voudrais me trouver en position de répondre autrement que par ma bonne volonté à celle que vous me témoignez dans l'aimable accueil que je reçois de vous. Mais ma triste destinée ne me donne rien autre chose, pour correspondre aux bons offices qui me sont rendus, que de bons désirs de les reconnaître.

— Les miens, repartit don Quichotte, sont de vous servir, tellement que j'avais résolu de ne pas sortir de ces montagnes jusqu'à ce que je vous eusse découvert, et que j'eusse appris de votre bouche si la douleur dont l'étrangeté de votre vie montre que vous êtes atteint peut trouver quelque espèce de remède, pour le chercher, dans ce cas, avec toute la diligence possible. Et si votre malheur est de ceux qui tiennent la porte fermée à toute espèce de consolation, je voulais du moins vous aider à le supporter, en mêlant aux vôtres mes gémissements et mes pleurs; car, enfin, c'est un soulagement dans les peines que de trouver quelqu'un qui s'y montre sensible. Si donc mes bonnes intentions méritent d'être récompensées par quelque preuve de courtoisie, je vous supplie, seigneur, par celle que je vois briller en vous, et je vous conjure aussi par l'objet que vous avez aimé, ou que vous aimez le plus au monde, de me dire qui vous êtes, et quel motif vous a poussé à vivre et à mourir comme une bête brute au milieu de ces solitudes, où vous séjournez si différent de vous-même, ainsi que le prouvent les dehors de votre personne. Je jure, continua don Quichotte, par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu, quoique pécheur indigne, et par la profession de chevalier errant, que si vous consentez, seigneur, à me complaire en cela, je vous servirai avec toute l'ardeur et le dévouement auxquels je suis tenu, étant ce que je suis, soit en soulageant votre disgrâce, s'il s'y trouve quelque remède, soit, comme je vous l'ai promis, en vous aidant à la pleurer.»

Le chevalier de la Forêt, qui entendait parler de cette façon celui de la Triste-Figure, ne faisait autre chose que le regarder, l'examiner, le considérer du haut en bas, et quand il l'eut contemplé tout à son aise:

«Si l'on a, dit-il, quelque chose à me donner à manger, qu'on me le donne pour l'amour de Dieu; et quand j'aurai mangé, je ferai et je dirai tout ce qu'on voudra, en reconnaissance des bonnes intentions qui me sont témoignées.»

Aussitôt Sancho tira de son bissac et le chevrier de sa panetière ce qu'il fallait au Déguenillé pour apaiser sa faim. Celui-ci se jeta sur ce qu'on lui offrit, comme un être abruti et stupide, et se mit à manger avec tant de voracité, qu'une bouchée n'attendait pas l'autre, et qu'il semblait plutôt les engloutir que les avaler.

Tant qu'il mangea, ni lui ni ceux qui le regardaient ne soufflèrent mot; mais dès qu'il eut fini son repas, il leur fit signe de le suivre, et les conduisit dans une petite prairie verte et fraîche, qui se trouvait près de là au détour d'un rocher. En arrivant à cet endroit, il s'étendit sur l'herbe, les autres firent de même, et tout cela sans rien dire, jusqu'à ce qu'enfin le chevalier Déguenillé, s'étant bien arrangé dans sa place, leur parla de la sorte:

«Si vous voulez, seigneur, que je vous conte en peu de mots l'immensité de mes malheurs, il faut que vous me promettiez que, par aucune question, par aucun geste, vous n'interromprez le fil de ma triste histoire; car, à l'instant où vous le feriez, ce que je raconterais en resterait là.»

Ce préambule du chevalier Déguenillé rappela aussitôt à la mémoire de don Quichotte l'histoire que lui avait contée son écuyer, et qui resta suspendue faute d'avoir trouvé le nombre de chèvres qui avaient passé la rivière. Cependant le Déguenillé poursuivit:

«Si je prends cette précaution, dit-il, c'est parce que je voudrais passer rapidement sur l'histoire de mes infortunes; car les rappeler à ma mémoire ne peut servir à rien qu'à m'en causer de nouvelles; et moins vous m'interrogerez, plus tôt j'aurai fait de les dire: mais je n'omettrai rien toutefois de ce qui a quelque importance pour satisfaire pleinement votre curiosité.»

Don Quichotte lui fit, au nom de tous, la promesse qu'il ne serait point interrompu; et lui, sur cette assurance, commença de la sorte:

«Mon nom est Cardénio, mon pays une des principales villes de l'Andalousie, ma famille noble, mes parents riches, et mon malheur si grand, que mes parents l'auront pleuré et que ma famille l'aura ressenti, sans que leur richesse puisse l'adoucir; car pour remédier aux maux que le ciel envoie, les biens de la fortune ont peu de puissance. Dans ce même pays vivait un ange du ciel, en qui l'amour avait placé toutes les perfections, toutes les gloires qu'il me fût possible d'ambitionner. Telle était la beauté de Luscinde, demoiselle aussi noble, aussi riche que moi, mais plus heureuse, et moins constante que ne méritaient mes honnêtes sentiments. Cette Luscinde, je l'aimai, je l'adorai dès mes plus tendres années. Elle aussi, elle m'aima avec cette innocence et cette naïveté que permettait son jeune âge. Nos parents s'étaient aperçus de notre mutuelle affection, mais sans regret, car ils voyaient bien qu'en continuant au delà de l'enfance, elle ne pouvait avoir d'autre fin que le mariage, chose que semblait arranger d'avance l'égalité de notre noblesse et de nos fortunes.

«Pour tous deux, en effet, l'amour grandit avec l'âge, et le père de Luscinde crut devoir, par bienséance, me refuser l'entrée de sa maison, imitant ainsi les parents de cette Thisbé, tant de fois célébrée par les poëtes. Cette défense de nous voir ne fit qu'ajouter un désir au désir, une flamme à la flamme; car, bien qu'elle imposât silence à nos lèvres, elle ne put l'imposer à nos plumes, lesquelles savent, plus librement que la langue, faire entendre à qui l'on veut les sentiments que l'âme renferme, puisque souvent la présence de l'objet aimé trouble la résolution la mieux arrêtée, et rend muette la langue la plus hardie. Ô ciel! combien de billets je lui écrivis! combien de réponses je reçus, honnêtes et tendres! combien de chansons je composai, et de vers amoureux, où mon âme déclarait ses sentiments secrets, peignait ses désirs brûlants, entretenait ses souvenirs, et se délassait de ses transports!

«À la fin, me voyant réduit au désespoir, et sentant que mon âme se consumait dans l'envie de revoir Luscinde, je résolus de tenter et de mettre en oeuvre ce qui me semblait le plus convenable pour atteindre le prix si désiré et si mérité de mon amour, c'est-à- dire de la demander à son père pour légitime épouse. Je le fis en effet; il me répondit qu'il était sensible à l'intention que je montrais de vouloir l'honorer de mon alliance et m'honorer de la sienne; mais que mon père vivant encore, c'était à lui qu'il appartenait à juste droit de faire cette demande; car, si cette union n'était pleinement de son agrément et de son goût, Luscinde n'était point une femme à prendre un mari et à se donner pour épouse à la dérobée. Comme il me parut avoir raison en tout ce qu'il disait, je lui rendis grâce de ses bonnes intentions, et j'espérai que mon père donnerait son consentement dès que je le lui demanderais.

«Dans cet espoir, j'allai à l'instant même dire à mon père quel était mon désir. Mais, au moment où j'entrai dans son appartement, je le trouvai tenant à la main une lettre ouverte, qu'il me remit avant que je lui eusse dit une parole. «Cardénio, me dit-il, tu verras par cette lettre que le duc Ricardo te veut du bien.» Le duc Ricardo, comme vous devez le savoir, seigneurs, est un grand d'Espagne qui a ses terres dans la plus belle contrée de l'Andalousie. Je pris la lettre, je la lus, et je vis qu'elle était conçue en termes tels, qu'à moi-même il me parut impossible que mon père manquât de condescendre à ce qui lui était demandé. Le duc le priait de m'envoyer aussitôt où il résidait, disant qu'il voulait que je fusse, non point attaché à la personne de son fils aîné, mais son compagnon, et qu'il se chargeait de me placer en une situation qui répondît à l'estime qu'il avait pour moi. Je devins muet à la lecture de cette lettre, et surtout quand j'entendis mon père ajouter: «D'ici à deux jours, Cardénio, tu partiras pour obéir à la volonté du duc, et rends grâces à Dieu, qui t'ouvre un chemin par lequel tu dois atteindre à ce que tu mérites.» À ces propos, il ajouta les conseils que donne un père en cette occasion.

«Le moment de mon départ arriva. J'avais entretenu Luscinde la nuit précédente, et lui avais conté tout ce qui se passait. J'en avais également rendu compte à son père, en le suppliant de me garder quelque temps sa parole, et de différer de prendre un parti pour sa fille, au moins jusqu'à ce que je susse ce que Ricardo voulait de moi. Il m'en fit la promesse, et Luscinde la confirma par mille serments, par mille défaillances. Je me rendis enfin auprès du duc Ricardo, et je reçus de lui un accueil si bienveillant, qu'aussitôt l'envie s'éveilla parmi les gens de sa maison, car il leur sembla que les marques d'intérêt dont me comblait le duc étaient à leur préjudice. Mais celui de tous qui témoigna le plus de joie de mon arrivée, ce fut son second fils, appelé don Fernand, beau jeune homme, de nobles manières, libéral, et facile à s'éprendre, lequel voulut bientôt que je fusse à tel point son ami, que notre liaison fit gloser tout le monde. L'aîné m'aimait sans doute, et me traitait avec distinction, mais sans avoir pour moi, néanmoins, l'affection et l'intimité de don Fernand. Or il arriva que, comme entre amis rien n'est secret, et que la privauté dont je jouissais auprès de don Fernand avait cessé de s'appeler ainsi pour devenir amitié, il me confiait toutes ses pensées, entre autres un sentiment amoureux qui lui causait quelque souci. Il aimait une jeune paysanne, vassale de son père, dont les parents étaient très-riches, et si belle, si spirituelle, si sage, que ceux qui la connaissaient ne savaient en laquelle de ces qualités elle excellait davantage. Tant d'attraits réunis en la belle paysanne enflammèrent à tel point les désirs de don Fernand, qu'il résolut, pour faire sa conquête, et tout autre moyen demeurant sans succès, de lui donner parole de l'épouser. Pour répondre à l'amitié qu'il me portait, je me crus obligé de chercher, par les plus puissantes raisons et les exemples les plus frappants que je pus trouver, à le détourner d'un tel dessein; et, voyant que mes remontrances étaient vaines, je résolus de tout découvrir au duc son père. Mais don Fernand, adroit et fin, se douta que je prendrais ce parti: car il vit bien qu'en serviteur loyal je ne pouvais tenir cachée une chose si déshonorante pour le duc mon seigneur. Aussi, voulant me distraire et me tromper, il me dit qu'il ne trouvait pas de meilleur remède pour écarter de son souvenir la beauté qui l'avait soumis que de s'absenter quelques mois, et qu'il voulait en conséquence que nous vinssions tous deux chez mon père, en donnant au duc le prétexte d'aller acheter quelques bons chevaux dans ma ville natale, où s'élèvent les meilleurs de l'univers. Quand je l'entendis ainsi parler, poussé par ma tendresse, j'aurais approuvé sa résolution, fût-elle moins sage, comme la plus judicieuse qui se pût imaginer, en voyant quelle occasion elle m'offrait de revoir ma Luscinde. Dans cette pensée et dans ce désir, j'approuvai son avis, je l'affermis en son dessein, et lui conseillai de le mettre en pratique sans retard, disant que l'absence, en dépit des plus fermes sentiments, a d'infaillibles effets. Mais, comme je l'appris ensuite, don Fernand ne m'avait fait cette proposition qu'après avoir abusé de la jeune paysanne sous le faux titre de son époux, et il cherchait une occasion de se mettre en sûreté avant d'être découvert, craignant le courroux que ferait éclater son père en apprenant sa faute. Comme, chez la plupart des jeunes gens, l'amour ne mérite pas ce nom, que c'est un désir passager qui n'a d'autre but que le plaisir, et qu'une fois celui-ci obtenu l'autre s'éteint, ce qui n'arrive point à l'amour véritable, aussitôt que don Fernand eut possédé la paysanne, ses désirs s'apaisèrent, et sa flamme s'éteignit; tellement que, s'il avait d'abord feint de vouloir s'éloigner pour éviter de prendre un engagement, il voulait s'éloigner alors pour éviter de le tenir. Le duc lui donna la permission de partir, et me chargea de l'accompagner.

«Nous arrivâmes dans ma ville, où mon père le reçut comme l'exigeait la qualité d'un tel hôte. Je revis bientôt Luscinde, et mes feux renaquirent, sans avoir été ni morts ni refroidis. Pour mon malheur, je les fis connaître à don Fernand, car il me semblait que la loi de notre amitié m'obligeait à ne lui garder aucun secret. Je lui vantai les charmes, les grâces et l'esprit de Luscinde, avec une telle passion, que mes louanges lui donnèrent l'envie de voir une personne ornée de tant d'attraits. Mon triste sort voulut que je satisfisse son désir; une nuit, je la lui fis voir à la lumière d'une bougie, par une fenêtre où nous avions coutume de nous entretenir. Il la vit, et toutes les beautés qu'il avait vues jusqu'alors furent mises en oubli. Il resta muet, absorbé, insensible, et, finalement, épris d'amour au point où vous le verrez dans le cours de ma triste histoire. Pour enflammer davantage son désir, qu'il me cachait à moi, et ne découvrait qu'au ciel, la destinée voulut qu'il trouvât un jour un billet qu'elle m'écrivait pour m'engager à demander sa main à son père, billet si plein de grâce, de pudeur et d'amour, qu'après l'avoir lu il me dit qu'en la seule Luscinde se trouvaient réunis tous les charmes de l'esprit et de la beauté répartis dans le reste des femmes. Il est bien vrai, et je veux l'avouer à présent, que, tout en voyant avec quels justes motifs don Fernand faisait l'éloge de Luscinde, j'étais fâché d'entendre de telles louanges dans sa bouche, et je commençai justement à me défier de lui. En effet, à tous moments il voulait que nous parlassions de Luscinde, et sans cesse il ramenait l'entretien sur son compte, dût-il le tirer par les cheveux. Tout cela éveillait en mon âme quelque soupçon de jalousie, non que je craignisse aucun revers de la constance et de la loyauté de Luscinde, et pourtant ma destinée me faisait craindre précisément ce qu'elle me préparait. Don Fernand cherchait toujours à lire les billets que j'envoyais à Luscinde et ceux qu'elle me répondait, sous le motif qu'il prenait un grand plaisir à l'ingénieuse expression de notre tendresse.

«Un jour, il arriva que Luscinde m'ayant demandé à lire un livre de chevalerie pour lequel elle avait beaucoup de goût, l'Amadis de Gaule…»

À peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de chevalerie, qu'il s'écria:

«Si Votre Grâce m'eût dit, au commencement de son histoire, que Sa Grâce Mlle Luscinde avait du goût pour les livres de chevalerie, vous n'auriez eu nul besoin d'autre éloge pour me faire apprécier l'élévation de son intelligence, qui ne pouvait être ornée d'autant de mérite que vous, seigneur, nous l'avez dépeinte, si elle eût manqué de goût pour une si exquise et si savoureuse lecture. Aussi, quant à moi, n'est-il plus besoin d'entrer en dépense de paroles pour me vanter ses charmes, son mérite et son esprit; il m'a suffi d'apprendre où se dirigent ses goûts pour la déclarer la plus belle et la plus spirituelle des femmes de ce monde. Seulement j'aurais voulu, seigneur, que Votre Grâce lui eût envoyé, en même temps qu'_Amadis de Gaule, _ce bon _don Rugel de Grèce, _car je suis sûr que Mlle Luscinde se fût beaucoup divertie de Daraïda et Garaya, et des élégants propos du pasteur Darinel[151], et des admirables vers de ses bucoliques, qu'il chantait et jouait avec tant de grâce, d'esprit et d'enjouement; mais le temps viendra de réparer facilement cette faute; et ce sera dès que Votre Grâce voudra bien s'en venir avec moi dans mon village: car là, je pourrai lui donner plus de trois cents volumes qui font les délices de mon âme et les délassements de ma vie, bien que je croie me rappeler que je n'en ai plus aucun, grâce à la malice et à l'envie des méchants enchanteurs. Et que Votre Grâce me pardonne si j'ai contrevenu à la promesse que nous lui avions faite de ne point interrompre son récit; mais dès que j'entends parler de chevalerie et de chevaliers errants, il n'est pas plus en mon pouvoir de m'empêcher d'y joindre mon mot qu'il n'est possible aux rayons du soleil de cesser de répandre la chaleur, ou à ceux de la lune, l'humidité. Ainsi donc, excusez, et poursuivez, ce qui viendra maintenant le plus à propos.»

Pendant que don Quichotte débitait le discours qui vient d'être rapporté, Cardénio avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, dans l'attitude d'un homme qui rêve profondément. Et, bien que, par deux fois, don Quichotte l'eût prié de continuer son histoire, il ne voulait ni relever la tête ni répondre un mot. Mais enfin, après un long silence, il se redressa et dit:

«Je ne puis m'ôter une chose de la pensée, et personne au monde ne me l'en ôtera, et celui-là serait un grand maraud qui croirait ou ferait croire le contraire: c'est que ce bélître insigne de maître Élisabad[152] vivait en concubinage avec la reine Madasime.

— Oh! pour cela non, de par tous les diables! s'écria don Quichotte enflammé de colère, et donnant un démenti assaisonné comme de coutume; c'est une grande malignité, ou plutôt une grande coquinerie de parler ainsi. La reine Madasime fut une noble et vertueuse dame, et l'on ne peut supposer qu'une si haute princesse s'avisât de faire l'amour avec un guérisseur de hernies. Et qui dira le contraire en a menti comme un misérable coquin; et c'est ce que je lui ferai voir à pied ou à cheval, armé ou désarmé, de jour ou de nuit, et de telle manière qu'il lui fera plaisir.»

Cependant Cardénio le regardait fixement, car il venait d'être repris d'un accès de folie, et n'était pas plus en état de continuer son histoire que don Quichotte de l'entendre, tant celui-ci s'était piqué de l'injure faite à Madasime. Chose étrange! il avait pris parti pour elle, tout comme si elle eût été réellement sa véritable et légitime souveraine: tellement il s'était entêté de ses excommuniés de livres!

Or donc, Cardénio étant redevenu fou, dès qu'il s'entendit donner un démenti et traiter de coquin, avec d'autres gentillesses semblables, il prit mal la plaisanterie, et, ramassant un gros caillou qui se trouvait à ses pieds, il en donna un tel coup dans la poitrine à don Quichotte, qu'il le culbuta sur le dos. Sancho Panza, qui vit ainsi traiter son seigneur, se jeta sur le fou le poing fermé; mais le fou le reçut de telle sorte que, d'une gourmade, il l'envoya par terre; et, lui montant sur l'estomac, il lui foula les côtes tout à plaisir. Le chevrier, qui voulut défendre Sancho, courut la même chance, et après les avoir tous trois moulus et rendus, le fou les laissa, et s'en fut, avec un merveilleux sang-froid, regagner les bois de la montagne.

Sancho se releva; mais, dans la rage qu'il avait de se voir ainsi rossé sans raison, il s'en prit au chevrier, lui disant que c'était sa faute, puisqu'il ne les avait pas avertis que cet homme avait de temps en temps des accès de folie, et que, s'ils l'eussent su, ils se seraient tenus sur leurs gardes. Le chevrier répondit qu'il avait dit cela précisément, et que, si l'autre ne l'avait pas entendu, ce n'était pas sa faute. Sancho repartit, le chevrier répliqua, et la fin des reparties et des répliques fut de s'empoigner à la barbe, et de se donner de telles gourmades, que si don Quichotte ne les eût séparés, ils se mettaient en pièces. Sancho disait, tenant le chevrier à la poignée:

«Laisse-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure; celui- ci est vilain comme moi, et n'est pas armé chevalier; et je puis bien tout à mon aise me venger du tort qu'il m'a fait, en combattant avec lui main à main, comme un homme d'honneur.

— C'est vrai, répondit don Quichotte; mais je sais qu'il n'y a nullement de sa faute dans ce qui nous est arrivé.»

En disant cela, il leur fit faire la paix; puis il demanda de nouveau au chevrier s'il serait possible de trouver Cardénio, car il mourait d'envie de savoir la fin de son histoire. Le chevrier lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, qu'il ne savait au juste où Cardénio faisait sa demeure, mais que, s'il parcourait avec soin ces alentours, il ne manquerait pas de le rencontrer, ou raisonnable ou fou.

Chapitre XXV

Qui traite des choses étranges qui arrivèrent dans la SierraMoréna au vaillant chevalier de la Manche, et de la pénitence qu'il fit à l'imitation du Beau-Ténébreux

Don Quichotte, ayant fait ses adieux au chevrier, remonta sur Rossinante, et donna ordre à Sancho de le suivre; lequel obéit, mais de mauvaise grâce, forcé qu'il était d'aller à pied. Ils pénétraient peu à peu dans le plus âpre de la montagne, et Sancho mourait d'envie de deviser, tout en marchant, avec son maître, mais il aurait voulu que celui-ci engageât la conversation, pour ne pas contrevenir aux ordres qu'il en avait reçus. À la fin, ne pouvant supporter un aussi long silence, il lui dit:

«Seigneur don Quichotte, que Votre Grâce veuille bien me donner sa bénédiction et mon congé; je veux m'en aller d'ici, et retourner à ma maison pour y trouver ma femme et mes enfants, avec lesquels je pourrai du moins parler et converser tout à mon aise; car enfin, prétendre que j'aille avec Votre Grâce à travers ces solitudes, de jour et de nuit, sans que je puisse lui parler quand l'envie m'en prend, c'est m'enterrer tout vif. Encore, si le sort voulait que les animaux parlassent, comme au temps d'Isope, le mal ne serait pas si grand, car je causerais avec mon âne[153] de tout ce qui me passerait par l'esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience. Mais c'est une rude chose, et qu'on ne peut bonnement supporter, que de s'en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des coups de pierre et des sauts de couverture; et avec tout cela, il faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu'on a sur le coeur, comme si l'on était muet.

— Je t'entends, Sancho, répondit don Quichotte: tu meurs d'envie que je lève l'interdit que j'ai jeté sur ta langue. Eh bien! tiens-le pour levé, et dis tout ce que tu voudras, mais à condition que cette suspension de l'interdit ne durera pas au delà du temps que nous passerons dans ces montagnes.

— Soit, dit Sancho; pourvu que je parle maintenant, Dieu sait ce qui viendra plus tard. Et pour commencer à jouir de ce sauf- conduit, je vous demanderai à quel propos Votre Grâce s'avisait de prendre le parti de cette reine Marcassine, ou comme elle s'appelle? Et que diable vous importait que cet Élie l'abbé fût ou non son bon ami? Je crois que si vous aviez laissé passer ce point, dont vous n'étiez pas juge, le fou aurait passé plus avant dans son histoire, et nous aurions évité, vous le caillou dans l'estomac, moi plus de dix soufflets sur la face et autant de coups de pied sur le ventre.

— Par ma foi, Sancho, répondit don Quichotte, si tu savais aussi bien que je le sais quelle noble et respectable dame fut cette reine Madasime, je sais que tu dirais que ma patience a été grande de ne pas briser la bouche d'où étaient sortis de tels blasphèmes, et c'est un grand blasphème de dire ou de penser qu'une reine vive en concubinage avec un chirurgien. La vérité de l'histoire est que ce maître Élisabad dont le fou a parlé était un homme très-prudent et de bon conseil, et qu'il servit autant de gouverneur que de médecin à la reine; mais s'imaginer qu'elle était sa bonne amie, c'est une insolence digne du plus sévère châtiment. Et d'ailleurs, pour que tu conviennes que Cardénio ne savait ce qu'il disait, tu dois observer que, lorsqu'il parlait ainsi, il était déjà retombé dans ses accès.

— C'est justement ce que je dis, reprit Sancho, et qu'il ne fallait faire aucun cas des paroles d'un fou: car enfin, si votre bonne étoile ne vous eût secouru, et si le caillou, au lieu de s'acheminer à l'estomac, eût pris la route de la tête, nous serions frais maintenant pour avoir voulu défendre cette belle dame que Dieu a mise en pourriture.

— Eh bien! Sancho, répliqua don Quichotte, mets-toi dans la tête que sa folie même ne pouvait absoudre Cardénio. Contre les sages et contre les fous, tout chevalier errant est obligé de prendre parti pour l'honneur des femmes, quelles qu'elles puissent être; à plus forte raison des princesses de haut étage, comme le fut la reine Madasime, à laquelle je porte une affection toute particulière pour ses rares qualités; car, outre qu'elle était prodigieusement belle, elle se montra prudente, patiente et courageuse dans les nombreux malheurs qui l'accablèrent. C'est alors que les conseils et la société de maître Élisabad lui furent d'un grand secours pour l'aider à supporter ses peines avec prudence et fermeté. De là le vulgaire ignorant et malintentionné prit occasion de dire et de croire qu'elle était sa maîtresse. Mais ils en ont menti, dis-je encore, et ils en auront encore menti deux cents autres fois, tous ceux qui oseront dire ou penser telle chose.

— Je ne le dis ni ne le pense, moi, répondit Sancho; et que ceux qui mordent à ce conte le mangent avec leur pain. S'ils ont ou non couché ensemble, c'est à Dieu qu'ils en auront rendu compte. Moi, je viens de nos vignes, je ne sais rien de rien; et je n'aime pas à m'enquérir de la vie d'autrui; et celui qui achète et ment, dans sa bourse le sent. D'ailleurs, nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne. Mais eussent-ils été bons amis, que n'importe à moi? Bien des gens croient qu'il y a des quartiers de lard où il n'y a pas seulement de crochets pour les pendre. Mais qui peut mettre des portes aux champs? n'a-t-on pas glosé de Dieu lui-même?

— Ah! sainte Vierge, s'écria don Quichotte, combien de niaiseries enfiles-tu, Sancho, les unes au bout des autres! Eh! quel rapport y a-t-il entre l'objet qui nous occupe et les proverbes que tu fais ainsi défiler? Par ta vie, Sancho, tais-toi une fois pour toutes, et ne t'occupe désormais que de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde pas, et mets-toi bien dans la tête, avec l'aide de chacun de tes cinq sens, que tout ce que je fis, fais et ferai, est d'accord avec la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que je connais mieux que tous les chevaliers qui en ont fait profession dans le monde.

— Mais, seigneur, répondit Sancho, est-ce une bonne règle de chevalerie que nous allions ainsi par ces montagnes comme des enfants perdus, sans chemin ni sentier, et cherchant un fou, auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il pourrait bien prendre envie de finir ce qu'il a commencé, non de son histoire, mais de la tête de Votre Grâce et de mes côtes à moi, je veux dire d'achever de nous les rompre?

— Tais-toi, Sancho, je te le répète, reprit don Quichotte; car il faut que tu saches que ce qui m'amène dans ces lieux déserts, ce n'est pas seulement le désir de rencontrer le fou, mais bien aussi celui que j'ai d'y faire une prouesse capable d'éterniser mon nom et de répandre ma renommée sur toute la surface de la terre, telle enfin qu'elle doit mettre le sceau à tous les mérites qui rendent parfait et fameux un chevalier errant.

— Et cette prouesse est-elle bien périlleuse? demanda Sancho.

— Non, répondit le chevalier de la Triste-Figure, bien que le dé puisse tourner de manière que nous ayons, au lieu de chance, du guignon. Mais tout dépendra de ta diligence.

— Comment, de ma diligence? reprit Sancho.

— Oui, reprit don Quichotte: car si tu reviens vite d'où je vais t'envoyer, vite finira ma peine et vite commencera ma gloire. Mais comme il n'est pas juste que je te tienne davantage en suspens et dans l'attente du sujet de mes propos, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants: que dis-je? un des plus parfaits! le seul, l'unique, le premier, le seigneur de tous les chevaliers qui étaient au monde de son temps. J'en suis bien fâché pour don Bélianis, et pour tous ceux qui disent qu'il l'égala en quelque chose, car ils se trompent, sur ma foi. Je dis, d'un autre côté, que, lorsqu'un peintre veut devenir célèbre dans son art, il essaye d'imiter les originaux des meilleurs peintres qu'il connaisse; et la même règle doit courir pour tous les métiers, pour toutes les professions qui servent à la splendeur des républiques. C'est encore ce que doit faire et ce que fait celui qui veut gagner une réputation de prudence et de patience: il imite Ulysse, dans la personne et les travaux duquel Homère nous a tracé un portrait vivant de l'homme prudent et ferme dans le malheur, de même que Virgile nous a montré, dans la personne d'Énée, la valeur d'un fils pieux et la sagacité d'un vaillant capitaine; les peignant tous deux, non tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux hommes à venir un modèle achevé de leurs vertus. De la même manière, Amadis fut le nord, l'étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amoureux, et c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de l'amour et de la chevalerie. Cela donc étant ainsi, il me paraît, Sancho, que le chevalier errant qui l'imitera le mieux sera le plus près d'atteindre à la perfection de la chevalerie. Or, l'une des choses où ce chevalier fit le plus éclater sa prudence, sa valeur, sa fermeté, sa patience et son amour, ce fut quand il se retira, dédaigné par sa dame Oriane, pour faire pénitence sur la Roche-Pauvre, après avoir changé son nom en celui du Beau-Ténébreux, nom significatif, à coup sûr, et bien propre à la vie qu'il s'était volontairement imposée[154]. Ainsi, comme il m'est plus facile de l'imiter en cela qu'à pourfendre des géants, à décapiter des andriaques[155], à défaire des armées, à disperser des flottes et à détruire des enchantements; comme, d'ailleurs, ces lieux sauvages sont admirablement propres à de tels desseins, je n'ai pas envie de laisser passer sans la saisir l'occasion qui m'offre si commodément les mèches de ses cheveux.

— En fin de compte, demanda Sancho, qu'est-ce que Votre Grâce prétend faire dans cet endroit si écarté?

— Ne t'ai-je pas dit, répondit don Quichotte, que je veux imiter Amadis, faisant le désespéré, l'insensé, le furieux, afin d'imiter en même temps le valeureux don Roland, quand il trouva sur les arbres d'une fontaine les indices qu'Angélique la belle s'était avilie dans les bras de Médor, ce qui lui donna tant de chagrin qu'il en devint fou, et qu'il arracha des arbres, troubla l'eau des claires fontaines, tua des bergers, détruisit des troupeaux, incendia des chaumières, renversa des maisons, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d'éternelle renommée[156]? Il est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la fois) de point en point, dans toutes les folies qu'il fit, dit ou pensa. Mais j'ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter tout simplement de l'imitation d'Amadis, qui, sans faire de folies d'éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir, obtint autant de gloire que personne.

— Quant à moi, dit Sancho, il me semble que les chevaliers qui en agirent de la sorte y furent provoqués, et qu'ils avaient des raisons pour faire ces sottises et ces pénitences. Mais vous, mon seigneur, quelle raison avez-vous de devenir fou? quelle dame vous a rebuté? ou quels indices avez-vous trouvés qui fissent entendre que ma dame Dulcinée du Toboso ait fait quelque enfantillage avec More ou chrétien?

— Eh! par Dieu, voilà le point, répondit don Quichotte; et c'est là justement qu'est le fin de mon affaire. Qu'un chevalier errant devienne fou quand il en a le motif, il n'y a là ni gré ni grâce; le mérite est de perdre le jugement sans sujet, et de faire dire à ma dame: «S'il fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud?» D'ailleurs, n'ai-je pas un motif bien suffisant dans la longue absence qui me sépare de ma dame et toujours maîtresse Dulcinée du Toboso? car, ainsi que tu l'as entendu dire à ce berger de l'autre jour, Ambroise: Qui est absent, tous les maux craint ou ressent. Ainsi donc, ami Sancho, ne perds pas en vain le temps à me conseiller que j'abandonne une imitation si rare, si heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu'à ce que tu reviennes avec la réponse d'une lettre que je pense te faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence; si le contraire arrive, alors je deviendrai fou tout de bon, et, l'étant, je n'aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière qu'elle réponde, je sortirai de la confusion et du tourment où tu m'auras laissé, jouissant du bien que tu m'apporteras, à la faveur de ma raison, ou cessant de sentir le mal, à la faveur de ma folie. Mais, dis-moi, Sancho, as-tu bien précieusement gardé l'armet de Mambrin? J'ai vu que tu l'as relevé de terre quand cet ingrat voulut le mettre en pièces, et ne put en venir à bout; ce qui démontre bien clairement toute la finesse de sa trempe.»

À cela Sancho répondit:

«Vive Dieu! seigneur chevalier de la Triste-Figure, je ne puis souffrir ni porter en patience certaines choses que dit Votre Grâce. Elles me font imaginer à la fin que tout ce que vous me dites d'aventures de chevalerie, de gagner des royaumes et des empires, de donner des îles et de faire d'autres faveurs et générosités à la mode des chevaliers errants, que tout cela, dis- je, n'est que vent et mensonge, et autant de contes à dormir debout. Car, enfin, quiconque entendrait dire à Votre Grâce qu'un plat à barbe de barbier est l'armet de Mambrin, et ne vous verrait pas sortir de cette erreur en plus de quatre jours, qu'est-ce qu'il devrait penser, sinon que celui qui dit et affirme une telle chose doit avoir le cerveau timbré? Le plat à barbe, je l'ai dans mon bissac, tout aplati et tout bossué, et je l'emporte pour le redresser à la maison, et m'y faire la barbe, si Dieu me fait assez de grâce pour que je me retrouve un jour avec ma femme et mes enfants.

— Vois-tu, Sancho, reprit don Quichotte, par le même Dieu au nom duquel tu viens de jurer, je te jure que tu as le plus étroit entendement qu'écuyer eut jamais au monde. Est-il possible que, depuis le temps que tu marches à ma suite, tu ne te sois pas encore aperçu que toutes les choses des chevaliers errants semblent autant de chimères, de billevesées et d'extravagances, et qu'elles vont sans cesse au rebours des autres? Ce n'est point parce qu'il en est ainsi, mais parce qu'au milieu de nous s'agite incessamment une tourbe d'enchanteurs qui changent nos affaires, les troquent, les dénaturent et les bouleversent à leur gré, selon qu'ils ont envie de nous nuire ou de nous prêter faveur. Voilà pourquoi cet objet, qui te paraît à toi un plat à barbe de barbier, me paraît à moi l'armet de Mambrin, et à un autre paraîtra toute autre chose. Et ce fut vraiment une rare précaution du sage qui est de mon parti, de faire que tout le monde prît pour un plat à barbe ce qui est bien réellement l'armet de Mambrin, car cet objet étant de si grande valeur, tout le monde me poursuivrait pour me l'enlever. Mais, comme on voit que ce n'est rien autre chose qu'un bassin de barbier, personne ne s'en met en souci. C'est ce qu'a bien prouvé celui qui voulait le rompre, et qui l'a laissé par terre sans l'emporter; car, ma foi, s'il eût connu ce que c'était, il ne serait pas parti les mains vides. Garde-le, ami; à présent je n'en ai nul besoin, car je dois au contraire me dépouiller de toutes ces armes, et rester nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, s'il me prend fantaisie d'imiter dans ma pénitence plutôt Roland qu'Amadis.»

Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d'une haute montagne qui s'élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée. Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s'étendait une prairie si verte et si molle qu'elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient. Beaucoup d'arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure pour faire sa pénitence. Dès qu'il l'eut aperçu, il se mit à s'écrier à haute voix comme s'il eût déjà perdu la raison:

«Voici l'endroit, ô ciel! que j'adopte et choisis pour pleurer l'infortune où vous-même m'avez fait descendre; voici l'endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l'affliction qui déchire mon coeur outragé. Ô vous, qui que vous soyez, dieux rustiques, qui faites votre séjour dans ces lieux inhabités, écoutez les plaintes de ce misérable amant qu'une longue absence et d'imaginaires motifs de jalousie ont réduit à venir se lamenter dans ces déserts, et à se plaindre des rigueurs de cette belle ingrate, modèle et dernier terme de l'humaine beauté. Ô vous! napées et dryades, qui habitez d'ordinaire dans les profondeurs des montagnes, puissent les légers et lascifs satyres dont vous êtes vainement adorées ne troubler jamais votre doux repos, pourvu que vous m'aidiez à déplorer mes infortunes, ou du moins que vous ne vous lassiez pas d'entendre mes plaintes! Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu'il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m'a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi! Ô vous, arbres solitaires, qui allez désormais tenir compagnie à ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas[157]. Et toi, ô mon écuyer, agréable et fidèle compagnon de ma bonne et mauvaise fortune, retiens bien dans ta mémoire ce qu'ici tu me verras faire, pour que tu le transmettes et le racontes à celle qui en est la cause unique.»

En disant ces derniers mots, il mit pied à terre, se hâta d'ôter le mors et la selle à Rossinante, et, le frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main:

«Reçois la liberté, lui dit-il, de celui qui l'a perdue, ô coursier aussi excellent par tes oeuvres que malheureux par ton sort; va-t'en, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que nul ne t'a égalé en légèreté et en vigueur, ni l'hippogriffe d'Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante.[158]«

Sancho, voyant cela:

«Pardieu! s'écria-t-il, bien en a pris vraiment à celui qui nous a ôté la peine de débâter le grison; on ne manquerait, par ma foi, ni de caresses à lui faire, ni de belles choses à dire à sa louange. Mais s'il était ici, je ne permettrais point que personne le débâtât; car, à quoi bon? Il n'avait que voir aux noms d'amoureux et de désespéré, puisque son maître n'était ni l'un ni l'autre, lequel maître était moi, quand il plaisait à Dieu. En vérité, seigneur chevalier de la Triste-Figure, si mon départ et votre folie ne sont pas pour rire, mais tout de bon, il sera fort à propos de resseller Rossinante, pour qu'il supplée au défaut du grison; ce sera gagner du temps sur l'allée et le retour; car si je fais à pied le chemin, je ne sais ni quand j'arriverai ni quand je reviendrai, tant je suis pauvre marcheur.

— Je dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu fasses comme tu voudras, et que ton idée ne me semble pas mauvaise. Et j'ajoute que tu partiras dans trois jours, afin que tu voies d'ici là tout ce que je fais et dis pour elle, et que tu puisses le lui répéter.

— Et qu'est-ce que j'ai à voir, reprit Sancho, de plus que je n'ai vu?

— Tu n'es pas au bout du compte, répondit don Quichotte. À présent ne faut-il pas que je déchire mes vêtements, que je disperse les pièces de mon armure, et que je fasse des culbutes la tête en bas sur ces rochers, ainsi que d'autres choses de même espèce qui vont exciter ton admiration?

— Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière de faire ces culbutes; vous pourriez tomber sur telle roche et en telle posture, qu'au premier saut se terminerait toute la machine de cette pénitence. Moi, je suis d'avis que, puisque Votre Grâce trouve ces culbutes tout à fait nécessaires, et que l'oeuvre ne peut s'en passer, vous vous contentiez, tout cela n'étant qu'une chose feinte et pour rire, vous vous contentiez, dis-je, de les faire dans l'eau, ou sur quelque chose de doux, comme du coton; et laissez-moi me charger du reste: je saurai bien dire à ma dame Dulcinée que Votre Grâce faisait ces culbutes sur une pointe de rocher plus dure que celle d'un diamant.

— Je suis reconnaissant de ta bonne intention, ami Sancho, répondit don Quichotte; mais je veux te faire savoir que toutes ces choses que je fais ici, loin d'être pour rire, sont très- réelles et très-sérieuses: car, d'une autre manière, ce serait contrevenir aux règlements de la chevalerie, qui nous défendent de dire aucun mensonge, sous la peine des relaps; et faire une chose pour une autre, c'est la même chose que mentir. Ainsi donc mes culbutes doivent être franches, sincères et véritables, sans mélange de sophistique ou de fantastique. Il sera même nécessaire que tu me laisses quelques brins de charpie pour me panser, puisque le sort a voulu que nous perdissions le baume.

— Ça été bien pis de perdre l'âne, reprit Sancho, car avec lui s'en est allée la charpie et toute la boutique. Et je supplie Votre Grâce de ne plus se rappeler ce maudit breuvage; il suffit que j'en entende le nom pour me mettre toute l'âme à l'envers, et l'estomac sens dessus dessous. Je vous supplie, en outre, de tenir pour passés les trois jours de délai que vous m'avez accordés afin de voir quelles folies vous faites; je les donne pour dûment vues et pour passées en force de chose jugée. J'en dirai des merveilles à ma dame; mais écrivez la lettre, et dépêchez-moi vite, car j'ai la meilleure envie de revenir tirer Votre Grâce de ce purgatoire où je la laisse.

— Purgatoire, dis-tu, Sancho? reprit don Quichotte. Tu ferais mieux de l'appeler enfer, et pire encore s'il y a quelque chose de pire.

— Qui est en enfer, répliqua Sancho, _nulla est retentio__[159]_, à ce que j'ai ouï dire.

— Je n'entends pas ce que veut dire _retentio, _reprit don
Quichotte.

— _Retentio _veut dire, repartit Sancho, que qui est en enfer n'en sort plus jamais, et n'en peut plus sortir; ce qui sera tout au rebours pour Votre Grâce, ou ma foi, je ne saurais plus jouer des talons, au cas que je porte des éperons pour éveiller Rossinante. Et plantez-moi une bonne fois pour toutes dans le Toboso, et en présence de ma dame Dulcinée; je lui ferai un tel récit des bêtises et des folies (c'est tout un) que Votre Grâce a faites et qui lui restent encore à faire, que je finirai par la rendre plus souple qu'un gant, dussé-je la trouver plus dure qu'un tronc de liége. Avec cette réponse douce et mielleuse, je reviendrai à travers les airs, comme un sorcier, et je tirerai Votre Grâce de ce purgatoire, qui paraît un enfer, bien qu'il ne le soit pas, puisqu'il y a grande espérance d'en sortir, ce que n'ont pas, comme je l'ai dit, ceux qui sont en enfer; et je ne crois pas que Votre Grâce dise autre chose.

— Oui, c'est la vérité, répondit le chevalier de la Triste-
Figure; mais comment ferons-nous pour écrire la lettre?

— Et puis aussi la lettre de change des ânons, ajouta Sancho.

— Tout y sera compris, répondit don Quichotte. Et, puisque le papier manque, il serait bon que nous l'écrivissions, comme faisaient les anciens, sur des feuilles d'arbre, ou sur des tablettes de cire, quoiqu'à vrai dire il ne serait pas plus facile de trouver de la cire que du papier. Mais voilà qu'il me vient à l'esprit où il sera bien et plus que bien de l'écrire: c'est sur le livre de poche qu'a perdu Cardénio. Tu auras soin de la faire transcrire sur une feuille de papier en bonne écriture, dans le premier village où tu trouveras un maître d'école, ou sinon, le premier sacristain venu te la transcrira; mais ne t'avise pas de la faire transcrire par un notaire: ces gens-là ont une écriture de chicane que Satan lui-même ne déchiffrerait pas.

— Et que faut-il faire de la signature? demanda Sancho.

— Jamais Amadis n'a signé ses lettres, répondit don Quichotte.

— C'est très-bien, répliqua Sancho, mais la lettre de change doit être signée forcément. Si je la fais transcrire, on dira que la signature est fausse, et je resterai sans ânons.

— La lettre de change, reprit don Quichotte, sera faite et signée sur le livre de poche lui-même, et quand ma nièce la verra, elle ne fera nulle difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu mettras pour signature: À vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Il importera peu qu'elle soit écrite d'une main étrangère; car, si je m'en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n'a vu lettre de ma main. En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s'étendre plus loin qu'à une honnête oeillade, et encore tellement de loin en loin, que j'oserais jurer d'une chose en toute sûreté de conscience: c'est que, depuis douze ans au moins que je l'aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l'ai pas vue quatre fois; encore, sur ces quatre fois, n'y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l'ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

— Comment, comment! s'écria Sancho, c'est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu'on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo?

— C'est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l'univers.

— Oh! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu'elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu! c'est une fille de tête, faite et parfaite, et de poil à l'estomac, propre à faire la barbe et le toupet à tout chevalier errant qui la prendra pour dame. Peste! quelle voix elle a, et quel creux de poitrine! Je puis dire qu'un jour elle monta au clocher du village pour appeler des valets de ferme qui travaillaient dans un champ de son père; et quoiqu'il y eût de là plus d'une demi-lieue, ils l'entendirent aussi bien que s'ils eussent été au pied de la tour. Et ce qu'elle a de mieux, c'est qu'elle n'est pas du tout bégueule; elle a des façons de grande dame; elle badine avec tout le monde, et fait la nique à tout propos. À présent, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je dis que non-seulement Votre Grâce peut et doit faire des folies pour elle, mais que vous pouvez à juste titre vous désespérer et vous pendre, et que de ceux qui l'apprendront, il n'y a personne qui ne dise que vous avez bien fait, dût le diable vous emporter. Oh! je voudrais déjà me trouver en chemin, seulement pour le plaisir de la revoir, car il y a longtemps que je l'ai vue; et vraiment elle doit être bien changée. Rien ne gâte plus vite le teint des femmes que d'être toujours à travers les champs, à l'air et au soleil. Il faut pourtant que je confesse à Votre Grâce une vérité, seigneur don Quichotte; car jusqu'à présent j'étais resté dans une grande ignorance. Je pensais bien innocemment que ma dame Dulcinée devait être quelque princesse dont Votre Grâce s'était éprise, ou quelque personne de haut rang, et telle qu'elle méritât les riches présents que vous lui avez envoyés, à savoir: celui du Biscayen vaincu, ou celui des galériens délivrés, et beaucoup d'autres encore, aussi nombreux que les victoires que doit avoir remportées Votre Grâce dans le temps que je n'étais pas encore son écuyer. Mais, tout bien considéré, que diable peut gagner ma dame Aldonza Lorenzo, je veux dire ma dame Dulcinée du Toboso, à voir venir s'agenouiller devant elle les vaincus que Votre Grâce lui envoie, ou lui doit envoyer? Car il pourrait bien arriver qu'au moment où ils paraîtraient, elle fût à peigner du chanvre ou à battre du blé dans la grange, et qu'en la voyant, ces gens-là se missent en colère, tandis qu'elle se moquerait ou se fâcherait aussi du cadeau.

— Je t'ai déjà dit bien des fois, Sancho, répondit don Quichotte, que tu es un grand bavard, et qu'avec un esprit obtus et lourd tu te mêles souvent de badiner et de faire des pointes. Mais pour que tu reconnaisses combien tu es sot et combien je suis sage, je veux que tu écoutes une petite histoire. Apprends donc qu'une jeune veuve, belle, libre et riche, et surtout fort amie de la joie, s'amouracha d'un frère lai, gros garçon, frais, réjoui et de large encolure. Son aîné vint à le savoir, et dit un jour à la bonne veuve, en manière de semonce fraternelle: Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu'une femme aussi noble, aussi belle, aussi riche que Votre Grâce, aille s'amouracher d'un homme d'aussi bas étage et d'aussi pauvre esprit qu'un tel, tandis qu'il y a dans la même maison tant de docteurs, de maîtres et de théologiens, parmi lesquels vous pourriez choisir comme au milieu d'un cent de poires, et dire: «Celui-ci me convient, celui-là me déplaît.» Mais la dame lui répondit avec beaucoup d'aisance et d'abandon: «Vous êtes bien dans l'erreur, mon très-cher seigneur et frère, et vous pensez à la vieille mode, si vous imaginez que j'ai fait un mauvais choix en prenant un tel, quelque idiot qu'il vous paraisse; car, pour ce que j'ai à faire de lui, il sait autant et plus de philosophie qu'Aristote.» De la même manière, Sancho, pour ce que j'ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les poëtes qui chantent des dames sous des noms qu'ils leur donnent à leur fantaisie les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que les Amaryllis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galathées et d'autres semblables, dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédie, fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de ceux qui les ont célébrées? Non, vraiment; la plupart des poëtes les imaginent pour donner un sujet à leurs vers, et pour qu'on les croie amoureux, ou du moins capables de l'être[160]. Ainsi donc, il me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu; nous n'en sommes pas à faire une enquête pour lui conférer l'habit de chanoinesse, et je me persuade, moi, qu'elle est la plus haute princesse du monde. Car il faut que tu saches, Sancho, si tu ne le sais pas encore, que deux choses par-dessus tout excitent à l'amour: ce sont la beauté et la bonne renommée. Or, ces deux choses se trouvent dans Dulcinée au degré le plus éminent, car en beauté personne ne l'égale, et en bonne renommée bien peu lui sont comparables. Et pour tout dire en un mot, j'imagine qu'il en est ainsi, sans qu'il faille rien ôter ni rien ajouter, et je la peins dans mon imagination telle que je la désire, aussi bien pour la noblesse que pour les attraits; à ce point, que nulle femme n'approche d'elle, ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les héroïnes des siècles passés, grecques, romaines ou barbares. Que chacun en dise ce qu'il voudra; si je suis blâmé par les ignorants, je ne serai pas du moins puni par les gens austères.

— Et moi je dis, reprit Sancho, qu'en toutes choses Votre Grâce a raison, et que je ne suis qu'un âne. Et je ne sais pourquoi ce nom me vient à la bouche, car il ne faut point parler de corde dans la maison d'un pendu. Mais donnez-moi la lettre, et que je déménage.»

Don Quichotte prit les tablettes de Cardénio, et, se mettant à l'écart, il commença d'un grand sang-froid à écrire la lettre. Quand il l'eut finie, il appela Sancho, et lui dit qu'il voulait la lui lire pour qu'il l'apprît par coeur dans le cas où elle se perdrait en route, car il fallait tout craindre de sa mauvaise étoile.

«Votre Grâce ferait mieux, répondit Sancho, de l'écrire deux ou trois fois, là, dans le livre, et de me le donner après: je saurai bien le garder; mais penser que j'apprenne la lettre par coeur, c'est une sottise. J'ai la mémoire si mauvaise, que j'oublie souvent comment je m'appelle. Toutefois, lisez-la-moi, je serai bien aise de l'entendre, car elle doit être faite comme en lettres moulées.

— Écoute donc, reprit don Quichotte; voici comment elle est conçue:

LETTRE DE DON QUICHOTTE À DULCINÉE DU TOBOSO.

«Haute et souveraine dame,

«Le piqué au vif des pointes de l'absence, le blessé dans l'intime région du coeur, dulcissime Dulcinée du Toboso, te souhaite la bonne santé dont il ne jouit plus. Si ta beauté me dédaigne, si tes mérites cessent d'être portés en ma faveur, et si tes rigueurs entretiennent mes angoisses, bien que je sois passablement rompu à la souffrance, mal pourrai-je me maintenir en une transe semblable, qui n'est pas seulement forte, mais durable à l'avenant. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation complète, ô belle ingrate, ô ennemie adorée, de l'état où je me trouve en ton intention. S'il te plaît de me secourir, je suis à toi; sinon, fais à ta fantaisie, car, en terminant mes jours, j'aurai satisfait à mon désir et à ta cruauté.

«À toi jusqu'à la mort,

«Le chevalier de la TRISTE-FIGURE.»

— Par la vie de mon père! s'écria Sancho, quand il eut entendu lire cette lettre, voilà bien la plus haute et la plus merveilleuse pièce que j'aie jamais entendue! Peste! comme Votre Grâce lui dit bien là tout ce qu'elle veut lui dire! et comme vous avez joliment enchâssé dans le parafe _le chevalier de la Triste- Figure! _Je le dis en vérité, vous êtes le diable lui-même, il n'y a rien que vous ne sachiez.

— Tout est nécessaire, reprit don Quichotte, pour la profession que j'exerce.

— Or çà, reprit Sancho, mettez maintenant au revers de la page la cédule pour les trois ânons, et signez-la très-clairement, pour qu'en la voyant on reconnaisse votre écriture.

— Volontiers,» dit don Quichotte.

Et, l'ayant écrite, il lui en lut ensuite le contenu:

«Veuillez, madame ma nièce, payer sur cette première d'ânons[161], à Sancho Panza, mon écuyer, trois des cinq que j'ai laissés à la maison, et qui sont confiés aux soins de Votre Grâce; lesquels trois ânons je lui fais payer et délivrer pour un égal nombre reçus ici comptant, et qui, sur cette lettre et sur sa quittance, seront dûment acquittés. Fait dans les entrailles de la Sierra- Moréna, le 27 août de la présente année.»

«C'est très-bien! s'écria Sancho, Votre Grâce n'a plus qu'à signer.

— Il n'est pas besoin de signature, répondit don Quichotte; je vais mettre seulement mon parafe, ce qui vaudra tout autant que la signature, non pour trois ânes, mais pour trois cents.

— Je me fie en Votre Grâce, reprit Sancho. Laissez maintenant que j'aille seller Rossinante, et préparez-vous à me donner votre bénédiction; car je veux me mettre en route tout à l'heure, sans voir les extravagances que vous avez à faire, et je saurai bien dire que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu.

— Pour le moins, je veux, Sancho, repartit don Quichotte, et c'est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu, sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d'une demi-heure; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras jurer en conscience pour toutes celles qu'il te plaira d'ajouter, et je t'assure bien que tu n'en diras pas autant que je pense en faire.

— Par l'amour de Dieu, mon bon seigneur, s'écria Sancho, que je ne voie pas la peau de Votre Grâce! j'en aurais trop de compassion, et ne pourrais m'empêcher de pleurer; et pour avoir pleuré hier soir le pauvre grison, j'ai la tête si malade que je ne suis pas en état de me remettre à de nouveaux pleurs. Si Votre Grâce veut à toute force que je voie quelques-unes de ses folies, faites-les tout habillé, courtes et les premières venues. D'ailleurs, quant à moi, rien de cela n'est nécessaire, et, comme je vous l'ai dit, ce serait abréger le voyage et hâter mon retour, qui doit vous rapporter d'aussi bonnes nouvelles que Votre Grâce les désire et les mérite. Sinon, par ma foi, que ma dame Dulcinée se tienne bon! Si elle ne répond pas comme la raison l'exige, je fais voeu solennel à qui m'entend de lui arracher la bonne réponse de l'estomac à coups de pied et à coups de poing. Car enfin qui peut souffrir qu'un chevalier errant aussi fameux que Votre Grâce aille devenir fou sans rime ni raison pour une… Que la bonne dame ne me le fasse pas dire, car, au nom de Dieu, je lâche ma langue et lui crache son fait à la figure. Ah! je suis bon, vraiment, pour ces gentillesses! Elle ne me connaît guère, et, si elle me connaissait, elle me jeûnerait comme la veille d'un saint[162].

— Par ma foi, Sancho, interrompit don Quichotte, à ce qu'il paraît, tu n'es guère plus sage que moi.

— Je ne suis pas si fou, reprit Sancho, mais je suis plus colère. Maintenant, laissant cela de côté, qu'est-ce que Votre Grâce va manger en attendant que je revienne? Allez-vous, comme Cardénio, vous mettre en embuscade et prendre de force votre nourriture aux bergers?

— Que cela ne te donne pas de souci, répondit don Quichotte; quand même j'aurais des vivres en abondance, je ne mangerais pas autre chose que les herbes et les fruits que me fourniront cette prairie et ces arbres. La fin de mon affaire est de ne pas manger du tout, et de souffrir bien d'autres austérités.

— À propos, dit Sancho, savez-vous ce que crains? c'est de ne plus retrouver mon chemin pour revenir en cet endroit où je vous laisse, tant il est désert et caché.

— Prends-en bien toutes les enseignes, répondit don Quichotte; je ferai en sorte de ne pas m'éloigner de ces alentours, et même j'aurai soin de monter sur les plus hautes de ces roches, pour voir si je te découvre quand tu reviendras. Mais, au reste, dans la crainte que tu ne me manques et ne te perdes, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est que tu coupes des branches de ces genêts, dont nous sommes entourés, et que tu les déposes de distance en distance jusqu'à ce que tu arrives à la plaine. Ces branches te serviront d'indices et de guides pour que tu me retrouves à ton retour, à l'imitation du fil qu'employa Persée dans le labyrinthe[163].

— C'est ce que je vais faire,» répondit Sancho.

Et dès qu'il eut coupé quelques broussailles, il vint demander à son seigneur sa bénédiction, et, non sans avoir beaucoup pleuré tous deux, il prit congé de lui. Après être monté sur Rossinante, que don Quichotte lui recommanda tendrement, l'engageant d'en prendre soin comme de sa propre personne, Sancho se mit en route pour la plaine, semant de loin en loin des branches de genêt, comme son maître le lui avait conseillé, et bientôt s'éloigna, au grand déplaisir de don Quichotte, qui aurait voulu lui faire voir au moins une couple de folies. Mais Sancho n'avait pas encore fait cent pas qu'il revint, et dit à son maître:

«Je dis, seigneur, que Votre Grâce avait raison; pour que je puisse jurer en repos de conscience que je lui ai vu faire des folies, il sera bon que j'en voie pour le moins une, bien que, Dieu merci, j'en aie vu une assez grosse dans votre envie de rester là.

— Ne te l'avais-je pas dit? s'écria don Quichotte. Attends,
Sancho; en moins d'un _credo, _ce sera fait.»

Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l'air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou. Maintenant nous le laisserons suivre son chemin jusqu'au retour, qui ne fut pas long.

Chapitre XXVI

Où se continuent les fines prouesses d'amour que fit don Quichotte dans la Sierra-Moréna

Et revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand il se vit seul, l'histoire dit qu'à peine don Quichotte eut achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas, et vêtu de la ceinture en haut, voyant que Sancho s'en était allé sans vouloir attendre d'autres extravagances, il gravit jusqu'à la cime d'une roche élevée, et là se remit à réfléchir sur une chose qui avait déjà maintes fois occupé sa pensée, sans qu'il eût encore pu prendre une résolution: c'était de savoir lequel serait le meilleur et lui conviendrait le mieux, d'imiter Roland dans ses folies dévastatrices, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques; et, se parlant à lui-même, il disait:

«Que Roland ait été aussi brave et vaillant chevalier que tout le monde le dit, qu'y a-t-il à cela de merveilleux? car enfin, il était enchanté, et personne ne pouvait lui ôter la vie, si ce n'est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied. Or, il portait toujours à ses souliers six semelles de fer[164]. Et pourtant toute sa magie ne servit de rien contre Bernard del Carpio, qui découvrit la feinte, et l'étouffa entre ses bras dans la gorge de Roncevaux. Mais, laissant à part la question de sa vaillance, venons à celle de sa folie, car il est certain qu'il perdit le jugement sur les indices qu'il trouva aux arbres de la fontaine, et sur la nouvelle que lui donna le pasteur qu'Angélique avait dormi plus de deux siestes avec Médor, ce petit More aux cheveux bouclés, page d'Agramont[165]. Et certes, s'il s'imagina que cette nouvelle était vraie, et que la dame lui avait joué ce tour, il n'eut pas grand mérite à devenir fou. Mais moi, comment puis-je l'imiter dans les folies, ne l'ayant point imité dans le sujet qui les fit naître? car, pour ma Dulcinée du Toboso, j'oserais bien jurer qu'en tous les jours de sa vie elle n'a pas vu l'ombre d'un More, en chair et en costume, et qu'elle est encore aujourd'hui comme la mère qui l'a mise au monde. Je lui ferais donc une manifeste injure, si, croyant d'elle autre chose, j'allais devenir fou du genre de folie qu'eut Roland le Furieux. D'un autre côté, je vois qu'Amadis de Gaule, sans perdre l'esprit et sans faire d'extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que personne. Et pourtant, d'après son histoire, il ne fit rien de plus, en se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait ordonné de ne plus paraître en sa présence contre sa volonté, que de se retirer sur la Roche-Pauvre, en compagnie d'un ermite; et là, il se rassasia de pleurer, jusqu'à ce que le ciel le secourût dans l'excès de son affliction et de ses angoisses. Si telle est la vérité, et ce l'est à coup sûr, pourquoi me donnerais-je à présent la peine de me déshabiller tout à fait, et de faire du mal à ces pauvres arbres qui ne m'en ont fait aucun? Et qu'ai-je besoin de troubler l'eau claire de ces ruisseaux, qui doivent me donner à boire quand l'envie m'en prendra? Vive, vive la mémoire d'Amadis, et qu'il soit imité en tout ce qui est possible par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu'on a dit d'un autre, que, s'il ne fit pas de grandes choses, il périt pour les avoir entreprises[166]! Et si je ne suis ni outragé ni dédaigné par ma Dulcinée, ne me suffit-il pas, comme je l'ai déjà dit, d'être séparé d'elle par l'absence? Courage donc, les mains à la besogne! venez à mon souvenir, belles actions d'Amadis, enseignez-moi par où je dois commencer à vous imiter. Mais je sais que ce qu'il fit la plupart du temps, ce fut de réciter ses prières, et c'est ce que je vais faire aussi.»

Alors, pour lui servir de chapelet, don Quichotte prit de grosses pommes de liège, qu'il enfila, et dont il fit un rosaire à dix grains. Mais ce qui le contrariait beaucoup, c'était de ne pas avoir sous la main un ermite qui le confessât et lui donnât des consolations. Aussi passait-il le temps, soit à se promener dans la prairie, soit à écrire et à tracer sur l'écorce des arbres ou sur le sable menu une foule de vers, tous accommodés à sa tristesse, et quelques-uns à la louange de Dulcinée.

Mais les seuls qu'on put retrouver entiers, et qui fussent encore lisibles quand on vint à sa recherche, furent les strophes suivantes[167]:

«Arbres, plantes et fleurs, qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous ne prenez plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes respectables. Que ma douleur ne vous trouble point, quelque terrible qu'elle éclate; car, pour vous payer sa bienvenue, ici pleura don Quichotte l'absence de Dulcinée du Toboso.

«Voici le lieu où l'amant le plus loyal se cache loin de sa dame, arrivé à tant d'infortune sans savoir ni comment ni pourquoi. Un amour de mauvaise engeance le ballotte et se joue de lui: aussi, jusqu'à remplir un baril, ici pleura don Quichotte l'absence de Dulcinée du Toboso.

«Cherchant les aventures à travers de durs rochers, et maudissant de plus dures entrailles, sans trouver parmi les broussailles et les rocs autre chose que des mésaventures, l'Amour le frappa de son fouet acéré, non de sa douce bandelette, et, blessé sur le chignon, ici pleura don Quichotte l'absence de Dulcinée du Toboso.»

Ce ne fut pas un petit sujet de rire, pour ceux qui firent la trouvaille des vers qu'on vient de citer, que cette addition _du Toboso _faite hors ligne au nom de Dulcinée; car ils pensèrent que don Quichotte s'était imaginé que si, en nommant Dulcinée, il n'ajoutait aussi _du Toboso, _la strophe ne pourrait être comprise; et c'est, en effet, ce qu'il avoua depuis lui-même, il écrivit bien d'autres poésies; mais, comme on l'a dit, ces trois strophes furent les seules qu'on put déchiffrer.

Tantôt l'amoureux chevalier occupait ainsi ses loisirs, tantôt il soupirait, appelait les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, la plaintive et vaporeuse Écho, les conjurant de l'entendre, de lui répondre et de le consoler; tantôt il cherchait quelques herbes nourrissantes pour soutenir sa vie en attendant le retour de Sancho. Et si, au lieu de tarder trois jours à revenir, celui-ci eût tardé trois semaines, le chevalier de la Triste-Figure serait resté si défiguré, qu'il n'eût pas été reconnu même de la mère qui l'avait mis au monde. Mais il convient de le laisser absorbé dans ses soupirs et ses poésies, pour conter ce que devint Sancho, et ce qui lui arriva dans son ambassade.

Dès qu'il eut gagné la grand'route, il se mit en quête du Toboso, et atteignit le lendemain l'hôtellerie où lui était arrivée la disgrâce des sauts sur la couverture. À peine l'eut-il aperçue, qu'il s'imagina voltiger une seconde fois par les airs, et il résolut bien de ne pas y entrer, quoiqu'il fût justement l'heure de le faire, c'est-à-dire l'heure du dîner, et qu'il eût grande envie de goûter quelque chose de chaud, n'ayant depuis bien des jours rien mangé que des provisions froides. Son estomac le força donc à s'approcher de l'hôtellerie, encore incertain s'il entrerait ou brûlerait l'étape. Tandis qu'il était en suspens, deux hommes sortirent de la maison, et, dès qu'ils l'eurent aperçu, l'un d'eux dit à l'autre:

«Dites-moi, seigneur licencié, cet homme à cheval, n'est-ce pas Sancho Panza, celui que la gouvernante de notre aventurier prétend avoir suivi son maître en guise d'écuyer?

— C'est lui-même, répondit le licencié, et voilà le cheval de notre don Quichotte.»

Ils avaient, en effet, reconnu facilement l'homme et sa monture; car c'étaient le curé et le barbier du village, ceux qui avaient fait le procès et l'_auto-da-fé _des livres de chevalerie. Aussitôt qu'ils eurent achevé de reconnaître Sancho et Rossinante, désirant savoir des nouvelles de don Quichotte, ils s'approchèrent du cavalier, et le curé, l'appelant par son nom:

«Ami Sancho Panza, lui dit-il, qu'est-ce que fait votre maître?»

Sancho les reconnut aussitôt, mais il résolut de leur cacher le lieu et l'état où il avait laissé son seigneur; il leur répondit donc que celui-ci était occupé en un certain endroit, à une certaine chose qui lui était d'une extrême importance, mais qu'il ne pouvait découvrir, au prix des yeux qu'il avait dans sa tête.

«Non, non, Sancho Panza, s'écria le barbier, si vous ne nous dites point où il est et ce qu'il fait, nous croirons, comme nous avons déjà droit de le croire, que vous l'avez assassiné et volé, car enfin vous voilà monté sur son cheval. Et, par Dieu! vous nous rendrez compte du maître de la bête, ou gare à votre gosier.

— Oh! répondit Sancho, il n'y a pas de menace à me faire, et je ne suis pas homme à tuer ni voler personne. Que chacun meure de sa belle mort, à la volonté de Dieu qui l'a créé. Mon maître est au beau milieu de ces montagnes, à faire pénitence tout à son aise.»

Et sur-le-champ il leur conta, d'un seul trait et sans prendre haleine, en quel état il l'avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, et comment il portait une lettre à Mme Dulcinée du Toboso, qui était la fille de Lorenzo Corchuelo, dont son maître avait le coeur épris jusqu'au foie.

Les deux questionneurs restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho; et, bien qu'ils connussent déjà la folie de don Quichotte et l'étrange nature de cette folie, leur étonnement redoublait toutes les fois qu'ils en apprenaient des nouvelles. Ils prièrent Sancho Panza de leur montrer la lettre qu'il portait à Mme Dulcinée du Toboso. Celui-ci répondit qu'elle était écrite sur un livre de poche, et qu'il avait ordre de son seigneur de la faire transcrire sur du papier dans le premier village qu'il rencontrerait; à quoi le curé répliqua que Sancho n'avait qu'à la lui faire voir, et qu'il la transcrirait lui-même en belle écriture. Sancho Panza mit aussitôt la main dans son sein pour y chercher le livre de poche; mais il ne le trouva point, et n'avait garde de le trouver, l'eût-il cherché jusqu'à cette heure, car don Quichotte l'avait gardé sans songer à le lui remettre, et sans que Sancho songeât davantage à le lui demander. Quand le bon écuyer vit que le livre ne se trouvait point, il fut pris d'une sueur froide et devint pâle comme un mort; puis il se mit en grande hâte à se tâter tout le corps de haut en bas, et, voyant qu'il ne trouvait toujours rien, il s'empoigna, sans plus de façon, la barbe à deux mains, s'en arracha la moitié, et tout d'une haleine s'appliqua cinq à six coups de poing sur les mâchoires et sur le nez, si bien qu'il se mit tout le visage en sang. Voyant cela, le curé et le barbier lui demandèrent à la fois ce qui lui était arrivé pour se traiter d'une si rude façon.

«Ce qui m'est arrivé! s'écria Sancho, que j'ai perdu de la main à la main trois ânons dont le moindre était comme un château.

— Comment cela? répliqua le barbier.

— C'est que j'ai perdu le livre de poche, reprit Sancho, où se trouvait la lettre à Dulcinée, et de plus une cédule signée de mon seigneur, par laquelle il ordonnait à sa nièce de me donner trois ânons sur quatre ou cinq qui sont à l'écurie.»

Et là-dessus Sancho leur conta la perte du grison. Le curé le consola, en lui disant que, dès qu'il trouverait son maître, il lui ferait renouveler la donation, et que cette fois le mandat serait écrit sur du papier, selon la loi et la coutume, attendu que les mandats écrits sur des livres de poche ne peuvent jamais être acceptés ni payés. Sancho, sur ce propos, se sentit consolé, et dit qu'en ce cas il se souciait fort peu d'avoir perdu la lettre à Dulcinée, puisqu'il la savait presque par coeur, et qu'on pourrait la transcrire de sa mémoire, où et quand on en prendrait l'envie.

«Eh bien! dites-la donc, Sancho, s'écria le barbier, et nous vous la transcrirons.»

Sancho s'arrêta tout court, et se gratta la tête pour rappeler la lettre à son souvenir; tantôt il se tenait sur un pied, tantôt sur l'autre; tantôt il regardait le ciel, tantôt la terre; enfin, après s'être rongé plus qu'à la moitié l'ongle d'un doigt, tenant en suspens ceux qui attendaient sa réponse, il s'écria, au bout d'une longue pause:

«Par le saint nom de Dieu, seigneur licencié, je veux bien que le diable emporte ce que je me rappelle de la lettre! Pourtant, elle disait pour commencer: «Haute et souterraine dame.»

— Oh! non, interrompit le barbier, il n'y avait pas souterraine, mais surhumaine ou souveraine dame.

— C'est cela même, s'écria Sancho; ensuite, si je m'en souviens bien, elle continuait en disant… si je ne m'en souviens pas mal… _Le blessé et manquant de sommeil… et le piqué baise à Votre Grâce les mains, ingrate et très-méconnaissable beauté. _Puis je ne sais trop ce qu'il disait de bonne santé et de maladie qu'il lui envoyait; puis il s'en allait discourant jusqu'à ce qu'il vint à finir par: À vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.»

Les deux auditeurs s'amusèrent beaucoup à voir quelle bonne mémoire avait Sancho Panza; ils lui en firent compliment, et le prièrent de répéter la lettre encore deux fois, pour qu'ils pussent eux-mêmes l'apprendre par coeur, et la transcrire à l'occasion. Sancho la répéta donc trois autres fois, et trois fois répéta trois autres mille impertinences. Après cela, il se mit à conter les aventures de son maître; mais il ne souffla mot de la berne qu'il avait essuyée dans cette hôtellerie où il refusait toujours d'entrer. Il ajouta que son seigneur, dès qu'il aurait reçu de favorables dépêches de sa dame Dulcinée du Toboso, allait se mettre en campagne pour tâcher de devenir empereur, ou monarque pour le moins, ainsi qu'ils en étaient convenus entre eux; et que c'était une chose toute simple et très-facile, tant étaient grandes la valeur de sa personne et la force de son bras; puis, qu'aussitôt qu'il serait monté sur le trône, il le marierait, lui Sancho, qui serait alors veuf, parce qu'il ne pouvait en être autrement, et qu'il lui donnerait pour femme une suivante de l'impératrice, héritière d'un riche et grand État en terre ferme, n'ayant pas plus d'îles que d'îlots, desquels il ne se souciait plus.

Sancho débitait tout cela d'un air si grave, en s'essuyant de temps en temps le nez et la barbe, et d'un ton si dénué de bon sens, que les deux autres tombaient de leur haut, considérant quelle violence devait avoir eue la folie de don Quichotte, puisqu'elle avait emporté après elle le jugement de ce pauvre homme. Ils ne voulurent pas se fatiguer à le tirer de l'erreur où il était, car il leur parut que, sa conscience n'étant point en péril, le mieux était de l'y laisser, et qu'il serait bien plus divertissant pour eux d'entendre ses extravagances. Aussi lui dirent-ils de prier Dieu pour la santé de son seigneur, et qu'il était dans les futurs contingents et les choses hypothétiques qu'avec le cours du temps il devînt empereur ou pour le moins archevêque, ou dignitaire d'un ordre équivalent.

«En ce cas, seigneur, répondit Sancho, si la fortune embrouillait les affaires de façon qu'il prît fantaisie à mon maître de ne plus être empereur, mais archevêque, je voudrais bien savoir dès à présent ce qu'ont l'habitude de donner à leurs écuyers les archevêques errants[168].

— Ils ont l'habitude, répondit le curé, de leur donner, soit un bénéfice simple, soit un bénéfice à charge d'âmes, soit quelque sacristie qui leur rapporte un bon revenu de rente fixe, sans compter le casuel, qu'il faut estimer autant.

— Mais pour cela, répondit Sancho, il sera nécessaire que l'écuyer ne soit pas marié, et qu'il sache tout au moins servir la messe. S'il en est ainsi, malheur à moi qui suis marié pour mes péchés, et qui ne sais pas la première lettre de l'A B C! Que sera-ce de moi, bon Dieu! si mon maître se fourre dans la tête d'être archevêque et non pas empereur, comme c'est la mode et la coutume des chevaliers errants?

— Ne vous mettez pas en peine, ami Sancho, reprit le barbier; nous aurons soin de prier votre maître, et nous lui en donnerons le conseil, et nous lui en ferons au besoin un cas de conscience, de devenir empereur, et non archevêque, ce qui lui sera plus facile, car il est plus brave que savant.

— C'est bien aussi ce que j'ai toujours cru, répondit Sancho, quoique je puisse dire qu'il est propre à tout. Mais ce que je pense faire de mon côté, c'est de prier Notre-Seigneur qu'il l'envoie justement là où il trouvera le mieux son affaire, et le moyen de m'accorder les plus grandes faveurs.

— Vous parlez en homme sage, reprit le curé, et vous agirez en bon chrétien. Mais ce qui importe à présent, c'est de chercher à tirer votre maître de cette utile pénitence qu'il s'amuse à faire là-bas, à ce que vous dites. Et pour réfléchir au moyen qu'il faut prendre, aussi bien que pour dîner, car il en est l'heure, nous ferons bien d'entrer dans cette hôtellerie.»

Sancho répondit qu'ils y entrassent, que lui resterait dehors, et qu'il leur dirait ensuite quelle raison l'empêchait d'entrer; mais qu'il les suppliait de lui faire apporter quelque chose à manger, de chaud bien entendu, ainsi que de l'orge pour Rossinante. Les deux amis entrèrent, le laissant là, et, peu de moments après, le barbier lui apporta de quoi dîner.

Ensuite, ils se mirent à disserter ensemble sur les moyens qu'il fallait employer pour réussir dans leur projet, et le curé vint à s'arrêter à une idée parfaitement conforme au goût de don Quichotte, ainsi qu'à leur intention.

«Ce que j'ai pensé, dit-il au barbier, c'est de prendre le costume d'une damoiselle errante, tandis que vous vous arrangerez le mieux possible en écuyer. Nous irons ensuite trouver don Quichotte; et puis, feignant d'être une damoiselle affligée et quêtant du secours, je lui demanderai un don, qu'il ne pourra manquer de m'octroyer, en qualité de valeureux chevalier errant, et ce don que je pense réclamer, c'est qu'il m'accompagne où il me plaira de le conduire, pour défaire un tort que m'a fait un chevalier félon. Je le supplierai aussi de ne point me faire lever mon voile, ni de m'interroger sur mes affaires, jusqu'à ce qu'il m'ait rendu raison de ce discourtois chevalier. Je ne doute point que don Quichotte ne consente à tout ce qui lui sera demandé sous cette forme, et nous pourrons ainsi le tirer de là, pour le ramener au pays, où nous essayerons de trouver quelque remède à son étrange folie.

Chapitre XXVII

Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d'autres choses dignes d'être rapportées dans cette grande histoire

Le barbier ne trouva rien à redire à l'invention du curé; elle lui parut si bonne, qu'ils la mirent en oeuvre sur-le-champ. Ils demandèrent à l'hôtesse de leur prêter une jupe et des coiffes, en lui laissant pour gages une soutane neuve du curé. Le barbier se fit une grande barbe avec une queue de vache, toute rousse, aux poils de laquelle l'hôte accrochait son peigne. L'hôtesse les pria de lui dire pour quoi faire ils demandaient ces nippes. Le curé lui conta en peu de mots la folie de don Quichotte, et comment ils avaient besoin de ce déguisement pour le tirer de la montagne où il était encore abandonné. L'hôtelier et sa femme devinèrent aussitôt que ce fou était leur hôte, le faiseur de baume et le maître de l'écuyer berné; aussi contèrent-ils au curé tout ce qui s'était passé chez eux, sans taire ce que taisait si bien Sancho. Finalement, l'hôtesse accoutra le curé de la plus divertissante manière. Elle lui mit une jupe de drap chamarrée de bandes de velours noir d'un palme de large, et toute tailladée, avec un corsage de velours vert, garni d'une bordure de satin blanc, corsage et jupe qui devaient avoir été faits du temps du bon roi Wamba[169]. Le curé ne voulut pas permettre qu'on lui mît des coiffes; mais il se couvrit la tête d'un petit bonnet de toile piquée, qu'il portait la nuit pour dormir; puis il se serra le front avec une large jarretière de taffetas noir, et fit de l'autre une espèce de voile qui lui cachait fort bien la barbe et tout le visage. Par-dessus le tout, il enfonça son chapeau clérical, qui était assez grand pour lui servir de parasol, et se couvrant les épaules de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes, tandis que le barbier enfourchait la sienne, avec une barbe qui lui tombait sur la ceinture, moitié rousse et moitié blanche, car elle était faite de la queue d'une vache rouane. Ils prirent congé de tout le monde, même de la bonne Maritornes, qui promit de réciter un chapelet, bien que pécheresse, pour que Dieu leur donnât bonne chance dans une entreprise si difficile et si chrétienne. Mais le curé n'eut pas plutôt passé le seuil de l'hôtellerie, qu'il lui vint un scrupule à la pensée. Il trouva que c'était mal à lui de s'être accoutré de la sorte, et chose indécente pour un prêtre, bien que ce fût à bonne intention.

«Mon compère, dit-il au barbier, en lui faisant part de sa réflexion, changeons de costume, je vous prie; il est plus convenable que vous fassiez la damoiselle quêteuse; moi je ferai l'écuyer, et je profanerai moins ainsi mon caractère; si vous refusez, je suis résolu à ne point passer outre, dût le diable emporter don Quichotte.»

Sancho arriva dans ce moment, et ne put s'empêcher de rire en les voyant tous deux en cet équipage. Le barbier consentit à tout ce que voulut le curé, et celui-ci, changeant de rôle, se mit à instruire son compère sur la manière dont il fallait s'y prendre, et sur les paroles qu'il fallait dire à don Quichotte, pour l'engager et le contraindre à ce qu'il s'en vînt avec eux et laissât le gîte qu'il avait choisi pour sa vaine pénitence. Le barbier répondit que, sans recevoir de leçon, il saurait bien s'acquitter de son rôle. Il ne voulut pas se déguiser pour le moment, préférant attendre qu'ils fussent arrivés près de don Quichotte; il plia donc ses habits, tandis que le curé ajustait sa barbe, et ils se mirent en route, guidés par Sancho Panza. Celui- ci leur conta, chemin faisant, ce qui était arrivé à son maître et à lui avec le fou qu'ils avaient rencontré dans la montagne, mais en cachant toutefois la trouvaille de la valise et de ce qu'elle renfermait; car, si benêt qu'il fût, le jeune homme n'était pas mal intéressé.

Le jour suivant, ils arrivèrent à l'endroit où Sancho avait semé les branches de genêt pour retrouver en quelle place son maître était resté. Dès qu'il l'eut reconnu, il leur dit qu'ils étaient à l'entrée de la montagne, et qu'ils n'avaient qu'à s'habiller, si leur déguisement devait servir à quelque chose pour la délivrance de son seigneur. Ceux-ci, en effet, lui avaient dit auparavant, que d'aller ainsi en compagnie et de se déguiser de la sorte, était de la plus haute importance, pour tirer son maître de la méchante vie à laquelle il s'était réduit. Ils lui avaient en outre recommandé de ne point dire à son maître qui ils étaient, ni qu'ils les connut, et que, si don Quichotte lui demandait, comme c'était inévitable, s'il avait remis la lettre à Dulcinée, il répondît que oui, mais que la dame, ne sachant pas lire, s'était contentée de répondre de vive voix qu'elle ordonnait, sous peine d'encourir sa disgrâce, de venir, à l'instant même, se présenter devant elle, chose qui lui importait essentiellement. Enfin, ils avaient ajouté qu'avec cette réponse et ce qu'ils pensaient lui dire de leur côté, ils avaient la certitude de le ramener à meilleure vie, et de l'obliger à se mettre incontinent en route pour devenir empereur ou monarque; car il n'y avait plus à craindre qu'il voulût se faire archevêque.

Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l'intention qu'ils témoignaient de conseiller à son maître qu'il se fit empereur et non pas archevêque, car il tenait, quant à lui, pour certain, qu'en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants.

«Il sera bon, ajouta-t-il, que j'aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame: peut-être suffira- t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine.»

L'avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l'attendre jusqu'à ce qu'il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sancho s'enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d'une étroite vallée, où courait en murmurant un petit ruisseau, et que couvraient d'une ombre rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d'août, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l'après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sancho. Ce fut aussi le parti qu'ils prirent. Mais tandis qu'ils étaient tous deux assis paisiblement à l'ombre, tout à coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s'accompagner d'aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne furent pas peu surpris, n'ayant pu s'attendre à trouver dans ce lieu quelqu'un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu'on ait coutume de dire qu'on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s'aperçurent que ce qu'ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d'ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu'ils les recueillirent[170]:

«Qui cause le tourment de ma vie? le dédain. Et qui augmente mon affliction? la jalousie. Et qui met ma patience à l'épreuve? l'absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l'absence.

«Qui m'impose cette douleur? l'amour. Et qui s'oppose à ma félicité? la fortune. Et qui permet mon affliction? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu'à mon détriment s'unissent l'amour, la fortune et le ciel.

«Qui peut améliorer mon sort? la mort. Et le bonheur d'amour, qui l'obtient? l'inconstance. Et ses maux, qui les guérit? la folie. De cette manière, il n'est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, l'inconstance et la folie.»

L'heure, le temps, la solitude, la belle voix et l'habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l'étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l'espoir qu'ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant:

«Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t'es envolée d'une aile légère vers les âmes bienheureuses du ciel, et résides, joyeuses, dans les demeures de l'empyrée;

«De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d'un voile à travers lequel brille parfois l'ardeur des bonnes oeuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.

«Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l'imposture revête ta livrée, pour détruire l'intention sincère;

«Si tu ne lui arraches tes apparences, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos.»

Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d'autres chants le suivraient encore. Mais, voyant que la musique s'était changée en plaintes et en sanglots, ils s'empressèrent de savoir quel était le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux que sa voix était délicieuse. Ils n'eurent pas à chercher longtemps: au détour d'une pointe de rocher, ils aperçurent un homme de la taille et de la figure que Sancho leur avait dépeintes quand il leur conta l'histoire de Cardénio. Cet homme, en les voyant, ne montra ni trouble ni surprise; il s'arrêta, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, dans la posture d'une personne qui rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si ce n'est la première fois, lorsqu'ils parurent à l'improviste devant lui. Le curé, qui était un homme d'élégante et courtoise parole, l'ayant reconnu au signalement qu'en avait donné Sancho, s'approcha de lui, et, comme quelqu'un au fait de sa disgrâce, il le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si misérable qu'il menait en ce désert, crainte de l'y perdre enfin, ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il vit ces deux personnes dans un costume si peu à l'usage de ceux qui fréquentent ces âpres solitudes, il ne laissa pas d'éprouver quelque surprise, surtout lorsqu'il les entendit lui parler de son histoire comme d'une chose à leur connaissance; car les propos du curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. Il leur répondit en ces termes:

«Je vois bien, seigneurs, qui que vous soyez, que le ciel, dans le soin qu'il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les méchants, m'envoie sans que je mérite cette faveur, en ces lieux si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence à mener la vie que je mène, essayent de me tirer de cette triste retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles ne savent point ce que je sais, moi, qu'en sortant du mal présent j'aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir pour un homme de faible intelligence, et peut-être même privé de tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu'il en fût ainsi, car je m'aperçois bien moi-même que le souvenir de mes malheurs est si continuel et si pesant, et qu'il a tant d'influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m'en défendre, je reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sentiment et de toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité, quand on me dit, en m'en montrant les preuves, ce que j'ai fait pendant que ces terribles accès se sont emparés de moi. Alors je ne sais qu'éclater en plaintes inutiles, que maudire sans profit ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j'en raconte l'origine à tous ceux qui veulent l'entendre. De cette manière, quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s'étonnent plus des effets; s'ils ne trouvent point de remède à m'offrir, du moins ne trouvent-ils pas de faute à m'imputer, et l'horreur de mes extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez donc, seigneurs, dans la même intention que d'autres sont venus, je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l'avoir entendue, vous épargnerez-vous la peine que vous prendriez à consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation.»

Les deux amis, qui ne désiraient autre chose que d'apprendre de sa bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur conter, et lui promirent de ne faire rien de plus qu'il ne voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails qu'il l'avait déjà contée à don Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à l'occasion de maître Élisabad, et par la ponctualité de don Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme on l'a vu, en resta inachevé. Mais à présent un heureux hasard permit que l'accès de furie ne reprît point Cardénio, et lui laissât le temps de continuer jusqu'au bout.

Quand il fut arrivé à l'endroit du billet que don Fernand trouva dans un volume d'Amadis de Gaule:

«J'en ai parfaitement conservé le souvenir, ajouta-t-il, et voici comment il était conçu:

LUSCINDE À CARDÉNIO

«Chaque jour je découvre en vous des mérites qui m'obligent à vous estimer davantage. Si donc vous voulez que j'acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens de l'honneur, vous pourrez facilement réussir. J'ai un père qui vous connaît et qui m'aime, lequel, sans contraindre ma volonté, satisfera celle qu'il est juste que vous ayez, s'il est vrai que vous m'estimiez comme vous me le dites, et comme je le crois.»

«C'est ce billet qui m'engagea à demander la main de Luscinde, comme je vous l'ai conté; c'est ce billet qui la fit passer, dans l'opinion de don Fernand, pour une des femmes les plus spirituelles et les plus adroites de son temps, et qui fit naître en lui l'envie de me perdre avant que mes désirs fussent comblés. Je confiai à don Fernand que le père de Luscinde exigeait que le mien la lui demandât, et que je n'osais en prier mon père, dans la crainte qu'il ne voulût pas y consentir, non qu'il ne connût parfaitement la qualité, les vertus et les charmes de Luscinde, bien capables d'anoblir toute autre maison d'Espagne, mais parce que je supposais qu'il ne voudrait point me laisser marier avant de savoir ce que le duc Ricardo voulait faire de moi. Finalement, je lui dis que je ne me hasarderais point à m'ouvrir à mon père, tant à cause de cet obstacle que de plusieurs autres que j'entrevoyais avec effroi, sans savoir quels ils fussent, et seulement parce qu'il me semblait que jamais mes désirs ne seraient satisfaits. À tout cela don Fernand me répondit qu'il se chargeait, lui, de parler à mon père, et de le décider à parler pour moi au père de Luscinde[171]. Traître ami, homme ingrat, perfide et cruel, que t'avait fait cet infortuné qui te découvrait avec tant d'abandon les secrets et les joies de son coeur? Quelle offense as-tu reçue de moi? quelle parole t'ai-je dite, quel conseil t'ai-je donné, qui n'eussent pour but unique ton intérêt et ton illustration? Mais pourquoi me plaindre, hélas! N'est-ce point une chose avérée que, lorsque le malheur nous vient d'une fatale étoile, comme il se précipite de haut en bas avec une irrésistible violence, il n'y a nulle force sur la terre qui puisse l'arrêter, nulle prudence humaine qui puisse le prévenir? Qui aurait pu s'imaginer que don Fernand, cavalier de sang illustre et d'esprit distingué, mon obligé par mes services, assez puissant pour obtenir tout ce qu'un désir amoureux lui faisait souhaiter, quelque part qu'il s'adressât, irait se mettre en tête de me ravir, à moi, ma seule brebis, que même je ne possédais pas encore[172]? Mais laissons de côté ces considérations inutiles, et renouons le fil rompu de ma triste histoire.

«Don Fernand, qui trouvait dans ma présence un obstacle à l'exécution de son infâme dessein, résolut de m'envoyer auprès de son frère aîné: ce fut sous le prétexte de demander quelque argent à celui-ci, pour payer six chevaux qu'à dessein, et dans le seul but de m'éloigner pour laisser le champ libre à sa perfidie, il avait achetés le jour même qu'il s'offrit de parler à mon père. Pouvais-je, hélas! prévenir cette trahison? pouvait-elle seulement tomber dans ma pensée? Non, sans doute: au contraire, je m'offris de bon coeur à partir aussitôt, satisfait de ce marché. Dans la nuit, je parlai à Luscinde; je lui dis ce que nous avions concerté, don Fernand et moi, et j'ajoutai qu'elle eût la ferme espérance de voir combler bientôt nos justes et saints désirs. Elle me répondit, aussi peu défiante que moi de la trahison de don Fernand, que je fisse en sorte de revenir bien vite, parce qu'elle croyait aussi que nos souhaits ne tarderaient à s'accomplir qu'autant que mon père tarderait à parler au sien. Je ne sais ce qui lui prit en ce moment; mais, comme elle achevait de me dire ce peu de mots, ses yeux se remplirent de larmes, sa voix s'éteignit; il sembla qu'un noeud qui lui serrait la gorge ne lui laissait plus articuler les paroles qu'elle s'efforçait de me dire encore. Je restai stupéfait de ce nouvel accident, qui jamais ne lui était arrivé. En effet, chaque fois qu'un heureux hasard ou mon adresse nous permettaient de nous entretenir, c'était toujours avec allégresse et contentement, sans que jamais nos entretiens fussent mêlés de pleurs, de soupirs, de jalousie ou de soupçons. Je ne faisais, de mon côté, qu'exalter mon bonheur de ce que le ciel me l'avait donnée pour dame et maîtresse; je vantais les attraits de sa personne et les charmes de son esprit. Elle, alors, me rendait ingénument la pareille, louant en moi ce que son amour lui faisait paraître digne d'éloge. Au milieu de tout cela, nous nous contions mille enfantillages, et les aventures de nos voisins ou de nos connaissances; et jamais ma hardiesse n'allait plus loin qu'à prendre, presque de force, une de ses belles mains blanches, que j'approchais de ma bouche autant que le permettaient les étroits barreaux d'une fenêtre basse par lesquels nous étions séparés. Mais la nuit qui précéda le fatal jour de mon départ, elle pleura, elle gémit, et s'en fut, me laissant plein de trouble et d'alarmes, effrayé d'avoir vu chez Luscinde ces nouveaux et tristes témoignages de regret et d'affliction. Toutefois, pour ne pas détruire moi-même mes espérances, j'attribuai tout à la force de l'amour qu'elle me portait et à la douleur que cause toujours l'absence à ceux qui s'aiment avec ardeur. Enfin je partis, triste et pensif, l'âme remplie de soupçons et de frayeur, sans savoir ce qu'il fallait soupçonner et craindre: manifestes indices du coup affreux qui m'attendait.

«J'arrivai au pays où j'étais envoyé; je remis les lettres au frère de don Fernand; je fus bien reçu de lui, mais non pas bien promptement dépêché, car il me fit attendre, à mon grand déplaisir, huit jours entiers, et dans un endroit où le duc ne pût me voir, parce que don Fernand écrivait qu'on lui envoyât de l'argent sans que son père en eût connaissance. Tout cela fut une ruse du perfide, puisque, l'argent ne manquant pas à son frère, il pouvait m'expédier sur-le-champ. Cet ordre imprévu m'autorisait à lui désobéir, car il me semblait impossible de supporter la vie tant de jours en l'absence de Luscinde, surtout l'ayant laissée dans la tristesse que je vous ai dépeinte. Cependant je me résignai à obéir, en bon serviteur, bien que je visse que ce serait aux dépens de mon repos et de ma santé. Au bout de quatre jours, un homme arrive, me cherchant pour me remettre une lettre que je reconnus être de Luscinde à l'écriture de l'adresse. Je l'ouvre, tout saisi d'effroi, pensant bien que quelque grand motif l'avait seul décidée à m'écrire pendant l'absence, car, présente, elle le faisait rarement. Mais, avant de lire cette lettre, je demande à l'homme quelle personne la lui avait donnée et quel temps il avait mis à faire le chemin. Il me répond que, passant par hasard dans une rue de la ville vers l'heure de midi, une très-belle dame l'avait appelé d'une fenêtre, les yeux baignés de larmes, et qu'elle lui avait dit en grande hâte: «Mon frère, si vous êtes chrétien comme vous le paraissez, je vous supplie, pour l'amour de Dieu, de porter vite, vite, cette lettre au pays et à la personne qu'indique l'adresse, et que tout le monde connaît; vous ferez une bonne oeuvre devant Notre-Seigneur. Et, pour que vous puissiez commodément la faire, prenez ce que contient ce mouchoir.» En disant cela, ajouta le messager, elle jeta par la fenêtre un mouchoir où se trouvaient enveloppés cent réaux, cette bague d'or que je porte, et cette lettre que vous tenez; puis aussitôt, sans attendre ma réponse, elle s'éloigna de la fenêtre, après avoir vu pourtant que j'avais ramassé le mouchoir et la lettre, et quand je lui eus dit par signes que je ferais ce qu'elle m'avait prescrit. Me voyant donc si bien payé de la peine que j'allais prendre, et connaissant à l'adresse de la lettre qu'on m'envoyait auprès de vous, seigneur, que je connais bien, Dieu merci; touché surtout des larmes de cette belle dame, je résolus de ne me fier à personne, et de venir moi-même vous apporter la lettre: aussi, depuis seize heures qu'elle me l'a donnée, j'ai fait le chemin, qui est, comme vous savez, de dix- huit lieues.»

«Tandis que le reconnaissant messager me donnait ces détails, j'étais, comme on dit, pendu à ses paroles, et les jambes me tremblaient si fort que je pouvais à peine me soutenir. Enfin, j'ouvris la lettre, et je vis qu'elle contenait ce peu de mots:

«La parole que vous avait donnée don Fernand de parler à votre père pour qu'il parlât au mien, il l'a remplie plus à son contentement qu'à votre profit. Sachez, seigneur, qu'il a demandé ma main; et mon père, aveuglé par les avantages qu'il pense qu'a sur vous don Fernand, consent à la lui donner. La chose est tellement sérieuse, que, d'ici à deux jours, les fiançailles doivent se faire, mais si secrètement, qu'elles n'auront d'autres témoins que le ciel et quelques gens de la maison. En quel état je suis, imaginez-le; s'il vous importe d'accourir, jugez-en; et si je vous aime ou non, l'événement vous le fera connaître. Plaise à Dieu que ce billet arrive en vos mains avant que la mienne se voie contrainte de s'unir à celle d'un homme qui sait si mal garder la foi qu'il engage!»

«Telles furent en substance les expressions de la lettre. À peine eus-je achevé de la lire, que je partis à l'instant même, sans attendre ni argent ni réponse à ma mission, car je reconnus bien alors que ce n'était pas pour acheter des chevaux, mais pour laisser le champ libre à ses désirs, que don Fernand m'avait envoyé à son frère. La juste fureur que je conçus contre cet ami déloyal, et la crainte de perdre un coeur que j'avais gagné par tant d'années d'amour et de soumission, me donnèrent des ailes. J'arrivai le lendemain dans ma ville, juste à l'heure convenable pour entretenir Luscinde. J'y entrai secrètement, et je laissai la mule que j'avais montée chez le brave homme qui m'avait apporté la lettre. Un heureux hasard permit que je trouvasse Luscinde à la fenêtre basse si longtemps témoin de nos amours. Elle me reconnut aussitôt, et moi je la reconnus aussi; mais non point comme elle devait me revoir, ni moi la retrouver. Y a-t-il, hélas! quelqu'un au monde qui puisse se flatter d'avoir sondé l'abîme des confuses pensées et de la changeante condition d'une femme? personne assurément. Dès que Luscinde me vit: «Cardénio, me dit-elle, je suis vêtue de mes habits de noces; déjà m'attendent dans le salon don Fernand le traître et mon père l'ambitieux, avec d'autres témoins qui seront plutôt ceux de ma mort que de mes fiançailles. Ne te trouble point, ami, mais tâche de te trouver présent à ce sacrifice; si mes paroles n'ont pas le pouvoir de l'empêcher, un poignard est caché là, qui saura me soustraire à toute violence, qui empêchera que mes forces ne succombent, et qui, en mettant fin à ma vie, mettra le sceau à l'amour que je t'ai voué.» Je lui répondis, plein de trouble et de précipitation, craignant de n'avoir plus le temps de me faire entendre: «Que tes oeuvres, ô Luscinde, justifient tes paroles; si tu portes un poignard pour accomplir ta promesse, j'ai là une épée pour te défendre, ou pour me tuer si le sort nous est contraire.» Je ne crois pas qu'elle pût entendre tous mes propos, car on vint l'appeler en grande hâte pour la mener où le fiancé l'attendait. Alors, je puis le dire ainsi, le soleil de ma joie se coucha, et la nuit de ma tristesse acheva de se fermer; je demeurai les yeux sans vue et l'intelligence sans raison, ne pouvant ni trouver l'entrée de sa demeure ni me mouvoir d'aucun côté. Mais enfin, considérant combien ma présence importait dans une circonstance si critique et si solennelle, je me ranimai du mieux que je pus, et j'entrai dans la maison. Comme j'en connaissais dès longtemps toutes les issues, j'y pénétrai, sans que personne me vît, à la faveur du trouble et de la confusion qui régnaient; je parvins à me glisser jusque dans un recoin que formait une fenêtre du salon même, et que couvraient de leurs plis deux rideaux en tapisserie, à travers lesquels je pouvais voir, sans être vu, tout ce qui se passait dans l'appartement. Qui pourrait dire à présent quelles alarmes firent battre mon coeur tout le temps que je passai dans cette retraite! quelles pensées m'assaillirent! quelles résolutions je formai! Elles furent telles qu'il est impossible et qu'il serait mal de les redire. Il suffit que vous sachiez que le fiancé entra dans la salle, sans autre parure que ses habits ordinaires. Il avait pour parrain de mariage le cousin germain de Luscinde, et, dans tout l'appartement, il n'y avait personne que les serviteurs de la maison. Un peu après, Luscinde sortit d'un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et de deux suivantes, vêtue et parée comme l'exigeaient sa naissance et sa beauté, et comme l'avait pu faire la perfection de son bon goût. L'égarement où j'étais ne me permit pas de remarquer les détails de son costume; j'en aperçus seulement les couleurs, qui étaient le rouge et le blanc, et les reflets que jetaient les riches bijoux dont sa coiffure et tous ses habits étaient ornés. Mais rien n'égalait la beauté singulière de ses cheveux blonds, qui brillaient aux yeux d'un éclat plus vif que les pierres précieuses, plus vif que les quatre torches qui éclairaient la salle. Ô souvenir, ennemi mortel de mon repos! à quoi sert-il de me représenter maintenant les incomparables attraits de cette ennemie adorée? Ne vaut-il pas mieux, cruel souvenir, que tu me rappelles et me représentes ce qu'elle fit alors, afin qu'un si manifeste outrage me fasse chercher, sinon la vengeance, au moins le terme de ma vie? Ne vous lassez point, seigneurs, d'entendre les digressions auxquelles je me laisse aller; mais ma douloureuse histoire n'est pas de celles qui se peuvent conter succinctement, à la hâte; et chacune de ses circonstances me semble, à moi, digne d'un long discours.»

Le curé lui répondit que non-seulement ils ne se lassaient point de l'entendre, mais qu'ils prenaient au contraire grand intérêt à tous ces détails, qui méritaient la même attention que le fond même du récit.

Cardénio continua donc:

«Aussitôt, dit-il, que tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer le curé de la paroisse, lequel prit les deux fiancés par la main, pour faire ce qu'exige une telle cérémonie. Lorsqu'il prononça ces mots sacramentels: «Voulez-vous, madame, prendre le seigneur don Fernand, ici présent, pour votre légitime époux, comme l'ordonne la sainte mère Église?» je passai toute la tête et le cou hors de la tapisserie, et me mis, d'une oreille attentive et d'une âme troublée, à écouter ce que répondrait Luscinde, attendant de sa réponse l'arrêt de ma mort ou la confirmation de ma vie. Oh! pourquoi n'ai-je pas alors quitté ma retraite? pourquoi ne me suis-je pas écrié: «Luscinde! Luscinde! vois ce que tu fais, vois ce que tu me dois; considère que tu es à moi et ne peux être à un autre; que prononcer le _oui _et m'ôter la vie, ce sera l'affaire du même instant. Et toi, traître don Fernand, ravisseur de mon bien, meurtrier de ma vie, que veux-tu? que prétends-tu? ne vois-tu pas que tu ne peux chrétiennement satisfaire tes désirs, puisque Luscinde est ma femme, et que je suis son époux?» Malheureux insensé! à présent que je suis loin du péril, je dis bien ce que je devais faire et ce que je ne fis pas; à présent que j'ai laissé ravir mon plus cher trésor, je maudis vainement le ravisseur, dont j'aurais pu me venger, si j'avais eu autant de coeur pour frapper que j'en ai maintenant pour me plaindre! Enfin, puisque je fus alors imbécile et lâche, il est juste que je meure maintenant honteux, repentant et insensé. Le curé attendait toujours la réponse de Luscinde, qui resta fort longtemps à la faire; et, lorsque je pensais qu'elle allait tirer son poignard pour tenir sa promesse, ou délier sa langue pour déclarer la vérité et parler dans mes intérêts, j'entends qu'elle prononce, d'une voix faible et tremblante: _Oui, je le prends. _Don Fernand dit la même parole, lui mit au doigt l'anneau de mariage, et ils furent unis d'un indissoluble noeud. Le marié s'approcha pour embrasser son épouse; mais elle, posant la main sur son coeur, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

«Il me reste à dire maintenant en quel état je me trouvai lorsque, dans ce _oui _fatal que j'avais entendu, je vis la perte de mes espérances, la fausseté des promesses et de la parole de Luscinde, et l'impossibilité de recouvrer, en aucun temps, le bien que cet instant venait de me faire perdre. Je restai privé de sens, me croyant abandonné du ciel et devenu pour la terre un objet d'inimitié; car l'air ne fournissait plus d'haleine à mes soupirs, ni l'eau de matière à mes larmes; le feu seul s'était accru, et tout mon coeur brûlait de jalousie et de rage. L'évanouissement de Luscinde avait mis en émoi toute l'assemblée; et sa mère l'ayant délacée pour lui donner de l'air, on découvrit sur son sein un papier cacheté que don Fernand saisit aussitôt, et qu'il se mit à lire à la lueur d'une des torches. Dès qu'il eut achevé cette lecture, il se jeta sur une chaise, et resta la tête appuyée sur sa main, dans la posture d'un homme rêveur, sans se mêler aux soins qu'on prodiguait à sa femme pour la faire revenir de son évanouissement. Pour moi, quand je vis toute la maison dans cette confusion et ce trouble, je me hasardai à sortir, sans me soucier d'être vu, et bien déterminé, dans ce cas, à faire un si sanglant éclat, que tout le monde connût la juste indignation qui poussait mon coeur au châtiment du traître, et même à celui de l'inconstante, encore évanouie. Mais mon étoile, qui me réservait sans doute pour de plus grands maux, s'il est possible qu'il y en ait, ordonna que j'eusse alors trop de jugement, elle qui, depuis, m'en a complètement privé. Ainsi, sans vouloir tirer vengeance de mes plus grands ennemis, ce qui m'était facile, puisque nul ne pensait à moi, j'imaginai de la tirer de moi-même, et de m'infliger la peine qu'ils avaient méritée; et sans doute avec plus de rigueur que je n'en aurais exercé contre eux, si je leur eusse en ce moment donné la mort, car celle qui frappe à l'improviste a bientôt terminé le supplice, tandis que celle qui se prolonge en tourments interminables tue perpétuellement sans ôter la vie. Enfin, je m'échappai de cette maison, et me rendis chez l'homme où j'avais laissé ma mule. Je la fis aussitôt seller; et, sans prendre congé de lui, je quittai la ville, n'osant pas, comme un autre Loth, tourner la tête pour la regarder. Quand je me vis seul, au milieu de la campagne, couvert par l'obscurité de la nuit, et invité par son silence à donner cours à mes plaintes, sans crainte d'être écouté ou reconnu, je déliai ma langue et j'éclatai en malédictions contre Luscinde et Fernand, comme si j'eusse ainsi vengé l'outrage que j'avais reçu d'eux. Je m'attachais surtout à elle, lui donnant les noms de cruelle, d'ingrate, de fausse et de parjure, mais par-dessus tout d'intéressée et d'avaricieuse, puisque c'était la richesse de mon ennemi qui avait ébloui ses yeux, et lui avait fait préférer celui envers qui la fortune s'était montrée plus libérale de ses dons; puis au milieu de la fougue de ces emportements et de ces malédictions, je l'excusais en disant: «Peut-on s'étonner qu'une jeune fille, élevée dans la retraite, auprès de ses parents, accoutumée à leur obéir toujours, ait voulu condescendre à leur désir, lorsqu'ils lui donnaient pour époux un gentilhomme si noble, si riche, si bien fait de sa personne, qu'en le refusant elle aurait fait croire ou qu'elle avait perdu l'esprit, ou qu'elle avait déjà donné son coeur, ce qui eût porté une grave atteinte à sa bonne réputation?» Puis, je revenais au premier sentiment, et me disais: Pourquoi n'a-t-elle pas dit que j'étais son époux? on aurait vu qu'elle n'avait pas fait un choix si indigne qu'elle ne pût s'en justifier; car, avant que don Fernand s'offrît, ses parents eux-mêmes ne pouvaient, s'ils eussent mesuré leur désir sur la raison souhaiter mieux que moi pour époux de leur fille. Ne pouvait-elle donc, avant de s'engager dans ce dernier et terrible pas, avant de donner sa main, dire qu'elle avait déjà reçu la mienne, puisque je me serais prêté, dans ce cas, à tout ce qu'elle eût voulu feindre?» Enfin, je me convainquis que peu d'amour, peu de jugement, beaucoup d'ambition et de désir de grandeur, lui avaient fait oublier les promesses dont elle m'avait bercé, trompé et entretenu dans mon honnête et fidèle espoir. Pendant cette agitation et ces entretiens avec moi- même, je cheminai tout le reste de la nuit, et me trouvai, au point du jour, à l'une des entrées de ces montagnes. J'y pénétrai, et continuai de marcher devant moi trois jours entiers, sans suivre aucun chemin; enfin, j'arrivai à une prairie, dont je ne sais trop la situation, et je demandai à des bergers qui s'y trouvaient où était l'endroit le plus désert et le plus âpre de ces montagnes. Ils m'indiquèrent celui-ci; je m'y acheminai aussitôt avec le dessein d'y finir ma vie. En entrant dans cette affreuse solitude, ma mule tomba morte de faim et de fatigue, ou plutôt, à ce que je crois, pour se débarrasser d'une charge aussi inutile que celle qu'elle portait en ma personne. Je restai à pied, accablé de lassitude, exténué de besoin, sans avoir et sans vouloir chercher personne qui me secourût. Après être demeuré de la sorte je ne sais combien de temps, étendu par terre, je me levai, n'ayant plus faim, et je vis auprès de moi quelques chevriers, ceux qui avaient sans doute pourvu à mes extrêmes besoins. Ils me racontèrent, en effet, comment ils m'avaient trouvé, et comment je leur avais dit tant de niaiseries et d'extravagances que j'annonçais clairement avoir perdu l'esprit. Hélas! j'ai bien senti moi-même, depuis ce moment, que je ne l'ai pas toujours libre et sain; mais, au contraire, si affaibli, si troublé, que je fais mille folies, déchirant mes habits, parlant tout haut au milieu de ces solitudes, maudissant ma fatale étoile, et répétant sans cesse le nom chéri de mon ennemie, sans avoir alors d'autre intention que celle de laisser exhaler ma vie avec mes cris. Quand je reviens à moi, je me trouve si fatigué, si rendu, qu'à peine puis-je me soutenir. Ma plus commune habitation est le creux d'un liége, capable de couvrir ce misérable corps. Les pâtres et les chevriers qui parcourent ces montagnes avec leurs troupeaux, émus de pitié, me donnent ma nourriture, en plaçant des vivres sur les chemins et sur les rochers où ils pensent que je pourrai les trouver en passant; car, même dans mes accès de démence, la nécessité parle, et l'instinct naturel me donne le désir de chercher à manger, et la volonté de satisfaire ma faim. D'autres fois, à ce qu'ils me disent quand ils me rencontrent en mon bon sens, je m'embusque sur les chemins, et j'enlève de force, quoiqu'ils me les offrent de bon coeur, les provisions que des bergers apportent du village à leurs cabanes. C'est ainsi que je passe le reste de ma misérable vie, jusqu'à ce qu'il plaise au ciel de la conduire à son dernier terme, ou de m'ôter la mémoire, afin que je perde tout souvenir des charmes et du parjure de Luscinde, et des outrages de don Fernand. S'il me faisait cette grâce sans m'ôter la vie, je ramènerais sans doute mes pensées vers la droite raison; sinon je n'ai plus qu'à le prier de traiter mon âme avec miséricorde, car je ne sens en moi ni le courage ni la force de tirer mon corps des austérités où l'a condamné mon propre choix. Voilà, seigneurs, l'amère histoire de mes infortunes. Dites-moi s'il est possible de la conter avec moins de regret et d'affliction que je ne vous en ai montré; surtout, ne vous fatiguez point à me vouloir persuader, par vos conseils, ce que la raison vous suggérera pour remédier à mes maux; ils ne me seraient pas plus utiles que n'est le breuvage ordonné par un savant médecin au malade qui ne veut pas le prendre. Je ne veux point de guérison sans Luscinde; et, puisqu'il lui a plu d'appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il me plaît d'appartenir à l'infortune, ayant pu être au bonheur. Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition; eh bien! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. Et l'on dira désormais qu'à moi seul a manqué ce qu'ont pour dernière ressource tous les malheureux, auxquels sert de consolation l'impossibilité même d'être consolés[173]; c'est au contraire, pour moi, la cause de plus vifs regrets et de plus cruelles douleurs, car j'imagine qu'ils doivent durer même au-delà de la mort.»

Ici, Cardénio termina le long récit de sa triste et amoureuse histoire; et, comme le curé se préparait à lui adresser quelques mots de consolation, il fut retenu par une voix qui frappa tout à coup leurs oreilles, et qui disait, en plaintifs accents, ce que dira la quatrième partie de cette narration; car c'est ici que mit fin à la troisième le sage et diligent historien Cid Hamed Ben- Engeli.

LIVRE QUATRIÈME

Chapitre XXVIII

Qui traite de la nouvelle et agréable aventure qu'eurent le curé et le barbier dans la Sierra-Moréna

Heureux, trois fois heureux furent les temps où vint au monde l'audacieux chevalier don Quichotte de la Manche! En effet, parce qu'il prit l'honorable détermination de ressusciter l'ordre éteint et presque mort de la chevalerie errante, nous jouissons maintenant, dans notre âge si nécessiteux de divertissements et de gaieté, non-seulement des douceurs de son histoire véridique, mais encore des contes et des épisodes qu'elle renferme, non moins agréables, pour la plupart, non moins ingénieux et véritables que l'histoire elle-même[174]. Celle-ci, poursuivant le fil peigné, retors et dévidé de son récit, raconte qu'au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardénio, une voix l'en empêcha, en frappant leurs oreilles de ses tristes accents.

«Ô mon Dieu, disait cette voix, est-il possible qu'enfin j'aie trouvé un lieu qui puisse servir de sépulture cachée à ce corps dont je porte si fort contre mon gré la charge pesante? Oui, je le crois, à moins que la solitude que promettent ces montagnes ne viennent à mentir aussi. Hélas! combien ces rochers et ces broussailles, qui me laissent confier par mes plaintes mes malheurs au ciel, me tiendront une plus agréable compagnie que celle d'aucun homme de ce monde, car il n'en est aucun sur la terre de qui l'on puisse attendre un conseil dans les perplexités, un soulagement dans la tristesse, un remède dans les maux!»

Ces tristes propos furent entendus par le curé et ceux qui se trouvaient avec lui; et, comme il leur parut qu'on les avait prononcés tout près d'eux, ils se levèrent aussitôt pour chercher qui se plaignait de la sorte. Ils n'eurent pas fait vingt pas, qu'au détour du rocher ils aperçurent, assis au pied d'un frêne, un jeune garçon, vêtu en paysan, dont ils ne purent voir alors le visage, parce qu'il l'inclinait en se baignant les pieds dans un ruisseau qui coulait en cet endroit. Ils étaient arrivés avec tant de silence que le jeune garçon ne les entendit point; celui-ci, d'ailleurs, n'était attentif qu'à se laver les pieds, qu'il avait tels, qu'on aurait dit des morceaux de blanc cristal de roche mêlés parmi les autres pierres du ruisseau. Tant de beauté et tant de blancheur les surprit étrangement, car ces pieds ne leur semblaient pas faits pour fouler les mottes de terre derrière une charrue et des boeufs, comme l'indiquaient les vêtements de l'inconnu. Voyant qu'ils ne s'étaient pas fait entendre, le curé, qui marchait devant, fit signe aux deux autres de se blottir derrière des quartiers de roche qui se trouvaient là. Ils s'y cachèrent tous trois, épiant curieusement le jeune garçon. Celui- ci portait un mantelet à deux pans, serré autour des reins par une épaisse ceinture blanche. Il avait aussi de larges chausses en drap brun, et, sur la tête, une _montera__[175]__ _de même étoffe. Ses chausses étaient retroussées jusqu'à la moitié des jambes, qui semblaient, assurément, faites de blanc albâtre. Quand il eut fini de laver ses beaux pieds, il prit, pour se les essuyer, un mouchoir sous sa _montera, _et, voulant soulever sa coiffure, il releva la tête; alors ceux qui l'observaient eurent occasion de voir une beauté si incomparable, que Cardénio dit à voix basse au curé:

«Puisque ce n'est pas Luscinde, ce n'est pas non plus une créature humaine.»

Le jeune homme ôta sa _montera, _et, secouant la tête d'un et d'autre côté, il fit tomber et déployer des cheveux dont ceux du soleil même devaient être jaloux. Alors nos trois curieux reconnurent que celui qu'ils avaient pris pour un paysan était une femme, jeune et délicate, la plus belle qu'eussent encore vue les yeux des deux amis de don Quichotte, et même ceux de Cardénio, s'il n'eût pas connu Luscinde, car il affirma depuis que la seule beauté de Luscinde pouvait le disputer à celle-là. Ces longs et blonds cheveux, non-seulement lui couvrirent les épaules, mais la cachèrent tout entière sous leurs tresses épaisses, tellement que de tout son corps on n'apercevait plus que ses pieds. Pour les démêler, elle n'employa d'autre peigne que les doigts des deux mains, telles que, si les pieds avaient paru dans l'eau des morceaux de cristal, les mains ressemblaient dans les cheveux à des flocons de neige. Tout cela redoublant l'admiration des trois spectateurs et leur désir de savoir qui elle était, ils résolurent enfin de se montrer. Mais, au mouvement qu'ils firent en se levant, la belle jeune fille tourna la tête, et, séparant avec ses deux mains les cheveux qui lui couvraient le visage, elle regarda d'où partait le bruit. Dès qu'elle eut aperçu ces trois hommes, elle se leva précipitamment; puis, sans prendre le temps de se chausser et de rassembler ses cheveux, elle saisit un petit paquet de hardes qui se trouvait près d'elle, et se mit à fuir, pleine de trouble et d'effroi. Mais elle n'eut pas fait quatre pas que, ses pieds délicats ne pouvant souffrir les aspérités des rocailles, elle se laissa tomber par terre. À cette vue, les trois amis accoururent auprès d'elle, et le curé, prenant le premier la parole:

«Arrêtez-vous, madame, lui dit-il; qui que vous soyez, sachez que nous n'avons d'autre intention que de vous servir. Ainsi n'essayez pas vainement de prendre la fuite; vos pieds ne sauraient vous le permettre, et nous ne pouvons nous-mêmes y consentir.»

À ces propos elle ne répondait mot, stupéfaite et confuse. Ils s'approchèrent, et le curé, la prenant par la main, continua de la sorte:

«Ce que nous cachent vos habits, madame, vos cheveux nous l'ont découvert: clairs indices que ce ne sont pas de faibles motifs qui ont travesti votre beauté sous ce déguisement indigne d'elle, et qui vous ont amenée au fond de cette solitude, où nous sommes heureux de vous trouver, sinon pour donner un remède à vos maux, au moins pour vous offrir des conseils. Aucun mal, en effet, ne peut, tant que la vie dure, arriver à cette extrémité que celui qui l'éprouve ne veuille pas même écouter l'avis qui lui est offert avec bonne intention. Ainsi donc, ma chère dame, ou mon cher monsieur, ou ce qu'il vous plaira d'être, remettez-vous de l'effroi que vous a causé notre vue, et contez-nous votre bonne ou mauvaise fortune, sûre qu'en nous tous ensemble, et en chacun de nous, vous trouverez qui vous aide à supporter vos malheurs en les partageant.»

Pendant que le curé parlait ainsi, la belle travestie demeurait interdite et comme frappée d'un charme; elle les regardait tour à tour, sans remuer les lèvres et sans dire une parole, semblable à un jeune paysan auquel on montre à l'improviste des choses rares et qu'il n'a jamais vues. Enfin, le curé continuant ses propos affectueux, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence:

«Puisque la solitude de ces montagnes, dit-elle, n'a pu me cacher aux regards, et que mes cheveux en s'échappant ne permettent plus à ma langue de mentir, en vain voudrais-je feindre à présent, et dire ce qu'on ne croirait plus que par courtoisie. Cela posé, je dis, seigneurs, que je vous suis très-obligée des offres de service que vous m'avez faites, et qu'elles m'ont mise dans l'obligation de vous satisfaire en tout ce que vous m'avez demandé. Je crains bien, à vrai dire, que la relation de mes infortunes, telle que je vous la ferai, ne vous cause autant de contrariété que de compassion, car vous ne trouverez ni remède pour les guérir, ni consolation pour en adoucir l'amertume. Mais néanmoins, pour que mon honneur ne soit pas compromis dans votre pensée, après que vous m'avez reconnue pour femme, que vous m'avez vue jeune, seule et dans cet équipage, toutes choses qui peuvent, ensemble ou séparément, détruire tout crédit d'honnêteté, je me décide à vous dire ce que j'aurais voulu qu'il me fût possible de taire.»

Ce petit discours fut adressé tout d'une haleine par cette charmante fille aux trois amis, avec une voix si douce et tant d'aisance de langage, que la grâce de son esprit ne leur causa pas moins de surprise que sa beauté. Ils répétèrent leurs offres de service, et lui firent de nouvelles instances pour qu'elle remplît ses promesses; elle alors, sans se faire prier davantage, après avoir décemment remis sa chaussure et relevé ses cheveux, prit pour siège une grosse pierre, autour de laquelle s'assirent les trois auditeurs, puis, se faisant violence pour retenir quelques larmes qui lui venaient aux yeux, d'une voix sonore et posée, elle commença ainsi l'histoire de sa vie:

«Dans cette Andalousie qui nous avoisine, est une petite ville dont un duc prend son titre, et qui le met au rang de ceux qu'on appelle grands d'Espagne[176]. Ce duc a deux fils: l'aîné, héritier de ses États, l'est aussi, selon toute apparence, de ses belles qualités; quant au cadet, je ne sais de quoi il est héritier, si ce n'est des ruses de Ganelon ou des trahisons de Vellido[177]. De ce seigneur mes parents sont vassaux, humbles de naissance, mais tellement pourvus de richesses que, si les biens de la nature eussent égalé pour eux ceux de la fortune, ils n'auraient pu rien désirer davantage, et moi, je n'aurais pas eu non plus à craindre de tomber dans la détresse où je me vois réduite, car tout mon malheur naît peut-être de ce qu'ils n'ont pas eu le bonheur de naître illustres. Il est vrai qu'ils ne sont pas d'extraction si basse qu'ils aient à rougir de leur condition; mais elle n'est pas si haute non plus qu'on ne puisse m'ôter de la pensée que de leur humble naissance viennent toutes mes infortunes. Ils sont laboureurs enfin, mais de sang pur, sans aucun mélange de race malsonnante, et, comme on dit, vieux chrétiens de la vieille roche, et si vieux, en effet, que leurs richesses et leur somptueux train de vie leur acquièrent peu à peu le nom d'hidalgos et même de gentilshommes. Cependant la plus grande richesse et la plus grande noblesse dont ils se fissent gloire, c'était de m'avoir pour fille. Aussi, comme ils n'ont pas d'autres enfants pour hériter d'eux, et qu'ils m'ont toujours tendrement chérie, j'étais bien une des filles les plus doucement choyées que jamais choyèrent de bons parents. J'étais le miroir où ils se miraient, le bâton où s'appuyait leur vieillesse, le but unique où tendaient tous leurs désirs, qu'ils mesuraient sur la volonté du ciel, et dont les miens, en retour de leur bonté, ne s'écartaient sur aucun point. Et de la même manière que j'étais maîtresse de leurs coeurs, je l'étais aussi de leurs biens. C'est moi qui admettais ou congédiais les domestiques, et le compte de tout ce qui était semé ou récolté passait par mes mains. Les moulins d'huile, les pressoirs de vin, les troupeaux de grand et de petit bétail, les ruches d'abeilles, finalement tout ce que peut avoir un riche laboureur comme mon père, était remis à mes soins. J'étais le majordome et la dame, et j'en remplissais les fonctions avec tant de sollicitude et tant à leur satisfaction, que je ne saurais parvenir à vous l'exprimer. Les moments de la journée qui me restaient, après avoir donné les ordres aux contremaîtres, aux valets de ferme et aux journaliers, je les employais aux exercices permis et commandés à mon sexe, l'aiguille, le tambour à broder, et le rouet bien souvent. Si, pour me récréer, je laissais ces travaux, je me donnais le divertissement de lire quelque bon livre, ou de jouer de la harpe, car l'expérience m'a fait voir que la musique repose les esprits fatigués et soulage du travail de l'intelligence. Voilà quelle était la vie que je menais dans la maison paternelle; et si je vous l'ai contée avec tant de détails, ce n'est point par ostentation, pour vous faire entendre que je suis riche, mais pour que vous jugiez combien c'est sans ma faute que je suis tombée de cette heureuse situation au triste état où je me trouve à présent réduite. En vain je passais ma vie au milieu de tant d'occupations, et dans une retraite si sévère qu'elle pourrait se comparer à celle d'un couvent, n'étant vue de personne, à ce que j'imaginais, si ce n'est des gens de la maison, car les jours que j'allais à la messe, c'était de si grand matin, accompagnée de ma mère et de mes femmes, si bien voilée d'ailleurs et si timide, qu'à peine mes yeux voyaient plus de terre que n'en foulaient mes pieds. Et néanmoins les yeux de l'amour, ou de l'oisiveté, pour mieux dire, plus perçants que ceux du lynx, me livrèrent aux poursuites de don Fernand. C'est le nom du second fils de ce duc dont je vous ai parlé.»

À peine ce nom de don Fernand fut-il sorti de la bouche de celle qui racontait son histoire, que Cardénio changea de visage et se mit à frémir de tout son corps avec une si visible altération, que le curé et le barbier, ayant jeté les yeux sur lui, craignirent qu'il ne fût pris de ces accès de folies dont ils avaient ouï dire qu'il était de temps en temps attaqué. Mais Cardénio, pourtant, ne fit pas autre chose que de suer et de trembler, sans bouger de place, et d'attacher fixement ses regards sur la belle paysanne, imaginant bien qui elle était. Celle-ci, sans prendre garde aux mouvements convulsifs de Cardénio, continua de la sorte son récit:

«Ses yeux ne m'eurent pas plutôt aperçue, qu'il se sentit, comme il le dit ensuite, enflammé de ce violent amour dont il donna bientôt des preuves. Mais, pour arriver plus vite au terme de l'histoire de mes malheurs, je veux passer sous silence les démarches que fit don Fernand pour me déclarer ses désirs. Il suborna tous les gens de ma maison, il fit mille cadeaux et offrit mille faveurs à mes parents; les jours étaient de perpétuelles fêtes dans la rue que j'habitais, et, pendant la nuit, les sérénades ne laissaient dormir personne; les billets en nombre infini qui, sans que je susse comment, parvenaient en mes mains, étaient remplis d'amoureux propos, et contenaient moins de syllabes que de promesses et de serments. Tout cela, cependant, loin de m'attendrir, m'endurcissait, comme s'il eût été mon plus mortel ennemi, et que tous les efforts qu'il faisait pour me séduire, il les eût faits pour m'irriter. Ce n'est pas que je ne reconnusse tout le mérite personnel de don Fernand, et que je tinsse à outrage les soins qu'il me rendait; j'éprouvais, au contraire, je ne sais quel contentement à me voir estimée et chérie par un si noble cavalier, et je n'avais nul déplaisir à lire mes louanges dans ses lettres: car il me semble qu'à nous autres femmes, quelque laides que nous soyons, il est toujours doux de nous entendre appeler jolies. Mais ce qui m'empêchait de fléchir, c'était le soin de mon honneur, c'étaient les continuels conseils que me donnaient mes parents, lesquels avaient bien facilement découvert l'intention de don Fernand, qui ne se mettait d'ailleurs point en peine que tout le monde la connût. Ils me disaient qu'en ma vertu seule reposaient leur honneur et leur considération; que je n'avais qu'à mesurer la distance qui me séparait de don Fernand, pour reconnaître que ses vues, bien qu'il dît le contraire, se dirigeaient plutôt vers son plaisir que vers mon intérêt; ils ajoutaient que si je voulais y mettre un obstacle et l'obliger à cesser ses offensantes poursuites, ils étaient prêts à me marier sur-le-champ avec qui je voudrais choisir non- seulement dans notre ville, mais dans celles des environs, puisqu'on pouvait tout espérer de leur grande fortune et de ma bonne renommée. Ces promesses et leurs avis, dont je sentais la justesse, fortifiaient si bien ma résolution, que jamais je ne voulus répondre à don Fernand un mot qui pût lui montrer, même au loin, l'espérance de voir ses prétentions satisfaites. Toutes ces précautions de ma vigilance, qu'il prenait sans doute pour des dédains, durent enflammer davantage ses coupables désirs; c'est le seul nom que je puisse donner à l'amour qu'il me témoignait, car, s'il eût été ce qu'il devait être, je n'aurais pas eu l'occasion de vous en parler à cette heure. Finalement, don Fernand apprit que mes parents cherchaient à m'établir, afin de lui ôter l'espoir de me posséder, ou du moins que j'eusse plus de gardiens pour me défendre. Cette nouvelle ou ce soupçon suffit pour lui faire entreprendre ce que je vais vous raconter.

«Une nuit, j'étais seule dans mon appartement, sans autre compagnie que celle d'une femme de chambre, ayant eu soin de bien fermer les portes, dans la crainte que la moindre négligence ne mît mon honneur en péril. Tout à coup, sans pouvoir imaginer comment cela se fit, au milieu de tant de précautions, dans la solitude et le silence de ma retraite, tout à coup il parut devant moi. Cette vue me troubla de manière qu'elle m'ôta la lumière des yeux et la parole de la langue; je ne pus pas même jeter des cris pour appeler au secours, et je crois qu'il ne m'aurait pas laissé le temps de crier, car aussitôt il s'approcha de moi, et me prenant dans ses bras, puisque je n'avais pas la force de me défendre, tant j'étais troublée, il se mit à tenir de tels propos, que je ne sais comment le mensonge peut être assez habile pour les arranger de manière à les faire croire des vérités. Le traître faisait d'ailleurs en sorte que les larmes donnassent crédit à ses paroles, et les soupirs à ses intentions. Moi, pauvre enfant, seule parmi les miens, et sans expérience de semblables rencontres, je commençai, ne sachant comment, à tenir pour vraies toutes ces faussetés, non de façon, cependant, qu'elles me donnassent plus qu'une simple compassion pour ses soupirs et ses pleurs. Aussi, revenant un peu de ma première alarme, je retrouvai mes esprits éperdus, et je lui dis avec plus de courage que je n'avais cru pouvoir en conserver: «Si, comme je suis dans vos bras, seigneur, j'étais entre les griffes d'un lion furieux, et qu'il fallût, pour m'en délivrer avec certitude, faire ou dire quelque chose au détriment de ma vertu, il ne me serait pas plus possible de le faire ou de le dire qu'il n'est possible que ce qui a été ne fût pas. Ainsi donc, si vous tenez mon corps enserré dans vos bras, moi, je tiens mon âme retenue par mes bons sentiments, qui sont aussi différents des vôtres que vous le verriez, s'il vous convenait d'user de violence pour les satisfaire. Je suis votre vassale, mais non votre esclave; la noblesse de votre sang ne vous donne pas le droit de mépriser, de déshonorer l'humilité du mien; et je m'estime autant, moi paysanne et vilaine, que vous gentilhomme et seigneur. Vos forces n'ont aucune prise sur moi, ni vos richesses aucune influence; vos paroles ne peuvent me tromper, ni vos soupirs et vos larmes m'attendrir. Mais, si je voyais quelqu'une des choses que je viens d'énumérer dans celui que mes parents ne donneraient pour époux, alors ma volonté se plierait à la sienne, et lui serait vouée à jamais. De manière que, même à contre-coeur, pourvu que mon honneur fût intact, je vous livrerais volontairement, seigneur, ce que vous voulez maintenant m'arracher par la violence. C'est vous dire que jamais personne n'obtiendra de moi la moindre faveur qu'il ne soit mon légitime époux. — S'il ne faut que cela pour te satisfaire, me répondit le déloyal chevalier, vois, charmante Dorothée (c'est le nom de l'infortunée qui vous parle), je t'offre ma main, et je jure d'être ton époux, prenant pour témoins de mon serment les cieux, auxquels rien n'est caché, et cette sainte image de la mère de Dieu, que voilà devant nous.»

Au moment où Cardénio l'entendit se nommer Dorothée, il fut repris de ses mouvements convulsifs, et acheva de se confirmer dans la première opinion qu'il avait eue d'elle. Mais, ne voulant pas interrompre l'histoire dont il prévoyait et savait presque la fin, il lui dit seulement:

«Quoi! madame, Dorothée est votre nom? J'ai ouï parler d'une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Mais continuez votre récit: un temps viendra où je vous dirai des choses qui ne vous causeront pas moins d'étonnement que de pitié.»

À ces propos de Cardénio, Dorothée jeta les yeux sur lui, considéra son étrange et misérable accoutrement, puis le pria, s'il savait quelque chose qui la concernât, de le dire aussitôt.

«Tout ce que la fortune m'a laissé, ajouta-t-elle, c'est le courage de souffrir et de résister à quelque désastre qui m'atteigne, bien assurée qu'il n'en est aucun dont mon infortune puisse s'accroître.

— Je n'aurais pas perdu un instant, madame, à vous dire ce que je pense, répondit Cardénio, si j'étais sûr de ne pas me tromper dans mes suppositions; mais l'occasion de les dire n'est pas venue, et il ne vous importe nullement encore de les connaître.

— Comme il vous plaira, reprit Dorothée; je reviens à mon histoire.

«Don Fernand, saisissant une image de la Vierge, qui se trouvait dans ma chambre, la plaça devant nous pour témoin de nos fiançailles, et m'engagea, sous les serments les plus solennels et les plus formidables, sa parole d'être mon mari. Cependant, avant qu'il achevât de les prononcer, je lui dis qu'il prît bien garde à ce qu'il allait faire; qu'il considérât le courroux que son père ne manquerait pas de ressentir en le voyant épouser une paysanne, sa vassale; qu'il ne se laissât point aveugler par la beauté que je pouvais avoir, puisqu'il n'y trouverait pas une excuse suffisante de sa faute, et que, si son amour le portait à me vouloir quelque bien, il laissât plutôt mon sort se modeler sur ma naissance: car jamais des unions si disproportionnées ne réussissent, et le bonheur qu'elles donnent au commencement n'est pas de longue durée. Je lui exposai toutes ces raisons que vous venez d'entendre, et bien d'autres encore dont je ne me souviens plus; mais elles ne purent l'empêcher de poursuivre son dessein, de la même manière que celui qui emprunte, pensant ne pas payer, ne regarde guère aux conditions du contrat. Dans ce moment, je fis, à part moi, un rapide discours, et je me dis à moi-même: «Non, je ne serai pas la première que le mariage élève d'une humble à une haute condition; et don Fernand ne sera pas le premier auquel les charmes de la beauté, ou plutôt une aveugle passion, aient fait prendre une compagne disproportionnée à la grandeur de sa naissance.

Puisque je ne veux ni changer le monde, ni faire de nouveaux usages, j'aurai raison de saisir cet honneur que m'offre la fortune: car, dût l'affection qu'il me témoigne ne pas durer au delà de l'accomplissement de ses désirs, enfin je serai son épouse devant Dieu. Au contraire, si je veux l'éloigner par mes dédains et mes rigueurs, je le vois en un tel état, qu'oubliant toute espèce de devoir, il usera de violence, et je resterai, non- seulement sans honneur, mais sans excuse de la faute que pourra me reprocher quiconque ne saura pas combien j'en suis exempte. Quelles raisons auraient, en effet, le pouvoir de persuader à mes parents et aux autres que ce gentilhomme est entré dans ma chambre sans mon consentement?» Toutes ces demandes et ces réponses, mon imagination se les fit en un instant; mais ce qui commença surtout à m'ébranler et à me pousser, sans que je le susse, à ma perdition, ce furent les serments et les imprécations de don Fernand, les témoins qu'il invoquait, les larmes qu'il répandait en abondance, et finalement les charmes de sa bonne mine, qui, soutenus par tant de véritable amour, auraient pu vaincre tout autre coeur aussi libre, aussi sage que le mien. J'appelai la fille qui me servait, pour qu'elle se joignît sur la terre aux témoins invoqués dans le ciel; don Fernand renouvela et confirma ses premiers serments; il prit de nouveaux saints à témoin; il se donna mille malédictions s'il ne remplissait point sa promesse; ses yeux se mouillèrent encore de larmes, sa bouche s'enflamma de soupirs; il me serra davantage entre ses bras, dont je n'avais pu me dégager un seul instant; enfin, quand ma servante eut de nouveau quitté l'appartement, il mit le comble à mon déshonneur et à sa trahison.

«Le jour qui succéda à la nuit de ma perte ne venait point, à ce que je crois, aussi vite que le souhaitait don Fernand: car, après avoir assouvi un désir criminel, il n'en est pas de plus vif que celui de s'éloigner des lieux où on l'a satisfait. C'est du moins ce que je pensai quand je vis don Fernand mettre tant de hâte à partir. Cette même servante qui l'avait amené jusqu'en ma chambre le conduisit hors de la maison avant que le jour parut. Quand il me fit ses adieux, il me répéta, quoique avec moins d'empressement et d'ardeur qu'à son arrivée, que je fusse tranquille sur sa foi, que je crusse ses serments aussi valables que sincères; et, pour donner plus de poids à ses paroles, il tira de son doigt un riche anneau qu'il mit au mien. Enfin, il me quitta, et moi, je restai, je ne sais trop si ce fut triste ou gaie. Ce que je puis dire, c'est que je demeurai confuse et rêveuse, et presque hors de moi d'un tel événement, sans avoir le courage ou même la pensée de gronder ma fille de compagnie pour la trahison qu'elle avait commise en cachant don Fernand dans ma propre chambre; car je ne pouvais encore décider si ce qui venait de m'arriver était un bien ou un mal. J'avais dit à don Fernand, au moment de son départ, qu'il pourrait employer la même voie pour me visiter d'autres nuits secrètement, puisque j'étais à lui, jusqu'à ce qu'il lui convînt de publier notre mariage. Mais il ne revint plus, si ce n'est la nuit suivante, et je ne pus plus le voir, ni dans la rue, ni à l'église, pendant tout un mois que je me fatiguai vainement à le chercher, bien que je susse qu'il n'avait pas quitté la ville, et qu'il se livrait la plupart du temps à l'exercice de la chasse, qu'il aimait avec passion. Je sais, hélas! combien ces jours me parurent longs et ces heures amères; je sais que je commençai à douter de sa bonne foi, et même à cesser d'y croire; je sais aussi que ma servante entendit alors les reproches que je ne lui avais pas faits auparavant pour me plaindre de son audace; je sais enfin qu'il me fallut me faire violence pour retenir mes pleurs et composer mon visage, afin de ne pas obliger mes parents à me demander le sujet de mon affliction, et de ne pas être obligée moi-même de recourir avec eux au mensonge. Mais cet état forcé dura peu. Le moment vint bientôt où je perdis toute patience, où je foulai aux pieds toute considération et toute retenue, où je fis enfin éclater mon courroux au grand jour. Ce fut lorsque, au bout de quelque temps, on répandit chez nous la nouvelle que, dans une ville voisine, don Fernand s'était marié avec une jeune personne d'une beauté merveilleuse et de noble famille, mais pas assez riche, néanmoins, pour avoir pu prétendre, avec sa seule dot, à si haute union. On disait qu'elle se nommait Luscinde, et l'on racontait aussi des choses étranges arrivées pendant la cérémonie des fiançailles.»

Quand il entendit le nom de Luscinde, Cardénio ne fit autre chose que de plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et laisser bientôt couler sur ses joues deux ruisseaux de larmes. Dorothée n'interrompit point pour cela le fil de son histoire, et continua de la sorte:

«Cette triste nouvelle arriva promptement jusqu'à moi; mais, au lieu de se glacer en l'apprenant, mon coeur s'enflamma d'une telle rage, qu'il s'en fallut peu que je ne sortisse de la maison, et ne parcourusse à grands cris les rues de la ville pour publier l'infâme trahison dont j'étais victime. Mais cette fureur se calma par la pensée qui me vint d'un projet que je mis en oeuvre dès la nuit suivante. Je m'habillai de ces vêtements, que me donna un domestique de mon père, de ceux qu'on appelle _zagals _chez les laboureurs, auquel j'avais découvert toute ma funeste aventure, et que j'avais prié de m'accompagner jusqu'à la ville, où j'espérais rencontrer mon ennemi. Ce zagal, après m'avoir fait des remontrances sur l'audace et l'inconvenance de ma résolution, m'y voyant bien déterminée, s'offrit, comme il le dit, à me tenir compagnie jusqu'au bout du monde. Aussitôt j'enfermai dans un sac de toile un habillement de femme, ainsi que de l'argent et des bijoux pour me servir au besoin, et, dans le silence de la nuit, sans rien dire de mon départ à la perfide servante, je quittai la maison, accompagnée du zagal, et assaillie de mille pensées confuses. Je pris à pied le chemin de la ville; mais le désir d'arriver me donnait des ailes, afin de pouvoir, sinon empêcher ce que je croyais achevé sans retour, au moins demander à don Fernand de quel front il en avait agi de la sorte. J'arrivai en deux jours et demi au but de mon voyage, et, tout en entrant dans la ville, je m'informai de la maison des parents de Luscinde. Le premier auquel j'adressai cette question me répondit plus que je n'aurais voulu en apprendre. Il m'indiqua leur maison, et me raconta tout ce qui s'était passé aux fiançailles de leur fille, chose tellement publique dans la ville, qu'elle faisait la matière de tous les entretiens et de tous les caquets. Il me dit que la nuit où fut célébré le mariage de don Fernand avec Luscinde, celle-ci, après avoir prononcé le _oui _de le prendre pour époux, avait été saisie d'un long évanouissement, et que son époux, l'ayant voulu délacer pour lui donner de l'air, trouva un billet écrit de la main même de Luscinde, où elle déclarait qu'elle ne pouvait être l'épouse de don Fernand, parce qu'elle était celle de Cardénio (un noble cavalier de la même ville, à ce que me dit cet homme), et que, si elle avait donné à don Fernand le _oui _conjugal, c'était pour ne point désobéir à ses parents. Enfin, ce billet faisait entendre, dans le reste de son contenu, qu'elle avait pris la résolution de se tuer à la fin des épousailles, et donnait les raisons qui l'obligeaient à s'ôter la vie. Cette intention était, dit-on, clairement confirmée d'ailleurs par un poignard qu'on trouva caché sous ses habits de noce. À cette vue, don Fernand, se croyant joué et outragé par Luscinde, se jeta sur elle avant qu'elle fût revenue de son évanouissement, et voulut la percer de ce même poignard qu'on avait trouvé dans son sein; ce qu'il aurait fait, si les parents et les assistants ne l'eussent retenu. On ajoute que don Fernand sortit aussitôt, et que Luscinde ne revint à elle que le lendemain; qu'alors elle conta à ses parents comment elle était la véritable épouse de ce Cardénio dont je viens de parler. J'appris encore, d'après les bruits qui couraient, que Cardénio s'était trouvé présent aux fiançailles, et que, voyant sa maîtresse mariée, ce qu'il n'avait jamais cru possible, il avait quitté la ville en désespéré, après avoir écrit une lettre où, se plaignant de l'affront que Luscinde lui faisait, il annonçait qu'on ne le verrait plus. Tout cela était de notoriété publique dans la ville, et l'on n'y parlait pas d'autre chose. Mais on parla bien davantage encore, quand on sut que Luscinde avait disparu de la maison de son père, et même de la ville, car on l'y chercha vainement; et ses malheureux parents en perdaient l'esprit, ne sachant quel moyen prendre pour la retrouver. Toutes ces nouvelles ranimèrent un peu mes espérances, et je me crus plus heureuse de n'avoir pas trouvé don Fernand que de l'avoir trouvé marié. Il me sembla, en effet, que mon malheur n'était pas sans remède, et je m'efforçais de me persuader que peut-être le ciel avait mis cet obstacle imprévu au second mariage pour lui rappeler les engagements pris au premier, pour le faire réfléchir à ce qu'il était chrétien, et plus intéressé au salut de son âme qu'à toutes les considérations humaines. Je roulais toutes ces pensées dans ma tête, me consolant sans sujet de consolation, et rêvant de lointaines espérances, pour soutenir une vie que j'ai prise en haine à présent.

«Tandis que je parcourais la ville sans savoir que résoudre, puisque je n'avais pas rencontré don Fernand, j'entendis le crieur public annoncer dans les rues une grande récompense pour qui me trouverait, donnant le signalement de mon âge, de ma taille, des habits dont j'étais vêtue. J'entendis également rapporter, comme un ouï-dire, que le valet qui m'accompagnait m'avait enlevée de la maison paternelle. Ce nouveau coup m'alla jusqu'à l'âme; je vis avec désespoir à quel degré de flétrissure était tombée ma réputation, puisqu'il ne suffisait pas que je l'eusse perdue par ma fuite, et qu'on me donnait pour complice un être si vil et si indigne de fixer mes pensées. Aussitôt que j'entendis publier ce ban, je quittai la ville, suivie de mon domestique, qui commençait à montrer quelque hésitation dans la fidélité à toute épreuve qu'il m'avait promise. La même nuit, dans la crainte d'être découverts, nous pénétrâmes jusqu'au plus profond de ces montagnes; mais, comme on dit, un malheur en appelle un autre, et la fin d'une infortune est d'ordinaire le commencement d'une plus grande. C'est ce qui m'arriva; car dès que mon bon serviteur, jusque-là si sûr et si fidèle, se vit seul avec moi dans ce désert, poussé de sa perversité plutôt que de mes attraits, il voulut saisir l'occasion que semblait lui offrir notre solitude absolue. Sans respect pour moi et sans crainte de Dieu, il osa me tenir d'insolents discours; et, voyant avec quel juste mépris je repoussais ses imprudentes propositions, il cessa les prières dont il avait d'abord essayé, et se mit en devoir d'employer la violence. Mais le ciel, juste et secourable, qui manque rarement d'accorder son regard et son aide aux bonnes intentions, favorisa si bien les miennes, que, malgré l'insuffisance de mes forces, je le fis, sans grand peine, rouler dans un précipice, où je le laissai, mort ou vif. Aussitôt, et plus rapidement que ma fatigue et mon effroi ne semblaient le permettre, je m'enfonçai dans ces montagnes, sans autre dessein que de m'y cacher, et d'échapper à mes parents ou à ceux qu'ils enverraient à ma poursuite. Il y a de cela je ne sais combien de mois. Je rencontrai presque aussitôt un gardien de troupeaux, qui me prit pour berger, et m'emmena dans un hameau, au coeur de la montagne. Je l'ai servi depuis ce temps, faisant en sorte d'être aux champs tout le jour, pour cacher ces cheveux qui viennent, bien à mon insu, de me découvrir. Mais toute mon adresse et toute ma sollicitude furent vaines à la fin. Mon maître vint à s'apercevoir que je n'étais pas homme, et ressentit les mêmes désirs coupables que mon valet. Comme la fortune ne donne pas toujours la ressource à côté du danger, et que je ne trouvais point de précipice pour y jeter le maître après le serviteur, je crus plus prudent de fuir encore et de me cacher une seconde fois dans ces âpres retraites, que d'essayer avec lui mes forces ou mes remontrances. Je revins donc chercher, parmi ces rochers et ces bois, un endroit où je pusse sans obstacle offrir au ciel mes soupirs et mes larmes, où je pusse le prier de prendre en pitié mes infortunes, et de me faire la grâce, ou d'en trouver le terme, ou de laisser ma vie dans ces solitudes, et d'y ensevelir la mémoire d'une infortunée qui a donné si innocemment sujet à la malignité de la poursuivre et de la déchirer.»

Chapitre XXIX

Qui traite du gracieux artifice qu'on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu'il accomplissait

«Telle est, seigneurs, la véritable histoire de mes tragiques aventures. Voyez et jugez maintenant si les soupirs que vous avez entendus s'échapper avec mes paroles, si les larmes que vous avez vues couler de mes yeux, n'avaient pas de suffisants motifs pour éclater avec plus d'abondance. En considérant la nature de mes disgrâces, vous reconnaîtrez que toute consolation est superflue, puisque tout remède est impossible. Je ne vous demande qu'une chose, qu'il vous sera facile de m'accorder: apprenez-moi où je pourrai passer ma vie sans être exposée à la perdre à tout instant par la crainte et les alarmes, tant je redoute que ceux qui me cherchent ne me découvrent à la fin. Je sais bien que l'extrême tendresse qu'ont pour moi mes parents me promet d'eux un bon accueil; mais j'éprouve une telle honte, seulement à penser que je paraîtrais en leur présence autrement qu'ils ne devaient l'espérer, que j'aime mieux m'exiler pour jamais de leur vue plutôt que de lire sur leur visage la pensée qu'ils ne trouvent plus sur le mien la pureté et l'innocence qu'ils attendaient de leur fille.»

Elle se tut en achevant ces paroles, et la rougeur qui couvrit alors son visage fit clairement connaître les regrets et la confusion dont son âme était remplie. Ce fut au fond des leurs que ceux qui avaient écouté le récit de ses infortunes ressentirent l'étonnement et la compassion qu'elle inspirait. Le curé voulait aussitôt lui donner des consolations et des avis, mais Cardénio le prévint:

«Quoi! madame, s'écria-t-il, vous êtes la belle Dorothée, la fille unique du riche Clenardo!»

Dorothée resta toute surprise quand elle entendit le nom de son père, et qu'elle vit la chétive apparence de celui qui le nommait, car on sait déjà de quelle manière était vêtu Cardénio.

«Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-elle, pour savoir ainsi le nom de mon père? Jusqu'à présent, si j'ai bonne mémoire, je ne l'ai pas nommé une seule fois dans le cours de mon récit.

— Je suis, répondit Cardénio, cet infortuné, que, suivant vous, madame, Luscinde a dit être son époux; je suis le malheureux Cardénio, que la perfidie du même homme qui vous a mise en l'état où vous êtes, a réduit à l'état où vous me voyez, nu, déchiré, privé de toute consolation sur la terre, et, ce qui est pire encore, privé de raison, car je n'en ai plus l'usage que lorsqu'il plaît au ciel de me l'accorder pour quelques instants. Oui, Dorothée, c'est moi qui fus le témoin et la victime des perversités de don Fernand; c'est moi qui attendis jusqu'à ce que Luscinde, le prenant pour époux, eût prononcé le _oui _fatal; mais qui n'eus pas assez de courage pour voir où aboutirait son évanouissement et la découverte du billet caché dans son sein, car mon âme n'eut pas assez de force pour supporter tant de malheurs à la fois. Je quittai la maison quand je perdis patience, et, laissant à mon hôte une lettre que je le priai de remettre aux mains de Luscinde, je m'en vins dans ce désert avec l'intention d'y finir ma vie, que j'ai détestée depuis lors comme mon ennemie mortelle. Mais le ciel n'a pas voulu me l'ôter, se bornant à m'ôter la raison, et me gardant peut-être pour le bonheur qui m'arrive de vous rencontrer aujourd'hui. Car, si tout ce que vous avez raconté est vrai, comme je le crois, il est possible que le ciel ait réservé pour tous deux une meilleure fin que nous ne pensons à nos désastres. S'il est vrai que Luscinde ne peut épouser don Fernand, parce qu'elle est à moi, comme elle l'a hautement déclaré, ni don Fernand l'épouser, parce qu'il est à vous, nous pouvons encore espérer que le ciel nous restitue ce qui nous appartient, puisque ces objets existent, et qu'ils ne sont ni aliénés ni détruits. Maintenant que cette consolation nous reste, non fondée sur de folles rêveries et de chimériques espérances, je vous supplie, madame, de prendre, en vos honnêtes pensées, une résolution nouvelle, telle que je pense la prendre moi-même, et de vous résigner à l'espoir d'un meilleur avenir. Quant à moi, je vous jure, foi de gentilhomme et de chrétien, de ne plus vous abandonner que vous ne soyez rendue à don Fernand. Si je ne pouvais, par le raisonnement, l'amener à reconnaître vos droits, j'userais alors de celui que me donne ma qualité de gentilhomme, pour le provoquer à juste titre au combat, en raison du tort qu'il vous cause, mais sans me rappeler mes propres offenses, dont je laisserai la vengeance au ciel, pour ne m'occuper que de celle des vôtres sur la terre.»

Ce que venait de dire Cardénio accrut tellement la surprise de Dorothée, que, ne sachant quelles grâces rendre à de telles offres de service, elle voulut se jeter à ses genoux et les embrasser, mais Cardénio l'en empêcha. Le bon licencié prit la parole pour tous deux, approuva le sage projet de Cardénio, et leur persuada par ses conseils et ses prières de l'accompagner à son village, où ils pourraient se fournir des choses qui leur manquaient, et prendre un parti pour chercher don Fernand, ramener Dorothée à la maison paternelle, ou faire enfin ce qui semblerait le plus convenable. Cardénio et Dorothée acceptèrent son offre avec des témoignages de reconnaissance. Le barbier, qui jusqu'alors avait écouté sans rien dire, fit aussi son petit discours, et s'offrit d'aussi bonne grâce que le curé à les servir autant qu'il en était capable. Par la même occasion, il conta brièvement le motif qui les avait amenés en cet endroit, ainsi que l'étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient l'écuyer, qu'ils avaient envoyé à sa recherche. Cardénio se ressouvint alors, mais comme en un songe, du démêlé qu'il avait eu avec don Quichotte, et raconta cette aventure, sans pouvoir toutefois indiquer le motif de la querelle. En ce moment, des cris se firent entendre; le curé et le barbier reconnurent aussitôt la voix de Sancho Panza, qui, ne les trouvant point dans l'endroit où il les avait laissés, les appelait à tue-tête. Ils allèrent tous à sa rencontre, et, comme ils lui demandaient avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sancho leur conta comment il l'avait trouvé, nu, en chemise, sec, maigre, jaune et mort de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée.

«Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu'elle lui ordonnait de quitter cet endroit et de s'en aller au Toboso, où elle restait à l'attendre; il m'a répondu qu'il était décidé à ne point paraître en présence de ses charmes, jusqu'à ce qu'il eût fait des prouesses qui le rendissent méritant de ses bonnes grâces. Mais, en vérité, si cela dure encore un peu, mon maître court grand risque de ne pas devenir empereur, comme il s'y est obligé, ni même archevêque, ce qui est bien le moins qu'il puisse faire. Voyez donc, au nom du ciel, comment il faut s'y prendre pour le tirer de là.»

Le licencié répondit à Sancho qu'il ne se mît pas en peine, et qu'on saurait bien l'arracher à sa pénitence, quelque dépit qu'il en eût. Aussitôt il conta à Cardénio et à Dorothée le moyen qu'ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou du moins pour le ramener à sa maison. Dorothée s'offrit alors de bonne grâce à jouer elle-même le rôle de la damoiselle affligée, qu'elle remplirait, dit-elle, mieux que le barbier, puisqu'elle avait justement des habits de femme qui lui permettaient de le faire au naturel, ajoutant qu'on pouvait se reposer sur elle du soin de représenter ce personnage comme il convenait au succès de leur dessein, parce qu'elle avait lu assez de livres de chevalerie pour savoir en quel style les damoiselles désolées demandaient un don aux chevaliers errants.

«À la bonne heure, donc, s'écria le curé; il n'est plus besoin que de se mettre à l'oeuvre. En vérité, la fortune se déclare en notre faveur; car, sans penser à vous le moins du monde, madame et seigneur, voilà qu'elle commence par notre moyen à rouvrir une porte à votre espérance, et qu'elle nous fait trouver en vous l'aide et le secours dont nous avions besoin.»

Dorothée tira sur-le-champ de son paquet une jupe entière de fine et riche étoffe, ainsi qu'un mantelet de brocart vert, et, d'un écrin, un collier de perles avec d'autres bijoux. En un instant, elle fut parée de manière à passer pour une riche et grande dame. Tous ces ajustements, elle les avait, dit-elle, emportés de la maison de ses parents pour s'en servir au besoin; mais elle n'avait encore eu nulle occasion d'en faire usage. Ils furent tous enchantés de sa grâce parfaite et de sa beauté singulière, et achevèrent de tenir don Fernand pour un homme de peu de sens, puisqu'il dédaignait tant d'attraits. Mais celui qui éprouvait le plus de surprise et d'admiration, c'était Sancho Panza. Jamais, en tous les jours de sa vie, il n'avait vu une si belle créature. Aussi demanda-t-il avec empressement au curé qui était cette si charmante dame, et qu'est-ce qu'elle cherchait à travers ces montagnes.

«Cette belle dame, mon ami Sancho, répondit le curé, est tout bonnement, sans que cela paraisse, l'héritière en droite ligne, et de mâle en mâle, du grand royaume de Micomicon: elle vient à la recherche de votre maître pour le prier de lui octroyer un don, lequel consiste à défaire un tort que lui a fait un déloyal géant; et c'est au bruit de la renommée de bon chevalier qu'a votre maître sur toute la surface de la terre, que cette princesse s'est mise en quête de lui depuis les côtes de la Guinée.

— Heureuse quête et heureuse trouvaille! s'écria Sancho transporté, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette offense et redresser ce tort, en tuant ce méchant drôle de géant que Votre Grâce vient de dire. Et oui, pardieu, il le tuera s'il le rencontre, à moins pourtant que ce ne soit un fantôme; car, contre les fantômes, mon seigneur est sans pouvoir. Mais, seigneur licencié, je veux, entre autres choses, vous demander une grâce. Pour qu'il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c'est là tout ce que je crains, vous feriez bien de lui conseiller de se marier tout de suite avec cette princesse: il se trouvera ainsi dans l'impossibilité de recevoir les ordres épiscopaux, et se décidera facilement à s'en tenir au titre d'empereur, ce qui sera le comble de mes souhaits. Franchement, j'y ai bien réfléchi, et je trouve, tout compté, qu'il ne me convient pas que mon maître soit archevêque; car enfin, je ne suis bon à rien pour l'Église, puisque je suis marié; et m'en aller maintenant courir après des dispenses pour que je puisse toucher le revenu d'une prébende, ayant, comme je les ai, femme et enfants, ce serait à n'en jamais finir. Ainsi donc, seigneur, tout le joint de l'affaire, c'est que mon maître se marie tout de suite avec cette dame, que je ne peux nommer par son nom, ne sachant pas encore comment elle s'appelle.

— Elle s'appelle, répondit le curé, la princesse Micomicona, car, son royaume s'appelant Micomicon, il est clair qu'elle doit s'appeler ainsi.

— Sans aucun doute, reprit Sancho, et j'ai vu bien des gens prendre pour nom de famille et de terre celui du lieu où ils sont nés, s'appelant Pedro de Alcala, ou Juan de Ubéda, ou Diégo de Valladolid; et ce doit être aussi l'usage, par là en Guinée, que les reines prennent le nom de leur royaume.

— C'est probable, répondit le curé; et, quant au mariage de votre maître, croyez que j'y emploierai toutes les ressources de mon éloquence.»

Sancho demeura aussi satisfait de cette promesse que le curé surpris de sa simplicité, en voyant que les contagieuses extravagances de son maître s'étaient si bien nichées dans sa cervelle, qu'il croyait très-sérieusement le voir devenir empereur quelque beau jour.

Pendant cet entretien, Dorothée s'était mise à cheval sur la mule du curé, et le barbier avait ajusté à son menton la barbe de queue de vache. Ils dirent alors à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte, mais en l'avertissant bien qu'il ne fît pas semblant de connaître le curé et le barbier, car c'était en cela que consistait tout le prestige pour faire devenir son maître empereur. Pour le curé et Cardénio, ils ne voulurent pas les accompagner, Cardénio dans la crainte que don Quichotte ne se rappelât leur querelle, et le curé parce que sa présence n'était alors d'aucune utilité. Ils les laissèrent prendre les devants, et les suivirent à pied sans presser leur marche. Le curé avait cru prudent d'enseigner à Dorothée comment elle devait s'y prendre; mais celle-ci lui avait répondu d'être sans crainte à cet égard, et que tout se ferait exactement comme l'exigeaient les descriptions et les récits des livres de chevalerie.

Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d'un groupe de roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que Dorothée l'eut aperçu, et qu'elle eut appris de Sancho que c'était don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier. En arrivant près de lui, l'écuyer sauta de sa mule et prit Dorothée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec beaucoup d'aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don Quichotte, et, bien que celui-ci fît tous ses efforts pour la relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:

«D'ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier, que votre magnanime courtoisie ne m'ait octroyé un don, lequel tournera à l'honneur et gloire de votre personne et au profit de la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait éclairée jusqu'à présent. Et, s'il est vrai que la valeur de votre invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée, vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l'infortunée qui vient de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous chercher pour remède à ses malheurs.

— Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit don Quichotte, et n'écouterai rien de vos aventures que vous ne soyez relevée de terre.

— Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit octroyé le don que j'implore.

— Je vous l'octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu qu'il ne doive pas s'accomplir au préjudice et au déshonneur de mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon coeur et de ma liberté.

— Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous venez de nommer, mon bon seigneur,» reprit la dolente damoiselle.

Mais, comme elle allait continuer, Sancho s'approcha de l'oreille de son maître, et lui dit tout bas:

«Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don qu'elle réclame; c'est l'affaire de rien; il ne s'agit que de tuer un gros lourdaud de géant; et celle qui vous demande ce petit service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon en Éthiopie.

— Qui qu'elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je suis obligé de faire et ce que me dicte ma conscience, d'accord avec les lois de ma profession.»

Puis se tournant vers la damoiselle:

«Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il; je lui octroie le don qu'il lui plaira de me demander.

— Eh bien donc, s'écria la damoiselle, celui que je vous demande, c'est que votre magnanime personne s'en vienne sur-le-champ avec moi où je la conduirai, et qu'elle me promette de ne s'engager en aucune aventure, de ne s'engager en aucune querelle jusqu'à ce qu'elle m'ait vengée d'un traître qui, contre tout droit du ciel et des hommes, tient mon royaume usurpé.

— Je répète que je vous l'octroie, reprit don Quichotte; ainsi vous pouvez dès aujourd'hui, madame, chasser la mélancolie qui vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance évanouie. Avec l'aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le trône des grands États de vos ancêtres, en dépit de tous les félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à la besogne! car c'est, comme on dit, dans le retard que gît le péril.»

La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser les mains; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever et l'embrassa respectueusement; puis il ordonna à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l'armer lui-même sans délai. L'écuyer détacha les armes, qui pendaient comme un trophée aux branches d'un chêne, et, après avoir ajusté la selle du bidet, il arma son maître en un tour de main. Celui- ci, se voyant en équipage de guerre, s'écria:

«Allons maintenant, avec l'aide de Dieu, prêter la nôtre à cette grande princesse.» Le barbier se tenait encore à genoux, prenant grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle diligence don Quichotte s'apprêtait à l'aller accomplir, il se leva, prit sa maîtresse de la main qui n'était pas occupée, et la mit sur sa mule, avec l'aide du chevalier. Celui-ci enfourcha légèrement Rossinante, et le barbier s'arrangea sur sa monture; mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison. Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu'il lui semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur, n'ayant plus aucun doute qu'il ne se mariât avec cette princesse, et qu'il ne devînt ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule chose le chagrinait: c'était de penser que ce royaume était en terre de nègres, et que les gens qu'on lui donnerait pour vassaux seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une ressource, et il se dit à lui-même:

«Eh! que m'importe, après tout, que mes vassaux soient des nègres? Qu'ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en Espagne, où je les pourrai vendre à bon argent comptant? et de cet argent je pourrai m'acheter quelque titre ou quelque office qui me fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours. C'est cela; croyez-vous donc qu'on dorme des deux yeux, et qu'on n'ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de paille? Ah! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils noirs comme l'âme du diable. Venez, venez, et vous verrez si je suce mon pouce.»

Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content qu'il oubliait le désagrément d'aller à pied.

Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l'avaient regardée à travers les broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand trameur d'expédients, imagina bientôt ce qu'il fallait faire pour sortir d'embarras. Avec une paire de ciseaux qu'il portait dans un étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu'un collet noir, ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint. Cardénio fut si changé par cette toilette qu'il ne se serait pas reconnu lui-même, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et bien que les autres eussent pris les devants pendant qu'ils se déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le passage ne permettaient pas aux cavaliers d'aller aussi vite que les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s'arrêtèrent à la sortie de la montagne; et, dès que le curé vit venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder fixement, montrant par ses gestes qu'il cherchait à le reconnaître; puis, après l'avoir longtemps examiné, il s'en fut à lui, les bras ouverts, et s'écriant de toute la force de ses poumons:

«Qu'il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l'appui des affligés, la quintessence des chevaliers errants!»

En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu'il voyait faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec attention, et le reconnut à la fin. Étrangement surpris de le rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour mettre pied à terre; mais le curé ne voulait pas y consentir.

«Eh! seigneur licencié, s'écria-t-il alors, que Votre Grâce me laisse faire; il n'est pas juste que je reste à cheval, tandis que Votre Révérence est à pied.

— Je ne le souffrirai en aucune manière, répondit le curé; que Votre Grandeur reste à cheval, puisque c'est à cheval qu'elle affronte les plus grandes aventures et fait les plus merveilleuses prouesses dont notre âge ait eu le spectacle. Pour moi, prêtre indigne, il me suffira de monter en croupe d'une des mules de ces gentilshommes qui cheminent en compagnie de Votre Grâce, s'ils le veulent bien permettre, et je croirai tout au moins avoir pour monture le cheval Pégase, ou le zèbre sur lequel chevauchait ce fameux More Musaraque, qui, maintenant encore, gît enchanté dans la grande caverne Zuléma, auprès de la grande ville de Compluto[178].

— Je ne m'en avisais pas, en effet, seigneur licencié, reprit don Quichotte; mais je suis sûr que madame la princesse voudra bien, pour l'amour de moi, ordonner à son écuyer qu'il cède à Votre Grâce la selle de sa mule, et qu'il s'accommode de la croupe, si tant est que la bête souffre un second cavalier.

— Oui, vraiment, à ce que je crois, répondit la princesse; mais je sais bien aussi qu'il ne sera pas nécessaire que je donne des ordres au seigneur mon écuyer, car il est si courtois et si fait aux beaux usages de la cour, qu'il ne souffrira pas qu'un ecclésiastique aille à pied, pouvant aller à cheval.

— Assurément non,» ajouta le barbier; et, mettant aussitôt pied à terre, il offrit la selle au curé, qui l'accepta sans beaucoup de façons.

Mais le mal est que c'était une mule de louage, ce qui veut assez dire une méchante bête; et, quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva le train de derrière, et lança en l'air deux ruades, telles que, si elle les eût appliquées sur l'estomac ou sur la tête de maître Nicolas, il aurait bien pu donner au diable la venue de don Quichotte en ce monde. Ces ruades toutefois l'ébranlèrent si bien qu'il tomba par terre assez rudement, et avec si peu de souci de sa barbe qu'elle tomba d'un autre côté. S'apercevant alors qu'il l'avait perdue, il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher le visage dans les deux mains et de se plaindre que la maudite bête lui eût cassé les mâchoires. Quand don Quichotte vit ce paquet de poils, n'ayant après eux ni chair ni sang, loin du visage de l'écuyer tombé:

«Vive Dieu, s'écria-t-il, voici bien un grand miracle! elle lui a enlevé et arraché la barbe du menton comme on l'aurait tranchée d'un revers.»

Le curé, qui vit le danger que son invention courait d'être découverte, se hâta de ramasser la barbe, et la porta où gisait encore maître Nicolas, qui continuait à jeter des cris étouffés; puis, lui prenant la tête contre son estomac, il la lui rajusta d'un seul noeud, en marmottant sur lui quelques paroles qu'il dit être un certain charme[179] très-propre à faire reprendre une barbe, comme on allait le voir. En effet, dès qu'il eut attaché la queue, il s'éloigna, et l'écuyer se trouva aussi bien portant et aussi bien barbu qu'auparavant. Don Quichotte fut émerveillé d'une telle guérison, et pria le curé de lui apprendre, dès qu'il en trouverait le temps, les paroles de ce charme, dont la vertu lui semblait devoir s'étendre plus loin qu'à recoller des barbes; car il était clair que, dans les occasions où les barbes sont arrachées, la chair aussi doit être meurtrie, et que, si le charme guérissait le tout à la fois, il devait servir à la chair comme au poil. Le curé en convint, et promit de lui enseigner le charme à la première occasion.

Il fut alors arrêté que le curé monterait sur la mule, et que, de loin en loin, le barbier et Cardénio se relayeraient pour prendre sa place, jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtellerie, qui pouvait être à deux lieues de là. Trois étant donc à cheval, à savoir, don Quichotte, le curé et la princesse, et trois à pied, Cardénio, le barbier et Sancho Panza, le chevalier dit à la damoiselle:

«Que Votre Grandeur, madame, nous guide maintenant où il lui plaira.»

Mais, avant qu'elle répondît, le licencié prit la parole:

«Vers quel royaume veut nous guider Votre Seigneurie? Est-ce, par hasard, vers celui de Micomicon? C'est bien ce que j'imagine, ou, par ma foi, j'entends peu de chose en fait de royaumes.»

Dorothée, dont l'esprit était prêt à tout, comprit bien ce qu'elle devait répondre:

«Justement, seigneur, lui dit-elle, c'est vers ce royaume que je me dirige.

— En ce cas, reprit le curé, il faut que nous passions au beau milieu de mon village; de là, Votre Grâce prendra le chemin de Carthagène, où elle pourra s'embarquer à la garde de Dieu; si le vent est bon, la mer tranquille et le ciel sans tempêtes, en un peu moins de neuf ans vous serez en vue du grand lac Méona, je veux dire des Palus-Méotides, qui sont encore à cent journées de route en deçà du royaume de Votre Grandeur.

— Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit-elle, car il n'y a pas deux ans que j'en suis partie, sans avoir eu jamais le temps favorable, et cependant je suis parvenue à rencontrer l'objet de mes désirs, le seigneur don Quichotte de la Manche, dont la renommée a frappé mon oreille dès que j'eus mis le pied sur la terre d'Espagne. C'est le bruit de ses exploits qui m'a décidée à me mettre à sa recherche, pour me recommander à sa courtoisie, et confier la justice de ma cause à la valeur de son bras invincible.

— Assez, assez, madame, s'écria don Quichotte; faites trêve à mes louanges; je suis ennemi de toute espèce de flatterie, et, n'eussiez-vous pas cette intention, de tels discours néanmoins offensent mes chastes oreilles. Ce que je puis vous dire, madame, que j'aie ou non du courage, c'est que celui que j'ai ou que je n'ai pas, je l'emploierai à votre service jusqu'à perdre la vie. Et maintenant, laissant cela pour son temps, je prie le seigneur licencié de vouloir bien me dire quel motif l'a conduit en cet endroit, seul, sans valet, et vêtu tellement à la légère que j'en suis effrayé.

— À cette question, je répondrai brièvement, repartit le curé. Vous saurez donc, seigneur don Quichotte, que moi et maître Nicolas, notre ami et notre barbier, nous allions à Séville toucher certaine somme d'argent que vient de m'envoyer un mien parent qui est passé aux Indes, il y a bien des années; et vraiment la somme n'est pas à dédaigner, car elle monte à soixante mille piastres de bon aloi; et, comme nous passions hier dans ces lieux écartés, nous avons été surpris par quatre voleurs de grands chemins, qui nous ont enlevé jusqu'à la barbe, et si bien jusqu'à la barbe, que le barbier a trouvé bon de s'en mettre une postiche; et, quant à ce jeune homme qui nous suit (montrant Cardénio), ils l'ont mis comme s'il venait de naître. Ce qu'il y a de curieux, c'est que le bruit court dans tous les environs, que ces gens qui nous ont dévalisés sont des galériens qu'a mis en liberté, presque au même endroit, un homme si valeureux, qu'en dépit du commissaire et des gardiens, il leur a donné à tous la clef des champs. Sans nul doute cet homme avait perdu l'esprit, ou ce doit être un aussi grand scélérat que ceux qu'il a délivrés, un homme, enfin, sans âme et sans conscience, puisqu'il a voulu lâcher le loup au milieu des brebis, le renard parmi les poules et le frelon sur le miel; il a voulu frustrer la justice, se révolter contre son roi et seigneur naturel, dont il a violé les justes commandements; il a voulu, dis-je, ôter aux galères les bras qui les font mouvoir, et mettre sur pied la Sainte-Hermandad, qui reposait en paix depuis longues années; il a voulu finalement faire un exploit où se perdît son âme sans que son corps eût rien à gagner.»

Sancho avait raconté au curé et au barbier l'aventure des galériens dont son maître s'était tiré avec tant de gloire, et c'est pour cela que le curé appuyait si fort en la rapportant, afin de voir ce que ferait ou dirait don Quichotte. Le pauvre chevalier changeait de visage à chaque parole, et n'osait avouer qu'il était le libérateur de cette honnête engeance.

«Voilà, continua le curé, quelles gens nous ont détroussés et mis en cet état. Dieu veuille, en son infinie miséricorde, pardonner à celui qui ne les a pas laissé conduire au supplice qu'ils avaient mérité!»

Chapitre XXX

Qui traite de la finesse d'esprit que montra la belle Dorothée, ainsi que d'autres choses singulièrement divertissantes

Le curé n'avait pas fini de parler, que Sancho lui dit:

«Par ma foi, seigneur licencié, savez-vous qui a fait cette belle prouesse? c'est mon maître. Et pourtant je ne m'étais pas fait faute de lui dire, par avance, qu'il prît garde à ce qu'il allait faire, et que c'était un péché mortel que de leur rendre la liberté, puisqu'on les envoyait tous aux galères comme de fieffés coquins.

— Imbécile, s'écria don Quichotte, est-ce, par hasard, aux chevaliers errants à vérifier si les affligés, les enchaînés et les opprimés qu'ils trouvent sur les grands chemins, vont en cet état et dans ces tourments pour leurs fautes ou pour leurs mérites? Ils n'ont rien à faire qu'à les secourir à titre de malheureux, n'ayant égard qu'à leurs misères et non point à leurs méfaits. J'ai rencontré un chapelet de pauvres diables, tristes et souffrants, et j'ai fait pour eux ce qu'exige le serment de mon ordre: advienne que pourra. Quiconque y trouverait à redire, sauf toutefois le saint caractère du seigneur licencié et sa vénérable personne, je lui dirai qu'il n'entend rien aux affaires de la chevalerie, et qu'il ment comme un rustre mal-appris; je le lui ferai bien voir avec la lance ou l'épée, à pied ou à cheval, ou de telle manière qu'il lui plaira.»

En disant cela, don Quichotte s'affermit sur ses étriers, et enfonça son morion jusqu'aux yeux; car, pour le plat à barbe, qui était à son compte l'armet de Mambrin, il le portait pendu à l'arçon de sa selle, en attendant qu'il le remît des mauvais traitements que lui avaient fait essuyer les galériens.

Dorothée, qui était pleine de discrétion et d'esprit, connaissant déjà l'humeur timbrée de don Quichotte, dont elle savait bien que tout le monde se raillait, hormis Sancho Panza, ne voulut point demeurer en reste; et, le voyant si courroucé:

«Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce ne perde pas souvenance du don qu'elle m'a promis sur sa parole, en vertu de laquelle vous ne pouvez vous entremettre en aucune aventure, quelque pressante qu'elle puisse être. Calmez votre coeur irrité; car, assurément, si le seigneur licencié eût su que c'était à ce bras invincible que les galériens devaient leur délivrance, il aurait mis trois fois le doigt sur sa bouche, et se serait même mordu trois fois la langue, plutôt que de lâcher une parole qui pût causer à Votre Grâce le moindre déplaisir.

— Oh! je le jure, sur ma foi, s'écria le curé, et je me serais plutôt arraché la moustache.

— Je me tairai donc, madame, répondit don Quichotte; je réprimerai la juste colère qui s'était allumée dans mon âme, et me tiendrai tranquille et pacifique, jusqu'à ce que j'aie satisfait à la promesse que vous avez reçue de moi. Mais, en échange de ces bonnes intentions, je vous supplie de me dire, si toutefois vous n'y trouvez nul déplaisir, quel est le sujet de votre affliction, quels et combien sont les gens de qui je dois vous donner une légitime, satisfaisante et complète vengeance.

— C'est ce que je ferai de bien bon coeur, répondit Dorothée, s'il ne vous déplaît pas d'entendre des malheurs et des plaintes.

— Non, sans doute, répliqua don Quichotte.

— En ce cas, reprit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent leur attention.»

À peine eut-elle ainsi parlé, que Cardénio et le barbier se placèrent à côté d'elle, désireux de voir comment la discrète Dorothée conterait sa feinte histoire; et Sancho fit de même, aussi abusé que son maître sur le compte de la princesse. Pour elle, après s'être bien affermie sur sa selle, après avoir toussé et pris les précautions d'un orateur à son début, elle commença de la sorte, avec beaucoup d'aisance et de grâce:

«Avant tout, mes seigneurs, je veux faire savoir à Vos Grâces qu'on m'appelle…»

Ici, elle hésita un moment, ne se souvenant plus du nom que le curé lui avait donné; mais celui-ci, comprenant d'où partait cette hésitation, vint à son aide et lui dit:

«Il n'est pas étrange, madame, que Votre Grandeur se trouble et s'embarrasse dans le récit de ses infortunes. C'est l'effet ordinaire du malheur d'ôter parfois la mémoire à ceux qu'il a frappés, tellement qu'ils oublient jusqu'à leurs propres noms, comme il vient d'arriver à Votre Seigneurie, qui semble ne plus se souvenir qu'elle s'appelle la princesse Micomicona, légitime héritière du grand royaume de Micomicon. Avec cette simple indication, Votre Grandeur peut maintenant rappeler à sa triste mémoire tout ce qu'il lui plaira de nous raconter.

— Ce que vous dites est bien vrai, répondit la damoiselle; mais je crois qu'il ne sera plus désormais nécessaire de me rien indiquer ni souffler, et que je mènerai à bon port ma véridique histoire. La voici donc:

«Le roi mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, fut très-versé dans la science qu'on appelle magie. Il découvrit, à l'aide de son art, que ma mère, nommée la reine Xaramilla, devait mourir avant lui, et que lui-même, peu de temps après, passerait de cette vie dans l'autre, de sorte que je resterais orpheline de père et de mère. Il disait toutefois que cette pensée ne l'affligeait pas autant que de savoir, de science certaine, qu'un effroyable géant, seigneur d'une grande île qui touche presque à notre royaume, nommé Pantafilando de la Sombre-Vue (car il est avéré que, bien qu'il ait les yeux à leur place, et droits l'un et l'autre, il regarde toujours de travers, comme s'il était louche, ce qu'il fait par malice, pour faire peur à ceux qu'il regarde); mon père, dis-je, sut que ce géant, dès qu'il apprendrait que j'étais orpheline, devait venir fondre avec une grande armée sur mon royaume, et me l'enlever tout entier pièce à pièce, sans me laisser le moindre village où je pusse trouver asile; mais que je pourrais éviter ce malheur et cette ruine si je consentais à me marier avec lui. Du reste, mon père voyait bien que jamais je ne pourrais me résoudre à un mariage si disproportionné; et c'était bien la vérité qu'il annonçait: car jamais il ne m'est venu dans la pensée d'épouser ce géant, ni aucun autre, si grand et si colossal qu'il pût être. Mon père dit aussi qu'après qu'il serait mort, et que je verrais Pantafilando commencer à envahir mon royaume, je ne songeasse aucunement à me mettre en défense, ce qui serait courir à ma perte; mais que je lui abandonnasse librement la possession du royaume, si je voulais éviter la mort et la destruction totale de mes bons et fidèles vassaux, puisqu'il m'était impossible de résister à la force diabolique de ce géant. Il ajouta que je devais sur-le-champ prendre avec quelques-uns des miens le chemin des Espagnes, où je trouverais le remède à mes maux dans la personne d'un chevalier errant, dont la renommée s'étendrait alors dans tout ce royaume, et qui s'appellerait, si j'ai bonne mémoire, don Fricote, ou don Gigote…

— C'est don Quichotte qu'il aura dit, madame, interrompit en ce moment Sancho Panza, autrement dit le chevalier de la Triste- Figure.

— Justement, reprit Dorothée; il ajouta qu'il devait être haut de stature, sec de visage, et que, du côté droit, sous l'épaule gauche, ou près de là, il devait avoir une envie de couleur brune, avec quelques poils en manière de soies de sanglier.

— Approche ici, mon fils Sancho, dit aussitôt don Quichotte à son écuyer; viens m'aider à me déshabiller, car je veux voir si je suis le chevalier qu'annonce la prophétie de ce sage roi.

— Et pourquoi Votre Grâce veut-elle se déshabiller ainsi? demanda
Dorothée.

— Pour voir si j'ai bien cette envie dont votre père a parlé, répondit don Quichotte.

— Il n'est pas besoin de vous déshabiller pour cela, interrompit Sancho; je sais que Votre Grâce a justement une envie de cette espèce au beau milieu de l'épine du dos, ce qui est un signe de force dans l'homme.

— Cela suffit, reprit Dorothée; entre amis, il ne faut pas y regarder de si près. Qu'elle soit sur l'épaule, qu'elle soit sur l'échine, qu'elle soit où bon lui semble, qu'importe, pourvu que l'envie s'y trouve? après tout, c'est la même chair. Sans aucun doute, mon bon père a rencontré juste; et moi aussi, j'ai bien rencontré en m'adressant au seigneur don Quichotte, qui est celui dont mon père a parlé, car le signalement de son visage concorde avec celui de la grande renommée dont jouit ce chevalier, non- seulement en Espagne, mais dans toute la Manche. En effet, j'étais à peine débarquée à Osuna, que j'entendis raconter de lui tant de prouesses, qu'aussitôt le coeur me dit que c'était bien celui que je venais chercher.

— Mais comment Votre Grâce est-elle débarquée à Osuna, interrompit don Quichotte, puisque cette ville n'est pas un port de mer?»

Avant que Dorothée répondît, le curé prit la parole:

«Madame la princesse, dit-il, a sûrement voulu dire qu'après être débarquée à Malaga, le premier endroit où elle entendit raconter de vos nouvelles, ce fut Osuna.

— C'est bien cela que j'ai voulu dire, reprit Dorothée.

— Et maintenant rien n'est plus clair, ajouta le curé. Votre
Majesté peut poursuivre son récit.

— Je n'ai plus rien à poursuivre, répondit Dorothée, sinon qu'à la fin ç'a été une si bonne fortune de rencontrer le seigneur don Quichotte, que déjà je me regarde et me tiens pour reine et maîtresse de tout mon royaume; car, dans sa courtoisie et sa munificence, il m'a octroyé le don de me suivre où il me plairait de le mener, ce qui ne sera pas ailleurs qu'en face de Pantafilando de la Sombre-Vue, pour qu'il lui ôte la vie et me fasse restituer ce que ce traître a usurpé contre tout droit et toute raison. Tout cela doit arriver au pied de la lettre, comme l'a prophétisé Tinacrio le Sage, mon bon père, lequel a également laissé par écrit, en lettres grecques ou chaldéennes (je n'y sais pas lire), que si le chevalier de la prophétie, après avoir coupé la tête au géant, voulait se marier avec moi, je devais, sans réplique, me livrer à lui pour sa légitime épouse, et lui donner la possession de mon royaume en même temps que celle de ma personne.

— Eh bien! que t'en semble, ami Sancho! dit à cet instant don Quichotte; ne vois-tu pas ce qui se passe? ne te l'avais-je pas dit? Regarde si nous n'avons pas maintenant royaume à gouverner et reine à épouser?

— J'en jure par ma barbe, s'écria Sancho, et nargue du bâtard qui ne se marierait pas dès qu'il aurait ouvert le gosier au seigneur Pend-au-fil-en-dos. La reine est peut-être un laideron, hein! Que toutes les puces de mon lit ne sont-elles ainsi faites!»

En disant cela, il fit en l'air deux gambades, se frappant le derrière du talon, avec tous les signes d'une grande joie; puis il s'en fut prendre par la bride la mule de Dorothée, la fit arrêter, et se mettant à genoux devant la princesse, il la supplia de lui donner ses mains à baiser, en signe qu'il la prenait pour sa reine et maîtresse.

Qui des assistants aurait pu s'empêcher de rire, en voyant la folie du maître et la simplicité du valet? Dorothée, en effet, présenta sa main à Sancho, et lui promit de le faire grand seigneur dans son royaume, dès que le ciel lui aurait accordé la grâce d'en recouvrer la paisible possession. Sancho lui offrit ses remercîments en termes tels qu'il fit éclater de nouveaux rires.

«Voilà, seigneur, poursuivit Dorothée, ma fidèle histoire. Je n'ai plus rien à vous dire, si ce n'est que de tous les gens venus de mon royaume à ma suite, il ne me reste que ce bon écuyer barbu: tous les autres se sont noyés dans une grande tempête que nous essuyâmes en vue du port. Lui et moi, nous arrivâmes à terre sur deux planches, et comme par miracle, car tout est miracle et mystère dans le cours de ma vie, ainsi que vous l'aurez observé. Si j'ai dit des choses superflues, si je n'ai pas toujours rencontré aussi juste que je le devais, il faut vous en prendre à ce qu'a dit le seigneur licencié au commencement de mon récit, que les peines extraordinaires et continuelles ôtent la mémoire à ceux qui les endurent.

— Elles ne me l'ôteront point à moi, haute et valeureuse princesse, s'écria don Quichotte, quelque grandes et inouïes que soient celles que je doive endurer à votre service. Ainsi, je confirme de nouveau le don que je vous ai octroyé, et je jure de vous suivre au bout du monde, jusqu'à ce que je me voie en face de votre farouche ennemi, auquel j'espère bien, avec l'aide de Dieu et de mon bras, trancher la tête orgueilleuse sous le fil de cette… je n'ose dire bonne épée, grâce à Ginès de Passamont, qui m'a emporté la mienne.»

Don Quichotte dit ces derniers mots entre ses dents, et continua de la sorte:

«Après que je lui aurai tranché la tête, et que je vous aurai remise en paisible possession de vos États, vous resterez avec pleine liberté de faire de votre personne tout ce que bon vous semblera; car, tant que j'aurai la mémoire occupée, la volonté captive et l'entendement assujetti par celle… Je ne dis rien de plus, et ne saurais envisager, même en pensée, le projet de me marier, fût-ce avec l'oiseau phénix.»

Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, et de son refus de mariage, que, plein de courroux, il s'écria en élevant la voix:

«Je jure Dieu, et je jure diable, seigneur don Quichotte, que Votre Grâce n'a pas maintenant le sens commun! Comment est-il possible que vous hésitiez à épouser une aussi haute princesse que celle-là? Pensez-vous que la fortune va vous offrir à chaque bout de champ une bonne aventure comme celle qui se présente? est-ce que par hasard Mme Dulcinée est plus belle? Non, par ma foi, pas même de moitié, et j'ai envie de dire qu'elle n'est pas digne de dénouer les souliers de celle qui est devant nous. J'attraperai, pardieu, bien le comté que j'attends, si Votre Grâce se met à chercher des perles dans les vignes! Mariez-vous, mariez-vous vite, de par tous les diables, et prenez ce royaume qui vous tombe dans la main comme _vobis, vobis; _et quand vous serez roi, faites-moi marquis, ou gouverneur, et qu'ensuite Satan emporte tout le reste.»

Don Quichotte, qui entendit proférer de tels blasphèmes contre sa Dulcinée, ne put se contenir. Il leva sa pique par le manche, et sans adresser une parole à Sancho, sans crier gare, il lui déchargea sur les reins deux coups de bâton tels qu'il le jeta par terre, et que, si Dorothée ne lui eût crié de finir, il l'aurait assurément tué sur la place.

«Pensez-vous, lui dit-il au bout d'un instant, misérable vilain, qu'il soit toujours temps pour vous de me mettre la main dans l'enfourchure, et que nous n'ayons d'autre chose à faire que vous de pécher et moi de pardonner? N'en croyez rien, coquin excommunié; et sans doute tu dois l'être, puisque tu as porté la langue sur la sans pareille Dulcinée. Et ne savez-vous plus, maraud, bélître, vaurien, que si ce n'était la valeur qu'elle prête à mon bras, je n'aurais pas la force de tuer une puce? Dites-moi, railleur à langue de vipère, qui donc pensez-vous qui ait gagné ce royaume, et coupé la tête au géant, et fait de vous un marquis (car tout cela je le donne pour accompli et passé en force de chose jugée), si ce n'est la valeur de Dulcinée, laquelle a pris mon bras pour instrument de ses prouesses? C'est elle qui combat et qui triomphe en moi; et moi, je vis et je respire en elle, et j'y puise l'être et la vie. Ô rustre mal né et malappris, que vous êtes ingrat! On vous lève de la poussière des champs pour vous faire seigneur titré, et vous répondez à cette bonne oeuvre en disant du mal de qui vous fait du bien!»

Sancho n'était pas si maltraité qu'il n'eût fort bien entendu tout ce que son maître lui disait. Il se releva le plus promptement qu'il put, alla se cacher derrière le palefroi de Dorothée, et, de là, répondit à son maître:

«Dites-moi, seigneur, si Votre Grâce est bien décidée à ne pas se marier avec cette grande princesse, il est clair que le royaume ne sera point à vous, et, s'il n'est pas à vous, quelle faveur pouvez-vous me faire? C'est de cela que je me plains. Croyez-moi, mariez-vous une bonne fois pour toutes avec cette reine, que nous avons ici comme tombée du ciel; ensuite vous pourrez retourner à Mme Dulcinée; car il doit s'être trouvé des rois dans le monde qui aient eu, outre leur femme, des maîtresses. Quant à la beauté, je ne m'en mêle pas; et s'il faut dire la vérité, toutes deux me paraissent assez bien, quoique je n'aie jamais vu Mme Dulcinée.

— Comment? tu ne l'as jamais vue, traître blasphémateur! s'écria don Quichotte. Ne viens-tu pas à présent de me rapporter une commission de sa part?

— Je veux dire, répondit Sancho, que je ne l'ai pas vue assez à mon aise pour avoir observé ses attraits en détail et l'un après l'autre; mais comme cela, en masse, elle me semble bien.

— À présent, je te pardonne, reprit don Quichotte, et pardonne- moi aussi le petit déplaisir que je t'ai causé: les premiers mouvements ne sont pas dans la main de l'homme.

— Je le vois bien, répondit Sancho; mais chez moi le premier mouvement est toujours une envie de parler, et je ne peux m'empêcher de dire une bonne fois ce qui me vient sur la langue.

— Avec tout cela, répliqua don Quichotte, prends garde, Sancho, aux paroles que tu dis, car, tant va la cruche à l'eau… je ne t'en dis pas davantage.

— C'est très-bien, reprit Sancho, Dieu est dans le ciel qui voit les tricheries, et il jugera entre nous qui fait le plus de mal, ou de moi en ne parlant pas bien, ou de Votre Grâce en n'agissant pas mieux.

— Que ce soit fini, interrompit Dorothée; courez, Sancho, allez baiser la main de votre seigneur, et demandez-lui pardon; et désormais soyez plus circonspect dans vos éloges et dans vos critiques, et surtout ne parlez jamais mal de cette dame Tobosa, que je ne connais point, si ce n'est pour la servir, et prenez confiance en Dieu, qui ne vous laissera pas manquer d'une seigneurie où vous puissiez vivre comme un prince.»

Sancho s'en alla, humble et tête basse, demander la main à son seigneur, qui la lui présenta d'un air grave et posé. Quand l'écuyer lui eut baisé la main, don Quichotte lui donna sa bénédiction, et lui dit de le suivre un peu à l'écart, qu'il avait des questions à lui faire et qu'il désirait causer de choses fort importantes. Sancho obéit, et quand ils eurent tous deux pris les devants, don Quichotte lui dit:

«Depuis que tu es de retour, je n'ai eu ni le temps ni l'occasion de t'interroger en détail sur l'ambassade que tu as remplie et sur la réponse que tu m'as apportée. Maintenant que la fortune nous accorde cette occasion et ce loisir, ne me refuse pas la satisfaction que tu peux me donner par de si heureuses nouvelles.

— Votre Grâce peut demander ce qu'il lui plaira, répondit Sancho; tout sortira de ma bouche comme il sera entré par mon oreille. Mais, je vous en supplie, ne soyez pas à l'avenir si vindicatif.

— Pourquoi dis-tu cela, Sancho? répliqua don Quichotte.

— Je dis cela, reprit-il, parce que les coups de bâton de tout à l'heure me viennent bien plutôt de la querelle que le diable alluma l'autre nuit entre nous deux, que de mes propos sur Mme Dulcinée, laquelle j'aime et révère comme une relique, quand même elle ne serait pas bonne à en faire, et seulement parce qu'elle appartient à Votre Grâce.

— Ne reprends pas ce sujet, Sancho, par ta vie, répondit don Quichotte; il me déplaît et me chagrine. Je t'ai pardonné tout à l'heure, et tu sais bien ce qu'on a coutume de dire: à péché nouveau, pénitence nouvelle.»

Tandis qu'ils en étaient là de leur entretien, ils virent venir, le long du chemin qu'ils suivaient, un homme monté sur un âne, lequel, en s'approchant, leur parut être un bohémien. Mais Sancho Panza, qui ne pouvait voir un âne sans que son âme s'y portât tout entière avec ses yeux, n'eut pas plutôt aperçu l'homme, qu'il reconnut Ginès de Passamont, et par le fil du bohémien il tira le peloton de son âne, et c'était bien, en effet, le grison que Passamont avait pour monture. Celui-ci, pour n'être point reconnu, et pour vendre l'âne à son aise, s'était déguisé sous le costume des bohémiens, gens dont le jargon lui était familier, aussi bien que d'autres langues qu'il parlait comme la sienne propre. Sancho le vit et le reconnut; il se mit à lui crier à plein gosier:

«Ah! voleur de Ginésille, laisse mon bien, lâche ma vie, descends de mon lit de repos, rends-moi mon âne, rends-moi ma joie et mon orgueil; fuis, garnement; décampe, larron, et restitue ce qui n'est pas à toi.»

Il ne fallait ni tant de paroles, ni tant d'injures; car, au premier mot, Ginès sauta par terre, et prenant un trot qui ressemblait fort au galop de course, il fut bientôt loin de la compagnie. Sancho courut à son âne, l'embrassa et lui dit:

«Eh bien! comment t'es-tu porté, mon enfant, mon compagnon, cher grison de mes yeux et de mes entrailles?»

Et, tout en disant cela, il le baisait et le caressait comme si c'eût été une personne raisonnable. L'âne se taisait, ne sachant que dire, et se laissait baiser et caresser par Sancho, sans lui répondre une seule parole. Toute la compagnie arriva, et chacun fit compliment à Sancho de ce qu'il avait retrouvé le grison; don Quichotte, entre autres, qui lui dit qu'il n'annulerait pas pour cela la lettre de change des trois ânons: générosité dont Sancho lui témoigna sa gratitude.

Pendant que le chevalier et l'écuyer s'entretenaient à part, le curé avait complimenté Dorothée sur le tact et l'esprit qu'elle avait montrés, aussi bien dans l'invention de son conte que dans sa brièveté, et dans la ressemblance qu'elle avait su lui donner avec les livres de chevalerie. Elle répondit qu'elle s'était fort souvent amusée à en lire, mais que, ne sachant pas aussi bien où étaient les provinces et les ports de mer, elle avait dit à tout hasard qu'elle avait débarqué à Osuna.

«Je m'en suis aperçu, reprit le curé, et c'est pour cela que je me suis empressé de dire ce que j'ai dit, et qui a tout réparé. Mais n'est-ce pas une chose étrange que de voir avec quelle facilité ce malheureux gentilhomme donne tête baissée dans toutes ces inventions et dans tous ces mensonges, seulement parce qu'ils ont l'air et le style des niaiseries de ses livres?

— Oui, certes, ajouta Cardénio, c'est une folie tellement bizarre, tellement inouïe, que je ne sais si, voulant l'inventer et la fabriquer à plaisir, on trouverait un esprit assez ingénieux pour l'imaginer.

— Mais il y a, reprit le curé, une autre chose encore plus étrange: c'est que hors des extravagances que dit ce bon gentilhomme à propos de sa monomanie, on n'a qu'à traiter un autre sujet, il va discourir très-pertinemment, et montrera une intelligence claire et sensée en toutes choses. De sorte que, si l'on ne touche à la corde de la chevalerie errante, il n'y aura personne qui ne le prenne pour un homme de bon sens et de droite raison.»

Chapitre XXXI

De l'exquise conversation qu'eut don Quichotte avec Sancho Panza, son écuyer, ainsi que d'autres aventures

Tandis que ceux-ci s'entretenaient de la sorte, don Quichotte continuait sa conversation avec Sancho.

«Ami Panza, lui dit-il, oublions nos querelles, faisons la paix, et dis-moi maintenant, sans garder ni dépit ni rancune, où, quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu dit? que t'a-t-elle répondu? quelle mine a-t-elle faite à la lecture de ma lettre? qui te l'avait transcrite? enfin, tout ce qui te semblera digne, en cette aventure, d'être demandé et d'être su, dis-le-moi sans faire de mensonges, sans rien allonger pour augmenter mon plaisir, mais aussi sans rien accourcir pour me le diminuer.

— Seigneur, s'il faut dire la vérité, personne ne m'a transcrit la lettre, car je n'en ai pas porté du tout.

— C'est comme tu le dis, reprit don Quichotte; car, deux jours après ton départ, j'ai trouvé le livre de poche où je l'avais écrite, ce qui me causa une peine extrême, ne sachant ce que tu allais faire quand tu te verrais sans la lettre; et je croyais toujours que tu reviendrais la chercher dès que tu te serais aperçu qu'elle te manquait.

— C'est bien ce que j'aurais fait, répondit Sancho, si je ne l'avais apprise par coeur quand Votre Grâce m'en fit la lecture, de manière que je la récitai à un sacristain, qui me la transcrivit de mémoire sur le papier, si bien mot pour mot, qu'il me dit qu'en tous les jours de sa vie, et bien qu'il eût vu force billets d'enterrement, il n'avait jamais lu si gentille lettre que celle-là.

— Et la sais-tu encore par coeur, Sancho? demanda don Quichotte.

— Non, seigneur, répondit Sancho; car, dès que je l'eus donnée au sacristain, comme je vis qu'il ne me servait à rien de la retenir, je me mis à l'oublier. Si quelque chose m'en est resté dans la mémoire, c'est le commencement, la _souterraine, _je veux dire la _souveraine dame, _et la fin, _à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. _Et, entre ces deux choses, j'ai mis plus de trois cents âmes, vies et beaux yeux.

— Tout ceci ne me déplaît pas, reprit don Quichotte; continue ton récit. Quand tu es arrivé près d'elle, que faisait cette reine de beauté? À coup sûr, tu l'auras trouvée enfilant un collier de perles, ou brodant avec un fil d'or quelque devise amoureuse, pour ce chevalier son captif.

— Je l'ai trouvée, répondit Sancho, qui vannait deux setiers de blé dans sa basse-cour.

— Eh bien! reprit don Quichotte, tu peux compter que, touchés par ses mains, les grains de ce blé se convertissaient en grains de perles. Mais as-tu fait attention si c'était du pur froment, bien lourd et bien brun?

— Ce n'était que du seigle blond, répliqua Sancho.

— Je t'assure pourtant, reprit don Quichotte, qu'après avoir été vanné par ses mains, ce seigle aura fait du pain de fine fleur de froment. Mais passons outre. Quand tu lui as donné ma lettre, l'a- t-elle baisée? l'a-t-elle élevée sur sa tête? a-t-elle fait quelque cérémonie digne d'une telle épître? Qu'a-t-elle fait enfin?

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