L'œuvre de Henri Poincaré
IV.
Poincaré ne traita pas seulement de la Physique mathématique en analyste. On est émerveillé devant les vingt Volumes reproduisant son enseignement pendant qu’il occupa la chaire de Physique mathématique à la Sorbonne. Sur les sujets les plus variés, élasticité, hydrodynamique, théorie de la chaleur, thermodynamique, capillarité, optique, électricité, il apparaît comme un dominateur; c’est un jeu pour lui de mettre à nu les mécanismes analytiques qui, sous des manteaux divers, se retrouvent souvent en Physique mathématique, et son esprit critique aime à signaler les difficultés et les contradictions. Ainsi, en Elasticité, tandis qu’on parlait couramment des vingt et un coefficients d’élasticité, Poincaré montre qu’on doit en compter vingt-sept, en général, c’est-à-dire quand les forces extérieures ne sont pas nulles dans l’état d’équilibre naturel. En Optique, une expérience remarquable de Wiener sur l’interférence de deux rayons rectangulaires avait amené à conclure, comme le supposait Fresnel, que la vibration lumineuse se fait perpendiculairement au plan de polarisation. Pour Poincaré, il n’y a rien à tirer de cette expérience, quant à la direction des vibrations. La conclusion ci-dessus est légitime si l’on admet que l’intensité de l’action chimique de la lumière est proportionnelle à la force vive moyenne de l’éther; mais on doit, au contraire, regarder avec Neumann que la vibration est dans le plan de polarisation si cette intensité est proportionnelle à l’énergie potentielle moyenne de l’éther.
Des expériences nouvelles d’un grand intérêt sont-elles faites, Poincaré les discute immédiatement dans son enseignement, proposant ses explications et incitant les expérimentateurs à de nouvelles recherches; tel fut le cas des expériences de Hertz, où il insista sur le rôle de l’amortissement dans l’excitateur et le résonateur, que mirent ensuite en évidence divers physiciens.
C’est une des caractéristiques du génie de Henri Poincaré qu’il réunit un prodigieux esprit d’invention à un esprit critique extrêmement aiguisé. Sa critique semble même aller parfois jusqu’au scepticisme; il contemplait sans tristesse les ruines des théories. Alors que d’autres constatent avec regret que certaines idées ne s’accommodent plus aux faits, et commencent par penser que ceux-ci ont été mal vus ou mal interprétés, Poincaré a plutôt une tendance contraire, bien qu’elle se soit peut-être atténuée dans les dernières années. Ainsi un jeune physicien ayant cru jadis pouvoir s’inscrire contre la célèbre expérience de Rowland, d’après laquelle une charge électrique en mouvement produit un champ magnétique conformément à la théorie de Maxwell, cette annonce ne parut pas étonner Poincaré. Nul n’eut moins que lui la notion statique d’une science se reposant sur quelques conquêtes définitives, et c’est ce qui explique que plusieurs se soient crus autorisés à tirer de certains de ses écrits, où il poussait sa tendance critique presque jusqu’au paradoxe, des conclusions sur la vanité de la Science contre lesquelles il dut protester.
Quelques Préfaces des Leçons de Poincaré ont vivement
attiré l’attention. Dans l’Introduction du Livre Électricité et
Optique, il discute ce qu’on doit entendre par «interprétation
mécanique d’un phénomène». Cette interprétation est ramenée d’après
lui à la possibilité de la formation d’un système d’équations de
Lagrange avec un certain nombre de paramètres
que l’expérience atteint directement et permet de mesurer.
Dans ces équations figurent l’énergie cinétique
et une fonction
des forces
. Cette possibilité étant supposée, on pourra toujours
déterminer
masses
(masses visibles ou cachées) et
leurs
coordonnées (
) fonctions des
(en prenant
assez grand), de manière que la force vive de
ce système de masses soit égale à l’énergie cinétique
figurant
dans les équations de Lagrange. L’indétermination est ici très grande,
et c’est précisément là qu’en veut venir Poincaré, dont la conclusion
est que, s’il y a une explication mécanique, il y en a une infinité.
Il faut avouer, dirons-nous, que cette indétermination est même trop
grande, car on perd complètement de vue les corps en présence. Ainsi,
suivant les formes qu’auront l’ensemble des masses partiellement
indéterminées
, on n’aura pas nécessairement dans la suite les
mêmes mouvements; il pourra, par exemple, y avoir ou non des chocs. Que
devient aussi la répartition des forces réelles dans les systèmes en
partie fictifs auxquels on est ainsi conduit?
Dans la Préface de sa Thermodynamique, Poincaré, voulant descendre en quelque sorte jusqu’au fond du principe de la conservation de l’énergie, conclut que «la loi de Meyer est une forme assez souple pour qu’on puisse y faire rentrer presque tout ce qu’on veut». Il semble à la vérité un peu effrayé de sa conclusion, car il ajoute plus loin qu’il ne faut pas «pousser jusqu’à l’absolu». Nous retrouverons cet esprit hypercritique, si j’ose le dire, clans certains écrits philosophiques de Poincaré.
Poincaré, sans cesse curieux de nouvelles théories et de nouveaux problèmes, ne pouvait manquer d’être attiré par l’Électromagnétisme qui tient une si grande place dans la Science de notre époque. On ne saurait trop admirer avec quelle sûreté et quelle maîtrise il repense les diverses théories, les faisant ainsi siennes. Il leur donne parfois une forme saisissante, comme quand, dans l’exposition de la théorie de Lorentz, il distingue entre les observateurs ayant les sens subtils et les observateurs ayant les sens grossiers. La considération, bien personnelle à Poincaré, de ce qu’il appelle «la quantité de mouvement électromagnétique», la localisation de celle-ci dans l’éther et sa propagation avec une perturbation électromagnétique sont venues rétablir d’importantes analogies. Le Mémoire sur la dynamique de l’électron, écrit en 1905, restera dans l’histoire du principe de la relativité; le groupe des transformations de Lorentz, qui n’altèrent pas les équations d'un milieu électromagnétique, y apparaît comme la clef de voûte dans la discussion des conditions auxquelles doivent satisfaire les forces dans la nouvelle dynamique. La nécessité de l’introduction dans l’électron de forces supplémentaires, en dehors des forces de liaison est établie, ces forces supplémentaires pouvant être assimilées à une pression qui régnerait à l’extérieur de l’électron. Poincaré montre encore quelles hypothèses on peut faire sur la gravitation pour que le champ grafivique soit affecté par une transformation de Lorentz de la même manière que le champ électromagnétique.
On sait l’importance qu’a prise aujourd’hui le principe de la
relativité, dont le point de départ est l’impossibilité, proclamée sur
la foi de quelques expériences négatives, de mettre en évidence le
mouvement de translation uniforme d’un système au moyen d’expériences
d’optique ou d’électricité faites à l’intérieur de ce système. En
admettant, d’autre part, que les idées de Lorentz et ses équations
électromagnétiques sont inattaquables, on a été conduit à regarder
comme nécessaire le changement de nos idées sur l’espace et sur
le temps; espace et temps ()
n’ont plus leurs transformations séparées et entrent simultanément dans
le groupe de Lorentz. La simultanéité de deux phénomènes devient une
notion toute relative; un phénomène peut être antérieur à un autre
pour un premier observateur, tandis qu’il lui est postérieur pour un
second. Les mathématiciens, intéressés par un groupe de
transformations qui transforment en elle-même la forme quadratique
(
= vitesse de la lumière) se sont
livrés à d’élégantes dissertations sur ce sujet et ont sans doute
contribué à la popularité du principe de relativité. A d’autres
époques, on eût peut-être, avant de rejeter les idées traditionnelles
de l’humanité sur l’espace et le temps, passé au crible d’une critique
extrêmement sévère les conceptions sur l’éther et la formation des
équations de l’électromagnétisme; mais le désir du nouveau ne connaît
pas de bornes aujourd’hui. Les objections ne manquent pas cependant,
et d’illustres physiciens, comme Lord Kelvin et Ritz, sans parler des
vivants, ont émis des doutes très motivés. La Science assurément ne
connaît point de dogmes, et il se peut que des expériences positives
précises nous forcent un jour à modifier certaines idées devenues
notions de sens commun; mais le moment en est-il déjà venu?
Poincaré voyait le danger de ces engouements, et, dans une conférence sur la dynamique nouvelle, il adjurait les professeurs de ne pas jeter le discrédit sur la vieille Mécanique qui a fait ses preuves. Et puis, il a vécu assez pourvoir les principaux protagonistes des idées nouvelles ruiner partiellement au moins leur œuvre. Dans tout ce relativisme, il reste un absolu, à savoir la vitesse de la lumière dans le vide, indépendante de l’état de repos ou de mouvement de la source lumineuse. Cet absolu va probablement disparaître, les équations de Lorentz ne représentant plus qu’une première approximation. Les plus grandes difficultés viennent de la gravitation, au point que certains théoriciens de la Physique croient ne pouvoir les lever qu’en attribuant de l’inertie et un poids à l’énergie, d’où en particulier la pesanteur de la lumière. Si Poincaré avait vécu, il eût sans doute été conduit à rapprocher des vues actuelles son essai de 1905 sur la gravitation. Au milieu des incertitudes qui se présentent aujourd’hui en électro-optique, son esprit lumineux va nous manquer singulièrement. Il faut avouer que dans tout cela les bases expérimentales sont fragiles, et peut-être Poincaré eût-il suggéré des expériences apportant un peu de lumière dans cette obscurité.
Un des derniers travaux de Poincaré a été une discussion approfondie de la théorie des quanta, édifiée par Planck, d’après laquelle l’énergie des radiateurs lumineux varierait d’une manière discontinue. De ce point de vue «les phénomènes physiques, dit Poincaré, cesseraient d’obéir à des lois exprimables par des équations différentielles, et ce serait là sans aucun doute la plus grande révolution et la plus profonde que la philosophie naturelle ait subie depuis Newton». Quelque grande, en effet, que doive être cette révolution, il est permis toutefois de remarquer que des circonstances plus ou moins analogues se sont déjà présentées. Ainsi, dans un gaz à la pression ordinaire, ou peut parler de pression et l’on peut appliquer les équations différentielles de la dynamique des fluides; il n’en est plus de même dans un gaz raréfié, où il n’est plus possible de parler de pression. Il faudra peut-être nous résigner à faire usage, suivant les limites entre lesquelles nous étudions une catégorie de phénomènes, de représentations analytiques différentes, si pénible que puisse être cette sorte de pluralisme pour ceux qui rêvent d’unité. Mais c’est là encore le secret de l’avenir, et il serait imprudent d’affirmer qu’on ne trouvera pas quelque biais permettant de rétablir dans nos calculs la continuité.