L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
Au moment où le captif prononça le nom de don Pedro de Aguilar, don Fernand regarda ses compagnons, qui, tous trois, se mirent à sourire, et quand il vint à parler des sonnets, l'un d'eux lui dit:
«Avant que Votre Grâce continue, je vous supplie de me dire ce qu'est devenu ce don Pedro de Aguilar, dont vous parlez.
— Tout ce que je sais, répondit le captif, c'est qu'après avoir passé deux ans à Constantinople, il s'enfuit en costume d'Arnaute[223], avec un espion grec; mais j'ignore s'il parvint à recouvrer sa liberté, bien que je le suppose: car, moins d'un an après, je revis ce Grec à Constantinople, mais sans pouvoir lui demander des nouvelles de leur voyage.
— Eh bien! je puis vous en donner, répliqua le gentilhomme, car ce don Pedro est mon frère; il est maintenant dans notre pays, bien portant, riche, marié et père de trois enfants.
— Grâces soient rendues à Dieu, reprit le captif, pour tant de faveurs qu'il lui a faites! car, à mon avis, il n'y a pas sur la terre de contentement égal à celui de recouvrer la liberté perdue.
— Au reste, continua le gentilhomme, je sais également les sonnets qu'a faits mon frère.
— Alors, répondit le captif, je les laisserai dire à Votre Grâce, qui saura les citer mieux que moi.
— Volontiers, répondit le gentilhomme; voici celui de la
Goulette:
Chapitre XL
Où se continue l'histoire du captif
SONNET
«Âmes heureuses, qui, libres, par vos belles actions, de l'enveloppe mortelle, vous êtes élevées de la bassesse de la terre à la hauteur du ciel;
«Vous qui, brûlant de zèle et de noble colère, avez exercé la force de vos corps; qui de votre sang et du sang d'autrui avez rougi les flots de la mer et le sable du sol;
«La vie a manqué avant la valeur à vos bras fatigués, qui, en mourant, tout vaincus qu'ils sont, remportent la victoire;
«Et, dans cette triste chute mortelle, vous avez acquis, entre la muraille et le fer, la renommée que donne le monde, et la gloire éternelle des cieux.»
— C'est précisément ainsi que je le sais, dit le captif.
— Quant à celui du fort, reprit le gentilhomme, si j'ai bonne mémoire, voici comment il est conçu:
SONNET
«Du milieu de cette terre stérile et bouleversée, du milieu de ces bastions renversés à terre, les saintes âmes de trois mille soldats montèrent vivantes à un meilleur séjour;
«Ils avaient d'abord vainement exercé la force de leurs bras courageux, jusqu'à ce qu'enfin, de lassitude et de petit nombre, ils rendirent la vie au fil de l'épée.
«Voilà le sol qu'ont incessamment rempli mille souvenirs lamentables, dans les siècles passés et dans le temps présent.
«Mais jamais, dans son âpre sein, de plus pures âmes n'auront monté au ciel, et jamais il n'aura porté des corps plus vaillants.»
Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s'être réjoui des bonnes nouvelles qu'on lui donnait de son compagnon, reprit le fil de son histoire.
Après la reddition de la Goulette et du fort, dit-il, les Turcs ordonnèrent que la Goulette fût démantelée; car pour le fort, il n'en restait plus rien à jeter par terre. Afin d'aller plus vite en besogne, on la mina par trois côtés; mais on ne put en aucun endroit faire sauter ce qui semblait le moins solide, c'est-à-dire les murailles antiques, tandis que toutes les nouvelles fortifications qu'avait élevées le Fratin[224] furent aisément abattues. Finalement, la flotte, victorieuse et triomphante, regagna Constantinople, où, peu de temps après, mourut mon maître Uchali. On l'appelait _Uchali Fartax, _qui veut dire, en langue turque, le _renégat teigneux__[225]_, parce qu'il l'était effectivement, et c'est l'usage parmi les Turcs de donner aux gens les noms des défauts ou des qualités qu'ils peuvent avoir. Chez eux, en effet, il n'y a que quatre noms de famille, qui viennent également de la maison ottomane; les autres, comme je l'ai dit, prennent leurs noms des vices du corps ou des vertus de l'âme. Ce teigneux, étant esclave, avait ramé quatorze ans sur les galères du Grand Seigneur, et, quand il eut trente-quatre ans passés, il se fit renégat, de dépit de ce qu'un Turc lui avait donné un soufflet pendant qu'il ramait; et, pour s'en pouvoir venger, il renia sa foi. Sa valeur fut si grande que, sans passer par les routes viles et basses que prennent pour s'élever la plupart des favoris du Grand Seigneur, il devint roi d'Alger[226], et ensuite général de la mer, ce qui est la troisième charge de l'empire. Il était Calabrais de nation, et fut moralement homme de bien; il traitait avec beaucoup d'humanité ses captifs, dont le nombre s'éleva jusqu'à trois mille. Après sa mort, et suivant l'ordre qu'il en donna dans son testament, ceux-ci furent répartis entre ses renégats et le Grand Seigneur (qui est aussi l'héritier de tous ceux qui meurent, et qui prend part comme tous les autres enfants à la succession du défunt). Je tombai en partage à un renégat vénitien, qu'Uchali avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu'il aima tant, qu'il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu'on vît jamais, s'appelait Hassan-Aga[227]: il devint très-riche, et fut fait roi d'Alger. Je le suivis de Constantinople à cette ville, satisfait d'être si près de l'Espagne; non que je pensasse à écrire à personne ma douloureuse situation, mais pour voir si la fortune ne me serait pas plus favorable à Alger qu'à Constantinople, où j'avais, de mille manières, essayé de m'enfuir, sans qu'aucune eût réussi. Je pensais, dans Alger, chercher d'autres moyens d'arriver à ce que je désirais tant, car jamais l'espoir de recouvrer ma liberté ne m'abandonna; et quand, en ce que j'imaginais ou mettais en oeuvre, le succès ne répondait pas à l'intention, aussitôt, sans m'abandonner à la douleur, je me forgeais une autre espérance qui, si faible qu'elle fût, soutînt mon courage.
C'est ainsi que j'occupais ma vie, enfermé dans la prison que les Turcs appellent _bagne__[228]__, _où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi que ceux des particuliers, et ceux encore qu'on appelle de l'_almacen, _comme on dirait de la municipalité, parce qu'ils appartiennent à la ville, et servent aux travaux publics. Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue; car, étant à tout le monde et n'ayant point de maître particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l'ai dit, beaucoup de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont pour être rachetés, parce qu'ils les y tiennent en repos et en sûreté jusqu'au rachat. Il en est de même des captifs du roi quand ils traitent de leur rançon; ils ne vont point au travail de la chiourme, à moins que la rançon ne tarde à venir, parce qu'alors, pour les forcer d'écrire d'une manière plus pressante, on les fait travailler, et on les envoie comme les autres chercher du bois, ce qui n'est pas une petite besogne. J'étais donc parmi les captifs du rachat; car, lorsqu'on sut que j'étais capitaine, j'eus beau déclarer que je n'avais ni ressources ni fortune, cela n'empêcha point qu'on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d'hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d'être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu'un; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu'il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain[229]. Un seul captif s'en tira bien avec lui: c'était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu'à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s'enfuir, nous craignions tous qu'il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d'une fois. Si le temps me le permettait, je vous dirais à présent quelqu'une des choses que fit ce soldat; cela suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus assurément que le récit de mon histoire[230]. Mais il faut y revenir.
Au-dessus de la cour de notre prison donnaient les fenêtres de la maison d'un More riche et de haute naissance. Selon l'usage du pays, c'étaient plutôt des lucarnes rondes que des fenêtres; encore étaient-elles couvertes par des jalousies épaisses et serrées. Un jour je me trouvais sur une terrasse de notre prison avec trois de mes camarades, essayant, pour passer le temps, de sauter avec nos chaînes, et seuls alors, car tous les autres chrétiens étaient allés au travail. Je levai les yeux par hasard, et je vis sortir, par l'une de ces lucarnes si bien fermées, une canne de jonc au bout de laquelle pendait un petit paquet; et le jonc s'agitait de haut en bas, comme si l'on nous eût fait signe de venir le prendre. Nous regardâmes attentivement, et l'un de ceux qui se trouvaient avec moi alla se mettre sous la canne, pour voir ce que l'on ferait, et si on la laisserait tomber. Mais dès qu'il fut près de la muraille, on releva la canne, et on la remua de droite à gauche, comme si l'on eût dit _non _par un signe de tête. Le chrétien s'en revint près de nous, et l'on recommença à baisser la canne avec les mêmes mouvements que d'abord. Un autre de mes compagnons alla tenter l'épreuve, et il lui arriva comme au premier; le troisième ensuite, qui ne fut pas plus heureux que les deux autres. Quand je vis cela, je voulus à mon tour courir la chance, et je ne fus pas plutôt arrivé sous la canne de jonc, qu'on la laissa tomber à mes pieds dans le bagne. Je courus aussitôt détacher le petit paquet, et j'y trouvai un mouchoir noué qui contenait dix cianis, monnaie d'or de bas aloi dont les Mores font usage, et qui valent chacun dix de nos réaux. Combien me réjouit la trouvaille, il est inutile de le dire; car ma joie fut égale à la surprise que j'éprouvai en pensant d'où pouvait nous venir cette bonne fortune, ou plutôt à moi, puisqu'en ne voulant lâcher la canne qu'à mon approche, on avait clairement fait entendre que c'était à moi que s'adressait le bienfait. Je pris mon précieux argent, je brisai le jonc, je retournai sur la terrasse pour regarder de nouveau la fenêtre, et j'en vis sortir une très-blanche main, qui l'ouvrit et la ferma précipitamment. Cela nous fit comprendre, ou du moins imaginer, que c'était de quelque femme habitant cette maison que nous avions reçu cette aumône, et en signe de reconnaissance nous fîmes des révérences[231] à la manière moresque, en inclinant la tête, pliant le corps, et croisant les bras sur la poitrine. Un moment après, on fit paraître par la même lucarne une petite croix faite de morceaux de jonc, que l'on retira aussitôt. Ce signe nous confirma dans la pensée que quelque chrétienne devait être esclave en cette maison, et que c'était elle qui nous faisait ce bien. Mais la blancheur de la main et les bracelets dont elle était ornée détruisirent cette supposition. Alors nous imaginâmes que ce devait être une chrétienne renégate, de celles que leurs maîtres eux-mêmes ont coutume de prendre pour épouses légitimes, chose qu'ils tiennent à grand bonheur, car ils les estiment plus que les femmes de leur nation.
Dans toutes nos conjectures, nous donnions bien loin de la vérité; et, depuis lors, notre unique occupation était de regarder la fenêtre, ce pôle où nous était apparue l'étoile de la canne de roseau. Mais il se passa bien quinze jours sans que nous la revissions, ni la main non plus, ni signal d'aucune espèce. Et bien que, dans cet intervalle, nous eussions mis tous nos soins, toute notre sollicitude à savoir qui habitait cette maison, et s'il s'y trouvait quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes rencontrer personne qui nous dît autre chose, sinon que là demeurait un More riche et de qualité, appelé Agi-Morato, qui avait été kayd du fort de Bata, emploi de haute importance dans le pays[232]. Mais, quand nous étions le plus loin de croire que d'autres cianis viendraient à pleuvoir par là, nous vîmes tout à coup reparaître la canne de jonc, avec un autre paquet au bout, plus gros que le premier. C'était un jour que le bagne se trouvait, comme la fois précédente, complètement vide. Nous fîmes l'épreuve accoutumée, chacun de mes trois compagnons allant se présenter avant moi; mais le jonc ne se rendit à aucun d'eux, et ce fut seulement quand j'approchai qu'on le laissa tomber à terre. Je trouvai dans le mouchoir quarante écus d'or espagnols, et un billet écrit en arabe, à la fin duquel on avait fait une grande croix. Je baisai la croix, je pris les écus, je revins à la terrasse; nous fîmes tous nos révérences, la main se montra de nouveau, puis je fis signe que je lirais le billet, et l'on ferma la fenêtre. Nous restâmes tous étonnés et ravis de l'événement; mais comme aucun de nous n'entendait l'arabe, si notre désir était grand de savoir ce que contenait le papier, plus grande encore était la difficulté de trouver quelqu'un qui pût le lire. Enfin je résolus de me confier à un renégat, natif de Murcie[233], qui s'était donné pour mon grand ami, et duquel j'avais pris des garanties qui l'obligeassent à garder le secret que je lui confierais. Il y a des renégats, en effet, qui ont coutume, lorsqu'ils ont l'intention de retourner en pays de chrétiens, d'emporter avec eux quelques attestations des captifs de qualité, où ceux-ci certifient, dans la forme qu'ils peuvent employer, que ce renégat est homme de bien, qu'il a rendu service aux chrétiens, et qu'il a l'intention de s'enfuir à la première occasion favorable. Il y en a qui recherchent ces certificats avec bonne intention; d'autres, par adresse et pour en tirer parti. Ils viennent voler en pays chrétiens; et, s'ils font naufrage, ou s'ils sont arrêtés, ils tirent leurs certificats, et disent qu'on verra par ces papiers qu'ils avaient le dessein de revenir à la foi chrétienne, et que c'est pour cela qu'ils étaient venus en course avec les autres Turcs. Ils se préservent ainsi du premier mouvement d'horreur, se réconcilient avec l'Église, sans qu'il leur en coûte rien; et, dès qu'ils trouvent leur belle, ils retournent en Berbérie faire le même métier qu'auparavant. D'autres font réellement usage de ces papiers, les recherchent à bonne intention, et restent dans les pays chrétiens. Un de ces renégats était l'ami dont je viens de parler, lequel avait des attestations de tous nos camarades, où nous rendions de lui le meilleur témoignage qu'il fût possible. Si les Mores eussent trouvé sur lui ces papiers, ils l'auraient brûlé tout vif. J'appris qu'il savait assez bien l'arabe, non-seulement pour le parler, mais pour l'écrire. Toutefois, avant de m'ouvrir entièrement à lui, je le priai de me lire ce papier que j'avais par hasard trouvé dans une fente de mon hangar. Il l'ouvrit, le regarda quelque temps avec soin, et se mit à l'épeler entre ses dents; je lui demandai s'il le comprenait. «Très-bien, me dit-il, et, si vous voulez que je vous le traduise mot pour mot, donnez- moi une plume et de l'encre, ce me sera plus facile.» Nous lui donnâmes aussitôt ce qu'il demandait, et il se mit à traduire peu à peu. Quand il eut fini: «Tout ce qui est ici en espagnol, dit- il, c'est ce que contient le papier, sans qu'il y manque une lettre. Il faut seulement prendre garde qu'où il y a _Lella Maryem, _cela veut dire Notre-Dame la vierge Marie.» Nous lûmes alors le billet, qui était ainsi conçu:
«Quand j'étais enfant, mon père avait une esclave[234] qui m'apprit dans ma langue l'_azala__[235]__ _chrétienne, et qui me dit bien des choses de Lella Maryem; la chrétienne mourut, et je sais qu'elle n'est point allée au feu, mais auprès d'Allah, car depuis je l'ai vue deux fois, et elle m'a dit d'aller en pays de chrétiens pour voir Lella Maryem, qui m'aime beaucoup. Je ne sais comment y aller. J'ai vu bien des chrétiens par cette fenêtre, mais aucun ne m'a paru gentilhomme, si ce n'est toi. Je suis belle et jeune, et j'ai beaucoup d'argent à emporter avec moi. Vois si tu peux faire en sorte que nous nous en allions; là tu seras mon mari, si tu veux l'être; et, si tu ne veux pas, cela me sera égal, car Lella Maryem me donnera bien quelqu'un avec qui me marier. C'est moi qui écris cela, mais prends garde à qui tu le feras lire, et ne te fie à aucun More, car ils sont tous trompeurs. Cela me fait grand'peine, et je voudrais que tu ne te découvrisses à personne; car, si mon père le sait, il me jettera sur-le-champ dans un puits et me couvrira de pierres. Je mettrai un fil au jonc, attaches-y ta réponse, et si tu n'as personne qui te l'écrive en arabe, fais-la-moi par signes: Lella Maryem fera que je t'entendrai. Qu'elle et Allah te conservent, ainsi que cette croix, que je baise souvent, comme me l'a recommandé la captive.»
Maintenant, seigneurs, voyez s'il était juste que le contenu de ce billet surprît et nous enchantât. Notre étonnement et notre joie éclatèrent de façon que le renégat s'aperçût bien que ce papier n'avait pas été trouvé par hasard, mais qu'il avait été réellement écrit à l'un de nous. Il nous conjura donc, si ce qu'il soupçonnait était la vérité, de nous fier et de nous ouvrir à lui, nous promettant de hasarder sa vie pour notre délivrance. En parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix de métal, et, versant d'abondantes larmes, il nous jura, par le Dieu que représentait cette image, et auquel, bien que pécheur et méchant, il avait fidèlement conservé sa croyance, de nous garder le plus loyal secret sur tout ce qu'il nous plairait de lui découvrir. Il lui semblait, à ce qu'il nous dit, ou plutôt il pressentait que, par le moyen de celle qui avait écrit ce billet, nous devions tous obtenir notre liberté, et lui, l'objet de ses ardents désirs, qui était de rentrer dans le giron de la sainte Église sa mère, dont il s'était séparé comme un membre pourri, par son ignorance et son péché. C'était avec tant de larmes et avec de telles marques de repentir que le renégat parlait de la sorte, que tous, d'un commun avis, nous consentîmes à lui révéler la vérité de l'aventure, et nous lui en rendîmes en effet un compte exact, sans lui rien cacher. Nous lui fîmes voir la petite fenêtre par où se montrait le bâton de roseau, et lui, remarquant bien la maison, promit qu'il mettrait tous ses soins à s'informer des gens qui l'habitaient. Nous pensâmes aussi qu'il serait bon de répondre sur-le-champ au billet de la Moresque, et, comme nous avions maintenant quelqu'un qui savait le faire, le renégat écrivit aussitôt la réponse que je lui dictai, et dont je vais vous dire ponctuellement les propres expressions: car, de tous les détails importants de cette aventure, aucun ne m'est sorti de la mémoire, ni ne m'en sortira tant qu'il me restera un souffle de vie. Voici donc ce que je répondis à la Moresque:
«Que le véritable Allah te conserve, madame, ainsi que cette bienheureuse Maryem, qui est la véritable mère de Dieu, et celle qui t'a mis dans le coeur de t'en aller en pays de chrétiens, parce qu'elle t'aime tendrement. Prie-la de vouloir bien te révéler comment tu pourras mettre en oeuvre ce qu'elle t'ordonne; elle est si bonne, qu'elle le fera. De ma part, et de celle de tous les chrétiens qui se trouvent avec moi, je t'offre de faire pour toi tout ce que nous pourrons jusqu'à mourir. Ne manque pas de m'écrire pour m'informer de ce que tu penses faire; je te répondrai toujours. Le grand Allah nous a donné un chrétien captif qui sait parler et écrire ta langue aussi bien que tu le verras par ce billet. Ainsi, sans avoir aucune inquiétude, tu peux nous informer de tout ce que tu voudras. Quant à ce que tu dis que, si tu arrives en pays de chrétiens, tu dois être ma femme, je te le promets comme bon chrétien, et tu sais que les chrétiens tiennent mieux que les Mores ce qu'ils promettent. Qu'Allah et Maryem, sa mère, t'aient en leur sainte garde.»
Quand ce billet fut écrit et cacheté, j'attendis deux jours que le bagne fût vide, comme d'habitude, et j'allai aussitôt à la promenade ordinaire de la terrasse, pour voir si la canne de jonc paraîtrait; elle ne tarda pas beaucoup à se montrer. Dès que je la vis, bien que je ne pusse voir qui la tenait, je montrai le papier, comme pour faire entendre qu'on attachât le fil. Mais déjà il pendait au bâton. J'y liai le billet, et peu de moments après nous vîmes paraître de nouveau notre étoile, avec sa blanche bannière de paix, le petit mouchoir. On le laissa tomber; j'allai le ramasser aussitôt, et nous y trouvâmes, en toutes sortes de monnaies d'or et d'argent, plus de cinquante écus, lesquels doublèrent cinquante fois notre allégresse, et nous affermirent dans l'espoir de la délivrance. Cette même nuit, notre renégat revint au bagne. Il nous dit qu'il avait appris que, dans cette maison, vivait en effet le More qu'on nous avait indiqué, nommé Agi-Morato; qu'il était prodigieusement riche; qu'il avait une fille unique, héritière de tous ses biens, qui passait unanimement dans la ville pour la plus belle femme de toute la Berbérie, et que plusieurs des vice-rois qui étaient venus dans la province l'avaient demandée pour femme[236], mais qu'elle n'avait jamais voulu se marier; enfin, qu'elle avait eu longtemps une esclave chrétienne, morte depuis peu. Tout cela se rapportait parfaitement au contenu du billet. Nous tînmes ensuite conseil avec le renégat sur le parti qu'il fallait prendre pour enlever de chez elle la Moresque, et venir tous en pays chrétien. Il fut d'abord résolu qu'on attendrait le second avis de Zoraïde (c'est ainsi que s'appelait celle qui veut à présent s'appeler Marie), car nous reconnûmes bien qu'elle seule, et personne autre, pouvait trouver une issue à ces difficultés. Après nous être arrêtés à cela, le renégat nous dit de prendre courage, et qu'il perdrait la vie ou nous rendrait la liberté.
Pendant quatre jours entiers le bagne resta plein de monde, ce qui fut cause que le bâton de jonc tarda quatre jours à paraître. Au bout de ce temps, et dans la solitude accoutumée, il se montra enfin, avec un paquet si gros, qu'il promettait une heureuse portée. Le jonc s'inclina devant moi, et je trouvai dans le mouchoir un autre billet avec cent écus d'or, sans aucune monnaie. Le renégat se trouvait présent; nous lui donnâmes à lire le papier dans notre chambrée. Voici ce qu'il contenait:
«Je ne sais, mon seigneur, quel parti prendre pour que nous allions en Espagne, et Lella Maryem ne me l'a pas dit, bien que je le lui eusse demandé. Ce qui pourra se faire, c'est que je vous donne par cette fenêtre beaucoup de pièces d'or. Rachetez-vous avec cet argent, toi et tes amis, et qu'un de vous s'en aille en pays de chrétiens, qu'il y achète une barque, et qu'il revienne chercher les autres. On me trouvera, moi, dans le jardin de mon père, qui est à la porte de Bab-Azoun[237], près du bord de la mer. où je passerai tout l'été avec mon père et mes serviteurs. De là, pendant la nuit, vous pourrez m'enlever facilement et me conduire à la barque[238]. Et fais bien attention que tu dois être mon mari; car sinon, je prierai Mayrem qu'elle te punisse. Si tu ne te fies à personne assez pour l'envoyer chercher la barque, rachète-toi, et vas-y; je sais que tu reviendras plutôt qu'un autre, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Tâche de savoir où est le jardin; quand tu viendras te promener par là, je saurai qu'il n'y a personne au bagne, et je te donnerai beaucoup d'argent. Qu'Allah te conserve, mon seigneur.»
Tel était le contenu du second billet; et, dès que nous en eûmes tous pris connaissance, chacun s'offrit pour être racheté et remplir la mission, promettant d'aller et de revenir avec la plus grande ponctualité. Moi-même je m'offris comme les autres. Mais le renégat s'opposa à toutes ces propositions, disant qu'il ne permettrait pas qu'aucun de nous fût mis en liberté avant que tous les autres le fussent en même temps, parce que l'expérience lui avait appris combien, une fois libre, on tenait mal les paroles données dans l'esclavage. «Très-souvent, disait-il, des captifs de grande naissance avaient employé ce moyen, rachetant quelqu'un de leurs compagnons pour qu'il allât, avec de l'argent, à Valence ou à Mayorque, armer une barque et revenir chercher ceux qui lui avaient fourni sa rançon; mais jamais on ne les avait revus, parce que le bonheur d'avoir recouvré la liberté et la crainte de la perdre encore effaçaient de leur souvenir toutes les obligations du monde.» Pour preuve de cette vérité, il nous raconta brièvement une aventure qui était arrivée depuis peu à des gentilshommes chrétiens, la plus étrange qu'on ait ouï conter dans ces parages, où chaque jour se passent des choses étonnantes[239]. Enfin il finit par nous dire que ce qu'il fallait faire c'était de lui donner, à lui, l'argent destiné à la rançon du chrétien, pour acheter une barque à Alger même, sous prétexte de se faire marchand et de négocier avec Tétouan et les villes de la côte; et que, lorsqu'il serait maître de la barque, il trouverait facilement le moyen de nous tirer du bagne et de nous mettre tous à bord[240].
«D'ailleurs, ajoutait-il, si la Moresque, ainsi qu'elle le promet, donne assez d'argent pour vous racheter tous, rien ne sera plus facile, une fois libres, que de vous embarquer au beau milieu du jour. La plus grande difficulté qui s'offre, c'est que les Mores ne permettent à aucun renégat d'acheter ou d'avoir une barque en sa possession, mais seulement de grands navires pour aller en course, parce qu'ils craignent que celui qui achète une barque, surtout s'il est Espagnol, ne la veuille avoir uniquement pour se sauver en pays chrétien. Mais je lèverai cet obstacle en mettant un More tagarin[241] de moitié dans l'acquisition de la barque et les bénéfices du négoce. Sous l'ombre de son nom, je deviendrai maître de la barque, et je tiens dès lors tout le reste pour accompli.»
Bien qu'il nous eût paru préférable, à mes compagnons et à moi, d'envoyer chercher la barque à Mayorque, ainsi que le disait la Moresque, nous n'osâmes point contredire le renégat, dans la crainte que, si nous ne faisions pas ce qu'il demandait, il ne nous découvrît, et ne mît en danger de mort nous et Zoraïde, pour la vie de qui nous aurions donné toutes les nôtres. Ainsi nous résolûmes de remettre notre sort dans les mains de Dieu et dans celles du renégat. On répondit à l'instant même à Zoraïde, en lui disant que nous ferions tout ce qu'elle nous conseillait, parce que son idée était aussi bonne que si Lella Maryem la lui eût communiquée, et que c'était à elle seule qu'il appartenait d'ajourner ce projet ou de le mettre immédiatement en oeuvre. Je renouvelai enfin, à la suite de cette lettre, la promesse d'être son époux; et, un autre jour que le bagne se trouvait solitaire, elle nous descendit, en différentes fois, avec la canne et le mouchoir, jusqu'à deux mille écus d'or. Elle disait, dans un billet, que le prochain _dgiuma, _qui est le vendredi, elle allait au jardin de son père; mais qu'avant de partir elle nous donnerait encore de l'argent; que, si cela ne suffisait pas, nous n'avions qu'à l'en avertir, qu'elle nous en donnerait autant que nous lui en demanderions, parce que son père en avait tant qu'il n'y ferait pas attention, et que d'ailleurs elle tenait les clefs de toutes choses. Nous remîmes aussitôt cinq cents écus au renégat pour l'achat de la barque. Avec huit cents écus je me rachetai. J'avais donné l'argent à un marchand valencien qui se trouvait en ce moment à Alger[242]. Celui-ci me racheta du roi, mais sur parole, et en s'engageant à payer ma rançon à l'arrivée du premier vaisseau qui viendrait de Valence: car, s'il eût aussitôt déboursé l'argent, ç'aurait été donner au roi le soupçon que ma rançon était depuis plusieurs jours à Alger, et que, pour faire un bénéfice, le marchand n'en avait rien dit. Finalement, mon maître était si madré que je n'osai point lui faire compter l'argent tout d'abord.
La veille du vendredi où la belle Zoraïde devait aller au jardin d'été, elle nous donna encore mille écus d'or, et nous informa de son prochain départ, en me priant, dès que je serais racheté, de me faire indiquer le jardin de son père, et de chercher, en tout cas, l'occasion d'y aller et de la voir. Je lui répondis en peu de mots que je ne manquerais pas de faire ainsi, et qu'elle eût bien soin de nous recommander à Lella Maryem, avec toutes les oraisons que l'esclave lui avait enseignées. Cela fait, on prit des mesures pour que nos trois compagnons se rachetassent aussi, afin de faciliter leur sortie du bagne, et que, me voyant racheté et eux non, tandis qu'il y avait de l'argent pour le faire, le diable n'allât pas leur monter la tête, et leur persuader de faire quelque sottise au détriment de Zoraïde. Bien que leur qualité pût me préserver de cette crainte, cependant je ne voulus pas laisser courir une telle chance à l'affaire. Je les fis donc racheter par le même moyen que j'avais pris pour moi, en remettant d'avance l'argent de la rançon au marchand, pour qu'il pût s'engager en toute sécurité; mais jamais nous ne lui découvrîmes notre secret complot: cette confidence eût été trop dangereuse.
Chapitre XLI
Où le captif continue son histoire
Quinze jours ne se passèrent point sans que notre renégat eût acheté une bonne barque, capable de tenir trente personnes. Pour colorer la chose et prévenir tout soupçon, il résolut de faire, et fit en effet le voyage d'un pays appelé Sargel, qui est à vingt lieues d'Alger, du côté d'Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches[243]. Il recommença deux ou trois fois ce voyage, en compagnie du Tagarin dont il nous avait parlé. On appelle _Tagarins, _en Berbérie, les Mores de l'Aragon, et _Mudejarès _ceux de Grenade[244]. Ces derniers se nomment _Elchès _dans le royaume de Fez, et ce sont eux que le roi de ce pays emploie le plus volontiers à la guerre. Chaque fois que le renégat passait avec sa barque, il jetait l'ancre dans une petite cale qui n'était pas à deux portées d'arquebuse du jardin où demeurait Zoraïde. Là, avec les jeunes Mores qui ramaient dans son bâtiment, il se mettait à dessein, tantôt à dire l'_azala, _tantôt à essayer, comme pour rire, ce qu'il pensait faire tout de bon. Ainsi, il allait au jardin de Zoraïde demander des fruits, et le père lui en donnait sans le connaître. Il aurait bien voulu parler à Zoraïde, comme il me le confia depuis, pour lui dire que c'était lui qui devait, par mon ordre, la mener en pays chrétien, et qu'elle attendît patiemment, en toute confiance; mais il ne put jamais y parvenir, parce que les femmes moresques ne se laissent voir d'aucun More, ni Turc, à moins que ce ne soit par ordre de leur père ou de leur mari. Quant aux captifs chrétiens, elles se laissent voir et entretenir par eux peut-être plus qu'il ne serait raisonnable. Pour moi, j'aurais été fâché qu'il lui eût parlé, car elle se serait effrayée sans doute en voyant son sort confié à la langue d'un renégat. Mais Dieu, qui ordonnait les choses d'autre façon, ne donna point au désir du renégat l'occasion de se satisfaire. Celui-ci, voyant qu'il allait et venait en toute sûreté, dans ses voyages à Sargel; qu'il jetait l'ancre où, quand et comme il lui plaisait; que son associé le Tagarin n'avait d'autre volonté que la sienne; qu'enfin j'étais racheté, et qu'il ne manquait plus que de trouver des chrétiens pour le service des rames, me dit de choisir ceux que je voulais emmener avec moi, outre les gentilshommes rachetés, et de les tenir prévenus pour le premier vendredi, jour où il avait décidé qu'aurait lieu notre départ. En conséquence, je parlai à douze Espagnols, tous vigoureux rameurs, et de ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce n'était pas facile d'en trouver autant à cette époque, car vingt bâtiments étaient sortis en course, et l'on avait emmené tous les hommes des chiourmes. Ceux-ci ne se rencontrèrent que parce que leur maître ne s'était pas mis en course de toute la saison, ayant à terminer une galiote qui était sur le chantier. Je ne leur dis rien autre chose, sinon que, le premier vendredi, dans le tantôt, ils sortissent secrètement un à un, et qu'ils prissent le chemin du jardin d'Agi-Morato, où ils m'attendraient jusqu'à ce que j'arrivasse. Je donnai à chacun cet avis en particulier, en leur recommandant, s'ils voyaient là d'autres chrétiens, de leur dire simplement que je leur avais commandé de m'attendre en cet endroit.
Cette démarche faite, il m'en restait une autre à faire qui me convenait encore davantage: c'était d'informer Zoraïde de l'état où se trouvaient nos affaires, pour qu'elle fût prête et sur le qui-vive, et qu'elle ne s'effrayât point si nous l'enlevions à l'improviste avant le temps que, dans sa pensée, devait mettre à revenir la barque des chrétiens. Je résolus donc d'aller au jardin, et de voir si je pourrais lui parler. Sous prétexte d'aller cueillir quelques herbages, j'y entrai la veille de mon départ, et la première personne que j'y rencontrai fut son père, lequel s'adressa à moi dans cette langue qu'on parle entre captifs et Mores, sur toutes les côtes de Berbérie, et même à Constantinople, qui n'est ni l'arabe, ni le castillan, ni la langue d'aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parvenions à nous entendre tous[245]. Il me demanda donc, en cette manière de langage, qui j'étais, et ce que je cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j'étais esclave d'Arnaute Mami[246] (et cela, parce que je savais que c'était un de ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour faire une salade. Il me demanda ensuite si j'étais ou non un homme de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la maison du jardin. Il y avait déjà longtemps qu'elle ne m'avait vu, et, comme les Moresques, ainsi que je l'ai dit, ne font aucune façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à les éviter, rien ne l'empêcha de s'avancer auprès de nous. Au contraire, voyant qu'elle venait à petits pas, son père l'appela et la fit approcher. Ce serait chose impossible que de vous dire à présent avec quelle extrême beauté, quelle grâce parfaite et quels riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoraïde. Je dirai seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses oreilles, à ses boucles de cheveux, qu'elle n'avait de cheveux sur la tête. Au-dessus des cous-de-pied, qu'elle avait nus et découverts à la mode de son pays, elle portait deux carcadj (c'est ainsi qu'on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des pieds), d'or pur, avec tant de diamants incrustés, que son père, à ce qu'elle m'a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les bracelets qu'elle portait aux poignets des mains valaient une somme égale. Les perles étaient très-fines et très-nombreuses, car la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde avait la réputation d'en posséder un grand nombre, et des plus belles qui fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son trésor plus de deux cent mille écus espagnols, et c'est de tout cela qu'était maîtresse celle qui l'est à présent de moi. Si elle se montrait belle avec tous ses ornements, on peut se faire idée, par les restes de beauté que lui ont laissés tant de souffrances et de fatigues, de ce qu'elle devait être en ces temps de prospérité. On sait que la beauté de la plupart des femmes a ses jours et ses époques; que les accidents de leur vie la diminuent ou l'augmentent, et qu'il est naturel que les passions de l'âme l'élèvent ou l'abaissent, bien que d'ordinaire elles la flétrissent. Enfin, elle se montra parée et belle au dernier point; du moins elle me parut la plus riche et la plus ravissante femme qu'eussent encore vue mes yeux. Et, joignant à cela les sentiments de la reconnaissance que m'avaient inspirés ses bienfaits, je crus avoir devant moi une divinité du ciel descendue sur la terre pour mon plaisir et mon salut. Dès qu'elle approcha, son père lui dit dans sa langue que j'étais esclave de son ami Arnaute Mami, et que je venais chercher une salade. Elle prit alors la parole, et, dans cette langue mêlée dont je vous ai parlé, elle me demanda si j'étais gentilhomme, et pourquoi je ne m'étais pas encore racheté; je lui répondis que je venais de l'être et qu'elle pouvait voir, par le prix de ma rançon, combien mon maître m'estimait, puisqu'il avait exigé et touché quinze cents zoltanis[247].
«En vérité, dit-elle, si tu avais appartenu à mon père, j'aurais fait en sorte qu'il ne te donnât pas pour deux fois autant; car vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour tromper les Mores.
— Cela peut bien être, madame, répondis-je; mais je proteste que j'ai dit à mon maître la vérité, que je la dis et la dirai à toutes les personnes que je rencontre en ce monde.
— Et quand t'en vas-tu? demanda Zoraïde.
— Demain, à ce que je crois, lui dis-je. Il y a ici un vaisseau de France qui met demain à la voile, et je pense partir avec lui.
— Ne vaudrait-il pas mieux, répliqua Zoraïde, attendre qu'il arrivât des vaisseaux d'Espagne pour t'en aller avec eux, plutôt qu'avec des Français, qui ne sont pas vos amis?
— Non, répondis-je; si toutefois il y avait des nouvelles certaines qu'un bâtiment arrive d'Espagne, je me déciderais à l'attendre; mais il est plus sûr de m'en aller dès demain: car le désir que j'ai de me voir en mon pays, auprès des personnes que j'aime, est si fort, qu'il ne me laissera pas attendre une autre occasion, pour peu qu'elle tarde, quelque bonne qu'elle puisse être.
— Tu dois sans doute être marié dans ton pays? demanda Zoraïde; et c'est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme.
— Non, répondis-je, je ne suis pas marié: mais j'ai donné ma parole de me marier en arrivant.
— Est-elle belle, la dame à qui tu l'as donnée? demanda Zoraïde.
— Si belle, répliquai-je, que, pour la louer dignement et te dire la vérité, j'affirme qu'elle te ressemble beaucoup.»
À ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon coeur, et me dit: «Par Allah, chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si elle ressemble à ma fille, qui est la plus belle personne de tout ce royaume; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je t'ai dit la vérité.»
C'était Agi-Morato qui nous servait d'interprète dans le cours de cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde dont on fait usage en ce pays; car Zoraïde, quoiqu'elle l'entendît également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par paroles.
Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par- dessus les murs du jardin, et qu'ils cueillent les fruits, bien que tout verts encore. À cette nouvelle, le vieillard tressaillit de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette nation, qui sont si insolents et exercent un tel empire sur les Mores leurs sujets, qu'ils les traitent plus mal que s'ils étaient leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde:
«Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant que je vais parler à ces chiens; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton aise, et qu'Allah te ramène heureusement en ton pays.»
Je m'inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul avec Zoraïde, qui fit mine d'abord d'obéir à son père; mais, dès qu'il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint auprès de moi et me dit, les yeux pleins de larmes:
«_Ataméji, _chrétien, _ataméji?» _ce qui veut dire: «Tu t'en vas, chrétien, tu t'en vas?
— Oui, madame, lui répondis-je; mais jamais sans toi. Attends-moi le premier _dgiuma; _et ne t'effraye pas de nous voir, car, sans aucun doute, nous t'emmènerons en pays de chrétiens.»
Je lui dis ce peu de mots de façon qu'elle me comprît trèsbien, ainsi que d'autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un bras autour de mon cou, elle commença d'un pas tremblant à cheminer vers la maison. Le sort voulut, et ce pouvait être pour notre perte, si le ciel n'en eût ordonné autrement, que, tandis que nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de renvoyer les Turcs, nous vît dans cette posture, et nous vîmes bien aussi qu'il nous avait aperçus. Mais Zoraïde, adroite et prudente, ne voulut pas ôter les bras de mon cou; au contraire, elle s'approcha de plus près encore, et posa sa tête sur ma poitrine, en pliant un peu les genoux, et donnant tous les signes d'un évanouissement complet. Moi, de mon côté, je feignis de la soutenir contre mon gré. Son père vint en courant à notre rencontre, et voyant sa fille en cet état, il lui demanda ce qu'elle avait; mais comme elle ne répondait pas:
«Sans doute, s'écria-t-il, que l'effroi que lui a donné l'arrivée de ces chiens l'aura fait évanouir.»
Alors, l'ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la sienne. Elle jeta un soupir, et, les yeux encore mouillés de larmes, se tourna de mon côté et me dit:
«_Améji, _chrétien, améji,» c'est-à-dire: «Va-t'en, chrétien, va-t'en.»
À quoi son père répondit:
«Peu importe, fille, que le chrétien s'en aille, car il ne t'à point fait de mal; et les Turcs sont partis. Que rien ne t'effraye maintenant, et que rien ne te chagrine, puisque les Turcs, ainsi que je te l'ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils étaient venus.
— Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l'ont effrayée, comme tu l'as pensé. Mais puisqu'elle dit que je m'en aille, je ne veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le jardin; car, à ce que dit mon maître, on n'en saurait trouver en aucun autre de meilleures pour la salade.
— Tu pourras revenir toutes les fois qu'il te plaira, répondit Agi-Morato; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle des autres chrétiens la fâche; c'était pour dire que les Turcs s'en allassent qu'elle t'a dit de t'en aller, ou bien parce qu'il était temps de chercher tes herbes.»
À ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l'âme, s'éloigna avec son père. Moi, sous prétexte de chercher les herbes de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin; je remarquai bien les entrées et les sorties, le fort et le faible de la maison, et les facilités qui se pouvaient offrir pour le succès de notre entreprise. Cela fait, je revins, et rendis compte de tout ce qui s'était passé au renégat et à mes compagnons, soupirant après l'heure où je me verrais en paisible jouissance du bonheur que m'offrait le ciel dans la belle et charmante Zoraïde.
Enfin, le temps s'écoula, et amena le jour par nous si désiré. Nous suivîmes ponctuellement tous ensemble l'ordre arrêté dans nos conciliabules après de mûres réflexions, et le succès répondit pleinement à notre espoir. Le vendredi qui suivit le jour où j'avais entretenu Zoraïde dans le jardin, le renégat vint, à l'entrée de la nuit, jeter l'ancre avec sa barque presque en face de la demeure où nous attendait l'aimable fille d'Agi-Morato. Déjà les chrétiens qui devaient occuper les bancs des rameurs étaient avertis et cachés dans divers endroits des environs. Ils étaient tous vigilants et joyeux dans l'attente de mon arrivée, et impatients d'attaquer le navire qu'ils avaient devant les yeux; car, ne sachant point la convention faite avec le renégat, ils croyaient que c'était par la force de leurs bras qu'il fallait gagner la liberté, en ôtant la vie aux Mores qui occupaient la barque. Il arriva donc qu'à peine je me fus montré avec mes compagnons, tous les autres qui étaient cachés, guettant notre arrivée, accoururent auprès de nous. C'était l'heure où les portes de la ville venaient d'être fermées, et personne n'apparaissait dans toute cette campagne. Quand nous fûmes réunis, nous hésitâmes pour savoir s'il valait mieux aller d'abord chercher Zoraïde, ou faire, avant tout, prisonniers les Mores bagarins[248] qui ramaient dans la barque. Pendant que nous étions encore à balancer, arriva notre renégat, qui nous demanda à quoi nous perdions le temps, ajoutant que l'heure était venue d'agir, et que tous ses Mores, la plupart endormis, ne songeaient guère à se tenir sur leurs gardes. Nous lui dîmes ce qui causait notre hésitation; mais il répondit que ce qui importait le plus, c'était d'abord de s'emparer de la barque, chose très-facile et sans nul danger, puis qu'ensuite nous pourrions aller enlever Zoraïde. Son avis fut unanimement approuvé, et, sans tarder davantage, guidés par lui, nous arrivâmes au petit navire. Il sauta le premier à bord, saisit son cimeterre, et s'écria en langue arabe:
«Que personne de vous ne bouge, s'il ne veut qu'il lui en coûte la vie.»
En ce moment, presque tous les chrétiens étaient entrés à sa suite. Les Mores, qui n'étaient pas gens de résolution, furent frappés d'effroi en écoutant ainsi parler leur _arraez__[249]__, _et, sans qu'aucun d'eux étendît la main sur le peu d'armes qu'ils avaient, ils se laissèrent en silence garrotter par les chrétiens. Ceux-ci firent leur besogne avec célérité, menaçant les Mores, si l'un d'eux élevait la voix, de les passer au fil de l'épée. Quand cela fut fait, la moitié de nos gens restèrent pour les garder, et je revins avec les autres, ayant toujours le renégat pour guide, au jardin d'Agi-Morato. Le bonheur voulut qu'en arrivant à la porte nous l'ouvrissions avec autant de facilité que si elle n'eût pas été fermée. Nous approchâmes donc en grand silence jusque auprès de la maison, sans donner l'éveil à personne. La belle Zoraïde nous attendait à une fenêtre, et, dès qu'elle entendit que quelqu'un était là, elle demanda d'une voix basse si nous étions _nazarani__[250]__, _c'est-à-dire chrétiens. Je lui répondis que oui, et qu'elle n'avait qu'à descendre. Quand elle me reconnut, elle n'hésita pas un moment; sans répliquer un mot, elle descendit en toute hâte, ouvrit la porte et se fit voir à tous les yeux, si belle et si richement vêtue, que je ne pourrais l'exprimer. Dès que je la vis, je lui pris une main, et je la baisai; le renégat fit de même, ainsi que mes deux compagnons, et les autres aussi, qui, sans rien savoir de l'aventure, firent ce qu'ils nous virent faire, si bien qu'il semblait que tous nous lui rendissions grâce, et la reconnussions pour maîtresse de notre liberté. Le renégat lui demanda en langue moresque si son père était dans le jardin. Elle répondit que oui et qu'il dormait.
«Alors il faudra l'éveiller, reprit le renégat, et l'emmener avec nous, ainsi que tout ce qu'il y a de précieux dans ce beau jardin.
— Non, s'écria-t-elle, on ne touchera point à un cheveu de mon père; et dans cette maison il n'y a rien de plus que ce que j'emporte, et c'est bien assez pour que vous soyez tous riches et contents. Attendez un peu, et vous allez voir.»
À ces mots, elle rentra chez elle, en disant qu'elle reviendrait aussitôt, et que nous restassions tranquilles, sans faire aucun bruit. Je questionnai le renégat sur ce qui venait de se passer entre eux, et quand il me l'eut conté, je lui dis qu'il fallait ne faire en toute chose que la volonté de Zoraïde. Celle-ci revenait déjà, chargée d'un coffret si plein d'écus d'or, qu'elle pouvait à peine le soutenir. La fatalité voulut que son père s'éveillât en ce moment, et qu'il entendît le bruit qui se faisait dans le jardin. Il s'approcha de la fenêtre, et reconnut sur-le-champ que tous ceux qui entouraient sa maison étaient chrétiens. Aussitôt, jetant des cris perçants, il se mit à dire en arabe:
«Aux chrétiens, aux chrétiens! aux voleurs, aux voleurs!»
Ces cris nous mirent tous dans une affreuse confusion. Mais le renégat, voyant le péril que nous courions, et combien il lui importait de terminer l'entreprise avant que l'éveil fût donné, monta, en courant à toutes jambes, à l'appartement d'Agi-Morato. Quelques-uns des nôtres le suivirent, car je n'osais, quant à moi, abandonner Zoraïde, qui était tombée comme évanouie dans mes bras. Finalement, ceux qui étaient montés mirent si bien le temps à profit, qu'un moment après ils descendirent, amenant Agi-Morato, les mains liées et un mouchoir attaché sur la bouche, et le menaçant de lui faire payer un seul mot de la vie. Quand sa fille l'aperçut, elle se couvrit les yeux pour ne point le voir, et lui resta frappé de stupeur, ne sachant pas avec quelle bonne volonté elle s'était remise en nos mains. Mais comme alors les pieds étaient le plus nécessaires, nous regagnâmes en toute hâte notre barque, où ceux qui étaient restés nous attendaient, fort inquiets qu'il ne nous fût arrivé quelque malheur.
À peine deux heures de la nuit s'étaient écoulées que nous étions tous réunis dans la barque. On ôta au père de Zoraïde les liens des mains et le mouchoir de la bouche; mais le renégat lui répéta encore que, s'il disait un mot, c'en était fait de lui. Dès qu'il aperçut là sa fille, Agi-Morato commença à pousser de plaintifs sanglots, surtout quand il vit que je la tenais étroitement embrassée, et qu'elle, sans se plaindre, sans se défendre, sans chercher à s'échapper, demeurait tranquille entre mes bras; mais toutefois il gardait le silence, dans la crainte que le renégat ne mît ses menaces à effet. Au moment où nous allions jeter les rames à l'eau, Zoraïde, voyant dans la barque son père et les autres Mores qui étaient attachés, dit au renégat de me demander que je lui fisse la grâce de relâcher ces Mores, et de rendre à son père la liberté, parce qu'elle se précipiterait plutôt dans la mer, que de voir devant ses yeux, et par rapport à elle, emmener captif un père qui l'avait si tendrement aimée. Le renégat me transmit sa prière, et je répondis que j'étais prêt à la contenter. Mais il répliqua que cela n'était pas possible.
«Si nous les laissons ici, me dit-il, ils vont appeler au secours, mettre la ville en rumeur, et ils seront cause qu'on enverra de légères frégates à notre poursuite, qu'on nous cernera par terre et par mer, et que nous ne pourrons nous échapper. Ce qu'on peut faire, c'est de leur donner la liberté en arrivant au premier pays chrétien.»
Nous nous rendîmes tous à cet avis, et Zoraïde, à laquelle on expliqua les motifs qui nous obligeaient à ne point faire sur-le- champ ce qu'elle désirait, s'en montra satisfaite.
Aussitôt, en grand silence, mais avec une joyeuse célérité, chacun de nos vigoureux rameurs saisit son aviron, et nous commençâmes, en nous recommandant à Dieu du profond de nos coeurs, à voguer dans la direction des îles Baléares, qui sont le pays chrétien le plus voisin. Mais comme le vent d'est soufflait assez fort et que la mer était un peu houleuse, il devint impossible de suivre la route de Mayorque, et nous fûmes obligés de longer le rivage du côté d'Oran, non sans grande inquiétude d'être découverts de la petite ville de Sargel, qui, sur cette côte, n'est pas à plus de soixante milles d'Alger. Nous craignions aussi de rencontrer dans ces parages quelque galiote de celles qui amènent des marchandises de Tétouan, bien que chacun de nous comptât assez sur lui et sur les autres pour espérer, si nous rencontrions une galiote de commerce qui ne fût point armée en course, non-seulement de ne pas être pris, mais, au contraire, de prendre un bâtiment où nous pourrions achever plus sûrement notre voyage. Tandis qu'on naviguait ainsi, Zoraïde restait à mes côtés, la tête cachée dans mes mains pour ne pas voir son père, et j'entendais qu'elle appelait tout bas Lella Maryem, en la priant de nous assister.
Nous avions fait environ trente milles quand le jour commença de poindre; mais nous étions à peine à trois portées d'arquebuse de la terre, que nous vîmes entièrement déserte et sans personne qui pût nous découvrir. Cependant, à force de rames, nous gagnâmes la pleine mer, qui s'était un peu calmée, et, quand nous fûmes à deux lieues environ de la côte, on donna l'ordre de ramer de quart pendant que nous prendrions quelque nourriture, car la barque était abondamment pourvue. Mais les rameurs répondirent qu'il n'était pas encore temps de prendre du repos, qu'on pouvait donner à manger à ceux qui n'avaient point affaire, et qu'ils ne voulaient pour rien au monde déposer les rames. On leur obéit, et, presque au même instant, un grand vent s'éleva, qui nous força d'ouvrir les voiles et de laisser la rame, en mettant le cap sur Oran, car il n'était pas possible de suivre une autre direction. Cette manoeuvre se fit avec rapidité, et nous naviguâmes à la voile, faisant plus de huit milles à l'heure, sans autre crainte que celle de rencontrer un bâtiment armé en course. Nous donnâmes à manger aux Mores bagarins, que le renégat consola en leur disant qu'ils n'étaient point captifs, et qu'à la première occasion la liberté leur serait rendue. Il tint le même langage au père de Zoraïde; mais le vieillard répondit:
«Je pourrais, ô chrétiens, attendre tout autre chose de votre générosité et de votre courtoisie; mais ne me croyez pas assez simple pour imaginer que vous allez me donner la liberté. Vous ne vous êtes pas exposés assurément aux périls qu'il y avait à me l'enlever pour me la rendre si libéralement, surtout sachant qui je suis et quels avantages vous pouvez retirer en m'imposant une rançon. S'il vous plaît d'en fixer le prix, je vous offre dès maintenant tout ce que vous voudrez pour moi et pour cette pauvre enfant, qui est la meilleure et la plus chère partie de mon âme.»
En achevant ces mots, il se mit à pleurer si amèrement, qu'il nous fit à tous compassion, et qu'il força Zoraïde à jeter la vue sur lui. Quand elle le vit ainsi pleurer, elle s'attendrit, se leva de mes genoux pour aller embrasser son père, et, collant son visage au sien, ils commencèrent tous deux à fondre en larmes d'une manière si touchante, que la plupart d'entre nous sentaient aussi leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa langue: «Qu'est-ce que cela, ma fille? hier, à l'entrée de la nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t'ai vue avec tes habits ordinaires de la maison; et maintenant, sans que tu aies eu le temps de te vêtir, et sans que je t'aie donné aucune nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois parée des plus riches atours dont j'aie pu te faire présent pendant notre plus grande prospérité? Réponds à cela, car j'en suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me trouve.»
Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi- Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait coutume d'enfermer ses bijoux, et qu'il savait bien avoir laissé dans sa maison d'Alger, ne voulant pas l'apporter au jardin, il fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre était tombé en nos mains, et qu'est-ce qu'il y avait dedans. Alors le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au vieillard:
«Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille Zoraïde; je vais t'en répondre une seule, qui pourra satisfaire à toutes tes questions. Sache donc qu'elle est chrétienne, que c'est elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui passe des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de l'enfer au paradis.
— Est-ce vrai, ma fille, ce que dit celui-là? s'écria le More.
— Il en est ainsi, répondit Zoraïde.
— Quoi! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c'est toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis?
— Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui t'a mis en cet état, car jamais mon désir n'a été de t'abandonner, ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien.
— Et quel bien t'es-tu fait, ma fille?
— Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem; elle saura te le dire mieux que moi.»
À peine le More eut-il entendu cette réponse, qu'avec une incroyable célérité il se jeta dans l'eau la tête la première, et il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu'il portait ne l'eût un peu soutenu sur les flots. Aux cris de Zoraïde nous accourûmes tous, et, le saisissant par son cafetan, nous le retirâmes à demi noyé et sans connaissance; ce qui causa une si vive douleur à Zoraïde qu'elle se mit, comme s'il eût été sans vie, à pousser sur son corps les plus tendres et les plus douloureux sanglots. Nous le pendîmes la tête en bas; il rendit beaucoup d'eau, et revint à lui au bout de deux heures. Pendant ce temps le vent ayant changé, nous fûmes obligés de nous rapprocher de terre, et de faire force de rames pour ne pas être jetés à la côte. Mais notre bonne étoile permit que nous arrivassions à une cale que forme un petit promontoire appelé par les Mores cap de la _Cava rhoumia, _qui veut dire en notre langue de la _Mauvaise femme chrétienne. _C'est une tradition parmi eux qu'en cet endroit est enterrée cette Cava qui causa la perte de l'Espagne, parce qu'en leur langue _cava _veut dire _mauvaise femme__[251]__, _et _rhoumia, chrétienne. _Ils tiennent même à mauvais augure de jeter l'ancre dans cette cale quand la nécessité les y force, car ce n'est jamais sans nécessité qu'ils y abordent. Pour nous, ce ne fut pas un gîte de mauvaise femme, mais bien un heureux port de salut, tant la mer était furieuse. Nous plaçâmes nos sentinelles à terre, et, sans quitter un moment les rames, nous mangeâmes des provisions qu'avait faites le renégat: après quoi nous priâmes, du fond de nos coeurs, Dieu et Notre-Dame de nous prêter leur assistance et leur faveur pour mener à bonne fin un si heureux commencement.
On se prépara, pour céder aux supplications de Zoraïde, à mettre à terre son père et les autres Mores qui étaient encore attachés; car le coeur lui manquait, et ses tendres entrailles étaient déchirées à la vue de son père lié comme un malfaiteur, et de ses compatriotes prisonniers. Nous promîmes de lui obéir au moment du départ, puisqu'il n'y avait nul danger à les laisser en cet endroit, qui était complètement désert. Nos prières ne furent pas si vaines que le ciel ne les entendît; en notre faveur, le vent changea, la mer devint tranquille, et tout nous invita à continuer joyeusement notre voyage. Voyant l'instant favorable, nous déliâmes les Mores, et, à leur grand étonnement, nous les mîmes à terre un à un. Mais quand on descendit le père de Zoraïde, qui avait repris toute sa connaissance, il nous dit:
«Pourquoi pensez-vous, chrétiens, que cette méchante femelle se réjouisse de ce que vous me rendez la liberté? croyez-vous que c'est parce qu'elle a pitié de moi? Non, certes; c'est pour se délivrer de la gêne que lui causerait ma présence quand elle voudra satisfaire ses désirs criminels. N'allez pas imaginer que ce qui l'a fait changer de religion, c'est d'avoir cru que la vôtre vaut mieux que la nôtre; non, c'est d'avoir appris que chez vous on se livre à l'impudicité plus librement que dans notre pays.»
Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu'avec un autre chrétien je le retenais par les deux bras, pour qu'il ne fît pas quelque extravagance:
«Ô jeune fille infâme et pervertie! s'écria-t-il, où vas-tu, aveugle et dénaturée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis naturels? Maudite soit l'heure où je t'ai engendrée, et maudits soient les tendres soins que j'ai pris de ton enfance!»
Quand je vis qu'il prenait le chemin de n'en pas finir de sitôt, je me hâtai de le descendre à terre, et là il continuait à grands cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier Allah de nous détruire et de nous abîmer. Lorsque, après avoir mis à la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes encore ses actions; il s'arrachait les cheveux, se frappait le visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si fort la voix, que nous pûmes distinctement l'entendre:
«Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre; je te pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses, laissera la vie sur cette plage déserte.»
Zoraïde entendait tout cela, et, le coeur brisé, pleurait amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce peu de paroles:
«Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m'a rendue chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je n'ai pu m'empêcher de faire ce que j'ai fait, et que ces chrétiens ne doivent rien à ma volonté. Quand même j'aurais voulu les laisser partir et les laisser à la maison, cela ne m'aurait pas été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en oeuvre cette résolution, qui me semble aussi sainte qu'à toi, mon bon père, elle paraît coupable.»
Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l'entendre, et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais, tout le monde se remit à l'ouvrage, et nous recommençâmes à voguer avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir, au point du jour, sur les côtes d'Espagne. Mais comme rarement, ou plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu'il soit accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l'altère, notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More avait données à sa fille (car il faut les craindre de quelque père que ce soit), vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la hâte pour ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce vaisseau, à nous demander qui nous étions, où nous allions et d'où nous venions. Mais comme ces questions nous étaient faites en langue française, le renégat s'écria bien vite:
«Que personne ne réponde: ce sont sans doute des corsaires français, qui font prise de tout.»
Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d'avance, nous laissâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous lâcha deux coups de canon, sans doute à boulets enchaînés, car la première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la mer avec sa voile; et le second coup, tiré presque au même instant, porta dans le corps de notre barque, qu'il perça de part en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler à fond, nous nous mîmes tous à demander secours à grands cris, et à prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s'ils ne voulaient nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et jetant la chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses, s'approchèrent, mèches allumées, de notre bâtiment. Quand ils virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas, ils nous prirent à leur bord, disant que c'était l'impolitesse que nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne prît garde à ce qu'il faisait. Finalement, tous nous passâmes sur le navire des Français, qui s'informèrent d'abord de tout ce qu'il leur plut de savoir de nous; puis, comme s'ils eussent été nos ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous portions; ils prirent à Zoraïde jusqu'aux anneaux qu'elle avait aux jambes. Mais j'étais bien moins tourmenté des pertes dont s'affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer à d'autres violences, et lui enlever, après ces riches et précieux bijoux, celui qui valait plus encore et qu'elle estimait davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas plus loin que l'argent et le butin, dont ne peut jamais se rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable, qu'ils nous auraient enlevé jusqu'à nos habits de captifs, s'ils eussent pu en tirer parti.
Quelques-uns d'entre eux furent d'avis de nous jeter tous à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu'ils avaient l'intention de trafiquer dans quelques ports d'Espagne sous pavillon breton, et que, s'ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dépouillé ma chère Zoraïde, dit qu'il se contentait de sa prise, et qu'il ne voulait toucher à aucun port d'Espagne, mais continuer sa route au plus vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il pourrait, et regagner la Rochelle, d'où il était parti. Ils résolurent en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur vaisseau, et tout ce qu'il fallait pour la courte navigation qui nous restait à faire; ce qu'ils exécutèrent le lendemain, en vue de la terre d'Espagne: douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d'autres que nous les eussent essuyés: tant est grand le bonheur de recouvrer la liberté perdue!
Il pouvait être à peu près midi quand ils nous mirent dans la chaloupe, en nous donnant deux barils d'eau et quelques biscuits; le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna même à la belle Zoraïde, au moment de l'embarquer, quarante écus d'or, et ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu'elle porte aujourd'hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur rendîmes grâce du bien qu'ils nous faisaient, montrant plus de reconnaissance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans la direction du détroit; et nous, sans regarder d'autre boussole que la terre qui s'offrait à nos yeux, nous nous mîmes à ramer avec tant d'ardeur, qu'au coucher du soleil nous étions assez près, à ce qu'il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fût bien avancée. Mais la lune était cachée et le ciel obscur; et, comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs d'entre nous étaient de cet avis; ils voulaient que nous abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habitation, parce que, disaient-ils, c'était le seul moyen d'être à l'abri de la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l'entrée de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d'Espagne, font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi les avis contraires, on s'arrêta à celui d'approcher peu à peu, et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous pourrions. C'est ce que nous fîmes, et il n'était pas encore minuit quand nous arrivâmes au pied d'une haute montagne, non si voisine de la mer qu'il n'y eût un peu d'espace où l'on pût commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et, sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie; puis, les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu'il nous avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque les provisions qu'elle contenait, et l'ayant tirée sur le rivage, nous gravîmes une grande partie du flanc de la montagne; car, même arrivés là, nous ne pouvions calmer l'agitation de nos coeurs, ni nous persuader que cette terre qui nous portait fût bien une terre de chrétiens.
Le jour parut plus tard que nous ne l'eussions désiré, et nous achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque loin que nous étendissions la vue, nous n'aperçûmes ni habitation, ni sentier, ni être vivant. Toutefois, nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu'un qui nous fît connaître où nous étions. Ce qui me tourmentait le plus, c'était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain; je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la fatiguait plus que son repos ne la reposait: aussi ne voulut-elle plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions à peine fait un quart de lieue, que le bruit d'une clochette frappa nos oreilles. À ce bruit qui annonçait le voisinage d'un troupeau, nous regardâmes attentivement si quelqu'un se montrait, et nous aperçûmes, au pied d'un liége, un jeune pâtre qui s'amusait paisiblement à tailler un bâton avec son couteau. Nous l'appelâmes, et lui, tournant la tête, se leva d'un bond. Mais, à ce que nous sûmes depuis, les premiers qu'il aperçut furent Zoraïde et le renégat, et, comme il les vit en habit moresque, il crut que tous les Mores de la Berbérie étaient à ses trousses. Se sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois, il se mit à crier à tue-tête:
«Aux Mores! aux Mores! Les Mores sont dans le pays! Aux Mores! aux armes! aux armes!»
À ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne savions que faire; mais, considérant que le pâtre, en criant de la sorte, allait répandre l'alarme dans le pays, et que la cavalerie garde-côte viendrait bientôt nous reconnaître, nous fîmes ôter au renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de captif, qu'un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise; puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même chemin qu'avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la côte vînt fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point: deux heures ne s'étaient pas écoulées, lorsqu'en débouchant des broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que nous les aperçûmes, nous fîmes halte pour les attendre. Quand ils furent arrivés, et qu'au lieu de Mores qu'ils cherchaient, ils virent tant de pauvres chrétiens, ils s'arrêtèrent tout surpris, et l'un d'eux nous demanda si c'était par hasard à propos de nous qu'un pâtre avait appelé aux armes.
«Oui,» lui répondis-je; et, comme je voulais commencer à lui raconter mon aventure, à lui dire d'où nous venions et qui nous étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le cavalier qui m'avait fait la question; et, sans me laisser dire un mot de plus, il s'écria:
«Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port! car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de Velez-Malaga, à moins que les longues années de ma captivité ne m'aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous, seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle don Pedro de Bustamante.»
À peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras.
«Ah! s'écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie, toi que j'ai pleuré pour mort, ainsi que ma soeur, ta mère, et tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce de leur conserver la vie pour qu'ils jouissent du plaisir de te revoir. Nous venions d'apprendre que tu étais à Alger, et je comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que vous avez miraculeusement recouvré la liberté.
— Rien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps ne nous manquera pas pour vous conter toutes nos aventures.»
Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son cheval pour nous mener à la ville de Velez-Malaga, qui était à une lieue et demie. Quelques-uns d'entre eux, auxquels nous dîmes où nous avions laissé notre barque, retournèrent la chercher pour la porter à la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et Zoraïde s'assit sur le cheval de l'oncle de notre compagnon. Toute la population de la ville, ayant appris notre arrivée par quelqu'un qui avait pris les devants, sortit à notre rencontre. Ces gens ne s'étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des Mores captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir des uns et des autres; mais ils s'étonnaient de la beauté de Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat: car la fatigue de la marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en pays de chrétiens, animaient son visage de si vives couleurs, que, si la tendresse ne m'aveuglait point, j'aurais osé dire qu'il n'y avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous allâmes tout droit à l'église, rendre grâces à Dieu de la faveur qu'il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple, s'écria qu'il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lella Maryem. Nous lui dîmes que c'étaient ses images, et le renégat lui fit comprendre du mieux qu'il put ce que ces images signifiaient, afin qu'elle les adorât, comme si réellement chacune d'elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue. Zoraïde, qui a l'intelligence vive et un esprit naturel pénétrant, comprit aussitôt tout ce qu'on lui dit à propos des images[252]. De là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents, qui jouissaient d'une honnête aisance, et qui nous accueillirent avec autant d'amour que leur propre fils.
Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l'Église. Les autres chrétiens délivrés s'en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n'ayant que les écus qu'elle devait à la courtoisie du capitaine français. J'en achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu'à cette heure de père et d'écuyer, mais non d'époux, je la mène à mon pays, dans l'intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu'un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel, que nul autre, quelque heureux qu'il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les privations qu'entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu'elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j'en suis émerveillé et que je me consacre à la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j'éprouve à penser que je suis à elle et qu'elle est à moi est troublé par une autre pensée: je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n'auront pas fait tant de ravages dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères, que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j'avais à vous dire de mon histoire; si elle est agréable et curieuse, c'est à vos intelligences éclairées qu'il appartient d'en juger. Quant à moi, j'aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m'ait fait taire plus d'une circonstance et plus d'un détail[253].
Chapitre XLII
Qui traite de ce qui arriva encore dans l'hôtellerie, et de plusieurs autres choses dignes d'être connues
Après ces dernières paroles, le captif se tut, et don Fernand lui dit:
«En vérité, seigneur capitaine, la manière dont vous avez raconté ces étranges aventures a été telle, qu'elle égale la nouveauté et l'intérêt des aventures mêmes. Tout y est curieux, extraordinaire, plein d'incidents qui surprennent et ravissent ceux qui les entendent; et nous avons eu tant de plaisir à vous écouter, que, dût le jour de demain nous trouver encore occupés à la même histoire, nous nous réjouirions de l'entendre conter une seconde fois.»
Cela dit, Cardénio et tous les autres convives se mirent au service du capitaine captif avec des propos si affectueux et si sincères, qu'il n'eut qu'à s'applaudir de leur bienveillance. Don Fernand lui offrit, entre autres choses, s'il voulait revenir avec lui, de faire en sorte que son frère le marquis fût parrain de Zoraïde; il lui offrit également de le mettre en état d'arriver dans son pays avec les commodités et la considération que méritait sa personne. Le captif le remercia courtoisement, mais ne voulut accepter aucune de ses offres libérales.
Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse s'arrêta devant la porte de l'hôtellerie, entouré de quelques hommes à cheval, qui demandèrent à loger. L'hôtesse répondit qu'il n'y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison.
«Parbleu! s'écria l'un des cavaliers qui avait déjà mis pied à terre, quoi qu'il en soit, il y aura bien place pour monsieur l'auditeur[254], qui vient dans cette voiture.»
À ce nom, l'hôtesse se troubla:
«Seigneur, reprit-elle, ce qu'il y a, c'est que je n'ai pas de lits. Si Sa Grâce monsieur l'auditeur en apporte un, comme je le suppose, qu'il soit le bienvenu. Mon mari et moi nous quitterons notre chambre, pour que Sa Grâce s'y établisse.
— À la bonne heure!» dit l'écuyer.
En ce moment descendait du carrosse un homme dont le costume annonçait de quel emploi il était revêtu. Sa longue robe aux manches tailladées faisait assez connaître qu'il était auditeur, comme l'avait dit son valet. Il conduisait par la main une jeune fille d'environ seize ans, en habit de voyage, si élégante, si fraîche et si belle, que sa vue excita l'admiration de tout le monde, au point que, si l'on n'eût pas eu sous les yeux Dorothée, Luscinde et Zoraïde, qui se trouvaient ensemble dans l'hôtellerie, on aurait cru qu'il était difficile de rencontrer une beauté comparable à celle de cette jeune personne. Don Quichotte se trouvait présent à l'arrivée de l'auditeur. Dès qu'il le vit entrer avec la demoiselle, il lui dit:
«C'est en toute assurance que Votre Grâce peut entrer et prendre ses ébats dans ce château. Il est étroit et assez mal fourni; mais il n'y a ni gêne ni incommodité dans ce monde qui ne cèdent aux armes et aux lettres, surtout quand les armes et les lettres ont la beauté pour compagne et pour guide, comme l'ont justement les lettres de Votre Grâce dans cette belle damoiselle, devant qui non-seulement les châteaux doivent ouvrir leurs portes, mais les rochers se fendre et les montagnes s'aplanir pour lui livrer passage. Que Votre Grâce, dis-je, entre dans ce paradis: elle y trouvera des étoiles et des astres dignes de faire compagnie au soleil que Votre Grâce conduit par la main; elle y trouvera les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence.»
L'auditeur demeura tout interdit de la harangue de don Quichotte, qu'il se mit à considérer des pieds à la tête, aussi étonné de son aspect que de ses paroles; et, sans en trouver une seule à lui répondre, il tomba dans une autre surprise quand il vit paraître Luscinde, Dorothée et Zoraïde, qui, à la nouvelle de l'arrivée de nouveaux hôtes, et au récit que leur avait fait l'hôtesse des attraits de la jeune fille, étaient accourues pour la voir et lui faire accueil. Don Fernand, Cardénio et le curé firent au seigneur auditeur de plus simples politesses et des offres de meilleur ton. Après quoi il entra dans l'hôtellerie, aussi confondu de ce qu'il voyait que de ce qu'il avait entendu, et les beautés de la maison souhaitèrent la bienvenue à la belle voyageuse. Finalement, l'auditeur reconnut aussitôt qu'il n'y avait là que des gens de qualité; mais l'aspect, le visage et le maintien de don Quichotte le déconcertaient. Quand ils eurent tous échangé des courtoisies et des offres de service, quand ils eurent reconnu et mesuré les commodités que présentait l'hôtellerie, on s'arrêta au parti déjà pris précédemment de faire entrer toutes les dames dans le galetas tant de fois mentionné, tandis que les hommes resteraient dehors pour leur faire garde. L'auditeur consentit volontiers à ce que sa fille (car la jeune personne l'était en effet) s'en allât avec ces dames, ce qu'elle fit de très-bon coeur. Avec une partie du chétif lit de l'hôtelier et de celui qu'apportait l'auditeur; elles s'arrangèrent pour la nuit mieux qu'elles ne l'avaient espéré.
Pour le captif, dès le premier regard jeté sur l'auditeur, le coeur lui avait dit, par de secrets mouvements, que c'était son frère. Il alla questionner l'un des écuyers qui l'accompagnaient, et lui demanda comment s'appelait ce magistrat, et s'il savait quel était son pays. L'écuyer répondit que son maître s'appelait le licencié Juan Perez de Viedma, natif, à ce qu'il avait ouï dire, d'un bourg des montagnes de Léon. Ce récit, joint à ce qu'il voyait, acheva de confirmer le captif dans la pensée que l'auditeur était celui de ses frères qui, par le conseil de leur père, avait suivi la carrière des lettres. Ému et ravi de cette rencontre, il prit à part don Fernand, Cardénio et le curé, pour leur conter ce qui lui arrivait, en les assurant que cet auditeur était bien son frère. L'écuyer lui avait dit également qu'il allait à Mexico, revêtu d'une charge d'auditeur des Indes à l'audience de cette capitale. Enfin, il avait appris que la jeune personne qui l'accompagnait était sa fille, dont la mère, morte en la mettant au monde, avait laissé son mari fort riche par la dot restée en héritage à la fille. Le captif leur demanda conseil sur la manière de se découvrir, ou plutôt d'éprouver d'abord si, lorsqu'il se serait découvert, son frère le repousserait, en le voyant pauvre, ou l'accueillerait avec des entrailles fraternelles.
«Laissez-moi, dit le curé, le soin de faire cette expérience. D'ailleurs, il n'y a point à douter, seigneur capitaine, que vous ne soyez bien accueilli, car le mérite et la prudence que montre votre frère dans ses manières et son maintien n'indiquent point qu'il soit arrogant ou ingrat, et qu'il ne sache pas apprécier les coups de la fortune.
— Cependant, reprit le capitaine, je voudrais me faire connaître, non pas brusquement, mais par un détour.
— Je vous répète, répliqua le curé, que j'arrangerai les choses de façon que nous soyons tous satisfaits.»
En ce moment, le souper venait d'être servi. Tous les hôtes s'assirent à la table commune, excepté le captif, et les dames, qui soupèrent seules dans leur appartement. Au milieu du repas, le curé prit la parole:
«Du même nom que Votre Grâce, seigneur auditeur, dit-il, j'ai eu un camarade à Constantinople, où je suis resté captif quelques années. Ce camarade était un des plus vaillants soldats, un des meilleurs capitaines qu'il y eût dans toute l'infanterie espagnole; mais, autant il était brave et plein de coeur, autant il était malheureux.
— Et comment s'appelait ce capitaine, seigneur licencié? demanda l'auditeur.
— Il s'appelait, reprit le curé, Rui[255] Perez de Viedma, et il était natif d'un bourg des montagnes de Léon. Il me raconta une aventure qui lui était arrivée avec son père et ses frères, telle que, si elle m'eût été rapportée par un homme moins sincère et moins digne de foi, je l'aurais prise pour une de ces histoires que les vieilles femmes content l'hiver au coin du feu. Il me dit, en effet, que son père avait divisé sa fortune entre trois fils qu'il avait, en leur donnant certains conseils meilleurs que ceux de Caton. Ce que je puis dire, c'est que le choix qu'avait fait ce gentilhomme de la carrière des armes lui avait si bien réussi, qu'en peu d'années, par sa valeur et sa belle conduite, et sans autre appui que son mérite éclatant, il parvint au grade de capitaine d'infanterie, et se vit en passe d'être promu bientôt à celui de mestre de camp. Mais alors la fortune lui devint contraire; car, justement comme il devait attendre toutes ses faveurs, il éprouva ses rigueurs les plus cruelles. En un mot, il perdit la liberté dans l'heureuse et célèbre journée où tant d'autres la recouvrèrent, à la bataille de Lépante. Moi, je la perdis à la Goulette, et depuis, par une série d'événements divers, nous fûmes camarades à Constantinople. De là il fut conduit à Alger, où je sais qu'il lui arriva une des plus étranges aventures qui se soient jamais passées au monde.»
Le curé, continuant de la sorte, raconta succinctement l'histoire de Zoraïde et du capitaine. À tout ce récit, l'auditeur était si attentif que jamais il n'avait été aussi auditeur qu'en ce moment. Le curé, toutefois, n'alla pas plus loin que le jour où les pirates français dépouillèrent les chrétiens qui montaient la barque; il s'arrêta à la pauvre et triste condition où son camarade et la belle Moresque étaient restés réduits, ajoutant qu'il ignorait ce qu'ils étaient devenus; s'ils avaient pu aborder en Espagne, ou si les Français les avaient emmenés avec eux.
Ce que disait le curé était écouté fort attentivement par le capitaine, qui, d'un lieu à l'écart, examinait tous les mouvements que faisait son frère. Celui-ci, quand il vit que le curé avait achevé son histoire, poussa un profond soupir et s'écria, les yeux mouillés de larmes:
«Oh! seigneur, si vous saviez à qui s'adressent les nouvelles que vous venez de me conter, et comment elles me touchent dans un endroit tellement sensible, qu'en dépit de toute ma réserve et toute ma prudence, elles m'arrachent les pleurs dont vous voyez mes yeux se remplir! Ce capitaine si valeureux, c'est mon frère aîné, lequel, comme doué d'une âme plus forte et de plus hautes pensées que moi et mon autre cadet, choisit le glorieux exercice de la guerre, l'une des trois carrières que notre père nous proposa, ainsi que vous le rapporta votre camarade, dans cette histoire qui vous semblait un conte de bonne femme. Moi j'ai suivi la carrière des lettres, où Dieu et ma diligence m'ont fait arriver à l'emploi dont vous me voyez revêtu. Mon frère cadet est au Pérou, si riche que, de ce qu'il nous a envoyé à mon père et à moi, non-seulement il a bien rendu la part de fortune qu'il avait emportée, mais qu'il a donné aux mains de mon père le moyen de rassasier leur libéralité naturelle; et j'ai pu moi-même suivre mes études avec plus de décence et de considération, et parvenir plus aisément au poste où je me vois. Mon père vit encore, mais mourant du désir de savoir ce qu'est devenu son fils aîné, et suppliant Dieu, dans de continuelles prières, que la mort ne ferme pas ses yeux qu'il n'ait vu vivants ceux de son fils. Ce qui m'étonne, c'est que mon frère, sage et avisé comme il est, n'ait point songé, au milieu de tant de traverses, d'afflictions et d'événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille. Certes, si mon père ou quelqu'un de nous eût connu son sort, il n'aurait pas eu besoin d'attendre le miracle de la canne de jonc pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte, c'est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou s'ils l'auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause que je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je l'ai commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. Ô mon bon frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j'aille te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des miennes? Oh! qui portera à notre vieux père la nouvelle que tu es encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus profonds de la Berbérie! car ses richesses, celles de mon frère et les miennes, sauront bien t'en tirer. Et toi, belle et généreuse Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon frère! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à ces noces qui nous combleraient tous de bonheur!»
C'était par ces propos et d'autres semblables que l'auditeur exprimait ses sentiments aux nouvelles qu'il recevait de son frère, avec une tendresse si touchante, que ceux qui l'écoutaient montraient aussi la part qu'ils prenaient à son affliction.
Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la tristesse. Il se leva de table, et entra dans l'appartement où se trouvait Zoraïde, qu'il ramena par la main, suivie de Luscinde, de Dorothée et de la fille de l'auditeur. Le capitaine attendait encore ce qu'allait faire le curé. Celui-ci le prit de l'autre main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la chambre où étaient l'auditeur et les autres convives.
«Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne frère et votre aimable belle-soeur. Celui-ci, c'est le capitaine Viedma; celle-là, c'est la belle Moresque dont il a reçu tant de bienfaits; et les pirates français les ont mis dans la pauvreté où vous les voyez, pour que vous montriez à leur égard la générosité de votre noble coeur.»
Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa surprise, lui mit d'abord les deux mains sur l'estomac pour l'examiner à distance; mais, dès qu'il eut achevé de le reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras, en versant des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants ne purent retenir les leurs. Quant aux paroles que se dirent les deux frères et aux sentiments qu'ils se témoignèrent, à peine, je crois, peut-on les imaginer, à plus forte raison les écrire. Tantôt ils se racontaient brièvement leurs aventures, tantôt ils faisaient éclater la bonne amitié de deux frères; l'auditeur embrassait Zoraïde, puis il lui offrait sa fortune, puis il la faisait embrasser par sa fille; puis la jolie chrétienne et la belle Moresque arrachaient de nouveau, par leurs transports, des larmes à tout le monde. D'un côté, don Quichotte considérait avec attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu'il attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante; de l'autre, on décidait que le capitaine et Zoraïde retourneraient avec leur frère à Séville, et qu'ils informeraient leur père de la délivrance et de la rencontre de son fils, pour qu'il accourût, comme il pourrait, aux noces et au baptême de Zoraïde. Il n'était pas possible à l'auditeur de changer de route ou de retarder son voyage, parce qu'il avait appris qu'à un mois de là une flotte partait de Séville pour la Nouvelle-Espagne, et qu'il lui aurait été fort préjudiciable de perdre cette occasion.
Finalement, tout le monde fut ravi et joyeux de l'heureuse aventure du captif, et, comme la nuit avait presque fait les deux tiers de son chemin, chacun résolut d'aller reposer le peu de temps qui restait jusqu'au jour.
Don Quichotte s'offrit à faire la garde du château, afin que quelque géant, ou quelque autre félon malintentionné, attiré par l'appât du trésor de beautés que ce château renfermait, ne vînt les y troubler. Ceux qui le connaissaient lui rendirent grâce de son offre, et apprirent à l'auditeur l'étrange humeur de don Quichotte, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho Panza se désespérait de veiller si tard, et seul il s'arrangea pour la nuit mieux que tous les autres, en se couchant sur les harnais de son âne, qui faillirent lui coûter si cher, comme on le verra dans la suite.
Les dames rentrées dans leur appartement, et les hommes s'arrangeant du moins mal qu'il leur fut possible, don Quichotte sortit de l'hôtellerie pour se mettre en sentinelle, et faire, comme il l'avait promis, la garde du château.
Or, il arriva qu'au moment où l'aube du jour allait poindre, les dames entendirent tout à coup une voix si douce et si mélodieuse, qu'elles se mirent toutes à l'écouter attentivement, surtout Dorothée, qui s'était éveillée la première, tandis que doña Clara de Viedma, la fille de l'auditeur, dormait à ses côtés. Aucune d'elles ne pouvait imaginer quelle était la personne qui chantait si bien; c'était une voix seule, que n'accompagnait aucun instrument. Il leur semblait qu'on chantait, tantôt dans la cour, tantôt dans l'écurie. Pendant qu'elles étaient ainsi non moins étonnées qu'attentives, Cardénio s'approcha de la porte de leur appartement:
«Si l'on ne dort pas, dit-il, qu'on écoute, et l'on entendra la voix d'un garçon muletier qui de telle sorte chante, qu'il enchante.
— Nous sommes à l'écouter, seigneur,» répondit Dorothée, et
Cardénio s'éloigna.
Alors Dorothée, prêtant de plus en plus toute son attention, entendit qu'on chantait les couplets suivants:
Chapitre XLIII
Où l'on raconte l'agréable histoire du garçon muletier, avec d'autres étranges événements, arrivés dans l'hôtellerie
«Je suis marinier de l'Amour, et, sur son océan profond, je navigue sans espérance de rencontrer aucun port.
«Je vais à la suite d'une étoile que je découvre de loin, plus belle et plus resplendissante qu'aucune de celles qu'aperçut Palinure.[256]
«Je ne sais point où elle me conduit; aussi navigué-je incertain, ayant l'âme attentive à la regarder, soucieuse et sans autre souci.
«D'importunes précautions, une honnêteté contre l'usage, sont les nuages qui me la cachent, quand je fais le plus d'efforts pour la voir.
«Ô claire[257] et brillante étoile, dont je me consume à suivre la lumière, l'instant où je te perdrai de vue sera l'instant de ma mort.»
Le chanteur en était arrivé là, quand Dorothée vint à penser qu'il serait mal que Clara fût privée d'entendre une si belle voix. Elle la secoua légèrement d'un et d'autre côté, et lui dit en l'éveillant:
«Pardonne-moi, jeune fille, si je t'éveille, car je le fais pour que tu aies le plaisir d'entendre la plus charmante voix que tu aies peut-être entendue dans toute ta vie.»
Clara, à demi éveillée, se frotta les yeux, et, n'ayant pas compris la première fois ce que lui disait Dorothée, elle la pria de le lui répéter. Celle-ci lui redit la même chose, ce qui rendit aussitôt Clara fort attentive; mais à peine eut-elle entendu deux ou trois des vers que continuait à chanter le jeune homme, qu'elle fut prise tout à coup d'un tremblement de tous ses membres, comme si elle eût éprouvé un accès de violente fièvre quarte; et, se jetant au cou de Dorothée:
«Ah! dame de mon âme et de ma vie, s'écria-t-elle, pourquoi m'as- tu réveillée? Le plus grand bien que pouvait me faire la fortune en ce moment, c'était de me tenir les yeux et les oreilles fermés pour m'empêcher de voir et d'entendre cet infortuné musicien.
— Que dis-tu là, jeune fille? répondit Dorothée. Pense donc que le chanteur est, à ce qu'on dit, un garçon muletier.
— C'est un seigneur de terres et d'âmes, reprit Clara, et si bien seigneur de la mienne, que, s'il ne veut pas s'en défaire, elle lui restera toute l'éternité.»
Dorothée demeura toute surprise des propos passionnés de la jeune personne, trouvant qu'ils surpassaient de beaucoup la portée d'intelligence qu'on devait attendre de son âge.
«Vous parlez de telle sorte, lui dit-elle, que je ne puis vous comprendre. Expliquez-vous plus clairement: que voulez-vous dire de ces âmes et de ces terres, et de ce musicien dont la voix vous a causé tant d'émotion? Mais non, ne me dites rien à présent; je ne veux pas, pour m'occuper de vos alarmes, perdre le plaisir que j'éprouve à écouter le chanteur, qui commence, à ce qu'il me semble, de nouveaux vers et un nouvel air.
— Comme il vous plaira,» répondit la fille de l'auditeur; et, pour ne point entendre, elle se boucha les oreilles avec les deux mains.
Dorothée s'étonna de nouveau; mais prêtant toute son attention à la voix du chanteur, elle entendit qu'il continuait de la sorte:
«Ô ma douce espérance, qui, surmontant les obstacles et les impossibilités, suis avec constance la route que tu te traces et t'ouvres toi-même, ne t'évanouis point en te voyant à chaque pas près du pas de ta mort.
«Ce ne sont point des indolents qui remportent d'honorables triomphes, d'éclatantes victoires; et ceux-là ne parviennent point au bonheur, qui, sans faire face à la fortune, livrent nonchalamment tous leurs sens à la molle oisiveté.
«Que l'amour vende cher ses gloires, c'est grande raison et grande justice, car il n'est pas de plus précieux bijou que celui qui se contrôle au titre de son plaisir; et c'est une chose évidente, que ce qui coûte peu ne s'estime pas beaucoup.
«L'opiniâtreté de l'amour parvient quelquefois à des choses impossibles; ainsi, bien que la mienne poursuive les plus difficiles, toutefois je ne perds pas l'espoir de m'élever de la terre au ciel.»
En cet endroit, la voix mit fin à son chant, et Clara recommença ses soupirs. Tout cela enflammait le désir de Dorothée, qui voulait savoir la cause de chants si doux et de pleurs si amers. Aussi s'empressa-t-elle de lui demander une autre fois ce qu'elle avait voulu dire. Alors Clara, dans la crainte que Luscinde ne l'entendît, serrant étroitement Dorothée dans ses bras, mit sa bouche si près de l'oreille de sa compagne, qu'elle pouvait parler avec toute confiance, sans être entendue de nulle autre.
«Celui qui chante, ma chère dame, lui dit-elle, est fils d'un gentilhomme du royaume d'Aragon, seigneur de deux seigneuries. Il demeurait en face de la maison de mon père, à Madrid, et, bien que mon père eût soin de fermer les fenêtres de sa maison avec des rideaux de toile en hiver, et des jalousies en été[258], je ne sais comment cela se fit, mais ce jeune gentilhomme, qui faisait ses études, m'aperçut, à l'église ou autre part. Finalement, il devint amoureux de moi, et me le fit comprendre des fenêtres de sa maison, avec tant de signes et tant de larmes, que je fus bien obligée de le croire, et même de l'aimer, sans savoir ce qu'il me voulait. Parmi les signes qu'il me faisait, l'un des plus fréquents était de joindre une de ses mains avec l'autre, pour me faire entendre qu'il se marierait avec moi. Et moi j'aurais été bien contente qu'il en fût ainsi; mais, seule et sans mère, je ne savais à qui confier mon aventure. Aussi, je le laissais continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n'est, quand mon père et le sien étaient hors de la maison, de soulever un peu les rideaux ou la jalousie, et de me laisser voir tout entière, ce qui lui faisait tellement fête, qu'il paraissait en devenir fou. Dans ce temps arriva l'ordre du départ de mon père, que ce jeune homme apprit, mais non de moi, car je ne pus jamais le lui dire. Il tomba malade de chagrin, à ce que j'imagine, et, le jour que nous partîmes, je ne pus parvenir à le voir pour lui dire adieu, au moins avec les yeux. Mais, au bout de deux jours que nous faisions route, en entrant dans l'auberge d'un village qui est à une journée d'ici, je le vis sur la porte de cette auberge, en habits de garçon muletier, et si bien déguisé que, si je n'avais eu son portrait gravé dans l'âme, il ne m'eût pas été possible de le reconnaître. Je le reconnus, je m'étonnai et je me réjouis. Lui me regarde en cachette de mon père, dont il évite les regards, chaque fois qu'il passe devant moi dans les chemins ou dans les auberges où nous arrivons. Comme je sais qui il est, et que je considère que c'est pour l'amour de moi qu'il fait la route à pied, avec tant de fatigue, je meurs de chagrin, et, partout où il met les pieds, moi je mets les yeux. Je ne sais pas quelle est son intention en venant de la sorte, ni comment il a pu s'échapper de la maison de son père, qui l'aime passionnément, parce que c'est son unique héritier, et qu'il mérite d'ailleurs d'être aimé, comme Votre Grâce en jugera dès qu'elle pourra le voir. Je puis vous dire encore que toutes ces choses qu'il chante, il les tire de sa tête, car j'ai ouï dire qu'il est grand poëte et étudiant. Et de plus, chaque fois que je le vois ou que je l'entends, je tremble de la tête aux pieds, dans la crainte que mon père ne le reconnaisse et ne vienne à deviner nos désirs. De ma vie je ne lui ai dit une parole, et pourtant je l'aime de telle sorte que je ne peux vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien, dont la voix vous a si fort satisfaite, et par laquelle vous reconnaîtrez bien qu'il n'est pas garçon muletier, comme vous dites, mais seigneur d'âmes et de terres, comme je vous ai dit.
— C'est assez, doña Clara, s'écria Dorothée en lui donnant mille baisers, c'est assez, dis-je. Attendez que le nouveau jour paraisse, car j'espère, avec l'aide de Dieu, conduire vos affaires de telle sorte qu'elles aient une aussi heureuse fin que le méritent de si honnêtes commencements.
— Hélas! ma bonne dame, reprit doña Clara, quelle fin se peut-il espérer, quand son père est si noble et si riche qu'il lui semblera que je ne suis pas digne, je ne dis pas d'être femme, mais servante de son fils? et quant à me marier en cachette de mon père, je ne le ferais pas pour tout ce que renferme le monde. Je voudrais seulement que ce jeune homme me laissât et s'en retournât chez lui; peut-être qu'en ne le voyant plus, et lorsque nous serons séparés par la grande distance du chemin qui me reste à faire, la peine que j'éprouve maintenant s'adoucira quelque peu, bien que je puisse dire que ce remède ne me fera pas grand effet. Et pourtant, je ne sais comment le diable s'en est mêlé, ni par où m'est entré cet amour que j'ai pour lui, étant, moi, si jeune fille, et lui, si jeune garçon: car, en vérité, je crois que nous sommes du même âge, et je n'ai pas encore mes seize ans accomplis; du moins, à ce que dit mon père, je ne les aurai que le jour de la Saint-Michel.»
Dorothée ne put s'empêcher de rire en voyant combien doña Clara parlait encore en enfant.
«Reposons, lui dit-elle, pendant le peu qui reste de la nuit; Dieu nous enverra le jour, et nous en profiterons, ou je n'aurais ni mains ni langue à mon service.»
Elles s'endormirent après cet entretien, et dans toute l'hôtellerie régnait le plus profond silence. Il n'y avait d'éveillé que la fille de l'hôtesse et sa servante Maritornes, lesquelles sachant déjà de quel pied clochait don Quichotte, et qu'il était à faire sentinelle autour de la maison, armé de pied en cap et à cheval, résolurent entre elles de lui jouer quelque tour, ou du moins de passer un peu le temps à écouter ses extravagances.
Or, il faut savoir qu'il n'y avait pas, dans toute l'hôtellerie, une seule fenêtre qui donnât sur les champs, mais uniquement une lucarne de grenier par laquelle on jetait la paille dehors. C'est à cette lucarne que vinrent se mettre les deux semi-demoiselles. Elles virent que don Quichotte était à cheval, immobile et appuyé sur le bois de sa lance, poussant de temps à autre de si profonds et de si lamentables soupirs, qu'on eût dit qu'à chacun d'eux son âme allait s'arracher. Elles entendirent aussi qu'il disait d'une voix douce, tendre et amoureuse:
«Ô ma dame Dulcinée du Toboso, extrême de toute beauté, comble de l'esprit, faîte de la raison, archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement, abrégé de tout ce qu'il y a dans le monde de bon, d'honnête et de délectable, que fait en ce moment Ta Grâce? Aurais-tu, par hasard, souvenance de ton chevalier captif, qui, seulement pour te servir, à tant de périls s'est volontairement exposé? Oh! donne-moi de ses nouvelles, astre aux trois visages[259], qui peut-être, envieux du sien, t'occupes à présent à la regarder, soit qu'elle se promène en quelque galerie de ses palais somptueux, soit qu'appuyée sur quelque balcon, elle considère quel moyen s'offre d'adoucir, sans péril pour sa grandeur et sa chasteté, la tempête qu'éprouve à cause d'elle mon coeur affligé, ou quelle félicité elle doit à mes peines, quel repos à mes fatigues, quelle récompense à mes services, et, finalement, quelle vie à ma mort. Et toi, soleil qui te hâtes sans doute de seller tes coursiers pour te lever de bon matin et venir revoir ma dame, je t'en supplie, dès que tu la verras, salue-la de ma part; mais garde-toi bien, en la saluant, de lui donner un baiser de paix sur le visage; je serais plus jaloux de toi que tu ne le fus de cette légère ingrate qui te fit tant courir et tant suer dans les plaines de Thessalie, ou sur les rives du Pénée[260], car je ne me rappelle pas bien où tu courus alors, amoureux et jaloux.»
Don Quichotte en était là de son touchant monologue, quand la fille de l'hôtesse se mit à l'appeler du bout des lèvres, et lui dit enfin:
«Mon bon seigneur, ayez la bonté, s'il vous plaît, de vous approcher d'ici.»
À ces signes et à ces paroles, don Quichotte tourna la tête, et vit, à la clarté de la lune, qui brillait alors de tout son éclat, qu'on l'appelait à la lucarne, qui lui semblait une fenêtre, et même avec des barreaux dorés, comme devait les avoir un aussi riche château que lui paraissait l'hôtellerie; puis, au même instant, il se persuada, dans sa folle imagination, que la jolie damoiselle, fille de la dame de ce château, vaincue par l'amour dont elle s'était éprise pour lui, venait, comme l'autre fois, le tenter et le solliciter.
Dans cette pensée, pour ne pas se montrer ingrat et discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s'approcha de la lucarne. Dès qu'il eut aperçu les deux jeunes filles:
«Je vous plains sincèrement, dit-il, ô charmante dame, d'avoir placé vos pensées amoureuses en un lieu où l'on ne peut répondre comme le méritent votre grâce et vos attraits. Mais vous ne devez pas en imputer la faute à ce misérable chevalier errant, que l'amour tient dans l'impossibilité de rendre les armes à nulle autre qu'à celle qu'il a faite, au moment où ses yeux la virent, maîtresse absolue de son âme. Pardonnez-moi donc, aimable damoiselle, et retirez-vous dans vos appartements, sans vouloir, en me témoignant plus clairement vos désirs, que je me montre encore plus ingrat; et, si l'amour que vous me portez vous fait trouver en moi quelque chose en quoi je puisse vous satisfaire, pourvu que ce ne soit pas l'amour lui-même, demandez-la-moi; et je jure, par cette douce ennemie dont je pleure l'absence, de vous la donner incontinent, dussiez-vous me demander une mèche des cheveux de Méduse, qui n'étaient que des couleuvres, ou même des rayons du soleil enfermés dans une fiole[261].
— Ce n'est pas de tout cela qu'a besoin ma maîtresse, seigneur chevalier, dit alors Maritornes.
— Eh bien, discrète duègne, répondit don Quichotte, de quoi donc votre maîtresse a-t-elle besoin?
— Seulement d'une de vos belles mains, répondit Maritornes, afin de pouvoir rassasier sur elle l'extrême désir qui l'a conduite à cette lucarne, tellement au péril de son honneur, que si le seigneur son père l'eût entendue, il en aurait fait un tel hachis que la plus grosse tranche de toute sa personne eût été l'oreille.
— Je voudrais bien voir cela, reprit don Quichotte; mais il s'en gardera bien, s'il ne veut faire la fin la plus désastreuse que fît jamais père au monde, pour avoir porté la main sur les membres délicats de son amoureuse fille.»
Maritornes pensa bien que, sans nulle doute, don Quichotte donnerait la main qui lui était demandée, et réfléchissant à ce qu'elle devait faire, elle quitta la lucarne et descendit à l'écurie, où elle prit le licou de l'âne de Sancho; puis elle remonta rapidement au grenier, dans l'instant où don Quichotte s'était levé tout debout sur la selle de Rossinante pour atteindre à la fenêtre grillée où il s'imaginait qu'était la demoiselle au coeur blessé. En lui tendant la main:
«Prenez, madame, lui dit-il, prenez cette main, ou plutôt ce bourreau des malfaiteurs du monde; prenez cette main, dis-je, qu'aucune main de femme n'a touchée, pas même celle de la beauté qui a pris de tout mon corps entière possession. Je ne vous la donne pas pour que vous la baisiez, mais pour que vous regardiez la contexture des nerfs, l'entrelacement des muscles, la largeur et l'épaisseur des veines, d'où vous jugerez quelle doit être la force du bras auquel appartient une telle main.
— C'est ce que nous allons voir,» dit Maritornes; et faisant du licou un noeud coulant, elle le lui passa autour du poignet; puis quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l'autre bout au verrou de la porte du grenier.
Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau.
«Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m'égratigne plutôt qu'elle ne me caresse la main; ne la traitez pas si durement, car elle n'est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur un si petite partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites attention d'ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si méchamment.»
Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait plus; car dès que Maritornes l'eut attaché, elle et l'autre fille se sauvèrent mourant de rire, et le laissèrent si bien pris au piège, qu'il lui fut impossible de se dégager. Il était donc, comme on l'a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la porte; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s'écartant d'un côté ou de l'autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi n'osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience de Rossinante lui promissent qu'il serait tout un siècle sans remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et que les dames étaient parties, il se mit à imaginer que tout cela se faisait par voie d'enchantement, comme la fois passée, lorsque, dans ce même château, ce More enchanté de muletier le roua de coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des épreuves de ce château, il s'était aventuré à y entrer encore, tandis qu'il est de notoriété parmi les chevaliers errants que, lorsqu'ils ont éprouvé une aventure et qu'ils n'y ont pas réussi, c'est signe qu'elle n'est point gardée pour eux, mais pour d'autres; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l'éprouver une seconde fois.
Néanmoins, il tirait son bras pour voir s'il pourrait le dégager; mais le noeud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent vaines. Il est vrai qu'il tirait avec ménagement, de peur que Rossinante ne remuât, et, bien qu'il eût voulu se rasseoir en selle, il fallait rester debout ou s'arracher la main. C'est alors qu'il se mit à désirer l'épée d'Amadis, contre laquelle ne prévalait aucun enchantement; c'est alors qu'il maudit son étoile, qu'il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde son absence tout le temps qu'il demeurerait enchanté, car il croyait l'être bien réellement; c'est alors qu'il se souvint plus que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso; qu'il appela son bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la mère qui l'avait enfanté; c'est alors qu'il appela à son aide les sages Alquife et Lirgandée; qu'il invoqua sa bonne amie Urgande, pour qu'elle vînt le secourir. Finalement, l'aube du jour le surprit, si confondu, si désespéré, qu'il mugissait comme un taureau, n'espérant plus que le jour remédiât à son affliction, car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui lui donnait surtout cette pensée, c'était de voir que Rossinante ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte, sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et son cheval, jusqu'à ce que cette méchante influence des étoiles se fût passée, ou qu'un autre plus savant enchanteur le désenchantât.
Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval arrivèrent à l'hôtellerie, bien tenus, bien équipés, et portant leurs escopettes pendues à l'arçon. Ils frappèrent à grands coups à la porte de l'hôtellerie, qui n'était pas encore ouverte. Mais don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de faire sentinelle, leur cria d'une voix haute et arrogante:
«Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de frapper aux portes de ce château, car il est clair qu'à de telles heures ceux qui l'habitent sont endormis; et d'ailleurs on n'a pas coutume d'ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que le jour ait paru; nous verrons alors s'il convient ou non de vous ouvrir.
— Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit l'un des cavaliers, pour nous obliger à tant de cérémonies? Si vous êtes l'aubergiste, faites-nous ouvrir; nous sommes des voyageurs, et nous ne demandons qu'à donner de l'orge à nos montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés.
— Vous semble-t-il, chevalier, que j'aie la mine d'un aubergiste? répondit don Quichotte.
— Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l'autre; mais je sais que vous dites une sottise en appelant château cette hôtellerie.
— C'est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté sceptre à la main et couronne sur la tête.
— Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous dites; car, dans une hôtellerie si chétive et où l'on garde un si grand silence, je ne crois guère qu'il s'y héberge des gens à sceptre et à couronne.
— Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la chevalerie errante.»
Mais les compagnons du questionneur, s'ennuyant du dialogue qu'il continuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie, que l'hôtelier s'éveilla, ainsi que tous les gens de sa maison, et qu'il se leva pour demander qui frappait.
En ce moment, il arriva qu'un des chevaux qu'amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître; et, comme enfin il était de chair, bien qu'il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l'animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s'il n'eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu'il crut, ou qu'on lui coupait le poignet, ou que son bras s'arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu'avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes; et c'était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s'allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie[262] accroissent eux-mêmes leur supplice en s'efforçant de s'allonger, trompés par l'espérance de toucher enfin le sol.
Chapitre XLIV
Où se poursuivent encore les événements inouïs de l'hôtellerie
Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, l'hôte, ouvrant à la hâte les portes de l'hôtellerie, sortit tout effaré pour voir qui criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha, sans que personne la vît, le licou qui tenait don Quichotte. Le chevalier tomba par terre à la vue de l'hôte et des voyageurs, qui, s'approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu'il avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre un mot, s'ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s'étant éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant:
«Quiconque dira que j'ai été à juste titre enchanté, pourvu que madame la princesse Micomicona m'en accorde la permission, je lui donne un démenti, et je le défie en combat singulier.»
Les nouveaux venus restèrent tout ébahis à ces paroles; mais l'hôtelier les tira de cette surprise en leur disant qui était don Quichotte, et qu'il ne fallait faire aucun cas de lui, puisqu'il avait perdu le jugement.
Ils demandèrent à l'hôtelier si par hasard il ne serait pas arrivé dans sa maison un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu en garçon muletier, de telle taille et de tel visage, donnant enfin tout le signalement de l'amant de doña Clara, L'hôtelier répondit qu'il y avait tant de monde dans l'hôtellerie, qu'il n'avait pas pris garde au jeune homme qu'on demandait. Mais l'un des cavaliers, ayant aperçu le carrosse de l'auditeur, s'écria:
«Il est ici, sans aucun doute, car voilà le carrosse qu'on dit qu'il accompagne. Qu'un de nous reste à la porte, et que les autres entrent pour le chercher. Encore sera-t-il bon qu'un de nous fasse aussi la ronde autour de l'hôtellerie, afin qu'il ne se sauve point par-dessus les murs de la cour.
— C'est ce qu'on va faire,» répondit un des cavaliers; et, tandis que deux d'entre eux pénétraient dans la maison, un autre resta à la porte, et le dernier alla faire le tour de l'hôtellerie.
L'hôtelier voyait tout cela sans pouvoir deviner à quel propos se prenaient ces mesures, bien qu'il crût que ces gens cherchaient le jeune homme dont ils lui avaient donné le signalement.
Cependant le jour arrivait, et, à sa venue, ainsi qu'au tapage qu'avait fait don Quichotte, tout le monde s'était éveillé, surtout doña Clara et Dorothée, qui, l'une par l'émotion d'avoir son amant si près d'elle, l'autre par le désir de le voir, n'avaient guère pu dormir de toute la nuit. Don Quichotte, voyant qu'aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de rage; et certes, s'il eût trouvé, dans les règlements de sa chevalerie, qu'un chevalier pût entreprendre une autre entreprise, ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d'aucune autre jusqu'à ce qu'il eût achevé celle qu'il avait promis de mettre à fin, il les aurait attaqués tous, et les aurait bien fait répondre, bon gré mal gré. Mais comme il lui semblait tout à fait inconvenant de se jeter dans une entreprise nouvelle avant d'avoir replacé Micomicona sur son trône, il lui fallut se taire et se tenir tranquille, attendant, les bras croisés, où aboutiraient les démarches de ces voyageurs.
Un de ceux-ci trouva le jeune homme qu'il cherchait, dormant à côté d'un garçon de mules, et ne songeant guère, ni qu'on le cherchât, ni surtout qu'on dût le trouver. L'homme le secoua par le bras, et lui dit:
«Assurément, seigneur don Luis, l'habit que vous portez sied bien à qui vous êtes! et le lit où je vous trouve ne répond pas moins à la façon dont vous a choyé votre mère!»
Le jeune homme frotta ses yeux endormis, et, regardant avec attention celui qui le secouait, il reconnut aussitôt que c'était un serviteur de son père. Cette vue le troubla de telle sorte qu'il ne put de quelque temps parvenir à répondre un mot. Le domestique continua:
«Ce qui vous reste à faire, seigneur don Luis, c'est de vous résigner patiemment, et de reprendre le chemin de la maison, si Votre Grâce ne veut pas que son père, mon seigneur, prenne celui de l'autre monde; car on ne peut attendre autre chose de la peine que lui cause votre absence.
— Mais comment mon père a-t-il su, interrompit don Luis, que j'avais pris ce chemin, et en cet équipage?
— C'est un étudiant, répondit le valet, à qui vous avez confié votre dessein, qui a tout découvert, ému de pitié à la vue du chagrin que montra votre père quand il ne vous trouva plus. Il dépêcha aussitôt quatre de ses domestiques à votre recherche, et nous sommes tous quatre ici à votre service, plus contents qu'on ne peut l'imaginer de la bonne oeuvre que nous aurons faite en vous ramenant aux yeux qui vous aiment si tendrement.
— Ce sera, répondit don Luis, comme je voudrai, ou comme en ordonnera le ciel.
— Que pouvez-vous vouloir, répliqua l'autre, ou que peut ordonner le ciel, si ce n'est de consentir à ce que vous reveniez? Toute autre chose est impossible.»
Le garçon muletier auprès duquel était couché don Luis avait entendu tout cet entretien; et, s'étant levé, il alla dire ce qui se passait à don Fernand, à Cardénio et aux autres, qui venaient de s'habiller. Il leur conta comment cet homme appelait ce jeune garçon par le titre de _don, _comment il voulait le ramener à la maison de son père et comment l'autre ne le voulait pas. À cette nouvelle, et sachant déjà du jeune homme ce qu'en annonçait la belle voix que le ciel lui avait donnée, ils eurent tous un grand désir de savoir plus en détail qui il était, et même de l'assister si on voulait lui faire quelque violence. Ils se dirigèrent donc du côté où il était encore, parlant et disputant avec son domestique.
En ce moment, Dorothée sortit de sa chambre, et derrière elle doña Clara toute troublée. Prenant à part Cardénio, Dorothée lui conta brièvement l'histoire du musicien et de doña Clara. À son tour, Cardénio lui annonça l'arrivée des gens de son père qui venaient le chercher; mais il ne dit pas cette nouvelle à voix si basse que doña Clara ne pût l'entendre, ce qui la mit tellement hors d'elle- même, que, si Dorothée ne l'eût soutenue, elle se laissait tomber à terre. Cardénio engagea Dorothée à la ramener dans sa chambre, ajoutant qu'il allait faire en sorte d'arranger tout cela, et les deux amies suivirent son conseil.
Au même instant, les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis étaient entrés dans l'hôtellerie, et, le tenant au milieu d'eux, essayaient de lui persuader de revenir sur-le-champ consoler son père. Il répondit qu'il ne pouvait en aucune façon suivre leur avis avant d'avoir terminé une affaire où il y allait de sa vie, de son honneur et de son âme. Les domestiques le pressèrent alors davantage, disant qu'ils ne reviendraient pas sans lui, et qu'ils le ramèneraient, même contre son gré.
«Vous ne me ramènerez que mort, répliqua don Luis; aussi bien, de quelque manière que vous m'emmeniez, ce sera toujours m'emmener sans vie.»
Cependant le bruit de la querelle avait attiré la plupart de ceux qui se trouvaient dans l'hôtellerie, notamment Cardénio, don Fernand, ses compagnons, l'auditeur, le curé, le barbier et don Quichotte, auquel il avait semblé qu'il n'était pas nécessaire de garder plus longtemps le château. Cardénio, qui connaissait déjà l'histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui voulaient l'entraîner de force quel motif ils avaient d'emmener ce jeune homme contre sa volonté.
«Notre motif, répondit l'un des quatre, c'est de rendre la vie au père de ce gentilhomme, que son absence met en péril de la perdre.
— Il est inutile, interrompit don Luis, de rendre ici compte de mes affaires. Je suis libre, et je m'en irai s'il me plaît; sinon, aucun de vous ne me fera violence.
— C'est la raison qui vous la fera, répondit l'homme; et si elle ne suffit pas à Votre Grâce, elle nous suffira à nous, pour faire ce pour quoi nous sommes venus, et à quoi nous sommes tenus.
— Sachons la chose à fond,» dit l'auditeur.
Mais l'homme, qui le reconnut pour un voisin de sa maison, répondit aussitôt:
«Est-ce que Votre Grâce, seigneur auditeur, ne reconnaît pas ce gentilhomme? c'est le fils de votre voisin, qui s'est échappé de la maison de son père, dans ce costume si peu convenable à sa naissance, comme Votre Grâce peut s'en assurer.»
L'auditeur se mit alors à le considérer plus attentivement, et l'ayant reconnu, il le prit dans ses bras:
«Quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis, lui dit-il, ou quels motifs si puissants vous ont fait partir de la sorte, dans cet équipage qui sied si mal à votre qualité?»
Le jeune homme sentit les larmes lui venir aux yeux; il ne put répondre un seul mot à l'auditeur, qui dit aux quatre domestiques de se calmer, et qu'il arrangerait l'affaire; puis, prenant don Luis par la main, il le conduisit à part pour l'interroger sur son escapade.
Tandis qu'il lui faisait cette question et d'autres encore, on entendit de grands cris à la porte de l'hôtellerie. Voici quelle en était la cause: deux hôtes qui s'étaient hébergés cette nuit dans la maison, voyant que tout le monde était occupé à savoir ce que cherchaient les quatre cavaliers, avaient tenté de déguerpir sans payer ce qu'ils devaient. Mais l'hôtelier, qui était plus attentif à ses affaires qu'à celles d'autrui, les arrêta au seuil de la porte, et leur demanda l'écot, en gourmandant leur malhonnête intention avec de telles paroles qu'il finit par les exciter à lui répondre avec les poings fermés. Ils commencèrent donc à le gourmer de telle sorte que le pauvre hôtelier fut contraint de crier au secours. L'hôtesse et sa fille ne virent personne plus inoccupé et plus à portée de le secourir que don Quichotte, auquel la fille de l'hôtesse accourut dire:
«Secourez vite, seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, secourez vite mon pauvre père, que ces deux méchants hommes sont à battre comme plâtre.»
À cela don Quichotte répondit d'une voix lente et du plus grand sang-froid:
«Votre pétition, belle damoiselle, ne peut être accueillie en ce moment: je suis dans l'impossibilité de m'entremettre en aucune autre aventure jusqu'à ce que j'aie mis fin à celle où m'a engagé ma parole. Mais ce que je puis faire pour votre service, le voici: courez, et dites à votre père qu'il se soutienne dans cette bataille le mieux qu'il pourra, et qu'il ne se laisse vaincre en aucune façon, tandis que j'irai demander à la princesse Micomicona la permission de le secourir en son angoisse; si elle me la donne, soyez certaine que je saurai bien l'en tirer.
— Ah! pécheresse que je suis, s'écria Maritornes, qui se trouvait là; avant que Votre Grâce ait obtenu cette permission, mon maître sera dans l'autre monde.
— Eh bien! madame, reprit don Quichotte, faites que j'obtienne cette permission dont j'ai besoin. Dès que je l'aurai, il importera peu qu'il soit dans l'autre monde; car je l'en tirerai, en dépit de ce monde-ci, qui voudrait y trouver à redire, ou du moins je tirerai telle vengeance de ceux qui l'y auront envoyé, que vous en serez plus que médiocrement satisfaite.»
Et, sans parler davantage, il alla se mettre à deux genoux devant Dorothée, pour lui demander, avec des expressions chevaleresques et errantes, que Sa Grandeur daignât lui donner permission de courir et de secourir le châtelain de ce château qui se trouvait en une grave extrémité. La princesse la lui donna de bon coeur, et aussitôt embrassant son écu et mettant l'épée à la main, il accourut à la porte de l'hôtellerie, où les deux hôtes étaient encore à malmener l'hôtelier. Mais, dès qu'il arriva, il s'arrêta tout court et se tint immobile, malgré les reproches de Maritornes et de l'hôtesse, qui lui demandaient qu'est-ce qui le retenait en place, au lieu de secourir leur maître et mari.
«Ce qui me retient? répondit don Quichotte; c'est qu'il ne m'est pas permis de mettre l'épée à la main contre des gens de bas étage; mais appelez mon écuyer Sancho, c'est lui que regarde cette défense et cette vengeance.»
Voilà ce qui se passait à la porte de l'hôtellerie, où roulaient les coups de poing et les gourmades, le tout au préjudice de l'hôtelier et à la rage de Maritornes, de l'hôtesse et de sa fille, qui se désespéraient de la lâcheté de don Quichotte et du mauvais quart d'heure que passait leur maître, père et mari. Mais laissons-le en cet état, car sans doute quelqu'un viendra le secourir; sinon, tant pis pour celui qui se hasarde à plus que ses forces ne permettent: qu'il souffre et ne dise mot. Revenons maintenant, à cinquante pas en arrière, voir ce que don Luis répondit à l'auditeur, que nous avons laissé l'ayant pris à part pour lui demander la cause de son voyage, à pied et dans un si vil équipage. Le jeune homme, lui saisissant les mains avec force, comme si quelque grande affliction lui eût serré le coeur, et versant un torrent de larmes, lui répondit:
«Je ne sais, mon seigneur, vous dire autre chose, si ce n'est que, le jour où le ciel a voulu et où notre voisinage a permis que je visse doña Clara, votre fille et ma dame, dès cet instant je l'ai faite maîtresse de ma volonté; et si la vôtre, mon véritable seigneur et père, n'y met obstacle, aujourd'hui même elle sera mon épouse. C'est pour elle que j'ai abandonné la maison de mon père, pour elle que j'ai pris ce costume, afin de la suivre partout où elle irait comme la flèche suit le but, et le marinier l'étoile polaire. Elle ne sait de mes désirs rien de plus que n'ont pu lui faire entendre les pleurs qu'elle a vus de loin couler de mes yeux. Vous connaissez déjà, seigneur, la fortune et la noblesse de mes parents, vous savez que je suis leur unique héritier. Si ces avantages vous semblent suffisants pour que vous vous hasardiez à me rendre complètement heureux, agréez-moi dès maintenant pour votre fils. Que si mon père, occupé d'autres vues personnelles, n'était point satisfait du bien que j'ai su trouver pour moi, le temps n'a pas moins de force pour changer les volontés humaines que les choses de ce monde.»
À ces mots, l'amoureux jeune homme cessa de parler, et l'auditeur demeura non moins surpris de la manière délicate et touchante dont il lui avait découvert ses pensées, qu'indécis sur le parti qu'il devait prendre dans une affaire si soudaine et si grave. Tout ce qu'il put lui répondre, ce fut qu'il se calmât pour le moment, et qu'il obtînt que ses domestiques ne l'emmenassent pas ce jour même, afin d'avoir le temps de considérer ce qui conviendrait le mieux à chacun. Don Luis voulut par force lui baiser les mains, et même les baigna de ses larmes, chose qui aurait attendri un coeur de pierre, et non pas seulement celui de l'auditeur, qui, en homme habile, avait vu du premier coup d'oeil combien ce mariage était avantageux à sa fille. Toutefois, il aurait voulu, si c'eût été possible, l'effectuer avec le consentement du père de don Luis, qu'il savait prétendre à faire de son fils un seigneur titré.
En ce moment, les hôtes querelleurs avaient fait la paix avec l'hôtelier, après avoir consenti, plutôt par la persuasion et les bons propos de don Quichotte que par ses menaces, à lui payer ce qu'il demandait; d'un autre côté, les domestiques de don Luis attendaient patiemment la fin de son entretien avec l'auditeur et la résolution de leur maître, quand le diable, qui ne dort jamais, fit entrer à cette heure même dans l'hôtellerie le barbier auquel don Quichotte avait enlevé l'armet de Mambrin, et Sancho Panza les harnais de son âne, pour les troquer contre ceux du sien. Ce barbier, menant son âne à l'écurie, vit Sancho qui raccommodait je ne sais quoi de son bât. Dès qu'il vit ce bât, il le reconnut, et, prenant bravement Sancho par le collet, il lui dit:
«Ah! don larron, je vous tiens ici; rendez-moi vite mon plat à barbe, et mon bât, et tous les harnais que vous m'avez volés.»
Sancho, qui se vit prendre à la gorge si à l'improviste, et qui entendit les injures qu'on lui disait, saisit le bât d'une main, et de l'autre donna une telle gourmade au barbier, qu'il lui mit les mâchoires en sang. Mais, néanmoins, le barbier ne lâchait pas prise et tenait bon son bât; au contraire, il éleva la voix de telle sorte, que tous les gens de l'hôtellerie accoururent au bruit et à la bataille.
«Au nom du roi et de la justice, criait-il, parce que je reprends mon bien, il veut me tuer, ce larron, voleur de grands chemins.
— Tu en as menti, répondit Sancho, je ne suis pas voleur de grands chemins; et c'est de bonne guerre que mon seigneur don Quichotte a gagné ces dépouilles.»
Celui-ci, qui était promptement accouru, se trouvait déjà présent à la querelle, enchanté de voir avec quelle vigueur son écuyer prenait la défensive et l'offensive. Il le tint même désormais pour homme de coeur, et se proposa, dans le fond de son âme, de l'armer chevalier à la première occasion qui s'offrirait, pensant que l'ordre de chevalerie serait fort bien placé sur sa tête. Parmi toutes les choses que le barbier débitait dans le courant de la dispute, il vint à dire:
«Ce bât est à moi, comme la mort que je dois à Dieu, et je le connais comme si je l'avais mis au monde; et voilà mon âne qui est dans l'étable, qui ne me laissera pas mentir. Sinon, qu'on lui essaye le bât, et, s'il ne lui va pas comme un gant, je passerai pour infâme. Et il y a plus, c'est que le même jour qu'ils me l'ont pris, ils m'ont enlevé aussi un plat à barbe de rosette, tout neuf, qui n'avait pas encore été étrenné de sa vie, et qui m'avait coûté un bel et bon écu.»
En cet endroit don Quichotte ne put se retenir; il se mit entre les deux combattants, les sépara, et, déposant le bât par terre pour que tout le monde le vît jusqu'à ce que la vérité fût reconnue, il s'écria:
«Vos Grâces vont voir clairement et manifestement l'erreur où est ce bon écuyer quand il appelle plat à barbe ce qui est, fut et sera l'armet de Mambrin, que je lui ai enlevé de bonne guerre, et dont je me suis rendu maître en tout bien tout honneur. Quant au bât, je ne m'en mêle point; et tout ce que je peux dire, c'est que mon écuyer Sancho me demanda permission pour ôter les harnachements du cheval de ce poltron vaincu, et pour en parer le sien. Je lui donnai la permission, il prit les harnais, et de ce que la selle s'est changée en bât, je ne puis donner d'autre raison que l'ordinaire, c'est-à-dire que ces métamorphoses se voient dans les événements de la chevalerie. Pour preuve et confirmation de ce que j'avance, cours vite, mon fils Sancho, apporte ici l'armet que ce brave homme dit être un plat à barbe.
— Pardine, seigneur, répliqua Sancho, si nous n'avons pas d'autre preuve à faire valoir pour nous justifier que celle qu'offre Votre Grâce, nous voilà frais. Aussi plat à barbe est l'armet de Mambrin que la selle de ce bon homme est bât.
— Fais ce que je te commande, reprit don Quichotte; peut-être que toutes les choses qui arrivent en ce château ne doivent pas se passer par voie d'enchantement.»
Sancho alla chercher le plat à barbe, l'apporta, et, dès que don
Quichotte le lui eût pris des mains, il s'écria:
«Regardez un peu, seigneurs: de quel front cet écuyer pourra-t-il dire que ceci est un plat à barbe, et non l'armet que j'ai nommé? Et je jure, par l'ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que je l'ai pris, sans en avoir ôté, sans y avoir ajouté la moindre chose.
— En cela, interrompit Sancho, il n'y a pas le plus petit doute: car, depuis que mon seigneur l'a gagné jusqu'à cette heure, il n'a livré avec lui qu'une seule bataille, lorsqu'il délivra ces malheureux enchaînés; et, ma foi, sans l'assistance de ce plat- armet, il aurait passé un mauvais moment, car, dans cette mêlée, les pierres pleuvaient à verse.»
Chapitre XLV
Où l'on achève d'éclaircir les doutes à propos du bât et de l'armet de mambrin, avec d'autres aventures arrivées en toute vérité
«Que vous semble, seigneurs, s'écria le barbier, de ce qu'affirment ces gentilshommes, puisqu'ils s'opiniâtrent à dire que ceci n'est pas un plat à barbe, mais un armet?
— Et qui dira le contraire, interrompit don Quichotte, je lui ferai savoir qu'il ment, s'il est chevalier, et, s'il est écuyer, qu'il en a menti mille fois.»
Notre barbier, maître Nicolas, qui se trouvait présent à la bagarre, connaissant si bien l'humeur de don Quichotte, voulut exciter encore son extravagance, et pousser plus loin la plaisanterie, pour donner de quoi rire à tout le monde. Il dit donc, parlant à l'autre barbier:
«Seigneur barbier, ou qui que vous soyez, sachez que je suis du même état que vous; que j'ai reçu, il y a plus de vingt ans, mon diplôme d'examen, et que je connais parfaitement tous les instruments et ustensiles du métier de la barbe, sans en excepter un seul; sachez de plus que, dans le temps de ma jeunesse, j'ai été soldat, et que je ne connais pas moins bien ce que c'est qu'un armet, un morion, une salade, et autres choses relatives à la milice, c'est-à-dire aux espèces d'armes que portent les soldats. Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m'en remets toujours à celui d'un meilleur entendement, que cette pièce qui est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non- seulement n'est pas un plat à barbe de barbier, mais qu'elle est aussi loin de l'être que le blanc est loin du noir, et la vérité du mensonge. Et je dis aussi que bien que ce soit un armet, ce n'est pas un armet entier.
— Non certes, s'écria don Quichotte, car il lui manque une moitié, qui est la mentonnière.
— C'est cela justement,» ajouta le curé, qui avait compris l'intention de son ami, maître Nicolas; et leur avis fut aussitôt confirmé par Cardénio, don Fernand et ses compagnons. L'auditeur lui-même, s'il n'eût été si préoccupé de l'aventure de don Luis, aurait aidé, pour sa part, à la plaisanterie; mais les choses sérieuses auxquelles il pensait l'avaient tellement absorbé, qu'il ne faisait guère attention à ces badinages.
«Sainte Vierge! s'écria en ce moment le barbier mystifié, est-il possible que tant d'honnêtes gens disent que ceci n'est pas un plat à barbe, mais un armet! Voilà de quoi jeter dans l'étonnement toute une université, si savante qu'elle soit. À ce train-là, si ce plat à barbe est un armet, ce bât d'âne doit être aussi une selle de cheval, comme ce seigneur l'a prétendu.
— À moi, il me paraît un bât, reprit don Quichotte; mais j'ai déjà dit que je ne me mêlais point de cela.
— Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c'est au seigneur don Quichotte à le décider; car, en affaire de chevalerie, ces seigneurs et moi nous lui cédons la palme.
— Pardieu, mes seigneurs, s'écria don Quichotte, de si étranges aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j'y fus hébergé, que je n'ose plus rien décider affirmativement sur les questions qu'on me ferait à propos de ce qu'il renferme; car je m'imagine que tout ce qui s'y passe se règle par voie d'enchantement. La première fois, je fus fort ennuyé des visites d'un More enchanté qui se promène en ce château, et Sancho n'eut guère plus à se louer des gens de sa suite; puis, hier soir, je suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières sans savoir pourquoi ni comment j'étais tombé dans cette disgrâce. Ainsi, me mettre à présent, au milieu d'une telle confusion, à donner mon avis, ce serait m'exposer à un jugement téméraire. En ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit un plat à barbe et non un armet, j'ai déjà répondu; mais quant à déclarer si cela est un bât ou une selle, je n'ose point rendre une sentence définitive, et j'aime mieux laisser la question au bon sens de Vos Grâces. Peut-être que, n'étant point armés chevaliers comme moi, vous n'aurez rien à démêler avec les enchantements de céans, et qu'ayant les intelligences parfaitement libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles sont en réalité, et non comme elles me paraissent.
— Il n'y a pas de doute, répondit à cela don Fernand; le seigneur don Quichotte a parlé comme un oracle, et c'est à nous qu'appartient la solution de cette difficulté; et, pour qu'elle soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un compte exact et fidèle.»
Pour ceux qui connaissaient l'humeur de don Quichotte, toute cette comédie était une intarissable matière à rire; mais ceux qui n'étaient pas au fait n'y voyaient que la plus grande bêtise du monde, surtout les quatre domestiques de don Luis, et don Luis lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard d'arriver à l'hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la Sainte-Hermandad, comme ils l'étaient en effet. Mais celui qui se désespérait le plus, c'était le barbier, dont le plat à barbe s'était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le bât, à ce qu'il pensait bien, allait sans aucun doute se changer aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs riaient de voir don Fernand qui allait prendre les voix de l'un à l'autre, leur parlant tout bas à l'oreille, pour qu'ils déclarassent en secret si ce beau bijou sur lequel on avait tant disputé était un bât ou une selle.
Après qu'il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient don Quichotte, il dit à haute voix:
«Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre tant d'avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir, qu'on ne me réponde aussitôt qu'il y a folie à dire que ce soit un bât d'âne, et que c'est une selle de cheval, et même d'un cheval de race. Ainsi, prenez patience, car en dépit de vous et de votre âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation.
— Que je perde ma place en paradis, s'écria le pauvre barbier, si toutes Vos Grâces ne se trompent pas; et que mon âme paraisse aussi bien devant Dieu que ce bât me paraît un bât, et non une selle! Mais, ainsi vont les lois[263]… et je ne dis rien de plus. Et pourtant je ne suis pas ivre, en vérité, car je n'ai pas même rompu le jeûne aujourd'hui, si ce n'est par mes péchés.»
Les naïvetés que débitait le barbier ne faisaient pas moins rire que les extravagances de don Quichotte, lequel dit en ce moment:
«Ce qu'il y a de mieux à faire ici, c'est que chacun reprenne son bien; et, comme on dit: ce que Dieu t'a donné, que saint Pierre le bénisse.»
Alors, un des quatre domestiques s'approchant:
«Si ce n'est pas, dit-il, un tour fait à plaisir, je ne puis me persuader que des hommes d'aussi sage entendement que le sont ou le paraissent tous ceux qui se trouvent ici, osent bien dire et affirmer que cela n'est point un bât ni ceci un plat à barbe. Mais comme je vois qu'on l'affirme et qu'on le prétend, je m'imagine qu'il y a quelque mystère dans cet entêtement à dire une chose si opposée à ce que nous démontrent la vérité et l'expérience même. Car je jure bien (et son jurement était à pleine bouche) que tous ceux qui vivent dans le monde à l'heure qu'il est ne me feraient pas confesser que cela est autre chose qu'un plat à barbe de barbier, et ceci un bât d'âne.
— Ce pourrait être un bât de bourrique, interrompit le curé.
— Tout de même, reprit le domestique; ce n'est pas là qu'est la question, mais à savoir si c'est un bât, oui ou non, comme Vos Grâces le prétendent.»
À ces propos, un des archers nouveaux venus dans l'hôtellerie, qui avait entendu la fin de la querelle, ne put retenir son dépit et sa mauvaise humeur.
«C'est un bât, s'écria-t-il, comme mon père est un homme, et qui a dit ou dira le contraire doit être aviné comme une grappe de raisin.
— Tu en as menti comme un maraud de vilain,» répondit don
Quichotte.
Et levant sa lance, qu'il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tête, que, si l'archer ne se fût détourné, il l'étendait tout de son long. La lance se brisa par terre, et les autres archers, voyant maltraiter leur camarade, élevèrent la voix pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad. L'hôtelier, qui était de la confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et se rangea aux côtés de ses compagnons; les domestiques de don Luis entourèrent leur maître, pour qu'il ne pût s'échapper à la faveur du tumulte: le barbier, voyant la maison sens dessus dessous, alla reprendre son bât, que Sancho ne lâchait pas d'un ongle; don Quichotte mit l'épée à la main, et fondit sur les archers; don Luis criait à ses valets de le laisser, et d'aller secourir don Quichotte, ainsi que don Fernand et Cardénio, qui avaient pris sa défense; le curé haranguait de tous ses poumons, l'hôtesse jetait des cris, sa fille soupirait, Maritornes pleurait, Dorothée était interdite, Luscinde épouvantée, et doña Clara évanouie. Le barbier gourmait Sancho, Sancho rossait le barbier; don Luis, qu'un de ses valets osa saisir par le bras pour qu'il ne se sauvât pas, lui donna un coup de poing qui lui mit les mâchoires en sang; l'auditeur le défendait; don Fernand tenait un des archers sous ses talons, et lui mesurait le corps avec les pieds tout à son aise; l'hôtelier criait de nouveau pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad; enfin, l'hôtellerie n'était que pleurs, sanglots, cris, terreurs, alarmes, disgrâces, coups d'épée, coups de poing, coups de pied, coups de bâton, meurtrissures et effusion de sang. Tout à coup, au milieu de cette confusion, de ce labyrinthe, de ce chaos, une idée frappe l'imagination de don Quichotte: il se croit, de but en blanc, transporté au camp d'Agramant[264]; et, d'une voix de tonnerre qui ébranlait l'hôtellerie:
«Que tout le monde s'arrête, s'écrie-t-il, que tout le monde dépose les armes, que tout le monde s'apaise, que tout le monde m'écoute, si tout le monde veut rester en vie.»
À ces cris, en effet, tout le monde s'arrêta, et lui poursuivit de la sorte:
«Ne vous ai-je pas dit, seigneurs, que ce château était enchanté, et qu'une légion de diables l'habitait? En preuve de cela, je veux que vous voyiez par vos propres yeux comment est passée et s'est transportée parmi nous la discorde du camp d'Agramant. Regardez: ici on combat pour l'épée, là pour le cheval, de ce côté pour l'aigle blanche, de celui-ci pour l'armet, et tous nous nous battons, et tous sans nous entendre. Venez ici, seigneur auditeur, et vous aussi, seigneur curé; que l'un serve de roi Agramant, et l'autre de roi Sobrin, et mettez-nous en paix: car, au nom du Dieu tout-puissant, c'est une grande vilenie que tant de gens de qualité, comme nous sommes ici, s'entre-tuent pour de si piètres motifs.»
Les archers, qui n'entendaient rien à la rhétorique de don Quichotte et qui se voyaient fort malmenés par don Fernand, Cardénio et leurs compagnons, ne voulaient pas se calmer. Le barbier, oui, car, dans la bataille, on lui avait mis en pièces aussi bien la barbe que le bât. Sancho, en bon serviteur, obéit au premier mot de son maître; les quatre domestiques de don Luis se tinrent également tranquilles, voyant combien peu ils gagnaient à ne pas l'être; le seul hôtelier s'obstinait à prétendre qu'il fallait châtier les impertinences de ce fou, qui, à chaque pas, troublait et bouleversait la maison. En définitive, le tapage s'apaisa pour le moment, le bât resta selle jusqu'au jour du jugement dernier, le plat à barbe armet, et l'hôtellerie château, dans l'imagination de don Quichotte.
Le calme enfin rétabli, et la paix faite à l'instigation persuasive de l'auditeur et du curé, les domestiques de don Luis revinrent à la charge pour l'emmener à l'instant même; et, tandis qu'il se débattait avec eux, l'auditeur consulta don Fernand, Cardénio et le curé sur le parti qu'il devait prendre en une telle occurrence, après leur avoir conté la confidence que don Luis venait de lui faire. À la fin, on décida que don Fernand se fît connaître aux domestiques de don Luis, et qu'il leur dît que c'était son plaisir d'emmener ce jeune homme en Andalousie, où son frère le marquis le recevrait comme il méritait de l'être, parce qu'il était facile de voir, à l'intention de don Luis, qu'il se laisserait plutôt mettre en morceaux que de retourner cette fois auprès de son père. Quand les quatre domestiques connurent la qualité de don Fernand et la résolution de don Luis, ils résolurent que trois d'entre eux retourneraient conter à son père ce qui s'était passé, tandis que l'autre resterait avec don Luis pour le servir, et qu'il ne le perdrait point de vue que les autres ne fussent revenus le chercher, ou qu'on ne sût ce qu'ordonnerait son père.
C'est ainsi que s'apaisèrent ce monceau de querelles par l'autorité d'Agramant et la prudence du roi Sobrin. Mais quand le démon, ennemi de la concorde et rival de la paix, se vit méprisé et bafoué; quand il reconnut le peu de fruit qu'il avait retiré de les avoir enfermés tous dans ce labyrinthe inextricable, il résolut de tenter encore une fois la fortune en suscitant de nouveaux troubles et de nouvelles disputes.
Or, il arriva que les archers avaient quitté la partie parce qu'ils eurent vent de la qualité de ceux contre lesquels ils combattaient, et qu'ils s'étaient retirés de la mêlée, reconnaissant bien que, quoi qu'il arrivât, ils auraient à porter les coups; mais l'un d'eux, celui-là même que don Fernand avait si bien moulu sous ses talons, vint à se rappeler que, parmi divers mandats dont il était porteur pour arrêter des délinquants, il s'en trouvait un contre don Quichotte, que la Sainte-Hermandad avait ordonné de saisir par corps, à propos de la délivrance des galériens, comme Sancho l'avait craint avec tant de raison. Frappé de cette idée, l'archer voulut vérifier si le signalement donné dans le mandat d'arrêt cadrait bien avec celui de don Quichotte. Il tira de son sein un rouleau de parchemin, trouva le papier qu'il cherchait; et, se mettant à lire très-posément, car il n'était pas fort lecteur, à chaque mot qu'il épelait, il jetait les yeux sur don Quichotte, et comparait le signalement du mandat avec le visage du chevalier. Il reconnut que, sans nul doute, c'était bien lui que désignait le mandat. À peine s'en fut-il assuré que, serrant son rouleau de parchemin, il prit le mandat de la main gauche, et de la droite empoigna don Quichotte au collet[265], si fortement qu'il ne lui laissait pas prendre haleine. En même temps il criait à haute voix:
«Main-forte à la Sainte-Hermandad! et, pour qu'on voie que cette fois-ci je la demande sérieusement, on n'a qu'à lire ce mandat, où il est ordonné d'arrêter ce voleur de grands chemins.»
Le curé prit le mandat, et reconnut qu'effectivement l'archer disait vrai, et que le signalement s'appliquait à don Quichotte. Quand celui-ci se vit maltraiter par ce coquin de manant, enflammé de colère au point que les os du corps lui craquaient, il saisit du mieux qu'il put, avec ses deux mains, l'archer à la gorge, lequel, si ses camarades ne l'eussent secouru, aurait plutôt laissé la vie que don Quichotte n'eût lâché prise.
L'hôtelier, qui devait forcément donner assistance à ceux de son office, accourut aussitôt leur prêter main-forte. L'hôtesse, en voyant de nouveau son mari fourré dans les querelles, jeta de nouveau les hauts cris, et ce bruit lui amena Maritornes et sa fille, qui l'aidèrent à demander le secours du ciel et de tous ceux qui se trouvaient là. Sancho s'écria, à la vue de ce qui se passait:
«Vive le seigneur! rien de plus vrai que ce que dit mon maître des enchantements de ce château, car il est impossible d'y vivre une heure en paix.»
Don Fernand sépara l'archer de don Quichotte, et, fort à la satisfaction de tous deux, il leur fit mutuellement lâcher prise, car ils accrochaient les ongles de toute leur force, l'un dans le collet du pourpoint de l'autre, et l'autre à la gorge du premier. Mais toutefois la quadrille des archers ne cessait de réclamer leur détenu; ils criaient qu'on le leur livrât pieds et poings liés, puisque ainsi l'exigeait le service du roi et de la Sainte- Hermandad, au nom desquels ils demandaient secours et main-forte pour arrêter ce brigand, ce voleur de grands chemins et de petits sentiers. Don Quichotte souriait dédaigneusement à ces propos, et, gardant toute sa gravité, il se contenta de répondre:
«Approchez, venez ici, canaille mal née et mal-apprise. Rendre la liberté à ceux qu'on tient à la chaîne, délivrer les prisonniers, relever ceux qui sont à terre, secourir les misérables et soulager les nécessiteux, c'est là ce que vous appelez voler sur les grands chemins! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle la valeur que renferme en soi la chevalerie errante, et vous laisse seulement comprendre le péché que vous commettez en refusant votre respect à la présence, que dis-je, à l'ombre de tout chevalier errant! Venez ici, larrons en quadrilles plutôt qu'archers de maréchaussée, détrousseurs de passants avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi, quel est donc l'ignorant qui a signé un mandat d'arrêt contre un chevalier tel que moi? Qui ne sait pas que les chevaliers errants sont hors de toute juridiction criminelle, qu'ils n'ont de loi que leur épée, de règlements que leurs prouesses, de code souverain que leur volonté? Quel est donc l'imbécile, dis-je encore, qui peut ignorer qu'aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant d'immunités et de privilèges que n'en acquiert un chevalier errant le jour où il est armé chevalier et s'adonne au dur exercice de la chevalerie? Quel chevalier errant a jamais payé gabelle, corvées, dîmes, octrois, douanes, chaîne de route ou bac de rivière? Quel tailleur lui a demandé la façon d'un habit? Quel châtelain, l'ayant recueilli dans son château, lui a fait payer l'écot de la couchée? Quel roi ne l'a fait asseoir à sa table? Quelle demoiselle ne s'est éprise de lui, et ne lui a livré, avec soumission, le trésor de ses charmes? Enfin, quel chevalier errant vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents archers en quadrilles qui oseraient lui tenir tête?»
Chapitre XLVI
_De la notable aventure des archers de la Sainte-Hermandad, et de la grande férocité de notre bon ami don Quichotte__[266]_
Tandis que don Quichotte débitait cette harangue, le curé s'occupait à faire entendre aux archers que don Quichotte avait l'esprit à l'envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à ses oeuvres, et qu'ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin l'affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l'emmener, il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais l'homme au mandat répondit que ce n'était point à lui à juger de la folie de don Quichotte; qu'il devait seulement exécuter ce que lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté, on pourrait le relâcher trois cents autres fois.
«Néanmoins, reprit le curé, ce n'est pas cette fois-ci que vous devez l'emmener, et, si je ne me trompe, il n'est pas d'humeur à se laisser faire.»
Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et don Quichotte sut faire tant d'extravagances, que les archers auraient été plus fous que lui s'ils n'eussent reconnu sa folie. Ils prirent donc le parti de s'apaiser, et se firent même médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient encore leur querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables compositeurs, de telle façon que les deux parties restèrent satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il fut décidé que l'échange des bâts aurait lieu, mais non celui des sangles et des licous. Quant à l'affaire de l'armet de Mambrin, le curé, en grande cachette et sans que don Quichotte s'en aperçût, donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des siècles, amen.
Une fois ces deux querelles apaisées (c'étaient les plus envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu'à obtenir des valets de don Luis que trois d'entre eux s'en retournassent, et que l'autre demeurât pour accompagner leur maître où don Fernand voudrait l'emmener. Mais le destin moins rigoureux et la fortune plus propice, ayant commencé de prendre parti pour les amants et les braves de l'hôtellerie, voulurent mener la chose à bonne fin. Les valets de don Luis se résignèrent à tout ce qu'il voulut, ce qui donna tant de joie à doña Clara, que personne ne l'aurait alors regardée au visage sans y lire l'allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s'attristait ou se réjouissait suivant ce qu'elle observait sur les traits de chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait les yeux fixés et l'âme attachée. Pour l'hôtelier, auquel n'avaient point échappé le cadeau et la récompense qu'avait reçus le barbier, il réclama l'écot de don Quichotte, ainsi que le dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni Rossinante ni l'âne de Sancho ne sortiraient de l'hôtellerie qu'on ne lui eût tout payé, jusqu'à la dernière obole. Tout cela fut encore arrangé par le curé, et payé par don Fernand, bien que l'auditeur en eût aussi offert le payement de fort bonne grâce. Enfin la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies, que l'hôtellerie ne ressemblait plus, comme l'avait dit don Quichotte, à la discorde du camp d'Agramant, mais à la paix universelle du règne d'Octavien, et la commune opinion fut qu'il fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secondées par sa haute éloquence, ainsi qu'à l'incomparable libéralité de don Fernand.
Quand don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces querelles, tant de son écuyer que des siennes propres, il lui sembla qu'il était temps de poursuivre son voyage et de mettre fin à cette grande aventure, pour laquelle il fut appelé et élu. Il alla donc, avec une ferme résolution, plier les genoux devant Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu'à ce qu'il se fût relevé. Pour lui obéir, il se tint debout et lui dit:
«C'est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est la mère de la bonne fortune; et l'expérience a montré, en des cas nombreux et graves, que l'empressement du plaideur mène à bonne fin le procès douteux. Mais en aucune chose cette vérité n'éclate mieux que dans celle de la guerre, où la célérité et la promptitude, prévenant les desseins de l'ennemi, remportent la victoire, avant même qu'il se soit mis en défense. Tout ce que je dis là, haute et précieuse dame, c'est parce qu'il me semble que notre séjour dans ce château n'est plus d'aucune utilité, tandis qu'il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque jour à nous en repentir; car, enfin, qui sait si, par le moyen d'habiles espions, votre ennemi le géant n'aura point appris que je vais l'exterminer, et s'il n'aura pu, favorisé par le temps que nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront ni mes poursuites ni la force de mon infatigable bras? Ainsi donc, princesse, prévenons, comme je l'ai dit, ses desseins par notre diligence, et partons incontinent à la bonne aventure, car Votre Grandeur ne tardera pas plus à l'avoir telle qu'elle la désire, que je ne tarderai à me trouver en face de votre ennemi.»
Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse accommodés au style de don Quichotte, lui répondit en ces termes:
«Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous montrez de me prêter faveur en ma grande affliction; c'est agir en chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins et de secourir les nécessiteux. Et plaise au ciel que notre commun souhait s'accomplisse, pour que vous confessiez qu'il y a dans le monde des femmes reconnaissantes! Quant à mon départ, qu'il ait lieu, sur-le-champ, car je n'ai de volonté que la vôtre. Disposez de moi selon votre bon plaisir; celle qui vous a remis une fois la défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la restauration de ses droits royaux, ne peut vouloir aller contre ce qu'ordonne votre prudence.
— À la main de Dieu! s'écria don Quichotte; puisqu'une princesse s'humilie devant moi, je ne veux pas perdre l'occasion de la relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur- le-champ, car le désir et l'éloignement m'éperonnent, et, comme on dit, le péril est dans le retard. Et puisque le ciel n'a pu créer, ni l'enfer vomir aucun être qui m'épouvante ou m'intimide, selle vite, Sancho, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la reine; prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons ces lieux au plus vite.»
Sancho, qui était présent à toute la scène, s'écria, en hochant la tête de droite et de gauche:
«Ah! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n'en imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes.
— Quel mal, interrompit don Quichotte, peut-il y avoir en aucun hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse atteindre ma réputation, manant que tu es?
— Si Votre Grâce se fâche, dit Sancho, je me tairai et me dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce que tout bon serviteur doit dire à son maître.
— Dis ce que tu voudras, répondit don Quichotte, pourvu que tes paroles n'aient point pour objet de m'intimider; si tu as peur, fais comme qui tu es: moi, qui suis sans crainte, je ferai comme qui je suis.
— Ce n'est pas cela, par les péchés que j'ai commis devant Dieu! repartit Sancho; ce qu'il y a, c'est que je tiens pour certain et pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand royaume de Micomicon, ne l'est pas plus que ma mère. Car si elle était ce qu'elle dit, elle n'irait pas se becquetant avec quelqu'un de la compagnie dès qu'on tourne la tête, et à chaque coin de mur.»
À ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu'au blanc des yeux: car il était bien vrai que, maintes fois en cachette, son époux don Fernand avait touché avec les lèvres un acompte sur le prix que méritaient ses désirs. Sancho l'avait surprise, et il lui avait paru qu'une telle familiarité était plutôt d'une courtisane que de la reine d'un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un mot à lui répondre, et le laissa continuer:
«Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des fins, quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos travaux, pour quoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller Rossinante, à bâter le grison et à brider le palefroi? Il vaut mieux rester tranquilles, et que chaque femelle file sa quenouille, et allons-nous-en dîner.»
Miséricorde! quelle effroyable colère ressentit don Quichotte quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer! elle fut telle que, lançant des flammes par les yeux, il s'écria d'une voix précipitée et d'une langue que faisait bégayer la rage:
«Ô manant, ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur et blasphémateur! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en ma présence et devant ces illustres dames? Comment oses-tu mettre de telles infamies dans ta stupide imagination? Va-t'en loin de moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises, ennemi du respect qu'on doit aux royales personnes; va-t'en, ne parais plus devant moi, sous peine de ma colère.»
En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la rage qui lui rongeait les entrailles. À ces paroles, à ces gestes furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu'il aurait voulu qu'en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses pieds pour l'engloutir. Il ne sut faire autre chose que se retourner bien vite, et s'éloigner de la présence de son courroucé seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien maintenant l'humeur de don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa colère:
«Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des impertinences qu'a dites votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il pas dites sans motif, et l'on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d'avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut donc croire, sans conserver le moindre doute à ce sujet, que, puisqu'en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier, toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il peut bien arriver que Sancho ait vu par cette voie diabolique ce qu'il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu.
— Par le Dieu tout-puissant! s'écria don Quichotte, je jure que Votre Grandeur a touché le but. Oui, c'est quelque mauvaise vision qui est arrivée à ce pécheur de Sancho, pour lui faire voir ce qu'il était impossible qu'il vît autrement que par des sortilèges. Je connais trop bien la bonté et l'innocence de ce malheureux pour croire qu'il sache porter faux témoignage contre personne.
— Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit don Fernand; dès lors, seigneur don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au giron de Votre Grâce, _sicut erat in principio, _avant que ses maudites visions lui eussent tourné l'esprit.»
Don Quichotte ayant répondu qu'il lui pardonnait, le curé alla quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant son maître et lui demander sa main. L'autre se la laissa prendre et baiser, puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit:
«Maintenant, mon fils Sancho, tu achèveras de reconnaître à quel point était vrai ce que je t'ai dit mainte et mainte fois, que toutes les choses de ce château arrivent par voie d'enchantement.
— Je le crois sans peine, répondit Sancho, excepté toutefois l'histoire de la couverture, qui est réellement arrivée par voie ordinaire.
— N'en crois rien, répliqua don Quichotte; s'il en était ainsi, je t'aurais alors vengé et je te vengerais encore à présent. Mais ni alors, ni à présent, je n'ai pu voir sur qui tirer vengeance de ton outrage.»
Tous les assistants voulurent savoir ce que c'était que cette histoire de la couverture, et l'hôtelier leur conta de point en point les voyages aériens de Sancho Panza, ce qui les fit beaucoup rire, et ce qui n'aurait pas moins fâché Sancho, si son maître ne lui eût affirmé de nouveau que c'était un pur enchantement. Toutefois la simplicité de Sancho n'alla jamais jusqu'au point de douter que ce ne fût une vérité démontrée, sans mélange d'aucune supercherie, qu'il avait été bien et dûment berné par des personnages de chair et d'os, et non par des fantômes de rêve et d'imagination, comme le croyait et l'affirmait son seigneur.
Il y avait déjà deux jours que tous les membres de cette illustre société habitaient l'hôtellerie, et, comme il leur parut qu'il était bien temps de partir, ils cherchèrent un moyen pour que, sans que Dorothée et don Fernand prissent la peine d'accompagner don Quichotte jusqu'à son village en continuant la délivrance de la reine Micomicona, le curé et le barbier pussent l'y conduire, comme ils le désiraient, et tenter la guérison de sa folie. Ce qu'on arrêta d'un commun accord, ce fut de faire prix avec le charretier d'une charrette à boeufs, que le hasard fit passer par là, pour qu'il l'emmenât de la manière suivante: On fit une espèce de cage avec des bâtons entrelacés, où don Quichotte pût tenir à l'aise; puis aussitôt, sur l'avis du curé, don Fernand avec ses compagnons, les valets de don Luis, et les archers réunis à l'hôte, se couvrirent tous le visage, et se déguisèrent, celui-ci d'une façon, celui-là d'une autre, de manière qu'ils parussent à don Quichotte d'autres gens que ceux qu'il avait vus dans ce château. Cela fait, ils entrèrent en grand silence dans la chambre où il était couché, se reposant des alertes passées. Ils s'approchèrent du pauvre chevalier, qui dormait paisiblement, sans méfiance d'une telle aventure, et, le saisissant tous ensemble, ils lui lièrent si bien les mains et les pieds, que, lorsqu'il s'éveilla en sursaut, il ne put ni remuer, ni faire autre chose que de s'étonner et de s'extasier en voyant devant lui de si étranges figures. Il tomba sur-le-champ dans la croyance que son extravagante imagination lui rappelait sans cesse: il se persuada que tous ces personnages étaient des fantômes de ce château enchanté, et que, sans nul doute, il était enchanté lui-même, puisqu'il ne pouvait ni bouger ni se défendre. C'était justement ainsi que le curé, inventeur de la ruse et de la machination, avait pensé que la chose arriverait.
De tous les assistants, le seul Sancho avait conservé son même bon sens et sa même figure; et, quoiqu'il s'en fallût de fort peu qu'il ne partageât la maladie de son maître, il ne laissa pourtant pas de reconnaître qui étaient tous ces personnages contrefaits. Mais il n'osa pas découdre les lèvres avant d'avoir vu comment se termineraient cet assaut et cette arrestation de son seigneur, lequel n'avait pas plus envie de dire mot, dans l'attente du résultat qu'aurait sa disgrâce. Ce résultat fut qu'on apporta la cage auprès de son lit, qu'on l'enferma dedans, et qu'on cloua les madriers si solidement qu'il aurait fallu plus de deux tours de reins pour les briser. On le prit ensuite à dos d'homme, et, lorsqu'il sortait de l'appartement, on entendit une voix effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui du bât, mais l'autre, qui parlait de la sorte:
«Ô chevalier de la Triste-Figure, n'éprouve aucun déconfort de la prison où l'on t'emporte; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l'aventure que ton grand coeur t'a fait entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger d'un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront des griffes rapaces d'un père valeureux. Cela doit arriver avant que le dieu qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et naturel, rendu deux fois visite aux brillantes images du Zodiaque. Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer qui eût jamais l'épée à la ceinture, la barbe au menton et l'odorat aux narines, ne te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s'il plaît au grand harmonisateur des mondes, tu te verras emporté si haut, que tu ne pourras plus te reconnaître, et qu'ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t'assure même, au nom de la sage Mentironiana, que tes gages te seront payés, comme tu le verras à l'oeuvre. Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu'à l'endroit où vous ferez halte ensemble, et, puisqu'il ne m'est pas permis d'en dire davantage, que la grâce de Dieu reste avec vous; je m'en retourne où seul je le sais.»
À la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset, puis la baissa peu à peu avec une si touchante modulation, que ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie furent sur le point de croire à ce qu'ils avaient entendu.
Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie, car il en démêla de point en point le sens et la portée. Il comprit qu'on lui promettait de se voir engagé dans les liens d'un saint et légitime mariage avec sa bien-aimée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas les lionceaux, ses fils, pour l'éternelle gloire de la Manche. Plein d'une ferme croyance à ce qu'il venait d'entendre, il s'écria en poussant un profond soupir:
«Ô toi, qui que tu sois, qui m'as prédit tant de bonheur, je t'en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s'est chargé du soin de mes affaires, qu'il ne me laisse point périr en cette prison où l'on m'emporte à présent, jusqu'à ce que je voie s'accomplir d'aussi joyeuses, d'aussi incomparables promesses. Qu'il en soit ainsi, et je tiendrai pour célestes jouissances les peines de ma prison, pour soulagement les chaînes qui m'enveloppent, et ce lit de planches sur lequel on m'étend, loin de me sembler un dur champ de bataille, sera pour moi la plus douce et la plus heureuse couche nuptiale. Quant à la consolation que doit m'offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j'ai trop de confiance en sa droiture et en sa bonté pour craindre qu'il ne m'abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune; car, s'il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne pusse lui donner cette île tant promise, ou autre chose équivalente, ses gages, du moins, ne seront pas perdus, puisque, dans mon testament, qui est déjà fait, j'ai déclaré par écrit ce qu'on doit lui donner, non suivant ses nombreux et loyaux services, mais suivant mes faibles moyens.»
À ces mots, Sancho Panza lui fit une révérence fort courtoise, et lui baisa les deux mains, car lui en baiser une n'était pas possible, puisqu'elles étaient attachées ensemble. Ensuite les fantômes prirent la cage sur leurs épaules, et la chargèrent sur la charrette à boeufs[267].
Chapitre XLVII
_De l'étrange manière dont fut enchanté don Quichotte de la Manche, avec d'autres fameux événements__[268]_
Lorsque don Quichotte se vit engagé de cette façon et hissé sur la charrette, il se mit à dire:
«J'ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves et de bien authentiques; mais jamais je n'ai lu, ni vu, ni ouï dire qu'on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me voir maintenant emmené sur une charrette à boeufs, vive Dieu! j'en suis tout confus. Néanmoins, peut-être que la chevalerie et les enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que ceux des temps anciens; peut-être aussi, comme je suis nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité la profession déjà oubliée de la chevalerie aventurière, a-t-on nouvellement inventé d'autres espèces d'enchantements et d'autres manières de conduire les enchantés. Que t'en semble, mon fils Sancho?
— Je ne sais trop ce qu'il m'en semble, répondit Sancho, car je n'ai pas tant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes; mais, cependant, j'oserais affirmer et jurer que toutes ces visions qui vont et viennent ici autour ne sont pas entièrement catholiques.
— Catholiques, bon Dieu! s'écria don Quichotte; comment seraient- elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des corps fantastiques pour venir faire cette belle oeuvre, et me mettre dans ce bel état? Et si tu veux t'assurer de cette vérité, touche-les, palpe-les, et tu verras qu'ils n'ont d'autres corps que l'air, et qu'ils ne consistent qu'en l'apparence.
— Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà touchés; tenez, ce diable-là, qui se trémousse tant, a le teint frais comme une rose, et une autre propriété bien différente de celle qu'ont les démons: car, à ce que j'ai ouï dire, ils sentent tous la pierre de soufre et d'autres mauvaises odeurs; mais celui-ci sent l'ambre à une demi-lieue.»
Sancho disait cela de don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur, devait sentir comme il le disait.
«Que cela ne t'étonne point, ami Sancho, répondit don Quichotte, car je t'avertis que les diables en savent long, et, bien qu'ils portent des odeurs avec eux, par eux-mêmes ils ne sentent rien, car ce sont des esprits, et s'ils sentent, ce ne peut être que de puantes exhalaisons. La raison en est simple: comme, quelque part qu'ils aillent, ils portent l'enfer avec eux, et ne peuvent trouver aucun soulagement à leur supplice; comme, d'un autre côté, une bonne odeur délecte et satisfait, il est impossible qu'ils sentent jamais bon. Et s'il semble, à toi, que ce démon dont tu parles sent l'ambre, c'est que tu te trompes, ou qu'il veut te tromper pour que tu ne le croies pas un démon.»
Tout cet entretien se passait entre le maître et le serviteur. Mais don Fernand et Cardénio, craignant que Sancho ne finît par dépister entièrement leur invention, qu'il flairait déjà de fort près, résolurent de hâter le départ. Appelant à part l'hôtelier, ils lui ordonnèrent de seller Rossinante et de bâter le grison, ce qu'il fit avec diligence. En même temps, le curé faisait marché avec les archers de la Sainte-Hermandad pour qu'ils l'accompagnassent jusqu'à son village, en leur donnant tant par jour. Cardénio attacha aux arçons de la selle de Rossinante, d'un côté l'écu de don Quichotte, et de l'autre son plat à barbe; il ordonna par signes à Sancho de monter sur son âne et de prendre Rossinante par la bride, puis il plaça de chaque côté de la charrette les deux archers avec leurs arquebuses. Mais avant que la charrette se mît en mouvement, l'hôtesse sortit du logis, avec sa fille et Maritornes, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce. Don Quichotte leur dit:
«Ne pleurez pas, mes excellentes dames; tous ces malheurs sont attachés à la profession que j'exerce, et si telles calamités ne m'arrivaient point, je ne me tiendrais pas pour un fameux chevalier errant. En effet, aux chevaliers de faible renom, jamais rien de semblable n'arrive, et il n'y a personne au monde qui se souvienne d'eux; c'est le lot des plus renommés, dont la vertu et la vaillance excitent l'envie de beaucoup de princes et d'autres chevaliers qui s'efforcent, par de mauvaises voies, de perdre les bons. Et cependant la vertu est si puissante, que, par elle seule, et malgré toute la magie qu'a pu savoir son premier inventeur Zoroastre, elle sortira victorieuse de la lutte, et répandra sa lumière dans le monde, comme le soleil la répand dans les cieux. Pardonnez-moi, tout aimables dames, si, par négligence ou par oubli, je vous ai fait quelque offense; car, volontairement et en connaissance de cause, jamais je n'offensai personne. Priez Dieu qu'il me tire de cette prison où m'a enfermé quelque enchanteur malintentionné. Si je me vois libre un jour, je ne laisserai pas sortir de ma mémoire les grâces que vous m'avez faites dans ce château, voulant les reconnaître et les payer de retour comme elles le méritent.»
Pendant que cette scène se passait entre don Quichotte et les dames du château, le curé et le barbier prirent congé de don Fernand et de ses compagnons, du capitaine et de son frère auditeur, et de toutes ces dames, à présent si contentes, notamment de Dorothée et de Luscinde. Ils s'embrassèrent tous, et promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l'informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait plus de plaisir que de le savoir. Il s'engagea, de son côté, à le tenir au courant de tout ce qu'il croirait devoir lui être agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de l'aventure de don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents. Le curé s'offrit à faire tout ce qui lui était demandé, avec une ponctuelle exactitude. Ils s'embrassèrent de nouveau, et de nouveau échangèrent des offres et des promesses de service.
L'hôte s'approcha du curé, et lui remit quelques papiers qu'il avait, disait-il, trouvés dans la doublure de la malle où s'était rencontrée la nouvelle du Curieux malavisé.
«Leur maître, ajouta-t-il, n'ayant plus reparu, vous pouvez les emporter tous; puisque je ne sais pas lire, ils ne me servent à rien.»
Le curé le remercia, et les ayant aussitôt déroulés, il vit qu'en tête se trouvait écrit le titre suivant: _Nouvelle de Rinconété et Cortadillo, _d'où il comprit que ce devrait être quelque nouvelle; et, comme celle du _Curieux malavisé _lui avait semblé bonne, il imagina que celle-ci ne le serait pas moins, car il se pouvait qu'elle fût du même auteur[269]. Il la conserva donc dans le dessein de la lire dès qu'il en aurait l'occasion.
Montant à cheval, ainsi que son ami le barbier, tous deux avec leur masque sur la figure, pour n'être point immédiatement reconnus de don Quichotte, ils se mirent en route à la suite du char à boeufs, dans l'ordre suivant: au premier rang marchait la charrette, conduite par le charretier; de chaque côté, comme on l'a dit, les archers avec leurs arquebuses; Sancho suivait, monté sur son âne, et tirant Rossinante par la bride; enfin, derrière le cortége, venaient le curé et le barbier sur leurs puissantes mules, le visage masqué, la démarche lente et grave, ne cheminant pas plus vite que ne le permettait la tardive allure des boeufs. Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les pieds étendus, le dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence et la même immobilité que s'il eût été, non point un homme de chair et d'os, mais une statue de pierre.
Ayant fait environ deux lieues de chemin, avec cette lenteur et dans ce silence ininterrompu, ils arrivèrent à un vallon qui parut au bouvier un endroit convenable pour donner à ses boeufs un peu de repos et de pâture. Il en avertit le curé; mais le barbier fut d'avis qu'on allât un peu plus loin, parce qu'il savait qu'au détour d'une colline qui s'offrait à leurs yeux, il y avait un autre vallon plus frais et mieux pourvu d'herbe que celui où l'on voulait faire halte. On suivit le conseil du barbier, et toute la caravane se remit en marche. À ce moment le curé tourna la tête et vit venir, derrière eux, six à sept hommes à cheval, fort bien équipés. Ceux-ci les eurent bientôt rejoints, car ils cheminaient, non point avec le flegme et la lenteur des boeufs, mais comme gens montés sur des mules de chanoines, et talonnés par le désir d'aller promptement faire la sieste dans une hôtellerie qui se montrait à moins d'une lieue de là.
Les diligents rattrapèrent donc les paresseux, et, en s'abordant, ils se saluèrent avec courtoisie. Mais un des nouveaux venus, qui était finalement chanoine de Tolède, et le maître de ceux qui l'accompagnaient, ne put voir cette régulière procession de la charrette, des archers, de Sancho, de Rossinante, du curé et du barbier, et surtout don Quichotte emprisonné dans sa cage, sans demander ce que cela signifiait, et pourquoi l'on emmenait cet homme d'une telle façon. Cependant il s'était imaginé déjà, en voyant les insignes des archers, que ce devait être quelque brigand de grands chemins, ou quelque autre criminel dont le châtiment appartenait à la Sainte-Hermandad. Un des archers, à qui la question fut faite, répondit de la sorte:
«Seigneur, ce que signifie la manière dont voyage ce gentilhomme, qu'il vous le dise lui-même, car nous ne le savons pas.»
Don Quichotte entendit la conversation:
«Est-ce que par hasard, dit-il, Vos Grâces sont instruites et versées dans ce qu'on appelle la chevalerie errante? En ce cas, je vous confierai mes disgrâces; sinon, il est inutile que je me fatigue à les conter.»
En ce moment, le curé et le barbier étaient accourus, voyant que la conversation s'engageait entre les voyageurs et don Quichotte, pour répondre de façon que leur artifice ne fût pas découvert. Le chanoine avait répondu à don Quichotte:
«En vérité, frère, je sais un peu plus des livres de chevalerie que des éléments de logique du docteur Villalpando[270]. Si donc il ne faut pas autre chose, vous pouvez me confier tout ce qu'il vous plaira.
— À la grâce de Dieu, répliqua don Quichotte. Eh bien! sachez donc, seigneur chevalier, que je suis enchanté dans cette cage par envie et par surprise de méchants enchanteurs; car la vertu est encore plus persécutée des méchants que chérie des bons. Je suis chevalier errant, et non pas de ceux dont jamais la renommée ne s'est rappelé les noms pour les éterniser dans sa mémoire, mais bien de ceux desquels, en dépit de l'envie même, en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l'Inde, de tous les gymnosophistes de l'Éthiopie[271], elle doit graver les noms dans le temple de l'immortalité, afin qu'ils servent d'exemples et de modèles aux siècles futurs, et que les chevaliers errants des âges à venir y voient le chemin qu'ils doivent suivre pour arriver au faîte de la gloire militaire.
— Le seigneur don Quichotte dit parfaitement vrai, interrompit en ce moment le curé. Il marche enchanté sur cette charrette, non par sa faute et ses péchés, mais par la mauvaise intention de ceux qu'offusque la vertu et que fâche la vaillance. C'est en un mot, seigneur, le _chevalier de la Triste-Figure, _si déjà vous ne l'avez entendu nommer quelque part, dont les valeureuses prouesses et les grands exploits seront gravés sur le bronze impérissable et sur le marbre d'éternelle durée, quelques efforts que fassent l'envie pour les obscurcir et la malice pour les cacher.»
Quand le chanoine entendit parler en un semblable style l'homme en prison et l'homme en liberté, il fut sur le point de se signer de surprise; il ne pouvait deviner ce qui lui arrivait, et tous ceux dont il était accompagné tombèrent dans le même étonnement. En cet instant, Sancho Panza, qui s'était approché pour entendre la conversation, ajouta pour tout raccommoder:
«Ma foi, seigneur, qu'on me veuille bien, qu'on me veuille mal pour ce que je vais dire, le cas est que mon seigneur don Quichotte est enchanté comme ma mère. Il a tout son jugement, il boit, il mange, il fait ses nécessités aussi bien que les autres hommes, et comme il les faisait hier avant qu'on le mît en cage. Et puisqu'il en est ainsi, comment veut-on me faire croire à moi qu'il est enchanté? J'ai ouï dire à bien des personnes que les enchantés ne peuvent ni manger, ni dormir, ni parler, et mon maître, si on ne lui ferme la bouche, parlera plus que trente procureurs.»
Puis, tournant les yeux sur le curé, Sancho ajouta:
«Ah! monsieur le curé, monsieur le curé, est-ce que Votre Grâce s'imagine que je ne la connais pas? Est-ce que vous pensez que je ne démêle et ne devine pas fort bien où tendent ces nouveaux enchantements? Eh bien! sachez que je vous connais, si bien que vous vous cachiez le visage, et sachez que je vous comprends, si bien que vous dissimuliez vos fourberies. Enfin, où règne l'envie, la vertu ne peut vivre, ni la libéralité à côté de l'avarice. En dépit du diable, si Votre Révérence ne s'était mise à la traverse, à cette heure-ci mon maître serait déjà marié avec l'infante Micomicona, et je serais comte pour le moins, puisqu'on ne pouvait attendre autre chose, tant de la bonté de mon seigneur _de la Triste-Figure, _que de la grandeur de mes services. Mais je vois bien qu'il n'y a rien de plus vrai que ce qu'on dit dans mon pays, que la roue de la fortune tourne plus vite qu'une roue de moulin, et que ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd'hui dans la poussière. Ce qui me fâche, ce sont ma femme et mes enfants: car, lorsqu'ils pouvaient et devaient espérer de voir entrer leur père par les portes de sa maison, devenu gouverneur de quelque île ou vice-roi de quelque royaume, ils le verront revenir palefrenier. Tout ce que je viens de dire, seigneur curé, c'est seulement pour faire entendre à Votre Paternité qu'elle se fasse conscience des mauvais traitements qu'endure mon bon seigneur. Prenez garde qu'un jour, dans l'autre vie, Dieu ne vous demande compte de cet emprisonnement de mon maître, et qu'il ne mette à votre charge tous les secours et tous les bienfaits que mon seigneur don Quichotte manque de donner aux malheureux, tout le temps qu'il est en prison.
— Allons, remettez-moi cette jambe! s'écria en ce moment le barbier. Comment, Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre maître? Vive Dieu! je vois que vous avez besoin de lui faire compagnie dans la cage, et qu'il faut vous tenir enchanté comme lui, puisque vous tenez aussi de son humeur chevaleresque. À la male heure vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses, et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez, et qui doit avorter.
— Je ne suis gros de personne, répondit Sancho, et ne suis pas homme à me laisser engrosser, même par un roi; et quoique pauvre, je suis vieux chrétien; et je ne dois rien à âme qui vive; et si je convoite des îles, d'autres convoitent de pires choses; et chacun est fils de ses oeuvres; et puisque je suis un homme, je peux devenir pape, à plus forte raison gouverneur d'une île, et surtout lorsque mon seigneur en peut gagner tant qu'il ne sache à qui les donner. Prenez garde comment vous parlez, seigneur barbier; il y a quelque différence de pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous connaissons tous, et ce n'est pas à moi qu'il faut jeter un dé pipé. Quant à l'enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est; et laissons l'ordure en son coin, car il ne fait pas bon la remuer.»
Le barbier ne voulut plus répondre à Sancho, de peur que celui-ci ne découvrît par ses balourdises ce que le curé et lui faisaient tant d'efforts pour tenir caché.
Dans ce même sentiment de crainte, le curé avait dit au chanoine de marcher un peu en avant, et qu'il lui dirait le mystère de cet homme en cage, avec d'autres choses qui le divertiraient. Le chanoine, en effet, prit les devants avec lui, suivi de ses serviteurs, et écouta fort attentivement tout ce qu'il plut au curé de lui dire sur la qualité, la vie, les moeurs et la folie de don Quichotte. Le curé conta succinctement le principe et la cause de sa démence, et tout le cours de ses aventures jusqu'à sa mise en cage, ainsi que le dessein qu'ils avaient de l'emmener de force dans son pays, pour essayer de trouver là quelque remède à sa folie.
Le chanoine et ses domestiques redoublèrent de surprise en écoutant l'étrange histoire de don Quichotte, et quand il eut achevé d'en entendre le récit:
«Véritablement, seigneur curé, dit le chanoine, je trouve, pour mon compte, que ces livres qu'on appelle de chevalerie sont un vrai fléau dans l'État. Bien que l'oisiveté et leur faux attrait m'aient fait lire le commencement de presque tous ceux qui ont été jusqu'à ce jour imprimés, jamais je n'ai pu me décider à en lire un seul d'un bout à l'autre, parce qu'il me semble que, tantôt plus, tantôt moins, ils sont tous la même chose; que celui-ci n'a rien de plus que celui-là, ni le dernier que le premier. Il me semble encore que cette espèce d'écrit et de composition rentre dans le genre des anciennes fables milésiennes, c'est-à-dire de contes extravagants, qui avaient pour objet d'amuser et non d'instruire, au rebours des fables apologues, qui devaient amuser et instruire tout à la fois. Maintenant, si le but principal de semblables livres est d'amuser, je ne sais, en vérité, comment ils peuvent y parvenir, remplis comme ils le sont de si nombreuses et si énormes extravagances. La satisfaction, le délice que l'âme éprouve doivent provenir de la beauté et de l'harmonie qu'elle voit, qu'elle admire, dans les choses que lui présente la vue ou l'imagination, et toute autre chose qui réunit en soi laideur et dérèglement ne peut causer aucun plaisir. Eh bien! quelle beauté peut-il y avoir, ou quelle proportion de l'ensemble aux parties et des parties à l'ensemble, dans un livre, ou bien dans une fable, si l'on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d'épée à un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s'il était fait de pâte à massepains? Et qu'arrive-t-il quand on veut nous décrire une bataille, après avoir dit qu'il y a dans l'armée ennemie un million de combattants? Pourvu que le héros du livre soit contre eux, il faut, bon gré, mal gré, nous résigner à ce que ce chevalier remporte la victoire par la seule valeur et la seule force de son bras. Que dirons-nous de la facilité avec laquelle une reine ou une impératrice héréditaire se laisse aller dans les bras d'un chevalier errant et inconnu? Quel esprit, s'il n'est entièrement inculte et barbare, peut s'amuser en lisant qu'une grande tour pleine de chevaliers glisse et chemine sur la mer comme un navire avec le bon vent; que le soir elle quitte les côtes de Lombardie, et que le matin elle aborde aux terres du Preste-Jean des Indes ou en d'autres pays que n'a jamais décrits Ptolomée, ni vus Marco-Polo[272]? Si l'on me répondait que ceux qui composent de tels livres les écrivent comme des choses d'invention et de mensonge, et que dès lors ils ne sont pas obligés de regarder de si près aux délicatesses de la vérité, je répliquerais, moi, que le mensonge est d'autant meilleur qu'il semble moins mensonger, et qu'il plaît d'autant plus qu'il s'approche davantage du vraisemblable et du possible. Il faut que les fables inventées épousent en quelque sorte l'entendement de ceux qui les lisent; il faut qu'elles soient écrites de telle façon que, rendant l'impossible croyable, et aplanissant les monstruosités, elles tiennent l'esprit en suspens, qu'elles l'étonnent, l'émeuvent, le ravissent, et lui donnent à la fois la surprise et la satisfaction. Or, toutes ces choses ne pourront se trouver sous la plume de celui qui fuit la vraisemblance et l'imitation de la nature, en quoi consiste la perfection d'un récit. Je n'ai jamais vu de livre de chevalerie qui formât un corps de fable entier, avec tous ses membres, de manière que le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu. Les auteurs les composent, au contraire, de tant de membres dépareillés, qu'on dirait qu'ils ont eu plutôt l'intention de fabriquer une chimère, un monstre, que de faire une figure proportionnée. Outre cela, ils sont durs et grossiers dans le style, incroyables dans les prouesses, impudiques dans les amours, malséants dans les courtoisies, longs et lourds dans les batailles, niais dans les dialogues, extravagants dans les voyages, finalement dépourvus de tact, d'art et d'intelligente invention, et dignes, par tous ces motifs, d'être exilés de la république chrétienne comme gens désoeuvrés et dangereux.»
Notre curé, qui avait écouté fort attentivement le chanoine, le tint pour homme de bon entendement, et trouva qu'il avait raison en tout ce qu'il disait. Aussi lui répondit-il qu'ayant la même opinion, et portant la même haine aux livres de chevalerie, il avait brûlé tous ceux de don Quichotte, dont le nombre était grand. Alors il lui raconta l'enquête qu'il avait faite contre eux, ceux qu'il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce de la vie, ce qui divertit singulièrement le chanoine.
Celui-ci, reprenant son propos, ajouta que, malgré tout le mal qu'il avait dit de ces livres, il y trouvait pourtant une bonne chose, à savoir, le canevas qu'ils offraient pour qu'une bonne intelligence pût se montrer et se déployer tout à l'aise.
«En effet, dit-il, il ouvre une longue et spacieuse carrière, où, sans nul obstacle, la plume peut librement courir, peut décrire des naufrages, des tempêtes, des rencontres, des batailles; peut peindre un vaillant capitaine, avec toutes les qualités qu'exige une telle renommée, habile et prudent, déjouant les ruses de l'ennemi, éloquent orateur pour persuader ou dissuader ses soldats, mûr dans le conseil, rapide dans l'exécution, aussi patient dans l'attente que brave dans l'attaque. L'auteur racontera, tantôt une lamentable et tragique aventure, tantôt un événement joyeux et imprévu: là, il peindra une noble dame, belle, honnête, spirituelle; ici, un gentilhomme, chrétien, vaillant et de belles manières; d'un côté, un impertinent et barbare fanfaron; de l'autre, un prince courtois, affable et valeureux; il représentera la loyauté de fidèles vassaux, les largesses de généreux seigneurs; il peut se montrer tantôt astronome, tantôt géographe, tantôt homme d'État, et même, s'il en a l'envie, l'occasion ne lui manquera pas de se montrer nécromant[273]. Il peut successivement offrir les ruses d'Ulysse, la piété d'Énée, la valeur d'Achille, les infortunes d'Hector, les trahisons de Sinon, l'amitié d'Euryale, la libéralité d'Alexandre, la bravoure de César, la clémence de Trajan, la fidélité de Zopire, la prudence de Caton, et finalement toutes les actions qui peuvent faire un héros parfait, soit qu'il les réunisse sur un seul homme, soit qu'il les divise sur plusieurs. Si cela est écrit d'un style pur, facile, agréable, et composé avec un art ingénieux, qui rapproche autant que possible l'invention de la vérité, alors l'auteur aura tissé sa toile de fils variés et précieux, et son ouvrage, une fois achevé, offrira tant de beauté, tant de perfection, qu'il atteindra le dernier terme auquel puissent tendre les écrits, celui d'instruire en amusant. En effet, la libre allure de ces livres permet à l'auteur de s'y montrer tour à tour épique, lyrique, tragique, comique, et d'y réunir toutes les qualités que renferment en soi les douces et agréables sciences de l'éloquence et de la poésie, car l'épopée peut aussi bien s'écrire en prose qu'en vers.[274]«
Chapitre XLVIII
Où le chanoine continue à discourir sur les livres de chevalerie avec d'autres choses dignes de son esprit
«Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit le curé, a parfaitement raison, et c'est là ce qui rend plus dignes de blâme ceux qui ont jusqu'à présent composé de semblables livres, sans réflexion, sans jugement, sans s'attacher à l'art et aux règles qui auraient pu, en les guidant, les rendre aussi fameux en prose que l'ont été en vers les deux princes de la poésie grecque et latine.
— Pour moi, du moins, répliqua le chanoine, j'ai eu certaine tentation d'écrire un livre de chevalerie, en y gardant toutes les conditions dont je viens de faire l'analyse. S'il faut même confesser la vérité, je dois dire qu'il y en a bien cent feuilles d'écrites; et, pour m'assurer par expérience si elles méritaient la bonne opinion que j'en ai, je les ai communiquées à des hommes passionnés pour cette lecture, mais doctes et spirituels, et à d'autres, ignorants, qui ne cherchent que le plaisir d'entendre conter des extravagances. Chez les uns comme chez les autres, j'ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins, je n'ai pas poussé plus loin ce travail: d'abord, parce qu'il m'a paru que je faisais une chose étrangère à ma profession; ensuite, parce que le nombre des gens simples est plus grand que celui des gens éclairés, et que, bien qu'il vaille mieux être loué du petit nombre des sages que moqué du grand nombre des sots, je ne veux pas me soumettre au jugement capricieux de l'impertinent vulgaire, auquel appartient principalement la lecture de semblables livres. Mais ce qui me l'ôta surtout des mains, et m'enleva jusqu'à la pensée de le terminer, ce fut un raisonnement que je fis en moi-même, à propos des comédies qu'on représente aujourd'hui. Si ces comédies à la mode, me dis-je, aussi bien celles d'invention que celles tirées de l'histoire, ne sont, pour la plupart, que d'évidentes extravagances, qui n'ont réellement ni pieds ni tête; si pourtant le vulgaire les écoute avec plaisir, les approuve et les tient pour bonnes, quand elles sont si loin de l'être; si les auteurs qui les composent et les acteurs qui les jouent disent qu'elles doivent être ainsi, parce qu'ainsi le veut le public; que celles qui respectent et suivent les règles de l'art ne sont bonnes que pour quatre hommes d'esprit qui les entendent, quand tous les autres ne comprennent rien à leur mérite, et qu'il leur convient mieux de gagner de quoi vivre avec la multitude, que de la réputation avec le petit nombre; la même chose arrivera à mon livre, quand je me serai brûlé les sourcils pour garder les préceptes, et je deviendrai, comme on dit, le tailleur de Campillo, qui fournissait le fil et la façon. J'ai tâché quelquefois de persuader aux auteurs qu'ils se trompent dans leur opinion, qu'ils attireraient plus de monde et gagneraient plus de renommée en représentant des comédies régulières que des pièces extravagantes; mais ils sont si obstinés, si profondément ancrés dans leur avis, qu'il n'y a plus ni raisonnement ni évidence qui puisse les en faire revenir. Je me rappelle qu'un jour je dis à l'un de ces entêtés: «Ne vous souvient-il pas qu'il y a peu d'années, l'on représenta en Espagne trois tragédies composées par un célèbre poëte de ces royaumes, telles toutes les trois qu'elles étonnèrent et ravirent tous ceux qui les virent jouer, les simples comme les sages, et qu'elles rapportèrent à elles seules plus d'argent aux comédiens que trente des meilleures qu'on ait faites depuis? — Sans doute, répondit l'auteur dont je parle, que Votre Grâce veut faire allusion à l'_Isabelle, _à la _Philis _et à l'_Alexandra__[275]_? — Justement, répliquai-je, c'est d'elles qu'il s'agit. Elles suivaient assurément les préceptes de l'art; eh bien! voyez: pour les avoir suivis, ont-elles manqué de paraître ce qu'elles étaient, et de plaire à tout le monde? La faute n'est donc pas au public, qui demande des sottises, mais à ceux qui ne savent pas lui servir autre chose. On ne trouve pas plus d'extravagance dans _l'Ingratitude vengée, _dans la _Numancia, _dans le _Marchand amoureux, _moins encore dans _l'Ennemie favorable__[276]__, _ni dans quelques autres que composèrent des poëtes habiles au profit de leur renommée et de la bourse des acteurs qui les jouèrent.» J'ajoutai encore d'autres choses qui le laissèrent un peu confus, un peu ébranlé, mais non pas assez convaincu pour le tirer de son erreur.
— Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit alors le curé, vient de toucher un sujet qui a réveillé chez moi l'ancienne rancune que je porte aux comédies à la mode aujourd'hui, et non moins forte que celle qui m'anime contre les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, au dire de Cicéron, doit être le miroir de la vie humaine, l'exemple des moeurs et l'image de la vérité, celles qu'on joue à présent ne sont que des miroirs d'extravagance, des exemples de sottise et des images d'impudicité. En effet, quelle plus grande extravagance peut-il y avoir dans la matière qui nous occupe que de faire paraître un enfant au maillot à la première scène du premier acte, et de le ramener, à la seconde, homme fait avec de la barbe au menton[277]? Quelle plus grande sottise que de nous peindre un vieillard bravache, un jeune homme poltron, un laquais rhétoricien, un page conseiller, un roi crocheteur, et une princesse laveuse de vaisselle? Que dirai-je ensuite de l'observation du temps pendant lequel pouvaient arriver les événements que l'on représente? N'ai-je pas vu telle comédie dont le premier acte commence en Europe, le second se continue en Asie, le troisième finit en Afrique; et, s'il y avait quatre actes, le quatrième se terminerait en Amérique, de façon que la pièce se serait passée dans les quatre parties du monde[278]? Si l'imitation historique est la principale qualité de la comédie, comment la plus médiocre intelligence pourrait-elle être satisfaite lorsque, dans une action qui arrive au temps de Pépin ou de Charlemagne, on attribue au personnage principal d'avoir porté, comme l'empereur Héraclius, la croix à Jérusalem, et d'avoir conquis le saint sépulcre sur les Sarrasins, comme Godefroy de Bouillon, tandis qu'un si grand nombre d'années séparent ces personnages[279]? Si, au contraire, la comédie est toute de fiction, comment lui prêter certaines vérités de l'histoire, comment y mêler des événements arrivés à différentes personnes et à différentes époques, et cela, non point avec l'art d'un arrangement vraisemblable, mais avec des erreurs inexcusables de tous points? Ce qu'il y a de pis, c'est qu'il se trouve des ignorants qui prétendent que cela seul est parfait, et que vouloir toute autre chose, c'est avoir des envies de femme grosse. Que sera-ce, bon Dieu! si nous arrivons aux comédies divines[280]? Que de faux miracles, que de faits apocryphes, que d'actions d'un saint attribuées à un autre! Même dans les comédies humaines, on ose faire des miracles, sans autre excuse, sans autre motif que de dire: en cet endroit viendrait bien un miracle, ou un coup de théâtre, comme ils disent, pour que les imbéciles s'étonnent et accourent voir la comédie. Tout cela, certes, est au préjudice de la vérité, au détriment de l'histoire, et même à la honte des écrivains espagnols; car les étrangers, qui gardent ponctuellement les lois de la comédie, nous appellent des barbares et des ignorants en voyant les absurdités de celles que nous écrivons[281]. Ce ne serait pas une suffisante excuse de dire que le principal objet qu'ont les gouvernements bien organisés, en permettant la représentation des comédies, c'est de divertir le public par quelque honnête récréation, et de le préserver des mauvaises humeurs qu'engendre habituellement l'oisiveté; qu'ainsi, cet objet étant rempli par la première comédie venue, bonne ou mauvaise, il n'y a point de raison pour établir des lois, pour contraindre ceux qui les composent et les jouent à les faire comme elles devraient être faites, puisque toute comédie accomplit ce qu'on attend d'elle. À cela, je répondrais que ce but serait sans comparaison bien mieux atteint par les bonnes comédies que par celles qui ne le sont pas: car, après avoir assisté à une comédie régulière et ingénieuse, le spectateur sortirait amusé par les choses plaisantes, instruit par les choses sérieuses, étonné par les événements, réformé par le bon langage, mieux avisé par les fourberies, plus intelligent par les exemples, courroucé contre le vice et passionné pour la vertu. Tous ces sentiments, la bonne comédie doit les éveiller dans l'âme de l'auditeur, si rustique et si lourdaud qu'il soit. De même, il est impossible qu'une comédie réunissant toutes ces qualités ne plaise, ne réjouisse et ne satisfasse bien plus que celle qui en sera dépourvue, comme le sont la plupart des pièces qu'on représente aujourd'hui. La faute n'en est pas aux poëtes qui les composent, car plusieurs d'entre eux connaissent fort bien en quoi ils pèchent, et ne savent pas moins ce qu'ils devraient faire. Mais, comme les comédies sont devenues une marchandise à vendre, ils disent, et avec raison, que les acteurs ne les achèteraient pas si elles n'étaient taillées à la mode. Ainsi le poëte est contraint de se plier à ce qu'exige le comédien, qui doit lui payer son ouvrage. Veut-on une preuve de cette vérité? qu'on voie les comédies en nombre infini qu'a composées un heureux génie de ces royaumes, avec tant de fécondité, tant d'esprit et de grâce, un vers si élégant, un dialogue si bien assaisonné de saillies plaisantes et de graves maximes, qu'il remplit le monde de sa renommée[282]. Eh bien, parce qu'il cède aux exigences des comédiens, elles ne sont pas arrivées toutes, comme quelques-unes d'entre elles, au degré de perfection qu'elles devaient atteindre. D'autres auteurs écrivent leurs pièces tellement à l'étourdie, qu'après les avoir jouées, les comédiens sont obligés de fuir et de s'expatrier, dans la crainte d'être punis, comme cela est arrivé mainte et mainte fois, pour avoir représenté des choses irrévérencieuses pour quelques souverains, ou déshonorantes pour quelques nobles lignages. Tous ces inconvénients cesseraient, et bien d'autres encore que je passe sous silence, s'il y avait à la cour une personne éclairée, habile et discrète, chargée d'examiner toutes les comédies avant leur représentation, non-seulement celles qu'on jouerait dans la capitale, mais toutes celles qu'on aurait envie de jouer dans le reste de l'Espagne. Il faudrait que, sans l'approbation, la signature et le sceau de cet examinateur, aucune autorité locale ne laissât représenter aucune comédie dans son pays. De cette manière, les comédiens auraient soin d'envoyer leurs pièces à la cour, et pourraient ensuite les représenter en toute sûreté. Ceux qui les composent y mettraient aussi plus de soin, de travail et d'étude, dans la crainte de l'examen rigoureux et éclairé que devraient subir leurs ouvrages. Enfin, l'on ferait de bonnes comédies, et l'on atteindrait heureusement le but qu'on se propose, aussi bien le divertissement du public que la gloire des écrivains de l'Espagne et l'intérêt bien entendu des comédiens, qu'on serait dispensé de surveiller et de punir. Si, de plus, on chargeait une autre personne, ou la même, d'examiner les livres de chevalerie qui seraient composés désormais, sans doute il en paraîtrait quelques-uns qui auraient toute la perfection dont parle Votre Grâce. Ils enrichiraient notre langue d'un agréable et précieux trésor d'éloquence; ils permettraient enfin que les livres anciens s'obscurcissent à la lumière des livres nouveaux, qui se publieraient pour l'honnête passe-temps, non-seulement des oisifs, mais encore des hommes les plus occupés: car il est impossible que l'arc soit toujours tendu, et l'humaine faiblesse a besoin de se retremper dans des récréations permises.»
Le chanoine et le curé en étaient là de leur entretien, quand le barbier, prenant les devants, s'approcha d'eux, et dit au curé:
«Voici, seigneur licencié, l'endroit où j'ai dit que nous serions bien pour faire la sieste, tandis que les boeufs trouveraient une fraîche et abondante pâture.
— C'est aussi ce qu'il me semble,» répondit le curé.
Et, dès qu'il eut fait part de son projet au chanoine, celui-ci résolut de s'arrêter avec eux, convié par le charme d'un joli vallon qui s'offrait à leur vue. Pour jouir de ce beau paysage, ainsi que de la conversation du curé, qu'il commençait à prendre en affection, et pour savoir plus en détail les prouesses de don Quichotte, il ordonna à quelques-uns de ses domestiques d'aller à l'hôtellerie, qui n'était pas fort éloignée, et d'en rapporter ce qu'ils y trouveraient pour le dîner de toute la compagnie, parce qu'il se décidait à passer la sieste en cet endroit. L'un des domestiques répondit que le mulet aux provisions, qui devait être déjà dans l'hôtellerie, était assez bien chargé pour qu'on n'eût rien à y prendre que l'orge.
«En ce cas, reprit le chanoine, conduisez-y toutes nos montures, et faites revenir le mulet.»
Pendant que cet ordre s'exécutait, Sancho, voyant qu'il pouvait enfin parler à son maître sans la continuelle surveillance du curé et du barbier, qu'il tenait pour suspects, s'approcha de la cage où gisait don Quichotte, et lui dit:
«Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous dire ce qui se passe au sujet de votre enchantement. D'abord ces deux hommes qui vous accompagnent, avec des masques sur la figure, sont le curé et le barbier de notre village; et j'imagine qu'ils ont ourdi la trame de vous emmener de cette façon, par pure envie, et parce qu'ils sont jaloux de ce que vous les surpassez à faire de fameux exploits. Cette vérité une fois admise, il s'ensuit que vous n'êtes pas enchanté dans cette cage, mais mystifié comme un benêt. En preuve de ce que je vous dis, je veux vous faire une question, et, si vous me répondez comme je crois que vous allez me répondre, vous toucherez du doigt cette fourberie, et vous reconnaîtrez que vous n'êtes pas enchanté, mais que vous avez l'esprit à l'envers.
— Voyons, répondit don Quichotte, demande ce que tu voudras, mon fils Sancho; je suis prêt à te donner toute satisfaction. Quant à ce que tu dis que ceux qui vont et viennent autour de nous sont le curé et le barbier, nos compatriotes et nos connaissances, il est bien possible qu'il te semble que ce soit eux-mêmes; mais que ce soit eux réellement et en effet, ne t'avise de le croire en aucune façon. Ce que tu dois croire et comprendre, c'est que, s'ils leur ressemblent, comme tu le dis, ceux qui m'ont enchanté auront pris cette forme et cette ressemblance. En effet, il est facile aux enchanteurs de prendre la figure qui leur convient, et ils auront revêtu celle de nos amis pour te donner occasion de penser ce que tu penses, et pour te jeter dans un labyrinthe de doutes et d'incertitudes dont le fil de Thésée ne parviendrait pas à te faire sortir. Ils auront également pris cette apparence pour que j'hésite dans ma conviction, et que je ne puisse deviner d'où me vient ce grief. Car enfin, si, d'une part, on me dit que ceux qui nous accompagnent sont le barbier et le curé de notre pays; si, d'une autre part, je me vois encagé, sachant fort bien qu'aucune force humaine, à moins d'être surnaturelle, ne serait capable de me mettre en cage, que veux-tu que je dise ou que je pense, si ce n'est que la façon de mon enchantement surpasse toutes celles que j'ai lues dans toutes les histoires qui traitent des chevaliers errants qu'on a jusqu'à présent enchantés? Ainsi, tu peux bien te calmer et te rendre le repos en ce qui est de croire que ces gens sont ce que tu dis, car ils ne le sont pas plus que je ne suis Turc; et quant à me demander quelque chose, parle, je te répondrai, dusses-tu me faire des questions jusqu'à demain matin.
— Par le nom de Notre-Dame, s'écria Sancho en jetant un grand cri, est-il possible que Votre Grâce soit assez dure de cervelle, assez dépourvue de moelle sous le crâne, pour ne pas reconnaître que ce que je dis est la vérité pure, et que, dans cet emprisonnement qu'on vous fait subir, il entre plus de malice que d'enchantement? Mais, puisqu'il en est ainsi, je veux vous prouver avec la dernière évidence que vous n'êtes pas enchanté. Dites-moi voir un peu… Puisse Dieu vous tirer de ce tourment, et puissiez- vous tomber dans les bras de madame Dulcinée quand vous y penserez le moins!…
— Achève tes exorcismes, s'écria don Quichotte, et demande ce qui te fera plaisir; je t'ai déjà dit que je suis prêt à répondre avec toute ponctualité!
— Voilà justement ce que je veux, répondit Sancho. Or, ce que je désire savoir, c'est que vous me disiez, sans mettre ni omettre la moindre chose, mais en toute vérité, comme on doit l'attendre de la bouche de tous ceux qui font, comme Votre Grâce, profession des armes sous le titre de chevaliers errants…
— Je te répète, reprit don Quichotte, que je ne mentirai en quoi que ce soit. Mais voyons, parle, demande; car, en vérité, Sancho, tu me fatigues avec tant de préambules, d'ambages et de circonlocutions.
— Je dis, répliqua Sancho, que je suis parfaitement sûr de la franchise et de la véracité de mon maître; et dès lors, comme cela vient fort à point pour notre histoire, j'oserai lui faire une question, parlant par respect. Depuis que Votre Grâce est encagée, ou plutôt enchantée dans cette cage, est-ce que, par hasard, il lui serait venu l'envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros?
— Je n'entends rien, Sancho, répondit don Quichotte, à ces paroles de petit et de gros. Explique-toi plus clairement, si tu veux que je te réponde avec précision.
— Est-il possible, reprit Sancho, que Votre Grâce n'entende pas ce que c'est que le gros et le petit? Mais c'est avec cela qu'on sèvre les enfants à l'école. Eh bien! sachez donc que je veux dire s'il vous est venu quelque envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place.
— J'y suis, j'y suis, Sancho, s'écria don Quichotte. Oh! oui, bien des fois, et maintenant encore. Tire-moi de ce péril, si tu ne veux que je me trouve dans de beaux draps.»
Chapitre XLIX
Qui traite du gracieux entretien qu'eut Sancho Panza avec son seigneur don Quichotte
«Ah! par ma foi, vous voilà pris, s'écria Sancho; c'est justement là ce que je voulais savoir, aux dépens de mon âme et de ma vie. Dites donc, seigneur, pourrez-vous nier ce qu'on dit communément dans le pays, lorsque quelqu'un est de mauvaise humeur: Je ne sais ce qu'a un tel, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort; il répond de travers à ce qu'on lui demande; on dirait qu'il est enchanté. D'où il faut conclure que ceux qui ne mangent, ni ne boivent, ni ne dorment, ni ne font les oeuvres naturelles dont je viens de parler, ceux-là sont enchantés véritablement; mais non pas ceux qui ont les envies qu'a Votre Grâce, qui boivent quand on leur donne à boire, qui mangent quand ils ont à manger, et qui répondent à tout ce qu'on leur demande.
— Tu dis vrai, Sancho, répondit don Quichotte; mais je t'ai déjà dit qu'il y avait bien des façons d'enchantement: il se pourrait faire qu'avec le temps la mode eût changé, et qu'il fût maintenant d'usage que les enchantés fassent tout ce que je fais ou veux faire, bien qu'ils ne l'eussent pas fait auparavant. Or, contre la mode des temps, il n'y a pas à argumenter, ni à tirer de conséquences. Je sais et je tiens pour certain que je suis enchanté; cela suffit pour mettre ma conscience en repos: car je me ferais, je t'assure, un grand cas de conscience, si je doutais que je fusse enchanté, de rester en cette cage, lâche et fainéant, frustrant du secours de mon bras une foule d'affligés et de malheureux qui doivent, à l'heure qu'il est, avoir le plus pressant besoin de mon aide et de ma faveur.
— Avec tout cela, répliqua Sancho, je répète que, pour plus de satisfaction et de sûreté, il serait bon que Votre Grâce essayât de sortir de cette prison. Moi, je m'oblige à vous seconder de tout mon pouvoir, et même à vous en tirer; vous essayerez ensuite de remonter sur ce bon Rossinante, qui a l'air aussi d'être enchanté, tant il marche triste et mélancolique; et puis nous courrons encore une fois la chance de chercher des aventures. Si elles tournent mal, nous aurons toujours le temps de nous en revenir à la cage; alors je promets, foi de bon et loyal écuyer, de m'y enfermer avec Votre Grâce, si vous êtes, par hasard, assez malheureux, ou moi assez imbécile, pour que nous ne parvenions pas à faire ce que je dis.