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L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I

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«Viens-tu par hasard, sauvage basilic de ces montagnes, dont le seul regard empoisonne, viens-tu voir si ta présence fera couler le sang des blessures de ce malheureux que ta cruauté a privé de la vie? Viens-tu t'applaudir et te glorifier des cruelles prouesses de ta bizarre humeur? ou bien voir, du haut de cette colline, comme un autre impitoyable Néron, l'incendie de sa Rome en flammes, ou fouler aux pieds ce misérable cadavre, comme la fille dénaturée de Tarquin foula celui de son père[102]? Dis-nous vite ce qui t'amène, et ce que tu souhaites de nous; car, sachant que jamais la volonté de Chrysostome ne cessa de t'obéir durant sa vie, je ferai en sorte, après sa mort, que tu sois également obéie par les volontés de tous ceux qui s'appelèrent ses amis.

— Je ne viens, ô Ambroise, répondit Marcelle, pour aucune des choses que tu as dites; je viens prendre moi-même ma défense, et prouver combien ont tort ceux qui m'accusent de leurs peines et de la mort de Chrysostome. Je vous prie donc, vous tous qui êtes ici présents, de m'écouter avec attention; il ne faut dépenser ni beaucoup de temps ni beaucoup de paroles pour démontrer une vérité aux esprits intelligents.

«Le ciel, à ce que vous dites, m'a faite belle, de telle sorte que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de m'aimer; et, en retour de l'amour que vous avez pour moi, vous dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. Je reconnais bien, par l'intelligence naturelle que Dieu m'a donnée, que tout ce qui est beau est aimable; mais je ne puis comprendre que, par la raison qu'il est aimable, ce qui est aimé comme beau soit tenu d'aimer ce qui l'aime, d'autant mieux qu'il pourrait arriver que ce qui aime le beau fût laid: or le laid étant digne de haine, il vient mal à propos de dire: Je t'aime parce que tu es belle; tu dois m'aimer quoique je sois laid. Mais supposons que les beautés soient égales: ce n'est pas une raison pour que les désirs soient égaux, car de toutes les beautés ne naît pas l'amour: il y en a qui réjouissent la vue sans soumettre la volonté. Si toutes les beautés touchaient et forçaient les coeurs, le monde serait une confusion où les volontés se croiseraient et s'entrechoqueraient sans savoir où se prendre et se fixer; car, rencontrant des beautés en nombre infini, les désirs seraient également infinis; et l'amour véritable, à ce que j'ai ouï dire, ne se divise point: il doit être volontaire et non forcé. S'il en est ainsi, comme je le crois, pourquoi voulez-vous que mon coeur cède à la contrainte, et seulement parce que vous dites que vous m'aimez bien? Mais, dites-moi, si le ciel, au lieu de me faire belle, m'eût faite laide, serait-il juste que je me plaignisse de vous parce que vous ne m'aimeriez pas? D'ailleurs, vous devez considérer que la beauté que j'ai, je ne l'ai pas choisie; telle qu'elle est, le ciel me l'a donnée par pure grâce, sans prière, sans choix de ma part; et, de même que la vipère ne mérite pas d'être accusée du venin qu'elle porte dans sa bouche, bien que ce venin cause la mort, parce que la nature le lui a donné, de même je ne mérite pas de reproches pour être née belle. La beauté, dans la femme honnête, est comme le feu éloigné, comme l'épée immobile; ni l'un ne brûle, ni l'autre ne blesse ceux qui ne s'en approchent point. L'honneur et la vertu sont des ornements de l'âme, sans lesquels le corps peut, mais ne doit point paraître beau. Eh bien, si l'honnêteté est un des mérites qui ornent et embellissent le plus le corps et l'âme, pourquoi la femme qu'on aime pour ses charmes devrait-elle la perdre, afin de correspondre aux désirs de l'homme qui, pour son plaisir seul, essaye, par tous les moyens, de la lui enlever? Libre je suis née, et, pour pouvoir mener une vie libre, j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces montagnes sont ma compagnie, les eaux claires de ces ruisseaux, mes miroirs; c'est aux arbres et aux ruisseaux que je communique mes pensées et mes charmes. Je suis un feu éloigné, une épée mise hors de tout contact. Ceux que j'ai rendus amoureux par ma vue, je les ai détrompés par mes paroles; et si les désirs ne s'alimentent que d'espérance, n'en ayant jamais donné la moindre ni à Chrysostome ni à nul autre, on peut dire que c'est plutôt son obstination que ma cruauté qui lui a donné la mort. Si l'on m'objecte que ses désirs étaient honnêtes, et que, pour cela, j'étais obligée de m'y rendre, je répondrai que quand, dans ce même endroit où l'on creuse à présent sa fosse, il me découvrit l'honnêteté de son intention, je lui dis que la mienne était de vivre en perpétuelle solitude, et que la terre seule possédât les dépouilles intactes de ma beauté; que si, malgré cet avis qui devait lui dessiller les yeux, il voulut s'obstiner contre l'espérance et naviguer contre le vent, est-il étonnant qu'il ait fait naufrage au milieu du golfe de son imprudence? Si je l'avais abusé, j'aurais été fausse; si je l'avais satisfait, j'aurais manqué à ma sainte résolution. Il s'opiniâtra, quoique détrompé; il se désespéra, sans être haï. Voyez maintenant s'il est juste qu'on m'accuse de ses tourments. Ai-je trompé quelqu'un, qu'il se plaigne; ai-je manqué à mes promesses, qu'il se désespère; l'ai-je appelé, qu'il prenne confiance; l'ai-je admis à mes faveurs, qu'il se glorifie. Mais doit-il me nommer cruelle et homicide, celui que je n'ai point trompé, point appelé, point choisi? Le ciel, jusqu'à présent, n'a pas voulu que j'aimasse par fatalité; croire que j'aimerai par choix, c'est une erreur. Que cet avertissement général serve à tous ceux qui me sollicitent pour leur goût particulier, et que l'on sache dorénavant que, si quelqu'un meurt pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de dédain; car celle qui n'aime personne ne peut donner de jalousie à personne, et détromper les gens n'est pas les dédaigner. Celui qui m'appelle basilic et bête féroce, qu'il me fuie comme une chose haïssable et dangereuse; celui qui m'appelle ingrate, qu'il ne me serve pas; étrange et impénétrable, qu'il ne cherche point à me connaître; cruelle, qu'il cesse de me poursuivre. Cette bête, ce basilic, cette ingrate, cette cruelle, cette impénétrable, ne veut les chercher, les suivre, les servir et les connaître en aucune façon. Si ses impatiences et ses ardents désirs ont fait périr Chrysostome, la faute en est-elle à ma conduite honnête et à ma circonspection? Si je conserve ma vertu parmi les arbres de ces solitudes, pourquoi veut-il me la faire perdre, celui qui veut que je la garde parmi les hommes? J'ai, comme vous le savez, des biens à moi; je ne convoite pas ceux des autres; ma situation me rend libre, et il ne me plaît pas de me faire esclave. Je n'aime ni ne hais personne. On ne peut dire que je trompe celui-ci, que je flatte celui-là, que je me raille de l'un et m'adoucis avec l'autre. L'honnête compagnie des bergères de ces villages et le soin de mes chèvres suffisent à mes plaisirs. Ces montagnes forment tout le domaine de mes désirs, et si parfois ils en franchissent les limites, c'est pour contempler la beauté du ciel, où l'âme doit diriger ses pas, comme à son premier et dernier séjour.»

En achevant ces mots, et sans attendre aucune réponse, la bergère se retourna, et disparut dans le plus épais d'un bois qui couvrait la montagne, laissant dans l'admiration, aussi bien de son esprit que de sa beauté, tous ceux qui l'avaient entendue. Quelques-uns de ceux qu'avait blessés la puissante flèche des rayons de ses beaux yeux firent mine de vouloir la suivre, sans mettre à profit l'avertissement qu'elle venait de leur donner. Mais aussitôt que don Quichotte s'aperçut de leur intention, il lui sembla que l'occasion était belle d'exercer sa chevalerie, en portant secours aux demoiselles qui en avaient besoin. Mettant la main à la garde de son épée, d'une voix haute et intelligible, il s'écria:

«Que personne, de quelque état et condition que ce soit, ne s'avise de suivre la belle Marcelle, sous peine d'éveiller mon indignation et d'encourir ma colère. Elle a prouvé, par d'éclatantes raisons, qu'elle est à peu près, ou plutôt tout à fait innocente de la mort de Chrysostome; elle a prouvé combien elle est éloignée de condescendre aux voeux d'aucun de ses amants. Au lieu donc d'être suivie et poursuivie, il est juste qu'elle soit estimée et honorée de toutes les âmes honnêtes qui peuplent le monde; car elle y est sans doute la seule femme qui passe sa vie en de si pures intentions.»

Soit que les menaces de don Quichotte leur imposassent, soit qu'Ambroise les priât de remplir jusqu'au bout leur devoir envers son ami, aucun des bergers ne fit un pas pour s'éloigner jusqu'à ce que, la fosse creusée, et les papiers de Chrysostome brûlés, ils eussent déposé son corps dans la tombe: ce qui ne s'acheva point sans arracher des larmes à tous les assistants. On couvrit la fosse d'un large éclat de rocher, en attendant qu'on eût achevé une pierre tumulaire sur laquelle, à ce que dit Ambroise, il pensait faire graver ces vers pour épitaphe:

«Ci-gît le corps glacé d'un amant malheureux, qui fut un berger de troupeaux, et que perdit un refus d'amour[103].

«Il mourut sous les coups de la rigueur d'une ingrate beauté par qui l'Amour étend la tyrannie de son empire.»

On répandit ensuite sur la sépulture une infinité de fleurs et de branchages, et tous les bergers, ayant témoigné à leur ami Ambroise la part qu'ils prenaient à sa douleur, lui dirent successivement adieu. Vivaldo et son compagnon en firent autant, et, de son côté, don Quichotte prit congé de ses hôtes et des voyageurs, lesquels le conviaient à les accompagner à Séville, lieu si fécond en aventures, lui disaient-ils, qu'on en trouve plus au coin de chaque rue qu'en nulle autre ville du monde. Don Quichotte les remercia de leur conseil et de la bonne grâce qu'ils montraient à lui rendre service; mais il ajouta qu'il ne voulait ni ne devait aller à Séville avant qu'il eût purgé toutes ces montagnes des bandits dont elles passaient pour être infestées.

Les voyageurs, le voyant en cette bonne résolution, ne voulurent pas l'importuner davantage. Au contraire, après lui avoir dit une autre fois adieu, ils poursuivirent leur chemin, pendant lequel les sujets d'entretien ne leur manquèrent pas, ayant à converser sur l'histoire de Marcelle et de Chrysostome, et sur les folies de don Quichotte. Celui-ci résolut d'aller à la recherche de la bergère Marcelle, et de s'offrir à son service. Mais les choses n'arrivèrent point comme il l'imaginait, ainsi qu'on le verra dans la suite de cette véridique histoire, dont la seconde partie se termine en cet endroit.

LIVRE TROISIÈME

Chapitre XV

_Où l'on raconte la disgracieuse aventure que rencontra don Quichotte en rencontrant quelque Yangois__[104]__ dénaturés_

Le sage Cid Hamet Ben-Engeli raconte qu'aussitôt que don Quichotte eut pris congé de ses hôtes et de tous ceux qui s'étaient trouvés à l'enterrement de Chrysostome, il entra, suivi de son écuyer, dans le bois où ils avaient vu disparaître la bergère Marcelle; mais, après avoir erré çà et là pendant deux heures, la cherchant de toutes parts, sans avoir pu la rencontrer, ils arrivèrent à une prairie couverte d'herbe fraîche, au milieu de laquelle coulait un doux et limpide ruisseau. Conviés par la beauté du lieu, ils résolurent d'y passer les heures de la sieste; car l'ardeur de midi commençait à se faire rudement sentir.

Don Quichotte et Sancho mirent pied à terre, et, laissant l'âne et Rossinante paître tout à leur aise l'herbe abondante que le pré leur offrait, ils donnèrent l'assaut au bissac, et, sans cérémonie, en paix et en bonne société, maître et valet se mirent à manger ensemble ce qu'ils y trouvèrent.

Sancho n'avait pas songé à mettre des entraves à Rossinante; car il le connaissait pour si bonne personne et si peu enclin au péché de la chair, que toutes les juments des herbages de Cordoue ne lui auraient pas donné la moindre tentation. Mais le sort ordonna, et le diable aussi, qui ne dort pas toujours, que justement dans ce vallon se trouvassent à paître un troupeau de juments galiciennes que menaient des muletiers yangois, lesquels ont coutume de faire la sieste avec leurs bêtes dans les endroits où se trouvent l'herbe et l'eau. Celui où s'était arrêté don Quichotte était donc fort à leur convenance. Or, il arriva que Rossinante sentit tout à coup le désir d'aller folâtrer avec mesdames les juments, et sortant, dès qu'il les eut flairées, de ses habitudes et de ses allures naturelles, sans demander permission à son maître, il prit un petit trot coquet, et s'en alla leur communiquer son amoureuse envie. Mais les juments, qui avaient sans doute plus besoin de paître que d'autre chose, le reçurent à coups de pieds et à coups de dents, si bien qu'en un moment elles rompirent les sangles de la selle, et le laissèrent tout nu sur le pré. Mais une autre disgrâce l'attendait, plus cuisante encore: les muletiers, voyant qu'il voulait faire violence à leurs juments, recoururent aux pieux qui servaient à les attacher, et lui assenèrent une telle bastonnade, qu'ils l'eurent bientôt jeté les quatre fers en l'air.

Cependant don Quichotte et Sancho, qui voyaient la déconfiture de Rossinante, accouraient tout haletants, et don Quichotte dit à son écuyer:

«À ce que je vois, ami Sancho, ces gens-là ne sont pas des chevaliers, mais de la vile et basse canaille. Ainsi, tu peux, en toute sûreté de conscience, m'aider à tirer une vengeance légitime de l'outrage qu'ils ont fait devant nos yeux à Rossinante.

— Quelle diable de vengeance avons-nous à tirer, répondit Sancho, s'ils sont plus de vingt, et nous seulement deux, ou plutôt un et demi?

— Moi, j'en vaux cent,» répliqua don Quichotte; et, sans plus de discours, il mit l'épée à la main et fondit sur les Yangois. Sancho fit de même, excité par l'exemple de son maître.

À la première attaque, don Quichotte porta à l'un des muletiers un si grand coup d'épée, qu'il lui fendit un pourpoint de cuir, dont il était vêtu, et, de compagnie, un bon morceau de l'épaule. Les Yangois, qui se virent malmener par deux hommes seuls, étant si nombreux, accoururent avec leurs gourdins, et, enfermant au milieu de la troupe les deux téméraires, se mirent à jouer du bâton sur leurs reins avec une merveilleuse diligence. Il est vrai qu'à la seconde décharge ils avaient jeté Sancho sur le carreau, et que don Quichotte, en dépit de son adresse et de son courage, n'avait pas été quitte à meilleur marché. Son étoile voulut même qu'il allât tomber aux pieds de Rossinante, qui ne s'était pas encore relevé: tableau qui démontre bien avec quelle fureur officie le bâton entre des mains grossières et courroucées. Les Yangois, voyant donc la méchante besogne qu'ils avaient faite, se dépêchèrent de charger leurs bêtes, et s'éloignèrent en toute hâte, laissant les deux aventuriers en mauvaise mine et en pire état.

Le premier qui reprit ses sens fut Sancho Panza, lequel, se trouvant tout auprès de son maître, lui dit d'une voix plaintive et dolente:

«Seigneur don Quichotte, aïe! aïe! seigneur don Quichotte!

— Que veux-tu, mon frère Sancho? répondit le chevalier d'un accent aussi lamentable.

— Je voudrais bien, si c'était possible, répondit Sancho, que Votre Grâce me donnât deux gorgées de ce breuvage du _Fier-Blas, _si elle en a par hasard sous la main; peut-être sera-t-il aussi bon pour les os rompus que pour la chair ouverte.

— Ah! si j'en avais, malheureux que je suis, répondit don Quichotte, que nous manquerait-il? Mais je te jure, Sancho Panza, foi de chevalier errant, que deux jours ne se passeront pas, si la fortune n'ordonne autre chose, sans que j'aie ce baume en mon pouvoir, ou j'aurai perdu l'usage des mains.

— Deux jours! répliqua Sancho; mais en combien donc Votre Grâce croit-elle que nous aurons recouvré l'usage des pieds?

— Pour mon compte, reprit le moulu chevalier, je ne pourrais trop en dire le nombre. Mais je crois que de ce malheur toute la faute est à moi: je ne devais pas tirer l'épée contre des hommes qui ne fussent pas armés chevaliers; et c'est pour avoir violé les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles a permis que je reçusse ce châtiment. C'est pourquoi, mon frère Sancho, il est bon que je t'avertisse d'une chose qui importe beaucoup au salut de tous deux; à savoir, que, dès que tu verras qu'une semblable canaille nous fait insulte, tu n'attendes pas que je tire l'épée pour les châtier, ce que je ne ferai plus d'aucune façon; mais toi, mets l'épée à la main, et châtie-les tout à ton aise; et si des chevaliers accourent à leur aide et défense, alors je saurai bien te défendre et les repousser de la bonne manière, car tu as vu déjà, par mille preuves et expériences, jusqu'où s'étendent la force et la valeur de ce bras invincible.»

Tant le pauvre gentilhomme avait conservé d'arrogance depuis sa victoire sur le vaillant Biscayen!

Mais Sancho ne trouva pas tellement bon l'avis de son maître, qu'il ne crût devoir y répondre:

«Seigneur, dit-il, je suis un homme doux, calme et pacifique, et je sais dissimuler toute espèce d'injures, parce que j'ai une femme à nourrir et des enfants à élever. Ainsi, que Votre Grâce reçoive également cet avis, puisque je ne peux dire cet ordre, que je ne mettrai d'aucune manière l'épée à la main, ni contre vilain, ni contre chevalier, et que, dès à présent jusqu'au jugement dernier, je pardonne toutes les offenses qu'on m'a faites ou qu'on pourra me faire, qu'elles soient venues, viennent ou doivent venir de personne haute ou basse, de riche ou de pauvre, d'hidalgo ou de manant, sans excepter aucun état ni condition.»

Quand il entendit cela, son maître répondit:

«Je voudrais avoir assez d'haleine pour parler posément, et que la douleur dont je souffre à cette côte brisée se calmât un peu, pour te faire comprendre, ô Panza! dans quelle erreur tu es. Or çà, pécheur impénitent, si le vent de la fortune, jusqu'à présent si contraire, tourne en notre faveur et remplit les voiles de notre désir, pour nous faire, sans plus de tempêtes, prendre port en quelqu'une des îles que je t'ai promises, qu'arrivera-t-il de toi, si, quand j'aurai conquis cette île, je veux t'en faire seigneur? Tu vas m'en empêcher, parce que tu ne seras pas chevalier, et que tu ne veux pas l'être, et que tu n'as ni courage ni point d'honneur pour venger tes injures et défendre ta seigneurie: car il faut que tu saches que, dans les provinces ou royaumes nouvellement conquis, les esprits des naturels ne sont pas tellement tranquilles, ni tellement dans le parti de leur nouveau maître, qu'on ne doive craindre qu'ils ne veuillent encore brouiller les affaires, et, comme on dit, tenter fortune. Il faut donc que le nouveau possesseur ait assez d'entendement pour savoir se gouverner, et assez de valeur pour prendre, en tout événement, l'offensive et la défensive.

— Dans celui qui vient de nous arriver, répondit Sancho, j'aurais bien voulu avoir cet entendement et cette valeur que vous dites. Mais je vous jure, foi de pauvre homme, qu'à cette heure j'ai plus besoin d'emplâtres que de sermons. Voyons, que Votre Grâce essaye de se lever, et nous aiderons ensuite Rossinante, bien qu'il ne le mérite guère, car c'est lui qui est la cause principale de toute cette pluie de coups. Jamais je n'aurais cru cela de Rossinante, que je tenais pour une personne chaste et pacifique autant que moi. Enfin, on a bien raison de dire qu'il faut bien du temps pour connaître les gens, et que rien n'est sûr en cette vie. Qui aurait dit qu'après les grands coups d'épée que Votre Grâce a donnés à ce malheureux errant, viendrait si vite à leur suite cette grande tempête de coups de bâton qui est venue fondre sur nos épaules?

— Encore les tiennes, Sancho, répliqua don Quichotte, sont-elles faites à de semblables averses; mais pour les miennes, élevées dans la fine toile de Hollande, il est clair qu'elles sentiront bien plus longtemps la douleur de cette triste aventure; et si je n'imaginais, que dis-je, imaginer! si je n'étais certain que toutes ces incommodités sont attachées forcément à la profession des armes, je me laisserais mourir à cette place de honte et de dépit.»

À cela l'écuyer répondit:

«Seigneur, puisque ces disgrâces sont dans les revenus de la chevalerie, pourriez-vous me dire si elles arrivent tout le long de l'année, ou si elles ont des époques fixes, comme les moissons? car il me semble que si nous faisons deux récoltes comme celle-ci, nous ne serons guère en état d'en faire une troisième, à moins que Dieu ne nous prête le secours de son infinie miséricorde.

— Sache donc, ami Sancho, répondit don Quichotte, que la vie des chevaliers errants est sujette à mille dangers et à mille infortunes; mais aussi qu'ils sont incessamment en passe de devenir rois et empereurs, comme l'a prouvé l'expérience en divers chevaliers, dont je sais parfaitement les histoires; et je pourrais maintenant, si la douleur me le permettait, te conter celles de quelques-uns d'entre eux qui, par la seule valeur de leur bras, sont montés jusqu'au trône. Eh bien! ces mêmes chevaliers s'étaient vus avant et se virent depuis plongés dans les malheurs et les misères. Ainsi le valeureux Amadis de Gaule se vit au pouvoir de son mortel ennemi, l'enchanteur Archalaüs, et l'on tient pour avéré que celui-ci, le tenant prisonnier, lui donna plus de deux cents coups de fouet avec les rênes de son cheval, après l'avoir attaché à une colonne de la cour de son château[105]. Il y a même un auteur secret et fort accrédité qui raconte que le chevalier de Phébus, ayant été pris dans une certaine trappe qui s'enfonça sous ses pieds dans un certain château, se trouva en tombant dans un profond souterrain, les pieds et les mains attachés; que là, on lui administra un remède d'eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort; et que s'il n'eût été secouru dans cette transe par un sage, son grand ami, c'en était fait du pauvre chevalier. Ainsi je puis bien passer par les mêmes épreuves que de si nobles personnages; car ils eurent à souffrir de plus grands affronts que celui que nous essuyons à cette heure. Et je veux en effet t'apprendre, Sancho, que les blessures faites avec les instruments qui se trouvent sous la main ne causent point d'affront, et cela se trouve écrit en termes exprès dans la loi du duel. «Si le cordonnier, y est-il dit, en frappe un autre avec la forme qu'il tient à la main, bien que véritablement cette forme soit de bois, on ne dira pas que celui qui a reçu le coup soit bâtonné.» Je te dis cela pour que tu ne t'avises pas de penser qu'ayant été moulus dans cette rencontre, nous ayons aussi été outragés; car les armes que portaient ces hommes, et avec lesquelles ils nous ont assommés, n'étaient autre chose que leurs pieux, et nul d'entre eux, si j'ai bonne mémoire, ne portait épée, poignard ou coutelas.

— Ma foi, répondit Sancho, ils ne m'ont pas donné le temps d'y regarder de si près; car à peine eus-je mis ma tisonne[106] au vent, qu'ils me chatouillèrent les épaules avec leurs rondins, tellement qu'ils m'ôtèrent la vue des yeux et la force des pieds, et qu'ils me jetèrent juste à l'endroit où je suis encore gisant; et ce qui m'y donne de la peine, ce n'est pas de penser si les coups de pieux m'ont ou non causé d'outrage, mais bien la douleur que m'ont laissée ces coups, qui resteront aussi longtemps gravés dans ma mémoire que sur mes épaules.

— Avec tout cela, répondit don Quichotte, je dois te rappeler, mon frère Panza, qu'il n'y a point de ressentiment que le temps n'efface, ni de douleur que la mort ne guérisse.

— Oui-da, répliqua Sancho; mais quel plus grand mal peut-il y avoir que celui qui doit attendre le temps pour s'effacer et la mort pour se guérir? Si du moins notre mal d'aujourd'hui était de ceux que guérit une paire d'emplâtres, patience; mais je commence à croire que tous les cataplasmes d'un hôpital ne suffiraient pas seulement pour nous remettre sur pied.

— Allons, Sancho, reprit don Quichotte, cesse de te plaindre, et fais contre fortune bon coeur; je te donnerai l'exemple. Et voyons un peu comment se porte Rossinante; car il me semble que le pauvre animal a reçu sa bonne part de l'orage.

— Il n'y a pas de quoi s'en étonner, répondit Sancho, puisqu'il est aussi chevalier errant. Mais ce qui m'étonne, c'est que mon âne en soit sorti sain et sauf, et qu'il n'ait pas perdu un poil où nous avons, comme on dit, laissé la toison.

— Dans le malheur, reprit don Quichotte, la fortune laisse toujours une porte ouverte pour en sortir. Je dis cela, parce que cette bonne bête pourra suppléer au défaut de Rossinante, et me porter d'ici à quelque château où je sois pansé de mes blessures. D'autant plus que je ne tiendrai pas une telle monture à déshonneur; car je me rappelle avoir lu que ce bon vieux Silène, le père nourricier du dieu de la joie, se prélassait à cheval sur un bel âne quand il fit son entrée dans la ville aux cent portes.

— Il devait être à cheval, en effet, comme dit Votre Grâce, répondit Sancho; mais il y a bien de la différence entre aller de cette manière, jambe de çà, jambe de là, ou bien être étendu de travers comme un sac de farine.

— Les blessures qui se reçoivent dans les batailles, repartit gravement don Quichotte, donnent de l'honneur loin de l'ôter. Ainsi donc, ami Panza, ne réplique pas davantage; mais, au contraire, comme je te l'ai dit, lève-toi du mieux qu'il te sera possible, mets-moi sur ton âne de la manière qu'il te conviendra le plus, et partons d'ici, avant que la nuit nous surprenne dans cette solitude.

— Mais j'ai souvent ouï dire à Votre Grâce, répondit Sancho, qu'il est très-habituel aux chevaliers errants de coucher dans les déserts à la belle étoile, et qu'ils s'en font un vrai plaisir.

— Cela arrive, reprit don Quichotte, quand ils ne peuvent faire autrement, ou quand ils sont amoureux. Et tu as si bien dit vrai, qu'il y a eu tel chevalier qui est resté sur une roche, exposé au soleil, à l'ombre et à toutes les inclémences du ciel, pendant deux années entières, sans que sa dame le sût. Et l'un de ceux-là fut Amadis, lorsque s'étant appelé Beau-Ténébreux[107], il se gîta sur la Roche-Pauvre, et y passa je ne sais pas trop si ce fut huit ans ou huit mois, car le compte m'en est échappé; il suffit de savoir qu'il y resta en pénitence pour je ne sais quelle rebuffade qu'il avait essuyée de sa dame Oriane. Mais laissons tout cela, Sancho, et finissons-en, avant qu'une autre disgrâce arrive à l'âne comme à Rossinante.

— Ce serait bien le diable,» répliqua Sancho; puis, poussant trente soupirs, soixante aïe! aïe! et cent vingt jurons ou malédictions contre qui l'avait amené là, il finit par se mettre sur pied; mais, s'arrêtant à mi-chemin de la besogne, il resta ployé comme un arc, sans pouvoir achever de se redresser.

Dans cette douloureuse posture, il lui fallut rattraper et harnacher l'âne, qui avait pris aussi quelque distraction, à la faveur des libertés de cette journée. Ensuite il releva Rossinante, lequel, s'il eût eu une langue pour se plaindre, aurait bien tenu tête au maître et au valet. Finalement, Sancho accommoda don Quichotte sur la bourrique, attacha Rossinante en arrière-garde, et, tirant sa bête par le licou, il s'achemina du côté où il lui semblait que pouvait se trouver le grand chemin. En effet, au bout d'une petite heure de marche, la fortune, qui menait de mieux en mieux ses affaires, lui présenta tout à coup la grande route, sur laquelle il découvrit une hôtellerie, qui, malgré lui, mais au gré de don Quichotte, devait être un château. Sancho soutenait que c'était une hôtellerie, et don Quichotte un château; et la querelle dura si longtemps, qu'avant de l'avoir terminée, ils étaient à la porte de la maison, où Sancho entra, sans autre vérification, avec toute sa caravane.

Chapitre XVI

De ce qui arriva à l'ingénieux hidalgo dans l'hôtellerie qu'il prenait pour un château

L'hôtelier qui vit don Quichotte mis en travers sur un âne, demanda à Sancho quel mal s'était fait cet homme. Sancho répondit que ce n'était rien; qu'il avait roulé du haut d'une roche en bas, et qu'il venait avec les reins tant soit peu meurtris. Cet hôtelier avait une femme qui, bien au rebours de celles d'un semblable métier, était naturellement charitable et s'apitoyait sur les afflictions du prochain. Aussi elle accourut bien vite pour panser don Quichotte, et se fit aider par une fille qu'elle avait, jeune personne avenante et de fort bonne mine.

Il y avait encore, dans la même hôtellerie, une servante asturienne, large de face, plate du chignon, camuse du nez, borgne d'un oeil et peu saine de l'autre. À la vérité, l'élégance du corps suppléait aux défauts du visage. Elle n'avait pas sept palmes des pieds à la tête, et ses épaules, qui chargeaient et voûtaient quelque peu son dos, lui faisaient baisser les yeux à terre plus souvent qu'elle n'aurait voulu. Cette gentille personne vint aider la fille de la maison, et toutes deux dressèrent un méchant lit à don Quichotte dans un galetas qui, selon toutes les apparences, avait servi de longues années de grenier à paille. Dans la même pièce logeait aussi un muletier, qui avait son lit un peu plus loin que celui de notre don Quichotte; et, quoique le lit du manant fût fait des bâts et des couvertures de ses mules, il valait cent fois mieux que celui du chevalier: car c'étaient tout bonnement quatre planches mal rabotées posées sur deux bancs inégaux; un matelas, si mince qu'il avait l'air d'une courtepointe, tout couvert d'aspérités qu'on aurait prises au toucher pour des cailloux, si l'on n'eût vu, par quelques trouées, que c'étaient des tapons de laine; deux draps en cuir de buffle, et une couverture dont on aurait compté les fils, sans en échapper un seul. Ce fut dans ce méchant grabat que s'étendit don Quichotte; et tout aussitôt l'hôtesse et sa fille vinrent l'oindre d'onguent des pieds à la tête, à la lueur d'une lampe que tenait Maritornes, car c'est ainsi que s'appelait l'Asturienne.

Pendant l'opération, l'hôtesse, voyant don Quichotte noir et meurtri en tant d'endroits:

«Ceci, dit-elle, ressemble plus à des coups qu'à une chute.

— Ce ne sont pourtant pas des coups, répondit Sancho; mais la roche où il est tombé avait beaucoup de pointes, et chacune a marqué sa place.»

Puis il ajouta:

«Faites en sorte, madame, s'il plaît à Votre Grâce, qu'il reste quelques étoupes; je sais quelqu'un qui saura bien en tirer parti, car les reins me cuisent aussi quelque peu.

— Vous êtes donc aussi tombé? demanda l'hôtesse.

— Non vraiment, répliqua Sancho; mais de la frayeur et de la secousse que j'ai eues en voyant tomber mon maître, le corps me fait si mal qu'on dirait que j'ai reçu cent coups de bâton.

— Cela pourrait bien être, interrompit la jeune fille; car il m'est arrivé souvent de rêver que je tombais du haut d'une tour en bas, et que je ne finissais jamais d'arriver jusqu'à terre; et, quand je me réveillais, j'étais aussi lasse et aussi brisée que si je fusse tombée réellement.

— Voilà justement l'affaire, mademoiselle, s'écria Sancho; et moi, sans rien rêver du tout, et plus éveillé que je ne le suis à présent, je me trouve presque autant de marques noires et bleues sur le corps que mon seigneur don Quichotte.

— Comment appelez-vous ce cavalier? demanda l'Asturienne
Maritornes.

— Don Quichotte de la Manche, répondit Sancho Panza; c'est un chevalier errant, l'un des plus braves et des plus dignes qu'on ait vus de longtemps sur la terre.

— Qu'est-ce qu'un chevalier errant? répliqua la gracieuse servante.

— Quoi! reprit Sancho, vous êtes si neuve en ce monde que vous ne le sachiez pas? Eh bien! sachez, ma soeur, qu'un chevalier errant est quelque chose qui, en un tour de main, est bâtonné ou empereur; aujourd'hui, c'est la plus malheureuse créature du monde, et la plus affamée; demain, il aura trois ou quatre couronnes de royaumes à donner à son écuyer.

— Comment alors, interrompit l'hôtesse, puisque vous êtes celui de ce bon seigneur, n'avez-vous pas au moins quelque comté?

— Il est de bonne heure encore, répondit Sancho; car il n'y a pas plus d'un mois que nous sommes à chercher les aventures, et, jusqu'à présent, nous n'en avons pas encore rencontré qui valût la peine de s'appeler ainsi. Il arrive quelquefois de chercher une chose et d'en trouver une autre. Mais que mon seigneur don Quichotte guérisse de cette blessure, ou de cette chute, et que je n'en reste pas moi-même estropié, et je ne troquerais pas mes espérances pour la meilleure seigneurie d'Espagne.»

Tout cet entretien, don Quichotte l'écoutait de son lit avec grande attention; se mettant comme il put sur son séant, il prit tendrement la main de l'hôtesse, et lui dit:

«Croyez-moi, belle et noble dame, vous pouvez vous appeler heureuse pour avoir recueilli dans votre château ma personne, qui est telle que, si je ne la loue pas, c'est parce qu'on a coutume de dire que la louange propre avilit; mais mon écuyer vous dira qui je suis. Je veux seulement vous dire que j'aurai éternellement gravé dans la mémoire le service que vous m'avez rendu, pour vous en garder reconnaissance autant que durera ma vie. Et plût au ciel que l'amour ne me tînt pas assujetti à ses lois, et ne m'eût pas fait l'esclave des yeux de cette belle ingrate que je nomme entre mes dents; car ceux de cette aimable damoiselle seraient maintenant les maîtres de ma liberté.»

L'hôtesse, sa fille et la bonne Maritornes restaient toutes confuses aux propos du chevalier errant, qu'elles n'entendaient pas plus que s'il eût parlé grec. Elles devinaient bien pourtant que tout cela tirait à des remercîments et à des galanteries; mais, peu faites à semblable langage, elles le regardaient et se regardaient, et don Quichotte leur semblait un tout autre homme que les autres. Après l'avoir remercié de ses politesses en propos d'hôtellerie, elles le quittèrent, et Maritornes alla panser Sancho, qui n'en avait pas moindre besoin que son maître.

Or il faut savoir que le muletier et l'Asturienne avaient comploté de prendre ensemble cette nuit leurs ébats. Celle-ci lui avait donné sa parole qu'aussitôt que les hôtes seraient retirés et ses maîtres endormis, elle irait le trouver pour lui faire plaisir en tout ce qu'il lui commanderait. Et l'on raconte de cette bonne fille que jamais elle ne donna semblable parole sans la tenir, l'eût-elle donnée au fond d'un bois, et sans aucun témoin; car elle se piquait d'avoir du sang d'hidalgo dans les veines, et ne se tenait pas pour avilie d'être servante d'auberge, disant que des malheurs et des revers de fortune l'avaient jetée dans cet état.

Le lit dur, étroit, chétif et traître sur lequel reposait don Quichotte, se trouvait le premier au milieu de cet appartement d'où l'on voyait les étoiles. Auprès de lui, Sancho fit le sien, tout bonnement avec une natte de jonc et une couverture qui semblait plutôt de crin que de laine. À ces deux lits succédait celui du muletier, fabriqué, comme on l'a dit, avec les bâts et tout l'attirail de ses deux meilleurs mulets; et il en menait douze, tous gras, brillants et vigoureux, car c'était un des riches muletiers d'Arevalo, à ce que dit l'auteur de cette histoire, lequel fait dudit muletier mention particulière, parce qu'il le connaissait très-intimement, et l'on assure même qu'il était tant soit peu son parent[108]. Cid Hamet Ben-Engeli fut, en effet, un historien très-curieux et très-ponctuel en toutes choses, ce que prouvent assez celles qu'il a rapportées jusqu'à présent, puisque, si communes et chétives qu'elles soient, il n'a pas voulu les passer sous silence. De lui pourront prendre exemple les historiens sérieux et graves, qui nous racontent les actions de leurs personnages d'une façon si courte et si succincte, qu'à peine le goût nous en touche les lèvres, et qui laissent dans l'encrier, par négligence, ignorance ou malice, le plus substantiel de l'ouvrage. Loué soit mille fois l'auteur de _Tablante de Ricamonte, _et celui du livre qui rapporte les faits et gestes du _Comte Tomillas! _Avec quelle exactitude tout est décrit par eux!

Je dis donc, pour en revenir à notre histoire, que le muletier, après avoir visité ses bêtes et leur avoir donné la seconde ration d'orge, s'étendit sur ses harnais, et se mit à attendre sa ponctuelle Maritornes. Sancho Panza était bien graissé et couché; mais, quoiqu'il fît tout ce qu'il put pour dormir, la douleur de ses côtes l'en tenait empêché, et quant à don Quichotte, avec la douleur des siennes, il avait les yeux ouverts comme un lièvre. Toute l'hôtellerie était ensevelie dans le silence, et il n'y avait pas, dans la maison entière, d'autre lumière que celle d'une lampe qui brûlait suspendue sous le portail. Cette merveilleuse tranquillité, et les pensées qu'entretenait toujours en l'esprit de notre chevalier le souvenir des événements qui se lisent à chaque page dans les livres auteurs de sa disgrâce, lui firent naître en l'imagination l'une des plus étranges folies que de sang-froid l'on pût imaginer. Il se persuada qu'il était arrivé à un fameux château, puisque toutes les hôtelleries où il logeait étaient autant de châteaux à ses yeux, et que la fille de l'hôtelier était la fille du châtelain, laquelle, vaincue par sa bonne grâce, s'était éprise d'amour pour lui, et résolue à venir cette nuit même, en cachette de ses parents, le visiter dans son alcôve.

Prenant toute cette chimère, qu'il avait fabriquée, pour réelle et véritable, il commença à se troubler et à s'affliger, en pensant à l'imminent péril que sa chasteté courait; mais il résolut au fond de son coeur de ne commettre aucune déloyauté contre sa dame Dulcinée du Toboso, quand la reine Genièvre elle-même, assistée de sa duègne Quintagnonne, viendrait l'en solliciter.

En continuant de rêver à ces extravagances, le temps passa, et l'heure arriva, pour lui fatale, où devait venir l'Asturienne, laquelle, en chemise et pieds nus, les cheveux retenus dans une coiffe de futaine, se glissa à pas de loup dans l'appartement où logeaient les trois hôtes, à la quête de son muletier. Mais à peine eut-elle passé la porte, que don Quichotte l'entendit, et, s'asseyant sur son lit, en dépit de ses emplâtres et de son mal de reins, il étendit les bras pour recevoir sa charmante damoiselle l'Asturienne, qui, toute ramassée et retenant son haleine, allait les mains en avant, cherchant à tâtons son cher ami. Elle vint donner dans les bras de don Quichotte, qui la saisit fortement par un poignet, et, la tirant vers lui sans qu'elle osât souffler mot, la fit asseoir sur son lit. Il tâta sa chemise, qui lui sembla, bien qu'elle fût de toile à faire des sacs, de la plus fine percale de lin. Elle portait aux bras des espèces de bracelets en boules de verre qui lui parurent avoir le reflet des perles orientales; ses cheveux, qui tiraient un peu sur la nature et la couleur du crin, il les prit pour des tresses d'or fin d'Arabie, dont l'éclat obscurcissait celui du soleil, et son haleine, qui sentait assurément la salade à l'ail marinée de la veille, lui parut répandre une odeur suave et parfumée. Finalement, il se la peignit dans son imagination avec les mêmes charmes et les mêmes atours que cette autre princesse qu'il avait lu dans ses livres être venue visiter de nuit le chevalier blessé, vaincue par l'amour dont elle s'était éprise. Tel était l'aveuglement du pauvre hidalgo, que rien ne pouvait le détromper, ni le toucher, ni l'haleine, ni certaines autres choses qui distinguaient la pauvre fille, lesquelles auraient pourtant fait vomir les entrailles à tout autre qu'un muletier; au contraire, il croyait serrer dans ses bras la déesse des amours, et, la tenant amoureusement embrassée, il lui dit d'une voix douce et tendre:

«Je voudrais bien, haute et charmante dame, me trouver en passe de payer une faveur infinie comme celle que, par la vue de votre extrême beauté, vous m'avez octroyée; mais la fortune, qui ne se lasse pas de persécuter les bons, a voulu me jeter dans ce lit, où je gis moulu et brisé, tellement que si ma volonté voulait correspondre à la vôtre, elle n'en aurait pas le pouvoir. Mais à cette impossibilité s'en ajoute une plus grande: c'est la foi que j'ai promise et donnée à la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique dame de mes plus secrètes pensées. Certes, si ces obstacles ne venaient pas à la traverse, je ne serais pas un assez niais chevalier pour laisser passer en fumée l'heureuse occasion que m'offre votre infinie bonté.»

Maritornes était dans une mortelle angoisse de se voir retenue si fortement par don Quichotte, et, ne prêtant nulle attention aux propos qu'il lui tenait, elle faisait, sans dire mot, tous les efforts possibles pour se dégager.

Le bon muletier, que tenaient éveillé ses méchants désirs, avait aussi entendu sa nymphe dès qu'elle eut passé le seuil de la porte. Il écouta très-attentivement tout ce que disait don Quichotte, et, jaloux de ce que l'Asturienne lui eût manqué de parole pour un autre, il se leva, s'approcha davantage du lit de don Quichotte, et se tint coi pour voir où aboutiraient ces propos qu'il ne pouvait entendre. Mais quand il vit que la pauvre fille travaillait à se dépêtrer, tandis que don Quichotte s'efforçait de la retenir, le jeu lui déplut; il éleva le bras tout de son long, et déchargea un si terrible coup de poing sur les étroites mâchoires de l'amoureux chevalier, qu'il lui mit la bouche tout en sang; et, non content de cette vengeance, il lui monta sur la poitrine, et, d'un pas un peu plus vite que le trot, il lui parcourut toutes les côtes du haut en bas. Le lit, qui était de faible complexion et de fondements peu solides, ne pouvant supporter la surcharge du muletier, s'enfonça et tomba par terre. Au bruit de ses craquements, l'hôtelier s'éveilla, et bientôt il s'imagina que ce devait être quelque démêlé de Maritornes, car, quoiqu'il l'appelât à tue-tête, elle ne répondait pas. Dans ce soupçon, il se leva, alluma sa lampe à bec, et s'avança du côté d'où venait le tapage. La servante, entendant venir son maître, dont elle connaissait l'humeur terrible, toute troublée et tremblante, alla se réfugier dans le lit de Sancho Panza, qui dormait encore, et s'y tapit, recoquillée comme un peloton. L'hôtelier entra en disant:

«Où es-tu, carogne? car, à coup sûr, ce sont ici de tes équipées.»

En ce moment, Sancho entr'ouvrit les yeux, et, sentant cette masse sur son estomac, il crut qu'il avait le cauchemar; il se mit donc à allonger des coups de poing de droite et de gauche dont la meilleure partie attrapèrent Maritornes, laquelle, excitée par la douleur, et perdant avec la patience toute retenue, rendit à Sancho la monnaie de sa pièce, et si dru, qu'elle eut bientôt achevé de l'éveiller. Sancho, se voyant traiter ainsi, sans savoir par qui ni pourquoi, se releva du mieux qu'il put, et, prenant Maritornes à bras le corps, ils commencèrent entre eux la plus acharnée et la plus gracieuse escarmouche qu'on ait jamais vue. Cependant le muletier, voyant à la lueur de la lampe la transe où se trouvait sa dame, laissant enfin don Quichotte, accourut lui porter le secours dont elle avait tant besoin. L'hôtelier fit de même, mais dans une intention différente, car il voulait châtier l'Asturienne, croyant bien qu'elle était l'unique cause de cette diabolique harmonie. Et de même qu'on a coutume de dire le chien au chat, et le chat au rat, le muletier tapait sur Sancho, Sancho sur la fille, la fille sur Sancho et l'hôte sur la fille; et tous les quatre y allaient de si bon coeur et de si bon jeu, qu'ils ne se donnaient pas un instant de répit. Le meilleur de l'affaire, c'est que la lampe de l'hôtelier s'éteignit, et, comme ils se trouvèrent tout à coup dans les ténèbres, les coups donnés à tâtons roulaient si impitoyablement à tort et à travers, que, partout où portaient leurs mains, ils ne laissaient ni chair saine ni morceau de chemise.

Par hasard logeait cette nuit dans l'hôtellerie un archer de ceux qu'on appelle de la Sainte-Hermandad vieille de Tolède[109]. Quand il entendit l'étrange vacarme de la bataille, il empoigna sa verge noire et la boîte de fer-blanc qui contenait ses titres; puis, entrant à tâtons dans la pièce où se livrait le combat:

«Holà! s'écria-t-il, arrêtez au nom de la justice, au nom de la
Sainte-Hermandad!»

Le premier qu'il rencontra sous sa main fut le déplorable don Quichotte, qui était encore sur les débris de sa couche, étendu la bouche en l'air, et sans aucune connaissance. L'archer, l'empoignant par la barbe, ne cessait de crier:

«Main-forte à la justice!»

Mais, voyant que celui qu'il tenait à poignée ne bougeait ni ne remuait le moins du monde, il s'imagina qu'il était mort et que les autres étaient ses meurtriers. Dans cette croyance, il haussa encore la voix, et s'écria:

«Qu'on ferme la porte de la maison, et qu'on ait soin que personne ne s'échappe. On vient de tuer un homme ici.»

Ce cri effraya tous les combattants; chacun d'eux laissa la bataille indécise, et justement au point où l'avait trouvée la voix de l'archer. L'hôtelier se retira dans sa chambre, la servante dans son taudis, le muletier sur ses harnais entassés; les deux malheureux don Quichotte et Sancho furent les seuls qui ne purent bouger de la place. L'archer, lâchant enfin la barbe de don Quichotte, sortit pour aller chercher de la lumière et revenir arrêter les coupables; mais il n'en trouva pas une étincelle, l'hôtelier ayant exprès éteint la lampe du portail en se retirant. L'archer fut donc obligé de recourir à la cheminée, où ce ne fut qu'à force de patience et de temps perdu qu'il trouva moyen de rallumer une autre mèche.

Chapitre XVII

Où se poursuit l'histoire des innombrables travaux qu'eut à supporter le brave don Quichotte avec son bon écuyer Sancho Panza, dans l'hôtellerie qu'il avait crue, pour son malheur, être un château

Dans cet intervalle, don Quichotte était enfin revenu de son évanouissement; et, de ce même accent plaintif avec lequel il avait appelé la veille son écuyer, quand il était étendu dans la vallée des Gourdins, il se mit à l'appeler de nouveau:

«Sancho, mon ami, dors-tu? Dors-tu, mon ami Sancho?

— Que diable voulez-vous que je dorme, répondit Sancho, plein de désespoir et de dépit, si tous les démons de l'enfer se sont déchaînés cette nuit contre moi?

— Ah! tu peux bien le croire en effet, reprit don Quichotte; car, ou je ne sais pas grand'chose, ou ce château est enchanté. Il faut que tu saches… Mais, avant de parler, je veux que tu me jures que tu tiendras secret ce que je vais te dire, jusqu'après ma mort.

— Oui, je le jure, répondit Sancho.

— Je te demande ce serment, reprit don Quichotte, parce que je hais de faire tort à l'honneur de personne.

— Puisque je vous dis que je le jure, répéta Sancho, et que je tairai la chose jusqu'à la fin de vos jours! Mais plût à Dieu que je pusse la découvrir dès demain!

— Est-ce que je me conduis si mal envers toi, Sancho, répondit don Quichotte, que tu veuilles me voir sitôt trépassé?

— Ce n'est pas pour cela, répliqua Sancho, c'est que je n'aime pas garder beaucoup les secrets: je craindrais qu'ils ne se pourrissent dans mon estomac d'être trop gardés.

— Que ce soit pour une raison ou pour une autre, reprit don Quichotte, je me confierai plus encore à ton affection et à ta courtoisie. Eh bien! sache donc qu'il m'est arrivé cette nuit une des plus étranges aventures dont je puisse tirer gloire; et, pour te la conter le plus brièvement possible, tu sauras qu'il y a peu d'instants je vis venir près de moi la fille du seigneur de ce château, qui est bien la plus accorte et la plus ravissante damoiselle qu'on puisse trouver sur une grande partie de la terre. Que pourrais-je te dire des charmes de sa personne, des grâces de son esprit, et d'autres attraits cachés que, pour garder la foi que je dois à ma dame Dulcinée du Toboso, je laisserai passer sans y toucher, et sans en rien dire! Je veux te dire seulement que, le ciel se trouvant envieux du bonheur extrême que m'envoyait la fortune, ou peut-être, ce qui est plus certain, ce château, comme je viens de dire, étant enchanté, au moment où j'étais avec elle dans le plus doux, le plus tendre et le plus amoureux entretien, voilà que, sans que je la visse, ou sans que susse d'où elle venait, une main qui pendait au bras de quelque géant démesuré m'assena un si grand coup de poing sur les mâchoires, qu'elles sont encore toutes baignées de sang; puis ensuite le géant me battit et me moulut de telle sorte, que je suis en pire état qu'hier, lorsque les muletiers, à propos de l'incontinence de Rossinante, nous firent l'affront que tu sais bien. D'où je conjecture que le trésor de la beauté de cette damoiselle doit être confié à la garde de quelque More enchanté, et qu'il n'est pas réservé pour moi.

— Ni pour moi non plus, s'écria Sancho; car plus de quatre cents Mores m'ont tanné la peau de telle manière que la mouture d'hier sous les gourdins n'était que pain bénit en comparaison. Mais dites-moi, seigneur, comment appelez-vous belle et rare cette aventure qui nous laisse dans l'état où nous sommes? Encore, pour Votre Grâce, le mal n'a pas été si grand, puisqu'elle a tenu dans ses bras cette incomparable beauté. Mais moi, qu'ai-je attrapé, bon Dieu, sinon les plus effroyables gourmades que je pense recevoir en toute ma vie? Malheur à moi et à la mère qui m'a mis au monde! Je ne suis pas chevalier errant, et je n'espère jamais le devenir; et de toutes les mauvaises rencontres j'attrape la meilleure part!

— Comment, on t'a donc aussi gourmé? demanda don Quichotte.

— Qu'il en cuise à ma race! s'écria Sancho; qu'est-ce que je viens donc de vous dire?

— Ne te mets pas en peine, ami, reprit don Quichotte; je vais préparer tout à l'heure le baume précieux avec lequel nous guérirons en un clin d'oeil.»

En ce moment, l'archer de la Sainte-Hermandad, qui venait d'allumer sa lampe, rentra pour visiter celui qu'il pensait avoir été tué. Quand Sancho le vit entrer, en chemise, un mouchoir roulé sur la tête, sa lampe à la main, et, pardessus le marché, ayant une figure d'hérétique, il demanda à son maître:

«Seigneur, ne serait-ce pas là, par hasard, le More enchanté qui revient achever la danse, si les mains et les pieds lui démangent encore?

— Non, répondit don Quichotte, ce ne peut être le More, car les enchantés ne se font voir de personne.

— Ma foi, reprit Sancho, s'ils ne se font pas voir, ils se font bien sentir; sinon, qu'on en demande des nouvelles à mes épaules.

— Les miennes pourraient en donner aussi, répondit don Quichotte; mais ce n'est pas un indice suffisant pour croire que celui que nous voyons soit le More enchanté.»

L'archer s'approcha, et, le trouvant en si tranquille conversation, s'arrêta tout surpris. Il est vrai que don Quichotte était encore la bouche en l'air, sans pouvoir bouger, de ses coups et de ses emplâtres. L'archer vint à lui.

«Eh bien, dit-il, comment vous va, bonhomme?

— Je parlerais plus courtoisement, reprit don Quichotte, si j'étais à votre place. Est-il d'usage, dans ce pays, de parler ainsi aux chevaliers errants, malotru?»

L'archer, qui s'entendit traiter de la sorte par un homme de si pauvre mine, ne put souffrir son arrogance; et, levant la lampe qu'il tenait à la main, il l'envoya avec toute son huile sur la tête de don Quichotte, qui en fut à demi trépané; puis, laissant tout dans les ténèbres, il s'enfuit aussitôt.

«Sans aucun doute, seigneur, dit Sancho Panza, c'est bien là le More enchanté: il doit garder le trésor pour d'autres; mais pour nous, il ne garde que les coups de poing et les coups de lampe.

— Ce doit être ainsi, répondit don Quichotte; mais il ne faut faire aucun cas de tous ces enchantements, ni prendre contre eux dépit ou colère: comme ce sont des êtres invisibles et fantastiques, nous chercherions vainement de qui nous venger. Lève-toi, Sancho, si tu peux; appelle le commandant de cette forteresse, et fais en sorte qu'il me donne un peu d'huile, de vin, de sel et de romarin, pour en composer le baume salutaire. En vérité, je crois que j'en ai grand besoin maintenant, car je perds beaucoup de sang par la blessure que m'a faite ce fantôme.»

Sancho se leva, non sans douleur de la moelle de ses os, et s'en fut à tâtons chercher l'hôte; et, rencontrant sur son chemin l'archer, qui s'était arrêté près de la porte, inquiet de savoir ce que devenait son ennemi blessé:

«Seigneur, lui dit-il, qui que vous soyez, faites-nous la grâce et la charité de nous donner un peu de romarin, d'huile, de vin et de sel, dont nous avons besoin pour panser un des meilleurs chevaliers errants qu'il y ait sur toute la surface de la terre, lequel gît à présent dans ce lit, grièvement blessé par les mains du More enchanté qui habite cette hôtellerie.»

Quand l'archer entendit de semblables propos, il prit Sancho pour un cerveau timbré; mais, le jour commençant à poindre, il alla ouvrir la porte de l'hôtellerie, et appela l'hôte pour lui dire ce que ce bonhomme voulait. L'hôte pourvut Sancho de toutes les provisions qu'il était venu chercher, et celui-ci les porta bien vite à don Quichotte, qu'il trouva la tête dans ses deux mains, se plaignant du mal que lui avait causé le coup de lampe, qui ne lui en avait causé d'autre pourtant que de lui faire pousser au front deux bosses assez renflées; car ce qu'il prenait pour du sang n'était que l'huile de la lampe mêlée à la sueur qu'avaient fait couler de son front les angoisses de la tempête passée. Finalement, il prit ses drogues, les mêla dans une marmite et les fit bouillir sur le feu jusqu'à ce qu'il lui semblât qu'elles fussent à leur point de cuisson. Il demanda ensuite quelque fiole pour y verser cette liqueur; mais, comme on n'en trouva point dans toute l'hôtellerie, il se décida à la mettre dans une burette d'huile en fer-blanc, dont l'hôte lui fit libéralement donation. Puis il récita sur la burette plus de quatre-vingts _Pater noster, _autant d'_Ave Maria, _de _Salve _et de _Credo, _accompagnant chaque parole d'un signe de croix en manière de bénédiction. À cette cérémonie se trouvaient présents Sancho, l'hôte et l'archer, car le muletier avait repris paisiblement le soin et le gouvernement de ses mulets.

Cela fait, don Quichotte voulut aussitôt expérimenter par lui-même la vertu de ce baume, qu'il s'imaginait si précieux. Il en but donc, de ce qui n'avait pu tenir dans la burette et qui restait encore dans la marmite où il avait bouilli, plus d'une bonne demi- pinte. Mais à peine eut-il fini de boire qu'il commença de vomir, de telle manière qu'il ne lui resta rien au fond de l'estomac; et les angoisses du vomissement lui causant, en outre, une sueur abondante, il demanda qu'on le couvrît bien dans son lit et qu'on le laissât seul. On lui obéit, et il dormit paisiblement plus de trois grandes heures, au bout desquelles il se sentit, en s'éveillant, le corps tellement soulagé et les reins si bien remis de leur foulure, qu'il se crut entièrement guéri; ce qui, pour le coup, lui fit penser qu'il avait vraiment trouvé la recette du baume de Fierabras, et qu'avec un tel remède il pouvait désormais affronter sans crainte toute espèce de rencontres, de querelles et de batailles, quelque périlleuses qu'elles fussent. Sancho Panza, tenant aussi à miracle le soulagement de son maître, le pria de lui laisser prendre ce qui restait dans la marmite, et qui n'était pas une faible dose. Don Quichotte le lui abandonna, et Sancho, prenant le pot à deux anses de la meilleure foi du monde, comme de la meilleure grâce, s'en versa dans le gosier presque autant que son maître.

Or, il arriva que l'estomac du pauvre Sancho n'avait pas sans doute toute la délicatesse de celui de son seigneur; car, avant de vomir, il fut tellement pris de sueurs froides, de nausées, d'angoisses et de haut-le-coeur, qu'il pensa bien véritablement que sa dernière heure était venue; et, dans son affliction, il maudissait, non-seulement le baume, mais le gredin qui le lui avait fait prendre. Don Quichotte, le voyant en cet état, lui dit gravement:

«Je crois, Sancho, que tout ce mal te vient de ce que tu n'es pas armé chevalier, car j'ai l'opinion que cette liqueur ne doit pas servir à ceux qui ne le sont pas.

— Malédiction sur moi et sur toute ma race! s'écria Sancho; si Votre Grâce savait cela d'avance, pourquoi donc me l'a-t-elle seulement laissé goûter?»

En ce moment, le breuvage fit enfin son opération, et le pauvre écuyer commença à se vider par les deux bouts, avec tant de hâte et si peu de relâche, que la natte de jonc sur laquelle il s'était recouché, et la couverture de toile à sac qui le couvrait furent à tout jamais mises hors de service. Il faisait, cependant, de tels efforts et souffrait de telles convulsions, que non-seulement lui, mais tous les assistants, crurent qu'il y laisserait la vie. Cette bourrasque et ce danger durèrent presque deux heures, au bout desquelles il ne se trouva pas soulagé comme son maître, mais, au contraire, si fatigué et si rompu, qu'il ne pouvait plus se soutenir.

Mais don Quichotte, qui se sentait, comme on l'a dit, guéri radicalement, voulut aussitôt se remettre en route à la recherche des aventures; car il lui semblait que tout le temps qu'il perdait en cet endroit, c'était le faire perdre au monde et aux malheureux qui attendaient son secours, surtout joignant à cette habituelle pensée la confiance qu'il mettait désormais en son baume. Aussi, dans son impatient désir, il mit lui-même la selle à Rossinante, le bât à l'âne de Sancho; puis aida Sancho à se hisser sur l'âne, après l'avoir aidé à se vêtir. Ayant ensuite enfourché son cheval, il s'avança dans un coin de la cour de l'hôtellerie, et prit une pique de messier qui était là pour qu'elle lui servît de lance. Tous les gens qui se trouvaient dans l'hôtellerie, et leur nombre passait vingt personnes, s'étaient mis à le regarder. La fille de l'hôte le regardait aussi, et lui ne cessait de tenir les yeux sur elle, jetant de temps à autre un soupir qu'il tirait du fond de ses entrailles; mais tout le monde croyait que c'était la douleur qui le lui arrachait, ceux du moins qui l'avaient vu graisser et emplâtrer la veille.

Dès qu'ils furent tous deux à cheval, don Quichotte, s'arrêtant à la porte de la maison, appela l'hôtelier, et lui dit d'une voix grave et posée:

«Grandes et nombreuses, seigneur châtelain, sont les grâces que j'ai reçues dans votre château, et je suis étroitement obligé à vous en être reconnaissant tous les jours de ma vie. Si je puis les reconnaître et les payer en tirant pour vous vengeance de quelque orgueilleux qui vous ait fait quelque outrage, sachez que ma profession n'est pas autre que de secourir ceux qui sont faibles, de venger ceux qui reçoivent des offenses, et de châtier les félonies. Consultez donc votre mémoire, et, si vous trouvez quelque chose de cette espèce à me recommander, vous n'avez qu'à le dire, et je vous promets, par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu, que vous serez pleinement quitte et satisfait.»

L'hôte lui répondit avec le même calme et la même gravité:

«Je n'ai nul besoin, seigneur chevalier, que Votre Grâce me venge d'aucun affront; car, lorsque j'en reçois, je sais bien moi-même en tirer vengeance. J'ai seulement besoin que Votre Grâce me paye la dépense qu'elle a faite cette nuit dans l'hôtellerie, aussi bien de la paille et de l'orge données à ses deux bêtes que des lits et du souper.

— Comment! c'est donc une hôtellerie? s'écria don Quichotte.

— Et de très-bon renom, répondit l'hôtelier.

— En ce cas, reprit don Quichotte, j'ai vécu jusqu'ici dans l'erreur; car, en vérité, j'ai pensé que c'était un château, et non des plus mauvais. Mais, puisque c'est une hôtellerie et non point un château, ce qu'il y a de mieux à faire pour le moment, c'est que vous renonciez au payement de l'écot; car je ne puis contrevenir à la règle des chevaliers errants, desquels je sais de science certaine, sans avoir jusqu'à ce jour lu chose contraire, que jamais aucun d'eux ne paya logement, nourriture, ni dépense d'auberge. En effet, on leur doit, par droit et privilège spécial, bon accueil partout où ils se présentent, en récompense des peines insupportables qu'ils se donnent pour chercher les aventures de nuit et de jour, en hiver et en été, à pied et à cheval, avec la soif et la faim, sous le chaud et le froid, sujets enfin à toutes les inclémences du ciel et à toutes les incommodités de la terre.

— Je n'ai rien à voir là dedans, répondit l'hôtelier: qu'on me paye ce qu'on me doit, et trêve de chansons: tout ce qui m'importe, c'est de faire mon métier et de recouvrer mon bien.

— Vous êtes un sot et un méchant gargotier,» repartit don Quichotte; puis, piquant des deux à Rossinante, et croisant sa pique, il sortit de l'hôtellerie sans que personne le suivît; et, sans voir davantage si son écuyer le suivait, il gagna champ à quelque distance.

L'hôtelier, voyant qu'il s'en allait et ne le payait point, vint réclamer son dû à Sancho Panza, lequel répondit que, puisque son maître n'avait pas voulu payer, il ne le voulait pas davantage; et qu'étant écuyer de chevalier errant, il devait jouir du même bénéfice que son maître pour ne payer aucune dépense dans les auberges et hôtelleries. L'hôte eut beau se fâcher, éclater, et menacer, s'il ne le payait pas, de lui faire rendre gorge d'une façon qui lui en cuirait, Sancho jura, par la loi de chevalerie qu'avait reçue son maître, qu'il ne payerait pas un maravédi, dût- il lui en coûter la vie.

«Car, disait-il, ce n'est point par mon fait que doit se perdre cette antique et excellente coutume des chevaliers errants, et je ne veux pas que les écuyers de ceux qui sont à venir au monde aient à se plaindre de moi pour me reprocher la violation d'un si juste privilège»

La mauvaise étoile de l'infortuné Sancho voulut que, parmi les gens qui avaient couché dans l'hôtellerie, se trouvassent quatre drapiers de Ségovie, trois merciers de Cordoue et deux marchands forains de Séville, tous bons diables et bons vivants, aimant les niches et la plaisanterie. Ces neuf gaillards, comme poussés d'un même esprit, s'approchèrent de Sancho, le firent descendre de son âne, et, l'un d'eux ayant couru chercher la couverture du lit de l'hôtesse, on jeta dedans le pauvre écuyer. Mais, en levant les yeux, ils s'aperçurent que le plancher du portail était trop bas pour leur besogne. Ils résolurent donc de sortir dans la basse- cour, qui n'avait d'autre toit que le ciel; et là, ayant bien étendu Sancho sur la couverture, ils commencèrent à l'envoyer voltiger dans les airs, se jouant de lui comme on fait d'un chien dans le temps du carnaval[110].

Les cris que poussait le malheureux berné étaient si perçants, qu'ils arrivèrent jusqu'aux oreilles de son maître, lequel, s'arrêtant pour écouter avec attention, crut d'abord qu'il lui arrivait quelque nouvelle aventure; mais il reconnut bientôt que c'était son écuyer qui jetait ces cris affreux. Tournant bride aussitôt, il revint de tout le pesant galop de son cheval à l'hôtellerie, et, la trouvant fermée, il en fit le tour pour voir s'il ne rencontrerait pas quelque passage. Mais il ne fut pas plutôt arrivé devant les murs de la cour, qui n'étaient pas fort élevés, qu'il aperçut le mauvais jeu qu'on faisait jouer à son écuyer. Il le vit monter et descendre à travers les airs, avec tant de grâce et d'agilité, que, si la colère ne l'eût suffoqué, je suis sûr qu'il aurait éclaté de rire. Il essaya de grimper de son cheval sur le mur; mais il était si moulu et si harassé, qu'il ne put pas seulement mettre pied à terre. Ainsi, du haut de son cheval, il commença à proférer tant d'injures et de défis à ceux qui bernaient Sancho, qu'il n'est pas possible de parvenir à les rapporter. Mais, en dépit de ses malédictions, les berneurs ne cessaient ni leur besogne ni leurs éclats de rire, et le voltigeur Sancho ne cessait pas non plus ses lamentations, qu'il entremêlait tantôt de menaces et tantôt de prières; rien n'y faisait, et rien n'y fit, jusqu'à ce qu'ils l'eussent laissé de pure lassitude.

On lui ramena son âne, et l'ayant remis dessus, on le couvrit bien de son petit manteau. Le voyant si harassé, la compatissante Maritornes crut lui devoir le secours d'une cruche d'eau, et l'alla tirer du puits pour qu'elle fût plus fraîche. Sancho prit la cruche, et l'approcha de ses lèvres; mais il s'arrêta aux cris de son maître, qui lui disait:

«Sancho, mon fils, ne bois pas de cette eau; n'en bois pas, mon enfant, elle te tuera. Vois-tu, j'ai ici le très-saint baume (et il lui montrait sa burette); avec deux gouttes que tu boiras, tu seras guéri sans faute.»

À ces cris, Sancho tourna les yeux tant soit peu de travers, et répondit en criant plus fort:

«Est-ce que, par hasard, Votre Grâce oublie déjà que je ne suis pas chevalier, et veut-elle que j'achève de vomir le peu d'entrailles qui me restent d'hier soir? Gardez votre liqueur, de par tous les diables! et laissez-moi tranquille.»

Achever de dire ces mots et commencer de boire, ce fut tout un; mais voyant, à la première gorgée, que c'était de l'eau, il ne voulut pas continuer, et pria Maritornes de lui apporter du vin, ce qu'elle fit aussitôt de très-bonne grâce, et même elle le paya de sa poche; car on dit d'elle, en effet, que quoiqu'elle fût réduite à cet état, elle avait encore quelque ombre éloignée de vertu chrétienne.

Dès que Sancho eut achevé de boire, il donna du talon à son âne, et, lui faisant ouvrir toute grande la porte de l'hôtellerie, il sortit, enchanté de n'avoir rien payé du tout, et d'être venu à bout de sa résolution, bien que c'eût été aux dépens de ses cautions ordinaires, c'est-à-dire de ses épaules. Il est vrai que l'hôtelier garda son bissac en payement de ce qui lui était dû; mais Sancho s'était enfui si troublé qu'il ne s'aperçut pas de cette perte. Dès qu'il le vit dehors, l'hôtelier voulut barricader la porte, mais les berneurs l'en empêchèrent; car c'étaient de telles gens que, si don Quichotte eût été réellement un des chevaliers de la Table-Ronde, ils n'en auraient pas fait cas pour deux liards de plus.

Chapitre XVIII

Où l'on raconte l'entretien qu'eurent Sancho Panza et son seigneur don Quichotte, avec d'autres aventures bien dignes d'être rapportées

Sancho rejoignit son maître, si abattu, si affaissé, qu'il ne pouvait plus seulement talonner son âne. Quand don Quichotte le vit en cet état:

«Pour le coup, bon Sancho, lui dit-il, j'achève de croire que ce château, ou hôtellerie si tu veux, est enchanté sans aucun doute. Car enfin ceux qui se sont si atrocement joués de toi, que pouvaient-ils être, sinon des fantômes et des gens de l'autre monde? Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que, tandis que je regardais les actes de ta déplorable tragédie par-dessus l'enceinte de la cour, il ne me fut possible ni de monter sur les murs, ni de les franchir, ni même de descendre de cheval. Sans doute ils me tenaient moi-même enchanté; car je te jure, par la foi d'un homme tel que je suis, que si j'avais pu monter au mur ou mettre pied à terre, je t'aurais si bien vengé de ces félons et mauvais garnements, qu'ils auraient à tout jamais gardé le souvenir de leur méchant tour, quand bien même j'eusse dû, pour les châtier, contrevenir aux lois de la chevalerie, qui ne permettent pas, comme je te l'ai déjà dit maintes fois, qu'un chevalier porte la main sur celui qui ne l'est pas, sinon pour la défense de sa propre vie et en cas d'urgente nécessité.

— Chevalier ou non, répondit Sancho, je me serais, pardieu! bien vengé moi-même, si j'avais pu, mais le mal est que je ne pouvais pas. Et pourtant je jurerais bien que ces gens-là qui se sont divertis à mes dépens n'étaient ni fantômes ni hommes enchantés, comme dit Votre Grâce, mais bien de vrais hommes de chair et d'os tout comme nous; et je le sais bien, puisque je les entendais s'appeler l'un l'autre pendant qu'ils me faisaient voltiger, et que chacun d'eux avait son nom. L'un s'appelait Pedro Martinez; l'autre, Tenorio Fernandez, et l'hôtelier, Jean Palomèque le gaucher. Ainsi donc, seigneur, si vous n'avez pu sauter la muraille, ni seulement mettre pied à terre, cela venait d'autre chose que d'un enchantement. Quant à moi, ce que je tire au clair de tout ceci, c'est que ces aventures que nous allons cherchant nous mèneront à la fin des fins à de telles mésaventures, que nous ne saurons plus reconnaître quel est notre pied droit. Ce qu'il y a de mieux à faire et de plus raisonnable, selon mon faible entendement, ce serait de nous en retourner au pays, maintenant que c'est le temps de la moisson, et de nous occuper de nos affaires, au lieu de nous en aller, comme on dit, de fièvre en chaud mal, et de l'alguazil au corregidor.

— Que tu sais peu de chose, Sancho, répondit don Quichotte, en fait de chevalerie errante! Tais-toi, et prends patience: un jour viendra où tu verras par la vue de tes yeux quelle grande et noble chose est l'exercice de cette profession. Sinon, dis-moi, quelle plus grande joie, quel plus doux ravissement peut-il y avoir dans ce monde, que celui de remporter une victoire et de triompher de son ennemi? Aucun, sans doute.

— Cela peut bien être, repartit Sancho, encore que je n'en sache rien; mais tout ce que je sais, c'est que, depuis que nous sommes chevaliers errants, ou Votre Grâce du moins, car je ne mérite pas de me compter en si honorable confrérie, nous n'avons jamais remporté de victoire, si ce n'est pourtant contre le Biscayen: encore Votre Grâce en est-elle sortie en y laissant une moitié d'oreille et une moitié de salade. Depuis lors, tout a été pour nous coups de poing sur coups de bâton, et coups de bâton sur coups de poing; mais j'ai reçu, pardessus le marché, les honneurs du bernement, et encore de gens enchantés, dont je ne pourrais tirer vengeance pour savoir jusqu'où s'étend, comme dit Votre Grâce, le plaisir de vaincre son ennemi.

— C'est bien la peine que je ressens, répondit don Quichotte, et celle que tu dois ressentir aussi. Mais sois tranquille; je vais dorénavant faire en sorte d'avoir aux mains une épée forgée avec tant d'art, que celui qui la porte soit à l'abri de toute espèce d'enchantement. Il se pourrait même bien que la fortune me fît présent de celle que portait Amadis quand il s'appelait le _chevalier de l'Ardente-Épée__[111]__, _laquelle fut une des meilleures lames que chevalier posséda jamais au monde; car, outre qu'elle avait la vertu dont je viens de parler, elle coupait comme un rasoir, et nulle armure, quelque forte ou enchantée qu'elle fût, ne résistait à son tranchant.

— Je suis si chanceux, moi, reprit l'écuyer, que, quand même ce bonheur vous arriverait, et qu'une semblable épée tomberait en vos mains, elle ne pourrait servir et profiter qu'aux chevaliers dûment armés tels, tout de même que le baume; et quant aux écuyers, bernique.

— N'aie pas cette crainte, Sancho, reprit don Quichotte; le ciel en agira mieux avec toi.»

Les deux aventuriers s'entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu'ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu'il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit:

«Voici le jour, ô Sancho, où l'on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu'en nul autre, la valeur de mon bras; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l'admiration de tous les siècles à venir. Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière? eh bien! il est soulevé par une immense armée qui s'avance de ce côté, formée d'innombrables et diverses nations.

— En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux; car voilà que, du côté opposé, s'élève un autre tourbillon.»

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s'imagina sur-le- champ que c'étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue. Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d'enchantements, d'aventures, d'amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu'il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu'il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu'on ne put les distinguer que lorsqu'ils furent arrivés tout près. Don Quichotte affirmait avec tant d'insistance que c'étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

«Eh bien! seigneur, lui dit-il, qu'allons-nous faire, nous autres?

— Qu'allons-nous faire? reprit don Quichotte: porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana[112], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes[113], Pentapolin au bras retroussé, qu'on appelle ainsi parce qu'il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu'à l'épaule.

— Et pourquoi, demanda Sancho, ces deux seigneurs-là s'en veulent-ils ainsi?

— Ils s'en veulent, répondit don Quichotte, parce que cet Alifanfaron est un furieux païen qui est tombé amoureux de la fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte dame, laquelle est chrétienne, et son père ne la veut pas donner au roi païen, à moins que celui-ci ne renonce d'abord à la loi de son faux prophète Mahomet pour embrasser celle de sa fiancée.

— Par ma barbe! s'écria Sancho, je jure que Pentapolin a bien raison, et que je l'aiderai de bon coeur du mieux que je pourrai.

— Tu ne feras en cela que ce que tu dois, Sancho, reprit don Quichotte; car pour prendre part à de semblables batailles, il n'est pas requis et nécessaire d'être armé chevalier.

— J'entends bien cela, répondit Sancho; mais où mettrons-nous cet âne, pour être sûrs de le retrouver après la fin de la mêlée? car s'y fourrer sur une telle monture, je ne crois pas que cela se soit vu jusqu'à présent.

— C'est vrai, reprit don Quichotte; mais ce que tu peux faire de lui, c'est de le laisser aller à la bonne aventure, qu'il se perde ou se retrouve; car, après la victoire, nous aurons tant et tant de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court grand risque d'être troqué pour un autre. Mais fais silence, regarde, et prête- moi toute ton attention. Je veux te désigner et te dépeindre les principaux chevaliers qui viennent dans les deux armées; et pour que tu les voies et distingues plus facilement, retirons-nous sur cette éminence, d'où l'on doit aisément découvrir l'une et l'autre.»

Ils quittèrent le chemin, et gravirent une petite hauteur, de laquelle on aurait, en effet, parfaitement distingué les deux troupeaux que don Quichotte prenait pour des armées, si les nuages de poussière qui se levaient sous leurs pieds n'en eussent absolument caché la vue. Mais enfin, voyant dans son imagination ce qu'il ne pouvait voir de ses yeux et ce qui n'existait pas, don Quichotte commença d'une voix élevée:

«Ce chevalier que tu vois là-bas, avec des armes dorées, qui porte sur son écu un lion couronné, rendu aux pieds d'une jeune damoiselle, c'est le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont- d'Argent. Cet autre, aux armes à fleurs d'or, qui porte sur son écu trois couronnes d'argent en champ d'azur, c'est le redoutable Micocolembo, grand-duc de Quirocie. Cet autre, aux membres gigantesques, qui se trouve à sa main droite, c'est le toujours intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies; il a pour cuirasse une peau de serpent, et pour écu une porte, qu'on dit être une de celles du temple que renversa Samson de fond en comble, quand, au prix de sa vie, il se vengea des Philistins ses ennemis[114]. Mais tourne maintenant les yeux de ce côté, et tu verras, à la tête de cette autre armée, le toujours vainqueur et jamais vaincu Timonel de Carcaxona, prince de la Nouvelle-Biscaye; il est couvert d'armes écartelées d'azur, de sinople, d'argent et d'or, et porte sur son écu un chat d'or, en champ lionné, avec ces quatre lettres: _Miou, _qui forment le commencement du nom de sa dame, laquelle est, à ce qu'on assure, l'incomparable Mioulina, fille du duc Alfégniquen des Algarves. Cet autre, qui charge et fait plier les reins de cette puissante cavale, dont les armes sont blanches comme la neige et l'écu sans aucune devise, c'est un chevalier novice, Français de nation, qu'on appelle Pierre Papin, seigneur des baronnies d'Utrique. Cet autre, qui de ses larges étriers bat les flancs mouchetés de ce zèbre rapide, et porte des armes parsemées de coupes d'azur, c'est le puissant duc de Nerbie, Espartafilardo du Boccage, dont l'emblème, peint sur son écu, est un champ d'asperges, avec cette devise espagnole: _Rastrea mi suerte__[115]__.»_

Don Quichotte continua de la même manière à nommer une foule de chevaliers qu'il s'imaginait voir dans l'une et l'autre armée, leur donnant à chacun, sans hésiter, les armes, les couleurs et les devises que lui fournissait son intarissable folie; puis, sans s'arrêter un instant, il poursuivit de la sorte:

«Ces escadrons que tu vois en face de nous sont formés d'une infinité de nations diverses. Voici ceux qui boivent les douces eaux du fleuve appelé Xante par les dieux, et par les hommes Scamandre; ici sont les montagnards qui foulent les champs massyliens; là, ceux qui criblent la fine poudre d'or de l'heureuse Arabie; là, ceux qui jouissent des fraîches rives du limpide Thermodon; là, ceux qui épuisent, par mille saignées, le Pactole au sable doré; là, les Numides, de foi douteuse et inconstante; les Perses, fameux par leur adresse à tirer de l'arc; les Parthes et les Mèdes, qui combattent en fuyant; les Arabes, aux tentes nomades; les Scythes, aussi cruels de coeur que blancs de peau; les Éthiopiens, qui s'attachent des anneaux aux lèvres; et enfin cent autres nations dont je vois bien et reconnais les visages, mais dont les noms m'ont échappé. Dans cette autre armée, voici venir ceux qui s'abreuvent au liquide cristal du Bétis, père des oliviers; ceux qui lavent et polissent leurs visages dans les ondes dorées que le Tage roule toujours à pleins bords; ceux qui jouissent des eaux fertilisantes du divin Génil[116]; ceux qui foulent les champs tartésiens[117] aux gras pâturages; ceux qui folâtrent dans les prés élyséens de Xérès; les riches Manchois couronnés de blonds épis; ceux qui se couvrent de fer, antiques restes du sang des Gots[118]; ceux qui se baignent dans la Pisuerga, fameuse par la douceur de ses courants; ceux qui paissent d'innombrables troupeaux dans les vastes pâturages qu'enserre en ses détours le tortueux Guadiana, célèbre par son cours souterrain; ceux qui tremblent de froid sous les vents qui sifflent dans les vallons des Pyrénées, ou sous les flocons de neige qui blanchissent le sommet de l'Apennin; finalement, toutes les nations diverses que l'Europe renferme en son sein populeux.»

Qui pourrait redire toutes les provinces que cita don Quichotte et tous les peuples qu'il nomma, en donnant à chacun d'eux, avec une merveilleuse célérité, ses attributs les plus caractéristiques, tout absorbé qu'il était par le souvenir de ses livres mensongers? Sancho Panza restait, comme on dit, pendu à ses paroles, sans trouver moyen d'en placer une seule; seulement, de temps à autre, il tournait la tête pour voir s'il apercevait les géants et les chevaliers que désignait son maître; et comme il ne pouvait en découvrir aucun:

«Par ma foi! seigneur, s'écria-t-il enfin, je me donne au diable, si homme, géant ou chevalier paraît de tous ceux que vous avez nommés là; du moins, je n'en vois pas la queue d'un, et tout cela doit être des enchantements comme les fantômes d'hier soir.

— Comment peux-tu parler ainsi? répondit don Quichotte; n'entends-tu pas les hennissements des chevaux, le son des trompettes, le bruit des tambours?

— Je n'entends rien autre chose, répliqua Sancho, sinon des bêlements d'agneaux et de brebis.»

Ce qui était parfaitement vrai, car les deux troupeaux s'étaient approchés assez près pour être entendus.

«C'est la peur que tu as, reprit don Quichotte, qui te fait, Sancho, voir et entendre tout de travers; car l'un des effets de cette triste passion est de troubler les sens, et de faire paraître les choses autrement qu'elles ne sont. Mais, si ta frayeur est si grande, retire-toi à l'écart, et laisse-moi seul; seul, je donnerai la victoire au parti où je porterai le secours de mon bras.»

En disant ces mots, il enfonce les éperons à Rossinante, et, la lance en arrêt, descend comme un foudre du haut de la colline. Sancho lui criait de toutes ses forces:

«Arrêtez! seigneur don Quichotte, arrêtez! Je jure Dieu que ce sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer. Revenez donc, par la vie du père qui m'a engendré. Quelle folie est-ce là? Mais regardez qu'il n'y a ni géant, ni chevalier, ni chat, ni asperges, ni champ, ni écu d'azur, ni quartier d'écu, ni diable, ni rien. Par les péchés que je dois à Dieu, qu'est-ce que vous allez faire?»

Ces cris n'arrêtaient point don Quichotte, lequel, au contraire, criait encore plus haut:

«Courage! chevaliers qui combattez sous la bannière du valeureux empereur Pentapolin au bras retroussé; courage! suivez-moi tous, et vous verrez avec quelle facilité je tirerai pour lui vengeance de son ennemi, Alifanfaron de Taprobana.»

En disant cela, il se jette à travers l'escadron des brebis, et commence à les larder à coups de lance, avec autant d'ardeur et de rage que s'il eût réellement frappé ses plus mortels ennemis. Les pâtres qui menaient le troupeau lui crièrent d'abord de laisser ces pauvres bêtes; mais, voyant que leurs avis ne servaient de rien, ils délièrent leurs frondes, et se mirent à lui saluer les oreilles avec des cailloux gros comme le poing. Don Quichotte, sans se soucier des pierres qui pleuvaient sur lui, courait çà et là, et disait:

«Où donc es-tu, superbe Alifanfaron? Viens à moi, c'est un seul chevalier qui veut éprouver tes forces corps à corps, et t'ôter la vie en peine de la peine que tu causes au valeureux Garamante Pentapolin.»

En cet instant arrive une amande de rivière qui, lui donnant droit dans le côté, lui ensevelit deux côtes au fond de l'estomac. À ce coup, il se crut mort ou grièvement blessé; et, se rappelant aussitôt son baume, il tire la burette, la porte à ses lèvres, et commence à se verser dans le corps la précieuse liqueur. Mais, avant qu'il eût fini d'avaler ce qui lui en semblait nécessaire, voilà qu'une seconde dragée lui arrive, qui frappe si en plein sur sa main et sur sa burette, qu'elle fait voler celle-ci en éclats, lui écrase deux doigts horriblement, et lui emporte, chemin faisant, trois ou quatre dents de la bouche. Telle fut la roideur du premier coup, et telle celle du second, que force fut au pauvre chevalier de se laisser tomber de son cheval en bas. Les pâtres s'approchèrent de lui, et, croyant qu'ils l'avaient tué, ils se dépêchèrent de rassembler leurs troupeaux, chargèrent sur leurs épaules les brebis mortes, dont le nombre passait six à huit, et, sans autre enquête, s'éloignèrent précipitamment.

Sancho était resté tout ce temps sur la hauteur, d'où il contemplait les folies que faisait son maître, s'arrachant la barbe à pleines mains et maudissant l'heure où la fortune avait permis qu'il en fît la connaissance. Quand il le vit par terre et les bergers loin, il descendit de la colline, s'approcha de lui, et le trouva dans un piteux état, quoiqu'il n'eût pas perdu le sentiment.

«Eh bien, seigneur don Quichotte, lui dit-il, ne vous disais-je pas bien de revenir, et que vous alliez attaquer, non pas des armées, mais des troupeaux de moutons?

— C'est ainsi, répondit don Quichotte, qu'a fait disparaître et changer les choses ce larron de sage enchanteur, mon ennemi. Car apprends, ô Sancho, qu'il est très-facile à ces gens-là de nous faire apparaître ce qu'ils veulent; et ce malin nécromant qui me persécute, envieux de la gloire qu'il a bien vu que j'allais recueillir dans cette bataille, a changé les escadrons de soldats en troupeaux de brebis. Sinon, Sancho, fais une chose, par ma vie! Pour que tu te détrompes et que tu voies la vérité de ce que je dis, monte sur ton âne, et suis-les, sans faire semblant de rien; dès qu'ils se seront éloignés quelque peu, ils reprendront leur forme naturelle, et, cessant d'être moutons, redeviendront hommes faits et parfaits, tout comme je te les ai dépeints d'abord. Mais non, n'y va pas à présent: j'ai trop besoin de ton secours et de tes services. Approche et regarde combien il me manque de dents; car je crois, en vérité, qu'il ne m'en reste pas une seule dans la bouche.»

Sancho s'approcha de son maître, et si près, qu'il lui mettait presque les yeux dans le gosier. C'était alors que le baume venait d'opérer dans l'estomac de don Quichotte; au moment où Sancho se mettait à regarder l'état de ses mâchoires, l'autre leva le coeur, et, plus violemment que n'aurait fait une arquebuse, lança tout ce qu'il avait dans le corps à la barbe du compatissant écuyer.

«Sainte Vierge! s'écria Sancho, qu'est-ce qui vient de m'arriver là? Sans doute que ce pécheur est blessé à mort, puisqu'il vomit le sang par la bouche.»

Mais dès qu'il eut regardé de plus près, il reconnut, à la couleur, odeur et saveur, que ce n'était pas du sang, mais bien le baume de la burette qu'il lui avait vu boire. Alors il fut pris d'une horrible nausée, que, le coeur aussi lui tournant, il vomit ses tripes au nez de son seigneur, et qu'ils restèrent tous deux galamment accoutrés.

Sancho courut à son âne pour prendre de quoi s'essuyer et panser son maître; mais, ne trouvant plus le bissac, il fut sur le point d'en perdre l'esprit. Il se donna de nouveau mille malédictions, et résolut, dans le fond de son coeur, d'abandonner son maître pour regagner le pays, dût-il perdre ses gages et les espérances du gouvernement de l'île tant promise. Don Quichotte se leva cependant, et, tenant ses mâchoires de la main droite pour empêcher de tomber le reste de ses dents, il prit la bride de Rossinante, lequel n'avait pas bougé des côtés de son maître, tant il était fidèle et loyal serviteur; puis il s'en alla trouver son écuyer qui, la poitrine appuyée sur son âne et la joue sur sa main, se tenait comme un homme accablé de tristesse.

En voyant sa posture et ses marques de profond chagrin, don
Quichotte lui dit:

«Apprends, ô Sancho, qu'un homme n'est pas plus qu'un autre, s'il ne fait plus qu'un autre. Tous ces orages dont nous sommes assaillis sont autant de signes que le temps va enfin reprendre sa sérénité, et nos affaires un meilleur cours; car il est impossible que le bien ou le mal soient durables: d'où il suit que le mal ayant beaucoup duré, le bien doit être proche. Ainsi tu ne dois pas t'affliger outre mesure des disgrâces qui m'arrivent, puisque tu n'en prends aucune part.

— Comment non? répondit Sancho; est-ce que par hasard celui qu'on faisait danser hier sur la couverture était un autre que le fils de mon père? Et le bissac qui me manque aujourd'hui, avec tout mon bagage, était-il à d'autres qu'au même?

— Quoi! tu n'as plus le bissac? s'écria douloureusement don
Quichotte.

— Non, je ne l'ai plus, répliqua Sancho.

— En ce cas nous n'avons rien à manger aujourd'hui, reprit don
Quichotte.

— Ce serait vrai, répondit Sancho, si ces prés manquaient des plantes que Votre Grâce dit connaître si bien, et avec lesquelles ont coutume de suppléer à de telles privations d'aussi malencontreux chevaliers errants que vous l'êtes.

— Avec tout cela, reprit don Quichotte, j'aimerais mieux, à l'heure qu'il est, un quartier de pain bis avec deux têtes de harengs, que toutes les plantes que décrit Dioscorides, fût-il commenté par le docteur Laguna[119]. Mais allons, bon Sancho, monte sur ton âne, et viens-t'en derrière moi; Dieu, qui pourvoit à toutes choses, ne nous manquera pas, surtout travaillant, comme nous le faisons, si fort à son service: car il ne manque ni aux moucherons de l'air, ni aux vermisseaux de la terre, ni aux insectes de l'eau; il est si miséricordieux, qu'il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et tomber sa pluie sur le juste et l'injuste.

— En vérité, répondit Sancho, vous étiez plus fait pour devenir prédicateur que chevalier errant.

— Les chevaliers errants, Sancho, reprit don Quichotte, savaient et doivent savoir de tout; et tel d'entre eux, dans les siècles passés, s'arrêtait à faire un sermon au milieu du grand chemin, comme s'il eût pris ses licences à l'université de Paris. Tant il est vrai que jamais l'épée n'émoussa la plume, ni la plume l'épée.

— À la bonne heure, répondit Sancho, qu'il en soit comme veut Votre Grâce. Allons-nous-en de là, et tâchons de trouver un gîte pour la nuit; mais que Dieu veuille que ce soit en tel lieu qu'il n'y ait ni berne, ni berneur, ni fantômes, ni Mores enchantés: car, si j'en retrouve, j'envoie à tous les diables le manche après la cognée.

— Demandes-en la grâce à Dieu, mon fils, répliqua don Quichotte, et mène-nous où tu voudras; je veux, cette fois-ci, laisser à ton choix le soin de notre logement. Mais, avant tout, donne voir ta main, et tâte avec le doigt pour savoir combien de dents me manquent de ce côté droit de la mâchoire supérieure; car c'est là que je sens le plus de mal.»

Sancho lui mit la main dans la bouche, et tâtant de haut en bas:

«Combien de dents, lui demanda-t-il, aviez-vous l'habitude d'avoir de ce côté?

— Quatre, répondit don Quichotte, sans compter l'oeillère, toutes bien entières et bien saines.

— Faites attention à ce que vous dites, seigneur, reprit Sancho.

— Je dis que j'en avais quatre, si ce n'est même cinq, répondit don Quichotte; car en toute ma vie, on ne m'a pas tiré une dent de la bouche, et je n'en ai perdu ni de carie ni de pituite.

— Eh bien! à ce côté d'en bas, di Sancho, Votre Grâce n'a plus que deux dents et demie, et, à celui d'en haut, ni demie ni entière: tout est ras et plat comme la paume de la main.

— Oh! malheureux que je suis! s'écria don Quichotte aux tristes nouvelles que lui donnait son écuyer; j'aimerais mieux qu'ils m'eussent enlevé un bras, pourvu que ce ne fût pas celui de l'épée: car il faut que tu saches, Sancho, qu'une bouche sans dents est comme un moulin sans meule, et qu'on doit mille fois plus estimer une dent qu'un diamant. Mais enfin, ce sont des disgrâces auxquelles nous sommes sujets, nous tous qui avons fait profession dans l'ordre austère de la chevalerie errante. Allons, monte sur ton âne, ami, et conduis-nous; je te suivrai au train que tu voudras.»

Sancho fit ce qu'ordonnait son maître, et s'achemina du côté où il lui parut plus sûr de trouver un gîte, sans s'écarter toutefois du grand chemin, qui, là, se dirigeait en ligne droite. Comme ils s'en allaient ainsi l'un devant l'autre et pas à pas, parce que la douleur des mâchoires ne laissait à don Quichotte ni repos ni envie de se hâter beaucoup, Sancho, voulant endormir son mal et le divertir en lui contant quelque chose, lui dit ce qu'on verra dans le chapitre suivant.

Chapitre XIX

Des ingénieux propos que Sancho tint à son maître, et de l'aventure arrivée à celui-ci avec un corps mort, ainsi que d'autres événements fameux

«Il me semble, seigneur, que toutes ces mésaventures qui nous sont arrivées depuis quelques jours doivent être la peine du péché que Votre Grâce a commis contre l'ordre de sa chevalerie, en manquant d'accomplir le serment que vous aviez fait de ne pas manger pain sur nappe, ni badiner avec la reine, ni tout ce qui s'ensuit, et que vous aviez juré d'accomplir jusqu'à ce que vous ayez enlevé cet armet de Malandrin, ou comme s'appelle le More, car je ne me souviens pas très-bien de son nom.

— Tu as vraiment raison, Sancho, répondit don Quichotte; mais, à vrai dire, cela m'était tout à fait sorti de la mémoire. Et tu peux bien être assuré de même que c'est pour la faute que tu as commise en manquant de m'en faire ressouvenir à temps, que tu as attrapé l'aventure de la berne. Mais je vais réparer la mienne; car il y a aussi, dans l'ordre de la chevalerie, des compositions sur toutes sortes de péchés.

— Est-ce que, par hasard, j'ai juré quelque chose, moi? reprit
Sancho.

— Peu importe que tu n'aies pas juré, répliqua don Quichotte: il suffit que tu ne sois pas très à l'abri du reproche de complicité. Ainsi, pour oui ou pour non, il vaut mieux nous pourvoir de dispenses.

— Ma foi, s'il en est ainsi, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne garde à ne pas oublier ce nouveau serment comme l'autre; car les fantômes pourraient bien reprendre l'envie de se divertir encore avec moi, et même avec Votre Grâce, s'ils la voient en rechute.»

Durant ces entretiens et d'autres semblables, la nuit les surprit au milieu du chemin, sans qu'ils sussent comment avoir ni comment découvrir où se mettre à l'abri; et le pis de l'affaire, c'est qu'ils mouraient de faim, car avec le bissac s'était envolée toute la provision.

Pour achever pleinement leur disgrâce, il leur arriva une aventure qui cette fois, et sans artifice, pouvait bien s'appeler ainsi. La nuit était venue, et fort obscure; cependant ils cheminaient toujours, Sancho croyant que, de bon compte, on ne pouvait faire plus d'une à deux lieues sur la grande route sans rencontrer quelque hôtellerie.

Or donc, pendant qu'ils marchaient ainsi par la nuit noire, l'écuyer mourant de faim, et le chevalier avec grand appétit, voilà qu'ils aperçurent venir, sur le chemin qu'ils suivaient, une grande multitude de lumières qui semblaient autant d'étoiles mouvantes. À cette vue, Sancho perdit la carte, et son maître sentit un peu la chair de poule. L'un tira son âne par le licou, l'autre son bidet par la bride, et tous deux se tinrent cois, regardant avec grande attention ce que ce pouvait être. Ils virent que les lumières venaient droit de leur côté, et que plus elles s'approchaient, plus elles semblaient grandes.

Pour le coup, Sancho se mit à trembler de tous ses membres, comme un épileptique, et les cheveux se dressèrent sur la tête de don Quichotte, lequel, s'animant néanmoins un peu:

«Voici sans doute, dit-il, une grande et périlleuse aventure, où il va falloir, Sancho, que je montre toute ma force et tout mon courage.

— Malheureux que je suis! répondit Sancho, si c'est une aventure de fantômes, comme elle m'en a tout l'air, où trouver des côtes pour y suffire?

— Tout fantômes qu'ils puissent être, s'écria don Quichotte, je ne permettrai pas qu'ils te touchent seulement au poil du pourpoint. S'ils t'ont fait un mauvais tour l'autre fois, c'est que je n'ai pu sauter les murs de la basse-cour; mais nous sommes maintenant en rase campagne, où je pourrai jouer de l'épée tout à mon aise.

— Mais s'ils vous enchantent et vous engourdissent comme la fois passée, répliqua Sancho, que vous servira-t-il d'avoir ou non la clef des champs?

— En tout cas, reprit don Quichotte, je te supplie, Sancho, de reprendre courage; l'expérience te fera voir quel est le mien.

— Eh bien! oui, j'en aurai, s'il plaît à Dieu,» répondit Sancho.

Et tous deux, se détournant un peu du chemin, se remirent à considérer attentivement ce que pouvaient être ces lumières qui marchaient.

Ils aperçurent bientôt un grand nombre d'hommes enchemisés dans des robes blanches[120], et cette effrayante vision acheva si bien d'abattre le courage de Sancho Panza, qu'il commença à claquer des dents comme dans un accès de fièvre tierce; mais la peur et le claquement augmentèrent encore quand ils virent enfin distinctement ce que c'était. Ils découvrirent au moins une vingtaine de ces gens en chemise, tous à cheval, tenant à la main des torches allumées, derrière lesquels venait une litière tendue en deuil, que suivaient six autres cavaliers habillés de noir jusqu'aux pieds de leurs mules, car on voyait bien, au calme de l'allure de ces bêtes, que ce n'étaient pas des chevaux. Ces fantômes blancs cheminaient en murmurant d'inintelligibles paroles d'une voix basse et plaintive.

Cette étrange apparition, à une telle heure et dans un tel lieu désert, suffisait bien pour faire pénétrer l'effroi jusqu'au coeur de Sancho, et même jusqu'à celui de son maître. Néanmoins, tandis que toute la résolution de Sancho faisait naufrage, le contraire arriva pour don Quichotte, auquel sa folle imagination représenta sur-le-champ que c'était une des aventures de ses livres. Il se figura que la litière était un brancard où l'on portait quelque chevalier mort ou grièvement blessé, dont la vengeance était réservée à lui seul. Sans plus de réflexion, il s'affermit bien sur la selle, met en arrêt sa pique de messier, et, d'une contenance assurée, va se planter au beau milieu du chemin où devaient forcément passer les gens aux blancs manteaux. Dès qu'il les vit s'approcher, il leur cria d'une voix terrible:

«Halte-là, chevaliers! qui que vous soyez, halte-là! Dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez, où vous allez, et ce que vous menez sur ce brancard. Selon toutes les apparences, ou vous avez fait, ou l'on vous a fait quelque tort et grief; il convient donc et il est nécessaire que j'en sois instruit, soit pour vous châtier du mal que vous avez fait, soit pour vous venger de celui qu'on vous a fait.

— Nous sommes pressés, et l'hôtellerie est loin, répondit un des hommes en chemise; nous n'avons pas le temps de vous rendre tous les comptes que vous demandez;» et, piquant sa mule, il voulut passer outre.

Mais don Quichotte s'était grandement irrité de cette réponse; saisissant la mule par le mors:

«Halte-là! vous dis-je, et soyez plus poli. Qu'on réponde à ce que j'ai demandé, ou sinon je vous déclare la guerre à tous, et vous livre bataille.»

La mule était ombrageuse: se sentant prise au mors, elle se cabra et se renversa par terre sur son cavalier. Un valet, qui marchait à pied, voyant tomber son maître, se mit à injurier don Quichotte, lequel, déjà enflammé de colère, baisse sa lance sans attendre davantage, et fondant sur un des habillés de noir, l'envoie rouler sur la poussière atteint d'un mauvais coup; puis, se ruant à travers la troupe, c'était merveille de voir avec quelle promptitude il les attaquait et les culbutait l'un après l'autre; l'on eût dit qu'il avait en cet instant poussé des ailes à Rossinante, tant il se montrait fier et léger.

Tous ces manteaux blancs étaient des gens timides et sans armes; dès les premiers coups, ils lâchèrent pied, et se mirent à courir à travers champs avec leurs torches allumées, si bien qu'on les aurait pris pour une des mascarades qui courent les nuits de carnaval. Quant aux manteaux noirs, ils étaient si empêtrés dans leurs longues jupes qu'ils ne pouvaient remuer. Don Quichotte put donc les bâtonner et les chasser tout devant lui, restant à bon marché maître du champ de bataille; car ils imaginaient tous que ce n'était pas un homme, mais bien le diable en personne qui était venu de l'enfer les attendre au passage, pour leur enlever le corps mort qu'ils menaient dans la litière. Sancho, cependant, regardait tout cela, admirant l'intrépidité de son seigneur, et il disait dans sa barbe:

«Sans aucun doute, ce mien maître-là est aussi brave et vaillant qu'il le dit.»

Une torche était restée, brûlant par terre, auprès du premier qu'avait renversé la mule. Don Quichotte, l'apercevant à cette lueur, s'approcha de lui, et, lui posant la pointe de sa lance sur la gorge, il lui cria de se rendre, ou, sinon, qu'il le tuerait.

«Je ne suis que trop rendu, répondit l'homme à terre, puisque je ne puis bouger, et que j'ai, je crois, la jambe cassée. Mais, si vous êtes gentilhomme et chrétien, je supplie Votre Grâce de ne pas me tuer; elle commettrait un sacrilège, car je suis licencié et j'ai reçu les premiers ordres.

— Et qui diable, étant homme d'Église, vous a conduit ici? s'écria don Quichotte.

— Qui, seigneur? répondit l'autre; mon malheur.

— Eh bien! répliqua don Quichotte, un autre plus grand vous menace, si vous ne répondez sur-le-champ à toutes les questions que je vous ai faites.

— Vous allez être aisément satisfait, reprit le licencié; et d'abord Votre Grâce saura que, bien que j'aie dit tout à l'heure que j'avais les licences, je ne suis encore que bachelier. Je m'appelle Alonzo Lopez, et suis natif d'Alcovendas. Je viens de la ville de Baéza, en compagnie d'onze autres prêtres, ceux qui fuyaient avec des torches. Nous allons à Ségovie, accompagnant un corps mort qui est dans cette litière: ce corps mort est celui d'un gentilhomme qui mourut à Baéza, où il a été quelque temps déposé au cimetière; mais, comme je vous ai dit, nous portons ses os à Ségovie, où est la sépulture de sa famille.

— Et qui l'a tué? demanda don Quichotte.

— Dieu, par le moyen d'une fièvre maligne qu'il lui a envoyée, répondit le bachelier.

— En ce cas, reprit don Quichotte, le Seigneur m'a dispensé de la peine que j'aurais prise de venger sa mort, si tout autre l'eût tué. Mais, étant frappé de telle main, je n'ai plus qu'à me taire et à plier les épaules, ce que je ferais s'il m'eût frappé moi- même. Mais je veux apprendre à Votre Révérence que je suis un chevalier de la Manche, appelé don Quichotte, et que ma profession est d'aller par le monde redressant les torts et réparant les injustices.

— Je ne sais trop, répondit le bachelier, comment vous entendez le redressement des torts, car de droit que j'étais, vous m'avez fait tordu, me laissant avec une jambe cassée, qui ne se verra plus droite en tous les jours de sa vie; et l'injustice que vous avez réparée en moi, ç'a été de m'en faire une irréparable, et nulle plus grande mésaventure ne pouvait m'arriver que de vous rencontrer cherchant des aventures.

— Toutes les choses ne se passent point de la même façon, répliqua don Quichotte; le mal est venu, seigneur bachelier Alonzo Lopez, de ce que vous cheminiez la nuit, vêtus de surplis blancs, des torches à la main, marmottant entre vos lèvres et couverts de deuil, tels enfin que vous ressembliez à des fantômes et à des gens de l'autre monde. Aussi je n'ai pu me dispenser de remplir mon devoir en vous attaquant, et je n'aurais pas manqué de le faire, quand bien même vous auriez été réellement, comme je n'ai cessé de le croire, une troupe de démons échappés de l'enfer.

— Puisque ainsi l'a voulu ma mauvaise fortune, reprit le bachelier, je vous supplie, seigneur chevalier errant, qui m'empêcherez pour longtemps d'errer, de m'aider à me dégager de cette mule, sous laquelle ma jambe est prise entre la selle et l'étrier.

— Vous parliez donc pour demain, à ce qu'il paraît? répondit don Quichotte. Et que diable attendiez-vous pour me conter votre souci?»

Il cria aussitôt à Sancho de venir; mais celui-ci n'avait garde de se presser, parce qu'il s'occupait à dévaliser un mulet de bât que ces bons prêtres menaient chargé d'excellentes provisions de bouche. Sancho fit de son manteau une manière de havre-sac, et l'ayant farci de tout ce qu'il put y faire entrer, il en chargea son âne, puis il accourut aux cris de son maître, auquel il prêta la main pour tirer le seigneur bachelier de dessous sa mule. Ils parvinrent à le remettre en selle, lui rendirent sa torche, et don Quichotte lui dit de suivre le chemin qu'avaient pris ses compagnons, en le chargeant de leur demander de sa part pardon de l'offense qu'il n'avait pu s'empêcher de leur faire. Sancho lui dit encore:

«Si par hasard ces messieurs veulent savoir quel est le brave qui les a mis en déroute, vous n'avez qu'à leur dire que c'est le fameux don Quichotte de la Manche, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.»

Le bachelier s'éloigna sans demander son reste, et don Quichotte alors s'informa de Sancho pour quel motif il l'avait appelé _le chevalier de la Triste-Figure, _plutôt à cette heure qu'à toute autre.

«Je vais vous le dire, répondit Sancho: c'est que je vous ai un moment considéré à la lueur de cette torche que porte ce pauvre boiteux; et véritablement Votre Grâce a bien la plus mauvaise mine que j'aie vue depuis longues années: ce qui doit venir sans doute, ou des fatigues de ce combat, ou de la perte de vos dents.

— Ce n'est pas cela, répondit don Quichotte; mais le sage auquel est confié le soin d'écrire un jour l'histoire de mes prouesses aura trouvé bon que je prenne quelque surnom significatif, comme en prenaient tous les chevaliers du temps passé. L'un s'appelait _le chevalier de l'Ardente-Épée; _l'autre, _de la Licorne; _celui- ci, _des Demoiselles; _celui-là, _du Phénix; _cet autre, _du Griffon; _et cet autre, _de la Mort; _et c'est par ces surnoms et ces insignes qu'ils étaient connus sur toute la surface de la terre. Ainsi donc, dis-je, le sage dont je viens de parler t'aura mis dans la pensée et sur la langue ce nom de _chevalier de la Triste-Figure__[121]__, _que je pense bien porter désormais; et pour que ce nom m'aille mieux encore, je veux faire peindre sur mon écu, dès que j'en trouverai l'occasion, une triste et horrible figure.

— Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, il est bien inutile de dépenser du temps et de l'argent à faire peindre cette figure-là. Votre Grâce n'a qu'à montrer la sienne, et à regarder en face ceux qui la regarderont, et je vous réponds que, sans autre image et sans nul écu, ils vous appelleront tout de suite _le chevalier de la Triste-Figure. _Et croyez bien que je vous dis vrai; car je vous assure, soit dit en badinage, que la faim et le manque de dents vous donnent une si piteuse mine qu'on peut, comme je l'ai dit, très-aisément épargner la peinture.»

Don Quichotte se mit à rire de la saillie de son écuyer, mais pourtant n'en résolut pas moins de prendre ce surnom, en faisant peindre son bouclier comme il l'entendait.

«Sais-tu bien, Sancho, lui dit-il ensuite, que me voilà excommunié pour avoir violemment porté les mains sur une chose sainte, suivant le texte: _Si quis, suadente diabolo__[122]__, _etc.? Et cependant, à vrai dire, je n'ai pas porté les mains, mais cette pique; et d'ailleurs je ne pensais guère offenser des prêtres et des choses de l'Église, que je respecte et que j'adore comme fidèle chrétien catholique que je suis, mais au contraire des fantômes et des spectres de l'autre monde. Et quand il en serait ainsi, je n'ai pas oublié ce qui arriva au Cid Ruy-Diaz quand il brisa la chaise de l'ambassadeur d'un certain roi devant Sa Sainteté le pape, qui l'excommunia pour ce fait; ce qui n'empêcha pas que le bon Rodrigo de Vivar n'eût agi ce jour-là en loyal et vaillant chevalier.[123]«

Le bachelier s'étant éloigné sur ces entrefaites, don Quichotte avait envie de voir si le corps qui venait dans la litière était de chair ou d'os; mais Sancho ne voulut jamais y consentir.

«Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce a mis fin à cette aventure à moins de frais que toutes celles que j'ai vues jusqu'à présent. Il ne faut pas tenter le diable. Ces gens, quoique vaincus et mis en déroute, pourraient bien cependant s'apercevoir qu'une seule personne les a battus; la honte et le dépit pourraient bien les ramener sur nous prendre leur revanche, et ils nous donneraient du fil à retordre. Croyez-moi, l'âne est pourvu, la montagne est près, la faim nous talonne: il n'y a rien de mieux à faire que de nous en aller bravement les pieds l'un devant l'autre; et, comme on dit, que le mort aille à la sépulture et le vivant à la pâture.»

Là-dessus, prenant son âne par le licou, il pria son maître de le suivre, lequel obéit, voyant que Sancho avait la raison de son côté.

Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux, ils arrivèrent dans un large et frais vallon, où ils mirent pied à terre. Sancho soulagea bien vite son âne; puis, maître et valet, étendus sur l'herbe verte, ayant toute la sauce de leur appétit, déjeunèrent, dînèrent, goûtèrent et soupèrent tout à la fois, pêchant dans plus d'un panier de viandes froides que messieurs les prêtres du défunt, gens qui rarement oublient les soins d'ici-bas, avaient eu l'attention de charger sur les épaules du mulet. Mais il leur arriva une autre disgrâce, que Sancho trouva la pire de toutes: c'est qu'ils n'avaient pas de vin à boire, pas même une goutte d'eau pour se rafraîchir la bouche. La soif à son tour les tourmentait, et Sancho, voyant que le pré sur lequel ils étaient assis avait beaucoup d'herbe fraîche et menue, dit à son maître ce qui se dira dans le chapitre suivant.

Chapitre XX

De l'aventure inouïe que mit à fin le valeureux don Quichotte, avec moins de péril que n'en courut en nulle autre nul fameux chevalier

«Il est impossible, mon seigneur, que ce gazon vert ne rende pas témoignage qu'ici près coule quelque fontaine ou ruisseau qui le mouille et le rafraîchit. Nous ferons donc bien d'avancer un peu, car nous trouverons sans doute de quoi calmer cette terrible soif qui nous obsède, et dont le tourment est pire encore que celui de la faim.»

Don Quichotte approuva cet avis: il prit Rossinante par la bride, et Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les débris du souper; puis ils commencèrent à cheminer en remontant la prairie à tâtons, car l'obscurité de la nuit ne laissait pas apercevoir le moindre objet. Ils n'eurent pas fait deux cents pas que leurs oreilles furent frappées par un grand bruit d'eau, comme serait celui d'une cascade qui tomberait du haut d'un rocher. Ils sentirent à ce bruit une joie infinie, et s'étant arrêtés pour écouter attentivement d'où il partait, ils entendirent tout à coup un autre vacarme qui calma tout à la fois leur joie et leur soif, surtout pour Sancho, naturellement poltron. Ils entendirent de grands coups sourds, frappés en cadence, et accompagnés d'un certain cliquetis de fer et de chaînes, qui, joint au bruit du torrent, aurait jeté l'effroi dans tout autre coeur que celui de don Quichotte. La nuit, comme je viens de le dire, était très- obscure, et le hasard les avait amenés sous un bouquet de grands arbres, dont les feuilles, agitées par la brise, faisaient un autre bruit à la fois doux et effrayant; si bien que la solitude, le site, l'obscurité, le bruit de l'eau et le murmure des feuilles, tout répandait l'horreur et l'épouvante. Ce fut pis encore quand ils virent que les coups ne cessaient de frapper, ni le vent de souffler, et que le jour tardait à poindre pour leur apprendre du moins où ils se trouvaient.

Mais don Quichotte, soutenu par son coeur intrépide, sauta sur
Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance:

«Ami Sancho, s'écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer, pour y ressusciter l'âge d'or. C'est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C'est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table- Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée; qui dois mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant, Olivant et Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers errants des siècles passés, faisant en ce siècle où je me trouve de si grands et de si merveilleux faits d'armes, qu'ils obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à se vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de cette nuit et son profond silence, le bruit sourd et confus de ces arbres, l'effroyable tapage de cette eau que nous étions venus chercher, et qui semble se précipiter du haut des montagnes de la Lune[124]; enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui nous déchirent les oreilles; toutes choses qui, non-seulement ensemble, mais chacune en particulier, sont capables de jeter la surprise, la peur et l'effroi dans l'âme même du dieu Mars, à plus forte raison de celui qui n'est pas fait à de tels événements. Eh bien! toutes ces choses que je viens de te peindre sont autant d'aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le coeur me bondit dans la poitrine du désir que j'éprouve d'affronter cette aventure, toute périlleuse qu'elle s'annonce. Ainsi donc, Sancho, serre un peu les sangles de Rossinante, et reste à la garde de Dieu. Tu m'attendras ici l'espace de trois jours, au bout desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t'en retourner à notre village, et de là, pour faire une bonne oeuvre et me rendre service, tu iras au Toboso, où tu diras à Dulcinée, mon incomparable dame, que son captif chevalier est mort pour accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se nommer ainsi.»

Lorsque Sancho entendit son maître parler de la sorte, il se prit à pleurer avec le plus profond attendrissement.

«Seigneur, lui dit-il, je ne sais pourquoi Votre Grâce veut absolument s'engager dans une si périlleuse aventure. Il est nuit à cette heure, personne ne nous voit; nous pouvons bien changer de route et échapper au danger, dussions-nous ne pas boire de trois jours; et puisqu'il n'y a personne pour nous voir, il n'y en aura pas davantage pour nous traiter de poltrons. Et d'ailleurs, j'ai souvent entendu prêcher au curé de notre endroit, ce curé que Votre Grâce connaît bien, que quiconque cherche le péril y succombe. Ainsi donc il ne serait pas bien de tenter Dieu, en se jetant dans une si effroyable affaire qu'on ne pût s'en tirer que par miracle. C'est bien assez de ceux qu'a faits le ciel en votre faveur, lorsqu'il vous a préservé d'être berné comme moi, et qu'il vous a donné pleine victoire sans qu'il vous en coûtât la moindre égratignure, sur tous ces ennemis qui accompagnaient le corps du défunt. Mais si tout cela ne peut toucher ni attendrir ce coeur de rocher, qu'il s'attendrisse du moins en pensant qu'à peine Votre Grâce aura fait un pas pour s'éloigner d'ici, je rendrai de frayeur mon âme à qui voudra la prendre. J'ai quitté mon pays, j'ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre et servir Votre Grâce, croyant valoir plutôt plus que moins. Mais, comme on dit, l'envie d'y trop mettre rompt le sac: elle a détruit mes espérances; car, au moment où je comptais le plus attraper enfin cette île malencontreuse que Votre Grâce m'a tant de fois promise, voilà qu'en échange et en payement de mes services, vous voulez maintenant me laisser tout seul dans un lieu si éloigné du commerce des hommes. Ah! par un seul Dieu, mon seigneur, n'ayez pas à mon égard tant de cruauté. Et si Votre Grâce ne veut pas absolument renoncer à courir cette aventure, attendez au moins jusqu'au matin; car, à ce que m'apprend la science que j'ai apprise quand j'étais berger, il ne doit pas y avoir trois heures d'ici à l'aube du jour: en effet, la bouche de la petite Ourse est par-dessus la tête de la Croix, tandis que minuit se marque à la ligne du bras gauche[125].

— Mais, Sancho, répondit don Quichotte, comment peux-tu voir cette ligne, ni où sont la bouche et la tête, puisque la nuit est si obscure qu'on ne distingue pas une seule étoile?

— C'est bien vrai, répliqua Sancho; mais la peur a de bons yeux, et puisqu'elle voit, à ce qu'on dit, sous la terre, elle peut bien voir en haut dans le ciel; d'ailleurs il est aisé de conjecturer qu'il n'y a pas loin d'ici au jour.

— Qu'il vienne tôt ou qu'il vienne tard, reprit don Quichotte, il ne sera pas dit, à cette heure ni dans aucun temps, que des larmes ou des prières m'aient empêché de faire ce que je dois en qualité de chevalier. Je te prie donc, Sancho, de te taire. Dieu, qui m'a mis dans le coeur l'envie d'affronter cette aventure inouïe et formidable, aura soin de veiller à mon salut et de consoler ton affliction. Ce que tu as à faire, c'est de bien serrer les sangles de Rossinante, et de te tenir ici; je te promets d'être bientôt de retour, mort ou vif.»

Sancho, voyant l'inébranlable résolution de son maître et le peu d'influence qu'avaient sur lui ses conseils, ses prières et ses larmes, résolut de recourir à son adresse, et de lui faire, s'il était possible, attendre le jour bon gré mal gré. Pour cela, tandis qu'il serrait les sangles du cheval, sans faire semblant de rien et sans être aperçu, il attacha avec le licou de l'âne les deux pieds de Rossinante, de façon que, lorsque don Quichotte voulut partir, il n'en put venir à bout, car le cheval ne pouvait bouger, si ce n'est par sauts et par bonds. Voyant le succès de sa ruse, Sancho Panza lui dit aussitôt:

«Eh bien! seigneur, vous le voyez: le ciel, touché de mes pleurs et de mes supplications, ordonne que Rossinante ne puisse bouger de là, et si vous vous opiniâtrez, si vous tourmentez cette pauvre bête, ce sera vouloir fâcher la fortune, et donner, comme on dit, du poing contre l'aiguillon.»

Cependant don Quichotte se désespérait; mais, plus il frappait son cheval de l'éperon, moins il le faisait avancer. Enfin, sans se douter de la ligature, il trouva bon de se calmer et d'attendre, ou que le jour vînt, ou que Rossinante remuât. Toutefois, attribuant son refus de marcher à toute autre cause que l'industrie de Sancho:

«Puisqu'il en est ainsi, lui dit-il, et que Rossinante ne veut pas avancer, il faut bien me résigner à attendre que l'aube nous rie, quoique j'aie à pleurer tout le temps qu'elle va tarder à poindre.

— Il n'y a pas de quoi pleurer, répondit Sancho; j'amuserai Votre Grâce en lui contant des contes jusqu'au jour; à moins pourtant que vous n'aimiez mieux descendre de cheval, et dormir un peu sur le gazon, à la mode des chevaliers errants, pour vous trouver demain mieux reposé, et plus en état d'entreprendre cette furieuse aventure qui vous attend.

— Qu'appelles-tu descendre, qu'appelles-tu dormir? s'écria don Quichotte. Suis-je par hasard de ces chevaliers musqués qui prennent du repos dans les périls? Dors, toi qui es né pour dormir, et fais tout ce que tu voudras; mais je ferai, moi, ce qui convient le plus à mes desseins.

— Que votre Grâce ne se fâche pas, mon cher seigneur, répondit
Sancho; j'ai dit cela pour rire.»

Et, s'approchant de lui, il mit une main sur l'arçon de devant, passa l'autre sur l'arçon de derrière, de sorte qu'il se tint embrassé à la cuisse gauche de son maître, sans oser s'en éloigner d'une seule ligne, tant sa frayeur était grande au bruit des coups qui continuaient à frapper alternativement.

Don Quichotte dit alors à Sancho de lui conter un conte, comme il le lui avait promis.

«Je le ferais de bon coeur, répondit l'écuyer, si la peur me laissait la parole; et cependant je vais m'efforcer de vous dire une histoire telle, que, si je parviens à la conter et si je n'en oublie rien, ce sera la meilleure de toutes les histoires. Que Votre Grâce soit donc attentive, je vais commencer.

«Il y avait un jour ce qu'il y avait… que le bien qui vient soit pour tout le monde, et le mal pour celui qui l'est allé chercher[126]… Et je vous prie de remarquer, mon seigneur, le commencement que les anciens donnaient à leurs contes de la veillée; ce n'était pas le premier venu, mais bien une sentence de Caton, l'encenseur romain, qui dit: «Et le mal pour celui qui l'est allé chercher.» Laquelle sentence vient ici comme une bague au doigt, pour que Votre Grâce reste tranquille, et pour qu'elle n'aille chercher le mal d'aucun côté; mais bien plutôt pour que nous prenions un autre chemin, puisque personne ne nous force à continuer celui où nous assaillent tant de frayeurs.

— Continue ton conte, Sancho, dit don Quichotte; et du chemin que nous devons prendre, laisse-m'en le souci.

— Je dis donc, continua Sancho, que, dans un endroit de l'Estrémadure, il y avait un pâtre chevrier, c'est-à-dire qui gardait les chèvres, lequel pâtre ou chevrier, comme dit mon histoire, s'appelait Lope Ruiz, et ce Lope Ruiz était amoureux d'une bergère qui s'appelait Torralva, laquelle bergère appelée Torralva était fille d'un riche propriétaire de troupeaux, et ce riche propriétaire de troupeaux…

— Mais si c'est ainsi que tu contes ton histoire, Sancho, interrompit don Quichotte, répétant deux fois ce que tu as à dire, tu ne finiras pas en deux jours. Conte-la tout uniment, de suite, et comme un homme d'intelligence; sinon, tais-toi, et n'en dis pas davantage.

— De la manière que je la conte, répondit Sancho, se content dans mon pays toutes les histoires de veillées; je ne sais pas la conter autrement, et il n'est pas juste que Votre Grâce exige que je fasse des modes nouvelles.

— Conte donc comme tu voudras, s'écria don Quichotte, et, puisque le sort m'a réduit à t'écouter, continue.

— Vous saurez donc, seigneur de mon âme, poursuivit Sancho, que, comme j'ai déjà dit, ce berger était amoureux de Torralva la bergère, laquelle était une fille joufflue et rebondie, assez farouche et même un peu hommasse, car elle avait quelques poils de moustache, si bien que je crois la voir d'ici.

— Tu l'as donc connue quelque part? demanda don Quichotte.

— Non, je ne l'ai pas connue, reprit Sancho; mais celui qui m'a conté l'histoire m'a dit qu'elle était si véritable et si certaine, que, quand je la raconterais à un autre, je pourrais bien jurer et affirmer que j'avais vu tout ce qui s'y passe. Or donc, les jours allant et venant, comme on dit, le diable qui ne s'endort pas et qui se fourre partout pour tout embrouiller, fit si bien, que l'amour qu'avait le berger pour la bergère se changea en haine et en mauvais vouloir; et la cause en fut, selon les mauvaises langues, une certaine quantité de petites jalousies qu'elle lui donna les unes sur les autres, et telles, ma foi, qu'elles passaient la plaisanterie. Depuis ce temps, la haine du berger devint si forte, que, pour ne plus voir la bergère, il résolut de quitter son pays, et d'aller jusqu'où ses yeux ne pussent jamais la revoir. La Torralva, tout aussitôt qu'elle se vit dédaignée de Lope, l'aima bien plus fort que lui ne l'avait jamais aimée.

— C'est la condition naturelle des femmes, interrompit don
Quichotte, de dédaigner qui les aime, et d'aimer qui les dédaigne.
Continue, Sancho.

— Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger mit en oeuvre son projet, et, poussant ses chèvres devant lui, il s'achemina dans les champs de l'Estrémadure, pour passer au royaume de Portugal. La Torralva, qui eut vent de sa fuite, se mit aussitôt à ses trousses; elle le suivait de loin, à pied, ses souliers dans une main, un bourdon dans l'autre, et portant à son cou un petit bissac qui contenait, à ce qu'on prétend, un morceau de miroir, la moitié d'un peigne, et je ne sais quelle petite boîte de fard à farder pour le visage. Mais, qu'elle portât ces choses ou d'autres, ce que je n'ai pas envie de vérifier à présent, toujours est-il que le berger arriva avec son troupeau pour passer le Guadiana, dans le temps où les eaux avaient tellement crû, que la rivière sortait presque de son lit; et du côté où il arriva, il n'y avait ni barque, ni bateau, ni batelier, pour le passer lui et ses chèvres, ce qui le fit bien enrager, parce qu'il voyait déjà la Torralva sur ses talons, et qu'elle allait lui faire passer un mauvais quart d'heure avec ses pleurs et ses criailleries. Mais il regarda tant de côté et d'autre, qu'à la fin il aperçut un pêcheur qui avait auprès de lui un petit bateau, mais si petit qu'il ne pouvait y tenir qu'une chèvre et une personne. Et pourtant il l'appela, et fit marché pour qu'il le passât à l'autre bord, lui et trois cents chèvres qu'il conduisait. Le pêcheur se met dans la barque, vient prendre une chèvre et la passe; puis revient et en passe une autre, puis revient encore et en passe encore une autre… Ah çà! que Votre Grâce fasse bien attention de compter les chèvres que passe le pêcheur; car si vous en échappez une seule, le conte finira sans qu'on puisse en dire un mot de plus. Je continue donc, et je dis que la rive de l'autre côté était escarpée, argileuse et glissante, de sorte que le pêcheur tardait beaucoup pour aller et venir. Il revint pourtant chercher une autre chèvre, puis une autre, puis une autre encore.

— Eh, pardieu! suppose qu'il les a toutes passées! s'écria don Quichotte, et ne te mets pas à aller et venir de cette manière, car tu ne finirais pas de les passer en un an.

— Combien y en a-t-il de passées jusqu'à cette heure? demanda
Sancho.

— Et qui diable le sait? répondit don Quichotte.

— Je vous le disais bien, pourtant, d'en tenir bon compte, reprit Sancho. Eh bien! voilà que l'histoire est finie, et qu'il n'y a plus moyen de la continuer.

— Comment cela peut-il être? s'écria don Quichotte; est-il donc si essentiel à ton histoire de savoir par le menu le nombre de chèvres qui ont passé, que, si l'on se trompe d'une seule, tu ne puisses en dire un mot de plus?

— Non, seigneur, en aucune façon, répondit Sancho; car, au moment où je demandais à Votre Grâce combien de chèvres avaient passé, et que vous m'avez répondu que vous n'en saviez rien, tout aussitôt ce qui me restait à dire s'en est allé de ma mémoire, et c'était, par ma foi, le meilleur et le plus divertissant.

— De façon, reprit don Quichotte, que l'histoire est finie?

— Comme la vie de ma mère, répondit Sancho.

— Je t'assure, en vérité, répliqua don Quichotte, que tu viens de conter là l'un des plus merveilleux contes, histoires ou historiettes, qu'on puisse inventer dans ce monde[127], et qu'une telle manière de le conter et de le finir ne s'est vue et ne se verra jamais. Je ne devais pas, au surplus, attendre autre chose de ta haute raison. Mais pourquoi m'étonner? Peut-être que ces coups, dont le bruit ne cesse pas, t'ont quelque peu troublé la cervelle?

— Tout est possible, répondit Sancho; mais, à propos de mon histoire, je sais qu'il n'y a plus rien à dire, et qu'elle finit juste où commence l'erreur du compte des chèvres qui passent.

— À la bonne heure, répondit don Quichotte, qu'elle finisse où tu voudras. Mais voyons si maintenant Rossinante peut remuer.»

En disant cela, il se remit à lui donner de l'éperon, et le cheval se remit à faire un saut de mouton, sans bouger de place, tant il était bien attaché.

En ce moment il arriva, soit à cause de la fraîcheur du matin qui commençait à se faire sentir, soit parce que Sancho avait mangé la veille au soir quelque chose de laxatif, soit enfin, ce qui est le plus probable, que la nature opérât en lui, il arriva qu'il se sentit envie de déposer une charge dont personne ne pouvait le soulager. Mais telle était la peur qui s'était emparée de son âme, qu'il n'osait pas s'éloigner de son maître de l'épaisseur d'un ongle. D'une autre part, essayer de remettre ce qu'il avait à faire était impossible. Dans cette perplexité, il imagina de lâcher la main droite avec laquelle il se tenait accroché à l'arçon de derrière; puis, sans faire ni bruit ni mouvement, il détacha l'aiguillette qui soutenait ses chausses, lesquelles lui tombèrent aussitôt sur les talons, et lui restèrent aux pieds comme des entraves; ensuite il releva doucement le pan de sa chemise, et mit à l'air les deux moitiés d'un postérieur qui n'était pas de mince encolure. Cela fait, et lorsqu'il croyait avoir achevé le plus difficile pour sortir de cette horrible angoisse, un autre embarras lui survint, plus cruel encore; il lui sembla qu'il ne pouvait commencer sa besogne sans laisser échapper quelque bruit, et le voilà, serrant les dents et pliant les épaules, qui retient son souffle de toute la force de ses poumons. Mais en dépit de tant de précautions, il fut si peu chanceux, qu'à la fin il fit un léger bruit, fort différent de celui qui causait sa frayeur. Don Quichotte l'entendit.

«Quel est ce bruit? demanda-t-il aussitôt.

— Je ne sais, seigneur, répondit l'autre; mais ce doit être quelque chose de nouveau, car les aventures et mésaventures ne commencent jamais pour un peu.»

Puis il se remit à tenter la fortune, et cette fois avec tant de succès, que, sans plus de scandale ni d'alarme, il se trouva délivré du fardeau qui l'avait si fort mis à la gêne.

Mais, comme don Quichotte avait le sens de l'odorat tout aussi fin que celui de l'ouïe, et comme Sancho était si près et si bien cousu à ses côtés que les vapeurs lui montaient à la tête presque en ligne droite, il ne put éviter que quelques-unes n'arrivassent jusqu'à ses narines. Dès qu'il les eut senties, il appela ses doigts au secours de son nez, qu'il serra étroitement entre le pouce et l'index.

«Il me semble, Sancho, dit-il alors d'un ton nasillard, que tu as grand'peur en ce moment.

— C'est vrai, répondit Sancho; mais à quoi Votre Grâce s'aperçoit-elle que ma peur est plus grande à présent que tout à l'heure?

— C'est qu'à présent tu sens plus fort que tout à l'heure, reprit don Quichotte, et ce n'est pas l'ambre, en vérité.

— C'est encore possible, répliqua Sancho; mais la faute n'en est pas à moi: elle est à Votre Grâce, qui m'amène à ces heures indues dans ces parages abandonnés.

— Retire-toi deux ou trois pas, mon ami, reprit don Quichotte sans lâcher les doigts qui lui tenaient le nez; et désormais prends un peu plus garde à ta personne et à ce que tu dois à la mienne; c'est sans doute de la grande liberté que je te laisse prendre avec moi qu'est née cette irrévérence.

— Je gagerais, répliqua Sancho, que Votre Grâce s'imagine que j'ai fait de ma personne quelque chose que je ne devais point faire.

— Laisse, laisse, ami Sancho, s'écria don Quichotte: ce sont matières qu'il vaut mieux ne pas agiter.»

Ce fut en ces entretiens et d'autres semblables que le maître et le valet passèrent le reste de la nuit. Dès que Sancho vit que l'aube allait poindre, il détacha tout doucement les liens de Rossinante et releva ses chausses. Se voyant libre, Rossinante se sentit, à ce qu'il parut, un peu de coeur au ventre. Quoiqu'il ne fût nullement fougueux de sa nature, il se mit à piétiner du devant, car, quant à faire des courbettes, je lui en demande bien pardon, mais il n'en était pas capable. Don Quichotte, voyant qu'enfin Rossinante remuait, en tira bon augure, et vit là le signal d'entreprendre cette aventure redoutable.

Pendant ce temps, le jour achevait de venir, et les objets se montraient distinctement. Don Quichotte vit qu'il était sous un groupe de hauts châtaigniers, arbres qui donnent une ombre très- épaisse; mais, quant au bruit des coups, qui ne cessaient pas un instant, il ne put en découvrir la cause. Ainsi donc, sans attendre davantage, il fit sentir l'éperon à Rossinante, et, prenant encore une fois congé de son écuyer, il lui ordonna de l'attendre en cet endroit trois jours au plus, comme il lui avait dit précédemment, au bout desquels, si Sancho ne le voyait pas revenir, il pourrait tenir pour certain qu'il avait plu à Dieu de lui faire laisser la vie dans cette périlleuse aventure. Il lui rappela ensuite l'ambassade qu'il devait présenter de sa part à sa dame Dulcinée; enfin il ajouta que Sancho ne prît aucun souci du payement de ses gages, parce que lui don Quichotte, avant de quitter le pays, avait laissé son testament, où se trouvait l'ordre de lui payer gages et gratifications au prorata du temps qu'il l'avait servi.

«Mais, continua-t-il, s'il plaît à Dieu de me tirer de ce péril sain et sauf et sans encombre, tu peux regarder comme bien plus que certaine la possession de l'île que je t'ai promise.»

Quand Sancho entendit les touchants propos de son bon seigneur, il se remit à pleurer, et résolut de ne plus le quitter jusqu'à l'entière et complète solution de l'affaire. De ces pleurs et de cette honorable détermination, l'auteur de notre histoire tire la conséquence que Sancho Panza devait être bien né, et tout au moins vieux chrétien[128]. Son affliction attendrit quelque peu son maître, mais pas assez pour qu'il montrât la moindre faiblesse. Au contraire, dissimulant du mieux qu'il put, il s'achemina sans retard du côté d'où semblait venir le bruit continuel de l'eau et des coups frappés.

Sancho le suivit à pied, selon sa coutume, menant par le licou son âne, éternel compagnon de sa bonne et de sa mauvaise fortune. Quand ils eurent marché quelque temps sous le feuillage de ces sombres châtaigniers, ils arrivèrent dans une petite prairie, au pied de quelques roches élevées, d'où tombait avec grand bruit une belle chute d'eau. Au bas de ces roches étaient quelques mauvaises baraques, plus semblables à des ruines qu'à des maisons, du milieu desquelles ils s'aperçurent que partait le bruit de ces coups redoublés qui continuaient toujours. Rossinante s'effraya du bruit que faisaient les coups et la chute de l'eau. Mais don Quichotte, après l'avoir calmé de la voix et de la main, s'approcha peu à peu des masures, se recommandant du profond de son coeur à sa dame, qu'il suppliait de lui accorder faveur en cette formidable entreprise, et, chemin faisant, invoquant aussi l'aide de Dieu. Pour Sancho, qui ne s'éloignait pas des côtés de son maître, il étendait tant qu'il pouvait le cou et la vue par-dessous le ventre de Rossinante, pour voir s'il apercevrait ce qui le tenait depuis si longtemps en doute et en émoi. Ils avaient fait encore une centaine de pas dans cette posture, lorsqu'enfin, au détour d'un rocher, se découvrit manifestement à leurs yeux la cause de cet infernal tapage qui, pendant la nuit tout entière, leur avait causé de si mortelles alarmes. Et c'était tout bonnement, si cette découverte, ô lecteur, ne te donne ni regret ni dépit, six marteaux de moulin à foulon, qui, de leurs coups alternatifs, faisaient tout ce vacarme.

À cette vue, don Quichotte devint muet; il pâlit et défaillit du haut en bas. Sancho le regarda, et vit qu'il avait la tête baissée sur sa poitrine, comme un homme confus et consterné. Don Quichotte aussi regarda Sancho: il le vit les deux joues enflées, et la bouche tellement pleine d'envie de rire qu'il semblait vouloir en étouffer; et toute sa mélancolie ne pouvant tenir contre la comique grimace de Sancho, il se laissa lui-même aller à sourire. Dès que Sancho vit que son maître commençait, il lâcha la bonde, et s'en donna de si bon coeur, qu'il fut obligé de se serrer les rognons avec les poings pour ne pas crever de rire. Quatre fois il se calma, et quatre fois il se reprit avec la même impétuosité que la première. Don Quichotte s'en donnait au diable, surtout quand il l'entendit s'écrier, par manière de figue, et contrefaisant sa voix et ses gestes:

«Apprends, ami Sancho, que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer pour y ressusciter l'âge d'or: c'est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits;» continuant de répéter ainsi les propos que lui avait tenus son maître lorsqu'il entendit pour la première fois le bruit des coups de marteau. Voyant donc que Sancho se moquait de lui décidément, don Quichotte fut saisi d'une telle colère, qu'il leva le manche de sa pique, et lui en assena deux coups si violents, que, s'ils eussent frappé sur la tête aussi bien que sur les épaules, son maître était quitte de lui payer ses gages, à moins que ce ne fût à ses héritiers. Quand Sancho vit que ses plaisanteries étaient payées de cette monnaie, craignant que son maître ne doublât la récompense, il prit une contenance humble et un ton contrit:

«Que Votre Grâce s'apaise! lui dit-il; ne voyez-vous pas que je plaisante?

— Et c'est justement parce que vous plaisantez que je ne plaisante pas, répondit don Quichotte. Venez ici, monsieur le rieur, et répondez. Vous semble-t-il, par hasard, que si ces marteaux à foulon eussent été aussi bien une périlleuse aventure, je n'avais pas montré assez de courage pour l'entreprendre et la mettre à fin? et suis-je obligé, par hasard, chevalier que je suis, à distinguer les sons, et à reconnaître si le bruit que j'entends vient de marteaux à foulon ou d'autre chose? et ne pourrait-il pas arriver, comme c'est la vérité toute pure, que je n'en aie jamais entendu de ma vie, comme vous les avez vus et entendus, vous, rustre et vilain que vous êtes, né et élevé dans leur voisinage? Sinon, faites voir un peu que ces six marteaux se changent en six géants, et jetez les-moi à la barbe l'un après l'autre, ou tous ensemble; et si je ne les mets pas tous les six les quatre fers en l'air, alors je vous permets de vous moquer de moi tout à votre aise.

— En voilà bien assez, mon cher seigneur, répliqua Sancho; je confesse que j'ai trop lâché la bride à ma bonne humeur. Mais, dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est faite (que Dieu vous tire de toutes les aventures aussi sain et aussi sauf que de celle-ci!), dites-moi, n'y a-t-il pas de quoi rire, et aussi de quoi conter, dans cette grande frayeur que nous avons eue? dans la mienne, je veux dire, car je sais bien que Votre Grâce n'a jamais connu le nom même de la peur.

— Je ne nie pas, répondit don Quichotte, que dans ce qui nous est arrivé, il n'y ait réellement matière à rire; mais je ne pense pas qu'il y ait matière à conter, car tous les gens qui vous écoutent n'ont pas assez de sens et d'esprit pour mettre les choses à leur vrai point.

— Tout au moins, reprit Sancho, vous avez su mettre à son vrai point le manche de la lance; car, en me visant sur la tête, vous m'avez donné sur les épaules, grâce à Dieu et au soin que j'ai pris de gauchir à droite. Mais passe: tout s'en va, comme on dit, dans la lessive, et j'ai souvent ouï dire encore: Celui-là t'aime bien qui te fait pleurer; et d'autant plus que les grands seigneurs, après une mauvaise parole dite à leurs valets, ont coutume de leur donner une nippe. Je ne sais trop ce qu'ils leur donnent quand ils leur ont donné des coups de bâton; mais j'imagine que les chevaliers errants donnent après le bâton des îles ou des royaumes en terre ferme.

— La chance pourrait tourner de telle sorte, répondit don Quichotte, que tout ce que tu dis vînt à se vérifier. Et d'abord, pardonne le passé: tu es raisonnable, et tu sais que les premiers mouvements ne sont pas dans la main de l'homme. Mais je veux aussi que tu sois désormais informé d'une chose, afin que tu te contiennes et t'abstiennes de trop parler avec moi: c'est que, dans tous les livres de chevalerie que j'ai lus, et le nombre en est infini, jamais je n'ai vu qu'aucun écuyer bavardât avec son seigneur aussi hardiment que tu bavardes avec le tien. Et, à vrai dire, nous avons aussi grand tort l'un que l'autre: toi, parce que tu ne me respectes pas assez; moi, parce que je ne me fais pas assez respecter. Voilà Gandalin, l'écuyer d'Amadis, qui devint comte de l'Île-Ferme; eh bien! on dit de lui que jamais il ne parlait à son seigneur, sinon le bonnet à la main, la tête penchée et le corps incliné, _more turquesco. _Mais que dirons-nous de Gasabal, l'écuyer de don Galaor, lequel fut si discret, que, pour nous instruire de son merveilleux talent à garder le silence, son nom n'est cité qu'une fois dans tout le cours de cette grande et véridique histoire? De tout ce que je viens de dire tu dois inférer, Sancho, qu'il est nécessaire de faire la différence du maître au valet, du seigneur au vassal, du chevalier à l'écuyer. Ainsi donc désormais nous devrons nous traiter avec plus de respect, sans prendre trop de corde et nous permettre trop de badinage. Car enfin, de quelque manière que je vienne à me fâcher contre vous, ce sera toujours tant pis pour la cruche[129]. Les récompenses et les bienfaits que je vous ai promis viendront à leur temps, et s'ils ne viennent pas, du moins, comme je vous l'ai dit, votre salaire ne se perdra point.

— Tout ce que dit Votre Grâce est parfaitement bien, répondit Sancho; mais je voudrais savoir, si le temps des récompenses ne devait jamais venir, et qu'il fallût s'en tenir aux gages, combien gagnait dans ce temps-là un écuyer de chevalier errant, et s'il faisait marché au mois ou à la journée, comme les goujats des maçons.

— À ce que je crois, répliqua don Quichotte, les écuyers de ce temps-là n'étaient pas à gages, mais à merci; et si je t'ai assigné des gages dans le testament clos que j'ai laissé chez moi, c'est en vue de ce qui pourrait arriver. Car, en vérité, je ne sais pas encore comment prendra la chevalerie dans les siècles calamiteux où nous sommes, et je ne voudrais pas que, pour si peu de chose, mon âme fût en peine dans l'autre monde. Il faut en effet que tu saches, ami Sancho, qu'en celui-ci, il n'est pas d'état plus scabreux et plus périlleux que celui des coureurs d'aventures.

— Je le crois bien, reprit Sancho, puisque le seul bruit des marteaux à foulon a pu troubler et désarçonner le coeur d'un errant aussi valeureux que Votre Grâce. Au reste, vous pouvez être bien certain que désormais je ne desserrerai plus les dents pour badiner sur vos affaires, mais seulement pour vous honorer comme mon maître et seigneur naturel.

— En ce cas, répliqua don Quichotte, tu vivras, comme on dit, sur la face de la terre; car, après les parents, ce sont les maîtres qu'on doit respecter le plus, et comme s'ils avaient les mêmes droits et la même qualité.»

Chapitre XXI

_Qui traite de la haute aventure et de la riche conquête de l'armet de Mambrin__[130]__ ainsi que d'autres choses arrivées à notre invincible chevalier_

En ce moment, il commença de tomber un peu de pluie, et Sancho aurait bien voulu se mettre à l'abri en entrant dans les moulins à foulon. Mais don Quichotte les avait pris en telle aversion pour le mauvais tour qu'ils venaient de lui jouer, qu'il ne voulut en aucune façon consentir à y mettre le pied. Il tourna bride brusquement à main droite, et tous deux arrivèrent à un chemin pareil à celui qu'ils avaient suivi la veille.

À peu de distance, don Quichotte découvrit de loin un homme à cheval, portant sur sa tête quelque chose qui luisait et brillait comme si c'eût été de l'or. À peine l'avait-il aperçu qu'il se tourna vers Sancho, et lui dit:

«Il me semble, Sancho, qu'il n'y a point de proverbe qui n'ait un sens véritable; car que sont-ils, sinon des sentences tirées de l'expérience même, qui est la commune mère de toutes les sciences? Cela est vrai spécialement du proverbe qui dit: Quand une porte se ferme, une autre s'ouvre. En effet, si la fortune hier soir nous a fermé la porte de l'aventure que nous cherchions, en nous abusant sur le bruit des marteaux à foulon, voilà maintenant qu'elle nous ouvre à deux battants la porte d'une autre aventure meilleure et plus certaine; et cette fois, si je ne réussis pas à en trouver l'entrée, ce sera ma faute, sans que je puisse m'excuser sur mon ignorance des moulins à foulon, ni sur l'obscurité de la nuit. Je dis tout cela, parce que, si je ne me trompe, voilà quelqu'un qui vient de notre côté portant coiffé sur sa tête cet armet de Mambrin à propos duquel j'ai fait le serment que tu n'as pas oublié.

— Pour Dieu! seigneur, répondit Sancho, prenez bien garde à ce que vous dites, et plus encore à ce que vous faites; je ne voudrais pas que ce fussent d'autres marteaux à foulon qui achevassent de nous fouler et de nous marteler le bon sens.

— Que le diable soit de l'homme! s'écria don Quichotte. Qu'a de commun l'armet avec les marteaux?

— Je n'en sais rien, répondit Sancho; mais, par ma foi, si je pouvais parler comme j'en avais l'habitude, je vous donnerais de telles raisons, que Votre Grâce verrait bien qu'elle se trompe en ce qu'elle dit.

— Comment puis-je me tromper en ce que je dis, traître méticuleux? reprit don Quichotte. Dis-moi, ne vois-tu pas ce chevalier qui vient à nous, monté sur un cheval gris pommelé, et qui porte sur la tête un armet d'or?

— Ce que j'avise et ce que je vois, répondit Sancho, ce n'est rien autre qu'un homme monté sur un âne gris comme le mien, et portant sur la tête quelque chose qui reluit.

— Eh bien! ce quelque chose, c'est l'armet de Mambrin, reprit don Quichotte. Range-toi de côté, et laisse-moi seul avec lui. Tu vas voir comment, sans dire un mot, pour ménager le temps, j'achève cette aventure, et m'empare de cet armet que j'ai tant souhaité.

— De me ranger à l'écart, c'est mon affaire, répondit Sancho; mais Dieu veuille, dis-je encore, que ce soit de la fougère et non des foulons.

— Je vous ai déjà dit, frère, s'écria don Quichotte, que vous cessiez de me rebattre les oreilles de ces foulons; car je jure de par tous les…, vous m'entendez bien, que je vous foulerai l'âme au fond du corps.»

Sancho se tut aussitôt, craignant que son maître n'accomplît son serment, car il l'avait assaisonné à se déchirer la bouche.

Or, voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier que voyait don Quichotte. Il y avait dans ces environs deux villages voisins: l'un si petit qu'il n'avait ni pharmacie ni barbier; et l'autre plus grand, ayant l'une et l'autre. Le barbier du grand village desservait le petit, dans lequel un malade avait besoin d'une saignée, et un autre habitant de se faire la barbe. Le barbier s'y rendait pour ces deux offices, portant un plat à barbe en cuivre rouge; le sort ayant voulu que la pluie le prît en chemin, pour ne pas tacher son chapeau qui était neuf sans doute, il mit par-dessus son plat à barbe, lequel, étant bien écuré, reluisait d'une demi-lieue. Il montait un âne gris, comme avait dit Sancho; et voilà pourquoi don Quichotte crut voir un cheval pommelé, un chevalier et un armet d'or: car toutes les choses qui frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire chevaleresque et à ses mal-errantes pensées.

Dès qu'il vit que le pauvre chevalier s'approchait, sans entrer en pourparlers, il fondit sur lui, la lance basse, de tout le galop de Rossinante, bien résolu à le traverser d'outre en outre; mais, au moment de l'atteindre, et sans ralentir l'impétuosité de sa course, il lui cria:

«Défends-toi, chétive créature, ou livre-moi de bonne grâce ce qui m'est dû si justement.»

Le barbier, qui, sans y penser ni le prévoir, vit tout à coup fondre sur lui ce fantôme, ne trouva d'autre moyen de se garer du coup de lance que de se laisser choir en bas de son âne; puis, dès qu'il eut touché la terre, il se releva plus agile qu'un daim, et se mit à courir si légèrement à travers la plaine, que le vent même n'eût pu l'attraper. Il laissa son bassin par terre, et c'est tout ce que demandait don Quichotte, lequel s'écria que le païen n'était pas bête, et qu'il avait imité le castor, qui, se voyant pressé par les chasseurs, coupe de ses propres dents ce que son instinct naturel lui apprend être l'objet de leurs poursuites.

Il ordonna ensuite à Sancho de ramasser l'armet, et celui-ci, le pesant dans la main:

«Pardieu! dit-il, ce plat à barbe est bon, et vaut une piastre comme un maravédi.»

Puis il le donna à son maître, qui le mit aussitôt sur sa tête, le tournant et le retournant de tous côtés pour en trouver l'enchâssure; et comme il ne pouvait en venir à bout:

«Il faut, s'écria-t-il, que ce païen, à la mesure duquel on a forgé pour la première fois cette fameuse salade, ait eu la tête bien grosse; et le pis, c'est qu'il en manque la moitié.»

Quand Sancho entendit appeler salade un plat à barbe, il ne put retenir un grand éclat de rire; mais la colère de son maître lui revenant en mémoire, il fit halte à mi-chemin.

«De quoi ris-tu, Sancho? lui demanda don Quichotte.

— Je ris, répondit-il, en considérant quelle grosse tête devait avoir le païen, premier maître de cet armet, qui ressemble à un bassin de barbier comme une mouche à l'autre.

— Sais-tu ce que j'imagine, Sancho? reprit don Quichotte: que cette pièce fameuse, cet armet enchanté, a dû, par quelque étrange accident, tomber aux mains de quelqu'un qui ne sut ni connaître ni estimer sa valeur, et que ce nouveau maître, sans savoir ce qu'il faisait, et le voyant de l'or le plus pur, s'imagina d'en fondre la moitié pour en faire argent; de sorte que l'autre moitié est restée sous cette forme, qui ne ressemble pas mal, comme tu dis, à un plat de barbier. Mais qu'il en soit ce qu'il en est; pour moi qui le connais, sa métamorphose m'importe peu; je le remettrai en état au premier village où je rencontrerai un forgeron, et de telle façon qu'il n'ait rien à envier au casque même que fourbit le dieu des fournaises pour le dieu des batailles. En attendant, je le porterai comme je pourrai, car mieux vaut quelque chose que rien du tout, et d'ailleurs il sera bien suffisant pour me défendre d'un coup de pierre.

— Oui, répondit Sancho, pourvu qu'on ne les lance pas avec une fronde, comme dans la bataille des deux armées, quand on vous rabota si bien les mâchoires, et qu'on mit en morceaux la burette où vous portiez ce bienheureux breuvage qui m'a fait vomir la fressure.

— Je n'ai pas grand regret de l'avoir perdu, reprit don Quichotte; car tu sais bien, Sancho, que j'en ai la recette dans la mémoire.

— Moi aussi, je la sais par coeur, répondit Sancho; mais si je le fais ou si je le goûte une autre fois en ma vie, que ma dernière heure soit venue. Et d'ailleurs, je ne pense pas me mettre davantage en occasion d'en avoir besoin; au contraire, je pense me garer, avec toute la force de mes cinq sens, d'être blessé et de blesser personne. Quant à être une autre fois berné, je n'en dis rien: ce sont de ces malheurs qu'on ne peut guère prévenir; et quand ils arrivent, il n'y a rien de mieux à faire que de plier les épaules, de retenir son souffle, de fermer les yeux, et de se laisser aller où le sort et la couverture vous envoient.

— Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte lorsqu'il entendit ces dernières paroles; car jamais tu n'oublies l'injure qu'on t'a faite. Apprends donc qu'il est d'un coeur noble et généreux de ne faire aucun cas de tels enfantillages. Dis-moi, de quel pied boites-tu? Quelle côte enfoncée, ou quelle tête rompue as-tu tirée de la bagarre, pour ne pouvoir oublier cette plaisanterie? Car enfin, en examinant la chose, il est clair que ce ne fut qu'une plaisanterie et un passe-temps. Si je ne l'entendais pas ainsi, je serais déjà retourné là-bas, et j'aurais fait pour te venger plus de ravage que n'en firent les Grecs pour venger l'enlèvement d'Hélène; laquelle, si elle fût venue dans cette époque, ou ma Dulcinée dans la sienne, pourrait bien être sûre de n'avoir pas une si grande réputation de beauté.»

En disant cela, il poussa un profond soupir, qu'il envoya jusqu'aux nuages.

«Eh bien! reprit Sancho, que ce soit donc pour rire, puisqu'il n'y a pas moyen de les en faire pleurer; mais je sais bien, quant à moi, ce qu'il y avait pour rire et pour pleurer, et ça ne s'en ira pas plus de ma mémoire que de la peau de mes épaules. Mais laissons cela de côté, et dites-moi, s'il vous plaît, seigneur, ce que nous ferons de ce cheval gris pommelé, qui semble un âne gris, et qu'a laissé à l'abandon ce Martin que Votre Grâce a si joliment flanqué par terre. Au train dont il a pendu ses jambes à son cou, pour prendre la poudre d'escampette, il n'a pas la mine de revenir jamais le chercher; et, par ma barbe, le grison n'a pas l'air mauvais.

— Je n'ai jamais coutume, répondit don Quichotte, de dépouiller ceux que j'ai vaincus; et ce n'est pas non plus l'usage de la chevalerie de leur enlever les chevaux et de les laisser à pied, à moins pourtant que le vainqueur n'ait perdu le sien dans la bataille; car alors il lui est permis de prendre celui du vaincu, comme gagné de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse ce cheval, ou âne, ou ce que tu voudras qu'il soit, car dès que son maître nous verra loin d'ici, il viendra le reprendre.

— Dieu sait pourtant si je voudrais l'emmener, répliqua Sancho, ou tout au moins le troquer contre le mien, qui ne me semble pas si bon. Et véritablement les lois de votre chevalerie sont bien étroites, puisqu'elles ne s'étendent pas seulement à laisser troquer un âne contre un autre. Mais je voudrais savoir si je pourrais tout au moins troquer les harnais.

— C'est un cas dont je ne suis pas très-sûr, répondit don Quichotte; de façon que, dans le doute, et jusqu'à une plus ample information, je permets que tu les échanges, si tu en as un extrême besoin.

— Si extrême, répliqua Sancho, que si ces harnais étaient pour ma propre personne, je n'en aurais pas un besoin plus grand.»

Aussitôt, profitant de la licence, il fit _mutatio capparum, _comme disent les étudiants, et para si galamment son âne, qu'il lui en parut avantagé du quart et du tiers.

Cela fait, ils déjeunèrent avec les restes des dépouilles prises sur le mulet des bons pères, et burent de l'eau du ruisseau des moulins à foulon, mais sans tourner la tête pour les regarder, tant ils les avaient pris en aversion pour la peur qu'ils en avaient eue. Enfin, la colère étant passée avec l'appétit, et même la mauvaise humeur, ils montèrent à cheval, et, sans prendre aucun chemin déterminé, pour se mieux mettre à l'unisson des chevaliers errants, ils commencèrent à marcher par où les menait la volonté de Rossinante; car celle du maître se laissait entraîner, et même celle de l'âne, qui le suivait toujours en bon camarade quelque part que l'autre voulût le conduire. De cette manière, ils revinrent sur le grand chemin, qu'ils suivirent à l'aventure, et sans aucun parti pris.

Tandis qu'ils cheminaient ainsi tout droit devant eux, Sancho dit à son maître:

«Seigneur, Votre Grâce veut-elle me donner permission de deviser un peu avec elle? Depuis que vous m'avez imposé ce rude commandement du silence, plus de quatre bonnes choses m'ont pourri dans l'estomac, et j'en ai maintenant une sur le bout de la langue, une seule, que je ne voudrais pas voir perdre ainsi.

— Dis-la, répondit don Quichotte; et sois bref dans tes propos; aucun n'est agréable s'il est long.

— Je dis donc, seigneur, reprit Sancho, que, depuis quelques jours, j'ai considéré combien peu l'on gagne et l'on amasse à chercher ces aventures que Votre Grâce cherche par ces déserts et ces croisières de grands chemins, où, quels que soient les dangers qu'on affronte et les victoires qu'on remporte, comme il n'y a personne pour les voir et les savoir, vos exploits restent enfouis dans un oubli perpétuel, au grand détriment des bonnes intentions de Votre Grâce et de leur propre mérite. Il me semble donc qu'il vaudrait mieux, sauf le meilleur avis de Votre Grâce, que nous allassions servir un empereur, ou quelque autre grand prince, qui eût quelque guerre à soutenir, au service duquel Votre Grâce pût montrer la valeur de son bras, ses grandes forces et son intelligence plus grande encore. Cela vu du seigneur que nous servirons, force sera qu'il nous récompense, chacun selon ses mérites. Et là se trouveront aussi des clercs pour coucher par écrit les prouesses de Votre Grâce, et pour en garder mémoire. Des miennes je ne dis rien, parce qu'elles ne doivent pas sortir des limites de la gloire écuyère; et pourtant j'ose dire que, s'il était d'usage dans la chevalerie d'écrire les prouesses des écuyers, je crois bien que les miennes ne resteraient pas entre les lignes.

— Tu n'as pas mal parlé, Sancho, répondit don Quichotte; mais avant que d'en arriver là, il faut d'abord aller par le monde, comme en épreuves, cherchant les aventures, afin de gagner par ces hauts faits nom et renom, tellement que, dès qu'il se présente à la cour d'un grand monarque, le chevalier soit déjà connu par ses oeuvres, et qu'à peine il ait franchi les portes de la ville, tous les petits garçons le suivent et l'entourent, criant après lui:

«Voici le chevalier du Soleil[131], ou bien du Serpent[132], ou de quelque autre marque distinctive sous laquelle il sera connu pour avoir fait de grandes prouesses; voici, diront-ils, celui qui a vaincu en combat singulier l'effroyable géant Brocabruno de la grande force, celui qui a désenchanté le grand Mameluk de Perse d'un long enchantement où il était retenu depuis bientôt neuf cents années.»

Ainsi, de proche en proche, ils iront publiant ses hauts faits; et bientôt, au tapage que feront les enfants et le peuple tout entier, le roi de ce royaume se mettra aux balcons de son royal palais; et, dès qu'il aura vu le chevalier, qu'il reconnaîtra par la couleur des armes et la devise de l'écu, il devra forcément s'écrier:

«Or sus, que tous les chevaliers qui se trouvent à ma cour sortent pour recevoir la fleur de la chevalerie qui s'avance!»

À cet ordre, ils sortiront tous, et lui-même descendra jusqu'à la moitié de l'escalier, puis il embrassera étroitement son hôte, et lui donnera le baiser de paix au milieu du visage[133]; aussitôt il le conduira par la main dans l'appartement de la reine, où le chevalier la trouvera avec l'infante sa fille, qui ne peut manquer d'être une des plus belles et des plus parfaites jeunes personnes qu'à grand'peine on pourrait trouver sur une bonne partie de la face de la terre. Après cela, il arrivera tout aussitôt que l'infante jettera les yeux sur le chevalier, et le chevalier sur l'infante, et chacun d'eux paraîtra à l'autre plutôt une chose divine qu'humaine; et, sans savoir pourquoi ni comment, ils resteront enlacés et pris dans les lacs inextricables de l'amour, et le coeur percé d'affliction de ne savoir comment se parler pour se découvrir leurs sentiments, leurs désirs et leurs peines. De là, sans doute, on conduira le chevalier dans quelque salle du palais richement meublée, où, après lui avoir ôté ses armes, on lui présentera une riche tunique d'écarlate pour se vêtir; et s'il avait bonne mine sous ses armes, il l'aura meilleure encore sous un habit de cour. La nuit venue, il soupera avec le roi, la reine et l'infante, et n'ôtera pas les yeux de celle-ci, la regardant en cachette des assistants, ce qu'elle fera de même et avec autant de sagacité; car c'est, comme je l'ai dit, une très-discrète personne. Le repas desservi, on verra tout à coup entrer par la porte de la salle un petit vilain nain, et, derrière lui, une belle dame entre deux géants, laquelle vient proposer une certaine aventure préparée par un ancien sage, et telle que celui qui en viendra à bout sera tenu pour le meilleur chevalier du monde[134]. Aussitôt le roi ordonnera que tous les chevaliers de sa cour en fassent l'épreuve; mais personne ne pourra la mettre à fin, si ce n'est le chevalier étranger, au grand accroissement de sa gloire, et au grand contentement de l'infante, qui se tiendra satisfaite et même récompensée d'avoir placé en si haut lieu les pensées de son âme. Le bon de l'affaire, c'est que ce roi, ou prince, ou ce qu'il est enfin, soutient une guerre acharnée contre un autre prince aussi puissant que lui, et le chevalier, son hôte, après avoir passé quelques jours dans son palais, lui demandera permission d'aller le servir dans cette guerre. Le roi la lui donnera de très-bonne grâce, et le chevalier lui baisera courtoisement les mains pour la faveur qui lui est octroyée. Et cette nuit même, il ira prendre congé de l'infante sa maîtresse, à travers le grillage d'un jardin sur lequel donne sa chambre à coucher. Il l'a déjà entretenue plusieurs fois en cet endroit, par l'entremise d'une demoiselle, leur confidente, à qui l'infante confie tous ses secrets[135]. Il soupire, elle s'évanouit; la damoiselle apporte de l'eau, et s'afflige de voir venir le jour, ne voulant pas, pour l'honneur de sa maîtresse, qu'ils soient découverts. Finalement, l'infante reprend connaissance, et tend à travers la grille ses blanches mains au chevalier, qui les couvre de mille baisers et les baigne de ses larmes; ils se concertent sur la manière de se faire savoir leurs bonnes ou mauvaises fortunes, et la princesse le supplie d'être absent le moins longtemps possible; il lui en fait la promesse avec mille serments, et, après lui avoir encore une fois baisé les mains, il s'arrache d'auprès d'elle avec de si amers regrets, qu'il est près de laisser là sa vie; il regagne son appartement, se jette sur son lit, mais ne peut dormir du chagrin que lui cause son départ; il se lève de grand matin, va prendre congé du roi, de la reine et de l'infante; mais les deux premiers, en recevant ces adieux, lui disent que l'infante est indisposée et ne peut recevoir de visite. Le chevalier pense alors que c'est de la peine de son éloignement; son coeur est navré, et peu s'en faut qu'il ne laisse éclater ouvertement son affliction. La confidente est témoin de la scène, elle remarque tout, et va le conter à sa maîtresse, qui l'écoute en pleurant, et lui dit qu'un des plus grands chagrins qu'elle éprouve, c'est de ne savoir qui est son chevalier, s'il est ou non de sang royal. La damoiselle affirme que tant de grâce, de courtoisie, de vaillance ne peuvent se trouver ailleurs que dans une personne royale et de qualité. La princesse affligée accepte cette consolation; elle essaye de cacher sa tristesse pour ne pas donner une mauvaise opinion d'elle à ses parents, et au bout de deux jours elle reparaît en public. Cependant le chevalier est parti; il prend part à la guerre, combat et défait l'ennemi du roi, emporte plusieurs villes, gagne plusieurs victoires. Il revient à la cour, voit sa maîtresse à leur rendez-vous d'habitude, et convient avec elle qu'il la demandera pour femme à son père, en récompense de ses services; le roi ne le veut pas accepter pour gendre, ne sachant qui il est; et pourtant, soit par enlèvement, soit d'autre manière, l'infante devient l'épouse du chevalier, et son père finit par tenir cette union à grand honneur, parce qu'on vient à découvrir que ce chevalier est fils d'un vaillant roi de je ne sais quel royaume, car il ne doit pas se trouver sur la carte. Le père meurt, l'infante hérite, et voilà le chevalier roi[136]. C'est alors le moment de faire largesse à son écuyer et à tous ceux qui l'ont aidé à s'élever si haut. Il marie son écuyer avec une damoiselle de l'infante, qui sera sans doute la confidente de ses amours, laquelle est fille d'un duc de première qualité.

— C'est cela! s'écria Sancho; voilà ce que je demande, et vogue la galère! Oui, je m'en tiens à cela, et tout va nous arriver au pied de la lettre, pourvu que Votre Grâce s'appelle le chevalier de la Triste-Figure.

— N'en doute pas, Sancho, répondit don Quichotte, car c'est par les mêmes degrés et de la même manière que je viens de te conter que montaient et que montent encore les chevaliers errants jusqu'au rang de rois ou d'empereurs[137]. Il ne manque plus maintenant que d'examiner quel roi des chrétiens ou des païens a sur les bras une bonne guerre et une belle fille. Mais nous avons le temps de penser à cela; car, ainsi, que je te l'ai dit, il faut d'abord acquérir ailleurs de la renommée avant de se présenter à la cour. Pourtant, il y a bien encore une chose qui me manque: en supposant que nous trouvions un roi avec une guerre et une fille, et que j'aie gagné une incroyable renommée dans l'univers entier je ne sais pas trop comment il pourrait se faire que je me trouvasse issu de roi, ou pour le moins cousin issu de germain d'un empereur. Car enfin, avant d'en être bien assuré, le roi ne voudra pas me donner sa fille pour femme, quelque prix que méritent mes éclatants exploits; et voilà que, par ce manque de parenté royale, je vais perdre ce que mon bras a bien mérité. Il est vrai que je suis fils d'hidalgo, de souche connue, ayant possession et propriété, et bon pour exiger cinq cents sous de réparation[138]. Il pourrait même se faire que le sage qui écrira mon histoire débrouillât et arrangeât si bien ma généalogie, que je me trouvasse arrière-petit-fils de roi, à la cinquième ou sixième génération. Car il est bon, Sancho, que je t'apprenne une chose: il y a deux espèces de descendances et de noblesses. Les uns tirent leur origine de princes et de monarques; mais le temps, peu à peu, les a fait déchoir, et ils finissent en pointe comme les pyramides; les autres ont pris naissance en basse extraction, et vont montant de degré en degré jusqu'à devenir de grands seigneurs. De manière qu'entre eux il y a cette différence, que les uns ont été ce qu'ils ne sont plus, et que les autres sont ce qu'ils n'avaient pas été; et, comme je pourrais être de ceux-là, quand il serait bien avéré que mon origine est grande et glorieuse, il faudrait à toute force que cela satisfît le roi mon futur beau-père: sinon l'infante m'aimerait si éperdument, qu'en dépit de son père, et sût-il à n'en pouvoir douter que je suis fils d'un porteur d'eau, elle me prendrait encore pour son époux et seigneur. Sinon, enfin, ce serait le cas de l'enlever et de l'emmener où bon me semblerait, jusqu'à ce que le temps ou la mort eût apaisé le courroux de ses parents.

— C'est aussi le cas de dire, reprit Sancho, ce que disent certains vauriens: Ne demande pas de bon gré ce que tu peux prendre de force. Quoique cependant cet autre dicton vienne plus à propos: Mieux vaut le saut de la haie que la prière des braves gens. Je dis cela parce que si le seigneur roi, beau-père de Votre Grâce, ne veut pas se laisser fléchir jusqu'à vous donner Madame l'infante, il n'y a pas autre chose à faire, comme dit Votre Grâce, que de l'enlever et de la mettre en lieu sûr. Mais le mal est qu'en attendant que la paix soit faite, et que vous jouissiez paisiblement du royaume, le pauvre écuyer pourra bien rester avec ses dents au crochet dans l'attente des faveurs promises; à moins pourtant que la damoiselle confidente, qui doit devenir sa femme, ne soit partie à la suite de l'infante, et qu'il ne passe avec elle sa pauvre vie, jusqu'à ce que le ciel en ordonne autrement; car, à ce que je crois, son seigneur peut bien la lui donner tout de suite pour légitime épouse.

— Et qui l'en empêcherait? répondit don Quichotte.

— En ce cas, reprit Sancho, nous n'avons qu'à nous recommander à
Dieu, et laisser courir le sort comme soufflera le vent.

— Oui, répliqua don Quichotte, que Dieu fasse ce qui convient à mon désir et à ton besoin, Sancho, et que celui-là ne soit rien qui ne s'estime pour rien.

— À la main de Dieu! s'écria Sancho; je suis vieux chrétien, et pour être comte, c'est tout assez.

— Et c'est même trop, reprit don Quichotte; tu ne le serais pas que cela ne ferait rien à l'affaire. Une fois que je serai roi, je puis bien te donner la noblesse, sans que tu l'achètes ou que tu la gagnes par tes services; car, si je te fais comte, te voilà du coup gentilhomme, et, quoi que disent les mauvaises langues, par ma foi, ils seront bien obligés, malgré tout leur dépit, de te donner de la seigneurie.

— Et quand même! s'écria Sancho, croit-on que je ne saurais pas faire valoir mon litre?

— Titre il faut dire, et non litre, reprit son maître.

— Volontiers, dit Sancho; et je dis que je saurais bien m'en affubler, car j'ai été, dans un temps, bedeau d'une confrérie, et, par ma vie, la robe de bedeau m'allait si bien, que tout le monde disait que j'avais bonne mine pour être marguillier. Que sera-ce, bon Dieu, quand je me mettrai un manteau ducal sur le dos, et que je serai tout habillé d'or et de perles, à la mode d'un comte étranger! J'ai dans l'idée qu'on me viendra voir de cent lieues.

— Assurément tu auras bonne mine, répondit don Quichotte, mais il sera bon que tu te râpes souvent la barbe; car tu l'as si épaisse, si emmêlée et si crasseuse, que, si tu n'y mets pas le rasoir au moins tous les deux jours, on reconnaîtra qui tu es à une portée d'arquebuse.

— Eh bien! répliqua Sancho, il n'y a qu'à prendre un barbier et l'avoir à gages à la maison; et même, si c'est nécessaire, je le ferai marcher derrière moi comme l'écuyer d'un grand seigneur.

— Et comment sais-tu, demanda don Quichotte, que les grands seigneurs mènent derrière eux leurs écuyers?

— Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a des années que j'ai été passer un mois à la cour; et là, je vis à la promenade un seigneur qui était très-petit, et tout le monde disait qu'il était très-grand[139]. Un homme le suivait à cheval à tous les tours qu'il faisait, si bien qu'on aurait dit que c'était sa queue. Je demandai pourquoi cet homme ne rejoignait pas l'autre et restait toujours derrière lui. On me répondit que c'était son écuyer, et que les grands avaient coutume de se faire suivre ainsi de ces gens[140]. Voilà comment je le sais depuis ce temps-là, car je n'ai jamais oublié l'aventure.

— Je dis que tu as pardieu raison, reprit don Quichotte, et que tu peux fort bien mener ton barbier à ta suite. Les modes ne sont pas venues toutes à la fois; elles s'inventent l'une après l'autre, et tu peux bien être le premier comte qui se fasse suivre de son barbier. D'ailleurs c'est plutôt un office de confiance, celui de faire la barbe, que celui de seller le cheval.

— Pour ce qui est du barbier, dit Sancho, laissez-m'en le souci; et gardez celui de faire en sorte d'arriver à être roi et à me faire comte.

— C'est ce qui sera, avec l'aide de Dieu,» répondit don
Quichotte; et, levant les yeux, il aperçut ce qu'on dira dans le
chapitre suivant.
Chapitre XXII

De la liberté que rendit don Quichotte à quantité de malheureux que l'on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien aises de ne pas aller

Cid Hamet Ben-Engeli, auteur arabe et manchois, raconte, dans cette grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire, qu'après que le fameux don Quichotte de la Manche et Sancho Panza, son écuyer, eurent échangé les propos qui sont rapportés à la fin du chapitre XXI, don Quichotte leva les yeux, et vit venir, sur le chemin qu'il suivait, une douzaine d'hommes à pied, enfilés par le cou à une longue chaîne de fer, comme les grains d'un chapelet, et portant tous des menottes aux bras. Ils étaient accompagnés de deux hommes à cheval et de deux hommes à pied, ceux à cheval portant des arquebuses à rouet, ceux à pied, des piques et des épées. Dès que Sancho les aperçut, il s'écria:

«Voilà la chaîne des galériens, forçats du roi, qu'on mène ramer aux galères.

— Comment! forçats? répondit don Quichotte. Est-il possible que le roi fasse violence à personne?

— Je ne dis pas cela, reprit Sancho; je dis que ce sont des gens condamnés, pour leurs délits, à servir par force le roi dans les galères.

— Finalement, répliqua don Quichotte, et quoi qu'il en soit, ces gens que l'on conduit vont par force et non de leur plein gré?

— Rien de plus sûr, répondit Sancho.

— Eh bien! alors, reprit son maître, c'est ici que se présente l'exécution de mon office, qui est d'empêcher les violences et de secourir les malheureux.

— Faites attention, dit Sancho, que la justice, qui est la même chose que le roi, ne fait ni violence ni outrage à de semblables gens, mais qu'elle les punit en peine de leurs crimes.»

Sur ces entrefaites, la chaîne des galériens arriva près d'eux, et don Quichotte, du ton le plus honnête, pria les gardiens de l'informer de la cause ou des causes pour lesquelles ils menaient de la sorte ces pauvres gens.

«Ce sont des forçats, répondit un des gardiens à cheval, qui vont servir Sa Majesté sur les galères. Je n'ai rien de plus à vous dire, et vous rien de plus à demander.

— Cependant, répliqua don Quichotte, je voudrais bien savoir sur chacun d'eux en particulier la cause de leur disgrâce.»

À cela il ajouta d'autres propos si polis pour les engager à l'informer de ce qu'il désirait tant savoir, que l'autre gardien lui dit enfin:

«Nous avons bien ici le registre où sont consignées les condamnations de chacun de ces misérables; mais ce n'est pas le moment de nous arrêter pour l'ouvrir et en faire lecture. Approchez-vous, et questionnez-les eux-mêmes; ils vous répondront s'ils en ont envie, et bien certainement ils l'auront, car ce sont des gens qui prennent également plaisir à faire et à raconter des tours de coquins.»

Avec cette permission, que don Quichotte aurait bien prise si on ne la lui eût accordée, il s'approcha de la chaîne, et demanda au premier venu pour quels péchés il allait en si triste équipage.

«Pour avoir été amoureux, répondit l'autre.

— Quoi! pas davantage? s'écria don Quichotte. Par ma foi! si l'on condamne les gens aux galères pour être amoureux, il y a longtemps que je devrais y ramer.

— Oh! mes amours ne sont pas de ceux qu'imagine Votre Grâce, répondit le galérien. Quant à moi, j'aimai si éperdument une corbeille de lessive remplie de linge blanc, et je la serrai si étroitement dans mes bras, que, si la justice ne me l'eût arrachée par force, je n'aurais pas encore, à l'heure qu'il est, cessé mes caresses. Je fus pris en flagrant; il n'était pas besoin de question; la cause fut bâclée: on me chatouilla les épaules de cent coups de fouet, et quand j'aurai, de surcroît, fauché le grand pré pendant trois ans, l'affaire sera faite.

— Qu'est-ce que cela, faucher le grand pré? demanda don
Quichotte.

— C'est ramer aux galères,» répondit le forçat, qui était un jeune homme d'environ vingt-quatre ans, natif, à ce qu'il dit, de Piédraïta.

Don Quichotte fit la même demande au second, qui ne voulut pas répondre un mot, tant il marchait triste et mélancolique. Mais le premier répondit pour lui:

«Celui-là, seigneur, va aux galères en qualité de serin de
Canarie, je veux dire de musicien et de chanteur.

— Comment donc! s'écria don Quichotte, envoie-t-on aussi les musiciens et les chanteurs aux galères?

— Oui, seigneur, répondit le forçat; il n'y a rien de pire au monde que de chanter dans le tourment.

— Mais, au contraire, reprit don Quichotte; j'avais toujours entendu dire, avec le proverbe: Qui chante, ses maux enchante.

— Eh bien! c'est tout au rebours ici, repartit le galérien; qui chante une fois pleure toute sa vie.

— Je n'y comprends rien,» dit don Quichotte.

Mais un des gardiens lui dit:

«Seigneur cavalier, parmi ces gens de bien, chanter dans le tourment veut dire confesser à la torture. Ce drôle a été mis à la question, et a fait l'aveu de son crime, qui est d'avoir été voleur de bestiaux; et, sur son aveu, on l'a condamné à six ans de galères, sans compter deux cents coups de fouet qu'il porte déjà sur les épaules. Il marche toujours triste et honteux, à cause que les autres voleurs, aussi bien ceux qu'il laisse là-bas que ceux qui l'accompagnent ici, le méprisent, le bafouent et le maltraitent, parce qu'il a confessé le délit, et n'a pas eu le courage de tenir bon pour le nier; car ils disent qu'il n'y a pas plus de lettres dans un _non _que dans un _oui, _et que c'est trop de bonheur pour un accusé d'avoir sur sa langue sa vie ou sa mort, et non pas sur la langue des témoins et des preuves; et, quant à cela, je trouve que tout le tort n'est pas de leur côté.

— C'est bien aussi ce que je pense,» répondit don Quichotte, lequel, passant au troisième, lui fit la même question qu'aux autres; et celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un ton dégagé:

«Moi, je vais faire une visite de cinq ans à mesdames les galères faute de dix ducats.

— J'en donnerais bien vingt de bon coeur pour vous préserver de cette peine, s'écria don Quichotte.

— Cela ressemble, reprit le galérien, à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim, ne pouvant acheter ce qui lui manque. Je dis cela, parce que, si j'avais eu en temps opportun les vingt ducats que m'offre à présent Votre Grâce, j'aurais graissé la patte du greffier, avivé l'esprit et la langue de mon avocat, de manière que je me verrais aujourd'hui au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non le long de ce chemin, accouplé comme un chien de chasse. Mais Dieu est grand, la patience est bonne, et tout est dit.»

Don Quichotte passa au quatrième. C'était un homme de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui couvrait toute la poitrine; lequel, s'entendant demander pour quel motif il se trouvait à la chaîne, se mit à pleurer sans répondre un mot; mais le cinquième condamné lui servit de truchement.

«Cet honnête barbon, dit-il, va pour quatre ans aux galères, après avoir été promené en triomphe dans les rues, à cheval et magnifiquement vêtu.

— Cela veut dire, si je ne me trompe, interrompit Sancho, qu'il a fait amende honorable, et qu'il est monté au pilori.

— Tout justement, reprit le galérien; et le délit qui lui a valu cette peine, c'est d'avoir été courtier d'oreille, et même du corps tout entier; je veux dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et parce qu'il avait aussi quelques pointes et quelques grains de sorcellerie.

— De ces pointes et de ces grains, je n'ai rien à dire, répondit don Quichotte; mais, quant à la qualité de Mercure galant tout court, je dis que cet homme ne mérite pas d'aller aux galères, si ce n'est pour y commander et pour en être le général. Car l'office d'entremetteur d'amour n'est pas comme le premier venu; c'est un office de gens habiles et discrets, très-nécessaire dans une république bien organisée, et qui ne devrait être exercé que par des gens de bonne naissance et de bonne éducation. On devrait même créer des inspecteurs et examinateurs pour cette charge comme pour les autres, et fixer le nombre des membres en exercice, ainsi que pour les courtiers de commerce. De cette manière on éviterait bien des maux, dont la seule cause est que trop de gens se mêlent du métier; gens sans tenue et sans intelligence, femmelettes, petits pages, drôles de peu d'années et de nulle expérience, qui, dans l'occasion la plus pressante, et quand il faut prendre un parti, ne savent plus reconnaître leur main droite de la gauche, et laissent geler leur soupe de l'assiette à la bouche. Je voudrais pouvoir continuer ce propos, et démontrer pourquoi il conviendrait de faire choix des personnes qui exerceraient dans l'État cet office si nécessaire; mais ce n'est ici ni le lieu ni le temps. Quelque jour j'en parlerai à quelqu'un qui puisse y pourvoir. Je dis seulement aujourd'hui que la peine que m'a causée la vue de ces cheveux blancs et de ce vénérable visage, mis à si rude épreuve pour quelques messages d'amour, s'est calmée à cette autre accusation de sorcellerie. Je sais bien pourtant qu'il n'y a dans le monde ni charmes ni sortilèges qui puissent contraindre ou détourner la volonté, comme le pensent quelques simples. Nous avons parfaitement notre libre arbitre: ni plantes ni enchantements ne peuvent lui faire violence. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, ou quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, de vrais poisons avec lesquels ils rendent les hommes fous, faisant accroire qu'ils ont le pouvoir de les rendre amoureux, tandis qu'il est, comme je le dis, impossible de contraindre la volonté[141].

— Cela est bien vrai, s'écria le bon vieillard. Et en vérité, seigneur, quant à la sorcellerie, je n'ai point de faute à me reprocher: je ne puis nier quant aux entremises d'amour; mais jamais je n'ai cru mal faire en cela. Ma seule intention était que tout le monde se divertît, et vécût en paix et en repos, sans querelles comme sans chagrins. Mais ce désir charitable ne m'a pas empêché d'aller là d'où je pense bien ne plus revenir, tant je suis chargé d'années, et tant je souffre d'une rétention d'urine qui ne me laisse pas un instant de répit.»

À ces mots, le bonhomme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en prit tant de pitié, qu'il tira de sa poche une pièce de quatre réaux, et lui en fit l'aumône.

Don Quichotte, continuant son interrogatoire, demanda au suivant quel était son crime; celui-ci, d'un ton non moins vif et dégagé que le précédent, répondit:

«Je suis ici pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et avec deux autres cousines qui n'étaient pas les miennes. Finalement, nous avons si bien joué tous ensemble aux petits jeux innocents, qu'il en est arrivé un accroissement de famille tel et tellement embrouillé, qu'un faiseur d'arbres généalogiques n'aurait pu s'y reconnaître. Je fus convaincu par preuves et témoignages; la faveur me manqua, l'argent aussi, et je fus mis en danger de périr par la gorge. On m'a condamné à six ans de galères; je n'ai point appelé: c'est la peine de ma faute. Mais je suis jeune, la vie est longue, et tant qu'elle dure, il y a remède à tout. Si Votre Grâce, seigneur chevalier, a de quoi secourir ces pauvres gens, Dieu vous le payera dans le ciel, et nous aurons grand soin sur la terre de prier Dieu dans nos oraisons pour la santé et la vie de Votre Grâce, afin qu'il vous les donne aussi bonne et longue que le mérite votre respectable personne.»

Celui-ci portait l'habit d'étudiant, et l'un des gardiens dit qu'il était très-élégant discoureur, et fort avancé dans le latin.

Derrière tous ceux-là venait un homme d'environ trente ans, bien fait et de bonne mine, si ce n'est cependant que lorsqu'il regardait il mettait l'un de ses yeux dans l'autre. Il était attaché bien différemment de ses compagnons; car il portait au pied une chaîne si longue, qu'elle lui faisait, en remontant, le tour du corps, puis deux forts anneaux à la gorge, l'un rivé à la chaîne, l'autre comme une espèce de carcan duquel partaient deux barres de fer qui descendaient jusqu'à la ceinture et aboutissaient à deux menottes où il avait les mains attachées par de gros cadenas; de manière qu'il ne pouvait ni lever ses mains à sa tête, ni baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi cet homme portait ainsi bien plus de fers que les autres. Le gardien répondit que c'était parce qu'il avait commis plus de crimes à lui seul que tous les autres ensemble, et que c'était un si hardi et si rusé coquin, que, même en le gardant de cette manière, ils n'étaient pas très-sûrs de le tenir, et qu'ils avaient toujours peur qu'il ne vînt à leur échapper.

«Mais quels grands crimes a-t-il donc faits, demanda don
Quichotte, s'ils ne méritent pas plus que les galères?

— Il y est pour dix ans, répondit le gardien, ce qui emporte la mort civile. Mais il n'y a rien de plus à dire, sinon que c'est le fameux Ginès de Passamont, autrement dit Ginésille de Parapilla.

— Holà! seigneur commissaire, dit alors le galérien, tout doucement, s'il vous plaît, et ne nous amusons pas à épiloguer sur les noms et surnoms. Je m'appelle Ginès et non Ginésille; et Passamont est mon nom de famille, non point Parapilla, comme vous dites. Et que chacun à la ronde se tourne et s'examine, et ce ne sera pas mal fait.

— Parlez un peu moins haut, seigneur larron de la grande espèce, répliqua le commissaire, si vous n'avez envie que je vous fasse taire par les épaules.

— On voit bien, reprit le galérien, que l'homme va comme il plaît à Dieu; mais, quelque jour, quelqu'un saura si je m'appelle ou non Ginésille de Parapilla.

— N'est-ce pas ainsi qu'on t'appelle, imposteur? s'écria le gardien.

— Oui, je le sais bien, reprit le forçat; mais je ferai en sorte qu'on ne me donne plus ce nom, ou bien je m'arracherai la barbe, comme je le dis entre mes dents. Seigneur chevalier, si vous avez quelque chose à nous donner, donnez-nous-le vite, et allez à la garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer; et si vous voulez connaître la mienne, sachez que je suis Ginès de Passamont, dont l'histoire est écrite par les cinq doigts de cette main.

— Il dit vrai, reprit le commissaire; lui-même a écrit sa vie, et si bien, qu'on ne peut rien désirer de mieux. Mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.

— Et je pense bien le retirer, s'écria Ginès, fût-il engagé pour deux cents ducats.

— Est-il donc si bon? demanda don Quichotte.

— Si bon, reprit le galérien, qu'il fera la barbe à _Lazarille de Tormès__[142]__, _et à tous ceux du même genre écrits ou à écrire. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c'est qu'il rapporte des vérités, mais des vérités si gracieuses et si divertissantes, qu'aucun mensonge ne peut en approcher.

— Et quel est le titre du livre? demanda don Quichotte.

— _La vie de Ginès de Passamont, _répondit l'autre.

— Est-il fini? reprit don Quichotte.

— Comment peut-il être fini, répliqua Ginès, puisque ma vie ne l'est pas? Ce qui est écrit comprend depuis le jour de ma naissance jusqu'au moment où l'on m'a condamné cette dernière fois aux galères.

— Vous y aviez donc été déjà? reprit don Quichotte.

— Pour servir Dieu et le roi, répondit Ginès, j'y ai déjà fait quatre ans une autre fois, et je connais le goût du biscuit et du nerf de boeuf, et je n'ai pas grand regret d'y retourner encore, car j'aurai le temps d'y finir mon livre; il me reste une foule de bonnes choses à dire, et, dans les galères d'Espagne, on a plus de loisir que je n'en ai besoin, d'autant plus qu'il ne m'en faut pas beaucoup pour ce qui me reste à écrire, car je le sais déjà par coeur[143].

— Tu as de l'esprit, lui dit don Quichotte.

— Et du malheur, répondit Ginès, car le malheur poursuit toujours l'esprit.

— Poursuit toujours la scélératesse! s'écria le gardien.

— Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, répliqua Passamont, de parler plus doux. Ces messieurs de la chancellerie ne vous ont pas mis cette verge noire en main pour maltraiter les pauvres gens qui sont ici, mais pour nous conduire où l'ordonne Sa Majesté. Sinon, et par la vie de… Mais suffit. Quelque jour les taches faites dans l'hôtellerie pourraient bien s'en aller à la lessive; que chacun se taise, et vive bien, et parle mieux encore; et suivons notre chemin, car c'est bien assez de fadaises comme cela.»

Le commissaire leva sa baguette pour donner à Passamont la réponse à ses menaces; mais don Quichotte, se jetant au-devant du coup, le pria de ne point le frapper:

«Ce n'est pas étonnant, lui dit-il, que celui qui a les mains si bien attachées ait du moins la langue un peu libre.»

Puis, s'adressant à tous les forçats de la chaîne, il ajouta:

«De tout ce que vous venez de me dire, mes très-chers frères, je découvre clairement que, bien qu'on vous ait punis pour vos fautes, les châtiments que vous allez subir ne sont pas fort à votre goût, et qu'enfin vous allez aux galères tout à fait contre votre gré. Je découvre aussi que le peu de courage qu'a montré l'un dans la question, le manque d'argent pour celui-ci, pour celui-là le manque de faveur, et, finalement, l'erreur ou la passion du juge, ont été les causes de votre perdition, et vous ont privés de la justice qui vous était due. Tout cela maintenant s'offre à ma mémoire pour me dire, me persuader et me certifier que je dois montrer à votre égard pourquoi le ciel m'a mis au monde, pourquoi il a voulu que je fisse profession dans l'ordre de chevalerie dont je suis membre, et pourquoi j'ai fait voeu de porter secours aux malheureux et aux faibles qu'oppriment les forts. Mais, comme je sais qu'une des qualités de la prudence est de ne pas faire par la violence ce qui peut se faire par la douceur, je veux prier messieurs les gardiens et monsieur le commissaire de vouloir bien vous détacher et vous laisser aller en paix; d'autres ne manqueront pas pour servir le roi en meilleures occasions, et c'est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves ceux que Dieu et la nature ont faits libres. Et d'ailleurs, seigneurs gardiens, continua don Quichotte, ces pauvres diables ne vous ont fait nulle offense; eh bien! que chacun d'eux reste avec son péché: Dieu est là-haut dans le ciel, qui n'oublie ni de châtier le méchant ni de récompenser le bon, et il n'est pas bien que des hommes d'honneur se fassent les bourreaux d'autres hommes, quand ils n'ont nul intérêt à cela. Je vous prie avec ce calme et cette douceur, afin d'avoir, si vous accédez à ma demande, à vous remercier de quelque chose. Mais, si vous ne le faites de bonne grâce, cette lance et cette épée, avec la valeur de mon bras, vous feront bien obéir par force.

— Voilà, pardieu, une gracieuse plaisanterie! s'écria le commissaire; c'était bien la peine de tant lanterner pour accoucher de cette belle idée. Tiens! ne veut-il pas que nous laissions aller les forçats du roi, comme si nous avions le pouvoir de les lâcher, ou qu'il eût celui de nous en donner l'ordre! Allons donc, seigneur, passez votre chemin, et redressez un peu le bassin que vous avez sur la tête, sans vous mêler de chercher cinq pattes à notre chat.

— C'est vous qui êtes le chat, le rat et le goujat!» s'écria don
Quichotte.

Et sans dire gare, il s'élance sur lui avec tant de furie, qu'avant que l'autre ait eu le temps de se mettre en garde, il le jette sur le carreau grièvement blessé d'un coup de lance. Le bonheur voulut que ce fût justement l'homme à l'arquebuse. Les autres gardes restèrent d'abord étonnés et stupéfaits à cette attaque inattendue; mais, reprenant bientôt leurs esprits, ils empoignèrent, ceux à cheval leurs épées, ceux à pied leurs piques, et assaillirent tous ensemble don Quichotte, qui les attendait avec un merveilleux sang-froid. Et sans doute il eût passé un mauvais quart d'heure, si les galériens, voyant cette belle occasion de recouvrer la liberté, n'eussent fait tous leurs efforts pour rompre la chaîne où ils étaient attachés côte à côte. La confusion devint alors si grande, que les gardiens, tantôt accourant aux forçats qui se détachaient, tantôt attaquant don Quichotte, dont ils étaient attaqués, ne firent enfin rien qui vaille. Sancho aidait de son côté à délivrer Ginès de Passamont, qui prit le premier la clef des champs; et celui-ci, dès qu'il se vit libre, sauta sur le commissaire abattu, lui prit son épée et son arquebuse, avec laquelle, visant l'un, visant l'autre, sans tirer jamais, il eut bientôt fait vider le champ de bataille à tous les gardes, qui échappèrent, en fuyant, aussi bien à l'arquebuse de Passamont qu'aux pierres que leur lançaient sans relâche les autres galériens délivrés.

Sancho s'affligea beaucoup de ce bel exploit, se doutant bien que ceux qui se sauvaient à toutes jambes allaient rendre compte de l'affaire à la Sainte-Hermandad, laquelle se mettrait, au son des cloches et des tambours, à la poursuite des coupables. Il communiqua cette crainte à son maître, le priant de s'éloigner bien vite du chemin et de s'enfoncer dans la montagne qui était proche.

«C'est fort bien, répondit don Quichotte, mais je sais ce qu'il convient de faire avant tout.»

Appelant alors tous les galériens qui couraient pêle-mêle, et qui avaient dépouillé le commissaire jusqu'à la peau, ces honnêtes gens se mirent en rond autour de lui pour voir ce qu'il leur voulait. Don Quichotte leur tint ce discours:

«Il est d'un homme bien né d'être reconnaissant des bienfaits qu'il reçoit, et l'un des péchés qui offensent Dieu davantage, c'est l'ingratitude. Je dis cela, parce que vous avez vu, seigneurs, par manifeste expérience, le bienfait que vous avez reçu de moi en payement duquel je désire, ou plutôt telle est ma volonté, que, chargés de cette chaîne dont j'ai délivré vos épaules, vous vous mettiez immédiatement en chemin pour vous rendre à la cité du Toboso; que là vous vous présentiez devant ma dame, Dulcinée du Toboso, à laquelle vous direz que son chevalier, celui de la Triste-Figure, lui envoie ses compliments, et vous lui conterez mot pour mot tous les détails de cette fameuse aventure, jusqu'au moment où je vous ai rendu la liberté si désirée. Après quoi vous pourrez vous retirer, et vous en aller chacun à la bonne aventure.[144]«

Ginès de Passamont, se chargeant de répondre pour tous, dit à don
Quichotte:

«Ce que Votre Grâce nous ordonne, seigneur chevalier notre libérateur, est impossible à faire, de toute impossibilité; car nous ne pouvons aller tous ensemble le long de ces grands chemins, mais, au contraire, seuls, isolés, chacun tirant à part soi, et s'efforçant de se cacher dans les entrailles de la terre, pour n'être pas rencontrés par la Sainte-Hermandad, qui va sans aucun doute lâcher ses limiers à nos trousses. Ce que Votre Grâce peut faire, et ce qu'il est juste qu'elle fasse, c'est de commuer ce service et cette obligation de passage devant cette dame Dulcinée du Toboso en quelques douzaines de _Credo _et d'_Ave Maria, _que nous dirons en votre intention. C'est du moins une pénitence qu'on peut faire, de nuit et de jour, pendant la fuite comme pendant le repos, en paix comme en guerre. Mais penser que nous allons maintenant retourner en terre d'Égypte, je veux dire que nous allons reprendre notre chaîne et suivre le chemin du Toboso, c'est penser qu'il fait nuit à présent, quoiqu'il ne soit pas dix heures du matin; et nous demander une telle folie, c'est demander des poires à l'ormeau.

— Eh bien! je jure Dieu, s'écria don Quichotte, s'enflammant de colère, don fils de mauvaise maison, don Ginésille de Paropillo, ou comme on vous appelle, que vous irez tout seul, l'oreille basse et la queue entre les jambes, avec toute la chaîne sur le dos.»

Passamont, qui n'était pas fort endurant de sa nature, et qui n'était plus à s'apercevoir que la cervelle de don Quichotte avait un faux pli, puisqu'il avait commis une aussi grande extravagance que celle de leur rendre la liberté, se voyant traiter si cavalièrement, cligna de l'oeil à ses compagnons, lesquels, s'éloignant tout d'une volée, firent pleuvoir sur don Quichotte une telle grêle de pierres, qu'il n'avait pas assez de mains pour se couvrir de sa rondache; et quant au pauvre Rossinante, il ne faisait pas plus de cas de l'éperon que s'il eût été coulé en bronze.

Sancho se jeta derrière son âne, et se défendit avec cet écu du nuage de pierres qui crevait sur tous les deux. Mais don Quichotte ne put pas si bien s'abriter, que je ne sais combien de cailloux ne l'atteignissent dans le milieu du corps, et si violemment, qu'ils l'emmenèrent avec eux par terre. Dès qu'il fut tombé, l'étudiant lui sauta dessus, et lui ôta de la tête son plat à barbe, dont il lui donna trois ou quatre coups sur les épaules, qu'il frappa ensuite autant de fois sur la terre, et qu'il mit presque en morceaux. Ces vauriens prirent ensuite au pauvre chevalier un pourpoint à doubles manches qu'il portait par-dessus ses armes, et lui auraient enlevé jusqu'à ses bas, si l'armure des grèves n'en eût empêché. Ils débarrassèrent aussi Sancho de son manteau court, et le laissèrent en justaucorps; puis, ayant partagé entre eux tout le butin de la bataille, ils s'échappèrent chacun de son côté, ayant plus de soin d'éviter la Sainte- Hermandad, dont ils avaient grand'peur, que de se mettre la chaîne au cou, et de se présenter en cet état devant madame Dulcinée du Toboso. Il ne resta plus sur la place que l'âne, Rossinante, Sancho et don Quichotte: l'âne, pensif et tête basse, secouant de temps en temps les oreilles, comme si l'averse de pierres n'eût pas encore cessé; Rossinante, étendu le long de son maître, car une autre décharge l'avait aussi jeté sur le carreau; Sancho, en manches de chemise, et tremblant à l'idée de la Sainte-Hermandad; enfin don Quichotte, l'âme navrée de se voir ainsi maltraité par ceux-là mêmes qui lui devaient un si grand bienfait.

Chapitre XXIII

_De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra Moréna__[145]__, l'une des plus rares aventures que rapporte cette véridique histoire_

Don Quichotte, se voyant en si triste état, dit à son écuyer:

«Toujours, Sancho, j'ai entendu dire que faire du bien à de la canaille, c'est jeter de l'eau dans la mer. Si j'avais cru ce que tu m'as dit, j'aurais évité ce déboire; mais la chose est faite, prenons patience pour le moment, et tirons expérience pour l'avenir.

— Vous tirerez expérience, répondit Sancho, tout comme je suis Turc. Mais, puisque vous dites que, si vous m'aviez cru, vous eussiez évité ce malheur, croyez-moi maintenant, et vous en éviterez un bien plus grand encore. Car je vous déclare qu'avec la Sainte-Hermandad il n'y a pas de chevalerie qui tienne, et qu'elle ne fait pas cas de tous les chevaliers errants du monde pour deux maravédis. Tenez, il me semble déjà que ses flèches me sifflent aux oreilles[146].

— Tu es naturellement poltron, Sancho, reprit don Quichotte; mais, afin que tu ne dises pas que je suis entêté, et que je ne fais jamais ce que tu me conseilles, pour cette fois, je veux suivre ton avis, et me mettre à l'abri de ce courroux qui te fait si peur. Mais c'est à une condition: que jamais, en la vie ou en la mort, tu ne diras à personne que je me suis éloigné et retiré de ce péril par frayeur, mais bien pour complaire à tes supplications. Si tu dis autre chose, tu en auras menti, et dès à présent pour alors, comme alors pour dès à présent, je te donne un démenti, et dis que tu mens et mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Et ne me réplique rien, car, de penser seulement que je m'éloigne d'un péril, de celui-ci principalement, où il me semble que je montre je ne sais quelle ombre de peur, il me prend envie de rester là, et d'y attendre seul, non-seulement cette Sainte-Hermandad ou confrérie qui t'épouvante, mais encore les frères des douze tribus d'Israël, et les sept frères Macchabées, et les jumeaux Castor et Pollux, et tous les frères, confrères et confréries qu'il y ait au monde.

— Seigneur, répondit Sancho, se retirer n'est pas fuir, et attendre n'est pas sagesse quand le péril surpasse l'espérance et les forces. Il est d'un homme sage de se garder aujourd'hui pour demain, et de ne pas s'aventurer tout entier en un jour. Et sachez que, tout rustre et vilain que je suis, j'ai bien quelque idée pourtant de ce qu'on appelle se bien gouverner. Ainsi, ne vous repentez pas d'avoir suivi mon conseil; montez plutôt sur Rossinante, si vous pouvez, ou sinon je vous aiderai; et suivez- moi, car le coeur me dit que nous avons plus besoin maintenant de nos pieds que de nos mains.»

Don Quichotte monta sur sa bête, sans répliquer un mot; et, Sancho prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans une gorge de la Sierra-Moréna, dont ils étaient proches. L'intention de Sancho était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d'aller déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo, après s'être cachés quelques jours dans ces solitudes, pour échapper à la Sainte-Hermandad, si elle se mettait à leur piste. Ce qui l'encouragea dans ce dessein, ce fut de voir que le sac aux provisions qu'il portait sur son âne avait échappé au pillage des galériens, chose qu'il tint à miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté, et pris tout ce qui leur convenait.

Les deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au coeur de la Sierra-Moréna, où Sancho trouva bon de faire halte, et même de passer quelques jours, au moins tant que dureraient les vivres. Ils s'arrangèrent donc pour la nuit entre deux roches et quantité de grands liéges. Mais la destinée, qui, selon l'opinion de ceux que n'éclaire point la vraie foi, ordonne et règle tout à sa fantaisie, voulut que Ginès de Passamont, cet insigne voleur qu'avaient délivré de la chaîne la vertu et la folie de don Quichotte, poussé par la crainte de la Sainte-Hermandad, qu'il redoutait avec juste raison, eût aussi songé à se cacher dans ces montagnes. Elle voulut de plus que sa frayeur et son étoile l'eussent conduit précisément où s'étaient arrêtés don Quichotte et Sancho Panza, qu'il reconnut aussitôt, et qu'il laissa paisiblement s'endormir. Comme les méchants sont toujours ingrats, comme la nécessité est l'occasion qui fait le larron, et que le présent fait oublier l'avenir, Ginès, qui n'avait pas plus de reconnaissance que de bonnes intentions, résolut de voler l'âne de Sancho Panza, se souciant peu de Rossinante, qui lui parut un aussi mauvais meuble à vendre qu'à mettre en gage. Sancho dormait; Ginès lui vola son âne, et, avant que le jour vînt, il était trop loin pour qu'on pût le rattraper.

L'aurore parut, réjouissant la terre, et attristant le bon Sancho Panza; car, ne trouvant plus son âne, et se voyant sans lui, il se mit à faire les plus tristes et les plus douloureuses lamentations, tellement que don Quichotte s'éveilla au bruit de ses plaintes, et l'entendit qui disait en pleurant:

«Ô fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, soulagement de mes charges, et finalement nourricier de la moitié de ma personne, car, avec vingt-six maravédis que tu gagnais par jour, tu fournissais à la moitié de ma dépense!»

Don Quichotte, qui vit les pleurs de Sancho et en apprit la cause, le consola par les meilleurs raisonnements qu'il put trouver, et lui promit de lui donner une lettre de change de trois ânons sur cinq qu'il avait laissés dans son écurie. À cette promesse, Sancho se consola, sécha ses larmes, calma ses sanglots, et remercia son maître de la faveur qu'il lui faisait.

Celui-ci, dès qu'il eut pénétré dans ces montagnes, qui lui semblaient des lieux tout à fait propres aux aventures qu'il cherchait, s'était senti le coeur bondir de joie. Il repassait en sa mémoire ces merveilleux événements qui, dans de semblables lieux, âpres et solitaires, étaient arrivés à des chevaliers errants, et ces pensées l'absorbaient et le transportaient au point qu'il oubliait toute autre chose. Quant à Sancho, il n'avait d'autre souci, depuis qu'il croyait cheminer en lieu sûr, que de restaurer son estomac avec les débris qui restaient du butin fait sur les prêtres du convoi. Il s'en allait donc derrière son maître, chargé de tout ce qu'aurait dû porter le grison[147], et tirant du sac pour mettre en son ventre; et il se trouvait si bien de cette manière d'aller, qu'il n'aurait pas donné une obole pour rencontrer toute autre aventure. En ce moment il leva les yeux, et vit que son maître, s'étant arrêté, essayait de soulever avec la pointe de sa lance je ne sais quel paquet qui gisait par terre. Se hâtant alors d'aller lui aider, s'il en était besoin, il arriva au moment où don Quichotte soulevait sur le bout de sa pique un coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris. Mais le paquet pesait tant que Sancho fut obligé de l'aller prendre à la main, et son maître lui dit de voir ce qu'il y avait dans la valise. Sancho s'empressa d'obéir, et, quoiqu'elle fût fermée avec une chaîne et son cadenas, il lui fut facile, par les trous qu'avait faits la pourriture, de voir ce qu'elle contenait. C'étaient quatre chemises de fine toile de Hollande, et d'autres hardes aussi élégantes que propres; et de plus, Sancho trouva dans un mouchoir un bon petit tas d'écus d'or. Dès qu'il les vit:

«Béni soit le ciel tout entier, s'écria-t-il, qui nous envoie enfin une aventure à gagner quelque chose.»

Il se remit à chercher, et trouva un petit livre de poche richement relié.

«Donne-moi ce livre, lui dit don Quichotte; quant à l'argent, garde-le, je t'en fais cadeau.»

Sancho lui baisa les mains pour le remercier de cette faveur, et, dévalisant la valise, il mit la lingerie dans le sac aux provisions. À la vue de toutes ces circonstances, don Quichotte dit à son écuyer:

«Il me semble, Sancho, et ce ne peut être autre chose, que quelque voyageur égaré aura voulu traverser ces montagnes, et que des brigands, l'ayant surpris au passage, l'auront assassiné, et seront venus l'enterrer dans cet endroit désert.

— Cela ne peut pas être, répondit Sancho; car des voleurs n'auraient point laissé l'argent.

— Tu as raison, reprit don Quichotte, et je ne devine vraiment pas ce que ce peut être. Mais attends, nous allons voir s'il n'y a pas dans ces tablettes quelque note d'où nous puissions dépister et découvrir ce que nous désirons savoir.»

Il ouvrit le petit livre, et la première chose qu'il vit écrite, comme en brouillon, quoique d'une belle écriture, fut un sonnet qu'il lut à haute voix pour que Sancho l'entendît. Ce sonnet disait:

«Ou l'amour n'a point assez de discernement, ou il a trop de cruauté, ou bien ma peine n'est point en rapport avec la faute qui me condamne à la plus dure espèce de tourment.

«Mais, si l'amour est un dieu, personne n'ignore, et la raison le veut ainsi, qu'un dieu ne peut être cruel. Qui donc ordonne l'amère douleur que j'endure et que j'adore?

«Si je dis que c'est vous, Philis, je me trompe; car tant de mal ne peut sortir de tant de bien, et ce n'est pas du ciel que me vient cet enfer.

«Il faut donc mourir, voilà le plus certain: car au mal dont la cause est inconnue, ce serait miracle de trouver le remède.»

«Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho; à moins pourtant que, par ce fil dont il y est question, nous ne tirions le peloton de toute l'aventure.

— De quel fil parles-tu? demanda don Quichotte.

— Il me semble, répondit Sancho, que Votre Grâce a parlé de fil.

— De Philis j'ai parlé, reprit don Quichotte, et c'est sans doute le nom de la dame dont se plaint l'auteur de ce sonnet; et, par ma foi! ce doit être un poëte passable, ou je n'entends rien au métier.

— Comment donc! s'écria Sancho; est-ce que Votre Grâce s'entend aussi à composer des vers?

— Et plus que tu ne penses, répondit don Quichotte. C'est ce que tu verras bientôt, quand tu porteras à madame Dulcinée du Toboso une lettre écrite en vers du haut en bas. Il faut que tu saches, Sancho, que tous, ou du moins la plupart des chevaliers errants des temps passés, étaient de grands troubadours, c'est-à-dire de grands poëtes et de grands musiciens: car ces deux talents, ou ces deux grâces, pour les mieux nommer, sont essentielles aux amoureux errants. Il est vrai que les strophes des anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse[148].

— Lisez autre chose, dit Sancho; peut-être trouverez-vous de quoi nous satisfaire.»

Don Quichotte tourna la page.

«Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.

— À une lettre missive[149]? demanda Sancho.

— Elle ne me semble, au commencement, qu'une lettre d'amour, répondit don Quichotte.

— Eh bien! que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut, reprit
Sancho; j'aime infiniment ces histoires d'amour.

— Volontiers,» dit don Quichotte; et, lisant à haute voix, comme
Sancho l'en avait prié, il trouva ce qui suit:

«La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d'où arriveront plus tôt à tes oreilles les nouvelles de ma mort que les expressions de mes plaintes. Tu m'as trahi, ingrate, pour un homme qui a plus, mais qui ne vaut pas plus que moi. Si la vertu était estimée une richesse, je n'envierais pas le bonheur d'autrui, je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu'avait édifié ta beauté, tes actions l'ont détruit. Par l'une, je te crus un ange; par les autres, j'ai reconnu que tu étais une femme. Reste en paix, toi qui me fais la guerre; et fasse le ciel que les perfidies de ton époux demeurent toujours cachées, afin que tu ne te repentes point de ce que tu as fait, et que je ne tire pas vengeance de ce que je ne désire plus.»

Quand don Quichotte eut achevé de lire cette lettre:

«Elle nous en apprend encore moins que les vers, dit-il, si ce n'est pourtant que celui qui l'a écrite est quelque amant rebuté.»

Feuilletant ensuite le livre entier, il y trouva d'autres poésies et d'autres lettres, tantôt lisibles, tantôt effacées. Mais elles ne contenaient autre chose que des plaintes, des lamentations, des reproches, des plaisirs et des peines, des faveurs et des mépris, célébrant les unes et déplorant les autres.

Pendant que don Quichotte faisait l'examen des tablettes, Sancho faisait celui de la valise, sans y laisser, non plus que dans le coussin, un coin qu'il ne visitât, un repli qu'il ne furetât, une couture qu'il ne rompît, un flocon de laine qu'il ne triât soigneusement, pour que rien ne se perdît faute de diligence et d'attention: tant lui avaient éveillé l'appétit les écus d'or déjà trouvés, et dont le nombre passait la centaine! Bien qu'il ne rencontrât rien de plus que cette trouvaille, il donna pour bien employés les sauts sur la couverture, les vomissements du baume de Fierabras, les caresses des gourdins, les coups de poing du muletier, l'enlèvement du bissac, le vol du manteau, et toute la faim, la soif et la fatigue qu'il avait souffertes au service de son bon seigneur, trouvant qu'il en était plus que payé et récompensé par l'abandon du trésor découvert.

Le chevalier de la Triste-Figure conservait un grand désir de savoir quel était le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la monnaie d'or et par les chemises fines, qu'elle devait avoir appartenu à quelque amoureux de haut étage, que les dédains et les perfidies de sa dame avaient conduit à quelque fin désespérée. Mais, comme en cet endroit âpre et sauvage il ne se trouvait personne dont il pût recueillir des informations, il ne pensa qu'à passer outre, sans prendre d'autre chemin que celui qui convenait à Rossinante, c'est-à-dire où la pauvre bête pouvait mettre un pied devant l'autre, et s'imaginant toujours qu'au travers de ces broussailles devait enfin s'offrir quelque étrange aventure. Tandis qu'il cheminait dans ces pensées, il aperçut tout à coup, à la cime d'un monticule qui se trouvait en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut reconnaître qu'il était à demi-nu, la barbe noire et touffue, les cheveux longs et en désordre, la tête découverte, les pieds sans chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses, qui semblaient de velours jaune, lui couvraient les cuisses, mais tellement en lambeaux, qu'elles laissaient voir la chair en plusieurs endroits. Bien qu'il eût passé avec la rapidité de l'éclair, cependant tous ces détails furent remarqués et retenus par le chevalier de la Triste-Figure. Celui-ci aurait bien voulu le suivre; mais il n'était pas donné aux faibles jarrets de Rossinante de courir à travers ces pierrailles, ayant d'ailleurs de sa nature le pas court et l'humeur flegmatique. Don Quichotte s'imagina aussitôt que ce devait être le maître de la valise, et il résolut à part soi de se mettre à sa poursuite, dû-t-il, pour le trouver, courir toute une année par ces montagnes. Il ordonna donc à Sancho de prendre par un côté du monticule, tandis qu'il prendrait par l'autre, espérant, à la faveur d'une telle manoeuvre, rencontrer cet homme qui avait disparu si vite à leurs yeux.

«Je ne puis faire ce que vous commandez, répondit Sancho; car, dès que je quitte Votre Grâce, la peur est avec moi, qui m'assaille de mille espèces d'alarmes et de visions. Et ce que je dis là doit vous servir d'avis pour que dorénavant vous ne m'éloigniez pas d'un doigt de votre présence.

— J'y consens, reprit le chevalier de la Triste-Figure, et je suis ravi que tu aies ainsi confiance en mon courage, qui ne te manquera pas, quand même l'âme te manquerait au corps. Viens donc derrière moi, pas à pas, ou comme tu pourras, et fais de tes yeux des lanternes. Nous ferons le tour de ces collines, et peut-être tomberons-nous sur cet homme que nous venons d'entrevoir, et qui sans aucun doute n'est autre que le maître de notre trouvaille.

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