L'œuvre de Henri Poincaré
I.
Ce qui caractérise le génie mathématique de Poincaré, c’est sa puissance à embrasser d’emblée les questions dans toute leur généralité et à créer de toutes pièces l’instrument analytique permettant l’étude des problèmes posés. D’autres, et c’est ainsi qu’opèrent la majorité des chercheurs, commencent par s’enquérir de ce qui a été fait dans la voie qu’ils veulent explorer; la documentation est pour eux un travail préliminaire. Poincaré s’attarde rarement à étudier les travaux antérieurs. Tout au plus, parcourt-il rapidement quelques-uns d’entre eux; de vagues indications lui permettent de retrouver des Chapitres entiers d’une théorie. Au fond, les questions d’attribution lui furent souverainement indifférentes, et le détail de l’histoire des sciences l’intéressait très peu.
La théorie des groupes fuchsiens et des fonctions fuchsiennes, qui
illustra son nom presque au début de sa carrière scientifique, fournit
des exemples à l’appui de ces remarques. Quand Poincaré commença
ses études sur les groupes fuchsiens, c’est-à-dire sur les groupes
discontinus de la forme 
qui transforment une circonférence en une circonférence ou, ce qui
revient au même, un demi-plan en un demi-plan, de nombreux cas
particuliers (depuis Jacobi et Hermite) se rattachant à la théorie
des fonctions elliptiques avaient été étudiées. Poincaré ne les
connaissait pas alors; son point de départ est simplement le pavage
du plan entier par des parallélogrammes égaux, et c’est de là qu’il
s’élance pour résoudre dans toute sa généralité le problème du pavage
d’un demi-plan par un ensemble de polygones curvilignes. Il paraît
avoir été conduit à ce problème par l’étude qu’il faisait alors de la
géométrie non euclidienne de Lobatschewsky, dont Beltrami avait donné
une interprétation dans le demi-plan euclidien, les courbes jouant
le rôle de droites étant alors des circonférences orthogonales à
la droite qui limite le demi-plan. La loi de génération des groupes
fuchsiens paraissait extrêmement difficile à trouver. On apercevait
assez facilement une condition nécessaire; par une analyse profonde,
où il montre en même temps un sens géométrique très affiné, Poincaré
montre que cette condition est suffisante. C’était là une grande
découverte. Il fallait maintenant démontrer l’existence de fonctions
invariables par les substitutions des groupes trouvés. Poincaré forme
alors des séries entièrement nouvelles (fonctions thêtafuchsiennes) qui
lui permettent d’arriver au but; la théorie des fonctions fuchsiennes
était créée. Une magnifique moisson allait en sortir: l’intégration des
équations différentielles linéaires algébriques à points singuliers
réguliers, et l’expression des coordonnées des points d’une courbe
algébrique quelconque par des fonctions uniformes (fuchsiennes) d’un
paramètre.
Mais Poincaré va encore plus loin dans ses Mémoires célèbres des premiers Volumes des Acta mathematica. Les substitutions des groupes fuchsiens laissaient invariable une circonférence. N’y aurait-il pas des groupes linéaires discontinus plus généraux? La recherche de la génération de tels groupes, telle que la donne Poincaré (groupes kleinéens), témoigne d’une audace extraordinaire; il la déduit de la division d’un demi-espace (espace situé du même côté d’un plan) en polyèdres limités par des surfaces sphériques orthogonales au plan limite. Certains de ces groupes kleinéens conduisent à considérer des courbes étranges, surtout pour l’époque, ayant des tangentes mais n’ayant pas de courbure; ce sont elles qui, dans une certaine mesure, jouent pour les fonctions kleinéennes le même rôle que jouait la circonférence pour les fonctions fuchsiennes.
Les Mémoires précédents mettaient, à moins de trente ans, Poincaré
hors de pair. Sa carrière scientifique ne faisait cependant que
commencer. D’autres travaux d'Analyse pure vont, dans les années
suivantes, asseoir définitivement sa renommée. Il généralise en 1884,
dans un court article, le théorème d’uniformisation des fonctions
algébriques d’une variable, en faisant voir que, si y est une fonction
analytique quelconque de , on peut exprimera et 
 par des
fonctions analytiques d’une variable, uniformes dans tout leur domaine
d’existence. C’est dans ce Mémoire qu’on voit apparaître pour la
première fois les surfaces de Riemann ayant un nombre infini de
feuillets. Poincaré y est revenu récemment pour compléter quelques
points: la question revient, au fond, à établir la possibilité d’une
représentation conforme d’une surface de Riemann simplement connexe
ayant un nombre infini de feuillets, soit sur un cercle, soit sur un
plan entier. L’uniformisation des courbes algébriques, établie d’abord
par Poincaré dans sa théorie des fonctions fuchsiennes, n’est plus
alors qu’un cas particulier d’une loi très générale. Théoriquement au
moins, l’étude des fonctions analytiques multiformes d’une variable se
trouve ramenée à l’étude des fonctions uniformes.
C’est un des grands titres de gloire de Cauchy d’avoir créé la théorie
des fonctions de variables complexes et d’avoir ainsi ouvert un
domaine immense à l’Analyse mathématique. Cauchy avait considéré les
intégrales simples, mais l’extension aux intégrales doubles de son
théorème fondamental relatif aux intégrales prises le long d’un contour
présentait de très sérieuses difficultés. Poincaré est parvenu à les
surmonter. Il définit d’abord avec précision ce qu’on doit entendre par
l’intégrale double  d’une fonction analytique
 de deux variables complexes 
 et 
, prise sur un
continuum à deux dimensions situé dans l’espace à quatre dimensions
correspondant aux deux variables complexes, et il établit que, si le
continuum d’intégration est fermé et si l’on peut le déformer sans
rencontrer des singularités de 
, l’intégrale double garde la
même valeur. Ce résultat, capital dans la théorie des fonctions de
deux variables, a posé un grand nombre de questions. Si 
 est une
fonction rationnelle, il y a lieu d’envisager les résidus de
l’intégrale double; si 
 est une fonction algébrique de 
 et
, on a été ultérieurement conduit à considérer les périodes
de l’intégrale double. Il nous faut encore citer, dans le domaine des
fonctions analytiques de deux variables, le théorème d’après lequel
toute fonction uniforme de deux variables présentant partout à distance
finie le caractère d’une fonction rationnelle peut se mettre sous la
forme d’un quotient de deux fonctions entières. La démonstration en est
très délicate; l’auteur sait y manier habilement les quatre équations
différentielles auxquelles satisfait la partie réelle d’une fonction
analytique, dont la seule considération eût arrêté un chercheur moins
puissant.
C’est dans une période de cinq à six ans (1880-1886) que Poincaré a publié les travaux dont nous venons de parler. Jamais il ne fit preuve d’un plus grand esprit d’invention, jamais n’apparurent mieux ses dons de voyant. Sa merveilleuse intuition sautait par-dessus des difficultés qui auraient troublé des esprits obligés d’avancer pas à pas. De son regard pénétrant, il voit les points où il faut donner l’assaut et il arrive d’un bond au cœur de la place attaquée. Aussi a-t-on parfois l’impression qu’il y a dans le développement de sa pensée quelque chose de heurté, comme si le voile cachant la vérité se déchirait brusquement devant lui. Il y a, dans ses Mémoires, rapidement écrits d’assez nombreuses erreurs de détail, mais sans importance, sauf de rares exceptions, sur les résultats essentiels. Poincaré était de ces rares savants pour qui n’est pas faite la devise Pauca, sed matura, et les mathématiciens trouveront longtemps des mines à exploiter dans les idées qu’il jetait à la hâte.