La clique dorée
La minute d'après, Daniel était au bureau indiqué, et non sans peines, sous certaines conditions, il obtenait la communication de son dossier.
Il l'ouvrit d'une main fiévreuse, et la première pièce qui frappa ses yeux, ce fut une lettre datée de l'avant-veille, où lui, Daniel Champcey, il suppliait le ministre de lui accorder la «faveur» de faire partie de l'expédition de la frégate la Conquête.
Cette lettre, Daniel ne l'avait pas écrite, il n'en était que trop sûr...
Mais c'était si bien son écriture trait pour trait, c'était si exactement sa signature, qu'il eut comme un éblouissement, doutant presque, l'espace d'une seconde, de lui, de ses yeux, de sa raison...
Si merveilleuse était la contrefaçon et si parfaite, que s'il se fût agi d'un fait d'une importance médiocre, remontant seulement à une quinzaine de jours, il eût douté de sa mémoire plutôt que de cette preuve matérielle...
Aussi, épouvanté de ce hardi chef-d'œuvre de faussaire:
—C'est à n'y pas croire!... murmura-t-il.
Ce qu'il voyait de certain, de positif, c'est que cette lettre ne pouvait avoir été inspirée que par miss Brandon... Un de ses complices habituels, l'honorable sir Thomas Elgin, sans doute, l'avait écrite...
Ah! maintenant Daniel s'expliquait l'impudente assurance de miss Sarah, son insistance à lui offrir les lettres du pauvre caissier Malgat et à lui répéter: «Allez les montrer à ceux qui ont vécu des années près de ce malheureux, et ils vous diront si elles sont bien de lui...»
Certes, il n'eût trouvé personne pour dire le contraire, si l'écriture de Malgat avait été imitée avec une aussi désolante perfection que la sienne.
Cependant il y avait peut-être un parti à tirer de cet étrange événement, mais lequel?
Devait-il parler de sa découverte?
A quoi bon!...
Le croirait-on, lorsqu'il dénoncerait ce faux, véritablement inouï de hardiesse et de perfidie?... Consentirait-on à commencer une enquête, et si on la commençait, à quoi aboutirait-elle?... Où trouver un expert pour croire, pour affirmer que cette lettre n'avait pas été écrite par lui, alors que lui-même, si on lui eût présenté chaque ligne séparément, il eût cru reconnaître son écriture...
N'était-il pas infiniment probable, au contraire, qu'après ses démarches de la journée on ne verrait dans toutes ses allégations qu'une fable grossière et ridicule, imaginée après coup pour essayer de se soustraire à une expédition qui, après l'avoir séduit d'abord, l'avait effrayé quand il en avait connu les dangers...
Donc, mieux valait mille fois se taire, se résigner et remettre à plus tard sa vengeance, quelque vengeance terrible comme la perfidie et qu'il aurait eu le temps de mûrir.
Mais il ne voulait pas que cette fausse lettre, qui pouvait peut-être devenir un témoignage accablant, restât dans son dossier, d'où miss Sarah, pensait-il, trouverait sans doute moyen de la faire enlever.
Il demanda donc la permission d'en prendre une copie, l'obtint, se mit à la besogne, et réussit, assez adroitement pour n'être vu de personne, à substituer sa copie à l'original.
Cela fait, n'ayant plus une minute à perdre, il quitta le ministère, et, sautant dans une voiture, se fit conduire chez M. de Brévan...
XII
Comme toutes les natures énergiques, Daniel, maintenant qu'il avait pris une résolution irrévocable, se sentait soulagé d'un poids énorme... Il eût même joui de la plénitude de son sang-froid sans la haine effroyable qui s'amassait en son cœur, et qui troublait son intelligence, dès qu'il pensait seulement à miss Sarah.
Par un hasard providentiel, M. de Brévan n'était pas sorti, ou plutôt, étant sorti pour déjeuner avec quelques amis au café Anglais, il venait de rentrer.
En dix phrases, Daniel l'eut mis au courant de la situation, lui montrant le chef-d'œuvre de faussaire dont il attribuait l'idée à miss Brandon et l'exécution à sir Tom.
Puis, sans s'arrêter aux exclamations de M. de Brévan, qui paraissait anéanti de stupeur, et plus indigné que lui-même:
—Maintenant, mon cher Maxime, reprit-il, écoutez-moi... C'est peut-être mes dernières volontés que vous allez entendre...
Et l'autre se récriant:
—Je sais ce que je dis, insista-t-il... J'espère bien ne pas laisser mes os là-bas; mais le climat est meurtrier, et on peut rencontrer une balle... Mieux vaut toujours prendre ses précautions...
Il se recueillit une minute, et plus lentement:
—Vous seul au monde, Maxime, savez mes affaires, je n'ai plus de secret pour vous... J'ai des amis de date bien plus ancienne que vous, aucun en qui j'aie plus confiance qu'en vous... Mes vieux amis, d'ailleurs, sont des marins comme moi, comme moi exposés à être du jour au lendemain envoyés Dieu sait où... Or, il me faut un homme sûr, dévoué, expérimenté, ayant la prudence et la bravoure, et certain de ne pas quitter Paris... Voulez-vous être cet homme, Maxime?
M. de Brévan, qui était resté allongé sur un fauteuil, se dressa, et une main sur le cœur:
—Entre nous, Daniel, prononça-t-il, les serments sont inutiles, n'est-ce pas? Je vous dirai donc simplement: vous pouvez compter sur moi!
—Et j'y compte, s'écria Daniel, oui, aveuglément et absolument, et je vais vous en donner une preuve éclatante.
Pour ce qu'il avait à dire, il parut chercher une forme ou plus brève ou plus saisissante, puis brusquement:
—Si je pars désespéré, reprit-il, c'est que je laisse Henriette aux mains de nos ennemis... Quelles persécutions n'aura-t-elle pas à endurer!... Mon sang se glace lorsque j'y songe... Pour avoir tenu si fort à m'éloigner à tout prix, il faut que miss Brandon médite quelque projet sinistre...
Un étouffement qui ressemblait fort à un sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt, maîtrisant son émotion:
—Eh bien! Maxime, poursuivit-il, c'est vous que je viens prier de veiller sur Henriette... Je vous la confie, comme je la confierais à mon frère si j'en avais un...
M. de Brévan ouvrait la bouche pour quelque objection, mais déjà Daniel continuait:
—En quoi et comment vous pouvez veiller sur Mlle de la Ville-Handry, je vais vous le dire: Demain soir, je la verrai pour lui apprendre quel nouveau malheur nous frappe, et lui faire mes adieux... Je sais qu'elle sera terrifiée. Mais alors, pour la rassurer, je lui expliquerai que je lui laisse un ami, un autre moi-même, prêt comme moi à accourir au premier appel, et de même que moi prêt à tout braver en cas de danger pour la secourir... Je lui dirai de s'en remettre à vous, Maxime, comme à moi, de vous écrire comme elle m'écrivait, de vous informer de tout ce qu'on pourrait tenter contre elle, de vous consulter et de vous obéir sans hésitation...
Quant à ce que vous aurez à faire, vous Maxime, je ne puis vous l'indiquer même sommairement, ne sachant rien des projets de miss Brandon... Je m'en fie à votre expérience pour tirer le plus sage parti des événements... Cependant il est deux alternatives que j'ai prévues... Il se peut que l'hôtel de la Ville-Handry devienne inhabitable pour Henriette et qu'elle veuille le quitter... Il se peut aussi que certaines circonstances se présentant, vous jugiez le séjour de l'hôtel dangereux pour elle et que vous l'engagiez, en mon nom, à fuir... Dans l'un ou l'autre cas, vous conduiriez Henriette chez une de mes parentes, qui habite les Rosiers, un village de Maine-et-Loire, dont je vous laisserai l'adresse, et que je préviendrai par une lettre avant de m'embarquer...
Il s'arrêta, cherchant dans sa mémoire s'il n'oubliait pas quelque chose, et ne trouvant rien:
—Voilà, mon cher Maxime, fit-il, ce que j'attends de vous.
Le front haut, l'œil fier, la physionomie grave, M. de. Brévan écoutait, de l'air d'un homme qui se sent digne de la confiance qu'il inspire.
—Ami Daniel, prononça-t-il d'un accent solennel, vous pouvez partir sans crainte...
Mais Daniel n'avait pas fini encore.
D'une énergique poignée de main, il remercia son ami, puis d'un air dégagé qui dissimulait assez mal un réel embarras, il reprit:
—Reste maintenant à nous entendre sur les moyens d'exécution et à pourvoir à toutes les éventualités... Vous n'êtes pas riche, mon cher Maxime, j'entends riche eu égard à votre genre de vie, vous-même me l'avez dit cent fois...
C'était une plaie vive et toujours saignante qu'il touchait là.
—Il est certain, fit M. de Brévan, que si on me compare à nombre de mes amis, à Gordon-Chalusse, par exemple, je ne suis qu'un fort piètre sire...
L'amertume de cette réponse, Daniel ne la remarqua pas.
—Or, poursuivit-il, supposons qu'à un moment donné, le salut de Mlle de la Ville-Handry nécessite une certaine somme, une très-forte somme même... Êtes-vous sûr de l'avoir toujours prête dans votre tiroir et d'en pouvoir disposer sans vous gêner?...
—Ah! vous m'en demandez trop... mais j'ai des amis.
—Et vous vous adresseriez à eux, vous vous exposeriez pour moi à l'humiliation de ces excuses banales dont on voile les refus... c'est ce que je ne saurais tolérer...
—Je vous assure...
—Laissez-moi dire, et vous verrez que je n'ai rien oublié... Encore que ma fortune soit modeste, je puis, en la réalisant, vous mettre à même de parer à tout événement... Je possède en Anjou des propriétés évaluées 250 à 300,000 francs, je vais les vendre...
L'autre ouvrait des yeux énormes.
—Vous allez, balbutia-t-il...
—Les vendre, oui, vous avez bien entendu... A l'exception, toutefois, de la maison paternelle, du petit jardin qui est devant, et du verger et de l'enclos qui la joignent... Dans la maison, mon père et ma mère ont vécu et sont morts... je les y retrouve, pour ainsi dire, lorsque j'y entre... leur pensée, après des années, y palpite encore et y tressaille... Le verger et l'enclos sont les premiers lopins que mon père ait achetés de ses économies de valet de charrue, il les cultivait à ses heures de liberté, et il n'y est pas, à la lettre, une motte de terre qui n'ait été mouillée de sa sueur... Ça, c'est sacré, mais le reste! Les enchères sont ouvertes...
—Et vous espérez avoir tout vendu en trois jours qui vous restent avant votre embarquement!...
—Certes non, mais vous êtes là, vous...
—Que puis-je?
—Me remplacer, donc!... Je vous laisserai avant de partir un acte qui vous donnera tout pouvoir... Même en vous hâtant, vous tirerez bien de mes propriétés 200,000 francs... Vous les placerez de façon à pouvoir en disposer du soir au lendemain... Et si jamais Mlle de la Ville-Handry était forcée de fuir l'hôtel de son père, vous les mettriez à sa disposition...
M. de Brévan était devenu fort pâle.
—Permettez!... interrompit-il, permettez!...
—Quoi!...
—Eh bien!... il me semble qu'il serait plus... convenable, plus... sage, de charger de cette négociation un autre que moi.
—Qui?
—Je ne sais... un homme plus entendu. Il se peut que vos propriétés se vendent moins cher que vous ne les estimez. On risque de faire quelque mauvais placement... Les questions d'argent sont si délicates...
Mais Daniel, haussant les épaules:
—Je ne comprends pas, fit-il, que vous hésitiez pour une chose si simple, quand vous consentez à me rendre un service bien autrement grand et difficile...
Si simple!... ainsi ne jugeait pas M. de Brévan.
Un frisson nerveux mal dissimulé glissait le long de son échine, des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et de plus en plus il pâlissait.
—Deux cent mille francs, bégayait-il, c'est une somme énorme!
—Assurément! répondit Daniel du ton le plus insouciant.
Et consultant la pendule:
—Trois heures et demie!... s'écria-t-il. Vite, mon cher Maxime, venez vite, j'ai une voiture en bas... Mon notaire m'attend entre trois et quatre heures...
Ce notaire était un homme rare, qui daignait s'intéresser aux affaires de ses clients et même les écouter.
Lorsque Daniel lui eût expliqué ce qu'il souhaitait:
—Vous n'avez, déclara-t-il, mon cher M. Champcey, qu'à donner à M. de Brévan une procuration en bonne et due forme...
—Serait-il possible, interrogea Daniel, de la rédiger sur-le-champ?
—Certes, on la porterait ce soir à l'enregistrement, et dès demain...
—Alors, ne perdons pas une minute...
Le notaire appela son maître clerc, lui donna brièvement ses instructions, puis faisant un signe à Daniel, il l'attira vers une étroite cellule, une vaste armoire, plutôt, attenante à son cabinet, où, selon son expression, il confessait ses clients.
Une fois là:
—Ah ça! cher M. Champcey, commença-t-il, vous devez donc beaucoup d'argent à ce M. de Brévan qui est là avec vous?...
—Pas un centime...
—Et vous mettez, comme cela, toute votre fortune à sa discrétion! Il faut que vous ayez en lui une robuste confiance.
—Autant qu'en moi-même.
—C'est beaucoup... Et s'il allait, néanmoins, pendant votre absence, croquer vos deux cent mille francs?...
Daniel eut un haut le corps, mais sa foi resta inébranlable.
—Oh! s'écria-t-il, monsieur... il est encore d'honnêtes gens.
—Eh! eh! ricana le notaire...
Et à la façon dont il branla la tête, il fut manifeste que l'expérience l'avait rendu fort sceptique à ce sujet.
—Si vous vouliez seulement m'écouter, reprit-il, je vous prouverais...
Mais Daniel l'interrompant:
—Je n'ai nulle envie, monsieur, déclara-t-il, de revenir sur ce qui est fait... Mais, en eussé-je le dessein que je suis trop engagé pour reculer... Cela tient à des circonstances particulières qu'il serait trop long de vous expliquer...
Le notaire leva les mains vers le plafond, et d'un ton de commisération:
—A tout le moins, fit-il, laissez-moi lui demander une contre-lettre...
—Faites, monsieur...
Il le fit en effet, et en termes assez mesurés, pour n'éveiller point les chatouilleuses susceptibilités de M. de Brévan...
Cinq heures sonnaient, quand, la procuration signée, les deux amis quittèrent l'étude de ce digne notaire.
Il était trop tard pour que Daniel écrivit à Mlle Henriette de lui faire parvenir la clef de la petite porte du jardin pour le soir même, mais il lui écrivit de la lui faire passer pour le lendemain soir.
Après quoi, ayant dîné avec M. de Brévan, il courut Paris toute la soirée, en quête des mille objets qu'une longue et périlleuse expédition rendait indispensables...
Rentré tard, il eut le bonheur de s'endormir aussitôt couché, et le lendemain matin, il se fit servir à déjeuner chez lui, ne voulant pas risquer d'être absent quand on lui apporterait la clef.
Elle lui fut apportée vers une heure, par une grosse fille d'une trentaine d'années, à l'air sournois plutôt que doux, aux yeux obstinément encore plus que modestement baissés, dont les lèvres semblaient toujours près de s'ouvrir pour quelque patenôtre.
C'était cette Clarisse, que Mlle Henriette jugeait la plus sûre des femmes qui la servaient, et qu'elle avait pris pour confidente.
—Mademoiselle, monsieur, dit-elle à Daniel, m'a remis avec la clef la lettre que voici, et elle attend une réponse...
Daniel brisa le cachet et lut:
«Prenez garde, ô mon unique ami, d'user d'un expédient dangereux que nous devons ménager pour les circonstances graves. Ce que vous avez à me communiquer est-il aussi important que vous le dites!... Je ne le crois pas et cependant voici la clef... Dites à Clarisse l'heure précise à laquelle vous arriverez.»
Hélas! la pauvre jeune fille n'avait nul soupçon du coup terrible qui allait la frapper.
—Priez Mlle Henriette, dit Daniel à la femme de chambre, de vouloir bien m'attendre à sept heures.
Certain désormais de voir Mlle de la Ville-Handry, Daniel glissa la clef dans sa poche, et s'élança dehors...
C'était peu, que cette après-midi qu'il avait devant lui, pour tous les soins qui le réclamaient et pour les dispositions qui lui restaient encore à prendre.
Chez son notaire, où il courut d'abord, il trouva les actes prêts; toutes les formalités avaient été remplies...
Mais au moment de lui remettre la procuration:
—Prenez garde, M. Champcey, dit encore le digne tabellion, d'un accent prophétique, réfléchissez... C'est exposer un homme à une tentation bien forte que de lui confier deux à trois cent mille francs à la veille de s'embarquer pour une longue et périlleuse expédition...
—Eh! que m'importe ma fortune, pourvu que je retrouve Henriette!...
Le notaire eut un geste de découragement.
—Du moment où il y a une femme là-dessous, murmura-t-il, je n'insiste plus...
Il faisait aussi bien.
L'instant d'après, Daniel l'avait oublié, lui et ses pressentiments.
Assis dans le petit salon de M. de Brévan, il remettait ses titres de propriété à ce confident fidèle, lui expliquant le parti le plus avantageux qu'il y avait à tirer des diverses terres qu'il possédait, comment tels bois devaient être vendus en bloc, comment au contraire telle ferme d'un seul tenant gagnerait à être divisée en petits lots avant les enchères...
M. de Brévan ne pâlissait plus maintenant...
Il avait retrouvé toute son assurance et à son flegme accoutumé succédait un empressement du meilleur augure.
Il ne voulait point, déclarait-il, que son ami Daniel fût volé... Aussi se proposait-il de se rendre de sa personne dans le pays pour visiter les acquéreurs et surveiller les enchères... A son avis, il y aurait sagesse à vendre peu à peu, sans précipitation... S'il fallait de l'argent, eh bien! on en trouverait toujours au Crédit Foncier.
Et l'autre était tout ému de ce dévouement d'un garçon qui passait pour être égoïste...
Si encore ç'eût été tout, mais non.
Capable, pour servir Daniel, des plus grands sacrifices, M. de Brévan s'était armé d'une grande résolution. Prenant sur lui, disait-il, d'oublier son aversion pour miss Brandon, il comptait, dès qu'elle serait mariée, se faire présenter à l'hôtel de la Ville-Handry et en devenir un des hôtes assidus. Il aurait peut-être à jouer, ajoutait-il, une comédie pénible, mais ainsi il verrait souvent Mlle Henriette, il serait au courant de sa vie et plus à portée de diriger sa conduite et de lui venir en aide le cas échéant...
—Cher Maxime, répétait Daniel, cher et excellent ami, comment jamais reconnaître tout ce que vous faites pour moi!...
De même que la veille, ils dînèrent ensemble dans un des restaurants du boulevard, et après le dîner M. de Brévan voulut absolument accompagner son ami jusqu'à la rue de Varennes.
Et une fois là, comme ils étaient arrivés bien avant l'heure fixée, ils se promenèrent en causant sur le trottoir qui longe le mur des immenses jardins de l'hôtel de la Ville-Handry...
La nuit était froide, mais très claire... Il n'y avait pas un nuage au ciel, pas un brouillard, et la lune brillait d'un éclat si vif qu'on y eût vu à lire...
Cependant sept heures sonnèrent à l'horloge du couvent du Sacré-Cœur.
—Allons, du courage!... dit M. de Brévan à son ami.
Et lui serrant la main encore une fois, il s'éloigna rapidement dans la direction de l'esplanade des Invalides.
Daniel ne lui avait pas répondu une syllabe... Horriblement troublé, il s'était approché de la petite porte, explorant d'un œil inquiet les environs. La rue était déserte... Mais il tremblait si fort qu'il crut un moment qu'il ne viendrait jamais à bout de tourner la clef dans la serrure rouillée. Enfin le pêne céda, et d'un mouvement preste il se glissa dans le jardin.
Personne!... Il arrivait le premier au rendez-vous...
Cherchant sous les grands arbres une place sombre, il s'y blottit et attendit... Il attendit un siècle, à ce qu'il lui parut.
Il avait bien compté dix fois soixante secondes au battement de ses tempes, et l'inquiétude le prenait, quand il entendit des branches mortes craquer sous des pas rapides... Une ombre glissa entre les arbres... Il s'avança. Mlle Henriette était devant lui.
—Qu'est-ce encore, grand Dieu! fit-elle vivement, Clarisse vous a trouvé si pâle et si défait, que je ne vis plus depuis son retour.
Daniel s'était dit que la vérité brutale serait moins cruelle que les plus savants ménagements.
—J'ai reçu un ordre d'embarquement, répondit-il, et après-demain je dois être à bord...
Et sans rien dissimuler, il dit ses angoisses depuis l'avant-veille.
Plus assommée que d'un coup de massue, Mlle de la Ville-Handry s'était appuyée contre un arbre... Entendait-elle seulement Daniel?... Oui, car se redressant tout à coup:
—Vous n'obéirez pas!... s'écria-t-elle, il est impossible que vous obéissiez!
—Henriette, il y va de mon honneur...
—Eh! qu'importe!
Il voulait répliquer; mais elle, d'une voix haletante:
—Vous ne partirez pas, reprit-elle, quand je vous aurai dit la vérité. Vous me croyez forte, vaillante, capable de tenir tête à l'orage?... Vous vous trompez... C'est à votre énergie que je puisais la mienne. Je suis comme l'enfant, plein d'audace tant qu'il s'appuie sur sa mère, lâche, dès qu'il se sent abandonné et livré à lui-même... Je suis femme, Daniel, je suis faible...
Le malheureux sentait ses forces l'abandonner, tant était pénible la contrainte qu'il s'imposait.
—Vous voulez donc que je parte désespéré, balbutia-t-il. Ah! je n'ai cependant pas trop de tout mon courage...
Elle l'interrompit d'un éclat de rire nerveux, et d'un ton amer sarcasme:
—Le courage serait de rester, dit-elle, de mépriser l'opinion du monde...
Et tout lui paraissant préférable à cette séparation:
—Ecoutez, reprit-elle; restez et je me rends... Venez avec moi trouver mon père et je lui dirai que vous m'avez montré l'injustice de l'aversion que m'inspire miss Brandon... je demanderai à lui être présentée, je m'humilierai devant elle...
—C'est impossible, Henriette...
Elle se pencha vers lui, joignant les mains, et d'une voix suppliante:
—Restez, insista-t-elle, je vous en conjure, au nom de notre bonheur, si vous m'avez aimée, si vous m'aimez... restez!...
Cette scène déchirante, Daniel l'avait prévue.
Mais il s'était juré que, dût son cœur se briser, il aurait le courage de résister aux prières et aux larmes de Mlle Henriette.
—Si j'étais assez faible pour céder ce soir, Henriette, prononça-t-il, avant un mois vous me mépriseriez, et moi, désespéré de traîner misérablement une existence flétrie, je me brûlerais la cervelle en vous maudissant...
Debout, les bras pendants, les mains croisées devant elle, Mlle de la Ville-Handry demeurait plus immobile qu'une statue... Elle sentait bien que la résolution de Daniel était irrévocable...
Lui alors, d'une voix douce:
—Je pars, Henriette, reprit-il, mais je vous laisse un ami... un homme loyal et fier gui veillera sur vous... Déjà, vous m'avez entendu prononcer son nom: Maxime de Brévan... Il a mes instructions... Quoi qu'il arrive, adressez-vous à lui... Ah! je partirais plus tranquille si vous me promettiez d'avoir confiance en cet ami fidèle, d'écouter ses conseils et de lui obéir.
—Je vous le promets, Daniel, j'obéirai...
Mais un bruissement de feuilles sèches les interrompit... Ils se retournèrent... Un homme s'avançait à pas de loup.
—Mon père! s'écria Mlle Henriette.
Et poussant Daniel vers la petite porte:
—Fuyez, supplia-t-elle, fuyez!...
Rester, c'était s'exposer à une explication pénible, à des insultes, à une collision peut-être... Daniel ne le comprit que trop.
—Adieu!... dit-il à Mlle Henriette, adieu!... Demain vous aurez une lettre de moi...
Et il s'enfuit, mais non si vite qu'il n'entendît la voix gouailleuse du comte de la Ville-Handry, qui disait:
—Eh! eh!... voilà cependant l'honnête jeune fille qui osait calomnier miss Sarah!...
La porte du jardin refermée, Daniel s'y accola un moment, prêtant l'oreille, espérant que la voix de M. de la Ville-Handry arriverait encore jusqu'à lui...
Mais il n'entendit que des exclamations confuses, puis rien... plus rien.
C'en était fait désormais, il partirait sans revoir Mlle Henriette, sans ce bonheur amer de la serrer entre ses bras... Et il ne lui avait rien dit de ce qu'il avait à lui dire, de toutes les recommandations qui devaient être ses suprêmes adieux...
Comment avaient-ils été surpris?... Comment le comte, qui s'envolait d'ordinaire aussitôt son dîner, était-il resté?... Comment s'était-il inquiété de sa fille, lui qui ne s'en préoccupait jamais plus que si elle n'eût pas existé?...
—Ah! nous avons été trahis! pensa le malheureux.
Par qui?... Par cette doucereuse femme de chambre, évidemment, qu'il avait vue le matin, par cette Clarisse en qui Mlle Henriette avait toute confiance.
S'il en était ainsi, comme il n'était que trop probable, où adresserait-il ses lettres désormais?... Pour cela encore, pour donner de ses nouvelles à Mlle de la Ville-Handry, il lui faudrait avoir recours à M. de Brévan... Ah! il reconnaissait bien là l'exécrable et savante politique de miss Brandon.
—La misérable!... grondait-il, l'infâme!
La colère, une colère furieuse, emplissait son cerveau de vapeurs de sang. Ne pouvoir rien contre cette créature!
—Mais elle n'est pas seule, s'écria-t-il soudain... il y a un homme qui la protège de sa responsabilité... Sir Tom!...
On pouvait le provoquer celui-là, le frapper au visage, le contraindre de se battre...
Et, sans discuter cette idée absurde, il s'élança vers la rue du Cirque.
Encore qu'il ne fût guère plus de huit heures, le petit hôtel de miss Brandon paraissait endormi.
Daniel sonna cependant, et un valet étant venu lui ouvrir:
—Sir Thomas Elgin? demanda-t-il.
—Sir Tom est absent, répondit le domestique.
—A quelle heure rentrera-t-il?
—Il ne rentrera pas ce soir.
Et, soit qu'il eût reçu des instructions particulières, soit qu'il se conformât à l'usage de la maison:
—Mistress Brian est au théâtre, ajouta-t-il, mais miss Sarah reçoit.
La colère de Daniel se changeait en une sorte de rage froide.
—On m'attendait, pensa-t-il.
Et il hésitait... Voir miss Sarah, à quoi bon!... Il allait se retirer quand une inspiration lui vint... Pourquoi ne pas lui parler, essayer de s'entendre avec elle, lui proposer un marché?
—Conduisez-moi près de miss Brandon, dit-il au domestique.
Elle se tenait, comme toujours lorsqu'elle était seule, dans ce petit salon où une fois elle avait conduit Daniel...
Drapée dans un long peignoir de cachemire d'un bleu pâle, les cheveux à peine relevés au hasard, elle lisait, étendue sur un divan...
Au bruit de la porte, elle se souleva nonchalamment, et sans détourner la tête:
—Qui vient-là? fit-elle.
Mais au nom de Daniel Champcey que lui jetait le domestique, elle se dressa d'un bond, tout effarée, lâchant le livre qu'elle tenait.
—Vous! murmura-t-elle dès que le valet se fut retiré, ici... et de votre propre mouvement!...
Fermement résolu à rester maître de ses émotions, Daniel s'était arrêté au milieu du salon, plus roide qu'une statue.
—Ce qui m'amène, miss, prononça-t-il, ne le savez-vous pas?... Toutes vos combinaisons ont réussi, vous l'emportez, nous nous rendons...
Elle le regardait d'un air de stupeur profonde, balbutiant:
—Je ne vous comprends pas... Je ne sais ce que vous voulez dire...
Il haussa les épaules, et d'un ton glacé:
—Faites-moi l'honneur, reprit-il, de ne me pas croire absolument stupide... J'ai vu la lettre que vous avez adressée, signée de mon nom, au ministre de la marine... J'ai tenu entre mes mains ce chef-d'œuvre de faussaire qui vous débarrasse de moi...
D'un geste brusque, miss Sarah l'interrompit:
—C'est donc vrai!... s'écria-t-elle. Il a fait cela, il a osé faire cela!...
—Qui, il? M. Thomas Elgin, sans doute?
—Non, pas lui, un autre...
—Nommez-le...
Elle se tut, baissant la tête, puis avec un effort:
—Je savais qu'on voulait vous éloigner, et sans connaître au juste le moyen, je le soupçonnais... Et si je suis allée chez vous, l'autre matin, c'était pour vous crier: «Prenez garde!...» et vous, monsieur Daniel, vous m'avez chassée...
Il la fixait d'un regard si railleur qu'elle s'interrompit, s'écriant:
—Ah! il ne me croit pas!... Dites que vous ne me croyez pas!...
Il s'inclina gravement et, de l'accent le plus froid:
—Je crois, miss, prononça-t-il, que vous voulez devenir comtesse de la Ville-Handry, et que tout ce qui vous paraît obstacle, vous l'écartez...
Elle voulait répliquer, mais il ne la laissa pas l'interrompre, et plus vivement:
—Notez, miss, prononça-t-il, que je ne récrimine pas... Tenez, jouons cartes sur table. Vous êtes trop sensée et trop positive, pour nous haïr, Henriette et moi, d'une haine gratuite et purement platonique... Si vous nous haïssez, c'est que nous vous gênons... En quoi?... Dites-le moi. Et à la condition que vous nous servirez, Henriette et moi, nous n'entraverons en rien vos desseins...
Miss Brandon semblait n'en pouvoir croire ses oreilles.
—Mais c'est... un marché que vous me proposez, monsieur...
—En effet... et pour qu'il n'y ait pas de malentendu, j'en préciserai les termes... Jurez-moi qu'en mon absence vous serez bonne pour Henriette, que vous la protégerez au besoin contre les colères de son père... que jamais il ne sera fait violence à ses sentiments pour moi, et en retour je vous donnerai notre parole de vous abandonner sans lutte, sans une réclamation, l'immense fortune de M. de la Ville-Handry...
Ecrasée de douleur, miss Sarah semblait près de défaillir, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues...
—Est-ce assez d'humiliation, murmura-t-elle, assez de honte!... Daniel!... Vous me croyez donc l'âme bien vile!...
Et maîtrisant les sanglots qui soulevaient sa poitrine:
—Cependant, je ne saurais vous en vouloir, poursuivit-elle, non, je ne saurais... Vous avez raison... Tout m'accable, tout témoigne contre moi!... Oui, je dois vous paraître une indigne créature... Si vous saviez la vérité, pourtant, si je pouvais, si j'osais vous la dire!...
Elle se rapprochait de lui, toute frissonnante, et plus bas, comme si elle eût craint d'être entendue:
—Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-elle, que je ne m'appartiens plus! Misérable que je suis, on m'a prise, liée, enchaînée... Je n'ai plus le droit d'avoir une volonté... Quand on me dit: fais ceci, il faut bien que je le fasse... Quelle existence, grand Dieu!... Ah! si vous aviez voulu, Daniel, si vous vouliez encore...
Elle s'animait, elle s'exaltait, ses yeux mouillés de pleurs brillaient d'un éclat sans pareil; des rougeurs fugitives couraient sous sa peau, sa voix avait des vibrations étranges.
S'oubliait-elle donc?... Allait-elle livrer son secret ou inventer quelque prodigieux mensonge... Pourquoi ne pas la laisser poursuivre?...
—Ce n'est pas répondre, miss, interrompit Daniel... Me jurez-vous de protéger Henriette?...
—Vous l'aimez donc bien, cette Henriette!
—Plus que ma vie...
Miss Brandon devint plus blanche que les dentelles de son peignoir, un éclair de colère brilla dans ses yeux, séchant ses larmes, et elle fit seulement:
—Ah!...
Alors, Daniel:
—Vous ne voulez pas répondre, miss...
Et comme elle s'obstinait dans son silence:
—C'est bien, reprit-il, je comprends... C'est la guerre que vous me déclarez, soit! Seulement, écoutez-moi bien... Je pars pour une expédition périlleuse, et vous espérez que j'y resterai. Détrompez-vous, miss, je reviendrai... Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver... Le climat meurtrier ne m'atteindra pas, et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette... Et si vous avez touché un cheveu de sa tête, si vous lui avez fait verser une larme, par le saint nom de Dieu, malheur à vous et malheur aux autres!
Il allait sortir, une réflexion le ramena.
—Je dois vous dire encore, ajouta-t-il, que je laisse ici un ami fidèle... Et si le comte ou sa fille venaient à mourir, on provoquerait une autopsie... Et maintenant, adieu, miss, ou plutôt... au revoir!...
Et le lendemain soir, à huit heures, après avoir laissé à M. de Brévan une longue lettre pour Mlle Henriette, après lui avoir donné ses dernières instructions, Daniel prenait place dans le train qui devait le conduire à son poste.
XIII
C'était huit jours après le départ de Daniel, un mercredi matin, sur les onze heures et demie.
Une trentaine d'équipages, les plus brillants, à coup sûr, qu'il y eût à Paris, stationnaient le long de l'église de Sainte-Clotilde.
Dans le joli square qui précède l'église, cent cinquante ou deux cents badauds attendaient, le nez en l'air.
Si bien que les passants qui suivaient la rue de Grenelle, apercevant cette foule, s'approchaient, demandant:
—Qu'y a-t-il?...
—C'est un mariage, leur répondait-on.
—Et un mariage cossu, à ce qu'il paraît.
—Tout ce qu'il y a de plus cossu... C'est un noble immensément riche, qui se marie, le comte de la Ville-Handry... Il épouse une demoiselle Américaine... Voici déjà longtemps qu'ils sont dans l'église, ils ne tarderont sans doute pas à sortir...
Sous le porche, une douzaine d'hommes, correctement vêtus de noir, gantés de jaune et dont on voyait la cravate blanche sous le pardessus, des «gens de la noce» évidemment, causaient en attendant la fin de la cérémonie.
S'ils s'amusaient, il n'y paraissait guère, quelques-uns dissimulaient mal des bâillements, et la conversation languissait, quand un petit coupé bas s'arrêta devant la grille du square.
—Messieurs, fit un jeune homme, je vous annonce M. de Brévan.
Il descendit lentement de voiture, et sans se hâter s'avança de cet air flegmatique et froid qui lui était habituel.
De tous les invités groupés sous le porche, il connaissait une bonne partie; aussi, commença-t-il par distribuer à la ronde des poignées de main, puis d'un ton léger:
—Qui a vu la mariée? interrogea-t-il.
—Moi, répondit un vieux beau dont un perpétuel sourire découvrait les trente-deux fausses dents...
—Eh bien! qu'en dites-vous?...
—Qu'elle est tout bonnement sublime de beauté, mon cher... Quand elle a traversé la nef pour aller s'agenouiller devant le chœur, un murmure d'admiration s'est élevé... Parole d'honneur! je croyais qu'on applaudirait...
C'était trop d'enthousiasme, M. de Brévan y coupa court.
—Et M. de la Ville-Handry?... demanda-t-il.
—Ma foi! répondit le vieux beau d'un accent ironique, ce cher comte peut se vanter de posséder un valet de chambre aussi fort que Rachel, l'émailleuse anglaise... A quinze pas, on eût juré qu'il n'avait pas seize ans, et qu'il allait non point se marier, mais faire sa première communion.
—Et quel air a-t-il?
—L'air inquiet.
—On le serait à moins! observa un gros monsieur qui passait pour n'être pas très heureux en ménage.
Il y eut un éclat de rire, et un tout jeune homme, presque un enfant, qui n'avait pas compris, demanda:
—Pourquoi?...
Ce fut un homme d'une trentaine d'années, type achevé de la distinction, et que les autres, selon leur degré de familiarité, appelaient «mon cher duc» ou «M. le duc,» qui répondit:
—Parce que, mon cher vicomte, miss Sarah est une de ces femmes qu'on n'épouse pas... Qu'on les adore, qu'on les idolâtre, qu'on fasse pour elles mille folies, qu'on se ruine, et que même à la fin on se brûle la cervelle... parfait! Mais qu'on leur donne son nom, jamais!
—Il est vrai, objecta M. de Brévan, qu'on a raconté bien des choses sur son compte, mais rien de positif, toutefois...
—Voudriez-vous donc, fit le duc, qu'il fût prouvé qu'elle a été traduite en police correctionnelle pour escroquerie et qu'elle sort de Saint-Lazare!
Et sans se laisser interrompre:
—La haute société française, poursuivit-il, passe pour exclusive... C'est pardieu! une réputation bien usurpée!... A part une vingtaine de salons qui ont gardé les saines traditions, je vois tous les autres s'ouvrir à deux battants pour les premiers venus, hommes ou femmes, qui arrivent en voiture. Et il en arrive beaucoup, des premiers venus! D'où? On ne sait. De Russie, de Turquie, d'Amérique, de Hongrie, de partout, de très-loin, du diable... Sans compter les impudents du cru, encore mal essuyés du ruisseau d'où ils sortent... Comment vit tout ce monde-là, et de quoi?... Mystère!... Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l'argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s'impose... Si bien que toute cette clique dorée s'aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé... Laissez la nouvelle comtesse de la Ville-Handry ouvrir son salon, et vous verrez quels gens y seront reçus. Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement... c'est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j'emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n'ont d'autres moyens d'existence que leurs ténébreuses intrigues.
Il ne s'adressait à personne en apparence, semblant suivre d'un œil distrait les mouvements de la foule dans le jardin... Et cependant, à son accent on eût juré qu'il parlait pour quelqu'un de ceux qui l'écoutaient.
Du reste, il était visible qu'il n'avait point de succès, et que sa morale paraissait absolument hors de saison et ridicule.
Et même, un jeune homme à fine moustache noire, excessivement bien mis, se penchant vers son voisin, lui demanda:
—Qui donc est ce «bénisseur?»
—Quoi!... vous ne le connaissez pas? répondit l'autre, c'est le duc de Champdoce, vous savez bien, qui a épousé une demoiselle de Mussidan... Un fier original allez!
Cependant, M. de Brévan conservait son calme imperturbable.
—En tout cas, reprit-il, on ne dira pas, j'imagine, que l'intérêt seul a déterminé miss Brandon à épouser M. de la Ville-Handry...
—Pourquoi non?...
—Parce qu'elle est immensément riche...
—Oh!...
Un vieux monsieur s'avança:
—Elle est, pour sûr, fort désintéressée, prononça-t-il... Je tiens du comte, qui est mon ami, que miss Brandon et lui se marient séparés de biens...
—C'est admirable de désintéressement! s'écrièrent deux ou trois personnes.
Ayant dit ce qu'il avait à dire, le duc était rentré dans l'église, et c'était le vieux beau qui avait pris la parole.
—Le plus clair de tout cela, fit-il, c'est qu'il me semble voir d'ici une personne que ce mariage ne fait pas rire.
—Qui donc?
—La fille de M. de la Ville-Handry, parbleu!... une jeune personne de dix-huit ans, adorablement jolie... Et même, chose singulière, je l'ai cherchée dans l'église et je ne l'ai pas aperçue...
—Elle n'assiste pas au mariage, déclara le vieux monsieur ami du comte; elle a été prise d'une indisposition soudaine...
—On dit cela, en effet, interrompit un jeune homme; la vérité est que Mme de Bois-d'Ardon vient de la rencontrer en voiture découverte et en grande toilette...
—C'est impossible...
—Mme de Bois-d'Ardon me l'a affirmé. Ce joli scandale est le cadeau de noces qu'elle réservait à sa belle-mère.
M. de Brévan haussa les épaules, et à demi-voix:
—Par ma foi! fit-il, je ne voudrais pas être à la place de M. de la Ville-Handry.
Reflet fidèle des commérages des salons, cette conversation à bâtons rompus, sous le porche de Sainte-Clotilde, disait assez que l'opinion, définitivement, se déclarait pour miss Sarah Brandon.
Le contraire eût été surprenant. Elle triomphait, et le monde, jamais, n'a su tenir rigueur au succès... Il n'y avait que cet original du duc de Champdoce, capable de rappeler les histoires du passé; les autres les avaient oubliées.
Même, l'éclat de sa victoire rejaillissait en considération sur les siens, et un jeune homme qui copiait, en l'outrant, le genre anglais, venait d'entreprendre le panégyrique de sir Thomas Elgin et de mistress Brian, lorsqu'un grand mouvement se fit sous le porche.
Des gens sortaient, qui disaient:
—C'est fini, toute la noce est à la sacristie pour signer.
La conversation s'arrêta court.
—Messieurs, prononça le vieux beau, si nous voulons présenter nos hommages aux mariés, nous n'avons qu'à nous presser.
Et ce disant, il se précipita dans l'église, suivi de tous les autres, et gagna la sacristie trop étroite pour la foule choisie des invités du comte de la Ville-Handry.
Le registre de la paroisse avait été disposé sur une petite table, au fond, et chacun à son tour s'approchait, se dégantant avant de prendre la plume.
En face de la porte, appuyée contre un de ces bahuts où l'on serre les ornements d'église, miss Sarah, maintenant comtesse de la Ville-Handry, se tenait debout, ayant à ses côtés l'austère mistress Brian et le long et roide sir Thomas Elgin.
Ses admirateurs n'avaient rien exagéré... Elle était belle à étonner l'imagination sous sa blanche toilette de mariée, et de toute sa personne se dégageait comme un parfum d'exquise candeur.
Huit ou dix jeunes femmes l'entouraient, l'accablant de félicitations et de cajoleries, et elle répondait d'une voix un peu tremblante, toute rougissante, et baissant ses grands yeux dont les longs cils se recourbaient...
M. de la Ville-Handry, lui, debout au milieu de la sacristie, tout gonflé d'une fatuité comique, ne savait à qui entendre, et à chaque moment, dans ses réponses, revenait ce mot bourgeois: «Ma femme,» où il mordait comme dans un fruit mûr...
Et cependant, à le bien observer, on découvrait une certaine contrainte pénible, sous ses airs victorieux. Parfois, même, un spasme nerveux crispait sa bouche, lorsqu'un de ces empressés funestes, comme il s'en rencontre partout, s'approchait et lui disait:
—Mlle de la Ville-Handry est donc très-souffrante?... Mon Dieu que ce regrettable contre-temps doit la contrarier!...
Il est vrai que parmi ces empressés beaucoup étaient encore plus méchants que maladroits... Personne n'ignorait qu'il était survenu quelque chose de grave dans la famille de M. de la Ville-Handry. On l'avait soupçonné dès le commencement de la cérémonie.
Le comte venait à peine de s'agenouiller près de miss Sarah, sur son prie-dieu de velours, quand un domestique à sa livrée s'était avancé jusqu'à lui et avait murmuré quelques mots à son oreille... Les invités les plus rapprochés l'avaient vu pâlir et un geste furibond lui était échappé.
Que lui avait donc dit ce domestique?...
On ne tarda pas à le savoir grâce à la vicomtesse de Bois-d'Ardon qui, d'une langue infatigable, s'en allait de l'un à l'autre, racontant qu'elle venait de rencontrer Mlle Henriette.
La dernière signature donnée, on ne fut donc pas surpris de voir M. de la Ville-Handry prendre le bras de sa femme et l'entraîner vivement jusqu'à sa voiture, un magnifique carrosse de gala...
Il avait convié à un grand déjeuner une vingtaine de personnes, autrefois de son intimité, mais il paraissait l'avoir oublié... Et une fois en voiture, entre la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom, n'étant plus obligé de se contraindre, il se répandit en imprécations incohérentes et en menaces folles...
Et en arrivant à l'hôtel, sans attendre que le cocher eût décrit devant le perron le cercle traditionnel, il sauta à terre et se précipita dans le vestibule, en criant:
—Ernest, qu'on m'amène Ernest...
Ernest, c'était son valet de chambre, l'artiste habile à qui il devait les roses de son teint. Dès qu'il parut:
—Où est mademoiselle? demanda-t-il.
—Sortie.
—Quand?
—Aussitôt après M. le comte.
La jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom avaient rejoint M. de la Ville-Handry dans un salon du rez-de-chaussée.
—Vous entendez? leur dit-il.
Puis, revenant à son valet de chambre:
—Comment cela s'est-il passé? interrogea-t-il.
—Bien simplement... La grande porte n'était pas refermée sur la voiture de monsieur le comte, que mademoiselle a sonné... On est allé voir ce qu'elle désirait, et elle a commandé qu'on attelât le landau... Respectueusement, on lui a répondu que les trois cochers étant de service, il n'y avait personne pour la conduire... «—S'il en est ainsi, a-t-elle déclaré, qu'on coure à l'instant me chercher une voiture de grande remise!...» Et comme le valet de pied, à qui elle donnait cet ordre, hésitait, elle a ajouté: «Si vous ne voulez pas y aller, j'irai moi-même...»
Le comte trépignait de colère.
—Et après?... fit-il, voyant que le valet de chambre s'arrêtait.
—Alors, le valet de pied, intimidé, a obéi.
—Je chasse ce drôle!... clama M. de la Ville-Handry.
—Je ferai remarquer à monsieur... commença Ernest.
—Rien... Qu'on lui règle son compte... Et toi, continue.
Sans trop se gêner, le valet de chambre haussa les épaules, et d'un ton traînard:
—Pour lors, reprit-il, la voiture de louage est arrivée dans la cour, et nous n'avons pas tardé à voir descendre mademoiselle dans une toilette comme jamais nous ne lui en avions vu, pas belle si on veut, mais voyante à faire retourner les passants... Tranquillement, elle s'est installée sur les coussins pendant que nous étions là, nous autres, bouche béante, la regardant, et quand elle a été prête: «—Ernest, m'a-t-elle dit, vous préviendrez mon père que je ne rentrerai pas déjeuner... J'ai beaucoup de courses à faire, et comme le temps est très-beau, j'irai ensuite au bois de Boulogne.» Là-dessus, on a ouvert la grande porte, et fouette cocher! C'est alors que j'ai pris sur moi d'envoyer prévenir le monsieur comte.
De sa vie, M. de la Ville-Handry n'avait eu un tel accès de fureur... Les veines de son cou se gonflaient et ses yeux s'injectaient de sang, comme s'il eût été au moment d'une attaque d'apoplexie.
—Il fallait l'empêcher de sortir!... râla-t-il; pourquoi ne l'en avez-vous pas empêchée!... Vous deviez la faire remonter dans sa chambre, employer la force au besoin, l'enfermer, l'attacher...
—Monsieur le comte n'avait pas donné d'ordres...
—Il n'est pas besoin d'ordres, pour remplir son devoir... Laisser sortir cette folle! Une impudente que j'ai surprise l'autre nuit dans le jardin avec son amant!...
Il criait si fort, que sa voix s'entendait de la pièce voisine, le grand salon, où déjà arrivaient les invités. Le malheureux! il déshonorait sa fille...
Aussi, la jeune comtesse s'avança:
—Je vous en prie, mon ami, fit-elle, calmez-vous...
—Non, il faut en finir, et je veux punir cette impudente...
—Je vous en conjure, mon cher comte, n'attristez pas le premier jour de notre union... Pardonnez, Henriette n'est qu'une enfant, qui ne sait ce qu'elle fait...
Tel n'était pas l'avis de mistress Brian.
—Le comte a raison, déclara-t-elle, la conduite de cette jeune demoiselle est tout à fait choquante...
Alors, sir Tom:
—Eh bien! Brian, interrompit-il, et nos conventions!... Il était entendu que vous ne vous mêleriez en rien du ménage de M. de la Ville-Handry et de Sarah...
Ainsi, du premier coup chacun entrait dans son rôle... La comtesse Sarah adoptait l'indulgence, mistress Brian la sévérité et sir Thomas Elgin l'impartialité muette...
D'ailleurs, ils réussirent promptement à calmer le comte...
Mais après une telle scène, le déjeuner ne pouvait être que fort triste... Les convives qui avaient presque tout entendu, échangeaient entre eux des regards singuliers...
—Mlle de la Ville-Handry, pensaient-ils, un amant... C'est inimaginable.
Vainement, le comte faisait bonne contenance, en vain, la jeune comtesse prodiguait les ressources de son esprit, la gêne persistait, les sourires expiraient sur les lèvres, toutes les cinq minutes la conversation tombait...
A quatre heures et demie, le dernier invité s'était enfui, et le comte restait seul au salon avec sa nouvelle famille...
Le jour baissait, et on venait d'apporter les lampes, quand on entendit sur le sable de la cour, le roulement sourd d'une voiture...
M. de la Ville-Handry se dressa, pâlissant:
—La voici!... fit-il, voici ma fille!...
En effet, Mlle Henriette rentrait.
Comment une jeune fille si réservée et naturellement craintive, s'était-elle résolue à un tel éclat!... C'est que les gens timides, précisément, sont les plus capables des pires audaces... Contraints de sortir de leur caractère, ils ne raisonnent plus ni ne calculent, et perdant tout sang-froid, ils se précipitent au danger, poussés par une rage aveugle, pareille à celle des moutons qui se brisent la tête contre les murs de leur bergerie...
Or, depuis une quinzaine, Mlle de la Ville-Handry avait été bouleversée par tant et de si rudes émotions, qu'elle n'avait plus l'intégrité de son libre arbitre.
Les injures dont son père l'avait accablée quand il la surprit avec Daniel devaient achever de troubler sa raison...
Car M. de la Ville-Handry, en proie à une sorte de vertige, avait ce soir-là perdu toute mesure, s'oubliant jusqu'à traiter Mlle Henriette comme un galant homme eût rougi de traiter une créature perdue... et devant ses domestiques encore!
Et que de tortures pendant la semaine qui suivit!
Elle avait déclaré qu'elle ne paraîtrait ni à la lecture du contrat, ni aux cérémonies de la mairie et de l'église, et M. de la Ville-Handry prétendait la faire revenir sur cette détermination.
De là, chaque jour, quelque scène plus lamentable à mesure qu'approchait l'instant décisif...
Si encore le comte y eût mis quelque adresse, s'il eût eu recours à la persuasion, s'il eût essayé d'attendrir sa fille sur lui-même, en lui parlant de son avenir, de son bonheur, de son repos...
Mais point!... Jamais il ne paraissait chez elle que l'injure à la bouche, ne songeant, disait-il, qu'à ménager l'exquise sensibilité de miss Brandon et à lui épargner un coup terrible...
Si bien que ses menaces, loin de ramener Mlle Henriette, ne faisaient que l'enfoncer davantage dans son obstination.
Le contrat de M. de la Ville-Handry et de miss Brandon avait été lu et signé à six heures, avant un grand dîner...
A cinq heures et demie, le comte était encore dans la chambre de sa fille...
Sans en rien dire, il avait commandé à la couturière de Mlle Henriette plusieurs robes de cérémonie, et elles étaient là, étalées sur des chaises...
—Habillez-vous, commandait-il, et descendez.
Et elle, en proie à cette exaltation nerveuse qui fait préférer le martyre à une concession, répondait obstinément:
—Non, je ne descendrai pas...
Car elle ne cherchait ni subterfuges, ni excuses, elle ne se prétendait pas malade... Elle disait résolument:
—Je ne veux pas!
Et lui, enragé de se sentir impuissant à vaincre cette résistance, fou, éperdu, il se répandait en blasphèmes et en menaces insensées...
Une femme de chambre, attirée par le bruit de cette scène, était allée coller son oreille à la porte de la chambre, et le soir elle racontait que le comte avait frappé sa fille, et que même elle avait entendu les coups...
Mlle Henriette l'a toujours nié.
Il n'en est pas moins vrai que c'est à la suite de ces dernières insultes qu'elle forma le dessein de donner plus d'éclat à sa protestation, et qu'elle se promit de se montrer par tout Paris pendant qu'on bénirait à Sainte-Clotilde l'union de son père et de miss Sarah...
Pauvre jeune fille qui n'avait personne à qui se confier, personne pour lui dire que tout le scandale retomberait sur elle!...
Bravement donc, elle avait exécuté son projet. Vêtue d'un costume extravagant pour mieux attirer les regards, elle avait passé la journée à courir tous les endroits où elle supposait devoir rencontrer le plus de personnes de connaissance.
La nuit seule l'avait déterminée à rentrer, et elle arrivait brisée, défaillante, bouleversée d'indicibles angoisses, mais soutenue par cette idée absurde qu'elle avait fait son devoir et qu'elle s'était montrée digne de Daniel...
Elle venait de sauter légèrement sur le sable de la cour et elle payait le cocher de remise, quand le valet de chambre de M. de la Ville-Handry, M. Ernest, vint à elle, et d'un ton à peine respectueux:
—M. le comte, fit-il, m'a chargé de dire à mademoiselle d'aller lui parler dès qu'elle rentrerait.
—Où est mon père?
—Dans le grand salon.
—Seul?...
—Non, mademoiselle... Mme la comtesse, Mme Brian et M. Elgin sont avec lui.
—C'est bien... j'y vais.
Et rassemblant tout son courage, plus froide et plus blanche que les marbres du vestibule, elle se dirigea vers le salon, ouvrit la porte et d'un pas raide entra...
—Vous voilà!... s'écria M. de la Ville-Handry, ramené à une apparence de calme par l'excès même de sa colère, vous voilà donc!...
—Oui, mon père...
—D'où venez-vous?...
Elle avait d'un coup d'œil parcouru le salon, et à la vue de la nouvelle comtesse et de ceux qu'elle appelait ses complices, tous ses ressentiments s'exaspérant, elle eut la force de sourire, et d'un ton léger:
—J'arrive du Bois, répondit-elle... Ce matin, je suis sortie pour quelques emplettes... Vers midi, sachant que la duchesse de Champdoce est un peu indisposée et ne sort pas, je suis allée lui demander à déjeuner... Ensuite, comme il faisait très-beau...
M. de la Ville-Handry n'en put supporter davantage.
Saisissant sa fille par les poignets, il l'enleva, et la portant ainsi tout près de la comtesse Sarah:
—A genoux!... malheureuse!... vociféra-t-il, à genoux, et demandez pardon de tels outrages à la meilleure et à la plus noble des femmes...
—Vous me faites horriblement mal, mon père! dit froidement la jeune fille.
Mais déjà la jeune comtesse s'était jetée entre eux.
—Au nom du ciel, mademoiselle, disait-elle, ménagez votre père!...
Et comme Mlle Henriette la toisait d'un regard insultant:
—Cher comte, poursuivit-elle, ne voyez-vous pas que vos violences me tuent...
Vivement, M. de la Ville-Handry lâcha sa fille, et se reculant:
—Rendez grâce, lui dit-il, rendez grâce à cet ange qui intercède pour vous... Mais prenez garde... ma patience est à bout... Il est, pour les enfants rebelles et les filles perverties, des maisons de correction...
Du geste elle l'interrompit, et avec une vivacité singulière:
—Soit, mon père! s'écria-t-elle... Entre toutes ces maisons, choisissez la plus sévère et faites m'y enfermer... Quoi qu'il arrive, j'y souffrirai moins qu'ici, en voyant à la place de ma pauvre mère cette... femme!
—Misérable!... râla le comte.
Il étouffait... d'un geste violent il arracha sa cravate, et sentant bien qu'il ne se possédait plus:
—Sors!... cria-t-il à sa fille, sors! ou je ne réponds plus de rien!...
Elle hésita une seconde...
Puis, adressant à la comtesse Sarah un dernier regard de défi, lentement elle se retira.
XIV
—Ah! n'importe, M. le comte peut se vanter d'avoir un singulier jour de noces!...
Ainsi ricanait un valet de pied au moment où mademoiselle Henriette quittait le salon... Elle l'entendit, et sans savoir si c'était approbation ou raillerie de sa conduite, elle tressaillit d'aise, tant la passion est avide d'encouragements d'où qu'ils viennent.
Cependant elle n'était pas à moitié de l'escalier conduisant à son appartement, lorsqu'elle fut clouée sur place par le bruit de toutes les sonnettes du salon mises en branle à les briser par une main furieuse.
Elle se pencha sur la rampe, écoutant.
Tous les domestiques accouraient, le vestibule retentissait de pas effarés; on distinguait la voix impérieuse de M. Ernest, le valet de chambre du comte, qui disait:
—Des sels, vite, de l'eau froide... Mme la comtesse a une attaque de nerfs?...
Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Henriette.
—Du moins, murmura-t-elle, j'aurai empoisonné la joie de cette femme!...
Et craignant d'être surprise ainsi, aux écoutes, elle monta.
Mais une fois seule, dans sa chambre, la malheureuse jeune fille ne devait pas tarder à reconnaître l'inanité puérile de son triomphe...
Qui avait-elle frappé, en somme?... Son père...
Indisposée ce soir,—et encore, l'était-elle réellement?—la comtesse Sarah serait assurément remise le lendemain, et alors, quels avantages ne tirerait-elle pas du scandale essayé pour la perdre?...
Voilà ce que discernait Mlle Henriette... trop tard.
Seulement, pour cela que vis-à-vis d'elle-même elle convenait de sa faute, elle n'en était que moins disposée à l'avouer hautement, encore moins à tenter de la réparer, en admettant qu'elle ne fût pas irréparable.
Par ce qu'elle avait fait, elle s'estimait engagée pour l'avenir... La voie où elle entrait était visiblement sans issue, n'importe, reculer lui semblait une indigne lâcheté.
Eveillée avec le jour, elle cherchait dans sa tête par quel côté faible recommencer la guerre, quand on frappa à sa porte, et sa femme de chambre, Clarisse, entra.
—Voici une lettre pour mademoiselle, dit cette fille; je viens de la recevoir à l'instant dans une enveloppe à mon adresse.
Cette lettre, Mlle Henriette l'examina longtemps avant de l'ouvrir, étudiant l'écriture inconnue de l'adresse...
Qui pouvait lui écrire, et de cette façon, sinon ce Maxime de Brévan, à qui Daniel lui avait recommandé de se confier, et qui, jusqu'alors, n'avait pas donné signe de vie?
C'était en effet M. de Brévan qui écrivait:
«Mademoiselle,
«Avec tout Paris, j'ai appris votre fière et noble protestation le jour du malheureux mariage de votre père... Les égoïstes et les sots vous blâmeront peut-être... méprisez-les, vous avez pour vous tous les gens de cœur... Et mon cher Daniel, s'il était ici, vous approuverait et admirerait votre courage comme je l'admire moi-même...»
Elle respira longuement, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un poids énorme.
L'ami de Daniel l'approuvait... Quel prétexte, désormais, pour étouffer la voix de la raison et écarter toute velléité de prudence!...
Toute la lettre de M. de Brévan, d'ailleurs, n'était qu'une longue et respectueuse exhortation à une résistance désespérée, à outrance.
Plus loin, il disait:
«Au moment de monter en wagon, Daniel, mademoiselle, m'a remis pour vous une lettre qui est l'expression de ses plus intimes pensées... Avec une pénétration digne d'un cœur tel que le sien, il prévoit et résoud toutes les difficultés dont votre belle-mère ne manquera pas de vous embarrasser... Cette lettre est trop précieuse pour être confiée à la poste. C'est pourquoi, avant la fin de la semaine, je me serai fait présenter chez M. de la Ville-Handry, et j'aurai l'honneur de vous la remettre en mains propres...»
Et plus loin encore:
«J'aurai demain, continuait M. de Brévan, par un officier anglais de mes amis, l'occasion de faire parvenir de promptes nouvelles à Daniel... Si vous désirez lui écrire, faites-moi parvenir votre lettre aujourd'hui même, rue Laffitte, 62, je la joindrai à la mienne.»
Enfin, en post-scriptum, il ajoutait:
«Défiez-vous surtout de sir Thomas Elgin...»
Cette dernière recommandation ne pouvait manquer de troubler singulièrement Mlle Henriette et d'agiter en elle toutes sortes d'appréhensions vagues et terribles.
—Pourquoi, pensait-elle, me défierais-je de celui-là plutôt que des autres!
Mais un souci meilleur ne tarda pas à la distraire...
Quoi! une occasion se présentait de faire tenir promptement et sûrement des nouvelles à Daniel, et elle risquait, en perdant son temps, de la laisser échapper!...
Elle se hâta de s'habiller, et s'asseyant à son petit bureau, elle se mit à retracer à l'unique ami qu'elle eût en ce monde, toutes ses angoisses depuis qu'il l'avait si brusquement quittée, ses douleurs, ses ressentiments et ses espérances...
Onze heures sonnaient, lorsqu'elle eût terminé, ayant rempli huit grandes pages où elle avait mis tout son cœur...
Voulant se lever alors, elle se sentit prise d'un malaise soudain... Ses jambes fléchissaient et il lui semblait que tout autour d'elle tremblait.
Qu'était-ce donc... Elle cherchait, quand l'idée lui vint que depuis l'avant-veille elle était presque à jeun.
—Il ne faut pourtant pas se laisser mourir de faim, murmura-t-elle presque gaiement, tant sa longue causerie avec Daniel lui avait remis d'espoir au cœur.
Elle sonna donc, et dès que sa femme de chambre parut:
—Montez-moi à déjeuner, lui dit-elle.
L'appartement de Mlle de la Ville-Handry se composait de trois pièces.
La première, le salon, ouvrait directement sur le palier; à droite était la chambre à coucher et à gauche un cabinet d'études, où se trouvaient le piano, la musique, les livres.
Quand Mlle Henriette mangeait chez elle, ce qui lui arrivait souvent depuis quelque temps, c'était toujours dans le salon...
Elle s'y était rendue, et pour hâter le service, elle débarrassait la table des albums et des menus objets qui l'encombraient, quand la femme de chambre reparut les mains vides...
—Ah! mademoiselle!...
—Quoi!...
—Monsieur le comte a défendu qu'on servît mademoiselle chez elle.
—Ce n'est pas possible...
Mais une voix railleuse l'interrompit du dehors, disant:
—C'est vrai...
Et tout aussitôt M. de la Ville-Handry parut, déjà paré, frisé et fardé, ayant l'air sardonique d'un homme qui enfin tient une revanche.
—Laissez-nous, dit-il à la femme de chambre.
Et dès que Clarisse fut sortie:
—Mon Dieu, oui, ma chère Henriette, reprit-il, j'ai défendu sous peine d'expulsion qu'on vous montât à manger. Qu'est-ce, s'il vous plaît, que cette fantaisie?... Êtes-vous malade?... Si oui, je vais envoyer chercher le docteur. Si non, vous me ferez le plaisir de descendre prendre vos repas dans la salle à manger, avec la famille, avec la comtesse et moi, avec sir Tom et mistress Brian...
—Mon père...
—Il n'y a pas de père qui tienne... Le temps des faiblesses extrêmes est passé, comme aussi des emportements... Donc, vous descendrez... Oh! quand vous voudrez... Vous bouderez peut-être un jour, deux jours; mais la faim chasse le loup du bois, et le troisième nous vous verrons apparaître dès qu'on aura sonné la cloche... Ce n'est plus à votre cœur que je m'adresse, vous le voyez, c'est à votre estomac.
Tels efforts que fît Mlle Henriette pour demeurer impassible, des larmes brûlantes jaillissaient de ses yeux, larmes de douleur et d'humiliation.
Cette idée de la prendre par la famine était-elle de son père? Non, jamais elle ne lui fût venue. C'était là une conception de femme, évidemment, et d'une femme haineuse obéissant aux plus vils instincts.
N'importe, la pauvre jeune fille se sentait prise, et l'ignominie du moyen employé, la certitude qu'elle allait être obligée de céder, la révoltaient.
Son imagination cruelle lui représentait la joie insultante de la comtesse Sarah quand elle, la fille du comte de la Ville-Handry, elle paraîtrait dans la salle à manger amenée par le besoin, par la faim...
—Mon père, supplia-t-elle, ne me laissez servir ici que du pain et de l'eau, mais épargnez-moi ce supplice...
Mais si c'était une leçon que répétait le comte, il s'en était bien pénétré. Ses traits gardèrent leur expression sardonique, et d'un ton glacé:
—Je vous ai dit mes volontés, interrompit-il, vous m'avez entendu, il suffit.
Déjà il se dirigeait vers la porte, sa fille le retint.
—Mon père, murmurait-elle, écoutez-moi...
—Voyons, qu'est-ce encore?...
—Hier, vous me menaciez de me faire enfermer...
—Eh bien?...
—Aujourd'hui, c'est moi qui vous adjure de prendre cette détermination... Conduisez-moi dans un couvent, si étroite et si dure qu'en soit la règle, si triste qu'y puisse être la vie, j'y trouverai un allégement à ma douleur, et de toute mon âme je vous bénirai...
Lui, coup sur coup, haussait les épaules.
—Bien trouvé!... dit-il. Et du fond de votre couvent, vous vous hâterez d'écrire partout et à tous que ma femme vous a chassée, que vous avez été obligée de fuir les outrages et les mauvais traitements... vous rééditerez toutes les élégies larmoyantes de l'innocente jeune fille persécutée par une indigne marâtre... Pas de ça, ma chère!...
La cloche qui sonnait le déjeuner l'interrompit.
—Vous entendez, Henriette, reprit-il... Consultez votre estomac, et selon ce qu'il vous conseillera, descendez ou restez.
Et il sortit tout fier, c'était manifeste, de ce qu'il appelait un acte nécessaire d'autorité paternelle, sans accorder seulement un regard à sa fille, qui venait de s'affaisser sur un fauteuil.
C'est qu'elle était brisée, la pauvre enfant, en proie à tous les déchirements de l'orgueil... C'en était fait, il n'y avait plus à lutter... Ceux qui pour la réduire ne reculaient pas devant un expédient si lâche, auraient recours aux pires extrémités. Quoi qu'elle fît, tôt ou tard il lui faudrait se soumettre.
Dès lors, pourquoi ne pas céder tout de suite?... Elle sentait bien que plus elle tarderait, plus la victoire serait douce à la comtesse Sarah et le sacrifice pénible pour elle.
S'armant donc de toute son énergie, elle gagna la salle à manger, où depuis un moment déjà les autres étaient à table...
Son entrée, imaginait-elle, serait saluée par quelque exclamation railleuse. Point. A peine parut-on y faire attention. La comtesse Sarah qui parlait s'interrompit pour dire: «Je vous salue, mademoiselle,» et tout aussitôt poursuivit, sans que sa voix trahit la plus légère émotion.
Même, Mlle Henriette put constater qu'on l'avait ménagée. Son couvert n'était pas mis près de sa belle-mère. On lui avait réservé sa place entre sir Thomas Elgin et mistress Brian.
Elle s'assit, et tout en mangeant elle observait à la dérobée, et de toute l'intensité de sa pénétration, ces étrangers, désormais les maîtres de sa destinée, et qu'elle voyait pour la première fois, car c'est à peine si, la veille, elle les avait aperçus.
La beauté de la comtesse Sarah,—dont pourtant la photographie que lui avait montrée son père, avait dû lui donner une idée,—cette beauté éblouissante, merveilleuse, la frappa de stupeur et d'épouvante...
Il était visible que la jeune comtesse n'avait fait que jeter à la hâte un peignoir sur ses épaules pour descendre déjeuner... Son teint était plus animé que de coutume. Elle avait les adorables confusions de la vierge au lendemain de ses noces, et toutes sortes d'embarras souriants...
L'empire d'une telle femme sur un vieillard follement épris, Mlle Henriette le comprit si bien qu'elle frissonna.
Non moins redoutable lui paraissait l'austère mistress Brian.
On ne lisait rien, dans son œil morne, qu'une froide méchanceté, rien qu'un implacable vouloir sur sa figure maigre et jaune, dont on eût dit les rides immobiles creusées dans la cire.
Le moins à craindre, dans l'opinion de Mlle Henriette, eût encore été le long et roide sir Thomas Elgin.
Placé près d'elle, il sut avoir quelques attentions discrètes, et à un moment, elle surprit dans ses yeux, pendant qu'il la regardait, quelque chose comme un sentiment de commisération...
—Et cependant, songea-t-elle, c'est de lui que M. de Brévan me recommande surtout de me défier.
Mais le déjeuner finissait... Mlle Henriette se leva et, après s'être inclinée sans mot dire, elle regagnait son appartement, quand elle fut arrêtée dans l'escalier par des gens qui montaient une lourde armoire à glace...
S'étant informée, elle apprit que sir Tom et mistress Brian devant désormais habiter l'hôtel, on achevait leur emménagement...
Elle hocha tristement la tête; mais chez elle une bien autre surprise l'attendait.
Trois domestiques étaient en train d'enlever les meubles de son salon, sous la direction de M. Ernest, le valet de chambre du comte.
—Que faites-vous là? interrogea-t-elle, et qui vous a permis...
—Nous exécutons les ordres de monsieur le comte, répondit M. Ernest... Nous débarrassons l'appartement de mademoiselle pour madame Brian.
Et se retournant vers ses collègues:
—Allons, vous autres, fit-il; sortez-moi ce canapé!...
Perdue de stupeur, Mlle de la Ville-Handry demeurait pétrifiée sur place, regardant les domestiques poursuivre leur besogne...
Quoi! des aventuriers avides s'étaient emparés de l'hôtel, ils l'envahissaient, ils régnaient despotiquement, et cela ne leur suffisait pas... Ils prétendaient lui disputer, lui arracher l'espace qu'elle y occupait, elle, la fille de leur dupe, l'unique héritière du comte de la Ville-Handry!...
L'impudence, lui parut si monstrueuse, que, n'y pouvant croire, cédant à un mouvement spontané, elle redescendit dans la salle à manger, et s'adressant à son père:
—Est-ce vraiment vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez commandé à vos gens de me déménager?...
—Moi-même, oui, ma fille... De vos trois pièces, mon architecte va faire un grand salon pour mistress Brian, dont l'appartement est vraiment trop étroit...
La jeune comtesse eut un mouvement de dépit.
—Je ne comprends pas, dit-elle, que tante Brian accepte cela.
—Pardon, interrompit la respectable dame, c'est absolument contre mon gré que cela se fait!...
Mais le comte, intervenant:
—Sarah, chère adorée, prononça-t-il, permettez-moi d'être seul juge de l'opportunité des décisions qui concernent notre fille.
Si ferme était l'accent de M. de la Ville-Handry qu'on eût juré que cette idée de déménagement venait de lui seul...
—Je n'agis jamais à la légère, moi, continua-t-il, et je prends le temps de mûrir mes déterminations... Ici, ma conduite est toute tracée par les règles de la plus vulgaire bienséance... Mistress Brian n'est plus jeune, ma fille n'est qu'une enfant... Si l'une des deux doit se résigner à quelque petite gêne, c'est ma fille, évidemment...
Tout d'une pièce, M. Thomas Elgin se dressa.
—Je voudrais... commença-t-il.
Malheureusement, le reste de sa phrase se perdit en un bredouillement confus...
Il venait, sans doute, de se rappeler certain serment qu'il avait fait... Et, résolu à ne se point mêler du ménage du comte, révolté, d'un autre côté, de ce qu'il estimait un odieux abus de pouvoir, il quitta brusquement le salon.
Ses regards, sa physionomie, son geste, avaient si clairement trahi ces sentiments, que Mlle Henriette en fut toute saisie.
Mais déjà, M. de la Ville-Handry, après une minute de surprise poursuivait:
—Ainsi donc, ma fille habitera le logement qu'occupait autrefois la dame de compagnie de ma... c'est-à-dire de sa mère. Il est petit, mais en somme plus que suffisant pour elle... Il a en outre cet avantage d'être commandé par une des pièces de notre appartement à nous, ma chère Sarah, et c'est à considérer, lorsqu'il s'agit d'une étourdie qui a si étrangement abusé de la liberté que lui laissait mon aveugle confiance...
Que dire!... Que répondre!...
Seule avec son père, Mlle Henriette se fût certainement défendue; elle eût essayé de le faire revenir sur sa détermination; elle l'eût supplié; elle se fût peut-être traînée à ses genoux...
Mais ici, en présence de ces deux femmes, sous l'œil railleur de la comtesse Sarah!... était-ce possible?... Ah! elle fût morte mille fois, plutôt que de leur donner, à ces misérables aventuriers, la joie de sa douleur et d'une humiliation nouvelle.
—Qu'elles m'écrasent, pensait-elle, jamais elles ne m'entendront me plaindre ni demander grâce!...
Et comme son père, tout en l'épiant à la dérobée, lui demandait:
—Eh bien?...
—Ce soir même vous serez obéi, monsieur le comte, répondit-elle.
Et par une sorte de prodige d'énergie, elle sortit du salon calme, le front haut, sans avoir versé une larme...
Dieu sait ce qu'elle endurait, cependant.
Abandonner ce cher petit appartement où tant d'heures heureuses s'étaient écoulées, où tout lui rappelait quelque doux souvenir, certes, c'était un horrible crève-cœur.
Ce n'était rien, comparé à cette épouvantable perspective de vivre dans l'appartement même de la comtesse Sarah, sous la même clef...
C'était jusqu'à la liberté de pleurer qui lui était ravie... L'excès de son malheur ne lui arracherait pas un sanglot, sans que de l'autre côté de la cloison la comtesse Sarah l'entendît et s'en délectât.
Ainsi elle se désespérait, quand la lettre qu'elle avait écrite à Daniel se représenta à sa mémoire.
Pour que M. de Brévan l'eût le jour même, ainsi qu'il le demandait, il n'y avait plus un instant à perdre, et encore fallait-il renoncer à la poste, car il était près de quatre heures, et employer un commissionnaire.
Elle sonna donc Clarisse, sa confidente, résolue à l'expédier rue Laffitte. Mais au lieu de Clarisse, ce fut une fille de service, qui se présenta et qui dit:
—La femme de chambre de Mademoiselle n'est pas à l'hôtel... Mme Brian vient de l'envoyer rue du Cirque... Si je pouvais la remplacer...
—Non, je vous remercie, répondit Mlle Henriette.
Ainsi, on la comptait pour rien, il lui était défendu de manger chez elle, on la chassait de son appartement, on disposait d'une femme attachée à son service...
Et en être réduite à subir sans révoltes de telles humiliations!
Mais l'heure fuyait, et avec chaque minute s'envolait une des chances qui restaient que M. de Brévan eût la lettre en temps utile.
—Eh bien! je la porterai moi-même au commissionnaire, se dit Mlle Henriette.
Et quoiqu'il ne lui fût pas arrivé deux fois en sa vie de traverser la rue seule, elle mit son chapeau, jeta un manteau sur ses épaules et descendit rapidement.
Le suisse, un gros homme très-fier de sa livrée chargée d'or, était assis devant le pavillon qu'il habitait, fumant et lisant son journal.
—Ouvrez-moi, lui dit Mlle Henriette.
Mais lui, sans daigner ôter sa pipe de sa bouche, sans seulement se lever, répondit d'un ton rogue:
—Monsieur le comte m'a donné la consigne formelle de ne jamais laisser sortir mademoiselle sans son autorisation verbale ou écrite, de sorte que...
—Insolent! interrompit Mlle Henriette.
Et, résolument, elle s'avança vers le pavillon, étendant la main pour tirer le cordon...
Déjà, devinant son intention, et plus prompt qu'elle, le suisse s'était jeté en travers de la porte, criant de toutes ses forces comme s'il eût appelé au secours:
—Mademoiselle!... mademoiselle!... Arrêtez... j'ai ma consigne et il y va de ma place!...
Aux cris du suisse, une douzaine de valets qui flânaient dans les écuries, sous le vestibule et dans les cours arrivèrent... Puis accoururent sir Tom, qui allait monter à cheval, et bientôt le comte de la Ville-Handry.
—Que voulez-vous?... Que faites-vous là? demanda-t-il à sa fille.
—Vous le voyez, mon père, je désire sortir...
—Seule? ricana le comte.
Et durement:
—Cet homme, reprit-il, en montrant le suisse, serait impitoyablement chassé, s'il vous laissait passer, seule, le seuil de la porte!... Oh! vous avez beau me regarder, c'est ainsi... Vous sortirez désormais, quand et avec qui bon me semblera... Et n'espérez pas vous soustraire à mon infatigable surveillance... j'ai tout prévu... La petite porte dont vous aviez la clef a été condamnée... Et si jamais un homme osait s'introduire dans le jardin, les jardiniers ont ordre de tirer dessus comme sur un chien enragé, que ce soit celui avec qui je vous ai surprise il y a dix jours ou un autre...
Sous cet ignoble et lâche outrage, Mlle de la Ville-Handry chancela, mais se redressant presque aussitôt:
—Grand Dieu! s'écria-t-elle, c'est du délire, un délire épouvantable... Mon père, avez-vous bien conscience de ce que vous dites!...
Et le ricanement d'un valet arrivant jusqu'à son oreille:
—Du moins, reprit-elle avec une violence convulsive, nommez-le, cet homme qui était avec moi dans le jardin, nommez-le tout haut, devant tous... Dites que c'était M. Daniel Champcey, celui que ma pauvre mère avait choisi pour moi, entre tous, celui que durant des années vous avez admis ici, à qui vous aviez promis ma main, qui était mon fiancé et qui serait mon mari si nous eussions accepté la honte de votre mariage. Dites que, c'était M. Daniel Champcey, que vous aviez congédié, vous, la veille, et que le lendemain, grâce à un crime, grâce à un faux, votre Sarah forçait à s'embarquer... Car il fallait l'éloigner à tout prix... Lui à Paris, jamais on n'eût osé me traiter comme on me traite.
Stupéfait de cette véhémence inouïe, le comte ne trouvait que des paroles sans suite.
Et Mlle Henriette allait poursuivre quand elle sentit qu'on lui prenait le bras, et que doucement, mais d'une force irrésistible, on l'entraînait vers l'hôtel... C'était sir Tom qui la sauvait de son propre égarement... Elle le regarda... une grosse larme roulait le long de la joue de l'impassible gentleman.
Puis, lorsqu'il l'eut conduite jusqu'à l'escalier, et qu'elle tint la rampe:
—Pauvre fille!... murmura-t-il.
Et il s'éloigna à grands pas...
Oui, pauvre Henriette, en effet!
Sa raison, sous tant de chocs furieux, vacillait, et saisie de vertige, haletante, éperdue, elle s'était élancée à travers l'escalier, précipitant sa course comme si elle eût été poursuivie par les flammes d'un effroyable incendie, croyant encore entendre les abominables accusations de son père et les ricanements des valets...
—Mon Dieu! sanglotait-elle, prenez pitié de moi!...
C'est qu'elle n'avait plus rien à espérer que de Dieu, pensait-elle, livrée sans défense au caprice d'ennemis impitoyables, sacrifiée à l'implacable haine d'une marâtre, abandonnée de tous, trahie et reniée par son père lui-même!...
D'heure en heure, par un incompréhensible enchaînement de circonstances fatales, elle avait vu se resserrer, jusqu'à l'écraser, le cercle infernal où elle se débattait misérablement.
Que voulait-on donc d'elle?... Pourquoi prenait-on à tâche d'exaspérer sa douleur?... Attendait-on quelque chose de l'excès de son désespoir?
Malheureusement elle ne s'arrêta pas à cette idée, trop inexpérimentée pour soupçonner des raffinements de scélératesse inouïs à ce point d'étonner l'imagination.
Ah! qu'un mot de Daniel lui eût été utile en ce moment décisif!...
Mais, tremblant d'aviver les angoisses de sa fiancée, le malheureux n'avait pas osé lui répéter cette phrase terrible échappée à la première expansion de M. de Brévan:
«Miss Sarah Brandon laisse aux imbéciles le fer et le poison, moyens grossiers et dangereux de se débarrasser des gens... Elle a, pour supprimer ceux qui la gênent, des expédients plus sûrs et où la justice n'a rien à voir...»
Perdue dans ses sombres réflexions, la pauvre fille oubliait l'heure et ne remarquait pas que depuis longtemps déjà la nuit était venue, quand la cloche sonna le dîner.
Elle était libre de ne pas descendre, mais la pensée que la comtesse Sarah croirait l'avoir brisée, la révolta...
—Non! elle ne saura jamais ce que je souffre, se dit-elle.
Sonnant donc Clarisse qui était revenue de la rue du Cirque:
—Vite, lui commanda-t-elle, habillez-moi.
Et en moins de cinq minutes, elle eut relevé ses beaux cheveux et revêtu une de ses plus jolies toilettes...
C'est alors que changeant de robe, elle sentit sous sa main le froissement d'un papier.
—Ma lettre pour Daniel!... murmura-t-elle... Je l'avais oubliée!...
Le moment n'était-il pas passé de l'envoyer à M. de Brévan?... C'était probable. Pourquoi ne pas essayer, cependant!...
Elle la remit donc à Clarisse, en lui disant:
—Vous allez prendre un fiacre et porter immédiatement cette lettre rue Laffitte, 62, à M. de Brévan... S'il est sorti, vous la laisserez, en recommandant bien de la lui remettre dès qu'il rentrera... Préparez un prétexte, dans le cas où on vous demanderait pourquoi vous sortez, et soyez discrète...
Et elle-même descendit, si pénétrée de sa résolution de dissimuler ses souffrances, qu'elle avait le sourire sur les lèvres en entrant dans la salle à manger.
La fièvre qui la dévorait donnait à son teint une animation extraordinaire et à ses yeux un étrange éclat... Sa beauté, un peu effacée d'habitude, resplendissait jusqu'à étonner, même près de la beauté merveilleuse de la comtesse Sarah...
A ce point que M. de la Ville-Handry en fut frappé...
—Oh! oh! fit-il en jetant à sa jeune femme un regard d'intelligence.
Ce fut, d'ailleurs, la seule marque d'attention qui accueillit Mlle Henriette.
Personne ensuite ne sembla prendre garde à sa présence, sauf l'honorable sir Elgin; dont l'œil dur s'adoucissait dès qu'il s'arrêtait sur elle...
Mais que lui importait? Affectant une assurance bien loin de son âme, elle se forçait de manger, quand un domestique entra et respectueusement vint murmurer quelques paroles à l'oreille de la jeune comtesse.
—C'est bien, répondit-elle à haute voix, j'y vais...
Et sans explication, elle se leva, sortit, et resta bien dix minutes dehors.
—Qu'était-ce?... demanda M. de la Ville-Handry, de l'accent du plus tendre intérêt, dès que Mme Sarah reparut...
—Rien, mon ami, répondit-elle en se rasseyant... une niaiserie... un ordre à donner.
Cependant, sous l'air insoucieux de sa belle-mère, Mlle Henriette avait cru discerner une satisfaction cruelle.
Bien plus, il lui avait semblé surprendre entre la comtesse Sarah et l'austère mistress Brian deux regards rapidement échangés, l'un demandant: «Eh bien!...» l'autre répondant: «Oui!»
Prévention ou non, l'infortunée en reçut comme un coup dans la poitrine.
—Ces misérables, pensa-t-elle, viennent de me préparer quelque nouvelle perfidie...
Et ce soupçon s'enfonça si avant dans son esprit, que le dîner fini, au lieu de regagner son appartement, elle suivit au salon son père et les nouveaux hôtes de l'hôtel,—«la famille,» comme disait M. de la Ville-Handry, quand il parlait de sir Tom et de mistress Brian.
Ils n'y restèrent pas longtemps seuls... Le comte et la jeune comtesse avaient dû faire savoir qu'ils resteraient chez eux, car bientôt arrivèrent beaucoup de visiteurs qui avaient été, quelques-uns dans l'intimité de M. de la Ville-Handry, le plus grand nombre, des familiers de la rue du Cirque...
Mais Mlle Henriette appliquait trop fortement son attention à observer sa belle-mère pour remarquer de quel air on l'examinait, quels regards on lui adressait à la dérobée, et l'affectation des femmes et des jeunes filles à la laisser seule...
Pour ouvrir son entendement à la vérité, pour ramener sa pensée à l'horrible réalité de la situation, un fait brutal était nécessaire.
Il ne tarda pas à se présenter.
Les visiteurs affluant, la conversation avait cessé d'être générale, des groupes s'étaient formés et deux dames étaient venues s'asseoir près de Mlle Henriette, deux amies de la comtesse Sarah, sans doute, car elle ne les connaissait pas, et l'une d'elles avait un accent étranger assez prononcé.
Elles causaient... Machinalement Mlle Henriette prêta l'oreille.
—Vous n'avez pas amené votre fille? demandait l'une.
—Certes non, répondait l'autre, et je ne l'amènerais pas ici pour un empire... Ignorez-vous donc les mœurs de Mlle de la Ville-Handry?... C'est inimaginable et déplorablement scandaleux... Le jour du mariage de son père, elle s'était enfuie avec on ne sait qui, par la faute d'un domestique qui a été chassé, et pour la retrouver et la ramener, il a fallu l'intervention de la police... Sans notre chère Sarah, qui est divinement indulgente, le comte l'eût mise en correction...
Un cri étouffé les interrompit... Elles se détournèrent...
Mlle Henriette venait de se trouver mal et de glisser sur le tapis...
A l'instant, et d'un même mouvement, tout le monde fut debout...
Mais déjà, devançant tous les autres, l'honorable sir Thomas Elgin s'était élancé, si promptement même, et si à propos, qu'on eût dit qu'il avait eu comme l'intuition de l'accident, qu'il l'attendait et qu'il l'épiait.
Soulevant d'un bras robuste Mlle Henriette, il l'avait posée sur un canapé, non sans prendre le soin de glisser un coussin sous sa tête...
Aussitôt la comtesse Sarah, et toutes les femmes présentes, s'étaient empressées autour de la malheureuse jeune fille, tapant à petits coups secs dans la paume de ses mains, frottant ses tempes de vinaigre et d'eau de Cologne, promenant obstinément sous ses narines des flacons de sels...
Cependant, tous les efforts pour la ranimer demeuraient inutiles, et cela devenait si étrange que M. de la Ville-Handry commençait à s'émouvoir, lui qui tout d'abord s'était écrié:
—Bast!... laissez donc, ce ne sera rien.
Les transports furieux d'une passion sénile n'avaient pas encore étouffé en lui tous les instincts de la paternité, et l'inquiétude réveillait son affection autrefois si tendre.
Il se précipita donc vers le vestibule, criant aux valets de pied qui y étaient assemblés:
—Vite!... qu'on coure chercher un médecin... n'importe lequel... le plus proche!...
Ce fut comme le signal d'une déroute générale des invités...
Trouvant que cet évanouissement durait par trop longtemps, redoutant peut-être une terminaison fatale, une scène de douleur, des larmes, un à un ils gagnaient sournoisement la porte et s'esquivaient.
Si bien que M. de la Ville-Handry, la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom ne tardèrent pas à se trouver seuls près de la pauvre Henriette, toujours inanimée.
—Nous ne devrions pas la laisser là, dit alors Mme Sarah, elle serait mieux dans son lit...
—Oui, c'est vrai, vous avez raison, approuva le comte, je vais la faire porter dans son appartement.
Et il allongeait le bras pour sonner les domestiques, lorsque sir Thomas Elgin, l'arrêtant, dit d'une voix émue:
—Laissez, monsieur le comte, je la monterai seul.
Et sans attendre une réponse, il l'enleva comme une plume, et la porta jusque chez elle, suivi de M. de la Ville-Handry et de la jeune comtesse.
Il ne pouvait rester dans la chambre de Mlle Henriette, mais il parut ne pouvoir prendre sur lui de s'en éloigner. Longtemps les domestiques ébahis le virent se promener d'un pas fiévreux dans le corridor, donnant, lui toujours si impassible, les signes les plus manifestes d'une agitation extraordinaire.
Et toutes les dix minutes, il interrompait sa promenade, pour demander à travers la porte, d'une voix troublée:
—Eh bien?...
—Elle est toujours dans le même état, lui répondait-on.
C'est que les médecins—il en était venu deux—n'obtenaient pas de meilleurs résultats que la comtesse Sarah et ses amies. Ils avaient épuisé les ressources ordinaires indiquées en pareil cas, et visiblement ils commençaient à s'étonner de la persistance de cette syncope.
Et ce n'est pas sans anxiété que M. de la Ville-Handry les voyait, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, se consultant à voix basse, d'accord sur ce point qu'il fallait recourir à quelque moyen énergique.
Enfin, un peu après minuit, sir Tom vit la jeune comtesse sortir de l'appartement de Mlle Henriette.
—Comment va-t-elle?... s'écria-t-il.
Alors la comtesse, tout haut, et de façon à être entendue des domestiques:
—Elle revient à elle, et c'est même pour cela que je m'éloigne... Elle me hait si terriblement, cette chère et malheureuse enfant, que ma vue lui ferait peut-être mal...
Mlle Henriette, en effet, reprenait connaissance.
Un frisson l'avait secouée d'abord, elle avait ouvert les yeux ensuite, puis elle s'était haussée péniblement sur ses oreillers, regardant...
Evidemment elle ne se souvenait de rien encore, et d'un mouvement machinal elle passait et repassait sa main sur son front, comme pour écarter le crêpe funèbre qui voilait sa pensée, considérant d'un œil hagard les médecins, son père et sa confidente Clarisse, qui, agenouillée près de son lit, pleurait...
Enfin, tout à coup l'horrible réalité éclata dans son cerveau, et elle se renversa en arrière en jetant un grand cri:
—Mon Dieu!...
Mais elle était sauvée, et les médecins ne tardèrent pas à se retirer, déclarant qu'il n'y avait plus rien à craindre pourvu qu'on suivit leurs prescriptions.
M. de la Ville-Handry alors s'approcha de sa fille, et lui prenant les mains:
—Voyons, chère enfant, interrogea-t-il, que s'est-il passé, qu'as-tu eu?...
Elle arrêta sur lui un regard désolé, puis d'une voix sourde:
—Il y a que vous m'avez perdue, mon père, répondit-elle.
—Comment, comment!... fit le comte. Qu'est-ce que tu dis?
Et très-embarrassé, furieux peut-être contre lui-même, et se cherchant sans doute des excuses:
—C'est un peu ta faute, aussi, ajouta-t-il niaisement... Pourquoi te conduire si mal avec Sarah et prendre à tâche de m'exaspérer...
—Oui, c'est juste, c'est ma faute!... murmura Mlle Henriette.
Elle disait cela d'un ton d'ironie amère; mais plus tard, lorsqu'elle fut seule et plus calme, réfléchissant dans le silence de la nuit, elle dut reconnaître et s'avouer que c'était vrai.
Le scandale dont elle avait prétendu écraser la comtesse Sarah retombait sur elle-même et l'écrasait...
Cependant, le lendemain, elle se trouvait un peu mieux, et quoi que pût lui dire Clarisse, elle voulut absolument se lever et descendre.
C'est que toutes ses espérances désormais reposaient sur la lettre de Daniel. C'est que de jour en jour elle attendait celui qui devait la lui remettre, M. de Brévan, et que, pour rien au monde, elle n'eût voulu être absente quand il se présenterait.
Mais c'est en vain qu'elle l'attendit ce soir-là et quatre soirs encore.
Attribuant son retard à quelque nouveau malheur, elle pensait à lui écrire, quand, enfin, le mardi,—c'était le jour de réception choisi par la comtesse Sarah—lorsque déjà le salon était plein de monde, le domestique annonça:
—M. Palmer!... M. de Brévan!...
Emue de la plus violente émotion, Mlle Henriette se retourna vivement, attachant sur la porte un de ces regards où l'âme se concentre tout entière. Elle allait donc connaître enfin cet ami que Daniel lui avait représenté comme un autre lui-même.
Deux hommes entrèrent.
L'un, âgé déjà, avait les cheveux blancs et la physionomie grave et solennelle d'un membre du parlement.
L'autre, qui paraissait de trente à trente-cinq ans, avait la mine froide et dédaigneuse, la lèvre un peu pincée et l'œil sardonique.
—C'est ce dernier, pensa la jeune fille, qui est l'ami de Daniel.
A première vue, il lui déplut extrêmement. L'examinant, elle trouvait de l'affectation à son assurance et quelque chose de louche dans toute sa personne.
Mais l'idée ne lui vint pas de se défier de M. de Brévan... Daniel lui avait recommandé une confiance aveugle, cela suffisait. Elle était trop punie d'avoir suivi ses inspirations pour songer à renouveler l'expérience...
Elle ne le perdait pas de vue, cependant...
Après avoir été présenté par M. Palmer à la comtesse Sarah et à M. de la Ville-Handry, il s'était jeté dans la foule et manœuvrait pour se rapprocher d'elle.
Il allait d'un groupe à l'autre, lançant un mot de ci et de là, gagnant insensiblement et sans trop d'affectation une petite chaise restée libre près de Mlle de la Ville-Handry.
Et à l'air de parfait sang-froid dont il en prit enfin possession, on devait croire qu'il avait mesuré tout ce que pouvait avoir de périlleux et de compromettant une conversation confidentielle avec une jeune fille, sous le feu des regards de cinquante ou soixante personnes.
Aussi débuta-t-il par quelques-unes de ces banalités qui sont la monnaie courante des salons, parlant assez haut pour être entendu des voisins et dérouter leur curiosité s'ils eussent eu la fantaisie d'écouter.
Même, remarquant que Mlle de la Ville-Handry était fort rouge et tout oppressée, et qu'elle arrêtait sur lui des regards brûlants d'anxiété:
—De grâce, mademoiselle, fit-il vivement, affectez plus d'indifférence... Souriez... on nous épie peut-être... Souvenez-vous que nous ne devons pas nous connaître, que nous sommes étrangers l'un à l'autre...
Et il se mit à entamer très-haut l'éloge de la dernière pièce du Gymnase, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir suffisamment donné le change, il se rapprocha un peu, et baissant la voix:
—Il est inutile, mademoiselle, poursuivit-il, de vous dire que je suis M. de Brévan...
—Je vous avais entendu annoncer, monsieur... répondit sur le même ton Mlle de la Ville-Handry.
—Je me suis permis de vous écrire, mademoiselle, sous le couvert de votre femme de chambre, Clarisse, selon les indications de Daniel... mais j'espère que vous m'excuserez...
—Je n'ai pas à vous excuser, monsieur, mais bien à vous remercier du plus profond de mon âme de votre généreux dévouement...
Il n'est pas d'homme complet.
Une fugitive rougeur colora les pommettes de M. de Brévan, il eut une petite toux sèche et par deux ou trois fois passa la main entre son faux-col et son cou, comme s'il eût éprouvé quelque gêne à la gorge.
—Vous avez dû trouver, monsieur, continuait Mlle Henriette, que je mettais peu d'empressement à profiter de votre obligeant avis... mais il m'est survenu des... empêchements...
—Oui, je sais... interrompit M. de Brévan en hochant tristement la tête, votre femme de chambre m'a tout appris... car elle m'a trouvé chez moi, elle a dû vous le dire, de même qu'elle a dû vous rassurer et vous apprendre que votre lettre arrivait encore assez à temps pour être jointe aux miennes. Elles gagneront plus de quinze jours, car les dépêches de la Cochinchine ne partent qu'une fois par mois, le 29...
Mais il s'arrêta court, ou plutôt haussa le ton subitement pour reprendre l'analyse de la pièce du Gymnase... Deux jeunes femmes venaient de s'arrêter tout à côté de lui. Dès qu'elles s'éloignèrent:
—Je vous apporte, mademoiselle, poursuivit-il à voix basse, la lettre de Daniel...
—Ah!...
—Je l'ai là, dans la main, pliée fort menu; si vous voulez bien laisser tomber votre mouchoir, je l'y glisserai en le ramassant...
La manœuvre n'était point neuve ni surtout fort difficile. Cependant Mlle Henriette s'en tira assez mal. Le mouvement dont elle laissa échapper son mouchoir ne semblait rien moins qu'involontaire, et elle mit à le reprendre un empressement beaucoup trop marqué. Enfin, quand elle sentit le froissement du papier sous la batiste, elle devint pourpre jusqu'à la racine des cheveux.
Heureusement, M. de Brévan eut la présence d'esprit de se lever vivement et de déranger un peu sa chaise, l'aidant ainsi à dissimuler son trouble. Puis, lorsqu'il la vit assez remise, il se rassit et, de l'accent du plus sincère intérêt:
—Maintenant, mademoiselle, reprit-il, permettez-moi de m'informer de votre situation...
—Elle est affreuse, monsieur.
—On vous tourmente?
—Indignement.
—Votre belle-mère sans doute?
—Hélas! qui donc serait-ce... Mais elle dissimule, voilant sa noire méchanceté de la plus doucereuse hypocrisie... En apparence, elle est tout indulgence pour moi... Et c'est mon père qu'elle fait l'instrument de ses rancunes; mon pauvre père, autrefois si bon et qui m'aimait tant...
Elle s'attendrissait, et M. de Brévan voyait si bien les larmes la gagner, que tout effrayé:
—Mademoiselle, fit-il, mademoiselle, au nom du ciel, maîtrisez-vous...
Et empressé de détourner de son père la pensée de Mlle Henriette:
—Comment est pour vous mistress Brian? interrogea-t-il.
—Elle prend toujours parti contre moi.
—Naturellement... Et sir Tom?
—Vous m'avez écrit, monsieur, de me défier de lui plus que de tous les autres, et je me défie... Et pourtant, vous l'avouerai-je, lui seul ici semble touché de ma détresse...
—Ah! c'est pour cela précisément qu'il est à craindre...
—Pourquoi?
M. de Brévan hésita, et très-vite, non sans avoir jeté autour de lui un regard inquiet:
—Parce que, répondit-il, sir Thomas Elgin pourrait bien caresser cette espérance de remplacer Daniel dans votre cœur et de devenir votre mari...
—Grand Dieu!... fit Mlle Henriette, en se rejetant en arrière avec un geste d'horreur, est-ce possible!...
—J'en mettrais la main au feu, déclara M. de Brévan.
Et comme, s'il eût été épouvanté de ce qu'il venait de dire:
—Oui, ajouta-t-il, je jurerais que j'ai pénétré les intentions de cet homme, et avant longtemps vous en aurez quelque terrible preuve... Mais que ceci, mademoiselle, demeure entre nous un secret plus religieusement gardé que tous les autres... Que rien jamais ne vous arrache seulement une allusion...
—Que faire? murmurait la pauvre fille, que résoudre?... Il n'y a que vous, monsieur, qui puissiez me donner un conseil...
Pendant un bon moment M. de Brévan garda le silence, puis enfin, d'une voix triste:
—Mon expérience, mademoiselle, prononça-t-il, ne me fournit qu'un conseil: prendre patience. Parlez peu, agissez le moins possible et efforcez-vous de paraître insensible aux outrages. Je vous dirai, si vous voulez bien excuser la trivialité de la comparaison, imitez ces faibles insectes qui dès qu'on les touche font les morts. Ils sont sans défense, c'est leur unique chance de salut... c'est la seule que je vous voie...
Il s'était levé, et tout en s'inclinant devant Mlle Henriette:
—Je dois encore vous prévenir, mademoiselle, ajouta-t-il, de ne vous point étonner si vous me voyez tout faire pour m'avancer dans les bonnes grâces de votre belle-mère... Croyez que cette duplicité répugne à la loyauté de mon caractère... Mais je n'ai pas d'autre moyen de conquérir le droit de venir souvent ici, de vous voir souvent, par conséquent, et de vous servir et de vous défendre, ainsi que je l'ai juré à mon meilleur ami, à Daniel.
XV
Lors de ses dernières visites à Mlle de la Ville-Handry, Daniel n'avait pas été sans lui laisser entrevoir que M. de Brévan s'était autrefois trouvé en relations avec miss Brandon et les siens.
N'importe, en expliquant à Mlle Henriette ses projets et leurs secrets motifs, M. de Brévan faisait preuve d'habileté.
Qui sait si sans cela elle n'eût pas conçu quelques vagues soupçons, en le voyant, après qu'il l'eût quittée, s'entretenir avec la comtesse Sarah, avec le roide et long sir Tom, et enfin plus intimement avec l'austère mistress Brian.
Elle ne s'en étonna pas, si toutefois elle s'en aperçut... Son esprit était à mille lieues de la situation présente, elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à cette lettre, qu'elle avait dans sa poche et qui, pour ainsi dire, la brûlait.
Que n'eût-elle pas donné pour être libre de s'échapper et de courir la lire...
Mais l'adversité, peu à peu, lui enseignait la circonspection, et elle sentait qu'il serait maladroit de ne pas demeurer au salon jusqu'au départ des derniers invités.
Si bien que deux heures du matin étaient sonnées quand, après avoir congédié sa confidente Clarisse, elle osa déplier sa précieuse lettre...
Hélas!... Elle n'y trouva pas ce qu'elle espérait, des conseils, mieux que cela, des ordres réglant sa conduite.
Dans le trouble affreux de son départ forcé, Daniel ne s'appartenait pas assez pour envisager froidement l'avenir et en évaluer les probabilités.
Désespéré, il avait employé trois grandes pages à affirmer son amour à Mlle Henriette, à lui jurer que sa chère pensée ne le quitterait pas, à la supplier de ne pas l'oublier... et c'est à peine s'il consacrait vingt lignes à des recommandations qui eussent exigé les détails les plus précis et les plus minutieux.
Toutes ses exhortations, d'ailleurs, se résumaient en ceci: S'armer de patience et de résignation jusqu'à son retour; ne quitter la maison paternelle qu'à la dernière extrémité, en cas d'un danger pressant, et jamais, quoi qu'il advînt, sans avoir consulté M. de Brévan...
Et pour comble, par un fatal excès de délicatesse, redoutant de blesser une susceptibilité qu'il savait excessive, Daniel n'informait pas Mlle Henriette de circonstances essentielles.
Il se bornait, par exemple, à lui dire que si la fuite devenait son unique ressource, elle ne devait pas s'arrêter à des considérations d'intérêt, qu'il avait tout prévu et paré à tout.
Comment conclure de là que ce malheureux, égaré et aveuglé par la passion, avait confié deux ou trois cent mille francs, toute sa fortune, à son ami Maxime...
Cependant, l'opinion de Daniel était trop celle de M. de Brévan pour que Mlle de la Ville-Handry hésitât...
Et lorsqu'elle s'endormit, sa résolution était bien arrêtée.
Elle s'était fait le serment d'opposer à tous les tourments qu'on lui infligerait, le stoïcisme du sauvage attaché au poteau, et d'être entre les mains de ses ennemis comme un cadavre que nul outrage ne galvaniserait.
Se tenir parole, durant les semaines qui suivirent, ne lui fut pas difficile.
Lassitude ou calcul, on parut l'oublier... En dehors des repas où son couvert était mis, on ne s'occupa pas plus d'elle que si jamais elle n'eût existé...
Il était loin, l'accès de sensibilité qui avait ému M. de la Ville-Handry, la nuit où il avait cru sa fille en danger. Il n'arrêtait plus sur elle que des regards ironiques ou glacés et jamais ne lui adressait la parole.
La comtesse Sarah se tenait sur une sorte de réserve affectueuse, comme une personne bien intentionnée qui a vu ses avances repoussées, qui est blessée, mais toute disposée à revenir au premier signe.
Mistress Brian, elle, ne desserrait ses lèvres minces que pour grommeler quelque remarque désobligeante dont on ne distinguait qu'un mot, toujours le même: «choquant!»
Restait l'honorable sir Thomas Elgin, dont la sympathique pitié s'accusait et se trahissait chaque jour davantage. Mais depuis l'avertissement de M. de Brévan, Mlle Henriette l'évitait et le fuyait...
C'était donc une existence étrangement misérable, que celle qu'elle traînait dans cet immense hôtel où la séquestrait le despotisme paternel.
Car elle était prisonnière, elle ne pouvait le méconnaître, sentant autour d'elle, même quand on semblait le plus l'oublier, une active et incessante surveillance.
La grande porte, qu'autrefois on laissait souvent ouverte, était toujours maintenant exactement fermée, et si on l'ouvrait pour donner passage à une voiture, le concierge montait la garde devant, avec des allures de geôlier.
La petite porte du jardin avait été renforcée de deux énormes serrures, et toutes les fois qu'en se promenant Mlle Henriette se rapprochait du mur de la rue, elle voyait un jardinier l'épier d'un œil inquiet.
Craignait-on donc, non-seulement qu'elle ne s'échappât, mais encore qu'elle n'entretînt des communications avec le dehors!...
Elle voulut en avoir le cœur net, et un matin elle demanda à son père la permission de faire prier la jeune duchesse de Champdoce de passer la voir.
A quoi M. de la Ville-Handry répondit brutalement qu'elle n'avait que faire de Mme de Champdoce; que d'ailleurs elle n'était pas à Paris, son mari l'ayant conduite dans le Midi pour hâter sa convalescence.
Une autre fois, vers la fin de février, pendant une série de journées printanières, la pauvre enfant ne put s'empêcher de laisser paraître son envie de sortir, de respirer un peu le grand air.
—Tous les jours, lui dit son père, nous allons, votre mère et moi, faire un tour de deux heures au bois de Boulogne, pourquoi ne venez-vous pas avec nous?
Elle se tut... Elle se serait laissée hacher plutôt que de consentir à se montrer en public assise auprès de la comtesse Sarah dans la même voiture.
Des mois s'écoulèrent sans qu'elle mît les pieds hors de l'hôtel, autrement que pour se rendre à la messe de huit heures, le dimanche.
M. de la Ville-Handry n'avait pas osé lui refuser cela, mais il y avait mis les plus pénibles et les plus humiliantes conditions.
En ces occasions, M. Ernest, le valet de chambre, l'accompagnait, avec l'ordre formel de l'empêcher de parler à âme qui vive, et de «l'appréhender au corps,» c'était l'expression même du comte, et de la ramener de force, au besoin, quelque scandale que cela dût faire, si elle tentait de s'enfuir.
Mais vainement on multiplia les offenses, on ne lui arracha pas une plainte. Son inaltérable patience eût lassé des bourreaux ordinaires.
Et cependant, elle n'avait pour l'encourager et la soutenir que M. de Brévan.
Fidèle au plan qu'il avait exposé, il avait si bien manœuvré qu'il avait conquis le droit de multiplier ses visites, qu'il était au mieux avec l'austère mistress Brian et que M. de la Ville-Handry l'invitait à dîner.
Alors, Mlle Henriette était bien revenue de son impression fâcheuse du premier jour. Elle avait trouvé en M. de Brévan un si respectueux intérêt, tant de délicatesses toutes féminines, tant de sagesse et tant de prudence, qu'elle bénissait Daniel de lui avoir légué cet ami et qu'elle comptait sur son dévouement comme sur celui d'un frère aîné...
N'était-ce pas lui qui, à certains soirs, quand le désespoir la gagnait, murmurait à son oreille:
—Courage!... Voici encore un jour de gagné... Daniel reviendra...
Mais précisément parce qu'on l'abandonnait aux inspirations de l'isolement et qu'on la réduisait à vivre continuellement repliée sur elle-même, Mlle Henriette observait d'un œil perspicace ce qui se passait autour d'elle.
Et il lui semblait découvrir d'étranges choses.
Jamais la première femme de M. de la Ville-Handry n'eût reconnu son salon. Qu'était devenue cette société d'élite rassemblée et retenue par elle, et dont elle avait fait comme une cour à son mari?
L'hôtel de la rue de Varennes était devenu, pour ainsi dire, le quartier général de cette société bigarrée qui constitue la légion étrangère du plaisir et du scandale.
Autour de Sarah Brandon, maintenant comtesse de la Ville-Handry, se groupait comme autour de sa reine cette étrange aristocratie qu'on a vu surgir tout à coup des décombres du vieux Paris, aristocratie de contrebande, dangereuse clique dorée, dont le faste insolent et inexplicable éblouit le bourgeois et fait rêver la police.
Non que la jeune comtesse reçût des gens notoirement tarés, elle était bien trop fine pour commettre cette faute; mais elle accueillait de ses meilleurs sourires tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaines...
Tout d'abord, M. de la Ville-Handry avait été effarouché par ce monde si nouveau dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, dont il comprenait à peine l'argot...
Il n'avait pas tardé à s'acclimater...
Il était la raison sociale, le détenteur de la fortune, le pavillon qui couvre la marchandise, le maître enfin, encore qu'il n'exerçât point son autorité.
Tant de titres lui valaient toutes les apparences du respect, et c'était à qui le caresserait des flatteries les plus hyperboliques, à qui le plus bassement lui ferait la cour.
Si bien que s'imaginant avoir reconquis le prestige dont la première femme avait fardé sa nullité, il se drapait d'une importance grotesque, retrouvant avec les enivrements de la vanité ses dédains d'autrefois.
Il s'était d'ailleurs remis au travail avec un acharnement extraordinaire.
Tous les hommes d'affaires qui déjà s'étaient montrés avant son mariage, reparaissaient, escortés de cette légion de faméliques spéculateurs que le seul bruit d'une grande entreprise attire, comme un morceau de sucre les mouches.
Le comte s'enfermait avec ces messieurs dans son cabinet et y restait des après-midi entières en conférence.
—Très-vraisemblablement, il se trame quelque chose, pensait Mlle Henriette.
Elle en fut sûre, quand elle vit son père sacrifier sans l'ombre d'une hésitation les magnifiques appartements de réception du rez-de-chaussée, et les faire diviser en infinité de petites pièces.
Et sur les portes, les peintres traçaient des indications bien singulières en pareil lieu: Bureaux... Direction... Secrétariat... Caisse...
Puis arrivèrent les meubles de ces bureaux, des tables, des pupitres, puis des montagnes d'imprimés et des registres énormes, enfin deux coffres-forts immenses, aussi vastes qu'un logement de trois cents francs.
Très-sérieusement alarmée, et sachant bien qu'on ne répondrait pas à ses questions, Mlle Henriette s'adressa à M. de Brévan.
De l'air le plus ingénu, il affirma qu'il ne savait rien, mais il promit de s'informer et de rendre une prompte réponse.
Il s'en fut pas besoin.
Un matin, étant allée rôder autour de ces bureaux, qui commençaient à se peupler d'employés, Mlle Henriette aperçut, collée contre une porte, une gigantesque affiche jaune.
SOCIÉTÉ
FRANCO-AMÉRICAINE
POUR L'EXPLOITATION
DES
PÉTROLES DE PENSYLVANIE
AU CAPITAL DE
DIX MILLIONS DE FRANCS
DIVISÉS EN
20,000 Actions de 500 francs
STATUTS DÉPOSÉS
EN L'ÉTUDE DE Me LILOIS, NOTAIRE A PARIS
Comte de LA VILLE-HANDRY, Direct.-Gérant
LA SOUSCRIPTION EST OUVERTE
à partir du 25 mars
Au siége social: Hôtel de la Ville-Handry, rue de Varennes
Et à la Succursale: rue Lepeletier, 79
Plus bas, en caractères plus petits, était imprimé un boniment éblouissant de promesses, expliquant l'impérieux besoin qui se faisait sentir de la Société des Pétroles de Pensylvanie, la nature de ses opérations, les immenses services qu'elle était appelée à rendre, et surtout les bénéfices merveilleux qu'elle ne pouvait manquer de procurer à ses actionnaires.
Venait ensuite une monographie du Pétrole, où il était démontré clair comme le jour que cet admirable produit présente sur l'huile ordinaire une économie de plus de soixante pour cent, qu'il donne une lumière d'une pureté et d'un éclat sans pareils, qu'il brûle sans odeur, et enfin, qu'il est surtout—quoi qu'en disent les intéressés, parfaitement inoffensif et particulièrement inexplosible.
«Avant vingt ans, concluait le rédacteur, dans un accès de lyrisme prophétique, avant vingt ans le pétrole aura remplacé tous les luminaires primitifs et détrôné tous les combustibles grossiers et encombrants...
«Avant vingt ans, le monde entier s'éclairera et se chauffera au pétrole, et les puits de Pensylvanie sont inépuisables!»
Un éloge du directeur-gérant, M. le comte de la Ville-Handry, couronnait l'œuvre, éloge adroit qui, après l'avoir qualifié d'homme providentiel, rappelait sa grande fortune et insinuait qu'avec un gérant si riche les actionnaires ne risquaient rien...
Mlle Henriette était atterrée.
—Voilà donc, murmura-t-elle, le but où tendaient Sarah Brandon et ses complices... Mon père est ruiné!...
Que M. de la Ville-Handry hasardât au jeu terrible de la spéculation tout ce qu'il possédait, Mlle Henriette se le fût encore expliqué.
Ce qu'elle ne pouvait comprendre, c'était qu'il eût assumé toute la responsabilité d'une entreprise si aléatoire, et les risques terribles d'un revers.
Comment lui, si entiché de ses préjugés nobiliaires, consentait-il à attacher son nom à une opération industrielle!...
Il avait fallu, pensait Mlle Henriette, des prodiges de patience et de ruse, pour lui arracher ce sacrifice, négation des idées de sa vie entière... On avait dû le harceler longtemps et exercer sur sa volonté une pression terrible...
Elle fut donc véritablement confondue, lorsque, deux jours plus tard, elle se trouva témoin d'une discussion presque vive entre son père et la comtesse Sarah, précisément au sujet de ces fameuses affiches qui inondaient alors Paris et la France...
La comtesse Sarah semblait désolée de cette entreprise, et toutes les objections qu'eût souhaité présenter Mlle Henriette, elle les présentait avec l'autorité que lui donnait l'amour du comte.
Elle ne concevait pas, disait-elle, que son mari, un gentilhomme, se mêlât de tripotages d'argent... N'en avait-il donc pas assez! Serait-il plus heureux ou plus considéré quand il aurait doublé ou même triplé ses deux cent cinquante mille livres de rentes...
Lui, à toutes ces observations, souriait doucement, tel qu'un grand artiste aux puériles critiques d'un ignorant... Et quand la comtesse s'arrêta, de ce ton emphatique qui trahissait sa prodigieuse infatuation, il daigna lui expliquer qu'en se lançant dans le mouvement, lui, un représentant de la plus vieille noblesse, il prétendait donner un grand exemple... Il n'avait nul souci du lucre, affirmait-il, et ne songeait qu'à rendre un grand service à son pays.
—Trop périlleux, le service! ripostait la comtesse Sarah. Si vous réussissez, comme vous l'espérez, qui vous en saura gré? Personne. Et même, si vous parliez de votre désintéressement, on vous rirait au nez. Si l'affaire échoue, au contraire, qui sera ruiné?... Vous. Et on vous appellera maladroit, par dessus le marché.
Imperceptiblement M. de la Ville-Handry haussa les épaules, et prenant la main de sa femme:
—M'aimeriez-vous donc moins, demanda-t-il tendrement, si j'étais ruiné?...
Elle attacha sur lui ses beaux yeux chargés de passion, et d'une voix émue:
—Dieu m'est témoin, mon ami, répondit-elle, que je serais heureuse de prouver que l'intérêt n'était pour rien dans notre mariage...
—Sarah! s'écria le comte transporté, Sarah, chère adorée, voilà une parole qui vaut toute cette fortune que vous m'accusez de risquer!
Encore qu'elle eût appris à se défier des apparences, Mlle Henriette ne pouvait supposer que cette scène n'était qu'une habileté suprême, destinée à enfoncer plus profondément dans la cervelle du comte l'idée qu'on y avait plantée.
Elle devait croire plutôt, et elle crut, que cette société des pétroles, conception de sir Tom, déplaisait souverainement à la comtesse Sarah, et que par suite la discorde était au camp de ses ennemis...
Le résultat de ses réflexions fut une longue lettre à un homme pour lequel sa mère professait une estime particulière: le duc de Champdoce. Après lui avoir exposé sa situation, elle lui expliquait toute l'affaire, le conjurant d'intervenir pendant qu'il en était temps encore.
Sa lettre achevée, elle la remit à sa camériste Clarisse, en lui recommandant de la porter immédiatement à son adresse...
Hélas! l'infortunée touchait à un événement qui devait être décisif.
Etant par hasard descendue sur les talons de sa confidente, elle la vit entrer dans le salon où la comtesse Sarah se trouvait seule, et lui donner sa lettre...
Ainsi, Mlle Henriette était trahie par cette fille qu'elle croyait toute dévouée à ses intérêts, et depuis quand trahie? Depuis le premier jour peut-être... Ah! que de choses cela lui expliquait qui lui avaient paru incompréhensibles!
Cette dernière infamie devait la faire sortir violemment de sa réserve.
Elle se précipita dans le salon, pourpre de honte et de colère, et d'un ton farouche:
—Rendez-moi cette lettre, madame, dit-elle.
Voyant son ignominie découverte, Clarisse s'était enfuie.
—Cette lettre, répondit froidement la comtesse Sarah, je la remettrai à votre père, mademoiselle, comme c'est mon devoir...
—Ah!... prenez garde, madame, interrompit la pauvre fille avec un geste menaçant, prenez garde!... la résignation a des bornes...
Son attitude et son accent étaient si terribles, que prudemment la jeune comtesse crut devoir mettre une table entre elle et sa victime.
Mais une révolution, tout à coup, s'était faite dans l'esprit de Mlle Henriette.
—Tenez, madame, reprit-elle brusquement, expliquons-nous pendant que nous sommes seules... Que voulez-vous de moi?...
—Rien, mademoiselle, je vous assure...
—Rien!... Qui donc, alors, m'a lâchement calomniée, m'a ravi l'affection de mon père, m'entoure d'espions et m'abreuve d'outrages?... Qui donc me fait cette épouvantable existence que je mène?...
La contraction des traits de la comtesse Sarah disait l'effort de sa réflexion... Visiblement elle calculait la portée du parti qu'elle allait prendre.
—Vous le voulez, prononça-t-elle enfin résolument... Eh bien! soit, je serai franche... Oui, c'est moi qui m'applique à perdre votre vie... Pourquoi? Vous le savez aussi bien que moi-même... A mon tour, je vous dirai: Qui donc a tout fait pour empêcher mon mariage? Qui donc a essayé de m'écraser sous le scandale?... Qui donc, si c'était en son pouvoir, me ferait chasser de cet hôtel comme une malheureuse?... N'est-ce pas vous? toujours vous!... Oui, c'est vrai, je vous hais mortellement, et je me venge!...
—Madame...
—Oh! attendez... Que vous avais-je fait avant mon mariage?... Rien, vous ne me connaissiez même pas de nom... Ou est venu vous rapporter les atroces inventions de mes ennemis, et sans hésiter vous les avez crues... Votre père vous a dit: «Ce sont d'indignes calomnies!» Qu'avez-vous répondu?... Que «celles-là seules sont calomniées qui ont mérité de l'être...» J'ai voulu vous prouver le contraire... Vous êtes la plus chaste et la plus pure jeune fille que je sache, n'est-ce pas?... Eh bien! je vous défie de trouver autour de vous une seule personne qui ne soit pas persuadée que vous avez eu des amants...
Les situations extrêmes ont ceci de bizarre que ceux qui s'y meuvent, bien que secoués par les passions les plus furieuses, gardent souvent les apparences du sang-froid.
Ainsi, ces deux femmes qu'enflammaient les plus mortels ressentiments, s'exprimaient d'une voix presque calme...
—Et vous croyez, madame, reprit Mlle Henriette, qu'un supplice tel que le mien peut se prolonger longtemps?...
—Il se prolongera jusqu'à ce qu'il me plaise d'y mettre fin...
—Ou que j'atteigne ma majorité...
A grand'peine, la comtesse Sarah dissimula un mouvement de surprise.
—Oh!... murmura-t-elle, oh! oh!...
—...Ou que revienne celui dont vous m'avez séparée, poursuivit la jeune fille, mon fiancé, M. Daniel Champcey.
—Arrêtez, mademoiselle, vous vous trompez, ce n'est pas moi qui ai fait partir Daniel.
Daniel!... La comtesse Sarah disait ainsi, familièrement: Daniel. De quel droit?... Pourquoi?... D'où lui venait cette impudence extraordinaire?...
Cependant, Mlle Henriette ne voyait là qu'une insulte nouvelle, nul soupçon n'effleura son esprit, et de l'accent le plus ironique:
—Ainsi, prononça-t-elle, cette demande adressée au ministre de la marine, ce n'est pas vous qui l'avez dictée?... Ce faux qui a déterminé l'embarquement de M. Champcey, ce n'est pas vous qui l'avez commandé et payé!...
—Non... et je le lui ai dit à lui-même, l'avant-veille de son départ, chez lui...
Mlle Henriette eut un mouvement de stupeur... Quoi! cette femme était allée chez Daniel!... Etait-ce vrai!... Ce n'était même pas vraisemblable.
—Chez lui, répéta-t-elle, chez lui!...
—Mon Dieu, oui, rue de l'Université... Je prévoyais cette perfidie que je ne pouvais empêcher et je voulais le prévenir. J'avais mille raisons pour souhaiter ardemment qu'il restât à Paris...
—Mille raisons, vous!... dites-en donc une seule!...
La comtesse s'inclina comme pour s'excuser d'être forcée, bien malgré elle, de dire la vérité, et simplement:
—Je l'aime... prononça-t-elle.
Comme si elle eût vu tout à coup un abîme s'ouvrir sous ses pas, Mlle de la Ville-Handry, se rejeta brusquement en arrière, pâle, toute frissonnante, la pupille dilatée par l'effroi.
—Vous... aimez... Daniel, bégayait-elle. Vous l'aimez...
Et secouée par un ricanement nerveux:
—Mais lui, ajouta-t-elle, lui... Espérez-vous donc qu'il vous aimera jamais?
—Oui, le jour où je le voudrai... et je le voudrai le jour de son retour.
Parlait-elle sérieusement, ou tout cela n'était-il qu'un jeu cruel? Voilà ce que se demandait Mlle Henriette, si toutefois elle était en état de se demander quelque chose... car elle sentait le vertige s'emparer d'elle, et toutes ses idées tourbillonnaient, confondues dans son cerveau...
—Vous aimez Daniel, reprit-elle, et cependant la semaine même qui a suivi son départ vous vous êtes mariée...
—Hélas! oui...
—Qu'était donc alors mon père pour vous?... Une proie trop magnifique pour la laisser échapper, une dupe facile... Enfin, vous le reconnaissez, c'est sa fortune que vous vouliez... C'est pour de l'argent que vous, jeune et merveilleusement belle, vous l'avez épousé, lui, vieillard...
Un sourire montait aux lèvres de la comtesse Sarah, un sourire où elle se dévoilait tout entière, qui éclairait les ténébreuses profondeurs de ses calculs... Et d'un ton d'hypocrisie railleuse:
—Moi, fit-elle, convoiter la fortune de mon mari, de mon cher comte... Y songez-vous, mademoiselle!... Avez-vous donc oublié mon ardeur, l'autre jour, à le détourner d'une entreprise où il risquait de se ruiner?...
Veillait-elle?... N'était-elle pas dupe d'une de ces hallucinations incohérentes qu'enfante la fièvre?... Mlle Henriette doutait presque.
—Et c'est à moi, prononça-t-elle, à moi, la fille du comte de la Ville-Handry, votre mari, que vous osez dire de telles choses!...
—Pourquoi non?... fit la comtesse.
Et, haussant les épaules, d'un geste insouciant:
—Pensez-vous donc que je redoute une délation?... Libre à vous d'essayer... Tenez, j'entends dans le vestibule la voix de votre père... Appelez-le et répétez-lui notre conversation...
Et comme Mlle Henriette se taisait:
—Vous hésitez, railla-t-elle, vous n'osez pas... Eh bien! vous avez tort... car moi qui tiens à lui remettre votre lettre, je vais l'appeler...
Il n'en fut pas besoin.
Sur le moment même, le comte de la Ville-Handry entra, suivi de l'austère mistress Brian.
Dès le seuil, apercevant sa femme et sa fille, sa physionomie s'éclaira.
—Quoi, ensemble... s'écria-t-il, et causant amicalement comme deux charmantes sœurs!... mon Henriette est donc enfin revenue à la raison?...
Elles se turent, et alors, lui, voyant de quels regards elles se mesuraient:
—Mais non, reprit-il d'un ton amer; ce n'est pas cela... je n'ai pas tant de bonheur!... Qu'avez-vous?... Qu'arrive-t-il?...
La comtesse Sarah hochait tristement la tête:
—Il y a, mon ami, qu'en votre absence votre fille a écrit à un de mes plus cruels ennemis, à cet homme, vous savez bien, qui le jour de notre mariage me calomniait indignement, au duc de Champdoce, enfin...
—Et un de mes gens a osé porter cette lettre!...
—Non, mon ami... Conformément à vos ordres, on me l'a remise, et... mademoiselle me sommait impérieusement de la lui rendre...
—Cette lettre!... s'écria le comte, où est cette lettre!...
La comtesse la lui tendit en disant:
—Peut-être feriez-vous bien de la jeter au feu sans la lire...
Déjà, d'une main brutale, il avait fait sauter le cachet et, dès les premières lignes, on vit ses tempes s'empourprer et ses yeux s'injecter de sang.
C'est que Mlle Henriette, sûre du duc de Champdoce, lui ouvrait son cœur sans hésitations ni réserves, lui disant la situation vraie, lui dépeignant sa belle-mère telle qu'elle l'avait devinée, et à chaque phrase, des expressions revenaient, qui étaient, pour le comte, autant de coups de poignard.
—C'est inouï, grondait-il en blasphémant, c'est inimaginable!... Jamais exemple ne s'est vu d'une si exécrable perversité...
Il vint se planter devant sa fille, debout, les bras croisés, et d'une voix de tonnerre:
—Malheureuse, cria-t-il, tu veux donc nous déshonorer tous!...
Elle ne répondit pas...
Immobile autant qu'une statue, elle laissait passer l'orage.
Que faire, d'ailleurs?... Se défendre? Elle ne daignait... Rapporter les impudents aveux de la comtesse Sarah?... A quoi bon!... N'était-elle pas convaincue que son père ne la croirait pas!...
Cependant, l'austère mistress Brian était allée s'asseoir près de sa nièce.
—Moi, déclara-t-elle, si j'étais, pour mes péchés, affligée d'une fille de ce caractère, je la marierais promptement.
—J'y ai déjà songé, approuva le comte, et même j'ai trouvé, je crois, une combinaison qui concilierait tout...
Mais il venait de voir l'œil attentif de sa fille arrêté sur lui...
Il s'interrompit, et lui montrant la porte, d'un geste brutal:
—Vous nous gênez... dit-il.
Sans mot dire elle sortit, bien moins préoccupée de la colère de M. de la Ville-Handry que des étranges aveux de la comtesse Sarah.
Elle commençait à juger sainement son implacable marâtre et l'estimait une femme trop positive pour user le temps en propos oiseux...
Donc, si elle avait déclaré qu'elle aimait Daniel—ce que Mlle de la Ville-Handry croyait un mensonge—si elle avait audacieusement avoué qu'elle convoitait la fortune de son mari, c'est qu'elle avait un but. Lequel? Comment poursuivre et atteindre la vérité dans les replis de cette âme pleine de ténèbres...
N'importe, cette scène n'en était pas moins extraordinaire jusqu'à confondre la raison.
Et quand le soir même Mlle Henriette trouva l'occasion de la raconter à M. de Brévan, il tressauta sur son fauteuil, stupéfait au point de s'oublier et de dire très-haut:
—C'est impossible.
Il est sûr que lui, le flegmatique par excellence, il était affreusement troublé. En moins de cinq minutes, il avait changé dix fois de couleur. On eût dit l'homme qui tout à coup voit s'effondrer l'édifice de ses espérances.
Enfin, après un moment de réflexion:
—Peut-être serait-il sage, mademoiselle, proposa-t-il, de quitter l'hôtel.
Mais elle, tristement:
—Eh! le puis-je? répondit-elle... Après tant d'odieuses calomnies, mon honneur, l'honneur de Daniel ne m'enchaînent-ils pas ici!... Il me recommande de ne fuir qu'à la dernière extrémité, et quand la situation ne sera plus tenable... Or, je vous le demande, serai-je plus menacée et plus malheureuse demain que je l'étais hier?... Evidemment non!...
XVI
Mais cette assurance de Mlle de la Ville-Handry n'était qu'apparente... Au-dedans d'elle-même, les plus sinistres pressentiments s'agitaient...
Une voix secrète lui disait que cette scène, concertée sans doute et cherchée, n'était qu'un acheminement vers une catastrophe finale.
Les jours passaient cependant, les événements poursuivaient leur enchaînement monotone, et rien d'extraordinaire ne survenait...
C'était à croire qu'après cette crise on s'était entendu pour lui laisser un peu de répit et le temps de se remettre.
La surveillance, autour d'elle, paraissait se relâcher... La comtesse Sarah l'évitait... Mistress Brian avait renoncé à la scarifier de ses incessantes observations.
A peine voyait-elle son père, entièrement absorbé par le «lancement» de la Société des Pétroles de la Pensylvanie.
Si bien qu'après une semaine, tout le monde semblait avoir oublié le grand éclat provoqué par la lettre au duc de Champdoce.
Tout le monde... non.
Il était un des hôtes de l'hôtel de la Ville-Handry qui se souvenait, lui: l'honorable sir Thomas Elgin.
Le soir même de l'affaire, une généreuse indignation lui faisant violer son serment de neutralité, il avait pris à part la comtesse Sarah et lui avait adressé les plus sanglants reproches.
—C'est ravaler sa haine, lui avait-il dit, entre autres choses, que d'employer pour l'assouvir des moyens aussi bas.
Il est vrai que tout en attirant sa parente à l'écart, il avait pris ses mesures pour être entendu de Mlle Henriette.
Bien plus, craignant peut-être qu'elle ne démêlât pas parfaitement ses intentions, il lui avait serré mystérieusement la main, en murmurant à son oreille:
—Pauvre jeune fille!... Mais je suis là, moi, je veillerai...
C'était la promesse d'une protection qui certes eût été efficace si elle eût été sincère... Seulement était-elle sincère?
—Non assurément, déclara M. de Brévan, lorsqu'il fut consulté, ce ne peut être qu'une ignoble hypocrisie et le commencement d'une comédie infâme... Vous verrez, mademoiselle!...
Ce que vit Mlle de la Ville-Handry, c'est que le très-honorable gentleman se métamorphosait à vue d'œil. Un nouveau sir Tom apparaissait, que jamais on n'eût soupçonné sous le manteau de réserve glaciale dont s'enveloppait l'ancien. A sa pitié sympathique des premiers jours succédait manifestement un sentiment plus tendre... Ce n'était plus l'attendrissement qui animait ses gros yeux d'un bleu de faïence, mais bien la flamme discrète d'une passion encore contenue.
Ouvertement, il ne se livrait pas trop, mais il n'était pas de prévenance qu'il n'eût à la dérobée pour Mlle Henriette. Jamais il ne quittait le salon avant elle, et les soirs de réception il s'établissait près d'elle, et n'en bougeait plus.
Le plus clair résultat de cette assiduité obstinée, était de tenir M. de Brévan à distance. Aussi, M. de Brévan s'en indignait-il extraordinairement et se prenait-il à haïr sir Tom d'une haine que de moins en moins il réussissait à dissimuler.
—Eh bien! mademoiselle, disait-il à Mlle Henriette, dans les occasions, rares désormais, où il pouvait lui parler librement, que vous avais-je prédit?... Le misérable se trahit-il assez?...
Tant qu'elle le pouvait, Mlle Henriette décourageait cet étrange amoureux, mais l'éviter lui était impossible, vivant sous le même toit et s'asseyant deux fois par jour à la même table.
—Le plus simple, conseillait M. de Brévan, serait peut-être de demander à ce scélérat une explication...
Ce fut lui qui vint au-devant.
Un matin, à l'issue du déjeuner, il attendit Mlle de la Ville-Handry dans le vestibule, et dès qu'elle parut:
—Il faut que je vous parle, mademoiselle, lui dit-il d'une voix troublée, il le faut absolument.
Elle ne manifesta aucune surprise, et simplement répondit:
—Venez avec moi, monsieur.
Elle entra dans le salon, il la suivit.
Et pendant plus d'une minute ils demeurèrent là, seuls, debout, en face l'un de l'autre, elle faisant bonne contenance, quoique très-rouge, lui si bouleversé, en apparence, qu'il semblait avoir perdu l'usage de la parole.
Enfin, tout à coup, et comme s'il lui eût fallu un puissant effort pour maîtriser son émotion, sir Tom, d'une voix haletante, se mit à exposer à Mlle Henriette que, selon ce qu'elle allait répondre, il serait le plus heureux ou le plus infortuné des hommes... Touché de son innocence et des injustices dont il la voyait victime, il avait commencé par la plaindre, puis bientôt découvrant en elle les plus exquises qualités, une énergie virile unie aux grâces pudiques de la vierge, il n'avait pas su résister à des séductions irrésistibles...
Maîtresse de soi, grâce à la persuasion où elle était que sir Thomas Elgin jouait une comédie odieuse, Mlle Henriette l'observait de toute la puissance de sa pénétration.
—Croyez, monsieur, commença-t-elle...
Mais lui, l'interrompant, et avec une véhémence extraordinaire:
—Oh! laissez-moi finir, mademoiselle, dit-il, je vous en conjure... Beaucoup à ma place se seraient adressés à votre père; j'ai jugé que dans votre situation exceptionnelle, ce serait une trahison... J'ai de fortes raisons de croire que M. de la Ville-Handry eût accueilli favorablement ma demande... Mais ensuite... n'eût-il pas cherché à violenter vos sentiments!... Or, c'est à vous seule, mademoiselle, délibérant dans la plénitude de votre liberté, que je voudrais vous devoir...
L'expression de la plus vive anxiété contractait ses traits d'ordinaire immobiles, et d'un accent solennel:
—Mademoiselle Henriette, prononça-t-il, je suis un honnête homme, je vous aime, voulez-vous être ma femme?
Par un trait du génie de la duplicité, il venait de trouver le seul argument peut-être qui pût faire croire à sa sincérité.
Mais qu'importait à Mlle Henriette...
—Croyez, monsieur, commença-t-elle, que je suis honorée comme il convient, de votre recherche, mais je ne m'appartiens plus.
—Je vous en conjure...
—Librement et entre tous, j'ai choisi M. Daniel Champcey... Ma vie entière lui appartient.
Il chancela, comme s'il eût été près de s'évanouir, et d'une voix étouffée:
—Ne me laisserez-vous donc pas une lueur d'espoir, balbutia-t-il.
—Ce serait vous abuser, monsieur, et je n'ai jamais trompé personne...
Mais l'honorable Thomas Elgin n'était pas de ces hommes qui facilement désespèrent et se résignent. Il n'était pas de ceux qu'un premier échec rebute et décourage... Il le fit bien voir.
Du jour au lendemain il changea comme si le refus de Mlle Henriette l'eût atteint aux sources même de la vie.
Maintien, geste, timbre de voix, tout en lui trahit le plus extrême abattement. Il semblait qu'il se fût encore allongé et aminci... Un amer sourire crispa ses lèvres, et ses favoris en nageoires, si bien soignés jadis, pendirent misérablement sur sa poitrine...
Et cette grande mélancolie ne devait faire que croître jusqu'à devenir assez évidente, pour que tout le monde demandât à la comtesse Sarah:
—Qu'a donc ce pauvre sir Elgin? il devient funèbre...
—Il est malheureux, répondait-elle avec un soupir qu'on eût cru calculé pour piquer la curiosité et exciter les gens à observer.
Plusieurs observèrent, et ceux-là ne tardèrent pas à constater que sir Tom ne s'établissait plus près de Mlle Henriette, comme autrefois, et qu'il fuyait les occasions de lui adresser la parole.
Il ne renonçait pas à elle pour cela, il s'en faut, seulement il poursuivait son siége à distance, passant des soirées entières à la contempler de loin, absorbé dans une muette extase.
Et toujours, et sans cesse, et partout, elle le retrouvait sous ses pas, comme s'il eût marché dans son ombre, comme s'il eût eu besoin pour respirer de l'air déplacé par le mouvement de ses jupes.
C'était à croire qu'il avait le don de se multiplier, tant inévitablement elle l'apercevait de tous côtés, appuyé au chambranle des portes ou adossé à la cheminée, ses gros yeux braqués sur elle. Et quand elle ne le voyait pas, elle le devinait, pour ainsi dire, sentant ses regards peser sur elle, plus lourds qu'une chappe de plomb.
Confident de ces importunités, M. de Brévan paraissait ne contenir qu'à grand'peine son indignation.
Deux ou trois fois il parla de provoquer cet abject gredin,—c'était son expression,—et pour l'apaiser, Mlle Henriette dut s'épuiser à lui démontrer qu'après un tel éclat il ne pourrait plus reparaître à l'hôtel, et qu'elle se trouverait privée du seul ami dont elle eût à espérer quelque secours.
Il se rendit, mais après de mûres réflexions:
—Cette abominable persécution ne peut cependant pas durer, mademoiselle, déclara-t-il, cet homme vous compromet affreusement... Il faut vous plaindre à M. de la Ville-Handry.
Elle s'y décida, non sans de grandes répugnances, mais le comte, dès les premiers mots l'arrêta.
—Je pense, ma fille, dit-il, que votre vanité vous abuse... Avant de s'occuper d'une petite personne insignifiante, telle que vous, sir Elgin, qui est une des capacités financières de l'Europe, a bien d'autres chiens à fouetter...
—Permettez-moi, mon père...
—Taisez-vous... Si vous ne vous abusiez pas, ce serait pour vous un rare bonheur et un honneur dont vous devriez être fière... Pensez-vous qu'il soit aisé de vous trouver un établissement convenable, après tous les propos provoqués par votre étrange conduite...
—Je ne veux pas me marier, mon père...
—Naturellement... Cependant, comme ce mariage comblerait mes vœux, comme il resserrerait encore les liens qui nous unissent à cette famille honorable, si M. Thomas Elgin avait les intentions que vous dites, je saurais bien vous contraindre à l'épouser... Du reste, je le verrai, je lui parlerai...
Il dut lui parler, en effet; car, dès le lendemain, la comtesse Sarah et mistress Brian sortirent tout à propos pour laisser seuls ensemble Mlle Henriette et sir Tom...
L'honorable gentleman était plus triste encore que d'ordinaire.
—C'est donc vrai, mademoiselle, commença-t-il, vous êtes allée vous plaindre de moi à votre père...
—Vos obsessions m'y ont forcée, monsieur, répondit Mlle Henriette.
—L'idée de devenir ma femme vous révolte donc bien...
—Je vous l'ai déjà dit, monsieur, je ne m'appartiens plus.
—Oui... c'est vrai!... Vous aimez M. Daniel Champcey... Vous l'aimez, il le savait, vous le lui avez dit, sans doute, et cependant il vous a abandonnée.
Parfois, au dedans d'elle-même, Mlle Henriette avait accusé Daniel... Mais ce qu'elle pensait, elle ne permettait pas qu'un autre le dit.
—Il y allait de l'honneur de M. Champcey, qui est aussi le mien, prononça-t-elle fièrement... Et s'il eût hésité, j'aurais été la première à le lui dire: «Le devoir parle, il faut partir...»
D'un air railleur, sir Elgin hochait la tête.
—Mais il n'a pas hésité... fit-il. Voici dix mois qu'il est embarqué, et nul ne sait pour combien de mois, pour combien d'années, il est encore absent... Pour lui, vous acceptez le martyre, et quand il reviendra, il vous aura peut-être oubliée...
L'œil étincelant des flammes de la foi, Mlle de la Ville-Handry se redressa:
—Je crois en Daniel comme en moi-même, monsieur, prononça-t-elle...
—Et si on vous prouvait que vous avez tort!...
—On me rendrait un triste service dont on ne serait pas payé...
Les lèvres de sir Tom remuèrent comme s'il eût voulu riposter... Une réflexion parut l'arrêter...
Puis, d'une voix étranglée, avec un geste désespéré:
—Gardez vos illusions, mademoiselle, fit-il, et adieu!...
Il allait pour sortir, mais elle se jeta devant la porte, les bras en croix, et d'un ton impérieux:
—Vous vous êtes trop avancé pour reculer, monsieur... Il s'agit maintenant de justifier vos odieuses insinuations ou d'en confesser la fausseté...
Alors, il parut prendre un grand parti, et violemment:
—Vous le voulez, s'écria-t-il, soit... Sachez donc, puisque vous l'exigez, que M. Daniel Champcey vous trompait indignement, qu'il ne vous aime pas, qu'il ne vous a peut-être jamais aimée.
—Du moins, vous le dites, prononça Mlle Henriette.
Son attitude hautaine, le dédain, plus encore le dégoût qui tombait de ses lèvres, devaient exaspérer sir Tom.
Il se maîtrisa, pourtant, et d'une voix brève et tranchante:
—Je dis ce qui est, prononça-t-il, et une autre que vous, moins saintement ignorante du mal, eût depuis longtemps déjà pénétré la vérité... A quelles causes attribuez-vous donc l'implacable persécution de Sarah?... Au souvenir de vos offenses lors de son mariage?... Pauvre enfant!... s'il ne s'était agi que de cela, il y a des mois que son insouciance vous eût rendu le repos... La jalousie seule est capable d'inspirer cette haine farouche et insatiable que ne désarment ni vos larmes ni votre résignation, cette haine que le temps attise au lieu de l'éteindre... Entre Sarah et vous, Mlle Henriette, il y a un homme...
—Un homme!...
—Oui, il y a M. Daniel Champcey.
Ce fut comme un coup de couteau que Mlle Henriette reçut en pleine poitrine.
—Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia-t-elle.
Lui, haussa les épaules, et d'un air de commisération:
—Quoi! poursuivit-il, vous ne comprenez pas que Sarah est votre rivale... qu'elle a aimé M. Champcey... qu'elle l'aime encore éperdûment!... Ah! ils se sont joués cruellement de mistress Brian et de moi...
—Au fait, monsieur, au fait!...
—Nous avions en Sarah pleine et entière confiance... Nous la savions si expansive, si franche, si incapable de dissimulation... Comment soupçonner que M. Champcey...
—Eh bien?
Il détourna la tête, et comme malgré lui murmura:
—...Etait son amant.
D'un mouvement admirable de certitude, Mlle de la Ville-Handry se redressa, et d'une voix vibrante:
—C'est faux! s'écria-t-elle.
Sir Tom tressaillit,—mais ce fut tout.
—Vous avez exigé la vérité, prononça-t-il froidement, je vous la dis... Rassemblez vos souvenirs... Avez-vous donc oublié cette scène à la suite de laquelle M. Champcey s'enfuit de notre maison, au milieu de la nuit, la tête nue, sans reprendre son pardessus...
—Monsieur...
—Est-ce que cela ne vous a pas paru extraordinaire?... C'est que cette nuit-là tout se découvrit... Après avoir été des premiers à conseiller à Sarah d'épouser votre père, M. Champcey venait lui signifier de renoncer à ce mariage... Déjà il avait essayé de le faire rompre par vous, mademoiselle, employant ainsi son influence sur vous, sa fiancée, au profit de sa passion...
—Ah!... vous mentez impudemment, monsieur, s'écria Mlle Henriette.
A ce démenti, tombant comme un soufflet sur sa joue, il ne répondit que trois mots:
—J'ai des preuves.
—Quelles preuves?
—Des lettres de M. de Champcey à Sarah... Je m'en suis procuré deux, et je les ai là, dans mon portefeuille.
Il portait en même temps la main à sa poche; elle l'arrêta.
—Ces lettres ne me prouveraient rien, monsieur.
—Cependant...
Elle l'écrasa du regard, et d'un ton de mépris insupportable:
—Ceux qui ont adressé au ministre de la marine une fausse lettre de Daniel ne doivent pas être embarrassés de contrefaire son écriture... Brisons là, monsieur... Je vous défends de jamais m'adresser la parole.
Sir Elgin eut un éclat de rire effrayant.
—C'est votre dernier mot?... insista-t-il.
Pour toute réponse, elle se rangea de côté, démasquant ainsi la porte qu'elle montra du doigt.
—Eh bien!... reprit sir Tom, d'un accent de menace terrible, retenez bien ceci: J'ai juré que vous seriez ma femme, de gré ou de force, vous serez à moi!...
—Retirez-vous, monsieur, ou je vous cède la place...
Il sortit en blasphémant, et plus morte que vive, Mlle de la Ville-Handry s'affaissa sur un fauteuil.
Tant qu'elle avait été en présence de l'ennemi, elle avait puisé dans son orgueil la force de paraître inébranlable dans sa foi en Daniel...
Seule, elle osa s'avouer ses doutes déchirants... N'y avait-il rien de vrai, au fond des exagérations évidentes de l'honorable sir Elgin?... Elle n'eût osé le jurer... Sarah ne s'était-elle pas vantée d'aimer Daniel et d'être allée chez lui!... Enfin, chose horrible, Mlle Henriette se rappelait que Daniel, en lui racontant son aventure de la rue du Cirque, avait paru gêné, vers la fin, et n'avait pas expliqué bien clairement les raisons de sa fuite.
Et pour comble, n'ayant pas su résister au désir de s'éclairer près de M. de Brévan, elle fut frappée de son embarras et de la façon vague et confuse dont il défendit son ami.
—Ah! c'est bien maintenant que tout est fini, songeait-elle, l'excès du malheur ne saurait aller plus loin!...
Elle se trompait, l'infortunée!
Une persécution nouvelle lui était réservée, infâme, celle-là, ignoble, monstrueuse, près de laquelle toutes les autres n'étaient rien...
«De gré ou de force, vous serez à moi,» lui avait dit sir Tom... De ce moment, il prit à tâche de lui persuader qu'il était homme à ne reculer devant aucune violence...
Ce n'était plus le sympathique défenseur des premiers jours, ni le soupirant timide, ni le mélancolique amoureux repoussé, qui tournait autour de Mlle Henriette... C'était désormais une sorte de bête enragée qui l'obsédait, qui la harcelait, qui la poursuivait de ses regards enflammés des plus cyniques convoitises de la luxure.
Il ne l'épiait plus furtivement comme autrefois, il la guettait dans les corridors, prêt en apparence à se précipiter sur elle, avançant les lèvres comme pour effleurer ses joues, allongeant les bras comme pour lui saisir la taille. Un laquais ivre poursuivant une maritorne n'eût pas eu de pires ni de plus basses impudences.
Epouvantée, la pauvre jeune fille se traîna aux genoux de son père, le conjurant de la protéger... Mais il la repoussa, lui reprochant de calomnier le plus honnête et le plus inoffensif des hommes... L'aberration ne pouvait aller plus loin.
Et sir Tom dut avoir connaissance de l'échec de Mlle Henriette, car le lendemain il la regardait en ricanant, sentant qu'il pouvait tout oser.
Et il osa ce qui devait paraître impossible... Un soir, une nuit plutôt, que le comte et sa femme étaient au bal, il vint frapper à la porte de la chambre de Mlle Henriette...
Eperdue, elle sonna, et les domestiques qui survinrent la délivrèrent du misérable...
Mais de ce moment, ses terreurs n'eurent plus de bornes, et quand M. de la Ville-Handry conduisait la comtesse au bal, elle se barricadait dans sa chambre et passait la nuit tout habillée dans un fauteuil...
Pouvait-elle demeurer davantage sur le bord d'un abîme sans nom?... Elle ne le pensa pas, et après de longues et douloureuses incertitudes:
—Mon parti est pris, dit-elle un soir à M. de Brévan, je dois fuir.
Plus étourdi que d'un coup de bâton sur le crâne, la bouche béante, la pupille dilatée, M. de Brévan était devenu livide, la sueur perlait à ses tempes et ses mains tremblaient comme les mains avides de l'homme qui atteint, qui va saisir une proie ardemment convoitée.
—Ainsi, balbutia-t-il, c'est décidé, vous allez abandonner la maison paternelle...
—Il le faut, répondit-elle, les yeux brillants de larmes près de jaillir, et le plus tôt sera le mieux, car chaque minute que j'y passerai encore sera peut-être un danger... Et cependant, avant de rien hasarder de décisif, peut-être serait-il sage d'écrire à la tante de Daniel, pour lui rappeler les instructions qu'elle a dû recevoir, pour lui dire qu'avant peu j'irai demander à sa pitié asile et protection...
—Quoi! c'est près de cette digne femme que vous comptez vous réfugier?
—Assurément.
Tout à fait maître de lui, à cette heure, et plus froidement calculateur que jamais, M. de Brévan hochait gravement la tête.
—Prenez garde, mademoiselle, objecta-t-il, vous retirer près de la vieille parente de notre ami serait de votre part une imprudence insigne.
—Pourtant, monsieur, Daniel dans sa lettre me recommande...
—C'est qu'il n'avait pas pesé toutes les conséquences du conseil qu'il vous donnait. Ne vous abusez pas, la colère de vos ennemis sera terrible, quand ils apprendront que vous leur échappez... Ils vous poursuivront, ils mettront sur pied la police, ils feront fouiller la France pour découvrir votre retraite. Or, il est clair que c'est près des parents de Daniel qu'on vous cherchera tout d'abord... La maison de la vieille tante sera la première et la plus étroitement surveillée... Y échapperez-vous aux investigations, à la délation, aux indiscrétions involontaires? L'espérer serait folie.
Pensive, Mlle Henriette baissait la tête.
—Peut-être avez-vous raison, monsieur, murmurait-elle.
—Maintenant, continuait M. de Brévan, examinons ce qui arriverait si on vous retrouvait... Vous n'êtes pas majeure, donc vous dépendez absolument du caprice de votre père... Inspiré par votre belle-mère, il attaquerait la tante de Daniel en détournement de mineure et vous ramènerait ici...
Elle parut réfléchir, puis brusquement:
—Je puis, proposa-t-elle, demander assistance à la duchesse de Champdoce...
—Malheureusement, mademoiselle, on vous a dit vrai; depuis près d'un an, le duc de Champdoce et sa femme voyagent en Italie...
Un geste désespéré trahit l'affreux découragement de Mlle Henriette.
—Que faire, mon Dieu!... soupira-t-elle.
Un fugitif sourire glissa sur les lèvres de M. de Brévan, et de sa voix la plus persuasive:
—Voulez-vous me permettre un avis, mademoiselle, dit-il.
—Hélas! monsieur, je vous le demande à mains jointes...
—Alors, voici le seul plan qui me paraisse raisonnable... Dès demain, je loue dans une maison paisible un logement modeste, moins encore, une pauvre chambre, vous vous y installez et vous attendez votre majorité ou le retour de Daniel... Jamais un policier ne s'avisera de chercher Mlle de la Ville-Handry dans un logis d'ouvrière...
—Et je serai là, seule, isolée, perdue...
—C'est un sacrifice qui me paraît indispensable à votre sécurité, mademoiselle...
Elle se tut, évaluant ces deux alternatives terribles: rester ou accepter la proposition de M. de Brévan.
Enfin, après une minute:
—Je suivrai votre conseil, monsieur, déclara-t elle, seulement...
Son embarras était manifeste, elle était devenue plus rouge que le feu...
—C'est que, poursuivit-elle, tout cela va nécessiter certaines dépenses... Autrefois, j'avais toujours quelques centaines de louis dans mon petit trésor de jeune fille, tandis que maintenant...
—Mademoiselle!... interrompit M. de Brévan, mademoiselle!... ma fortune entière n'est-elle pas à votre disposition!...
—Il est vrai que j'ai mes bijoux, et ils ne sont pas sans valeur...
—Pour cette raison, précisément, gardez-vous de les emporter... Il faut tout prévoir... Nous pouvons échouer, il se peut qu'on découvre la part que je prends à votre évasion... Qui sait de quelles accusations on me flétrirait!...
Cette seule crainte trahissait le caractère de l'homme... Elle n'éclaira pourtant pas Mlle de la Ville-Handry.
—Préparez donc tout, monsieur, prononça-t-elle tristement, je m'abandonne à votre amitié, à votre dévouement, à votre honneur...
Une petite toux sèche empêcha d'abord M. de Brévan de répondre, puis vivement, l'évasion étant résolue, il s'inquiéta d'en trouver les moyens...
Mlle Henriette proposait d'attendre une nuit où son père conduirait la comtesse au bal. Elle se glisserait dans le jardin et franchirait le mur...
Mais l'expédient parut dangereux à M. de Brévan.
—Je crois que j'ai mieux, fit-il. M. de la Ville-Handry donne une fête, ces jours-ci?
—Après-demain, jeudi.
—Parfait... Jeudi donc, mademoiselle, dès le matin, vous vous plaindrez d'un violent mal de tête et vous enverrez chercher le médecin... Il vous ordonnera n'importe quoi, que vous ne ferez pas, mais on vous croira souffrante, on vous surveillera moins. Le soir venu, cependant, quelques minutes avant dix heures, vous descendrez et vous irez vous cacher à l'entrée de l'escalier de service qui est au fond de la cour... C'est possible, n'est-ce pas?...
—C'est facile, même, monsieur...
—En ce cas je réponds du succès... Moi, à dix heures précises, j'arriverai en voiture. Mon cocher à qui j'aurai fait le mot, au lieu de m'arrêter devant le perron, aura l'air de faire une fausse manœuvre, et m'arrêtera juste à l'entrée de l'escalier... Je sauterai à terre, et vous, lestement, vous vous élancerez dans la voiture.
—Oui, comme cela, en effet...
—Les mantelets étant relevés, personne ne vous verra... La voiture sortira et ira m'attendre devant l'esplanade, et dix minutes plus tard je serai près de vous...
Le plan adopté, et le succès dépendant de la précision des mouvements, M. de Brévan régla sa montre sur celle de Mlle Henriette.
Puis se levant:
—Déjà, mademoiselle, fit-il, nous avons causé plus longtemps que ne l'eût voulu la prudence; je ne vous reparlerai pas de la soirée... A jeudi!
Et d'une voix défaillante elle répéta:
—A jeudi!...
XVII
D'un mot, Mlle de la Ville-Handry venait de fixer irrévocablement sa destinée.
Et elle le savait... Elle avait conscience de l'effroyable témérité de sa détermination. Une voix s'était élevée, du plus profond d'elle-même, pour lui crier que son honneur, sa vie, toutes ses espérances ici-bas étaient l'enjeu de cette suprême partie...
Ce que dirait le monde au lendemain de sa fuite, elle le prévoyait.
Elle serait perdue, et elle n'aurait à attendre, à espérer de réhabilitation que de Daniel...
Si encore elle eût été, comme autrefois, sûre du cœur de cet élu de sa pensée!... Mais les insinuations perfides de la comtesse Sarah, mais les impudentes affirmations de sir Tom avaient fait leur œuvre et altéré sa foi...
Depuis bientôt un an que Daniel était parti, elle lui avait écrit tous les mois, et elle n'avait reçu de lui que deux lettres, par l'intermédiaire de M. de Brévan... et quelles lettres!... bien polies, bien froides et sans presque un mot d'espoir...
Si Daniel, à son retour, allait se détourner d'elle!...
Et cependant, plus elle réfléchissait, et avec cette lucidité étrange que donne l'approche d'un événement décisif, plus elle se pénétrait de l'inéluctable nécessité du parti qu'elle prenait.
Oui, elle allait affronter les périls de l'inconnu... mais c'était pour se dérober à des dangers qu'elle ne connaissait que trop.
Elle se confiait à un homme qui était presque un étranger pour elle... Mais n'était-ce pas l'unique moyen d'échapper aux outrages du misérable qui était devenu le commensal, l'ami et le conseiller de son père!...
Enfin, si elle sacrifiait sa réputation, c'est-à-dire l'apparence de l'honneur, elle sauvait la réalité... l'honneur même.
Ah! n'importe!... Tant que dura la journée du mercredi, on put la voir errer, plus blanche qu'un spectre, à travers l'immense hôtel de la Ville-Handry.
Elle disait adieu à cette chère maison, toute peuplée des souvenirs de ses dix-huit ans, où elle avait joué enfant, où la voix de Daniel avait fait battre son cœur, où sa sainte mère était morte.
Et le soir, à table, de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues, pendant qu'elle contemplait la sérénité stupidement triomphante de M. de la Ville-Handry.
Le lendemain, cependant, le jeudi, dès le matin, ainsi qu'il avait été convenu, Mlle Henriette se plaignit de se sentir très-souffrante et le médecin fut appelé.
Il lui trouva une fièvre violente et lui ordonna de garder le lit.
C'était la liberté qu'il donnait à la pauvre jeune fille.
Aussi, dès qu'il fut parti, elle se leva, et telle qu'un mourant qui prend ses dispositions dernières, elle se hâta de tout mettre en ordre dans ses tiroirs, triant ce qu'elle désirait garder, brûlant tout ce qu'elle voulait dérober à la curiosité de la comtesse Sarah et de ses complices.
M. de Brévan lui ayant recommandé de ne pas emporter ses bijoux, elle les laissa—à l'exception de ceux qu'elle portait habituellement—très en vue sur son chiffonnier.
Le système d'évasion adopté lui défendait de s'embarrasser de bagages, et cependant un peu de linge lui devait être indispensable... Ayant réfléchi, elle ne vit pas d'inconvénient à se charger d'un léger sac de voyage, qui lui venait de sa mère, et qui renfermait un petit nécessaire de toilette en or, véritable chef-d'œuvre d'orfèvrerie...
Ses préparatifs terminés, elle écrivit à son père une longue lettre où elle lui expliquait les motifs de sa résolution désespérée.
Puis elle attendit...
La nuit depuis longtemps était venue, et les derniers apprêts d'une fête princière emplissaient l'hôtel de mouvement et de tapage... On entendait les pas affairés des valets, la voix des maîtres d'hôtel donnant des ordres, les coups de marteau des tapissiers clouant encore de ci et de là quelques tentures...
Bientôt retentit sur le sable de la cour le roulement sourd des voitures amenant les premiers invités...
Désormais, ce n'était plus pour Mlle Henriette qu'une question de minutes, et elle les comptait à sa montre avec d'effroyables battements de cœur...
Enfin les aiguilles marquèrent dix heures moins le quart.
D'un mouvement automatique, Mlle Henriette se dressa, elle jeta sur ses épaules un immense cachemire, et, prenant son petit sac de voyage, elle s'échappa de son appartement et se glissa le long des corridors jusqu'à l'escalier de service.
Elle allait sur la pointe du pied, retenant son haleine, l'œil et l'oreille au guet, prête à battre en retraite au moindre bruit suspect ou à se jeter dans la première chambre venue...
Ainsi, sans encombre, elle descendit, arriva à l'entrée obscure de l'escalier, et là, dans l'ombre, assise sur son petit sac, elle attendit, haletante, les cheveux trempés d'une sueur froide, les dents lui claquant dans la bouche de frayeur...
Enfin, dix heures sonnèrent, et les vibrations de l'horloge n'étaient pas encore éteintes, que le coupé de M. de Brévan parut...
Assurément son cocher était un habile homme... Feignant de n'être plus maître de son cheval, il le fit tourner sur place et le força de reculer avec une si adroite maladresse que la voiture alla donner contre le mur du fond, la portière de droite se trouvant juste en face de l'étroite entrée de l'escalier...
Plus prompt que l'éclair, M. de Brévan sauta à terre... Mlle Henriette s'élança d'un bond... personne ne vit rien...
Et l'instant d'après, la voiture sortait au petit pas de l'hôtel de la Ville-Handry, remontait la rue de Varennes et allait s'arrêter devant l'esplanade des Invalides...
C'en était fait... En quittant la maison paternelle, Mlle de la Ville-Handry venait de briser le cadre des conventions sociales... Elle était à la merci des événements, désormais, et selon qu'ils lui seraient favorables ou contraires, elle devait être sauvée ou perdue...
Mais elle ne songeait pas à cela... Avec le danger d'être surprise, l'exaltation fébrile qui l'avait soutenue était tombée, et elle gisait anéantie sur les coussins, quand la portière s'ouvrit brusquement, et un homme se montra: M. de Brévan...
—Eh bien!... mademoiselle, s'écria-t-il d'une voix étrangement troublée, nous l'emportons!... Je viens de présenter mes hommages à la comtesse Sarah et à ses dignes acolytes, j'ai serré la main de M. le comte de la Ville-Handry, personne n'a l'ombre d'un soupçon...
Et comme Mlle Henriette se taisait:
—Maintenant, ajouta-t-il, je suis d'avis de ne point perdre de temps, car il faut que je reparaisse le plus tôt possible au bal... Votre logis vous attend, mademoiselle, tout y est prêt, je vais, si vous le voulez bien, vous y conduire.
Elle se redressa, et avec un grand effort:
—Conduisez-moi, monsieur, dit-elle.
Déjà M. de Brévan s'était élancé dans la voiture qui partit au galop, et tant que dura le trajet, il expliquait à Mlle Henriette la façon dont elle aurait à se conduire dans la maison où il lui avait loué un logement.
Il l'avait annoncée, disait-il, comme une de ses parentes de province, qui avait éprouvé des revers de fortune et qui venait à Paris pour tâcher de trouver quelque petit emploi qui la fît vivre...
—Souvenez-vous de ce roman, mademoiselle, recommandait-il, pour y conformer vos actions et vos paroles. Et surtout, gardez-vous de jamais prononcer le nom de votre père et le mien... Souvenez-vous que vous êtes mineure, qu'on vous cherchera activement, et que la moindre indiscrétion peut mettre sur vos traces...
Puis, comme elle gardait le silence, pleurant, il voulut lui prendre la main, et c'est alors qu'il remarqua le petit sac dont elle s'était chargée.
—Qu'est-ce que cela?... interrogea-t-il d'un ton qui, sous une douceur affectée, trahissait un vif mécontentement.
—Quelques objets de première nécessité.
—Emporteriez-vous donc vos bijoux, malgré mes conseils!...
—Non certainement, monsieur...
Cependant, cette persistante préoccupation de M. de Brévan finissait par la frapper et elle lui eût laissé voir sa surprise, si la voiture ne se fût brusquement arrêtée devant le numéro 23 de la rue de la Grange-Batelière.
—Nous voici arrivés, mademoiselle, dit M. de Brévan.
Et sautant lestement à terre, il alla sonner à la porte de la maison qui s'ouvrit aussitôt.
La loge des concierges était encore éclairée; M. de Brévan y marcha tout droit et l'ouvrit en homme qui connaît les êtres.
—C'est moi! prononça-t-il.
Un homme et une femme—le portier et son épouse—qui sommeillaient à demi, le nez sur un journal, se dressèrent en sursaut.
—Monsieur Maxime!... firent-ils ensemble.
—J'amène, poursuivit M. de Brévan, la jeune parente que je vous avais annoncée: Mlle Henriette.
Si Mlle de la Ville-Handry eût eu la plus légère notion des mœurs parisiennes, rien qu'au salut du portier et à la révérence de son épouse, elle eût compris que sa bienvenue avait été largement payée.
—La chambre de mademoiselle est prête, dit l'homme...
—C'est mon mari qui l'a appropriée, interrompit la femme; ce qui n'était pas une petite affaire, après que les tapissiers ont été partis... Et moi, à cinq heures, j'ai allumé un grand feu, pour chasser l'humidité.
—Montons alors, fit M. de Brévan.
Mais les portiers du numéro 23 étaient gens économes, et depuis longtemps le gaz de l'escalier était éteint.
—Donne-moi un flambeau, Chevassat, dit la concierge à son mari.
Et sa chandelle allumée, elle passa en avant, éclairant M. de Brévan et Mlle Henriette, s'arrêtant à chaque étage pour vanter la tenue de la maison.
Enfin, au cinquième étage, à l'entrée d'un étroit corridor, elle ouvrit une porte en disant:
—Nous y sommes! Mademoiselle va voir comme c'est gentil...
Peut-être, en effet, était-ce gentil à ses yeux, mais Mlle Henriette, accoutumée aux splendeurs de l'hôtel de la Ville-Handry, ne put dissimuler un mouvement de stupeur... Cette chambre, plus que modeste, lui semblait un horrible taudis dont n'eût pas voulu la dernière de ses femmes de chambre.
N'importe!... Elle entra bravement, déposant son sac de voyage sur une commode et se débarrassant de son châle comme pour prendre possession du logis.
Mais son impression première n'avait pas échappé à M. de Brévan. Il l'attira jusque dans le corridor, pendant que la concierge attisait le feu, et à voix basse:
—Cette chambre est affreuse, fit-il avec un singulier sourire, mais la prudence m'obligeait à la choisir ainsi...
—Telle qu'elle est, elle me plaît, monsieur...
—Beaucoup de choses vont vous manquer sans doute, mais demain nous aviserons... Pour ce soir, je suis obligé de vous quitter; vous le savez, il est important qu'on me voie cette nuit à l'hôtel de la Ville-Handry...
—Vous avez raison, monsieur, partez, partez vite!...
Cependant, il ne voulut pas s'éloigner sans avoir encore une fois recommandé chaudement «sa jeune parente» à la Chevassat.
Et c'est seulement quand elle lui eût affirmé à plusieurs reprises qu'elle n'avait besoin de rien, qu'il sortit, suivi de la digne portière...
Aux terribles convulsions qui depuis quarante-huit heures secouaient Mlle Henriette, un étonnement immense succédait,—stupeur du fait accompli et irrévocable.
Un événement était survenu dans sa vie, plus considérable, plus inouï qu'un déplacement de montagnes.
Et, debout devant la cheminée, elle considérait dans la petite glace son visage pâli, répétant à demi-voix:
—C'est moi, c'est bien moi!...
Oui, c'était bien elle, la fille unique du comte de la Ville-Handry, qui était là dans cette maison inconnue, dans cette chambre du cinquième étage devenue la sienne.
C'était bien elle, hier encore entourée des recherches d'un luxe princier, servie par une armée de valets, qui se trouvait là, dénuée des choses les plus indispensables, n'ayant de service à attendre que de cette vieille portière à qui M. de Brévan l'avait recommandée...
Etait-ce possible.... Etait-ce seulement croyable!... Elle-même avait peine à se convaincre de l'invraisemblable vérité.
Elle n'éprouvait d'ailleurs nul repentir de ce qu'elle avait fait.
Pouvait-elle demeurer plus longtemps près de son père, en butte aux outrageantes brutalités du plus vil des hommes?... Evidemment, non.
—Mais à quoi bon revenir sur le passé, murmura-telle, secouant la torpeur qui l'engourdissait, je dois me défendre d'y penser...
Et pour occuper son esprit, elle se leva et se mit à reconnaître et à inventorier sa nouvelle demeure.
C'était un de ces logements dont jamais les propriétaires ne s'occupent, où la plus légère réparation leur semblerait ridicule, tant ils sont sûrs de les louer quand même et tels quels.
Le carreau, jadis mis en couleur, s'émiettait, et nombre de briques branlaient dans leur alvéole de ciment... Le plafond crevassé s'écaillait, tout maculé le long des murs de traces de chandelle... Le papier, d'un gris sale et gras, misérablement éraillé, gardait l'empreinte de tous les locataires qui s'étaient succédé depuis qu'il avait été posé.
Le mobilier était d'ailleurs digne du logis: un lit de noyer, drapé de rideaux de perse fanée, une commode, une table, deux chaises et un méchant fauteuil le constituaient....
Devant la fenêtre, un rideau, trop court pendait... Il y avait devant le lit un mauvais tapis, et sur la cheminée une pendule à sujet en zinc doré, entre deux vases de verre bleu...
Rien de plus...
Comment M. de Brévan avait-il pu choisir pour la recevoir, un pareil réduit, voilà ce que ne s'expliquait pas nettement Mlle Henriette.
Il lui avait dit, et elle le croyait, que les plus excessives précautions étaient nécessaires. Mais eût-elle été beaucoup plus compromise et bien plus en danger d'être retrouvée par la comtesse Sarah, si on eût arrangé le papier, caché le carreau sous un modeste tapis de feutre et emménagé des meubles un peu plus confortables!...
Cependant, elle ne concevait pour cela nul soupçon, pas plus qu'elle n'en avait conçu pendant la soirée qui venait de s'écouler, en remarquant les façons étranges de M. de Brévan.
Mais que lui importait ce logement? Elle ne devait faire qu'y passer, espérait-elle, et l'étroite cellule d'un couvent eût été, pensait-elle, plus triste encore. Et tout était préférable à la maison paternelle.
—Ici, du moins, se disait-elle, j'aurai le calme et le repos.
Repos moral, peut-être, car pour l'autre il ne devait pas tarder à être étrangement troublé.
Accoutumée au silence profond des vastes appartements de l'hôtel de la Ville-Handry, Mlle Henriette n'avait même pas idée du mouvement continuel de ces derniers étages des maisons de Paris, où s'entasse et s'agite la population d'un hameau, où les locataires, séparés par de minces cloisons, vivent, pour ainsi dire, les uns chez les autres...
Dormir dans de telles conditions exige une longue habitude, et l'apprentissage ne devait pas peu coûter à la pauvre jeune fille.
Il était plus de quatre heures, quand, brisée de lassitude, elle s'endormit d'un si pesant sommeil, qu'il ne fut pas troublé par le vacarme matineux de cette ruche humaine.
Il faisait grand jour quand elle s'éveilla, et un pâle rayon du soleil d'hiver glissait à travers ses rideaux... La pendule de zinc dédoré marquait midi...
Elle se leva et se hâta de s'habiller.
La veille encore, lorsqu'elle s'éveillait, elle sonnait, et sa femme de chambre accourait, qui s'empressait d'allumer le feu, de lui présenter ses pantoufles, de jeter sur ses épaules un peignoir bien chaud... Tandis que désormais...
Ce souvenir devait reporter sa pensée vers l'hôtel de la Ville-Handry...
Qu'y faisait-on à cette heure?... Son évasion, certainement, était découverte... On avait dû dépêcher des domestiques dans toutes les directions... Son père, très-probablement était allé demander l'assistance de la police...
Elle eut un mouvement de joie, de se sentir si bien cachée, et promenant un regard autour de sa chambre, plus misérable encore au jour qu'à la lumière:
—Non, jamais on ne viendra me chercher ici, murmura-t-elle...
Cependant, elle avait trouvé un tas de bois près de la cheminée, et comme il faisait froid, elle s'occupait à allumer du feu, quand on frappa à sa porte. Elle ouvrit, et Mme Chevassat la portière apparut.
—C'est moi, ma jolie demoiselle, dit-elle dès le seuil; ne vous voyant pas descendre, je me suis dit: il faut que je monte voir... Et vous avez bien dormi?
—Très-bien, madame, je vous remercie.
—Allons, voilà qui est bon... Et cet appétit?... car c'est pour cela aussi que je suis montée... Est-ce que vous ne songez pas à manger un morceau?...
Non seulement Mlle Henriette y songeait, mais elle avait faim... Car il n'est pas d'événements qui tiennent, d'aventures, d'émotions ni de chagrins, la tyrannie des besoins matériels est plus forte que tout.
—Je vous serais obligée, madame, dit-elle, si vous vouliez bien me monter à déjeuner...
—Si je le veux!... plutôt deux fois qu'une, ma jolie demoiselle... Le temps de cuire un œuf et de griller une côtelette, et je suis à vous...
Revêche d'ordinaire et plus aigre que verjus, la Chevassat avait mis dehors tout ce qu'elle avait d'amabilités, se grimant d'une bonhomie douceâtre, voilant de sensibilité l'éclat inquiétant de ses petits yeux gris.
Hypocrisie bien inutile!... L'effort qu'elle s'imposait était trop manifeste pour ne pas éveiller les pires défiances.
—Assurément, pensait Mlle Henriette, c'est là une méchante femme...
Ses soupçons ne firent que redoubler, quand la digne portière reparut, lui apportant son déjeuner qu'elle dressa sur la petite table, devant le feu, avec toutes sortes d'obséquiosités serviles.
—Vous allez voir comme tout ce que je vous ai préparé est bon, mademoiselle, disait-elle.
Puis, tandis que Mlle Henriette mangeait, elle s'établit sur une chaise, près de la porte, discourant avec une intarissable volubilité.
A l'entendre, la nouvelle locataire devait bénir son bon ange, qui l'avait conduite dans cette maison de la rue de la Grange-Batelière, servie par des concierges tels que son mari et elle: lui, la crème des hommes; elle, un véritable trésor pour l'obligeance, la douceur et la discrétion.
Maison exceptionnelle, ajoutait-t-elle, quant au choix des locataires, tous gens d'une honorabilité notoire, depuis les vieilles rentières du premier étage jusqu'au brocanteur du quatrième, le père Ravinet, sans en excepter les jeunes dames qui occupaient les petits appartements du fond de la cour.
Puis, ayant passé tout son monde en revue, elle entamait l'éloge de M. de Brévan, qu'elle appelait M. Maxime.
Il lui avait plu tout d'abord extraordinairement, déclarait-elle, quand il s'était présenté, l'avant-veille, pour arrêter un logement. Jamais elle n'avait encore rencontré un homme si comme il faut, si aimable, si poli et si généreux. Et expérimentée comme elle l'était, elle avait discerné tout de suite un de ces êtres charmants qui semblent créés et mis au monde pour inspirer les plus violentes passions.
Du reste, ajoutait-elle avec un équivoque sourire, sa sympathie pour sa jolie locataire n'était pas moins vive, à ce point qu'elle s'estimerait heureuse de se dévouer pour elle, sans espoir de récompense.
Ce qui n'empêche que Mlle Henriette ayant fini de déjeuner:
—C'est deux francs que vous me devez, mademoiselle, déclara-t-elle, et si cela peut vous être agréable, je me charge, moyennant cinq francs par jour, de vous nourrir très-bien.
Et vivement elle entreprit de prouver que ce serait de sa part pure obligeance, car, à ce prix, et vu la cherté de toutes choses, elle perdrait assurément...
Mais Mlle Henriette ne la laissa pas continuer... Ayant tiré de sa bourse une pièce de 20 francs:
—Payez-vous, madame, prononça-t-elle.
Evidemment, ce n'était pas là ce qu'attendait l'estimable portière, car elle recula d'un air offensé.
—Pour qui donc me prenez-vous, mademoiselle, protesta-t-elle, me croyez-vous capable de vous réclamer quelque chose!...
Et haussant les épaules:
—Est-ce que vos dépenses, d'ailleurs, ne regardent pas M. Maxime!...
Sur quoi, elle ramassa vivement le couvert et se retira.
Mlle Henriette ne savait que penser.
Qu'à travers toutes ces paroles oiseuses, cette louche mégère poursuivît un but, c'est ce dont elle ne pouvait douter, encore qu'elle ne discernât nullement lequel...
Et cependant, ce n'était pas là ce qui arrêtait sa pensée.
Ce qui l'épouvantait, c'était de se sentir si absolument à la merci de M. de Brévan. En tout et pour tout, elle possédait environ deux cents francs, et elle était dénuée de tout, et les objets les plus indispensables lui manquaient, et elle n'avait ni une robe, ni un jupon de rechange.
Comment M. de Brévan n'avait-il pas prévu cela? Attendait-il donc qu'elle lui exposât sa détresse, et qu'elle lui demandât de l'argent!...
Véritablement elle ne pouvait l'imaginer, et elle attribuait cet oubli à son trouble, se disant qu'il n'allait pas tarder à arriver sans doute, pour s'informer d'elle et se mettre à sa disposition...
Cependant, la journée s'écoula lentement, et la nuit vint sans qu'il parût.
Qu'est-ce que cela voulait dire!... Quel événement extraordinaire était survenu, quel malheur l'avait frappé!...
Dévorée d'indicibles angoisses, Mlle Henriette fut dix fois sur le point de courir jusque chez lui.
Le lendemain seulement, sur les deux heures, il se présenta, affectant un ton dégagé, mais visiblement embarrassé...
S'il n'était pas venu la veille, déclara-t-il, c'est qu'il savait, à n'en pas douter, que la comtesse Sarah le faisait surveiller... La fuite de Mlle de la Ville-Handry était l'événement de Paris, et on le soupçonnait d'y être pour quelque chose, on ne le lui avait pas caché, disait-il, à son club.
Même, il ajouta que prolonger sa visite serait imprudent, et il se retira sans avoir rien dit à Mlle Henriette, sans paraître s'apercevoir de son dénûment...
Et ainsi, durant trois jours, il ne fit pour ainsi dire qu'apparaître.
Il arrivait profondément troublé, comme s'il eût quelque chose de très-important à dire, puis son front se rembrunissait, et il se retirait brusquement sans avoir rien dit.
Incapable de supporter davantage une si atroce incertitude, torturée de doutes épouvantables, Mlle Henriette était résolue à provoquer une explication, quand, le quatrième jour, M. de Brévan arriva, enflammé, ce n'était que trop aisé à voir, de quelque détermination terrible.
Sitôt entré, il donna un tour de clef à la porte, et d'une voix rauque:
—Il faut que je vous parle, mademoiselle, déclara-t-il, oui, il le faut absolument...
Il était livide, ses lèvres blanches tremblaient et ses yeux brillaient d'un éclat effrayant, comme ceux d'un homme qui eût demandé aux liqueurs fortes le courage qui lui manquait....
—Je vous écoute, monsieur, fit la jeune fille toute frissonnante.
Il eut un mouvement encore d'hésitation, puis surmontant d'un puissant effort toutes ses répugnances:
—Eh bien! donc, reprit-il, je vous demanderai si jamais vous n'avez soupçonné quelles raisons j'avais d'aider votre évasion.
—Je pense, monsieur, que vous n'avez consulté que votre pitié, et aussi le souvenir de votre amitié pour M. Daniel Champcey...
—Non, ce n'est pas cela...
Instinctivement, elle recula, en prononçant seulement:
—Ah!...
De blême qu'il était, M. de Brévan était devenu plus rouge que le feu.
—Vous n'avez donc rien vu, prononça-t-il, vous n'avez donc pas compris que je vous aime...
Elle pouvait tout concevoir, l'infortunée, excepté cela, excepté cette infamie inouïe, cette insulte suprême... M. de Brévan était-il donc ivre ou fou!...
—Retirez-vous, monsieur, commanda-t-elle, d'une voix vibrante d'indignation...
Mais il s'avançait les bras ouverts.
—Oui, je vous aime éperdûment, poursuivait-il, et depuis longtemps, depuis le premier jour que je vous ai vue...
Déjà, d'un mouvement rapide, Mlle Henriette avait ouvert la fenêtre.
—Un pas de plus, fit-elle, et je crie au secours...
Il s'arrêta et changeant de ton:
—Ainsi vous me repoussez, ajouta-t-il... Qu'espérez-vous donc?... Le retour du Daniel?... Ignorez-vous donc qu'il adore la comtesse Sarah...
—Ah! vous abusez impudemment de ma détresse! interrompit la jeune fille.
Et comme il insistait encore.
—Mais sortez donc, lâche, cria-t-elle, sortez donc, misérable, ou j'appelle...
Effrayé, il recula jusqu'à la porte qu'il ouvrit, mais avant de sortir:
—Vous me repoussez aujourd'hui, prononça-t-il en ricanant, mais avant un mois vous me rappellerez... Vous êtes perdue, et seul je puis vous sauver!