La clique dorée
The Project Gutenberg eBook of La clique dorée
Title: La clique dorée
Author: Emile Gaboriau
Release date: January 23, 2010 [eBook #31054]
Most recently updated: August 20, 2016
Language: French
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LA
CLIQUE DORÉE
PAR
ÉMILE GABORIAU
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
1871
Tous droits réservés.
| TABLE:
I,
II,
III,
IV,
V,
VI,
VII,
VIII,
IX,
X,
XI,
XII,
XIII,
XIV,
XV,
XVI,
XVII,
XVIII,
XIX,
XX,
XXI,
XXII,
XXIII,
XXIV,
XXV,
XXVI,
XXVII,
XXVIII,
XXIX,
XXX,
XXXI,
XXXII,
XXXIII |
LA CLIQUE DORÉE
I
S'il est à Paris une maison bien tenue et d'apparences engageantes, c'est à coup sûr celle qui porte le numéro 23 de la rue Grange-Batelière.
Dès le seuil, éclate et reluit une propreté hollandaise, méticuleuse, jalouse, presque ridicule en ses recherches.
Les passants se feraient la barbe dans les cuivres de la porte cochère, les dalles polies au grès étincellent, la pomme de l'escalier resplendit.
Dans le vestibule, trois ou quatre écriteaux révèlent le caractère du propriétaire et rappellent incessamment les locataires au respect dû au bien d'autrui, alors même qu'on en paye trop chèrement la jouissance.
«Essuyez vos pieds, s. v. p.!» disent ces écriteaux aux allants et venants;—«il est défendu de cracher dans l'escalier;—l'accès de la maison est interdit aux chiens!...»
Cependant, cet immeuble tant soigné «jouissait» dans le quartier du plus fâcheux renom.
Que s'y passait-il de pire qu'ailleurs, qu'au numéro 21, par exemple, ou au numéro 25? Rien, très-probablement; mais les maisons, comme les gens, ont leur destinée.
Au premier étage, avaient planté leur tente deux familles de rentiers, gens paisibles s'il en fut, aussi simples de mœurs que d'esprit. Un receveur de rentes, quelque peu courtier-marron, avait au deuxième son appartement et ses bureaux. Le troisième était loué à un homme fort riche, un baron, disait-on, qui n'y faisait que de rares et courtes apparitions, préférant, à ce qu'il prétendait, le séjour de ses terres de Saintonge. Un brocanteur, on l'appelait le père Ravinet, encore qu'il n'eût qu'une cinquantaine d'années, moitié marchand de meubles et de curiosités, moitié marchand à la toilette, occupait tout le quatrième, où il entassait les mille objets de ses commerces divers, qu'il achetait à l'Hôtel des Ventes.
Au cinquième étage, enfin, divisé en quantité de chambres et de cabinets, demeuraient des ménages peu aisés ou des employés, qui, presque tous, décampaient dès l'aurore, pour ne reparaître que le soir, le plus tard possible.
Le deuxième corps de logis, desservi par l'escalier de service, était peut-être moins honorablement habité,—mais les petits logements sont si difficiles à louer!...
Quoi qu'il en soit, il rejaillissait quelque chose de la mauvaise renommée de la maison sur tous les locataires. Pas un n'eût trouvé seulement cent sous de crédit chez les fournisseurs du quartier.
Mais les plus compromis, à tort ou à raison, étaient les concierges, le sieur Chevassat et son épouse. Leurs «collègues» de la rue les évitaient, et il courait à leur propos nombre d'histoires des moins édifiantes.
Le sieur Chevassat «avait de quoi,» pensait-on, mais on l'accusait de prêter ses écus à la petite semaine et d'en tirer jusqu'à cent pour cent par mois. Il était encore, assurait-on, l'homme de paille de deux de ses locataires, le brocanteur et le receveur de rentes, et se chargeait, pour leur compte, de l'exécution des pauvres débiteurs en retard.
Les imputations dont on chargeait la Chevassat étaient bien autrement graves. On la garantissait prête à tout pour de l'argent et habituée à favoriser ou même à provoquer la mauvaise conduite des femmes qui habitaient sa maison.
Les Chevassat, ajoutait-on, avaient été établis, autrefois, au faubourg Saint-Honoré, et y avaient fait de mauvaises affaires.
On contait aussi qu'ils avaient un fils nommé Justin, beau garçon de trente-cinq ans, lancé dans le plus grand monde, qu'ils adoraient bien qu'il rougit d'eux et les méprisât, et qui venait les visiter de nuit, quand il avait besoin d'argent... Personne, il est vrai, ne le connaissait, ce fils, personne, jamais, ne l'avait vu...
Les Chevassat, eux, haussaient les épaules, soucieux seulement de bien vivre, disant qu'on serait fou de s'inquiéter de l'opinion du monde, quand on a sa conscience pour soi et qu'on ne doit rien à personne.
Cependant, vers la fin du mois de décembre dernier, un samedi soir, sur les cinq heures, les Chevassat allaient se mettre à table, quand le brocanteur du quatrième, le père Ravinet, se précipita dans leur loge comme un tourbillon.
C'était un homme de taille moyenne, scrupuleusement rasé, dont les petits yeux d'un jaune clair brillaient d'un éclat inquiétant sous d'épais sourcils en broussaille. Bien qu'habitant Paris depuis des années, il était vêtu en «monsieur de campagne,» portant gilet de soie à fleurs voyantes et longue lévite droite à grand collet.
—Vite, Chevassat, s'écria-t-il d'une voix troublée, prenez votre lampe et suivez-moi; il est arrivé quelque malheur là-haut!
L'émotion du brocanteur—il passait pour ne se pas émouvoir aisément—devait, bien plus que ses paroles, effrayer les époux Chevassat.
—Un malheur! gémit la femme, il ne manquerait plus que cela! Mais enfin qu'arrive-t-il, cher monsieur Ravinet?
—Eh! le sais-je!... Il n'y a qu'un instant, je sortais de chez moi, quand j'entends comme le râle d'un agonisant... Cela venait du cinquième. Naturellement, je monte quelques marches, prêtant l'oreille... Silence complet; plus rien. Je redescendais, croyant m'être trompé, quand arrive jusqu'à moi un gémissement, un sanglot, je ne sais trop comment vous expliquer cela, mais on aurait juré le dernier soupir d'une personne qui souffre horriblement et qui rend l'âme...
—Et alors?
—Alors, vite je suis venu vous prévenir et vous chercher... Je ne puis rien garantir, bien entendu, mais il me semble, je parierais que j'ai reconnu la voix de cette jolie jeune fille qui demeure là-haut, Mlle Henriette... Allons, venez-vous?...
Mais les concierges ne bougèrent pas.
—Mlle Henriette n'est pas chez elle, déclara froidement la Chevassat, et quand elle est sortie ce tantôt, elle m'a dit qu'elle ne rentrerait pas avant neuf heures... Ainsi, cher monsieur Ravinet, vous vous serez trompé, les oreilles vous auront tinté...
—Non, je suis sûr que non!... Mais n'importe, il faut aller voir.
Durant cette explication, la porte de la loge n'avait pas été refermée, et plusieurs locataires qui traversaient le vestibule, entendant la voix du brocanteur et les exclamations de la portière, s'étaient arrêtés et écoutaient...
—Oui, il faut aller voir! insistèrent-ils.
La volonté générale se manifestant ainsi impérieusement, le sieur Chevassat n'osa élever aucune objection nouvelle.
—Marchons donc, puisque vous le voulez, soupira-t-il.
Et s'armant de sa lampe, il s'engagea dans l'escalier, suivi du brocanteur, de son épouse et de cinq ou six personnes.
Les pas de tout ce monde ébranlaient les marches, et d'étage en étage les locataires entre-bâillaient leur porte pour savoir d'où venait tant de bruit. Et presque tous, en apprenant qu'il y avait peut-être quelque chose, s'empressaient de monter.
Si bien que le sieur Chevassat avait une douzaine de curieux derrière lui quand il s'arrêta, pour souffler, sur le palier du cinquième étage.
La porte de la chambre de Mlle Henriette était la première du couloir de gauche, il y frappa doucement d'abord et du bout du doigt, puis plus violemment, puis enfin de toutes ses forces, à grands coups de poing et jusqu'à ébranler les cloisons de tout l'étage.
Et entre chaque coup:
—Mademoiselle Henriette, criait-il, mademoiselle Henriette, on vous demande!...
Rien, pas de réponse.
—Ah! fit-il d'un air niaisement triomphant, vous voyez bien!...
Mais, pendant que frappait le concierge, M. Ravinet s'était agenouillé devant la porte, s'efforçant de l'écarter de l'huisserie, appliquant tour à tour l'œil et l'oreille au trou de la serrure et aux fentes.
Tout à coup il se redressa blême.
—C'est que c'est fini, cria-t-il, c'est que nous arrivons trop tard!...
Et comme un murmure de doute s'élevait:
—Vous n'avez donc pas de nez! ajouta-t-il, furieux, vous ne sentez donc pas cette abominable odeur de charbon!...
Toutes les narines se dilatèrent, et il fallut bien reconnaître que le brocanteur n'avait que trop raison. A la suite de l'ébranlement de la porte, l'étroit couloir s'emplissait d'âcres vapeurs.
Il y eut parmi les assistants un frisson d'horreur, et une voix de femme dit:
—Elle se sera fait périr!
Chose singulière, mais trop fréquente en pareil cas, l'hésitation de tous les gens rassemblés là était visible.
—Je vais aller quérir le commissaire, déclara enfin le sieur Chevassat.
—C'est cela, fit le brocanteur, en ce moment il est peut-être temps encore de secourir cette jeune fille; quand vous reviendrez, il sera trop tard.
—Que faut-il donc faire?
—Briser la porte.
—C'est que je n'ose...
—Eh bien! j'oserai, moi!
Et, appuyant son épaule contre le bois vermoulu, le digne homme n'eut qu'une secousse à donner pour chasser le pêne de sa gâche.
Aussitôt il y eut parmi les curieux un mouvement instinctif de recul, une véritable panique.
De la porte grande ouverte des flots de gaz mortels s'échappaient.
Cependant, la curiosité ne tarda pas à triompher de la peur. Nul ne doutait que la malheureuse jeune fille ne fût là, morte, et chacun insensiblement se rapprochait tendant le cou pour tâcher de voir...
Vains efforts! La lumière de la lampe s'était éteinte dans l'atmosphère viciée par l'acide carbonique, et l'obscurité y était profonde, intense, effrayante.
On n'y distinguait rien, rien que la lueur rougeâtre du charbon achevant de se consumer sous la cendre, dans deux réchauds posés à terre.
On parlait d'entrer, personne ne se proposait.
Mais le père Ravinet ne s'était pas tant avancé pour rester là, dans le couloir.
—Où est la fenêtre? demanda-t-il au sieur Chevassat.
—A droite, tenez, là!...
—Bien, laissez-moi faire.
Et bravement le digne brocanteur s'élança, et presque aussitôt, retentit le bruit des carreaux qu'il brisait.
L'instant d'après, l'air de la chambre était devenu respirable et tout le monde s'y précipitait.
Hélas! c'était bien un râle d'agonie qu'avait entendu M. Ravinet.
Sur le lit, garni d'une maigre paillasse, sans couvertures ni draps, une jeune fille d'une vingtaine d'années, vêtue d'une méchante robe de mérinos noir, était étendue, immobile, roide, inanimée...
Toutes les femmes sanglotaient.
—Mourir si jeune, répétaient-elles, et mourir ainsi!...
Cependant, le brocanteur, s'étant approché de l'infortunée, l'examinait.
—Elle n'est pas morte! s'écria-t-il; non, elle ne peut être morte... Allons, mesdames, avancez-vous et faites-lui l'aumône des premiers secours en attendant le médecin...
Et tout aussitôt, avec une assurance singulière, il indiqua ce qu'il y avait à tenter pour la rappeler à la vie.
—De l'air, expliquait-il, de l'air, tâchez de faire entrer un peu d'air dans ses poumons, débarrassez-la de ce qui la serre, répandez sur elle de l'eau vinaigrée, frictionnez-la avec de la laine...
Il s'était emparé de la situation, il commandait, on lui obéissait passivement, encore qu'on ne conservât aucun espoir.
—Malheureuse enfant! disait une femme, c'est quelque amour contrarié qui l'aura menée là!...
—Ou la misère... murmurait une autre.
C'est que la misère, en effet, inexorable, avait passé par cette triste chambre; on ne reconnaissait que trop ses traces, visibles autant que celles de l'incendie. Une commode et deux chaises constituaient avec le lit tout la mobilier. Plus de rideaux à la fenêtre, nul vêtement de rechange au porte-manteau, pas un chiffon dans les tiroirs...
Evidemment, tout ce qu'il y avait eu de vendable avait été vendu, petit à petit, pièce à pièce... Les matelas avaient suivi les effets, la laine d'abord, poignée par poignée, puis les enveloppes...
Trop fière pour se plaindre, isolée par les pudeurs de la pauvreté, la malheureuse qui gisait là avait dû subir en cette chambre toutes les angoisses du naufragé accroché à une épave au milieu de l'Océan...
Ainsi pensait le père Ravinet, quand une feuille de papier, sur la commode, attira ses regards...
Il la prit. C'était comme le testament de la pauvre fille.
«Qu'on n'accuse personne, avait-elle écrit. Je meurs volontairement. Je prie Mme Chevassat de porter à leur adresse les lettres ci-jointes. Ou lui remettra ce que je dois au propriétaire.
HENRIETTE.»
Les deux lettres étaient là, en effet. Sur la première, le brocanteur lut:
A M. le comte de la Ville-Handry,
Rue de Varennes, 115.
Et sur la seconde:
A M. Maxime-de Brévan,
62, rue Laffitte.
Une flamme soudaine s'était allumée dans les petits yeux jaunes du vieux brocanteur, un sourire mauvais plissa ses lèvres minces et même une exclamation lui échappa:
—Oh!...
Mais ce ne fut qu'un éclair.
Son front s'assombrit, et d'un regard inquiet et rapide il embrassa la chambre, tremblant qu'on n'eût surpris quelque chose des impressions dont il n'avait pas été le maître.
Non, personne ne l'avait épié ni même ne songeait à lui, l'attention de tous se concentrant sur Mlle Henriette.
Alors, d'un mouvement leste et précis, que lui eût envié un voleur à la tire, il fit disparaître dans la vaste poche de son immense lévite et la feuille de papier et les deux lettres.
Il était temps.
La plus vive agitation se manifestait parmi les femmes penchées sur le lit de la jeune fille.
L'une d'elles, pâle d'émotion, affirmait avoir senti le corps tressaillir sous sa main, et les autres soutenaient qu'elle s'était trompée... On allait bien voir, au surplus.
Il y eut vingt secondes d'une indicible angoisse, vingt secondes solennelles, pendant lesquelles chacun retint sa respiration... Et enfin un même cri d'espérance et de joie s'échappa de toutes les poitrines:
—Elle a tressailli!... Elle a bougé!...
Il n'y avait pas à douter ni à nier, cette fois! L'infortunée avait eu un mouvement, bien faible il est vrai, à peine sensible, mais enfin un mouvement...
Un peu de sang remontait à ses joues blémies, sa poitrine se soulevait par saccades, ses dents, convulsivement serrées, se desserraient, et sa bouche s'entr'ouvrant, on la voyait tendre le col en avant, cherchant instinctivement de l'air.
—Elle vit!... exclamaient les femmes, non sans une sorte d'effroi, et comme si elles eussent vu s'accomplir un miracle, elle vit!...
D'un bond, M. Ravinet fut près du lit.
Une des femmes—c'était une des rentières du premier—soutenait dans le pli de son bras la tête de la jeune fille, et la malheureuse promenait autour d'elle ce regard terne, sans chaleur et sans expression, qui est celui des fous.
On lui adressa la parole, elle ne répondit pas; visiblement elle n'entendait rien.
—N'importe, prononça le brocanteur, elle est sauvée maintenant, et quand le médecin arrivera, il trouvera le plus fort de la besogne fait... Mais elle a besoin de soins encore, cette enfant, et nous ne pouvons la laisser ainsi.
Ce que cela signifiait, tous les assistants le comprirent très-bien, et cependant, c'est à peine si un timide «c'est juste!» accueillit la proposition.
Cette froideur ne déconcerta pas le bonhomme.
—Il va falloir la coucher, poursuivit-il, et pour cela il faudrait des matelas, des draps, des couvertures... Il faudrait du bois, car il fait un froid de loup, et aussi du sucre pour de la tisane, et de la bougie...
Il ne disait pas tout, à beaucoup près, mais il disait bien assez, trop même pour les gens qui étaient là.
Et la preuve, c'est que dès le début, la dame du courtier marron du second déposa noblement une pièce de cinq francs sur le coin de la cheminée et sans bruit gagna la porte. Plusieurs autres pareillement s'esquivèrent, qui, par exemple, ne déposèrent rien...
Si bien que lorsqu'il acheva, le père Ravinet n'avait plus près de lui que le couple Chevassat et les deux rentières du premier.
Et encore, ces deux dames échangeaient des regards de détresse, calculant sans doute mentalement ce qu'allait leur coûter leur curiosité.
Le brocanteur avait-il prévu cette généreuse désertion? on l'eût dit, à regarder sa physionomie narquoise.
—Bons petits cœurs, va!... fit-il.
Puis haussant les épaules:
—Heureusement, ajouta-t-il, je vends un peu de tout et encore d'autres choses... Attendez-moi une minute; je descends, et en deux tours j'aurai remonté le plus pressé... pour le reste, on s'arrangera.
Le visage de la portière était à peindre. De sa vie elle n'avait été si étonnée.
—On m'a changé mon père Ravinet, murmura-t-elle, ou je deviens folle!
Il est de fait que le brocanteur ne passait pas précisément pour nu mortel sensible et magnifique. On citait de lui des traits à rendre Harpagon rêveur et à tirer une larme de l'œil d'un huissier.
Ce qui n'empêche qu'il ne tarda pas à reparaître, pliant sous le faix de deux matelas presque neufs, et qu'à un second voyage il rapporta bien plus qu'il n'avait annoncé...
Mlle Henriette maintenant respirait plus librement, mais sa physionomie gardait encore sa désolante immobilité. La vie s'était réveillée avant l'intelligence, et il était clair qu'elle n'avait aucunement conscience de sa situation ni de ce qui se passait autour d'elle.
Même, cela ne laissait pas que d'inquiéter les deux rentières, prodigues de dévouement à cette heure qu'elles ne tremblaient plus pour leur bourse.
—Bast! c'est toujours comme cela, affirma carrément le père Ravinet, et d'ailleurs le docteur la saignera, s'il en est besoin.
Et, se retournant vers le sieur Chevassat:
—Mais nous gênons ces dames, mon brave, continua-t-il, allons, descendons chez moi prendre quelque chose; nous remonterons quand l'enfant sera bien douillettement installée dans son lit.
Le logis de ce digne homme n'était, à vrai dire, que le magasin où il entassait pêle-mêle les objets les plus disparates.
Il vivait au milieu de ce chaos sans endroit fixe pour se tenir, campant ici ou là, suivant que le hasard des achats et des ventes laissait un espace vide dans une pièce ou dans l'autre, dormant une nuit dans un lit Louis XV de cent louis et la nuit d'après sur une couchette de fer de quinze francs.
Pour l'instant, il était établi dans un étroit cabinet aux trois quarts encombré seulement, et c'est là qu'il introduisit le portier.
Il commença par emplir d'eau-de-vie deux petits verres, plaça une bouillotte devant le feu, et se laissant tomber sur un fauteuil:
—Eh bien! monsieur Chevassat, commença-t-il, voilà un événement!
Stylé sans doute par son épouse, le concierge ne répondit ni oui ni non, mais l'autre savait son monde et connaissait les secrets qui délient certaines langues.
—Ce que cela aura d'ennuyeux pour vous, poursuivit-il d'un air détaché, c'est que le commissaire de police, très-probablement, sera prévenu par le médecin et ouvrira une enquête...
Du coup, le sieur Chevassat faillit lâcher son petit verre.
—La police fera une descente ici, s'écria-t-il. Alors, bonsoir les voisins, la maison est définitivement perdue... La peste étouffe cette coquine de là-haut! Mais vous vous trompez sans doute, cher monsieur Ravinet.
—Point! Seulement, vous vous exagérez les conséquences. On vous demandera tout bonnement qui est cette jeune fille, de quoi elle vit, où elle demeurait avant de venir.
—C'est que précisément je n'en sais rien.
Le vieux brocanteur parut tomber des nues, ses sourcils se froncèrent, et hochant la tête:
—Bigre! fit-il, voilà qui complique la question. Comment donc mademoiselle Henriette habite-t-elle votre maison?
Manifestement le portier était dans ses petits souliers, sinon pour cela, du moins pour autre chose.
—Oh! c'est simple comme bonjour, répondit-il, et si vous voulez que je vous conte l'affaire, vous verrez qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
—Soit, parlez.
—Pour lors, donc, c'était il y a un an, presque jour pour jour, voilà qu'un matin m'arrive un particulier tout ce qu'il y a de mieux couvert, le lorgnon à l'œil, insolent comme un valet de bourreau, enfin un jeune homme très comme il faut. Il me dit qu'il vient de voir à notre porte l'écriteau d'une chambre à louer présentement, et il me demande de la lui montrer. Naturellement je lui réponds que c'est un taudis qui n'est pas fait pour une personne comme lui, mais il insiste et ma foi! je le conduis....
—A la chambre qu'occupe mademoiselle Henriette?...
—Précisément. Je pensais qu'il allait faire le dégoûté, pas du tout. Il regarde où donne la fenêtre, comment ferme la porte, si la cloison est épaisse, et finalement il me dit: «Cela me convient, voici le denier à Dieu.» Et v'lan, il me met vingt francs dans la main... Les bras me tombaient.
Si M. Ravinet était intéressé, il n'y paraissait guère, son visage gardant l'air distrait et ennuyé de l'homme forcé d'écouter les affaires d'autrui.
—Et... qui est-ce ce jeune homme si comme il faut? interrogea-t-il.
—Ah! dame, ni moi non plus... tout ce que je sais de lui c'est qu'il s'appelle Maxime.
A ce nom, comme sous une douche lui tombant sur la tête, le vieux brocanteur tressauta sur son fauteuil; il pâlit et un regard étrange traversa ses petits yeux jaunes.
Mais il se remit vite, si vite que le concierge ne remarqua rien, et d'un ton indifférent:
—Ce beau fils ne vous a donc pas dit son nom de famille? demanda-t-il.
—Non.
—Cependant, pour aller aux informations...
—Eh! voilà bien le diable!... je n'y suis pas allé!...
Peu à peu, et non sans de visibles efforts, le sieur Chevassat se redressait. C'était à croire que d'avance il assurait son maintien contre les questions possibles d'un commissaire de police.
—Je sais bien que je suis fautif, poursuivit-il, mais à ma place, cher monsieur Ravinet, vous n'auriez pas agi autrement que moi. Jugez plutôt. Ma chambre était louée à ce jeune homme, à ce M. Maxime, n'est-ce pas, puisque j'avais son louis en poche. Poliment je lui demande, comme d'usage, où il demeure et s'il a des meubles pour répondre du loyer. Ah! bien ouitche! Sans seulement me laisser finir, il se met à me rire au nez, oh! mais à rire!... «Ai-je donc l'air, me dit-il, d'un homme à habiter un pareil chenil!...» Et voyant que je restais tout interloqué, il m'explique qu'il loue ça pour y établir une jeune personne de province à laquelle il s'intéresse et que même la location et les quittances doivent être au nom de cette personne qui est donc mademoiselle Henriette. Cela se comprenait, n'est-ce pas? Néanmoins, comme il était du devoir de mon état de m'informer de cette demoiselle, je m'informe, toujours poliment. Mais lui m'envoie promener, me disant qu'il n'a pas de comptes à me rendre et qu'il va envoyer des meubles pour garnir la chambre...
Il s'arrêta, attendant un mot, un signe d'approbation du vieux brocanteur. Cet encouragement ne venant pas, il continua:
—Bref, je n'osai pas insister, et tout se passa comme l'avait voulu M. Maxime. Le jour même, un marchand apporta les meubles que vous avez vus là-haut, et le lendemain soir, sur les onze heures, Mlle Henriette arriva. Ah! son bagage n'était pas lourd! Tout son saint frusquin tenait dans un petit sac de voyage qu'elle portait à la main...
Penché vers la cheminée, le digne brocanteur ne semblait préoccupé que d'activer l'ébullition de l'eau qu'il venait de placer devant le feu.
—M'est avis, mon brave homme, prononça-t-il, que vous avez agi fort légèrement. Pourtant, s'il n'y a que ce que vous dites, je ne crois pas qu'on puisse vous inquiéter.
—Quelle autre chose voulez-vous donc qu'il y ait?
—Dame!... je ne sais pas, moi... Si cette jeune fille avait été enlevée par M.... Maxime, si vous aviez prêté la main à son enlèvement... je vous verrais dans de vilains draps. Le code ne plaisante pas, quand il s'agit de mineures!...
Le portier eut un beau geste de protestation.
—J'ai dit toute la vérité, déclara-t-il.
Mais c'est ce dont le père Ravinet ne semblait pas parfaitement convaincu.
—Cela vous regarde, dit-il, avec un haussement d'épaules... Cependant, tenez pour sûr qu'on vous demandera comment une de vos locataires a pu tomber dans un si extrême dénuement sans que vous ayez prévenu personne...
—Oh! moi, d'abord, je ne m'occupe pas de mes locataires; ils sont maîtres chez eux...
—Bien, cela, monsieur Chevassat, très-bien!... Ainsi vous ignoriez que M. Maxime eût cessé de voir Mlle Henriette?...
—Il n'avait pas cessé de la voir...
D'un mouvement, le plus naturel du monde, le père Ravinet leva les bras au ciel, et d'un accent d'horreur:
—Est-ce possible!... s'écria-t-il. Ce beau fils aurait donc connu la détresse de la pauvre enfant, il aurait donc su qu'elle mourait de faim!...
De plus en plus le sieur Chevassat semblait sur des charbons ardents. Il commençait à entrevoir et la portée des questions du vieux brocanteur et l'ineptie de ses propres réponses.
—Ah! vous m'en demandez trop long! interrompit-il... Je ne suis pas chargé de surveiller M. Maxime, n'est-ce pas... Pour ce qui est de Mlle Henriette, dès qu'elle sera sur pied, la petite poison, je vais vous la faire déguerpir, et plus vivement que ça!...
Le vieux brocanteur hochait gravement la tête:
—Cher monsieur Chevassat, prononça-t-il de sa plus douce voix, vous ne ferez pas ce que vous dites, par la raison que dès ce moment je réponds du loyer de cette jeune fille. Bien plus, si vous voulez m'obliger, vous serez bon pour elle, très bon, et même... respectueux.
Il n'y avait pas à se méprendre à la signification du mot «obliger» tel qu'il le soulignait, et cependant il allait ajouter d'autres recommandations encore, quand une voix éraillée retentit dans l'escalier, criant:
—Chevassat!... Où donc es-tu, Chevassat!
—Mon épouse! fit le portier.
Et ravi d'échapper au père Ravinet:
—Compris! dit-il fort vite. On la traitera, votre demoiselle, aussi délicatement que la fille du propriétaire en personne... Sur quoi, excusez, la loge est seule, on m'appelle, il faut que je descende...
Et sans attendre, il s'esquiva, ne concevant rien au soudain intérêt du vieux brocanteur pour la locataire du cinquième.
—Gredin, va! murmurait alors le père Ravinet, vil gredin!...
Mais il avait appris ce qu'il souhaitait, il était seul et il n'avait pas, estimait-il, une minute à perdre.
Vivement il retira du feu la bouillotte, et sortant de sa poche les lettres soustraites à Mlle Henriette, il plaça au-dessus de l'eau bouillante celle qui portait l'adresse de M. Maxime de Brévan.
En moins de rien, la vapeur eut humecté puis liquéfié la gomme qui fermait l'enveloppe. Dès lors, il devenait facile, moyennant quelques précautions, de l'ouvrir et de la refermer ensuite, sans qu'il restât trace de l'abus de confiance.
Ainsi fit le vieux brocanteur.
Et voici ce qu'avait écrit Mlle Henriette:
«Vous triomphez, M. de Brévan. Quand vous lirez cette lettre, je serai morte.
«Allez, redressez la tête, soyez délivré de vos terreurs. Daniel peut revenir, j'emporte dans la tombe le secret de votre lâcheté et de votre infamie...
«Non, cependant, non!
«Je puis vous pardonner, moi qui n'ai plus que quelques instants à vivre. Dieu ne vous pardonnera pas. Je serai vengée, je le sens. Et s'il faut un miracle, il se fera, pour que l'honnête homme qui vous croyait son ami, pour que Daniel sache comment est morte et pourquoi la malheureuse confiée à son honneur.—H.»
Les poings du bonhomme se crispaient.
—L'honneur de Maxime de Brévan! grondait-il avec un de ces ricanements qui sont la dernière expression de la haine, l'honneur de Maxime de Brévan!...
Mais sa terrible agitation ne l'empêchait pas de répéter pour la lettre adressée au comte de la Ville-Handry l'opération qui venait de lui si bien réussir.
Bientôt il la tint en sa possession, et sans plus de scrupules, il lut:
«Jusqu'à ce matin, mon père, brisée d'angoisses et défaillante de besoin, j'ai attendu une réponse à la lettre suppliante que je vous écrivais à genoux.
«Vous ne m'avez pas répondu, vous restez impitoyable. C'est donc qu'il faut que je meure... je vais mourir. Hélas! je ne puis dire que ce soit volontairement.
«Il faut que je vous paraisse bien coupable, mon père, pour que vous m'abandonniez ainsi à la haine atroce de Sarah Brandon et des siens, et cependant... Ah! j'ai bien souffert, j'ai bien lutté, avant de quitter furtivement votre maison, cette maison où ma mère est morte... où j'ai été si heureuse et tant aimée, enfant, entre vous deux... Ah! si vous saviez!...
«C'était bien peu de chose, pourtant, ce que j'implorais de votre pitié: les moyens d'ensevelir dans quelque couvent ma honte imméritée...
«Oui, imméritée, mon père, car je peux vous le dire, et on ne ment pas au moment où je suis, si la réputation est perdue, l'honneur est sauf...»
De grosses larmes roulaient le long des joues du bonhomme, et c'est d'une voix étranglée qu'il murmura:
—Pauvre, pauvre fille!... Et dire que depuis un an, sans le savoir, je vivais à deux pas d'elle, sous le même toit... Mais me voici, j'arrive encore à temps!... Oh! le hasard, quand il s'en mêle, quel auxiliaire!...
Assurément les habitués de l'hôtel Drouot eussent hésité à reconnaître le père Ravinet tant était prodigieuse sa soudaine transformation.
Non, ce n'était plus là le brocanteur rusé, le vieux malin à la face triviale et narquoise qu'ils voyaient à toutes les ventes; assis au premier rang, guettant les bonnes occasions, de glace au plus fort du feu des enchères.
Les deux lettres qu'il venait de lire, avaient avivé en son âme des blessures atroces et mal cicatrisées. Il souffrait, et la douleur, la colère, l'espoir d'une vengeance longtemps attendue rehaussaient sa physionomie d'une étrange expression d'énergie et de noblesse.
Le coude sur une table, le front entre les mains, l'œil perdu dans l'espace, il semblait évoquer les misères du passé ou suivre dans les brumes de l'avenir quelque projet à peine ébauché et mal défini encore dans son esprit.
Et sa pensée débordant, pour ainsi dire, comme l'eau d'un vase trop plein, se répandait en un monologue incohérent et à peine saisissable.
—Oui, murmurait-il, oui, je te reconnais là, Sarah Brandon!... Pauvre fille!... A quelles abominables intrigues succombe-t-elle!... Et ce Daniel, qui la confie à Maxime de Brévan!... Qui est-il?... Comment en sa détresse ne s'est-elle pas adressée à lui!... Ah! si elle voulait se confier à moi... quel coup du sort!... Par quel moyen lui arracher la vérité tout entière!...
Le timbre d'une vieille pendule qui sonnait sept heures, fit tressaillir le bonhomme, et brusquement le rappela à la réalité.
—Bigre, grommela-t-il; j'allais m'endormir sur la besogne, et ce n'est pas l'occasion... Il faut que je remonte confesser l'enfant...
Et aussitôt, avec une dextérité inquiétante, il remit les lettres dans les enveloppes, les sécha, les lissa et les soumit à une vigoureuse pression, jusqu'à faire totalement disparaître les boursoufflures occasionnées par la vapeur.
Puis au bout d'un moment, contemplant son ouvrage d'un air satisfait:
—Voilà qui n'est pas mal, fit-il; un directeur des postes n'y verrait que du feu; je puis me risquer.
Et sur ce, s'élançant dehors, il regagnait d'un pied leste le cinquième étage, quand la portière, Mme Chevassat, lui barra l'escalier, descendant si fort à propos que très-évidemment elle avait épié sa sortie.
—Eh bien! cher monsieur Ravinet, fit-elle de son air le plus aimable, qui certes ne l'était guère, vous voilà donc le banquier de Mlle Henriette?
—Oui... qu'avez-vous à y redire?...
—Oh! rien... vos affaires ne sont pas les miennes, seulement...
Elle s'arrêta, un sourire cynique effleura ses lèvres plates et elle ajouta:
—Seulement elle est fameusement jolie, Mlle Henriette, et à mon à part je me disais: «Tiens, tiens, il n'a pas mauvais goût, M. Ravinet...»
Une réplique indignée montait aux lèvres du bonhomme, mais il sut la retenir, comprenant combien il lui importait d'abuser la portière, et se contraignant à sourire:
—Vous savez que je compte sur votre discrétion, fit-il.
Et il monta.
Alors, il dut au moins rendre à la Chevassat et aux deux rentières du premier étage cette justice, qu'elles avaient bien employé le temps et fort adroitement tiré parti des ressources qu'il avait mises à leur disposition.
La chambre, si froide et si désolée l'instant d'avant, de Mlle Henriette, avait pris, grâce à leurs soins, un air d'aisance qui réjouissait.
Une lampe, dont un abat-jour atténuait la lumière, brûlait sur la commode, un bon feu clair flambait dans la cheminée, on avait tendu un vieux rideau en plusieurs doubles devant la fenêtre pour remplacer provisoirement les carreaux brisés, et sur la table, recouverte d'un tapis, il y avait une théière, une tasse de porcelaine et deux petites fioles de pharmacien.
C'est que le médecin était venu, en l'absence de M. Ravinet, il avait saigné la malade, lui avait prescrit une potion et s'était retiré en déclarant qu'il n'y avait plus à garder l'ombre d'une inquiétude.
Seule, en effet, la pâleur de la pauvre jeune fille trahissait ses souffrances et le danger qu'elle avait couru.
Etendue dans son lit, maintenant garni de bons matelas et de draps bien blancs, la tête très-haussée sur ses oreillers, elle respirait librement, on le voyait au mouvement égal et régulier de sa poitrine, soulevant les couvertures...
Mais avec la vie et l'intelligence, la liberté de réfléchir à l'horreur de sa situation et la faculté de souffrir lui étaient revenues.
Le front appuyé sur son bras, qui disparaissait presque sous les boucles d'or de sa chevelure, immobile, l'œil obstinément fixé dans le vide, comme si elle eût essayé de percer les ténèbres de l'avenir, elle eût semblé la statue de la douleur ou plutôt de la résignation, sans les grosses larmes qui coulaient silencieuses le long de ses joues.
Sa beauté rare empruntait aux circonstances quelque chose d'immatériel et de si saisissant que le père Ravinet en demeura cloué par l'admiration sur le seuil de la porte restée ouverte.
Mais il ne tarda pas à songer qu'il pouvait être surpris là, en flagrant délit d'espionnage, et que certainement on se méprendrait sur ses sentiments.
Il toussa donc pour annoncer sa présence et entra.
Au bruit, Mlle Henriette s'était redressée. Apercevant le vieux brocanteur:
—Ah! c'est vous, monsieur, prononça-t-elle d'une voix faible, ces dames qui m'ont soignée, m'ont tout appris... C'est vous qui m'avez sauvé la vie!...
Elle hocha la tête, et lentement:
—C'est un triste service que vous m'avez rendu là, monsieur.
Cela fut dit simplement, mais en même temps avec une si navrante expression de douleur que le père Ravinet en fut épouvanté.
—Malheureuse enfant, s'écria-t-il, songeriez-vous donc à renouveler votre horrible tentative?...
Elle ne répondit pas. N'était-ce pas comme si elle eût répondu: Oui.
—Mais c'est de la folie! s'écria le vieux brocanteur, en proie à la plus vive agitation. A vingt ans, désespérer de la vie! cela ne s'est jamais vu. Vous souffrez, mais soupçonnez-vous seulement les compensations que l'avenir vous réserve!...
Du geste, elle l'interrompit:
—Il n'était plus d'avenir pour moi, monsieur, quand j'ai demandé à la mort un refuge...
—Cependant...
—Oh! ne cherchez pas à me convaincre, monsieur; ce que j'ai fait, je devais le faire. Je sentais la vie me quitter, j'ai voulu abréger les tortures... Il y avait trois jours que je n'avais mangé, quand j'ai allumé du charbon ici... Et pour me le procurer, ce charbon, j'ai eu recours à une supercherie, j'ai trompé la marchande qui me l'a donné à crédit... Ah! Dieu sait cependant que ce n'était pas le courage qui me manquait!... Avec quelle joie et de quel cœur j'eusse travaillé aux plus grossiers ouvrages! Mais savais-je, moi, où et comment on trouve de l'ouvrage!... Cent fois j'ai supplié Mme Chevassat de m'en procurer, mais toujours elle se moquait de moi en riant, et quand j'insistais, elle me disait...
Elle s'arrêta et un flot de sang empourpra son visage. Ce que lui disait la portière, elle n'osait le répéter. Mais c'est d'une voix que faisait trembler la rancune de sa dignité de femme et de toutes ses pudeurs outragées, qu'elle dit:
—Ah! cette femme est une indigne créature!...
De quoi était capable la Chevassat, le vieux brocanteur ne pouvait l'ignorer.
Il ne devinait que trop par quels conseils elle avait dû répondre à cette malheureuse de vingt ans, qui en sa détresse profonde s'adressait à elle.
Cependant, un juron lui échappa, qui eut assurément bien étonné l'estimable portière, et vivement:
—Assez, mademoiselle, s'écria-t-il, assez, je vous en prie... Ce que vous avez enduré, ne le sais-je pas? J'ai vu la misère de près aussi, moi. Votre résolution désespérée de ce soir, je ne l'ai que trop comprise. Comment ne s'abandonner pas soi-même, quand on est abandonné de tout et de tous?... Mais je ne m'explique plus votre découragement, à cette heure que la situation n'est plus la même...
—Hélas! monsieur, en quoi a-t-elle changé!...
—Comment, en quoi!... Ne suis-je donc pas là, moi! Quoi, après avoir eu la chance d'arriver à temps, je vous abandonnerais! Ce serait du propre! Non, non, jeune fille, reposez en paix, je veille, la misère n'approchera plus. Il vous faut un défenseur, un conseiller, me voilà, solide au poste. Et si vous avez des ennemis, gare à eux! Allons, souriez aux jours meilleurs qui vont se lever.
Mais elle ne souriait pas; la stupeur, presque l'effroi, se peignaient sur son visage.
Concentrant en un puissant effort tout ce qu'elle avait de pénétration, elle attachait sur le bonhomme un regard obstiné, espérant arriver jusqu'au fond de sa pensée.
Lui ne laissait pas que d'être déconcerté du peu de succès de son éloquence.
—Douteriez-vous donc de mes promesses? demanda-t-il.
Elle secoua la tête, et laissant tomber ses paroles une à une, comme pour leur donner une valeur plus grande:
—Pardonnez-moi, monsieur, prononça-t-elle, je ne doute pas... Mais je me demande quels sont mes titres à la généreuse protection que vous m'offrez.
Affectant plus de surprise qu'il n'en ressentait, assurément, le père Ravinet levait les bras au ciel.
—Mon Dieu! interrompit-il, elle suspecte mes intentions!
—Monsieur...
—Eh! que pouvez-vous craindre de moi! Je suis vieux, vous êtes une enfant, je vous viens en aide, n'est-ce pas tout naturel et tout simple!
Elle se tut, et lui pendant un moment demeura pensif, comme s'il eût cherché la cause de cette résistance. Tout à coup, se frappant le front:
—J'y suis! fit-il, la Chevassat vous aura parlé de moi... Ah! langue de vipère, je l'écraserai quelque jour! Voyons, soyez franche, que vous a-t-elle dit?
Il espérait un mot, au moins; il attendit... Rien.
Alors, avec une violence contenue, et en un langage inattendu, certes, de sa part:
—Eh bien! reprit-il, ce qu'elle vous a dit, cette vieille coquine, je vais vous le répéter. Elle vous a dit que le père Ravinet est un personnage équivoque et dangereux, exerçant dans l'ombre toutes sortes d'industries inconnues et inavouables... Elle vous a dit que ce vieux est une manière d'usurier sans foi ni loi, sans autre morale que le gain, trafiquant de tout avec tous, vendant selon le goût des gens de la vieille ferraille ou des cachemires, hypothéquant son argent sur des gages qui n'en sont pas, le talent des hommes et la beauté des femmes. Elle a dû vous dire, en un mot, que pour une femme, être protégée par moi est un bonheur, et vous avez compris que ce serait un opprobre.
Il s'arrêta, comme pour laisser à la jeune fille le temps de porter un jugement, et d'un ton plus calme:
—Admettons, poursuivit-il, que ce père Ravinet que vous a dit la Chevassat existe... Il en est un autre, que bien peu connaissent, que certains malheurs troublent profondément, c'est celui-là qui s'offre à vous.
Se faire mauvais à plaisir, se charger même de vices qu'on n'a pas, c'est une tactique excellente pour ensuite être cru sur parole quand on se vante de certaine qualité qu'on a ou qu'on voudrait paraître avoir.
Si tel fut le calcul du vieux brocanteur, il échoua complètement. Mlle Henriette demeura de glace.
—Croyez, monsieur, fit-elle, que je vous suis reconnaissante, comme il convient, des efforts que vous faites pour me convaincre...
Le bonhomme eut un geste de dépit.
—En un mot, vous repoussez mes offres parce que je ne trouve pas une raison vulgaire pour les justifier... Que vous dire, cependant!... Voyons, supposez que j'aie une fille, qu'elle s'est enfuie, que je ne sais ce qu'elle est devenue, et que c'est en souvenir d'elle que je voudrais étendre sur vous ma protection... Ne puis-je pas m'être dit que peut-être, de même que vous, elle se débat dans les angoisses de la faim, abandonnée par son amant...
La jeune fille, à ce mot, pâlit, et se haussant sur ses oreillers:
—Vous vous méprenez, monsieur, interrompit-elle. Ma situation, je ne le sais que trop, justifie tous les soupçons, cependant, je n'ai pas d'amant.
Alors, lui:
—Je vous crois, mademoiselle, je vous jure que je vous crois... Mais, cela étant, comment vous trouvez-vous ici, réduite aux dernières extrémités de la misère, vous?
Enfin, le père Ravinet venait de frapper juste. L'émotion gagnait la jeune fille, deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.
—Il est de ces secrets, murmura-t-elle, qu'il n'est pas permis de révéler.
—Même pour défendre son honneur et sa vie?
—Oui.
—Cependant...
—Oh! n'insistez pas, monsieur.
Si Mlle Henriette eût connu le vieux brocanteur, elle eût lu dans le regard qu'il lui jeta, la satisfaction qu'il éprouvait.
C'est que désespérant, l'instant d'avant, de rien obtenir, il se croyait désormais assuré du succès.
Le moment lui paraissait venu de frapper le coup décisif.
—J'ai essayé de forcer votre confiance, mademoiselle, prononça-t-il, je l'avoue, mais votre intérêt seul me guidait. S'il en était autrement, me serais-je adressé à vous, quand pour surprendre les confidences que je vous demande, je n'avais qu'à déchirer une mince feuille de papier?
La malheureuse ne put retenir un cri.
—Mes lettres!
—Je les ai.
—Ah! c'est donc cela, que les dames qui me soignaient les ont en vain cherchées partout.
—J'ai voulu les soustraire à la curiosité des personnes qui étaient là.
—Et... vous ne les avez pas ouvertes!
Pour toute réponse, il les tira de sa poche, et avec un beau geste, le geste de l'innocence injustement soupçonnée, il les posa sur le lit.
Les enveloppes, en apparence du moins, étaient parfaitement intactes. Mlle Henriette le constata d'un coup d'œil, et tendant la main au vieux brocanteur:
—Je vous remercie, monsieur, dit-elle.
Lui ne sourcilla pas. Il sentait que cette preuve menteuse, de probité avançait plus ses affaires que tous ses discours; aussi se hâta-t-il de poursuivre:
—Par exemple, mademoiselle, je n'ai pu m'empêcher de lire les adresses et d'en tirer des conjectures. Qui est le comte de la Ville-Handry?... Votre père, n'est-ce pas? Et M. Maxime de Brévan?... C'est le jeune homme qui venait vous visiter. Ah! si vous vouliez vous fier à moi... Si vous saviez combien il est aisé, parfois, avec un peu d'expérience, de dénouer les situations qui semblent le plus inextricables...
Visiblement, elle était ébranlée.
—Du reste, ajouta-t-il, attendez d'être remise pour prendre une détermination... Réfléchissez, nous sommes gens de revue... Et vous ne me direz que ce que vous jugerez indispensable pour que je puisse vous conseiller...
—Oui, en effet, comme cela, peut-être...
—Alors, j'attendrai, oh! tant que vous voudrez, deux jours, dix jours...
—Soit.
—Seulement, mademoiselle, je vous en prie, jurez moi de renoncer à vos horribles projets de suicide...
—Je vous le jure, monsieur, sur mon honneur de jeune fille!...
Le père Ravinet eut une exclamation joyeuse.
—Adjugé!... s'écria-t-il, et à demain, mademoiselle, car tel que vous me voyez, je tombe de sommeil et je vais me coucher.
Mais il mentait, car il ne regagna pas son appartement.
Si exécrable que fût le temps, il sortit, et, une fois dans la rue, il alla se blottir dans une encoignure, d'où il pouvait surveiller exactement l'entrée de sa maison.
Il y resta longtemps, au froid et à la pluie, jurant de temps à autre et battant la semelle pour se réchauffer.
Enfin, comme onze heures sonnaient, une voiture de place s'arrêta devant le nº 23. Un jeune homme en descendit, qui sonna à la porte. On lui ouvrit. Il entra.
—Maxime de Brévan! murmura le vieux brocanteur... Et d'une voix sourde:
—Je savais bien qu'il viendrait, le brigand, voir si le charbon a fait son œuvre...
Mais déjà le jeune homme ressortait et remontait dans la voiture qui partit grand train.
—Eh! eh! ricana le vieux brocanteur, pas de chance, mon garçon... le coup est manqué, et il va falloir chercher autre chose... Et je suis là, cette fois, et je te tiens, et au lieu d'un compte à régler, nous en aurons deux...
II
Ce n'est guère que dans les romans qu'on voit des inconnus se prendre soudainement d'une confiance illimitée et se raconter leur vie entière sans restrictions, sans réserver même leurs secrets les plus intimes et les plus chers.
Dans la vie réelle, on y met plus de façons.
Longtemps après que le vieux brocanteur l'eut quittée, Mlle Henriette délibérait encore, indécise de ce qu'elle ferait le lendemain quand elle le reverrait.
Et d'abord, elle se demandait qui pouvait être ce singulier bonhomme, qui lui-même s'était qualifié de «personnage équivoque et dangereux?»
Etait-il réellement ce qu'il paraissait? La jeune fille en doutait presque.
Encore qu'elle n'eût guère d'expérience, elle avait été frappée de certaines transformations singulières et très-sensibles du père Ravinet.
S'animait-il, ses attitudes, ses manières et son geste juraient avec ses habits de «Monsieur de campagne,» comme s'il eût oublié une leçon apprise. Et en même temps, son langage trivial et incorrect d'habitude, et tout émaillé de locutions de son métier, s'épurait.
Que faisait-il? Etait-il brocanteur avant de venir s'établir dans cette maison de la rue Grange-Batelière, qu'il n'habitait que depuis trois ans.
Il n'était pas besoin de grands efforts pour imaginer le père Ravinet,—était-ce même son vrai nom?—en une situation tout autre.
Et pourquoi non? Paris n'est-il pas par excellence le refuge des déclassés, des vaincus de toutes les luttes de la civilisation? N'est-ce pas à Paris seulement que, perdus dans la foule, les malheureux et les coupables, oubliés et inconnus, peuvent recommencer une existence nouvelle?
Ah! si on cherchait un peu!... Que de gens tout à coup disparus après avoir jeté un certain éclat, on retrouverait sous des habits d'emprunt, gagnant à des métiers intimes leur pain de chaque jour.
Qui empêchait que le vieux brocanteur ne fût un de ceux-là!
Mais tout cela n'expliquait pas suffisamment à Mlle Henriette, et de façon à calmer ses appréhensions, l'empressement du père Ravinet, ses offres de service, son insistance à donner des conseils. Etait-ce pure charité de sa part? Hélas! la charité désintéressée a rarement de ces ardeurs.
Connaissait-il donc Mlle Henriette? S'était-il, à un moment donné, récent ou éloigné, trouvé en relations avec elle, mêlé à sa vie ou à la vie des siens? Payait-il ainsi un service rendu, espérait-il au contraire dans l'avenir quelque récompense? Autant de problèmes!...
—Me mettre à la merci de cet homme, pensait la jeune fille, n'est-ce pas une imprudence énorme!
D'un autre côté, en le repoussant, elle retombait dans cet abîme de misère où elle n'avait aperçu d'autre issue que le suicide.
Or, il lui arrivait ce qui toujours advient à ceux qui, ayant attenté à leurs jours, ont été sauvés lorsque déjà ils avaient épuisé les angoisses de l'agonie et qu'ils avaient fini de souffrir.
Comme si l'effroyable contact de la mort eût effacé les douleurs du passé et les menaces de l'avenir, elle se remettait à aimer la vie d'une passion désespérée.
—O Daniel! murmurait-elle toute frissonnante, Daniel mon unique ami, quelle ne serait pas ta souffrance, si tu savais que tu m'as perdue irrémissiblement en essayant d'assurer mon salut!...
Pour se soustraire à la périlleuse protection du père Ravinet, elle se sentait capable de prodiges d'énergie; mais où, mais comment l'employer, cette énergie? Toujours la voix de la froide raison lui criait:
—Ce vieux brocanteur est ton seul espoir!...
L'idée de mentir, d'abuser le père Ravinet par des confidences inventées à plaisir ne lui venait pas. Elle ne songeait qu'au moyen de dire la vérité sans la dire tout entière, cherchant comment en avouer assez pour qu'on pût la servir, assez peu pour ne pas compromettre un secret qu'elle avait estimé plus précieux que son bonheur, que sa réputation, que sa vie.
C'est qu'elle était victime, l'infortunée, d'une de ces intrigues qui se nouent et se dénouent dans le cercle étroit du foyer domestique, intrigues abominables souvent, qu'on soupçonne, qu'on connaît même quelquefois et qui cependant demeurent impunies, car la loi humaine ne saurait les atteindre...
Le père de Mlle Henriette, le comte de la Ville-Handry, était, vers 1845, un des plus riches propriétaires de l'Anjou.
Ce n'est pas sans orgueil que les gens des Rosiers et de Saint-Mathurin montraient aux étrangers le massif château de la Ville-Handry, tapi au soleil levant, au milieu d'ombrages séculaires, dans un repli de ce coteau merveilleux qui domine la Loire.
—Là, disaient-ils, demeure un brave homme, un peu fier peut-être, mais brave homme tout de même.
Chose rare à la campagne, où l'envie couve des haines atroces, le comte, malgré son titre et sa grande fortune, était assez aimé.
C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, assez grand et de bonne mine, solennel et poli, obligeant quoique froid, et très-tolérant, pourvu qu'on ne discutât devant lui ni la religion, ni la légitimité, ni la noblesse, ni le clergé, ni ses chiens de chasse, ni la supériorité des vins d'Anjou, ni diverses choses encore, constituant l'ensemble de ce qu'il appelait fastueusement ses opinions.
Parlant peu et jamais au hasard, il disait moins de sottises que d'autres, et cela lui avait valu un renom d'esprit, de capacité et de savoir dont il n'était pas médiocrement fier, et qu'il entretenait soigneusement.
Libéral, presque prodigue, il ne mettait guère de côté, chaque année, que la moitié de ses revenus. Il se faisait habiller à Paris, était toujours coquettement chaussé, et ne sortait jamais sans gants.
Sa maison était tenue sur un pied respectable. Il dépensait deux mille francs par an, rien que pour l'entretien des jardins. Il avait une meute et six chevaux. Enfin, il entretenait une demi-douzaine de grands diables de domestiques dont les livrées armoriées étaient l'éternel ébahissement des gens de Saint-Mathurin.
Il eût été complet sans sa passion pour la chasse.
La saison venue, à cheval ou à pied, par tous les temps, on était sûr de le rencontrer, le carnier au dos, arpentant les chaumes, sautant les haies ou barbottant dans les marais.
A ce point que les châtelaines des environs blâmaient hautement ses imprudences, lui reprochant de compromettre inutilement une santé précieuse.
Précieuse!... elle l'était en effet pour les familles pourvues de filles à marier.
Ce gentilhomme de quarante ans, comblé de toutes les faveurs de la destinée, était célibataire.
Et, certes, ce n'étaient pas les occasions qui lui avaient manqué. Il n'était pas une bonne mère à vingt lieues à la ronde qui ne guettât pour sa fille cette proie magnifique... 150,000 livres de rente et un beau nom!...
Il lui suffisait de paraître à un bal à Saumur ou à Angers pour en être le roi. Mères et filles réservaient pour lui leurs plus accueillants sourires et leurs plus provocantes œillades.
Mais toutes les avances avaient échoué, et même il avait su éviter plus d'un guet-apens conjugal adroitement tendu; car on était allé jusqu'au guet-apens.
D'où lui venait cette horreur du mariage? Ses intimes l'expliquaient par la présence au château de certaine gouvernante, moitié lingère, moitié dame de compagnie, assez jolie et très intrigante. Mais il est des mauvaises langues partout.
Cependant, un événement arriva l'année suivante qui ne laissa pas que de donner beaucoup de consistance aux cancans—médisances ou calomnies.
Un beau matin du mois de juillet 1847, on apprit la mort de cette gouvernante, enlevée en quelques heures par une congestion cérébrale.
Et dès les premiers jours de septembre, c'est-à-dire six semaines plus tard, le bruit se répandit du mariage du comte de la Ville-Handry.
La nouvelle était exacte; M. de la Ville-Handry se mariait. On n'en put plus douter quand on vit ses bans affichés à la porte de la mairie de Saint-Mathurin.
Et qui épousait-il, s'il vous plaît? La fille d'une pauvre veuve, la baronne de Rupert, qui traînait aux Rosiers une existence misérable, sans autres ressources que la maigre pension qui lui revenait du chef de son mari, mort colonel d'artillerie.
Si encore elle eût été de bonne et authentique noblesse; si seulement elle eût été du pays!...
Mais point!... On ne savait même au juste qui elle était ni d'où elle venait, ayant été épousée à l'étranger, en Autriche, suivant les uns et selon les autres en Suède.
Quant à feu le colonel, on le disait baron de la façon du premier empire et on lui contestait la particule qu'il mettait devant son nom.
Il est vrai que Mlle Pauline de Rupert, âgée alors de vingt-trois ans, était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une merveilleuse beauté.
Il est vrai que jusqu'à ce jour elle avait eu la réputation d'une jeune fille modeste et sensée, d'un esprit supérieur, douce, aimante, dotée enfin de toutes ces qualités rares et exquises qui sont l'honneur d'une maison et fixent le bonheur au foyer domestique.
Mais quoi! pas un sou vaillant, pas de dot, pas même un trousseau...
La stupeur fut profonde, et suivie tout aussitôt d'un effroyable débordement d'indignes calomnies.
Etait-il possible, naturel, qu'un gentilhomme tel que le comte finît ainsi, piètrement, ridiculement, qu'il épousât une fille sans le sou, une aventurière, après avoir eu à choisir entre les plus nobles et les plus riches partis du pays!...
M. de la Ville-Handry n'était-il donc qu'un sot impertinent!... Ou plutôt ne s'était-on pas mépris sur le compte de la petite personne?... Au lieu de ce qu'on croyait, n'était-elle pas une hypocrite intrigante, qui fort subtilement avait tissé dans l'ombre le filet où on voyait pris le lion de l'Anjou!...
L'étonnement eût été moindre, si on eût su que madame veuve de Rupert avait été fort liée avec la gouvernante défunte du château de la Ville-Handry. Cette circonstance, si elle eût été connue, eût servi de texte à de bien autres histoires...
Quoi qu'il en soit, le comte ne devait pas tarder à constater le prodigieux revirement de l'opinion publique à son endroit.
L'occasion lui en fut fournie lors de ses visites de noces, quand il présenta sa jeune femme à Angers et dans les châteaux des environs.
Plus de sourires accueillants, plus de provocantes œillades, plus de jolies mains blanches furtivement tendues aux siennes!...
Les portes qui jadis semblaient s'ouvrir seules à deux battants dès qu'il se présentait, maintenant s'entre-bâillaient à peine de mauvaise grâce. Quelques-unes même restèrent fermées, les maîtres lui faisant dire qu'ils étaient absents, alors qu'il savait d'une façon sûre et positive qu'ils étaient chez eux.
Une dame fort noble et encore plus dévote, en possession de donner le ton, avait prononcé ce mot décisif:
—Certes, je ne recevrai jamais une péronnelle qui enseignait la musique à mes nièces, eût-elle englué et épousé un Bourbon!
C'était vrai. Cruellement affligée de voir sa mère privée de ces douceurs de l'aisance que l'âge rend si nécessaires, Mlle Pauline avait donné dans le voisinage des leçons de piano, qu'on lui payait Dieu sait quel prix!
N'importe, on s'armait contre elle de son noble dévouement. On lui eût fait un crime des plus admirables vertus.
C'est que c'est à elle surtout qu'on en voulait. La rencontrait-on seule, on détournait la tête pour ne la pas saluer. Et lorsqu'elle était au bras de son mari, il y avait des gens qui parlaient fort amicalement au comte et qui n'adressaient pas la parole à la comtesse, comme s'ils ne l'eussent point vue ou comme si elle n'eût pas existé.
Même les impertinences de ce genre allèrent si loin, qu'un jour M. de la Ville-Handry, exaspéré, hors de lui, saisit au collet un gentilhomme, son voisin, et le secoua rudement en lui criant à deux pouces du visage:
—Ne voyez-vous donc pas Mme la comtesse, ma femme!... Quelle correction vous faut-il pour vous guérir de votre myopie!...
Menacé d'un duel, l'insolent fit bravement les plus plates excuses, et cet acte de vigueur rendit les gens circonspects.
Mais les sentiments n'en furent point modifiés. La guerre ouverte dégénéra en une sourde hostilité, voilà tout...
Cependant la destinée, meilleure que les hommes, réservait à M. de la Ville-Handry une récompense bien inattendue de l'héroïsme dont il avait fait preuve en épousant, lui, si riche, une fille pauvre.
Un frère de Mme de Rupert, banquier à Dresde, mourut, léguant à sa «chère nièce Pauline» environ 1,500,000 francs.
Cet homme si riche, qui, de sa vie, n'avait envoyé un secours à sa sœur, qui eût déshérité la fille du soldat de fortune, avait été flatté d'écrire en tête de son testament le nom de «haute et puissante comtesse de la Ville-Handry.»
Cet héritage inespéré eût dû ravir la jeune femme. N'allait-il pas la venger victorieusement des plus ineptes calomnies et lui ramener l'opinion!... Et pourtant, jamais on ne la vit si triste que le jour où la grande nouvelle parvint au château.
C'est que ce jour-là, peut-être, elle maudit son mariage... C'est qu'en dedans d'elle-même une voix s'éleva qui lui reprochait amèrement d'avoir cédé aux ordres, aux supplications de sa mère...
Fille incomparable, de même qu'elle devait être la meilleure des mères et la plus chaste des épouses, elle s'était dévouée, et voici que les événements donnaient tort à son sacrifice et la punissaient de ce qu'elle avait fait son devoir.
Ah! que n'avait-elle combattu, résisté, gagné du temps!...
C'est que, jeune fille, elle avait rêvé un autre avenir... C'est qu'avant d'accorder sa main au comte, spontanément et librement elle avait donné son cœur à un autre... C'est qu'elle avait aimé du plus naïf et du plus chaste amour un jeune homme de deux ou trois ans seulement plus âgé qu'elle, Pierre Champcey, le fils d'un de ces richissimes cultivateurs comme on en compte par centaines le long de la vallée de la Loire.
Lui l'adorait.
Malheureusement un obstacle dès le premier jour s'était dressé entre eux, infranchissable: la pauvreté de Pauline.
Y avait-il à espérer que le père et la mère Champcey, ces âpres paysans, permettraient à un de leurs fils,—ils en avaient deux,—cette folie qui s'appelle un mariage d'amour?
Ils s'étaient imposé de rudes sacrifices pour leurs enfants. L'aîné, Pierre, se destinait au barreau; l'autre, Daniel, qui voulait être marin, travaillait pour entrer au Borda.
Et les Champcey n'étaient pas médiocrement fiers d'avoir fait des «messieurs» de leurs gars. Mais ils disaient à qui voulait l'entendre qu'en échange de cette dot, l'éducation, ils comptaient exiger de leurs brus force espèces sonnantes.
Pierre connaissait si bien ses parents que jamais il ne leur parla de Pauline.
—Quand j'aurai l'âge des sommations respectueuses, pensait-il, ce sera une autre affaire...
Hélas! pourquoi Mme de Rupert n'avait-elle pas voulu que sa fille restât libre jusque-là!
Pauvre jeune femme!... Le jour où elle était entrée au château de la Ville-Handry, elle s'était juré d'ensevelir cet amour si avant au fond de son cœur que jamais il ne troublerait sa pensée... Et elle s'était tenu parole.
Mais voici que tout à coup il surgissait plus ardent et plus vivace qu'autrefois, l'oppressant jusqu'au spasme, doux et triste comme un souvenir de bonheur envolé, et en même temps cruel et déchirant comme un remords.
Ainsi qu'en un songe, elle revoyait Pierre, tel qu'en leur première adolescence, alors qu'il se glissait à la brune jusqu'à son pauvre logis, alors que, furtivement, elle entr'ouvrait la fenêtre pour l'apercevoir.
Qu'était-il devenu?... Lorsqu'il avait appris qu'elle allait épouser le comte, il lui avait écrit une lettre désespérée, où il l'accablait d'ironies et de mépris... Puis, qu'il eût oublié ou non, il s'était marié, lui-même, et eux, qui s'étaient bercés de ce rêve de cheminer dans la vie appuyés l'un sur l'autre, séparés à jamais, ils suivaient chacun son chemin...
Seule, enfermée dans sa chambre, longtemps la malheureuse se débattit contre ces spectres du passé qui l'obsédaient.
Mais si quelque pensée coupable fit monter le rouge à son front, elle sut en triompher.
Loyale et vaillante, elle renouvela le serment qu'elle s'était fait de se consacrer entière à son mari... Il l'avait tirée de la misère pour lui donner sa fortune et son nom, en échange elle lui devait le bonheur.
Et certes, à s'affermir dans ces résolutions, il y avait de sa part quelque courage.
Après deux ans de ménage, le caractère du comte n'avait plus pour elle de secrets... Elle avait mesuré l'étroitesse de son esprit, le vide désolant de sa pensée, la sécheresse de son cœur...
Sous le brillant gentilhomme accepté comme «une capacité,» selon l'expression du pays, elle avait découvert un être absolument nul, borné, incapable d'une idée si on ne la lui soufflait, et avec cela prétentieux, infatué de ses mérites et poussant l'obstination jusqu'à l'absurde.
Et, pour comble, M. de la Ville-Handry n'était pas loin de haïr sa femme... On lui avait tant insinué qu'elle n'était pas à sa hauteur, qu'il avait fini par le croire... Enfin, il s'en prenait à elle de son prestige évanoui.
Accablée de la lourde tâche échue à Mme de la Ville-Handry, une femme vulgaire eût pensé que garder la foi conjugale à un homme tel que le comte, ce serait assez de vertu.
Mais la comtesse n'était pas une femme vulgaire.
Résignée, elle se promit d'avoir du moins la coquetterie de la résignation.
Il est vrai que désormais un berceau adoré enchaînait son âme au foyer. Elle avait une fille, son Henriette, et, sur cette chère tête blonde, elle bâtissait un monde de merveilleux projets...
C'est de ce moment qu'elle sortit de l'inertie où elle s'assoupissait depuis deux ans, et qu'elle se mit à étudier le comte avec cette prodigieuse perspicacité que développe un grand intérêt en jeu.
Un mot de M. de la Ville-Handry devait l'éclairer. Un matin, comme ils achevaient de déjeuner en tête à tête:
—Ah! Nancy t'aimait bien, lui dit-il, la veille de sa mort, lorsqu'elle sentait qu'elle était perdue, elle me conjurait de t'épouser.
Cette Nancy, c'était la défunte gouvernante du château.
Après cette maladresse du comte, point n'était besoin de longues réflexions pour comprendre le rôle qu'avait joué cette femme.
Il devenait évident que, modestement effacée dans l'ombre, protégée par l'intériorité même de sa situation, elle avait été tout à la fois l'intelligence, l'énergie et la volonté de son maître.
Et son influence sur lui avait été si puissante qu'elle lui avait survécu et qu'elle avait été obéie par delà le tombeau.
Cruellement humiliée par l'aveu de son mari, la comtesse eut assez de puissance sur elle pour ne lui eu point garder rancune.
—Eh bien!... soit, se dit-elle; pour son bonheur et pour notre repos, je descendrai jusqu'au rôle de cette Nancy!...
C'était plus aisé à résoudre qu'à exécuter, M. de la Ville-Handry n'étant pas de ceux qu'on manie ouvertement, ni même qui se rendent à un conseil quand on leur en a démontré l'excellence.
Irritable, ombrageux et despote comme tous les faibles, il ne redoutait rien tant que ce qu'il appelait une atteinte à son autorité. En tout, pour tout, partout et toujours, il prétendait être le maître, le souverain arbitre. Et ses susceptibilités sur ce point étaient si intraitables et si puériles, qu'il suffisait que sa femme manifestât l'ombre d'une volonté, pour que tout aussitôt il voulût obstinément le contraire.
—Je ne suis pas une girouette!... était une de ses déclarations favorites.
Pauvre homme, qui ne comprenait pas que pour tourner au sens contraire du vent qui souffle on n'en tourne pas moins.
La comtesse le comprit, et ce fut là sa force.
Après plusieurs mois de patience et de tâtonnements, il lui sembla qu'elle avait atteint son but, et que désormais, dès qu'elle le voudrait sérieusement, elle dirigerait à son gré les volontés de son mari.
Pour tenter l'expérience, une occasion se présentait.
Encore que la noblesse des environs eût bien rabattu de ses hauteurs, et même lui fût presque revenue, surtout depuis son héritage, la comtesse estimait sa situation pénible et souhaitait ardemment quitter le pays. Il lui rappelait d'ailleurs trop de choses qu'elle voulait oublier. Il était de certaines routes où elle ne pouvait passer sans que son cœur bondit à briser sa poitrine.
Mais d'un autre côté il était bien connu que le comte s'était juré de finir ses jours en Anjou, qu'il avait les grandes villes en horreur et que la seule idée de quitter son château, où il avait si bien toutes ses habitudes, le rendait d'une humeur massacrante.
On tomba donc des nues lorsqu'on l'entendit annoncer qu'il quittait la Ville-Handry pour n'y plus revenir, qu'il avait acheté un hôtel à Paris, rue de Varennes, et qu'il ne tarderait pas à s'y fixer définitivement.
—C'est, du reste, bien malgré la comtesse, ajoutait-il en se rengorgeant, elle ne voulait pas absolument, mais je ne suis pas une girouette, j'ai tenu bon et elle a cédé.
Si bien que, dans les derniers jours d'octobre 1851, le comte et la comtesse de la Ville-Handry prenaient possession de leur magnifique hôtel de la rue de Varennes, une demeure princière, qui ne leur coûtait pas le tiers de sa valeur, ayant été achetée à un moment où les immeubles subissaient une ridicule dépréciation.
Mais avoir amené le comte à Paris n'était qu'un jeu. La difficulté sérieuse était de l'y maintenir.
Il était aisé de prévoir que, privé du mouvement et des fatigues de la campagne, des soucis d'une vaste exploitation et des exercices violents, il périrait d'ennui ou se jetterait dans les désordres.
Préoccupée de ces alternatives également redoutables, la comtesse avait cherché et trouvé un aliment à l'activité tracassière de M. de la Ville-Handry.
Avant de quitter l'Anjou, elle avait laissé tomber dans son cœur le germe d'une passion qui, chez un homme de cinquante ans, peut remplacer toutes les autres, l'ambition.
Et il arrivait avec le secret désir, avec l'espoir de devenir quelqu'un, un homme de parti, un de ces politiques remuants dont la personnalité traverse toutes les grandes intrigues.
Seulement, avant de lancer son mari sur un terrain qu'elle jugeait fort glissant et semé de fondrières, la comtesse s'était réservé de le reconnaître.
Pour cette reconnaissance, son nom et sa fortune la servirent puissamment. Aidée de ses relations, elle eut le talent de constituer un salon. Bientôt ses mercredis et ses samedis furent célèbres; on fit des démarches pour être invité à ses dîners ou admis à ses soirées intimes du dimanche.
L'hôtel de la rue de Varennes devint comme un pays neutre où les rancunes et les espérances politiques se donnèrent la main.
Pendant tout l'hiver, Mme de la Ville-Handry observa.
Jamais, à la voir modestement assise près de la cheminée, on ne se fût douté qu'elle n'était pas uniquement occupée de sa fille, de sa jolie Henriette, qui jouait ou lisait à ses côtés.
Elle écoutait cependant, et de toutes les forces de son intelligence, se pénétrant des questions, cherchant la voie à suivre, aux éclairs des discussions s'exerçant à démêler les artifices des passions et des intérêts, cherchant quels ennemis craindre et sur quels alliés s'appuyer.
Pareille à ces professeurs improvisés qui apprennent le matin ce qu'ils doivent enseigner le soir, elle étudiait la leçon qu'elle aurait bientôt à faire.
Un esprit supérieur, son instinct de femme, une finesse naturelle et des aptitudes qu'elle ne se soupçonnait même pas devaient abréger ce pénible noviciat...
Les résultats ne tardèrent pas à paraître.
Dès l'hiver suivant, le comte qui, jusqu'alors, avait gardé une attitude ambiguë, sortit de sa réserve et se prononça. Il se montra et plut, bien servi qu'il était par un extérieur fort noble, de belles manières et un imperturbable aplomb. Il parla et on fut charmé de son bon sens. Il donna des conseils, sa pénétration surprit. Il eut des partisans très-chauds et d'ardents détracteurs, d'aucuns voulurent voir en lui un futur chef de parti, il en prenait l'essor, se remuant extraordinairement, s'agitant, écrivant, discourant.
—Encore que cela m'attire des ennuis dans mon intérieur, disait-il à ses intimes, la comtesse étant de ces femmes timides qui ne veulent pas comprendre que les hommes sont faits pour les émotions de la vie publique... Je serais encore en Anjou, si je l'avais écoutée.
Elle, délicieusement, jouissait de son ouvrage.
Les succès du comte ne la rehaussaient-ils pas dans sa propre estime en lui prouvant sa valeur!... Ses sensations durent être celles d'un auteur dramatique lorsqu'il voit applaudir les types qu'il a créés.
Et ce qu'il y eut de merveilleux dans l'œuvre de Mme de la Ville-Handry, c'est que personne ne la soupçonna.
Non, personne, pas même sa fille. Pour Henriette plus encore que pour le monde, elle voulut que l'illusion fût entière, et elle lui apprit non-seulement à aimer son père, mais encore à respecter, à admirer en lui l'homme supérieur.
Comme de raison, M. de la Ville-Handry eût été le dernier à reconnaître la vérité. On la lui eût révélée qu'il eût peut-être haussé les épaules.
La ligne de conduite que lui avait tracée sa femme, c'est de bonne foi qu'il croyait l'avoir trouvée. Les discours qu'elle lui composait, il se persuadait, dans la sincérité de son âme, qu'il les avait pensés et coordonnés, les articles de journaux et les lettres qu'elle lui dictait, il était bien convaincu qu'il les avait médités et écrits...
Et même, quelquefois il s'étonnait du peu de jugement de la comtesse, lui faisant remarquer d'un air d'ironique pitié que les actes dont elle le détournait le plus fortement étaient précisément ceux qui lui réussissaient le mieux.
Mais il n'était pas de railleries capables de détourner Mme de la Ville-Handry de ce qu'elle croyait son devoir ni de lui arracher un mot ou seulement un sourire qui l'eussent vengée.
Impassible sous les sarcasmes de son mari, elle baissait la tête.
Et plus il triomphait en son inepte suffisance, plus elle s'applaudissait de son œuvre, trouvant au-dedans d'elle-même et dans l'approbation de sa conscience de sublimes compensations.
Le comte avait eu ce rare désintéressement de la prendre sans dot; elle lui avait dû un grand nom et une fortune considérable; mais, en échange et sans qu'il s'en doutât, elle lui avait assuré une situation qui n'était pas sans éclat; elle lui avait donné le seul bonheur que pût goûter cette âme petite et vulgaire, insensible à tout ce qui n'était pas satisfaction de la vanité.
Dès lors, elle ne lui devait plus rien.
—Oui, nous sommes quittes, se disait-elle, bien quittes!...
Et elle se reprochait moins les heures où sa pensée échappant à sa volonté se reportait vers l'homme choisi par elle autrefois, vers Pierre.
Pauvre garçon!... elle lui avait porté malheur!...
Sa vie avait été brisée le jour où il s'était vu abandonné de celle qu'il aimait plus que la vie. De ce moment, il n'avait plus eu de volonté. Et ses parents ayant enfin «déniché»—c'était leur mot—une bru à leur convenance, il l'épousa.
Mais le père et la mère Champcey n'avaient pas eu la main heureuse.
La jeune fille, triée par eux entre cinquante, apportait cent mille écus de dot, c'est vrai, mais ce fut une mauvaise femme.
Et, après huit années d'un ménage qui, dès le premier jour, avait été un enfer, abreuvé de dégoûts, atteint en son honneur par l'indigne conduite de celle qui portait son nom, n'ayant pas d'enfants, Pierre Champcey s'était brûlé la cervelle.
Mais ce n'est pas à Angers, où il occupait un poste important, qu'il accomplit cet acte de désespoir.
Il vint se tuer aux environs des Rosiers, dans un petit chemin creux conduisant à la maison jadis occupée par Mme de Rupert.
Des paysans qui se rendaient au marché de Saumur trouvèrent son cadavre, au matin, étendu sur le revers d'un fossé. La balle l'avait si affreusement mutilé qu'on ne le reconnut pas tout d'abord, et ce suicide fit un bruit énorme...
Ce fut M. de la Ville-Handry qui apprit à sa femme cette lugubre histoire.
Il ne comprenait pas, il l'avouait, qu'un garçon bien posé, plein d'avenir, et qui avait vingt-cinq bonnes mille livres de rentes finît ainsi d'un coup de pistolet.
—Et quel singulier endroit il a été choisir pour ce suicide! ajoutait le comte. Evidemment, il y avait de la folie dans son fait.
Mais la comtesse n'entendait plus son mari, elle s'était évanouie.
Pourquoi Pierre avait voulu mourir dans ce petit chemin, tout ombragé de vieux ormes, elle ne le comprenait que trop.
—C'est moi qui l'ai tué, pensait-elle, moi!
Si rude fut le coup qu'elle faillit n'y pas survivre. Même, elle eût eu bien du mal à expliquer le changement qui s'opérait en elle, si à la même époque elle n'eût perdu sa mère.
Mme de Rupert s'éteignit paisiblement, ayant eu ce qu'elle souhaitait, toutes les jouissances du luxe pendant ses dernières années. Pelotonnée en son égoïsme, jamais elle ne daigna s'apercevoir qu'elle avait sacrifié sa fille.
C'était ainsi, cependant, car jamais femme ne souffrit ce que la comtesse endura à dater de cette heure, où la mort de Pierre vint ajouter à toutes ses douleurs le plus cruel remords.
Ah! si sa fille ne l'eût attachée à l'existence!... Mais elle voulait vivre, il fallait qu'elle vécût pour son Henriette...
Ainsi elle luttait seule, sans une âme à qui se confier, quand une après-midi, comme elle venait de descendre au salon, un domestique vint lui annoncer qu'un jeune homme, portant l'uniforme d'officier de marine, sollicitait l'honneur d'être reçu.
Ce visiteur avait remis sa carte au domestique; Mme de la Ville-Handry la prit et lut:
Daniel Champcey
Daniel, le frère de Pierre!... Plus pâle qu'une morte, la comtesse se dressa comme pour fuir.
—Que dois-je répondre?... interrogea le valet un peu surpris de l'émotion de sa maîtresse.
La malheureuse femme se sentait défaillir.
—Qu'il entre, répondit-elle d'une voix à peine distincte, qu'il entre!...
L'instant d'après entrait un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, à la physionomie ouverte et franche, au regard droit et clair, rayonnant d'intelligence et d'énergie.
Du doigt la comtesse lui montra un fauteuil en face d'elle. Quand il se fût agi de la vie de sa fille, elle n'eût pu prononcer une parole.
Lui ne put faire autrement que de remarquer ce trouble étrange, mais il n'en devina pas la cause. Pierre n'avait jamais prononcé tout haut le nom de Pauline de Rupert.
Il s'assit donc, et sans embarras comme sans forfanterie, il expliqua les motifs qui l'amenaient.
Sorti du Borda avec un des premiers numéros, il était présentement enseigne de vaisseau à bord du Formidable. Victime d'un passe-droit qui risquait de compromettre sa carrière, il avait sollicité et obtenu un congé, et venait demander justice au ministre de la marine. Son droit était évident, mais il savait qu'une solide recommandation n'a jamais gâté une bonne cause... Bref, il espérait que M. de la Ville-Handry, dont on vantait en Anjou l'influence et l'obligeance, consentirait à l'appuyer près du ministre.
Peu à peu, en l'écoutant, la comtesse avait repris une partie de son sang-froid.
—Mon mari sera heureux de servir un compatriote, monsieur, répondit-elle, il vous le dira lui-même si vous voulez bien l'attendre et nous rester à dîner...
Daniel resta.
A table, il se trouva placé près de Mlle Henriette, alors âgée de quinze ans, et en les contemplant ainsi l'un près de l'autre, si jeunes, si beaux tous les deux, la comtesse fut comme illuminée d'une idée soudaine qui lui parut une inspiration du ciel.
Pourquoi ne confierait-elle pas la destinée, le bonheur, de sa fille au frère de ce pauvre mort qui l'avait tant aimée?... Ne serait-ce pas tout à la fois un hommage à sa mémoire et une sorte de réparation?...
—Oui, il le faut, se répétait-elle, le soir avant de s'endormir, Daniel sera le mari de mon Henriette.
C'est pourquoi, moins de quinze jours plus tard, M. de la Ville-Handry disait à un de ses confidents habituels, en lui montrant Daniel:
—C'est un fort remarquable sujet que ce jeune Champcey, plein d'avenir et qui ira loin... et quand il aura quelques années de plus et les épaulettes de lieutenant, s'il plaisait à ma fille et qu'il me la demandât, je ne sais si je ne répondrais pas oui. La comtesse en penserait et en dirait ce qu'elle voudrait, je suis le maître...
Après cela, Daniel devait fatalement devenir l'hôte assidu de l'hôtel de la rue de Varennes.
Non seulement il avait obtenu entière satisfaction, mais encore une protection puissante venait de le faire attacher provisoirement au ministère de la marine, avec promesse d'un embarquement avantageux.
Ainsi Henriette et Daniel furent rapprochés, et, en apprenant à se connaître, apprirent à s'aimer...
—Mon Dieu! pensait la comtesse, que n'ont-ils quelques années de plus!
C'est que depuis quelques mois les plus noirs pressentiments la troublaient. Il lui semblait qu'elle n'avait plus longtemps à vivre, et elle frémissait à l'idée de laisser sa fille sans autre protecteur que le comte...
Si encore Henriette eût connu la vérité; si, au lieu d'admirer en son père l'homme supérieur, elle eût appris à s'en défier!...
Vingt fois, Mme de la Ville-Handry fut sur le point de livrer son secret... Hélas! un excès de délicatesse la retint toujours...
Une nuit, comme elle revenait d'un bal officiel, elle se sentit prise de frissons et de vertiges.
Sans être autrement inquiète, elle demanda une tasse de tilleul.
Elle était debout, devant la cheminée, se décoiffant, quand on la lui apporta... Mais au lieu de la prendre, elle porta brusquement les mains à sa poitrine, poussa un cri rauque et tomba à la renverse...
On la releva. En un instant, l'hôtel fut sur pied. On courut chercher des médecins... Soins inutiles...
La comtesse de la Ville-Handry venait de succomber à la rupture d'un anévrisme.
III
Réveillée par les clameurs de l'hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu'un grand malheur venait d'arriver, Mlle Henriette s'était précipitée dans la chambre de sa mère.
Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins:
—Tout est fini!
Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l'un d'eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait:
—Du courage, monsieur le comte, du courage!...
Lui, affaissé, l'œil morne, le front blême et moite d'une sueur froide, n'entendait pas, car il ne cessait de balbutier:
—Mais ce ne sera rien, n'est-ce pas, ce ne sera rien!...
C'est qu'il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l'esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l'écrasante réalité.
Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l'instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l'âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n'était plus.
On l'avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres...
Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme: l'effroi.
Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l'avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.
—Non, ma mère n'est pas morte!... elle ne peut être morte!... s'écriait Mlle Henriette.
Et elle allait d'un médecin à l'autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose...
Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d'agir!... Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l'état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d'autres!...
Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d'égarement, le retour de la vie.
Il lui semblait qu'elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s'entr'ouvrir pour la rassurer.
On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s'obstinait à rester... On essaya de l'éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu'on lui arracherait les bras plutôt que de l'entraîner...
Jusqu'à ce qu'enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s'abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots:
—Mère!... mère bien-aimée!...
Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne—on était à la fin de janvier—des religieuses arrivèrent qu'on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Handry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu'exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.
Le surlendemain, eurent lieu les obsèques de la comtesse.
M. de la Ville-Handry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l'appelant pauvre chère enfant...
Puis on entendit des piétinements dans la cour; une dispute de cochers, le commandement de l'ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char... Et ce fut tout...
Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait...
Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Handry et sa fille se mirent à table... mais ils ne purent avaler une bouchée... Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l'âme de la maison!
Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur... Dans la journée, on les rencontrait errant dans l'hôtel, sans raison, comme s'ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose...
Mais il était encore, loin de l'hôtel, un cœur loyal et bon, qu'avait cruellement atteint la mort de la comtesse: Daniel. Il l'aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu'en la perdant c'était presque Henriette qu'il perdait.
Plusieurs fois il s'était présenté rue de Varennes; ce ne fut qu'au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu'il fut reçu.
Elle le regretta en l'apercevant. Il avait souffert presque autant qu'elle-même; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.
Longtemps ils demeurèrent l'un près de l'autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c'était confondre leur avenir.
Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.
C'était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l'effarement dans son fait, quelque chose de l'effroi d'un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.
Se rendait-il compte de l'immensité de la perte qu'il avait faite? Vaniteux comme il l'était, c'est moins que probable.
—Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.
Pour son malheur, il s'y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.
Deux ou trois fautes absurdes, ridicules, impardonnables, le perdirent à tout jamais. Sa situation politique s'écroula, c'en fut fait de son influence.
Cependant son passé demeura intact. La vérité, nul ne la soupçonna. L'affaiblissement si rapide de ses facultés, ou l'attribua uniquement au chagrin qu'il ressentait de la mort de la comtesse.
—Qui eût cru qu'il l'aimait tant que cela, dit-on.
Mlle Henriette fut trompée comme les autres, plus que les autres.
Mais loin de diminuer, son respect et son admiration pour son père augmentèrent. Elle le chérit davantage en voyant ce qu'elle prenait pour l'effet d'une incurable douleur.
Il était fort affecté en effet, mais uniquement de sa chute. D'où venait-elle? Il avait beau se mettre l'esprit à la torture, il n'en apercevait aucune cause raisonnable.
—C'est à n'y rien comprendre, répétait-il sans cesse.
Et il parlait de complot organisé, de coalition de ses ennemis, déplorant la noire ingratitude des hommes et leur versatilité.
Dans les commencements, il avait songé à se retirer en Anjou. Mais, peu à peu, les jours succédant aux jours, et aux semaines les mois, les blessures de sa vanité se cicatrisèrent, il oublia et prit d'autres habitudes.
On le vit plus assidu à son cercle, il monta souvent à cheval, il fréquenta les théâtres et dîna de temps à autre dehors.
Mlle Henriette s'en réjouissait, la santé de son père lui ayant, à un moment, donné de sérieuses inquiétudes.
Mais son étonnement fut immense, quand elle le vit quitter ses vêtements habituels, un peu sévères comme il convenait à son âge, pour adopter les modes excentriques, des pantalons très-clairs et des vestons à longs poils.
Quelques jours plus tard, ce fut bien pis.
Un matin, quand M. de la Ville-Handry entra dans la salle à manger pour déjeuner, il avait, lui tout blanc la veille, la barbe et les cheveux du plus beau noir.
Mlle Henriette ne put retenir un cri de surprise.
Alors, lui, souriant, mais avec un visible embarras:
—C'est un essai, dit-il, que mon valet de chambre m'a persuadé de faire, il prétend que cela va mieux à mon teint et me rajeunit.
Evidemment quelque chose d'étrange était survenu dans l'existence de M. de la Ville-Handry. Mais quoi?
Si elle ne savait rien de la vie, si elle était l'innocence même, Mlle Henriette était femme, c'est-à-dire servie par un instinct supérieur à toutes les expériences. Réfléchissant, elle croyait bien deviner.
Le comte se préoccupait de ce qui lui seyait le mieux, il s'efforçait de se rajeunir, il cherchait à plaire, donc une femme devait se trouver au fond de ce mystère.
Attristée plutôt qu'inquiète, la jeune fille, après trois jours d'hésitations, finit par se confier à Daniel.
Mais aux premiers mots qu'elle prononça, il l'interrompit, et devenu plus rouge qu'elle:
—Ne prenez nul souci de cela, mademoiselle, dit-il, et quoi que fasse monsieur votre père, n'y prenez point garde.
Le conseil était plus facile à donner qu'à suivre, les habitudes du comte devenant de plus en plus excentriques.
Insensiblement il avait éloigné ses anciens amis et ceux de la comtesse, et il remplaçait cette société d'élite par un monde singulier et fort mélangé.
C'étaient maintenant des jeunes gens, qui arrivaient le matin à cheval, en tenue plus que négligée, qui montaient les escaliers le cigare aux dents et à qui on servait des liqueurs et de l'absinthe.
Dans l'après-midi, des messieurs venaient, à mine vulgaire et arrogante, à gros favoris, portant à leur gilet des chaînes énormes, qui gesticulaient haut et fort et tutoyaient les valets de pied. Ils s'enfermaient avec le comte et le tapage de leurs disputes emplissait toute la maison.
Quelles graves questions s'agitaient si bruyamment? Ce fut M. de la Ville-Handry lui-même qui l'apprit à sa fille.
Trahi par la politique, il allait se lancer, lui annonça-t-il, dans les grandes affaires, et tout en rendant à l'industrie des services immenses, il était sûr de réaliser d'énormes bénéfices.
Des bénéfices... à quoi bon! Tant de son chef que de celui de sa femme, le comte réunissait cent mille écus de rentes. N'était-ce donc pas assez de cette fortune si considérable pour un homme de soixante-cinq ans et une jeune fille qui ne dépensait pas pour sa toilette trois cents louis par an?
Timidement, car elle craignait de blesser son père, Mlle Henriette osa risquer une objection.
Mais lui, après avoir ri du meilleur cœur, et tapant doucement sur la joue de sa fille:
—Nous voulons donc régenter notre père, dit-il.
Puis sérieusement:
—Suis-je donc si vieux, mademoiselle, que je doive prendre mes invalides... Seriez-vous de l'avis de mes ennemis?...
—Eh bien! mon enfant, sache qu'un homme tel que moi ne saurait, sans en mourir, se condamner à l'inaction... Je me moque des bénéfices; ce que je cherche, c'est l'emploi de mon énergie et de mes facultés.
Cette réponse si raisonnable rassura Mlle Henriette et aussi Daniel. L'un comme l'autre ils tenaient de la comtesse une foi entière au génie de M. de la Ville-Handry. Selon eux, il suffisait qu'il entreprît une chose pour qu'elle réussît.
Et de plus, à part lui, Daniel songeait que la préoccupation des affaires détournerait le comte de ses velléités de jeune homme.
Non, rien ne pouvait l'en distraire, et de plus en plus il tournait à l'adolescent, au jeune fat. Il se coiffait sur le côté d'un petit chapeau plat, se cambrait dans des jaquettes étroites à larges revers et ne sortait jamais sans une rose ou un camélia à la boutonnière. Se teindre ne lui suffisant plus, il se fardait, et on eût pu le suivre à la trace dans la rue tant il s'imbibait d'odeurs.
Souvent on le voyait des heures entières immobile dans son fauteuil, les yeux au plafond, les sourcils froncés, absorbé par l'effort de sa réflexion. L'appelait-on, il sursautait comme un malfaiteur pris en flagrant délit. Lui qui jadis tirait vanité de son magnifique appétit,—une ressemblance avec Louis XIV,—il ne mangeait presque plus. Et sans cesse il se plaignait d'étouffements, de palpitations de cœur.
A plusieurs reprises, sa fille le surprit les yeux pleins de larmes—de grosses larmes, qui traversant sa barbe teinte se teignaient et tombaient comme des gouttes d'encre sur le devant de sa chemise.
Puis, tout à coup, à ces séances de tristesse, des accès de joie folle succédaient, il se frottait les mains à s'enlever l'épiderme, il chantonnait, il dansait presque...
D'autres fois, un commissionnaire, presque toujours le même, arrivait avec une lettre... Le comte la lui arrachait des mains, lui jetait un louis, et courait s'enfermer dans son cabinet...
—Mon pauvre père!... disait à Daniel Mlle Henriette, il y a des instants où je crains pour sa raison.
Enfin, un soir, après le dîner, où il avait bu plus que de coutume, peut-être pour se donner du courage, le comte attira sa fille sur ses genoux, et de sa voix la plus douce:
—Avoue, chère enfant, commença-t-il, qu'en toi-même, au fond de ton petit cœur, tu m'as plus d'une fois accusé d'être un mauvais père... J'ai l'air de t'abandonner, je te laisse seule dans cet immense hôtel où tu dois t'ennuyer à périr...
Le reproche eût été fondé. Mlle Henriette était plus livrée à elle-même que la fille de l'ouvrier que le travail enchaîne tout le jour à son atelier.
L'ouvrier, du moins, promène quelquefois sa fille le dimanche.
—Je ne m'ennuie jamais, cher père, répondit Mlle Henriette.
—Bien vrai?... Tu as donc de graves occupations?
—Certainement. D'abord, je surveille ta maison; je fais de mon mieux pour te la rendre douce et agréable... Je brode, je couds, j'étudie... Dans l'après-midi, j'ai ma maîtresse d'anglais et mon professeur de piano... Le soir, je lis...
Le comte souriait, mais d'un sourire forcé.
—N'importe, interrompit-il, cette existence solitaire ne saurait durer... Il faut à une jeune fille de ton âge les conseils, l'affection, les soins d'une femme tendre et dévouée... Aussi, ai-je songé à te donner une seconde mère...
Brusquement, Mlle Henriette retira son bras passé autour du cou de son père, et se dressant sur ses pieds:
—Vous songez à vous remarier! s'écria-t-elle.
Il détourna la tête, hésita et finit par répondre:
—Oui.
La stupeur, l'indignation, une douleur atroce, coupèrent d'abord la parole à la jeune fille; mais bientôt, faisant un effort:
—Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, mon père!... prononça-t-elle d'une voix profonde. Quoi! vous voudriez amener une femme dans cette maison où palpite encore celle qui n'est plus!... Vous la feriez asseoir à cette place qui était la sienne, dans ce fauteuil qui fut le sien, les pieds sur ce coussin brodé par elle!... Peut-être même me demanderiez-vous de l'appeler ma mère... Oh! non, n'est-ce pas, vous ne commettrez jamais une telle profanation...
Pitoyable était le trouble de M. de la Ville-Handry. Et cependant, si elle eût été moins émue, Mlle Henriette eût lu dans ses yeux une inflexible résolution.
—Ce que je ferais serait dans ton intérêt, chère fille, balbutia-t-il... Je suis vieux, je puis mourir, nous n'avons pas de parents, que deviendrais-tu sans un ami...
Elle devint cramoisie de honte, et tout hésitante:
—Mais, mon père, M. Daniel Champcey...
—Eh bien!
La joie de la ruse près de réussir brillait dans l'œil du comte.
—Il me semblait, poursuivit la pauvre jeune fille... je croyais... ma bonne mère m'avait dit... enfin, du moment où vous recevez M. Daniel ici...
—Tu t'imaginais que je l'avais choisi pour gendre?...
Elle ne répondit pas.
—C'était, en effet, une idée de ta mère... elle en avait comme cela de singulières, contre lesquelles ce n'était pas trop de toute ma fermeté... C'est un triste mari, mon enfant, qu'un marin, qu'une signature du ministre sépare de sa femme pour des années.
Mlle Henriette continua de garder le silence. Elle comprenait quel marché lui proposait son père et l'indignation l'étouffait.
Lui, qui estimait en avoir assez fait pour une fois, se leva et sortit en disant:
—Consulte-toi, mon enfant, de mon côté, je réfléchirai.
Que faire, que résoudre?... Entre cent partis contradictoires, lequel choisir?...
Restée seule, la jeune fille prit une plume, et pour la première fois écrivit à Daniel:
«Il faut que je vous parle à l'instant... Je vous en prie, venez...
«HENRIETTE.»
Et ayant remis ce billet à un domestique, avec l'ordre de le porter immédiatement, fiévreuse, palpitante, l'oreille au guet, comptant les secondes, elle attendit...
Daniel Champcey occupait, rue de l'Université, un petit appartement de trois pièces, dont les fenêtres ouvraient sur les jardins de l'hôtel Delahante, jardins ombreux, encombrés de fleurs et peuplés d'oiseaux.
Là il passait presque tout le temps que lui laissaient ses travaux du ministère de la marine.
Une promenade avec un ami, le plus souvent avec M. Maxime de Brévan, le théâtre, quand une pièce obtenait un grand succès, deux ou trois visites par semaine à l'hôtel de la Ville-Handry, étaient ses seules et bien innocentes distractions.
—Une vraie demoiselle pour la sagesse, ce marin-là, disait son portier.
C'est que s'il n'eût pas été éloigné par sa délicatesse native de ce qu'à Paris on nomme «le plaisir,» Daniel eût été retenu sur la pente par son grand et profond amour pour Mlle de la Ville-Handry.
Un amour noble et pur tel que le sien, reposant sur une confiance absolue, suffit à remplir la vie, car il enchante le présent et dore d'espérances radieuses les lointains horizons de l'avenir.
Mais plus il aimait Mlle Henriette, plus Daniel se croyait tenu de la mériter, de se montrer digne d'elle.
Ambitieux, il ne l'était pas. Il avait embrassé une profession qui lui plaisait, il possédait dix ou douze mille livres de rentes qui, ajoutées à son traitement, lui assuraient une modeste aisance; que souhaiter de plus? Pour lui, rien.
Mais Mlle Henriette portait un grand nom, elle était la fille d'un homme qui avait occupé une grande situation, enfin elle était très riche, et la mariât-on avec ses seuls biens propres, elle aurait encore sept ou huit cent mille francs de dot.
Eh bien! Daniel ne voulait pas que le jour béni où elle lui accorderait sa main, Mlle de la Ville-Handry eût rien à regretter ou à désirer.
De là un labeur obstiné, incessant, une volonté chaque matin plus forte que la veille de conquérir un de ces noms célèbres qui écrasent les plus vieux parchemins, une de ces positions qui, à l'amour d'une femme pour son mari, ajoutent la fierté.
Or le moment était propice à son ambition, au lendemain de la transformation de notre flotte, pendant que la marine militaire en est encore aux tâtonnements et aux expériences, attendant, ce semble, la main d'un homme de génie.
Pourquoi ne serait-il pas cet homme? Soutenu par la pensée d'Henriette, il n'apercevait rien d'impossible, il n'imaginait pas d'obstacle qu'il ne pût surmonter.
—Vous voyez ce b..... là, avec son petit air calme, disait le vieil amiral Penhoël à ses jeunes officiers, eh bien! il vous damera le pion à tous...
Donc, ainsi que d'ordinaire, Daniel était enfermé dans son cabinet, achevant un travail que lui avait demandé le ministre, lorsque le valet de pied de l'hôtel de la Ville-Handry lui remit la lettre de Mlle Henriette.
D'un geste fiévreux, il rompit le cachet, et ayant lu d'un coup d'œil les deux lignes de la lettre, il devint fort pâle.
Pour que Mlle Henriette, toujours si réservée, hasardât cette démarche de lui écrire, pour qu'elle lui écrivît ces deux phrases si pressantes en leur brièveté, il fallait quelque événement extraordinaire.
—Est-il donc arrivé un malheur à l'hôtel? demanda-t-il au domestique.
—Non, monsieur, pas que je sache.
—M. le comte n'est pas malade?
—Non, monsieur.
—Et Mademoiselle?
—Mademoiselle est en parfaite santé.
Daniel respira.
—Courez prévenir mademoiselle que je vous suis, dit-il au domestique, et courez vite, si vous ne voulez pas que je sois arrivé avant vous.
Le valet sorti, Daniel, en un tour de main, fut habillé et s'élança dehors.
Et tout en remontant d'un pas rapide la rue de Varennes:
—Je me serai alarmé trop tôt, pensait-il, essayant de résister à l'obsession des plus noirs pressentiments, elle a peut-être simplement quelque commission à me donner...
Non, ce n'était pas cela, il le comprit bien quand, introduit au salon, il aperçut Mlle Henriette assise près de la cheminée, plus blanche que sa collerette, les yeux rougis et gonflés par les larmes.
—Qu'avez-vous, s'écria-t-il, sans attendre seulement que la porte fût refermée, que vous est-il arrivé?...
—Une chose terrible, M. Daniel.
—Parlez... vous me faites peur.
—Mon père veut se remarier.
D'abord Daniel fut abasourdi. Puis, se rappelant soudain toutes les circonstances de la métamorphose du comte:
—Oh! fit-il sur trois tons différents, oh! oh! cela explique tout...
Mais Mlle Henriette lui coupa la parole, et, dominant son émotion, d'une voix brève, elle lui rapporta textuellement la conversation du comte de la Ville-Handry.
Dès qu'elle eut terminé:
—Vous avez deviné juste, mademoiselle, prononça Daniel; c'est bien un marché que M. votre père vous propose.
—Ah! c'est affreux!...
—Il a voulu bien vous faire entendre que de votre consentement à son mariage dépend son consentement...
Stupéfait de ce qu'il allait dire, il s'arrêta court, et ce fut la jeune fille qui ajouta:
—Au nôtre, n'est-ce pas? dit-elle hardiment, M. Daniel, au nôtre. Oui, voilà ce que j'avais compris, voilà pourquoi je vous demande un conseil.
Malheureux!... c'était lui demander de dicter sa destinée.
—Je crois que vous devez consentir, balbutia-t-il.
Vibrante d'indignation, elle se dressa:
—Jamais! s'écria-t-elle, jamais!
Sous ce coup terrible, Daniel chancela... Jamais!... Il vit toutes les espérances de sa vie anéanties, son bonheur détruit, Henriette perdue pour lui...
Mais l'imminence même du péril lui eut bientôt rendu son énergie: il se roidit contre la douleur, et d'une voix presque calme:
—Je vous en conjure, reprit-il, laissez-moi vous expliquer le conseil que je vous donne... Croyez-moi: ce n'est pas un consentement que désire votre père; vous ne sauriez vous passer du sien, pour vous marier, lui n'a pas besoin du vôtre. Il n'y a pas d'article de loi qui autorise les enfants à s'opposer aux... folies de leurs parents. Ce que veut M. de la Ville-Handry, c'est votre approbation tacite, la certitude d'un accueil honorable pour sa seconde femme... Si vous refusez, il passera outre, sans souci de vos répugnances...
—Oh!...
—Ce n'est que trop sûr, hélas! S'il vous a parlé de ses projets, c'est qu'ils sont irrévocables. Le seul résultat de vos résistances sera notre séparation. Lui vous pardonnerait peut-être encore, mais elle!... Espérez-vous qu'elle n'abusera pas contre vous de son ascendant sur votre père?... Qui peut prévoir à quelles extrémités se porteront ses rancunes!... Et ce doit être une femme dangereuse, Henriette, capable de tout...
—Pourquoi?
Il eut une seconde d'indécision, n'osant dire toute sa pensée, puis enfin, lentement, et comme s'il eût été obligé de chercher ses mots:
—Parce que, répondit-il, ce mariage ne peut être qu'une spéculation effrontée... Votre père est immensément riche, c'est à sa fortune qu'on en veut...
Si plausibles étaient toutes les raisons de Daniel, il plaidait sa cause avec tant d'ardeur, que les résolutions de Mlle Henriette chancelaient évidemment.
—Ainsi, murmura-t-elle, vous voulez que je cède?
—Je vous en conjure.
Elle hocha tristement la tête, et d'une voix défaillante:
—Qu'il soit donc fait selon votre volonté, M. Daniel, dit-elle... Je ne m'opposerai pas à cette profanation... Mais rappelez-vous que ma faiblesse ne nous portera pas bonheur...
Dix heures sonnaient; elle se leva, et tendant la main au jeune homme:
—A demain soir, dit-elle; je saurai et je vous dirai le nom de la femme que mon père épouse, car je le lui demanderai.
Elle n'en eut pas besoin.
Le premier mot du comte, quand il aperçut sa fille le lendemain, fut:
—Eh bien!... as-tu réfléchi?
Elle arrêta sur lui un regard qui le força de détourner la tête, et d'un air résigné:
—Vous êtes le maître, mon père, répondit-elle... Vous dire que je ne souffrirai pas cruellement de voir entrer dans cette maison une étrangère serait mentir... Mais je serai pour elle respectueuse comme il convient...
Ah! le comte ne s'attendait pas à un si heureux dénouement.
—Ne dis pas respectueuse, s'écria-t-il, dis tendre, prévenante et dévouée... Ah! si tu la connaissais, un ange, mon Henriette, un ange!
—Et quel âge a-t-elle?
Au mouvement de sa fille, le comte vit bien qu'elle trouvait la future épouse trop jeune, aussi s'empressa-t-il d'ajouter:
—Ta mère avait deux ans de moins quand je l'épousai.
C'était vrai, seulement il oubliait qu'il y avait vingt ans de cela.
—Du reste, poursuivit-il, tu la verras, je lui demanderai la permission de te la présenter... Elle est étrangère, d'une excellente famille, riche, adorablement spirituelle et jolie, et s'appelle Sarah Brandon...
Le soir, quand Mlle Henriette répéta ce nom à Daniel, il se frappa le front d'un geste désespéré, en s'écriant:
—Grand Dieu! si M. de Brévan n'a pas été trompé, c'est pis que tout ce que nous pouvions craindre ou imaginer!...
IV
A voir le foudroyant effet de ce nom seul: Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Handry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.
Pour qu'un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible...
—Vous connaissez cette femme, Daniel? s'écria-t-elle.
Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d'atténuer son imprudence.
—Je vous jure, commença-t-il...
—Oh! ne jurez pas. Vous la connaissez...
—En aucune façon.
—Il est vrai que j'en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps...
—Par qui?...
—Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.
—Quelle sorte de femme est-ce?
—Mon Dieu! je ne saurais trop vous le dire... Maxime m'en avait parlé fort en l'air, et je ne me doutais pas qu'un jour... Si je me suis exclamé si sottement tout à l'heure, c'est que je me suis souvenu de certaine histoire assez... fâcheuse, dont Maxime la disait l'héroïne, de sorte que...
Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu'il s'empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.
Elle l'interrompit, et d'un ton de reproche:
—Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu'il faille me dissimuler la vérité...
Il ne répondit pas tout d'abord. Etourdi de l'étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n'en découvrait pas.
Enfin, prenant son parti:
—Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c'est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé...
—Quand le serez-vous?
—Ce soir-même, si, comme je l'espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir...
—Et si vos soupçons n'étaient que trop réels? si ce que vous redoutez tant et que j'ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire?...
Sans une seconde d'indécision, il se leva, et d'une voix profonde:
—Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il... Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu'on ne tient pas à la vie dans ma famille... vous le savez, n'est-ce pas?... Eh bien! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu'elles ne le soient, je n'hésiterais pas à vous dire: Quoi qu'il doive en résulter, Henriette, au risque même d'être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Handry et de Sarah Brandon!...
Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l'âme de la pauvre jeune fille.
Ah! il était digne d'être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d'amour.
Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d'enthousiasme et d'attendrissement:
—Et moi, s'écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu'il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu'à vous.
Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres... jusqu'à ce qu'enfin la voix de la raison l'arrachant à son extase:
—Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.
Et il s'éloigna d'un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou... Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu'il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.
Un fiacre passait, vide; il l'arrêta et s'y jeta, en criant au cocher:
—Surtout, marchons... Je paye la course cent sous... 62, rue Laffitte.
Là demeurait M. Maxime de Brévan.
C'était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l'œil intelligent et à la physionomie sympathique.
Lancé autant qu'on peut l'être dans le monde de la «haute vie,» parmi les gens dont le plaisir est l'unique affaire, M. de Brévan était aimé.
On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu'il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.
Enfin, jamais médisance ni calomnie n'avaient effleuré sa réputation.
Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d'afficher la sienne.
On eût dit parfois qu'il s'occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu'en leurs menus détails.
Chacun savait, d'après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu'il était le dernier, l'unique représentant de cette grande famille.
Ce n'est point qu'il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose... à peine l'aisance.
Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu'il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes? ses plus intimes l'ignoraient.
Ce qui est sûr, c'est qu'il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.
Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n'avait pour le servir qu'un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.
Comment Daniel était-il devenu l'ami de M. de Brévan?... De la façon la plus simple du monde.
Ils avaient été présentés l'un à l'autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.
Ils s'étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.
Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu'il disait? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s'émerveillant de l'entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.
Ils s'étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre...
M. de Brévan était en train de s'habiller pour rejoindre des amis à l'Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.
Comme toujours, il eut, en l'apercevant, une exclamation de plaisir.
—Quoi! vous, s'écria-t-il, l'austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure... Quel bon vent vous amène?
Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel:
—Mais, qu'est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré!... Que vous arrive-t-il?...
—Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.
—A vous!... Est-ce possible!...
—Et je viens vous demander un service.
—Ah! vous savez bien que je suis tout à vous.
Cela, en effet, Daniel le croyait.
—Je vous remercie d'avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger... Ce que j'ai à vous dire sera long et vous alliez sortir...
Mais, d'un geste cordial, M. de Brévan l'interrompit.
—Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d'honneur!... Ainsi, asseyez-vous, et causons...
Frappé d'une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu'il lui dirait.
Au moment de s'expliquer, il demeura interdit.
Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Handry n'était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s'il était possible, encore qu'il se crût sûr de l'absolue discrétion de Maxime de Brévan.
Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.
A ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou...
Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d'une voix brève:
—Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.
Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant:
—Je vous le jure sur l'honneur.
Ce serment parut rassurer Daniel... Et se croyant suffisamment maître de soi:
—Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l'héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.
—Miss, s'il vous plaît, et non pas madame...
—Soit... cela importe peu. Vous la connaissez?
—Ma foi! oui, comme tout le monde...
Ce qu'il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.
—Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez: Quelle femme est-ce que cette miss Brandon?...
Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.
—Eh! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela!
—C'est que j'ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense...
Illuminé d'une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.
—J'y suis, s'écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah!
Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Handry, Daniel ne l'eût pas trouvé; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d'en profiter.
—Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.
Maxime levait les bras au ciel.
—En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d'un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c'est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive...
—C'est donc une femme bien redoutable?
L'autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d'une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit:
—Parbleu!...
Etait-il besoin que Daniel insistât, après cela!... Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes?
Il insista, cependant.
—De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d'une voix sourde... Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j'en ignore tout!...
Sérieux comme il ne l'avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s'adossant à la cheminée:
—Que voulez-vous que je vous dise? prononça-t-il. Crier: Casse-cou! à un amoureux est un métier de dupe. Crier: gare! à qui ne veut pas se garer... à quoi bon! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah? Si oui... tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve!... Savez-vous ce qui arriverait?... Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri... et en sortant d'ici...
—Eh bien?...
—Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper...
—Ah! permettez, je ne suis pas un de ces hommes...
Mais M. de Brévan peu à peu s'exaltait.
—Allez au diable!... interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres... La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c'est ce qui la fait grande et terrible... Tant qu'on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n'est pas véritablement amoureux... C'est comme cela... Et la volonté n'y peut rien, ni l'énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n'est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n'être pas ce qu'ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid... turlututu! Ces gens-là me font l'effet d'une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon... Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d'accepter ce cigare et sortons prendre l'air...
Etait-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan?... Est-il vrai qu'un grand amour anéantit jusqu'à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal? Il n'eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu'il risquait de la perdre pour obéir au devoir?
Oh! non, non, mille fois non... Ce n'est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan... Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l'incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords...
Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Handry engagé dans ce terrible engrenage d'une passion folle pour une créature indigne.
Il n'accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.
—Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m'abandonne, que va-t-il donc m'arriver?...
M. de Brévan le regarda d'un air de commisération et dit:
—Peu de chose, seulement...
Et avec un geste d'un effrayant réalisme:
—C'est votre horoscope que vous demandez, fit-il d'un ton d'amer sarcasme... Soit. Qu'avez-vous de fortune?
—Deux cent cinquante mille francs environ.
—Parfait. En six mois ils seront fondus... Dans un an, vous serez criblé de dettes et réduit aux derniers expédients... Avant dix-huit mois, vous en serez aux faux...
—Maxime!...
—Ah! vous avez exigé la vérité, mon cher... Je passe à votre position. Elle est admirable. Votre avancement a été aussi rapide que mérité, vous êtes, tout le monde le dit, un des amiraux de l'avenir... D'aujourd'hui en six mois vous ne serez plus rien... Vous aurez donné votre démission si on ne vous a pas destitué...
—Permettez...
—Rien. Vous êtes un honnête homme et le plus digne d'estime que je sache... Après six mois de Sarah Brandon, vous serez tombé si bas dans votre estime que vous vous mettrez à l'absinthe... Voilà le tableau. Pas flatté, n'est-ce pas? Mais vous l'avez voulu. Et, cette fois, en route...
Cette fois, sa détermination était irrévocable, et Daniel vit bien que s'il ne changeait pas de tactique, il n'en obtiendrait plus un mot.
Le retenant donc au moment où il ouvrait la porte:
—Pardonnez-moi, Maxime, dit-il, une ruse fort innocente que vous-même m'avez suggérée... Sur mon honneur, ce n'est pas moi qui aime miss Sarah Brandon.
Sa surprise cloua net sur place M. de Brévan.
—Qui donc est-ce? interrogea-t-il.
—Un de mes amis.
—Son nom?
—En me permettant de ne pas vous le dire—aujourd'hui, du moins—vous doublerez le prix du service que je réclame de vous!...
L'accent de Daniel était si bien celui de la vérité, qu'il n'y avait pas à conserver l'ombre d'un doute.
Ce n'était pas lui qui s'était épris de miss Sarah Brandon.
Aussi, M. de Brévan ne douta-t-il pas... Mais il y avait du dépit et une nuance d'inquiétude, dans la façon dont il s'écria:
—Bravo, Daniel!... Parlez-moi des gens naïfs pour jouer leur monde.
Ce fut d'ailleurs son seul reproche, et tandis que Daniel s'embarrassait dans des excuses, il revint tranquillement s'asseoir près du feu.
—Nous disons donc, reprit-il après un moment de silence, que c'est un de vos amis qui est ensorcelé?
—Oui.
—Et c'est... sérieux?
—Hélas! il ne parle de rien moins que d'épouser cette femme.
L'autre, dédaigneusement, haussa les épaules.
—Quant à cela, fit-il, rassurez-vous; Sarah ne consentira jamais...
—Erreur! L'idée de ce mariage ne peut venir que d'elle.
Cette fois, M. de Brévan dressa la tête, la stupeur sur le visage.
—Votre ami est donc bien riche!... s'écria-t-il.
—Immensément.
—Il a donc un grand nom ou une grande situation?...
—Son nom est un des plus beaux, des plus anciens et des plus purs de l'Anjou.
—Et il est très-âgé, n'est-ce pas?
—Il a soixante-cinq ans.
D'un formidable coup de poing, M. de Brévan ébranla la tablette de la cheminée, en s'écriant:
—Ah!... elle avait bien dit qu'elle réussirait!...
Et plus bas, tout bas, comme se parlant à lui-même, avec un indéfinissable accent, où il y avait de la haine et de l'admiration:
—Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!...
Très-ému lui-même, et l'esprit occupé de bien autre chose que d'observer, Daniel ne remarquait pas l'agitation de son ami.
—Maintenant, poursuivit-il, mon obsédante curiosité vous est expliquée. Pour empêcher le scandale et la honte d'un tel mariage, la... famille de mon vieil ami ferait tout au monde... Mais comment lutter contre une femme dont on ne sait ni les antécédents ni la vie...
—Oui, j'entends bien, marmottait M. de Brévan, j'entends...
La contraction de son visage trahissait un puissant effort de réflexion... Il demeura ainsi absorbé un bon moment, puis enfin se décidant:
—Non, je ne vois aucun moyen d'empêcher ce mariage, prononça-t-il, aucun...
—Cependant, d'après ce que vous m'avez dit...
—Quoi?
—De l'avidité de cette femme...
—Eh bien?
—Si on lui offrait, pour refuser, une somme considérable, quatre ou cinq cent mille francs?...
M. de Brévan éclata de rire, d'un rire qui sonnait faux.
—Vous lui offririez un million, qu'elle vous enverrait promener, dit-il... La croyez-vous donc si sotte de se contenter d'une fraction de la fortune, quand elle peut l'avoir tout entière, avec un beau nom par-dessus le marché, et une position!...
Daniel ouvrait la bouche pour présenter une objection, mais M. de Brévan, sortant de cette réserve railleuse qui lui était habituelle, s'animait comme s'il se fût agi d'une question à lui personnelle, et déjà poursuivait:
—C'est que vous m'avez mal compris, mon cher... Vous croyez miss Brandon une de ces vulgaires détrousseuses qui, effrontément et en plein soleil, prennent un pigeon, le plument vif et le jettent après, tout saignant, aux ricanements de la galerie...
—C'est d'après vous, Maxime...
—Eh bien! mon cher, détrompez-vous... miss Brandon...
Il s'arrêta court, et fixant sur Daniel un de ces regards comme les juges d'instruction en jettent aux prévenus:
—En vous apprenant le peu que je sais, Daniel, fit-il d'un ton presque menaçant, je vous donne la plus grande preuve de confiance qu'un homme peut donner à un autre. Je vous aime trop pour vous demander un serment de discrétion... Si jamais vous mêliez mon nom à cette affaire, si jamais vous laissiez soupçonner de qui vous tenez vos renseignements, vous auriez forfait à l'honneur...
Touché jusqu'au fond du cœur, Daniel saisit les mains de son ami, et les pressant d'une étreinte affectueuse:
—Ah! vous savez bien qu'on peut compter sur Daniel Champcey!... s'écria-t-il.
M. de Brévan y comptait en effet, car il poursuivit:
—Miss Sarah Brandon est bien une de ces aventurières cosmopolites comme les cinq parties du monde nous en envoient depuis les progrès de la vapeur... Ni plus ni moins que les autres, elle est venue tendre à Paris son piége à imbéciles et à pièces de cent sous... Mais elle est d'une pâte plus fine et plus souple que les autres... Ses ambitions sont bien autrement élevées, et chez elle le génie de l'intrigue est à la hauteur de l'ambition... Elle veut la fortune à tout prix. Mais elle veut aussi les apparences de la considération...
On me prouverait que miss Sarah est née à Ménilmontant que je ne m'en étonnerais que médiocrement... Elle se dit Américaine...
Le fait est qu'elle parle l'anglais comme une Anglaise et qu'elle connaît une bonne partie de l'Amérique comme vous connaissez Paris.
Je lui ai entendu conter, au milieu d'un auditoire attendri, l'histoire de sa famille... Je ne dis pas que j'y ai cru.
D'après elle, M. Brandon, son père, véritable type du Yankee, entreprenant et entêté, aurait été dix fois tour à tour riche et misérable, avant de mourir archi-millionnaire.
Ce Brandon, selon sa fille, était banquier à New-York lorsque éclata la guerre entre le Nord et le Sud. Ruiné du coup, il se fit soldat, et en moins de six mois, grâce à son énergie exceptionnelle, parvint au grade de général. La paix l'ayant mis sur le pavé, il commençait à être fort embarrassé de sa personne, quand sa bonne étoile lui fit acheter, moyennant quelques mille dollars, d'immenses terrains où il ne tarda pas à découvrir les puits de pétrole les plus abondants de l'Amérique...
Il était en train de marcher sur les traces de Peabody, quand il périt, victime d'un accident épouvantable. Il fut brûlé dans l'incendie d'un de ses établissements...
Quant à sa mère, miss Sarah prétend l'avoir perdue très-jeune, dans des circonstances effroyablement dramatiques...
—Quoi!... s'écria Daniel, personne n'a songé à contrôler ces assertions?...
—Je l'ignore... Ce qui est sûr, c'est qu'il est parfois des coïncidences bizarres...
Je sais des Américains, dont on ne peut suspecter la bonne foi, qui ont connu Brandon banquier, Brandon général et Brandon possesseur de puits de pétrole...
—On peut s'approprier un nom...
—Evidemment, surtout quand celui qui l'a porté est mort en Amérique... Le positif, c'est que depuis cinq ans Miss Sarah habite Paris. Elle y est arrivée doublée d'une certaine mistress Brian, sa parente, qui est bien la plus sèche et la plus osseuse personne qu'on puisse rêver, mais qui est en même temps une fine mouche, s'il en fut. Elle amenait aussi un protecteur, un sien cousin, M. Thomas Elgin, sorte de grotesque dangereux, roide, compassé, empesé, qui n'ouvre guère la bouche que pour manger, ce qui ne l'empêche pas d'être une des meilleurs lames de Paris et de faire mouche neuf fois sur dix, au pistolet, à trente pas.
M. Thomas Elgin, qu'on appelle familièrement sir Tom, et mistress Brian, vivent toujours près de miss Sarah.
Lors son arrivée, miss Sarah s'établit rue du Cirque, et tout d'abord monta sa maison sur le plus grand pied. Sir Tom, qui est un maquignon de premier ordre, lui avait déniché une paire de chevaux gris qui firent sensation au Bois et fixèrent l'attention sur elle.
Où, comment et de qui s'était-elle procuré des lettres de recommandation?... Toujours est-il qu'elle en avait qui lui ouvrirent les salons de deux ou trois membres des plus influents de la colonie américaine. Le reste n'était plus qu'un jeu. Peu à peu, elle a étendu ses relations, elle s'est faufilée, imposée, si bien qu'à cette heure elle est reçue dans le meilleur monde, dans le plus haut, et même dans certaines maisons qui passent pour fort exclusives...
Bref, si elle a ses détracteurs, elle a ses partisans enragés... Si les uns soutiennent qu'elle est une misérable, d'autres, et ce ne sont pourtant pas des niais, vous en parleront comme d'un ange immaculé, à qui il ne manque que des ailes... Comme d'une pauvre orpheline qu'on calomnie atrocement, parce qu'on envie sa jeunesse, sa beauté, son luxe...
—Elle est donc riche?...
—Miss Brandon doit dépenser cent mille francs par an.
—Et on ne se demande pas d'où elle les tire?...
—Des puits de pétrole de feu son père, mon cher.... Le pétrole répond à tout...
C'était à croire que M. de Brévan prenait un détestable plaisir au désespoir de Daniel, tant il mettait de complaisance à lui montrer combien solidement et habilement était étayée la situation de miss Sarah Brandon.
Espérait-il donc, en lui prouvant l'inutilité d'une lutte avec elle, l'en détourner?...
Ou plutôt, connaissant bien Daniel,—bien mieux qu'il n'en était connu, hélas!—ne cherchait-il pas à le piquer au jeu en irritant son amour-propre...
Toujours est-il que de ce ton glacé qui donne au sarcasme une plus mordante et plus cruelle amertume, il poursuivit:
—Du reste, mon cher Daniel, si jamais vous êtes reçu chez miss Sarah Brandon, et on n'y est pas reçu sans patronage, je vous prie de le croire, vous serez confondu positivement du ton de son salon... On y respire un parfum d'hypocrisie à réjouir les narines d'un quaker... Le cant y règne dans toute sa gloire, bridant toutes les bouches et éteignant tous les regards...
Visiblement Daniel commençait à être fort désorienté.
—Voyons, voyons, interrompit-il, comment conciliez-vous tout cela avec l'existence mondaine de miss Sarah?
—Oh! parfaitement, cher ami, et là éclate le sublime de la politique de nos trois fourbes... Au dehors, miss Brandon est évaporée, légère, imprudente, coquette, tout ce que vous voudrez... Elle conduit elle-même, se coiffe de côté, retrousse ses jupes et abaisse son corsage... c'est son droit, paraît-il, d'après le code qui régit les jeunes filles américaines... Mais à la maison, elle s'incline devant les goûts et les volontés de sa parente, mistress Brian, laquelle affiche les pudeurs effarouchées des plus austères puritaines... Puis, il y a là le roide et long sir Tom qui ne badine pas... Oh! ils s'entendent, comme larrons en foire, et les rôles sont bien distribués...
Daniel eut un geste de découragement.
—Cette femme n'offre donc aucune prise! murmura-t-il.
—Certaine... non!
—Cependant, cette aventure, que vous m'avez contée, autrefois...
—Laquelle?... Celle de ce pauvre Kergrist?...
—Eh! le sais-je?... Elle était affreuse, voilà tout ce dont je me souviens... Que m'importait alors miss Brandon!... tandis que maintenant...
M. de Brévan hocha la tête:
—Maintenant, fit-il, vous croyez que cette histoire serait une arme? Non, Daniel. Cependant, elle n'est pas longue, et je puis vous la redire avec plus de détails qu'autrefois...
Il y a quinze mois environ, débarquait à Paris un charmant garçon nommé Charles de Kergrist... Il avait toutes ses illusions, vingt-quatre ans et cinq cent mille francs...
Il vit miss Brandon et aussitôt «s'emballa,» c'est-à-dire en devint passionnément amoureux. Quelles furent leurs relations, c'est ce que nul ne sait positivement,—je dis avec preuves à l'appui,—ce malheureux Kergrist ayant été d'une impénétrable discrétion...
Ce qui n'est que trop réel, c'est que huit mois plus tard, un matin, en ouvrant leurs volets, les boutiquiers de la rue du Cirque aperçurent un corps qui se balançait à un mètre du sol, accroché aux ferrures des persiennes de miss Brandon.
On s'approcha... le pendu, c'était ce malheureux Kergrist.
Dans la poche de son pardessus était une lettre où il déclarait qu'une passion malheureuse lui ayant rendu la vie insupportable, il se suicidait...
Or cette lettre, notez bien ce détail, était ouverte, c'est-à-dire qu'elle avait été cachetée, et que le cachet avait été brisé.
—Par qui?...
—Laissez-moi finir. L'aventure, comme bien vous pensez, fit un bruit épouvantable... La famille intervint, il y eut une espèce d'enquête, et on constata que des 500,000 francs que Kergrist avait apportés à Paris, il ne restait pas un rouge liard...
—Et miss Brandon n'a pas été perdue!...
Un sourire ironique plissa les lèvres de M. de Brévan.
—Vous savez bien que non, répondit-il. Même, cette pendaison fut pour ses partisans une occasion de célébrer sa vertu. Si elle eût failli, criaient-ils, Kergrist ne se fût point pendu. D'ailleurs, ajoutaient-ils, est-ce qu'une jeune fille, si pure et si innocente qu'elle soit, peut empêcher ses amoureux de venir s'accrocher à ses fenêtres!... Quant à la disparition de l'argent, ils l'expliquaient par le jeu... Kergrist jouait, assuraient-ils, on l'avait vu à Bade et à Hombourg...
—Et le monde se contenta de cette explication?
—Mon Dieu, oui... et cependant quelques sceptiques racontaient tout autrement les choses. Ils prétendaient, ceux-là, que miss Sarah avait été la maîtresse de Kergrist, et que, le voyant absolument ruiné, elle l'avait congédié un beau matin... Ils affirmaient que lui, le soir, à l'heure où il était reçu d'ordinaire, il s'était présenté, et que, trouvant tout clos, après avoir prié et pleuré en vain, il avait menacé de se tuer... et qu'il s'était tué en effet, comme un pauvre fou qu'il était... Ils assuraient que, cachée derrière ses persiennes, miss Brandon avait suivi les préparatifs de suicide de ce malheureux... qu'elle l'avait vu se hisser sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, attacher la corde, passer la tête dans le nœud coulant et se lancer dans l'espace... qu'elle avait surveillé son agonie et épié ses dernières convulsions...
—Horrible! murmura Daniel, c'est horrible!...
Mais M. de Brévan lui saisit le bras, et le serrant à lui faire mal:
—Ce n'est encore rien, fit-il d'une voix rauque... Dès que Sarah vit que Kergrist ne bougeait plus, elle descendit l'escalier à pas de loup, elle ouvrit sans bruit la porte de sa maison, et, se glissant furtivement dehors, elle osa fouiller ce cadavre encore chaud pour s'assurer qu'il n'avait rien sur lui qui pût la perdre... Trouvant la lettre préparée par Kergrist, elle l'emporta, brisa le cachet et la lut... Et quand elle se fut assurée que son nom n'y était pas, elle eut cette audace inouïe de revenir placer cette lettre où elle l'avait prise... Et alors elle respira... Elle était débarrassée d'un homme qui la gênait. Elle se coucha et dormit...
Daniel était devenu plus blanc que sa chemise.
—Ah!... cette femme est un monstre! s'écria-t-il.
M. de Brévan ne répondit pas.
La haine la plus atroce flambait dans ses yeux, ses lèvres tremblaient... Il ne se souvenait plus de ses savantes précautions, de ses réticences... Il s'oubliait, il s'abandonnait, il se livrait...
—Mais je n'ai pas fini encore, Daniel, reprit-il... Il est un autre crime encore, déjà ancien, celui-là... le début de miss Brandon à Paris... qu'il faut que vous sachiez...
Un soir, il y a de cela quatre ans, le directeur de la Société d'Escompte mutuel entra dans le bureau de son caissier et lui annonça que, le lendemain matin, le conseil de surveillance vérifierait ses écritures.
Le caissier, cet infortuné se nommait Malgat, répondit que tout serait prêt.
Mais, dès que son directeur se fut retiré, il prit une feuille de papier et écrivit à peu près ceci: