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L'œuvre de Henri Poincaré

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V.

Les nombreux écrits de Poincaré, sur ce qu’on appelle la philosophie des sciences, ont fait connaître son nom à un public très étendu. Nous entrons ici dans un autre domaine que celui des recherches proprement scientifiques, et je n’ai pas l’intention d’étudier à fond cette partie de son œuvre. Il y est tout d’abord singulièrement difficile de se rendre compte de l’originalité de telle ou telle étude; ainsi, dans ses écrits sur l’hypothèse dans la Science, Poincaré s’est rencontré plus d’une fois avec divers auteurs, mais l’illustration de son nom, consacrée par tant de découvertes mathématiques, donnait à ses opinions une autorité particulière. La forme en ces questions est aussi de grande importance. La phrase concise de Poincaré, allant droit au but, parfois avec une légère pointe de paradoxe, produit une singulière impression; on est un moment subjugué, même quand on sent qu’on n’est pas d’accord avec l’auteur. Mainte page de Poincaré a produit sur plus d’un lecteur un vif sentiment d’admiration en même temps qu’une sorte d’effroi et d’agacement devant tant de critique.

On a parlé quelquefois de la philosophie de Poincaré. En fait, penseur indépendant, étranger à toute école, Poincaré ne chercha jamais à édifier un système philosophique, comme un Renouvier, un Bergson ou même un William James. Il a écrit des livres de «Pensées», où savants et philosophes trouvent ample matière à réflexions. Il n’est esclave d’aucune opinion, pas même de celle qu’il a émise antérieurement, et il sera un jour intéressant de suivre certaines variations de la sa pensée, où l’on voit quelque peu s’atténuer ce qu’on a appelé son nominalisme. Il fut ainsi conduit à expliquer certaines affirmations qui, prises trop à la lettre, avaient été mal comprises et utilisées dans un dessein dont il n’avait aucun souci.

Si l’on voulait toutefois caractériser d’un mot les idées de Poincaré, on pourrait dire que sa philosophie est la philosophie de la commodité. Dans quelques unes de ses pages, le mot commode revient constamment et constitue le terme de son explication. D’aucuns pensent qu’il faudrait donner les raisons de cette commodité, et, parmi eux, les plus pressants sont les biologistes toujours guidés par l’idée d’évolution. La commodité résultera pour eux d’une longue adaptation, et, ainsi approfondie, deviendra un témoignage de réalité et de vérité. A l’opposé des évolutionnistes, d’autres ne voient que l’esprit humain tout formé et sa fonction la pensée. A certaines heures au moins, Poincaré fut de ces derniers, et cet idéalisme lui a inspiré des pages d’une admirable poésie qui resteront dans la littérature française; telle cette dernière page de son Livre sur la valeur de la Science, qui débute par ces mots «Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant». Entre des doctrines si différentes toute communication est impossible, et l’on arrive à se demander si l’on peut discuter de l’origine des plus simples notions scientifiques, sans avoir à l’avance une foi philosophique à la formation de laquelle auront d’ailleurs concouru d’autres éléments que des éléments proprement scientifiques.

Pour ne pas rester uniquement dans les généralités, arrêtons-nous un moment sur les principes de la Géométrie. Poincaré part d’un esprit humain, dans lequel l’idée de groupe préexiste et s’impose comme forme de notre entendement. L’esprit, après un travail d’abstraction aboutissant aux premiers concepts de la Géométrie (point, droite, etc.), cherche à exprimer les rapports de position des corps; il le fait au moyen de l’idée de groupe, prenant le groupe le plus commode et le plus simple qui est le groupe de la géométrie dite euclidienne. Les propriétés géométriques ne correspondent, pour Poincaré, à aucune réalité; elles forment un ensemble de conventions que l’expérience a pu suggérer à l’esprit, mais qu’elle ne lui a pas imposées. L’évolutionniste dont je parlais plus haut voit là de grandes difficultés, non pas seulement pour la raison banale que la dualité ainsi posée entre l’esprit et le milieu extérieur est contraire à sa doctrine, mais parce que, cherchant à retracer la genèse des origines de la Géométrie dans l’espèce humaine, il lui paraît impossible de séparer l’acquisition des notions géométriques et celles des notions physiques les plus simples, la Géométrie ayant dans des temps très anciens fait partie de la Physique. Sans changer l’ensemble de ces notions, on ne peut, semble-t-il, remplacer le groupe euclidien par un autre, et les exemples cités de transport d’un homme dans un autre milieu (où cet homme commencerait par mourir) sont plus pittoresques que probants. On retombe ainsi, sous un autre point de vue, sur les idées de Gauss qui considérait comme un fait expérimental que la courbure de notre espace est nulle, et regardait, contrairement à Poincaré, que la géométrie euclidienne est plus vraie que les géométries non euclidiennes. Il y a sans doute bien des hypothèses, ne disons pas des conventions, en Géométrie. C’en est une par exemple, oubliée quelquefois, que notre espace est simplement connexe. Peu importe quelle est la connexité de l’espace, quand on se borne à envisager une partie assez petite, celle-ci s’étendît-elle jusqu’aux lointaines nébuleuses, mais il pourrait en être autrement quand on considère l’espace dans son ensemble.

Tous les esprits élevés trouveront, dans l’œuvre philosophique et littéraire de Poincaré, matière à longues réflexions, soit qu’ils se laissent convaincre par sa dialectique, soit qu’ils cherchent des arguments contraires. Certaines pages sont d’une austère grandeur, comme celle où la pensée est qualifiée d’«éclair au milieu d’une longue nuit». Non moins suggestive est la parenthèse ouverte un peu avant «étrange contradiction pour ceux qui croient au temps», où l’on est presque tenté de voir un demi-aveu. Les inquiétudes qu’on peut concevoir au sujet de la notion même de loi furent-elles jamais exprimées avec plus de profondeur que dans l’étude sur l’évolution des lois? J’ai déjà fait allusion au prétendu scepticisme de Poincaré. Non, Poincaré ne fut pas un sceptique; à certaines heures, il fut pris, comme d’autres, d’angoisse métaphysique, et il sut éloquemment l’exprimer. Mais tournons le feuillet, et le savant, confiant dans l’effort de l’esprit humain pour atteindre le vrai, nous apparaît dans des pages admirables sur le rôle et la grandeur de la Science. Les plus belles peut-être forment cet hymne à l’Astronomie qu’il faudrait faire lire aux jeunes gens à une époque où tend à dominer le souci exclusif de l’utile. Aucune des préoccupations de notre temps ne fut d’ailleurs étrangère au noble esprit de Poincaré; c’est ce dont témoigne une de ses dernières études sur la morale et la science, où l’argumentation est irréprochable, si par morale on entend la morale impérative de Kant.

On ne ferme pas sans tristesse ces volumes d’un contenu si riche et dont quelques parties auraient été l’objet de nouveaux développements, si la plume n’était tombée des mains de leur auteur. Tous ceux qui ont le culte de la Science pure et désintéressée ont été douloureusement émus par sa mort prématurée, mais ce sont surtout les sciences mathématiques qui sont cruellement frappées par cette disparition. Poincaré fut, avant tout, un profond mathématicien, qui, pour la puissance d’invention, est l’égal des plus grands. L’heure n’est pas venue de porter un jugement définitif sur son œuvre que le temps grandira encore, ni de le comparer aux plus célèbres géomètres du siècle dernier: peut-être Henri Poincaré fût-il encore supérieur à son œuvre?

[1] On sait qu’un savant Finlandais M. Sundmann vient de donner une solution complète du problème des trois corps. Il serait injuste de ne pas reconnaître que les travaux antérieurs de Poincaré ont eu une grande influence sur les recherches de l’astronome d’Helsingfors. J’ai fait une étude des Mémoires de M. Sundmann dans un article récent de la Revue générale des Sciences (15 octobre 1913) et dans le Bulletin des Sciences Mathématiques (octobre 1913).

[2] C’est en approfondissant cette idée, et en ne craignant pas de comprendre dans son analyse le cas des chocs que M. Sundmann est arrivé à une solution du problème de trois corps (voir la note ci-dessus).

53717 Paris,—Imprimerie Gauthier-Villars, 55, quai des Grands-Augustins.

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