L'œuvre de Henri Poincaré
II.
Nous sommes loin d’avoir fait allusion à tous les travaux importants
de Poincaré dans la théorie des fonctions analytiques; rappelons
seulement d’un mot ses études sur les fonctions entières et ses
recherches concernant les développements asymptotiques des intégrales
des équations différentielles linéaires sur les droites aboutissant à
un point singulier irrégulier au sens de Fuchs. En même temps qu’il
continuait ses travaux précédents, Poincaré poursuivait des recherches
pouvant trouver une application immédiate à des questions de Géométrie
et de Mécanique. Il a consacré de nombreux Mémoires à l’étude des
courbes définies par des équations différentielles, c’est-à-dire à
l’étude des équations différentielles dans le champ réel. Le premier
Mémoire montre nettement le point de vue auquel il va se placer; il
s’agit de se rendre compte de l’allure générale des courbes intégrales
(ou caractéristiques). Ainsi soit l’équation
où 
 et 
 sont des polynômes en 
 et 
; on va
d’ailleurs remplacer le plan (
) par une sphère qui lui
correspond homographiquement. Après la discussion des divers points
singuliers (foyers, cols, nœuds, centres exceptionnellement) vient la
distinction entre les caractéristiques dont la continuation se trouve
arrêtée par un nœud et celles qui, à partir d’un certain moment, ne
passent plus par un nœud. Au sujet de ces dernières, Poincaré établit
qu’elles sont, ou bien des cycles (courbes fermées), ou bien des
courbes asymptotes à un cycle limite (qui peut se réduire à un foyer).
Il faut alors fixer approximativement la position des cycles limites;
c’est là une question très délicate, qu’on ne peut espérer résoudre que
si les cycles limites sont en nombre fini.
La question est plus difficile encore pour les équations du premier ordre et de degré supérieur. Il peut arriver ici, contrairement au cas précédent, qu’une caractéristique puisse se rapprocher, autant qu’on voudra, d’un point arbitraire dans une aire convenable. De plus, et cela est capital, le genre riemannien d’une certaine surface fermée attachée à l’équation différentielle intervient dans la discussion des caractéristiques. Ce n’est pas un des moindres mérites de Poincaré d’avoir montré le rôle de l’Analysis situs dans ces questions; depuis cette époque, il ne cessa d’ailleurs de s’intéresser aux problèmes de la Géométrie de situation, qui exigent une si grande tension d’esprit dans le cas des multiplicités à plus de trois dimensions, et sur lesquels il écrivit de profonds mémoires, d’une lecture difficile.
Plus complexe encore est le cas des équations d’ordre supérieur au premier; les Mémoires consacrés aux équations du second ordre sont pleins d’idées suggestives et mettent en évidence les éléments fondamentaux du problème. L’étude des points singuliers ne suffit plus; il est nécessaire d’introduire une notion nouvelle. Soit une courbe fermée quelconque et un domaine comprenant tous les points voisins de cette courbe; il faut étudier la forme générale des caractéristiques à l’intérieur de ce domaine, et les problèmes si délicats relatifs à la stabilité se présentent d’eux-mêmes. Tout était à créer dans ces études, alors toutes nouvelles, où Poincaré a été un précurseur et qui ne seront pas de sitôt épuisées.
Poincaré ne cessait de penser aux applications de ses résultats à la
Mécanique céleste et d’une manière générale à la Mécanique analytique.
Comme par une ironie singulière d’un dieu malin poursuivant les
mathématiciens qui veulent appliquer leurs études aux phénomènes
naturels, la forme des équations de la Mécanique analytique correspond
aux cas où la discussion est la plus délicate. Le fruit de ces longues
méditations fut l’apparition d’un Ouvrage en trois volumes: Les
méthodes nouvelles de la Mécanique céleste. L’effort analytique
dont témoignent ces volumes ne saurait être trop loué; les méthodes
mises en œuvre sont en elles-mêmes extrêmement importantes pour
l’Analyse, et peuvent être utilisées pour d’autres questions. Sans
doute, le problème de Mécanique céleste qu’avait d’abord en vue
Poincaré, je veux dire le problème des  corps, n’a pas été résolu
malgré l’immense labeur dépensé. Mais il importe peu; les méthodes
introduites en Mécanique analytique sont plus précieuses que la
solution même de ce problème et contribueront un jour à sa solution[1].
Les résultats négatifs contenus dans le grand Ouvrage de Poincaré
attirent tout d’abord l’attention. L’auteur établit que le problème
des trois corps n’admet pas d’autre intégrale première uniforme
que les intégrales des forces vives et des aires. Quelle puissance
de déduction dans la démonstration de ce théorème très caché, où se
trouvent utilisés l’existence des solutions périodiques et le fait que
les exposants caractéristiques ne sont pas tous nuis. Il en est de même
pour la démonstration de la divergence, au point de vue purement
mathématique, des séries employées par les astronomes en Mécanique
céleste quand on suppose les conditions initiales arbitraires; cela
n’empêche pas d’ailleurs leur utilisation courante en Astronomie,
où il arrive que les termes employés commencent par décroître. Ces
résultats toutefois ne sont pas établis par Poincaré dans toute leur
généralité. Ainsi, dans le cas de trois corps, les masses de ceux-ci
ne sont pas quelconques; l’une étant , les masses des deux autres
sont de la forme 
 et 
, 
étant une constante suffisamment petite. Il n’est guère douteux que les
conclusions valent, quelles que soient les masses, et dans le Mémoire
qu’il écrivit peu de temps avant sa mort dans les Rendiconti del
Circolo Matematico di Palermo, Poincaré a indiqué une voie à suivre
pour arriver au résultat.
C’est clans les mêmes conditions, c’est-à-dire en supposant dans les
équations la présence d’un paramètre très petit , que se place
Poincaré en étudiant certaines solutions particulières remarquables des
équations de la Mécanique analytique, et en particulier du problème des
trois corps. De solutions périodiques connues pour 
, on peut
déduire par continuité l’existence de solutions de même nature pour
 très petit. Par cette voie est établie dans des cas très variés
l’existence de solutions périodiques pour le problème des trois corps.
Cette étude des solutions périodiques est un chef-d’œuvre. Nous sommes
loin avec elles des deux cas particuliers considérés par Lagrange, où
les trois corps restent au sommet d’un triangle équilatéral et où les
trois points restent en ligne droite. Outre les solutions périodiques,
Poincaré établit aussi l’existence de solutions asymptotiques aux
solutions périodiques, et de solutions doublement asymptotiques
à ces solutions (c’est-à-dire asymptotiques pour
 et 
).
La démonstration relative à ces dernières était extrêmement
difficile et, de tous les théorèmes dont il enrichit la Mécanique
analytique, aucun ne coûta un aussi grand effort à Poincaré qui dut
se borner ici au cas très particulier qu’il appelait le problème
restreint. On peut espérer que les solutions périodiques
pourront être employées comme première approximation dans les calculs
de la Mécanique céleste, mais il serait prématuré de se prononcer à ce
sujet.
Le Tome III des Nouvelles méthodes de la Mécanique céleste
renferme les parties les plus profondes de l’Ouvrage. On avait
rencontré incidemment des invariants intégraux, Liouville
par exemple en Mécanique analytique, et Helmholtz dans la théorie
des tourbillons; mais la théorie générale de ces invariants est une
création originale de Poincaré, ainsi que les belles applications qu’il
en fait à l’étude de la stabilité. Dans des problèmes très étendus de
Mécanique analytique, il est conduit à démontrer qu’il y a stabilité
à la Poisson, c’est-à-dire que, parti d’une position, le système dans
la suite du mouvement vient à repasser, sinon par la même position,
du moins par une position infiniment rapprochée de la première. Il
est curieux de remarquer que, dans cette question, l’idée initiale
de la démonstration est la même que celle utilisée bien des années
auparavant clans l’étude de la convergence des séries thêtafuchsiennes.
Le théorème général sur la stabilité à la Poisson n’est valable que
sous certaines conditions qui, en particulier, ne sont pas remplies
dans le cas du problème des  corps. Dans ce dernier cas, Poincaré
est conduit à envisager le prolongement analytique des solutions après
un choc[2], et il établit que, sauf pour des solutions exceptionnelles,
il y aura stabilité à la Poisson pour la trajectoire ou son
prolongement analytique.
Qu’on me permette ici une remarque. Dans des questions relatives à la réversibilité, Poincaré et d’autres après lui s’appuient sur ce théorème général que, dans les mouvements hamiltoniens, il y a stabilité à la Poisson, au sens où nous venons de l’employer. Il ne faut pas oublier qu’il peut y avoir une infinité de solutions où se présentent des circonstances analogues au choc, c’est-à-dire des discontinuités dans certaines fonctions figurant dans les équations, et pour lesquelles par conséquent il n’y aura stabilité à la Poisson qu’en supposant le mouvement prolongé analytiquement. Ces solutions, qui deviennent d’autant plus fréquentes que le nombre des degrés de liberté est plus grand, ne risquent-elles pas de rendre illusoires les arguments invoqués dans les questions concernant la réversibilité?
Les recherches de Poincaré sur la figure des corps célestes témoignent
d’une singulière force d’analyse. Il s’agissait d’étudier certaines
figures d’équilibre d’une masse fluide homogène dont les éléments
s’attirent mutuellement suivant la loi de Newton et qui tourne
uniformément autour de cet axe. Il est connu depuis longtemps que,
si la vitesse angulaire  ne dépasse pas une certaine
limite, la figure d’équilibre peut être ellipsoïdale; il y a deux
vitesses angulaires 
, et 
(
), telles que, pour
, on a les deux ellipsoïdes de
révolution de Maclaurin et, pour 
,
on a en outre une ellipsoïde à trois axes inégaux de
Jacobi. L’ensemble des ellipsoïdes de Maclaurin constitue deux séries
de figures d’équilibre variant avec la vitesse angulaire, l’ensemble
des ellipsoïdes de Jacobi en constitue deux autres. Si l’on considère
une de ces figures ellipsoïdales 
 d’équilibre avec la vitesse
angulaire correspondante 
, et si l’on donne à 
 un
petit accroissement 
, on peut se demander si, pour la vitesse
angulaire 
, il existe des ligures d’équilibre, autre
que les ellipsoïdes, qui, en variant d’une manière continue avec
, se confondent pour 
 avec l’ellipsoïde 
.
C’est le problème que se posait Poincaré en 1885, ce qui l’a conduit
à une infinité de nouvelles figures d’équilibre; à la vérité, il se
borne dans cette recherche à la première approximation, et il ne
conclut l’existence effective des nouvelles figures qu’en étendant
d’une manière peut-être contestable, au cas des fluides, des remarques
très ingénieuses sur les équilibres de bifurcation démontrées seulement
pour des systèmes dont la position ne dépend que d’un nombre fini de
paramètres. Les nouvelles figures sont toutes instables, sauf peut-être
une célèbre figure piriforme correspondant à la vitesse angulaire la
plus petite qui donne des ellipsoïdes de Jacobi stables. Il semble
bien, d’après les dernières recherches de M. Liapounoff qui a étudié de
son côté avec une grande rigueur les problèmes précédents par d’autres
méthodes, que la figure piriforme est instable. Les figures piriformes
ont-elles joué un rôle cosmogonique? C’était l’avis de Sir Georges
Darwin. Dans le refroidissement lent, il est possible que la figure
piriforme se creuse tout d’un coup et qu’il y ait une séparation du
corps en deux: telle aurait été, dans cette vue, la Lune sortant de
la Terre. Il ne faut pas d’ailleurs oublier, dans les applications
à la Cosmogonie, que dans ce qui précède il s’agissait de substance
homogène, ce qui risque d’éloigner beaucoup de la réalité.
Aucune partie de l’Astronomie prise dans son acception la plus étendue n’est restée étrangère à Poincaré. Un de ses derniers cours fut consacré aux Hypothèses cosmogoniques. Toutes les hypothèses faites depuis Kant et Laplace sur la formation du système solaire y sont discutées d’une façon très serrée, mais Poincaré ne se borne pas à notre système et étend son regard perçant jusqu’aux étoiles et aux nébuleuses. Avec quelle critique pénétrante il discute les vues d’Arrhénius sur la possibilité qu’a l’Univers d’échapper à la mort thermique que semble lui réserver le principe de Carnot, et que de vues pleines d’une imagination grandiose dans le Chapitre où la voie lactée est comparée à la matière radiante de Crookes. Aucun livre ne saurait donner une plus haute idée de la poésie de la Science.