La clique dorée
XVIII
Enfin éclatait la terrifiante vérité!...
Eperdue d'horreur, les cheveux droits sur la tête, secouée d'un tremblement convulsif, Mlle de la Ville-Handry essayait de mesurer les profondeurs de l'abîme où elle venait d'être précipitée.
D'elle-même, et avec la simplicité d'un enfant, elle avait donné dans le piége immonde qu'on lui tendait.
Mais qui donc, à sa place, se fût défié?... qui donc eût soupçonné ou seulement conçu l'idée d'une si monstrueuse scélératesse?...
Ah! elle ne comprenait que trop à cette heure, croyait-elle, toutes les manœuvres si peu explicables de M. de Brévan. Elle ne pénétrait que trop le sens profond de ses perfides calculs, quand il lui recommandait avec de si vives instances de n'emporter de la maison paternelle ni ses bijoux, ni aucun objet représentant une certaine valeur...
C'est que si elle eût eu ses bijoux, elle se fût trouvée une petite fortune entre les mains; elle eût été indépendante et à l'abri du besoin pour une couple d'années...
Et M. de Brévan voulait qu'elle ne possédât rien...
Il savait, le lâche, de quels écrasants mépris elle repousserait ses premiers mots, et il se flattait de cet abominable espoir que l'isolement, la peur, la misère, la mettraient à sa discrétion et la lui livreraient...
—C'est horrible! répétait la jeune fille, c'est horrible!
Et cet homme avait été l'ami de Daniel... Et c'est à cet homme que Daniel, au moment de s'embarquer, avait confié sa fiancée!...
Quelle atroce dérision!...
Sir Thomas Elgin était certes un redoutable bandit, sans foi ni scrupule, mais on le connaissait, lui, on le savait capable de tout, et on se tenait sur ses gardes... Tandis que l'autre!... Ah! mille fois plus abject il était et plus vil, lui qui depuis une année épiait d'un visage riant l'heure de la trahison, lui qui avait préparé son crime sous le voile de la plus noble amitié!...
Quant au but final que poursuivait le traître, Mlle Henriette croyait le discerner très-nettement... En faisant d'elle sa maîtresse—car c'était par là qu'il prétendait commencer—il espérait s'assurer une portion de l'immense fortune du comte de la Ville-Handry.
Et de là, pensait Mlle Henriette, venait la haine dont sir Tom et M. de Brévan lui avaient paru animés l'un contre l'autre... Il y avait eu entre eux, jugeait-elle, rivalité de convoitises honteuses, chacun d'eux tremblant que l'autre ne s'emparât de l'argent qu'il convoitait.
Car le soupçon d'une connivence de la comtesse Sarah et de M. de Brévan ne pouvait venir à Mlle Henriette. Elle les estimait ennemis, au contraire, et séparés par des intérêts absolument différents.
—Ah! n'importe, murmura-t-elle, un sentiment au moins leur est commun: la haine qu'ils me portent.
Quelques mois plus tôt, une si effroyable catastrophe, et si soudaine, eût certainement écrasé Mlle de la Ville-Handry. Mais sous tant de chocs réitérés, depuis un an, elle s'était émoussée; car c'est un fait, que l'âme humaine s'endurcit à la douleur comme le corps à la fatigue.
C'est qu'aussi, pour soutenir son courage, se balançait comme une lueur au-dessus des ténèbres de l'avenir, le souvenir de Daniel.
Si elle avait douté de lui à un moment, sa foi était revenue, intacte. Sa raison lui disait que si véritablement il eût adoré la comtesse Sarah, ses ennemis, sir Thomas Elgin et M. de Brévan n'eussent pas pris tant de peine pour le lui persuader.
Elle pensait donc, elle était donc sûre qu'il lui reviendrait le cœur plein d'elle comme à son départ.
Et grand Dieu! quels ne seraient pas les transports de douleur et de rage de cet homme si loyal, en apprenant combien lâchement et misérablement il avait été trahi par l'infâme qu'il appelait son ami.
Il saurait, lui, réhabiliter Mlle de la Ville-Handry et la venger...
—Et je l'attendrai, se disait-elle, les dents convulsivement serrées, je l'attendrai.
Comment? Elle ne se le demandait pas.
Car elle n'en était encore qu'à cet enthousiasme du premier moment, qui inspire les résolutions héroïques, mais qui dissimule les obstacles à surmonter...
Les premières difficultés de la situation lui furent exposées par la Chevassat, laquelle à six heures précises lui monta à dîner, selon leurs conventions des jours précédents.
L'estimable portière s'était composé une physionomie si dolente qu'on eût juré qu'elle avait les larmes aux yeux.
—Eh bien! ma belle demoiselle, interrogea-t-elle de sa voix la plus mielleuse, vous avez donc eu une querelle, ce tantôt, avec ce cher M. Maxime?...
Persuadée du danger, ou à tout le moins de l'inutilité d'une explication, Mlle Henriette répondit simplement:
—Oui, madame.
—Je m'en suis doutée, reprit la portière, rien qu'en le voyant descendre de chez vous avec une mine longue comme mon bras... C'est qu'il vous aime, oui, ce bon jeune homme, et vous pouvez me croire quand je vous le dis, car je m'y connais...
Et elle attendit une réponse, son éloquence produisant toujours un grand effet sur ses locataires. Mais cette réponse ne venant pas:
—Il faut espérer, ajouta-t-elle, que cette petite brouille se raccommodera...
—Non!
A voir la Chevassat, on devait la croire absolument interloquée.
—Comme vous êtes sévère! exclama-t-elle. Enfin, cela vous regarde... Seulement, je me demande comment vous allez vous arranger.
—Pourquoi faire?
—Dame!... pour vivre.
—J'en trouverai toujours le moyen, madame, rassurez-vous.
En personne d'expérience et qui n'ignore pas ce que représente souvent en mot cruel: vivre, pour les pauvres filles abandonnées, la portière hocha gravement la tête.
—Tant mieux, répondit-elle, tant mieux! seulement, je ne vous vois que des dettes sur le dos...
—Des dettes!...
—Mais oui! Les meubles qui sont ici sont encore dus au tapissier.
—Comment, les meubles...
—Naturellement... M. Maxime devait les payer, il me l'avait dit, mais du moment où vous êtes brouillés... cela se comprend, n'est-ce pas?
C'était à douter d'une si basse infamie... N'importe, Mlle Henriette fit bonne contenance.
—Pour combien donc y a-t-il de meubles ici? interrogea-t-elle.
—Je ne sais... pour cinq ou six cents francs, peut-être... tout est si cher.
En tout, il y en avait bien pour cent cinquante ou deux cents francs.
—Eh bien! je les payerai, déclara Mlle Henriette. Le tapissier m'accordera bien quarante-huit heures du délai...
—Oh! certainement.
Persuadée que cette doucereuse mégère était chargée par M. de Brévan de l'espionner, la pauvre jeune fille affectait l'air le plus calme. Et même, ayant fini de dîner, elle voulut absolument payer sur-le-champ une cinquantaine de francs qu'elle devait pour ses repas depuis quatre jours et pour quelques emplettes...
Mais dès que la portière se fut retirée, la pauvre fille s'affaissa sur une chaise, murmurant:
—Je suis perdue.
Quelle ressource en effet lui restait; quel parti prendre?
Retourner chez son père, implorer la pitié de la comtesse Sarah?... Ah! la mort lui eût paru douce, comparée à une telle humiliation. Et d'ailleurs n'eût-ce pas été, pour éviter Maxime, courir se livrer à sir Tom!...
Demanderait-elle du secours à quelqu'un des anciens amis de sa famille?... Mais à qui?...
Plus en détresse que le naufragé dont l'œil interroge l'horizon vide, elle cherchait à qui s'adresser... En proie à la plus douloureuse angoisse, elle égrenait dans sa mémoire le nom de tous les gens qu'elle avait connus...
Elle ne connaissait autant dire personne, hélas!... Depuis que sa mère était morte et qu'elle vivait seule, qui donc se souvenait d'elle, sinon pour la calomnier!...
Ses seuls amis, les seuls qui eussent pris sa cause en main, le duc et la duchesse de Champdoce étaient en Italie, elle s'en était assurée.
—Je n'ai donc à compter que sur moi seule, répétait-elle, sur moi seule...
Puis se redressant:
—N'importe, répétait-elle, le cœur gonflé de révoltes, je me sauverai!...
En somme, de quoi dépendait son salut?...
De la possibilité de vivre jusqu'à sa majorité ou jusqu'au retour de Daniel.
—Est-ce donc si difficile de vivre, pensait-elle... Les filles des pauvres gens, tout aussi abandonnées que je le suis vivent bien, elles!... Pourquoi ne vivrais-je pas, moi!...
Pourquoi!...
Parce que les filles des pauvres ont fait dès le berceau, pour ainsi dire, le rude apprentissage de la misère... Parce qu'elles ne s'effraient pas d'un jour sans travail ou d'un jour sans pain... Parce que l'expérience cruelle les a armées pour la lutte... Parce qu'elles connaissent la vie enfin et leur Paris, que leur industrie s'est affûtée aux meules de la nécessité, qu'elles ont l'art inné de tirer parti de tout, qu'elles sont fines, adroites, entreprenantes, hardies...
Taudis que Mlle de la Ville-Handry, élevée comme en serre chaude, selon les stupides préjugés de sa condition, ne savait rien de la vie, de ses poignantes réalités, de ses combats, de ses misères... Elle n'avait pour elle que son courage.
—Cela suffit, se disait-elle: ce qu'on veut, on le peut.
Ainsi résolue à ne plus même songer à un secours étranger, elle se mit à étudier sa situation et à inventorier ses richesses.
En fait de choses ayant une valeur certaine, elle possédait le cachemire dont elle s'était enveloppée pour fuir, le nécessaire de toilette en or contenu dans le sac du voyage de sa mère, une broche, sa montre, une paire d'assez jolies boucles d'oreilles, et enfin deux bagues, que par un hasard heureux elle n'avait pas retirées de son doigt le soir de son évasion, et dont une était d'un assez grand prix.
Tout cela, d'après son estimation, devait avoir coûté huit ou neuf mille francs au moins.
Combien le vendrait-elle, puisqu'elle était résolue à le vendre?... Pour elle, tout l'avenir était là.
Mais comment se défaire de ces objets?... Il lui tardait d'en finir, elle avait hâte d'être délivrée du tourment de l'incertitude, elle était pressée de payer les quelques méchants meubles qui garnissaient sa chambre.
A qui s'adresser... Pour rien au monde elle ne se fût confiée à la Chevassat, son instinct lui disant que laisser voir sa détresse à cette douceâtre mégère, ce serait se livrer à elle pieds et poings liés.
Elle cherchait quand l'idée du Mont-de-Piété traversa son esprit. Elle n'en avait ouï parler que très-vaguement; assez cependant pour savoir que c'est une institution d'ordre public qui prête de l'argent aux gens gênés contre le dépôt d'un nantissement.
—C'est là que je dois aller, se dit Mlle Henriette.
Seulement, où prendre un bureau de Mont-de-Piété?...
—Bast!... je trouverai toujours, se dit-elle.
Et elle descendit, au grand étonnement de la portière, qui lui demanda où elle allait, si pressée.
Ayant pris la première rue, elle s'en allait au hasard, marchant très-vite, sans souci des passants qui la coudoyaient, uniquement préoccupée d'examiner les maisons et les enseignes.
Mais c'est en vain que, durant plus d'une heure, elle erra à travers ce lacis de petites rues qui s'enchevêtrent entre le faubourg Montmartre et la rue Laffitte; elle ne trouva pas... et la nuit tombait.
—Et cependant, je ne rentrerai pas les mains vides, se disait-elle avec colère.
C'est pourquoi, rassemblant toute son audace, elle s'approcha d'un sergent de ville, et, plus rouge qu'une pivoine, et toute confuse:
—Seriez-vous assez bon, monsieur, dit-elle, pour m'indiquer un bureau de Mont-de-Piété?
D'un air de commisération, l'agent regarda cette jeune fille dont toute la personne exhalait un parfum de distinction et de candeur, se demandant peut-être quelle misère la réduisait à cette ruineuse ressource... Enfin, avec un soupir:
—Là, madame, répondit-il en étendant la main, au coin de la rue du Faubourg-Montmartre, vous trouverez un bureau de prêt direct.
«Prêt direct!...» Ces deux mots ne représentaient rien à l'esprit de Mlle Henriette. N'importe; elle reprit sa course d'un pied fiévreux, reconnut la maison indiquée, entra, monta, et, poussant une porte, se trouva dans une grande pièce sombre où une vingtaine de personnes attendaient debout...
A droite de la salle, trois ou quatre employés, séparés du public par une balustrade à hauteur d'appui, écrivaient, demandant le nom des dépositaires et comptant de l'argent.
Tout au fond, dans l'ombre, un large guichet s'ouvrait où un autre employé apparaissait par moments, pour prendre les objets qu'on remettait en dépôt...
Après cinq minutes d'observation, sans avoir interrogé personne, Mlle Henriette avait compris le mécanisme de l'institution. Plus tremblante que si elle eût été pour commettre un crime, elle s'avança vers le guichet du fond, et déposa une de ses bagues, la plus belle, sur le rebord...
Puis elle attendit, baissant la tête, car il lui semblait que tout le monde avait les yeux sur elle...
—Une bague en diamant!... cria l'employé... neuf cents francs... A qui?...
L'énormité de la somme fit dresser toutes les têtes, et une grosse femme, trop bien mise, à l'œil impudent, dit:
—Mâtin! Elle se met bien, la petite!...
Cramoisie de honte, Mlle Henriette s'était avancée:
—La bague est à moi, monsieur, murmura-t-elle.
L'employé la considéra, puis doucement:
—Vous avez des papiers? interrogea-t-il.
—Des papiers?... Lesquels?...
—Ceux qu'il faut pour justifier votre identité, un passeport, une quittance de loyer, un billet...
Dans la salle, on riait de l'ignorance de cette naïve.
—Je n'ai rien de tout cela, monsieur, balbutia-t-elle.
—Alors on ne peut vous prêter...
Encore un espoir, le dernier, qui lui échappait... Elle tendit la main en disant:
—Rendez-moi donc ma bague, monsieur.
Mais l'employé se mit à rire.
—Ah! mais non, ma petite mère, fit-il, cela ne se peut pas... On vous la rendra quand vous viendrez avec des papiers ou accompagnée de deux commerçants patentés.
—Cependant, monsieur...
—C'est comme cela.
Et trouvant que l'incident avait assez duré, il poursuivit:
—Un manteau de velours, trente francs, a qui?...
Déjà Mlle de la Ville-Handry fuyait à travers les escaliers, poursuivie, lui semblait-il, par les huées de la foule... Comme cet employé l'avait toisée... La prenait-on donc pour une voleuse! Et qu'allait-il advenir de cette bague?... La police chercherait, arriverait jusqu'à elle, et elle serait reconduite à l'hôtel de la Ville-Handry, chez son père, et livrée à sir Tom...
C'est à peine si elle se soutenait quand elle arriva rue de la Grange-Batelière, et là l'étourdissement, l'émotion, l'épouvante lui faisant oublier ses résolutions, elle avoua à la Chevassat son inutile tentative.
Plus grave qu'un homme d'affaires consulté par un client qui s'est imprudemment fourré dans un guêpier, l'honnête concierge écoutait sa locataire.
—Pauvre chatte, murmurait-elle d'une voix où on eût dit que roulaient des larmes, pauvre chatte innocente!...
Mais si elle réussissait à donner à sa figure ingrate l'expression d'une pitié sincère, l'éclat de son œil dur trahissait l'immense satisfaction qu'elle ressentait de voir Mlle Henriette à ses pieds.
—Enfin, vous avez encore eu de la chance dans votre malheur, lui déclara-t-elle, car vous avez été terriblement imprudente.
Et comme la pauvre jeune fille s'étonnait un peu:
—Oui, poursuivit-elle, vous risquiez gros, et ce n'est pas malin à prouver... Qui êtes-vous?... Bon! ce n'est pas la peine de pâlir, je ne vous le demande pas... Mais enfin, en portant vous-même un bijou au «clou»—elle appelait ainsi le Mont-de-Piété—vous alliez, comme on dit, vous jeter dans la gueule du loup... Si on vous avait arrêtée quand on a vu que vous n'aviez pas de papiers, si on vous avait conduite chez M. le commissaire?... Ah! il n'y a pas à chanter mon bel ami, vous étiez prise...
Et tout aussitôt, changeant de ton, elle se mit à reprocher à sa jolie demoiselle de lui avoir dissimulé sa détresse. Ça, c'était mal, et ça lui faisait bien de la peine... Pourquoi lui avoir donné de l'argent la veille? Est-ce qu'elle en demandait?... Avait-elle donc l'air d'une créancière si terrible!... Elle savait, Dieu merci! ce que c'est que la vie de ce monde et qu'il faut s'entr'aider... Il y avait bien, il est vrai, ce gredin de marchand de meubles à payer, mais elle se serait volontiers chargée de le faire patienter. Tiens, pourquoi donc pas!... Elle en avait, sans se vanter, fait attendre d'autres... Et même, pas plus tard que la semaine passée, elle vous avait bel et bien envoyé promener un tapissier et une marchande à la toilette qui voulaient saisir, les malhonnêtes, une de ses locataires du fond de la cour, la plus gentille, précisément, et la plus distinguée et la meilleure de toutes...
Elle discourait, elle discourait avec une vertigineuse loquacité, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir donné assez à réfléchir à sa «petite chatte,» et suffisamment préparé le terrain:
—Mais on voit bien que vous n'êtes qu'une enfant, ma chère demoiselle... poursuivit-elle. Vendre vos pauvres petits bijoux! n'est-ce pas un meurtre, quand il est quelqu'un qui serait si aise de vous rendre service?
A cette attaque directe, mais non absolument imprévue, Mlle Henriette tressaillit.
—Car bien sûr, continuait l'autre, rien que pour vous être agréable, il donnerait un de ses bras, ce pauvre monsieur Maxime...
Si impérieux fut le geste de Mlle Henriette, que la digne concierge en parut tout interloquée.
—Je vous défends, s'écria la jeune fille d'une voix tremblante de colère, je vous défends absolument de prononcer devant moi ce nom!...
L'autre haussa les épaules.
—Comme vous voudrez, fit-elle.
Et prompte à changer de conversation:
—Pour lors, reprit-elle, revenons à votre bague restée «en plan...» Qu'est-ce que vous allez en faire?...
—C'est parce que je ne sais que faire, madame, répondit Mlle Henriette, que je me suis adressée à vous.
La Chevassat sourit agréablement.
—Et bien vous avez fait, approuva-t-elle; car, Dieu merci! on ne me prend pas souvent à court... Chevassat va se rendre au clou avec le charbonnier et le marchand de vin d'à côté, et avant de vous coucher vous aurez votre argent, c'est moi qui vous le garantis... C'est qu'il s'entend un peu à faire marcher les employés, Chevassat!
Le soir même, en effet, le concierge lui-même daigna monter à Mlle Henriette 895 francs.
S'il n'apportait pas intacts les 900 francs prêtés par le Mont-de-Piété, c'est qu'ayant dérangé deux voisins patentés, il avait dû, selon l'usage, les inviter à prendre quelque chose... Car pour lui, il n'avait rien gardé, oh! rien de rien, il en pouvait faire le serment, préférant bien s'en remettre à la générosité de Mademoiselle...
—Voici 10 francs, lui dit brusquement Mlle Henriette, pour couper court à son insupportable bavardage...
Enfin, avec les quelques louis qui restaient au fond de sa bourse, c'était un capital de mille francs que la pauvre fille avait devant elle. Combien de jours, combien de mois d'existence et de sécurité ne lui eût pas représenté cette somme, sans ce tapissier dont il fallait indispensablement régler la facture...
Il ne manqua pas de venir la présenter le lendemain, conduit par la portière.
Il réclamait 549 francs.
549 francs pour les quelques meubles de rebut qui garnissaient ce misérable logis... Le vol était flagrant et d'une impudence si inouïe, que Mlle Henriette en demeura interdite... Et cependant elle paya.
Restée seule, elle faisait tristement sauter dans le creux de sa main les vingt-trois louis qui lui restaient, quand une inspiration traversa son esprit, qui l'eût sauvée, si elle l'eût suivie.
La pensée lui vint de quitter furtivement cette maison, de se faire conduire au chemin de fer d'Orléans, et de prendre le premier train pour les Rosiers, où demeurait la tante de Daniel.
Hélas!... elle se contenta d'écrire aux Rosiers et resta...
XIX
Ce devait d'ailleurs être pour Mlle de la Ville-Handry la dernière faveur de la destinée, cette avance suprême qui, si on ne sait pas la saisir, ne se représente plus.
De ce moment et irrévocablement elle se trouvait engagée sur cette pente vertigineuse qui mène aux abîmes, et de plus en plus elle devait voir son horizon se rétrécir et s'assombrir...
Elle s'était juré, l'infortunée, d'épargner le peu d'argent qui lui restait comme le sang même de ses veines... Mais comment épargner?...
Tout lui manquait, surtout l'indispensable.
Lorsqu'il était venu louer ce taudis, M. de Brévan n'avait rien prévu... Ou plutôt, si—et ce calcul était bien digne de sa froide scélératesse—il avait pris ses mesures pour que sa victime fût dénuée de tout à la fois. Sans autres vêtements que ceux qu'elle portait lors de sa fuite, elle se trouvait sans linge, sans chaussures, n'ayant pour essuyer ses mains que les serviettes que lui louait la portière.
Pour elle, accoutumée à toutes les recherches du luxe et aux raffinements d'une exquise propreté, ces privations devaient constituer un intolérable supplice...
C'est ainsi qu'elle dépensa en achats de tout genre cent cinquante francs!... Cent cinquante francs, quand déjà elle pouvait, pour ainsi dire, calculer l'heure où le pain lui manquerait...
D'un autre côté elle avait chaque jour cinq francs à donner à la Chevassat pour sa nourriture... Cinq francs, une somme énorme et qui la révoltait, car elle eût consenti avec joie à ne vivre que de pain et d'eau.
Mais là-dessus, toute économie lui paraissait impossible.
Un soir, s'étant avisée d'insinuer qu'il lui faudrait peut-être réformer cette dépense, la Chevassat l'avait enveloppée d'un regard si venimeux, qu'elle s'en était senti froid jusqu'à la moelle des os.
—Il faut en passer par là, s'était-elle dit.
Dans son esprit, ces cinq francs étaient comme une rançon quotidienne dont elle payait les bonnes grâces de l'estimable concierge.
Il est vrai qu'à ce prix la Chevassat était aux petits soins pour sa «pauvre chatte,» car c'est ainsi qu'elle appelait définitivement Mlle de la Ville-Handry, devenant de jour en jour plus envahissante, ajoutant aux tortures de la pauvre fille le supplice de son odieuse et irritante familiarité.
Maintes fois, Mlle Henriette, indignée et froissée, avait été sur le point de se révolter; jamais elle n'avait osé, se résignant à ces outrageantes privautés pour la même raison qu'elle se soumettait à l'impôt de cinq francs par jour.
Et l'autre, prenant ce silence pour un assentiment, ne se gênait plus guère... Elle ne pouvait comprendre, déclarait-elle, que «sa pauvre chatte,» jeune et jolie comme elle l'était, consentit à vivre comme elle faisait... Etait-ce une existence, cela!
Puis, toujours elle finissait par en revenir à M. Maxime, lequel continuait à venir aux informations deux fois par jour, le pauvre jeune homme!...
—Et même, ma pauvre chatte, ajoutait-elle, vous verrez qu'il prendra son courage à deux mains et qu'il viendra vous présenter ses excuses...
Mais cela, Mlle Henriette ne pouvait le croire.
—Jamais il n'aura cette impudence extraordinaire, pensait-elle.
Il l'eut, cependant.
Un matin, elle achevait de mettre en ordre son petit ménage, quand on frappa discrètement à la porte.
Persuadée que c'était la portière qui lui montait son déjeuner, elle se hâta d'ouvrir sans demander qui était là...
Et elle recula, stupide d'étonnement et de terreur, en reconnaissant M. de Brévan!...
Véritablement il semblait se faire une violence extraordinaire... Il était livide, ses lèvres blêmes tremblaient, son œil trouble vacillait, et il remuait la mâchoire comme s'il eût eu du gravier en guise de salive dans la bouche.
—Je suis venu, mademoiselle, commença-t-il, vous demander si vous avez réfléchi depuis l'autre jour...
Elle ne lui répondit pas, l'écrasant d'un regard qui eût fait rentrer sous terre un homme conservant quelque sentiment d'honneur...
Mais il avait dû, en venant, s'armer contre le mépris.
—Je sens, poursuivit-il, que ma conduite doit vous paraître abominable... Je vous ai attirée dans un piége odieux, je trahis indignement la confiance d'un ami, mais j'ai une excuse: une passion plus forte que ma volonté, que ma raison...
—La passion vile de l'argent!...
—Libre à vous de le croire, mademoiselle... Je ne chercherai pas à me disculper, je ne suis pas ici pour cela... j'y suis pour vous faire toucher du doigt votre situation, que vous ne me paraissez pas comprendre...
Si elle n'eût écouté que son inspiration, Mlle de la Ville-Handry eût chassé le misérable.
Mais il lui importait, croyait-elle, de connaître sa pensée et ses intentions... Elle surmonta donc son dégoût et se tut...
—Tout d'abord, poursuivit M. de Brévan, qui semblait se remettre, retenez bien ceci, mademoiselle: Vous êtes perdue de réputation et perdue... par moi... Tout Paris, à cette heure, est persuadé que je vous ai enlevée, et que nous cachons nos amours au fond de quelque délicieuse retraite... que vous êtes ma maîtresse, en un mot.
Il s'attendait à une terrible explosion d'indignation; point! Mlle Henriette demeura de marbre.
—Que voulez-vous! reprit-il d'un ton de persiflage, mon cocher a parlé... Deux de mes amis qui arrivaient à pied à la fête de votre père vous ont vue, sautant dans ma voiture... Et comme si le scandale n'eût pas été suffisant, cet imbécile de sir Elgin m'a provoqué publiquement, nous nous sommes battus, et je l'ai blessé...
A la façon dont la jeune fille haussa les épaules, M. de Brévan vit bien qu'elle ne le croyait pas.
C'est pourquoi, tirant un journal de sa poche:
—Si vous doutez, mademoiselle, ajouta-t-il, daignez lire ceci, tenez, là, en haut de la seconde colonne.
Elle prit le journal qu'il lui tendait, et en effet, lut:
«Hier, au bois de Vincennes, une rencontre à l'épée a eu lieu entre M. M. de B... et l'un des plus honorables membres de la colonie Américaine, sir T. E... Après cinq minutes d'un combat fort vif, sir E... a été blessé au bras. La soudaine et très-surprenante disparition d'une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain ne serait pas, assure-t-on, étrangère à ce duel. L'heureux M. de B... saurait, dit-on, trop bien au gré de la famille, où se cache la belle fugitive... Mais, c'en est assez, n'est-ce pas, sur une aventure que va dénouer avant peu un bel et bon mariage...»
—Vous voyez, mademoiselle, fit M. de Brévan, quand il pensa que Mlle Henriette avait eu le temps de lire... Ce n'est pas moi qui conseille un mariage... Devenez ma femme, et votre honneur est intact...
—Ah! monsieur!...
Et dans cette seule exclamation, il y avait tant de mépris et un si profond dégoût, que M. de Brévan en pâlit encore, s'il était possible.
—C'est donc que vous préférez épouser sir Elgin, fit-il.
Elle haussa les épaules; mais lui:
—Oh! ne raillez pas, poursuivit-il. Lui ou moi... il n'est pas pour vous d'autre alternative. Tôt ou tard, il vous faudra choisir...
—Je ne choisirai pas, monsieur...
—Oh! attendez que la misère soit venue. Alors, vous pensez peut-être qu'il vous suffira d'implorer votre père pour qu'il vienne à votre secours... Détrompez-vous... Votre père n'a d'autre volonté que celle de la comtesse Sarah... et la comtesse Sarah veut que vous épousiez sir Tom...
—Je n'implorerai pas mon père, monsieur.
—C'est donc que vous comptez pour votre salut sur le retour de Daniel!... Ah! croyez-moi, ne vous bercez pas de chimères... Daniel, je vous l'ai dit, aime la comtesse Sarah, et ne l'aimât-il pas, vous êtes trop compromise pour que jamais il vous donne son nom... Mais ce n'est encore rien. Allez au ministère de la marine, on vous dira que la campagne de la Conquête doit durer deux ans encore... Lors donc que Daniel reviendra, s'il revient jamais, ce qui n'est pas prouvé, vous serez Mme de Brévan ou mistress Elgin... à moins que...
Mlle Henriette arrêta sur lui un regard dont il ne put supporter l'étrange fixité, et d'une voix profonde:
—A moins que je ne sois morte, n'est-ce pas? dit-elle... Soit.
Froidement, M. de Brévan inclina la tête comme pour répondre:
«—Oui, à moins que vous ne soyez morte, c'est bien cela.»
Puis ouvrant la porte:
—Laissez-moi espérer, mademoiselle, prononça-t-il, que ce n'est pas là votre dernier mot... J'aurai du reste l'honneur de me présenter à vous chaque semaine pour connaître votre volonté...
Et saluant, il se retira...
—Qui l'amenait, le misérable!... Que veut-il encore de moi!...
Ainsi, dès qu'elle fût seule, la porte refermée, Mlle de la Ville-Handry s'interrogeait avec un redoublement d'angoisses.
Car elle ne croyait pas un mot des prétextes invoqués par M. de Brévan pour expliquer sa visite.
Non, elle ne pouvait admettre qu'il fût venu pour savoir si elle avait réfléchi, ni qu'il caressât, comme il le prétendait, cette espérance abominable que la misère, la peur, la faim, la jetteraient entre ses bras.
—Il doit me connaître assez, pensait-elle avec un frémissement de colère, pour être certain que je préférerais mille morts!...
Donc, il fallait que cette démarche, qui très visiblement lui avait été atrocement pénible, lui fût commandée par quelque impérieuse considération.
Mais laquelle?
Avec une contension d'esprit extraordinaire, Mlle Henriette reprenait une à une et analysait toutes les phrases de M. de Brévan, espérant qu'un mot l'éclairerait... Mais elle ne découvrait rien...
Tout ce qu'il lui avait dit des conséquences de sa fuite, elle l'avait prévu avant de s'y déterminer... Il ne lui avait appris de nouveau que son duel avec sir Thomas Elgin, et en y réfléchissant, elle le trouvait tout naturel.
Ne convoitaient-ils pas avec une âpreté pareille la fortune qu'elle devait recueillir du chef de sa mère à sa majorité!... l'antagonisme de leurs intérêts expliquait, pensait-elle, leur haine...
Car elle était bien persuadée qu'ils se haïssaient mortellement... L'idée que sir Tom et M. de Brévan s'entendaient et poursuivaient un but commun ne pouvait lui venir. Et, lui fût-elle venue, elle l'eût repoussée comme absurde.
Devait-elle donc s'arrêter à cette conclusion que M. de Brévan n'avait eu, en se présentant devant elle, d'autre dessein que de porter au comble son épouvante?...
Mais à quel propos, pourquoi, quel bénéfice lui en reviendrait?
L'homme qui convoite une jeune fille ne prend pas à tâche de la glacer d'horreur et de lui inspirer le plus insurmontable dégoût, par des procédés immondes capables de faire reculer les scélérats les plus dégradés.
Ainsi avait pourtant agi M. de Brévan... Donc, il visait tout autre chose que ce mariage dont il parlait.
Quoi, cependant?
On ne commet pas de si abominables actions pour l'unique plaisir de les commettre, surtout quand elles exposent à un danger positif.
Or, il était clair qu'au retour de Daniel,—qu'il aimât encore ou non Mlle de la Ville-Handry,—M. de Brévan aurait un terrible compte à rendre à ce loyal marin qui lui avait confié l'honneur de sa fiancée.
M. de Brévan ne songeait-il donc jamais à ce retour!...
Oh! si, il y pensait, et avec de secrètes terreurs, il n'en fallait d'autre preuve qu'une phrase qu'il avait laissé échapper.
Après avoir dit: «Quand Daniel reviendra,» il avait ajouté: «S'il revient toutefois, ce qui n'est pas prouvé...»
Pourquoi cette restriction?... Avait-il donc des raisons particulières de croire que Daniel périrait pendant cette dangereuse campagne!...
Maintenant elle se rappelait, oui, elle se rappelait positivement avoir vu un sourire monter aux lèvres blêmes de M. de Brévan pendant qu'il disait cela.
Et à ce souvenir effrayant, elle se sentait défaillir.
N'était-il pas capable de tout, le misérable qui l'avait si épouvantablement trahie, de tout, même d'armer le bras d'un assassin!...
—Oh! il faut prévenir Daniel, s'écria-telle, il le faut; sans perdre une minute...
Et, bien qu'elle lui eût écrit longuement le jour d'avant, elle lui écrivit encore pour le supplier de se défier, de veiller sur lui, parce que sûrement sa vie était menacée...
Et cette lettre elle la porta elle-même à la poste, persuadée que la confier à la Chevassat ce serait la livrer à M. de Brévan.
Dieu sait cependant si, de plus en plus, l'estimable portière semblait s'attacher à elle et devenait expansive et démonstrative en son dévouement.
A tout instant du jour, sous le premier prétexte venu, elle arrivait chez Mlle Henriette, s'asseyait, et durant des heures entières l'étourdissait de son insupportable flux labial...
Elle ne se gênait plus aucunement, parlant, disait-elle, à cœur ouvert à sa «petite chatte,» comme elle eût parlé à sa propre fille.
Les étranges théories qu'elle laissait seulement entrevoir autrefois, elle les exposait désormais sans embarras, se carrant dans une sorte de cynisme naïf qui trahissait de surprenantes perversions de sens moral.
C'était à croire que cette détestable mégère avait reçu des ennemis de la pauvre jeune fille la mission de la démoraliser, de la dépraver, s'il était possible, et de la pousser à ce cloaque du vice brillant et facile où roulent tant de malheureuses...
Seulement, s'il en était ainsi, le choix de l'embaucheuse n'était pas heureux...
L'éloquence de la Chevassat, qui très-probablement eût mis le feu à l'imagination d'une grisette ambitieuse, ne pouvait que soulever de dégoût le cœur de Mlle de la Ville-Handry.
Elle s'était accoutumée à penser à autre chose pendant que pérorait la concierge, et son âme fière planait à des hauteurs où ne pouvaient l'atteindre ces souillures.
Son existence n'en était pas moins d'une mortelle tristesse.
Elle ne sortait jamais, passant ses journées dans sa chambre à lire ou à travailler à un grand travail de broderie, chef-d'œuvre de patience et de goût, qu'elle avait entrepris avec l'arrière-pensée qu'il lui serait peut-être une ressource en sa détresse...
Mais un souci nouveau ne devait pas tarder à la tirer de cet engourdissement.
Son argent diminuait, et un matin vint où elle changea le dernier louis de ses neuf cents francs.
Recourir encore au Mont-de-Piété était urgent, car on était aux premiers jours d'avril, et la doucereuse portière lui avait donné à entendre qu'elle ferait sagement de se mettre en mesure pour pouvoir, le 8, payer son terme qui était de cent francs.
Elle confia donc au sieur Chevassat la bague qui lui restait pour qu'il allât l'engager.
Calculant d'après la somme qu'elle avait eue de la première, elle estimait que sur celle-ci on lui avancerait bien vingt-cinq à trente louis pour le moins.
Le portier lui rapporta cent quatre-vingt-dix francs!...
Tout d'abord, elle fut persuadée que cet homme l'avait volée, et elle le laissa voir.
Mais lui, d'un air furieux, exhiba la reconnaissance.
—Regardez, dit-il, et sachez mieux à qui vous parlez...
Sur la reconnaissance, en effet, on lisait en toutes lettres: Somme avancée: deux cents francs...
Convaincue de l'injustice de ses soupçons, Mlle Henriette dut faire des excuses, et c'est à peine si une pièce de dix francs calma la colère du susceptible Chevassat...
Hélas! la pauvre fille ignorait qu'on est toujours libre de n'engager un objet que pour une portion de sa valeur, et elle était trop inexpérimentée pour reconnaître sur la reconnaissance les traces de cette opération.
N'importe!... Pour Mlle de la Ville-Handry c'était là, et elle ne le savait que trop, un de ces désastres dont on ne se relève pas.
C'était deux mois d'existence de moins... Le temps peut-être dont il s'en faudrait qu'elle pût attendre le retour de Daniel.
Cependant, le jour du terme arriva, et elle donna cent francs en échange de sa quittance de loyer...
Et le surlendemain, elle se trouvait de nouveau sans argent, et, selon l'expression de la Chevassat, réduite à «s'en prendre à ses pauvres affaires.»
Mais le Mont-de-Piété avait trop cruellement trompé ses calculs pour qu'elle consentit à y recourir encore et à s'exposer à une seconde déception.
Elle résolut, non plus d'engager, mais de vendre le nécessaire de toilette en or que contenait son sac de voyage, et elle pria son obligeante portière de lui chercher un acheteur.
Tout d'abord, la Chevassat éleva beaucoup d'objections.
—Vendre ce nécessaire si joli, disait-elle, quel meurtre! Songez que vous ne le reverrez plus jamais... Si vous le portiez «au clou,» au contraire, dès qu'il vous viendrait un peu d'argent, vous le dégageriez...
Elle perdait ses peines, elle le reconnut, et, se résignant, elle finit par amener une espèce de marchand à la toilette de ses amis, un brave homme fini, affirmait-elle, en qui on pouvait avoir la confiance la plus absolue.
Et véritablement il se montra digne de cette chaude recommandation en proposant du premier coup cinq cents francs de ce nécessaire, qui ne valait pas beaucoup plus du triple... Encore n'était-ce pas son dernier mot... Après une heure de débats irritants, après dix fausses sorties, il tira en soupirant son porte-monnaie, et compta sur la table les trente-cinq louis qu'avait impérieusement exigés Mlle Henriette.
C'était de quoi payer quatre mois de pension à la Chevassat.
—Mais non, se dit la pauvre jeune fille, non, ce serait trop de pusillanimité, à la fin!...
Et le soir même, rassemblant en un grand effort tout son courage, elle déclara d'un ton ferme à la redoutable mégère qu'elle ne lui prendrait plus qu'un repas, le soir.
Elle avait trouvé ce moyen terme pour éviter non une scène, elle en attendait une, mais une brouille complète.
Contre toute attente, cependant, l'honorable portière ne parut ni surprise ni choquée. Elle haussa seulement les épaules en disant:
—Comme vous voudrez, ma petite chatte... Seulement, croyez-moi, les économies qu'on fait sur son estomac ne profitent pas...
C'est à dater de ce coup d'état que Mlle Henriette prit l'habitude de descendre chaque matin pour acheter le petit pain et les deux sous de lait qui constituèrent désormais son déjeuner.
Le reste du temps, elle ne bougeait de sa chambre, s'acharnant au travail de broderie qu'elle avait entrepris, et rien ne troublait la désolante monotonie de ses journées, que la visite hebdomadaire de M. de Brévan...
Car il n'oubliait pas sa menace, et chaque semaine, Mlle Henriette était sûre de le voir apparaître.
Il arrivait d'un air grave et froidement lui demandait si elle avait réfléchi depuis qu'il avait eu l'honneur de lui présenter ses hommages...
Elle ne lui répondait d'ordinaire que par un regard de mépris, mais il n'en semblait aucunement déconcerté. Il saluait respectueusement et invariablement disait avant de se retirer:
—Ce sera donc pour une autre fois... j'attendrai. Oh! j'ai le temps d'attendre.
S'il espérait ainsi réussir à réduire plus vite Mlle Henriette, il se trompait grossièrement... Cette insulte périodique était un stimulant qui entretenait sa colère et fouettait son énergie... Son orgueil s'exaspérait à l'idée constante de la lutte engagée, et elle se jurait qu'elle en sortirait victorieuse...
C'est de ce sentiment que lui vint la pensée d'une démarche dont les résultats devaient avoir sur l'avenir une influence décisive.
On était alors à la fin de juin, et elle ne voyait pas sans effroi diminuer son petit trésor, quand un matin, jugeant la Chevassat de belle humeur, elle se hasarda à lui demander si elle ne pourrait pas lui procurer de l'ouvrage, se disant très-adroite à tous les travaux de femme...
Mais l'autre, dès les premiers mots, s'était mise à rire.
—Laissez-moi donc tranquille, interrompit-elle, est-ce que des mains comme les vôtres sont faites pour travailler...
Et comme Mlle Henriette insistait, montrant comme preuve de son habileté la broderie qu'elle avait entreprise:
—C'est très-joli cela, fit la concierge, mais à broder du matin au soir une fée ne gagnerait pas la nourriture d'un chardonneret.
Il devait y avoir du vrai, dans cette exagération, la pauvre fille le soupçonnait, aussi se hâta-t-elle d'ajouter qu'elle était capable de beaucoup d'autres choses.
Elle était très-bonne musicienne, par exemple, et donnerait très-bien des leçons de piano ou de chant, si on lui procurait des élèves.
A ces mots, l'éclair d'une joie diabolique traversa les petits yeux de l'honorable portière.
—Quoi! vous sauriez faire danser, ma petite chatte? s'écria-t-elle, comme ces artistes qui vont jouer du piano dans les bals du monde...
—Certainement.
—Tiens, tiens, c'est un talent... Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt? Je m'occuperai de ça, vous verrez, fiez-vous à moi...
Le samedi suivant, en effet, dès le matin, elle parut chez Mlle Henriette avec l'air joyeux d'une messagère de bonne nouvelle.
—J'ai pensé à vous! dit-elle dès le seuil.
—Ah!...
—Il y a une locataire de la maison qui donne une grande soirée aujourd'hui... Je lui ai parlé de vous, et elle m'a dit qu'elle vous payerait trente francs pour faire sauter sa société... Trente francs!... c'est une somme cela, sans compter que si on est satisfait de vous, ça attirera des pratiques...
—A quel étage demeure cette locataire?...
—Au second, l'appartement du fond, sur la cour... Mme Hilaire... une personne très-distinguée et qui n'a pas sa pareille pour la bonté du cœur... Il faudrait y être à neuf heures précises...
—J'y serai.
Toute heureuse et pleine d'espoir, Mlle Henriette passa une partie de l'après-midi à restaurer son unique robe, une robe de soie noire, bien usée, hélas! et déjà toute reprisée...
Pourtant, à force d'industrie et de patience, elle s'était composé une toilette presque présentable quand, sur le coup de dix heures, elle sonna chez Mme Hilaire.
On l'introduisit dans un salon étrangement meublé de meubles hétéroclites, mais fort brillamment éclairé, où sept ou huit jeunes femmes en toilettes extravagantes et autant de messieurs à gilets à cœur fumaient en prenant du café.
Dames et messieurs sortaient de table; on le reconnaissait à leurs yeux et aux éclats de leurs voix.
—Tiens!... c'est la pianiste du cinquième! s'écria une grande femme brune, jolie et encore plus commune, qui devait être Mme Hilaire...
Et s'adressant à Mlle Henriette:
—Voulez-vous prendre un verre de quelque chose, ma petite biche? demanda-t-elle.
Plus rouge que le feu et perdant contenance, la jeune fille refusait et s'excusait de refuser, quand l'autre l'interrompant brusquement:
—Vous n'avez pas soif, dit-elle... très-bien; vous boirez plus tard... En attendant, vous allez nous jouer un quadrille, n'est-ce pas... et mouvementé, n'est-ce pas!...
Puis, imitant avec une désolante perfection la voix enrouée des aboyeurs de bals publics:
—En place, en place! râla-t-elle, en place pour le quadrille...
Mlle de la Ville-Handry s'était assise au piano...
Elle tournait le dos aux danseurs, mais devant elle était une glace où elle ne perdait pas un des gestes de Mme Hilaire et de ses invités...
Et alors elle fut sûre de ce qu'elle avait soupçonné en entrant... Elle comprit dans quel monde l'avait jetée la Chevassat...
Elle eut cependant sur elle-même assez de puissance pour achever le quadrille... Mais la dernière figure terminée, elle se leva, et s'avançant vers la maîtresse de la maison:
—Veuillez m'excuser, madame, balbutia-t-elle d'une voix affreusement troublée, il faut que je me retire... Je me sens très-malade... je ne saurais jouer...
—Comme c'est drôle! s'écria un des messieurs, voilà notre nuit ratée!...
Mais la jeune femme:
—Taisez-vous, Jules!... Ne voyez-vous pas qu'elle est pâle comme la mort, cette enfant!... Qu'avez-vous, ma belle biche?... C'est la chaleur qui vous a fait mal, n'est-ce pas?... On étouffe dans cette baraque...
Et Mlle Henriette se retirant:
—Oh! attendez, reprit-elle, je ne dérange pas les gens pour rien, moi!... Allons, Jules, fouille-toi, et donne-lui un louis à cette petite...
Déjà la pauvre fille avait ouvert la porte:
—Je vous remercie, madame, dit-elle, vous ne me devez rien!...
Il était temps que Mlle Henriette sortit!
A sa stupeur première, une colère folle succédait, qui chassait à son cerveau des flots de sang et lui arrachait des larmes brûlantes...
C'était la Chevassat, cependant, qui lui avait tendu ce guet-apens ignoble... Qu'avait-elle donc espéré, l'infâme vieille!...
Et emportée par un mouvement irrésistible, hors d'elle-même, elle se précipita à travers les escaliers, et entrant comme l'ouragan dans la loge de la dangereuse portière:
—Chez quels gens m'avez-vous envoyée, lui cria-t-elle... Vous le saviez!... Vous êtes une misérable!...
Ce fut le sieur Chevassat qui se dressa.
—Qu'est-ce que c'est!... commença-t-il, à qui croyez-vous parler...
Mais du geste et de la voix, sa femme l'interrompit, et s'adressant à Mlle Henriette:
—Eh bien!... après! fit-elle, avec un ricanement cynique, est-ce qu'ils ne vous valent pas, ces gens-là!... D'abord, moi, j'en ai plein le dos de vos manières, ma chatte... Quand on est bégueule tant que cela, on reste chez ses parents, comme toutes les filles sages, et on ne se fait pas enlever pour courir la pretentaine avec des amoureux...
Sur quoi, profitant de ce que Mlle Henriette était restée presque sur le seuil de la loge, elle la poussa dehors brutalement, au risque de la jeter à terre, et violemment referma sa porte.
Une heure plus tard, l'infortunée se reprochait amèrement son emportement.
—Hélas!... se disait-elle en pleurant, les faibles, les malheureux, n'ont pas le droit de se révolter... Qui sait ce que cette méchante créature va faire pour se venger!...
Elle le sut le surlendemain matin...
Descendant un peu avant sept heures pour chercher le pain et le lait de son déjeuner, elle se trouva, sous la porte cochère, face à face avec Mme Hilaire qui rentrait.
A la vue de la jeune fille, cette irrascible dame devint plus rouge qu'une pivoine, et bondissant jusqu'à elle, lui saisit le bras qu'elle secoua furieusement en criant de toute la force de ses poumons:
—C'est donc vous, gueuse, qui allez me vilipender chez mes concierges!... Quel malheur!... Une mendiante que j'avais fait venir chez moi pour lui faire gagner trente francs!... Et moi qui la croyais malade et qui la plaignais, et qui voulais que Jules lui donnât un louis...
Ce n'était pas à cette femme, en effet, que Mlle Henriette devait en vouloir... Elle lui avait témoigné de la pitié, après tout!
Fort effrayée, cependant, elle essayait de se dégager, mais l'autre tenait bon, redoublant ses cris, jusqu'à ce point que plusieurs locataires se mirent aux fenêtres.
—On te revaudra ça, ma biche, clamait-elle au milieu des injures malpropres que sa colère, pareille à un torrent d'eau de vaisselle, charriait... On saura bien te faire déguerpir d'ici!
Et ce n'était pas une menace en l'air.
L'après-midi même, cette scène lamentable se renouvelait et elle recommençait, tout aussi odieuse, le lendemain et encore les jours suivants.
Mme Hilaire avait des amies dans la maison, et Mlle de la Ville-Handry était devenue leur bête noire à toutes. Elles s'entendaient pour la guetter, et dès qu'elle se risquait dans les escaliers, il s'en trouvait toujours quelqu'une pour la huer...
Si bien que l'infortunée n'osait plus sortir de chez elle... Dès le matin, sitôt la porte de la rue ouverte, elle courait acheter ses petites provisions de la journée; puis, remontant bien vite, elle se barricadait dans sa chambre et n'en bougeait plus...
Assurément, ce n'était pas le désir de quitter cette maison maudite qui lui manquait... Mais où aller?... Puis, l'inconnu l'épouvantait... ne lui réserverait-il pas des tribulations plus intolérables encore...
Enfin, elle n'avait pas d'argent.
Le terme de juillet lui avait enlevé cent francs, elle avait dû remplacer par une robe de mérinos noir sa robe de soie qui tombait en loques; dès les premiers jours d'août, ses chétives ressources étaient épuisées.
Encore ne fût-elle pas parvenue à les faire durer tout ce temps, si depuis la soirée de Mme Hilaire elle n'eût cessé complétement de recourir à la dispendieuse cuisine de la Chevassat.
Même cette rupture, dont Mlle Henriette s'était d'abord réjouie, devenait maintenant pour elle le sujet d'un prodigieux embarras... Il lui restait plusieurs choses encore à vendre, sa broche, son cachemire, sa montre, ses boucles d'oreilles, et elle ne savait ni comment, ni à qui les vendre...
Tous les récits dont la Chevassat l'avait effrayée lors de sa tentative au Mont-de-Piété roulaient dans son esprit, et elle se voyait, à la moindre démarche, arrêtée par un commissaire de police, interrogée et reconduite chez son père, et livrée à la comtesse Sarah et à sir Tom...
Cependant la nécessité devenait si impérieuse, qu'après de longues hésitations, un soir, à la brune, elle se glissa dehors pour chercher un acheteur.
Ce qu'elle cherchait, c'était une de ces boutiques borgnes où on aperçoit, attendant leur proie, de ces brocanteurs suspects dont les trafics inquiètent l'observateur.
Elle en trouva une telle qu'elle la souhaitait.
Une vieille femme à lunettes plantées sur un nez crochu, sans seulement lui demander son nom, tant évidemment elle la prenait pour une voleuse, lui donna de sa broche et de ses boucles d'oreilles... cent quarante francs.
Qu'était-ce que cette somme!... Rien... Mlle Henriette le comprit. C'est pourquoi, surmontant toutes ses répugnances et toutes ses pudeurs, et s'armant d'une résolution désespérée, elle se jura de tout tenter pour se procurer de l'ouvrage...
Et elle se tint parole.
Soutenue par le secret espoir de triompher, à force d'énergie, de l'acharnement de la destinée, elle s'en alla de magasin en magasin, de porte en porte, pour ainsi dire, sollicitant de l'ouvrage comme elle eût demandé la charité, promettant de s'employer à ce qu'on voudrait, tant qu'on voudrait, pourvu qu'on la nourrit et qu'on la logeât.
Mais il était écrit que tout tournerait contre elle... Et sa beauté, le charme et la distinction de sa personne, sa façon même de s'exprimer lui étaient autant d'obstacles... Qui donc eût voulu employer cette jeune fille qui avait l'air d'une duchesse...
Si bien que ses prières ne rencontraient que visages froids, haussements d'épaules et sourires ironiques... Et partout des refus.
A moins cependant que quelque galant commis ne répondit à sa requête par une déclaration.
Le hasard lui avait fait découvrir ces petits avis à la main que les entrepreneurs collent sur tous les tuyaux d'eaux ménagères de leur quartier pour demander des ouvrières...
Dès lors, elle passa ses journées à chercher ces avis et à courir aux adresses indiquées... Mais là les mêmes difficultés se présentaient; puis c'étaient des questions à n'en plus finir:
—Qui êtes-vous?... d'où venez-vous?... chez qui avez vous travaillé?
Et toujours la même conclusion désolante:
—Nous n'avons pas d'ouvrage pour une personne comme vous.
Alors, elle eut recours aux bureaux de placement.
Elle en avait avisé un ayant à sa porte un grand tableau où il était offert des emplois pour toutes capacités, depuis 35 jusqu'à 1,000 francs par mois... Elle y monta.
Un monsieur, très-verbeux, après lui avoir fait déposer une certaine somme, lui jura qu'il avait son affaire et la fit revenir dix fois inutilement.
A la onzième, après une nouvelle consignation, il lui remit l'adresse de deux maisons, affirmant que dans l'une ou dans l'autre elle se caserait avantageusement.
Ces deux maisons étaient deux débits de prunes, où on demandait des demoiselles de comptoir pour verser les petits verres et attirer la pratique...
Ce devait être la dernière tentative de Mlle de la Ville-Handry.
Depuis dix mois qu'elle se débattait avec une sorte de furie au milieu d'inextricables difficultés, les ressorts de son énergie, peu à peu, s'étaient détrempés. Et maintenant, courbaturée de corps et d'esprit, accablée, vaincue, anéantie, elle s'abandonnait.
Dix-huit mois séparaient encore Mlle Henriette de sa majorité.
Depuis qu'elle s'était enfuie de la maison de son père, elle n'avait pas reçu de lettre de Daniel, bien qu'elle lui eût écrit souvent, et elle ne pouvait même assigner de date à son retour.
C'est qu'elle avait suivi le conseil de M. de Brévan, et que résolument elle s'était présentée au ministère de la marine, pour demander des nouvelles de la Conquête. Et un commis lui avait répondu d'un ton insouciant que la campagne de cette frégate durerait peut-être encore un an ou deux...
Etait-il possible que l'infortunée attendit jusque-là? Non!
Dès lors, pourquoi s'obstiner à une lutte impossible, à quoi bon disputer avec tant d'acharnement quelques jours d'une tristesse affreuse!...
Sa santé, d'ailleurs, n'avait pu résister à tant d'assauts... Elle ressentait dans la poitrine des douleurs aiguës, elle toussait et, dès qu'elle avait fait dix pas, ses jambes flageolaient et elle était inondée d'une sueur froide.
Presque toutes ses journées, elle les passait au lit, grelottant la fièvre ou plongée dans une invincible somnolence, le cerveau peuplé de visions funèbres...
En elle, il lui semblait sentir se tarir les sources mêmes de la vie, comme si tout son sang, goutte à goutte, se fût écoulé par une blessure ouverte.
—Si je pouvais m'éteindre ainsi! pensait-elle.
C'était la suprême grâce qu'elle implorait de Dieu. Un miracle seul pouvait la sauver désormais, et elle ne le souhaitait même pas. Une universelle indifférence et un immense dégoût de tout emplissaient son âme. Il lui semblait qu'ayant épuisé ce qu'on peut endurer, il ne lui restait plus rien à redouter.
Et, en effet, un dernier malheur qui s'abattit sur elle ne lui arracha pas un soupir.
Une après-midi, pendant qu'elle était descendue, laissant sa fenêtre entr'ouverte, le vent brusquement poussa les battants, lesquels heurtant une chaise la renversèrent... Sur le dos de cette chaise était plié le cachemire de Mlle Henriette, il tomba dans la cheminée où il y avait du feu, et quand elle remonta elle le trouva à demi consumé.
C'était l'unique objet de prix qui lui restât, et elle en eût toujours bien retiré vingt-cinq louis.
—Bast! se dit-elle, qu'importe! C'est trois mois de moins à vivre, voilà tout.
Et elle ne s'en préoccupa plus, et elle ne s'inquiéta pas davantage du terme d'octobre, qui approchait.
—Je ne pourrai le payer, se disait-elle, la Chevassat me fera donner congé, et alors l'heure sera venue...
Cependant, à sa grande surprise, l'estimable portière ne lui fit aucune avanie de ce qu'elle n'était pas en mesure... Et même, elle lui dit qu'elle se chargeait de faire patienter le propriétaire.
Cette inexplicable mansuétude donnait à Mlle Henriette une semaine de répit...
Mais enfin, un matin elle s'éveilla n'ayant plus un centime, n'ayant plus rien, croyait-elle, dont elle pût faire de l'argent... et ayant faim.
—Allons, murmura-t-elle, comme pour s'annoncer à elle-même la catastrophe suprême, c'est maintenant qu'il faut quelques minutes de courage!...
Elle disait cela, mais avec la certitude affreuse que l'inexorable échéance était arrivée, elle se sentait glacée d'horreur jusque dans les moelles, comme si elle eût vu le bourreau entrer dans sa chambre pour lui signifier son arrêt de mort.
Et cependant, depuis plus d'un mois, elle ne songeait qu'au suicide, et la veille encore elle trouvait comme une âpre jouissante à cette pensée...
—Serais-je donc lâche? se disait-elle avec un mouvement de rage.
Oui, elle avait peur... oui, elle avait beau se représenter qu'il ne lui restait plus qu'à choisir entre la mort et sir Tom ou M. de Brévan, elle était terrifiée...
Hélas! elle n'avait pas vingt ans, jamais elle n'avait senti en elle une telle exhubérance de vie, elle voulait vivre, vivre encore un mois, une semaine, un jour!...
Si son châle n'eût pas été brûlé cependant!
Alors, d'un œil égaré, explorant son misérable logis, elle aperçut ce chef-d'œuvre de patience qu'elle avait entrepris... C'était une robe de mousseline, tout ouvragée de broderies d'une merveilleuse finesse et d'un dessin exquis... Malheureusement, elle était loin d'être achevée...
—N'importe! se dit-elle, j'en trouverai peut-être quelque chose...
Et, roulant la robe à la hâte, elle courut l'offrir à la louche brocanteuse qui lui avait déjà acheté ses boucles d'oreilles, et plus tard sa montre.
L'affreuse vieille parut stupéfaite de cette merveille.
—C'est très beau, déclara-t-elle, c'est magnifique, et, si c'était fini, ça vaudrait beaucoup d'argent... mais, en cet état, personne n'en voudra.
Cependant elle consentit à en donner vingt francs, uniquement par amour de l'art, jurait-elle, car c'était autant de perdu.
Ce louis, c'était pour Mlle de la Ville-Handry un sursis inespéré...
—En voici pour un mois, pensait-elle, déterminée à ne vivre que de pain sec, et qui peut prévoir ce qu'un mois réserve d'événements?...
Et il devait revenir à cette infortunée, du chef de sa mère, plus de quinze cent mille francs!... si elle eût su, cependant, si elle eût eu un ami pour conseiller son inexpérience!...
Mais elle était restée fidèle à son serment de ne se confier à âme qui vive, et les plus épouvantables angoisses ne lui arrachaient pas une plainte.
M. de Brévan ne l'ignorait pas, lui, qui, avec une implacable régularité, avait continué ses visites hebdomadaires... Et même, cette lâche obsession qui jadis enflammait le courage de Mlle Henriette, lui devenait un intolérable supplice...
—Ah! je serai vengée, lui dit-elle un jour, prenez garde, Daniel reviendra...
Alors lui, haussant les épaules:
—Si vous ne comptez que là-dessus, vous ferez bien de vous rendre et de devenir ma femme tout de suite...
Elle détourna la tête avec un mouvement d'insurmontable horreur... Plutôt les bras glacés de la mort.
Et cependant les pulsations de son cœur étaient pour ainsi dire comptées...
Dès la fin de novembre, ses vingt francs s'étaient trouvés épuisés, et elle avait recours pour prolonger son existence aux expédients désespérés de la plus humble détresse.
Tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle pouvait sortir de son triste logis sans être arrêtée par les concierges, elle le vendit pièce à pièce, brin à brin, pour vingt sous, pour dix sous, pour le prix d'une livre de pain...
Son linge fut d'abord sacrifié, puis le tour vint des couvertures de son lit, de ses rideaux, de ses draps...
Les matelas comme le reste y passèrent, la laine d'abord, emportée poignée par poignée, puis la toile...
Et enfin, le 25 décembre, elle se trouva dans une chambre plus dévastée que si le feu y eût passé, n'ayant sur elle qu'un seul jupon sous sa mince robe d'alpaga, sans un haillon pour s'envelopper pendant les nuits glaciales.
L'avant-veille, la terreur triomphant de ses résolutions, elle avait adressé à son père une longue lettre... Il n'y avait pas répondu. La veille, elle lui avait écrit ces lignes:
«J'ai faim et je n'ai pas de pain... Si demain, à midi, vous n'êtes pas venu à mon secours, à une heure vous n'aurez plus de fille...»
Et torturée par le froid et par le besoin, exténuée, déjà mourante, elle avait attendu... A midi, son père n'ayant pas paru, elle se donna jusqu'à quatre heures... A quatre heures, rien...
—Il faut en finir! se dit-elle...
Ses précautions étaient prises. Elle avait prévenu la Chevassat qu'elle serait absente toute la soirée, et elle s'était procuré une assez grande quantité de charbon....
Elle écrivit deux lettres, l'une à son père et l'autre à M. de Brévan...
Après quoi, ayant hermétiquement bouché toutes les ouvertures de sa chambre, elle alluma deux réchauds, et s'étant étendue sur son lit, elle recommanda son âme à Dieu... Cinq heures sonnaient.
Déjà une vapeur épaisse et âcre s'était répandue dans la chambre, et la bougie ne donnait plus qu'une lueur blafarde... Bientôt il lui sembla que ses tempes étaient comme serrées dans un étau... Elle étouffait et elle avait envie de dormir, et elle sentait à l'estomac une intolérable douleur.
Puis, des idées étranges et incohérentes comme le délire bouillonnèrent dans son cerveau, les oreilles lui tintaient, son pouls battait avec une violence inouïe, des nausées lui soulevaient le cœur et, par moments, elle croyait que d'épouvantables détonations faisaient voler son crâne en éclats...
La bougie s'éteignit... Affolée par la sensation de la mort elle essaya de se lever et ne put... Elle voulut appeler, sa voix, ainsi qu'un râle, expira dans sa gorge...
Puis encore, ses idées se troublèrent tout à fait... la respiration lui manqua... C'était fini... Elle ne souffrait plus!...
XX
Ainsi, quelques minutes encore, et tout était fini, Mlle de la Ville-Handry mourait, Mlle de la Ville-Handry était morte...
Mais à cette heure-là même, le locataire du quatrième étage, le père Ravinet, le brocanteur, sortit de chez lui pour aller dîner.
S'il fût descendu, comme d'ordinaire, par le grand escalier, nul bruit n'arrivait jusqu'à lui... Mais la Providence veillait... Il passa ce soir-là par l'escalier de service et entendit le râle suprême de l'agonisante...
En notre beau temps d'égoïsme, beaucoup à la place de ce vieil homme ne se fussent pas dérangés.
Lui descendit précipitamment prévenir le concierge.
Beaucoup encore eussent été rassurés par l'apparente tranquillité des époux Chevassat et se fussent tenus pour satisfaits en les entendant affirmer que Mlle Henriette était sortie...
Lui, au contraire, insista et, en dépit de l'évidente mauvaise volonté des portiers, il sut les contraindre à monter, entraînant à son avis d'abord, et à sa suite après, tous les locataires avouables de la maison.
Ce fut lui pareillement qui, pendant que portiers et locataires se consultaient, indiqua les secours à donner à la mourante et qui courut chercher chez lui des matelas, des draps, des couvertures, du bois pour faire du feu; enfin, tout ce qui manquait dans cette chambre désolée...
Et quelques instants après, Mlle de la Ville-Handry ouvrait les yeux...
Etrange fut la première sensation de l'infortunée...
Ce fut d'abord un étonnement immense de se sentir bien chaudement dans un bon lit, elle qui depuis tant de jours endurait les horribles tortures du froid... Puis, regardant, elle fut comme éblouie des bougies allumées sur sa table et du beau feu clair qui brûlait dans la cheminée... Et c'est avec une stupeur immense qu'elle considérait ces femmes qu'elle ne connaissait pas, penchées vers elle, épiant ses mouvements...
Son père était-il donc enfin accouru à son appel désespéré?
Mais non, car il eût été là, et elle le cherchait vainement parmi les personnes présentes.
Puis, comprenant à quelques mots prononcés près d'elle, qu'elle devait au hasard seul d'avoir été sauvée, elle fut saisie d'une immense douleur.
—Avoir souffert tout ce qu'on souffre pour mourir, se dit-elle, et n'être pas morte!
Elle eut même comme un mouvement de haine contre ces gens qui s'agitaient autour d'elle. Quand ils l'auraient rappelée à la vie, la feraient-ils vivre?...
Cependant elle distinguait assez nettement ce qui se passait dans la chambre, elle reconnaissait les rentières du premier étage qui étaient restées à la soigner, et entre elles la Chevassat, qui se donnait un mouvement extraordinaire, tout en leur expliquant comment Mlle Henriette avait trompé son affection pour exécuter son fatal dessein...
—C'est que je ne me doutais de rien, protestait-elle, d'un ton larmoyant... Une pauvre chatte, qui était toujours de si belle humeur et qui ce matin chantait encore comme un pinson!... Je la supposais un peu gênée, mais non dans une misère pareille... C'est que voilà, mesdames, elle était fière comme une reine et haute comme le temps... Elle a mieux aimé se faire périr que demander secours... car elle savait qu'elle n'avait qu'un mot à me dire... Est-ce que déjà, en octobre, voyant qu'elle ne pouvait payer son terme, je n'ai pas répondu pour elle!...
Et là-dessus, l'infâme hypocrite se pencha vers la pauvre jeune fille et la baisa au front, en disant d'un accent attendri:
—N'est-ce pas, chatte chérie, qu'ils vous aimaient bien, vos pauvres vieux concierges?
Impuissante à articuler une syllabe, encore qu'elle eût la connaissance, Mlle Henriette frissonna d'horreur et de dégoût sous le contact de ces lèvres odieuses. Et la commotion qu'elle en ressentit fit plus que tous les soins qu'on lui avait prodigués...
Néanmoins, ce fut seulement après que le médecin qu'on était allé chercher fût venu et l'eût soignée, qu'elle recouvra le libre exercice de ses facultés.
Alors, d'une voix faible, elle remercia les gens qui l'entouraient, affirmant qu'elle se sentait beaucoup mieux maintenant, et qu'on pouvait la laisser seule...
Les deux rentières, que la curiosité avait emportées au moment où elles allaient se mettre à table, ne se firent pas répéter le congé et tout aises s'esquivèrent...
Mais la portière resta près de Mlle Henriette, et une fois seule avec sa victime, tout en elle changea, visage, voix et regard...
—Eh bien!... commença-t-elle, vous voilà contente, mademoiselle; vous avez affiché la maison, et on parlera de vous dans les journaux... Tout le monde va vous plaindre, croyant que votre amant est sang-cœur qui vous laissait crever de misère...
La pauvre jeune fille eut un geste si doux et si triste, qu'un sauvage en eût été ému... Mais la Chevassat était une civilisée, elle.
—Vous savez pourtant bien, continua-t-elle d'un ton âpre, que ce bon M. Maxime a tout fait pour vous tirer de là... Avant-hier encore, il vous offrait sa fortune...
—Madame!... balbutia l'infortunée, n'aurez-vous donc pas pitié!...
Pitié, elle, la Chevassat... quelle raillerie.
—De M. Maxime, poursuivit-elle, vous avez tout refusé... Pourquoi, s'il vous plaît? pour faire la vertueuse, n'est-ce pas?... Ce n'était guère la peine, pour ensuite tout accepter d'un vieux finaud qui vous mènera loin... Ah! vous êtes en bonnes mains!...
Ramassant tout ce qui lui était revenu de force, Mlle Henriette se haussa sur ses oreillers...
—Que voulez-vous dire? interrogea-t-elle.
—Rien, je m'entends... Enfin, c'est vous qui l'aurez voulu!... Du reste, il y avait assez longtemps qu'il vous guignait, le gros malin!...
Au moment où Mlle Henriette ouvrait les yeux, le père Ravinet, discrètement, s'était retiré pour laisser aux femmes qui l'entouraient la liberté de la déshabiller... Elle n'avait donc pas vu son sauveur et ne comprenait rien aux propos de la Chevassat.
—Expliquez-vous, madame... murmura-t-elle.
—Ah! pardine, c'est bien facile! Celui qui vous a tirée d'affaire, qui vous a apporté de quoi garnir votre lit et de quoi faire du feu, et le reste... c'est le brocanteur du quatrième. Et il ne restera pas en si beau chemin! Patience... Vous savez ce que je vous ai dit.
Et en effet, soit crainte que Mlle Henriette ne vendît au père Ravinet ce qu'elle avait à vendre, soit autre raison, la portière avait fait à la pauvre fille un portrait assez peu rassurant du bonhomme.
—Qu'ai-je donc tant à craindre? fit cependant Mlle Henriette.
La portière hésita.
—Si je vous le disais, répondit-elle, vous le lui rediriez quand il reviendra...
—Jurez-le moi sur la mémoire de votre mère.
—Je vous le jure.
Confiante, l'odieuse vieille se rapprocha du lit, et vivement et à voix basse:
—Eh bien! donc, fit-elle, si vous acceptez ce que va vous offrir le père Ravinet, je vous vois dans six mois pire que Mme Hilaire... Ah! ne dites pas: fontaine je ne boirai pas de ton eau... le fin matois en a perdu plus d'une qui vous valait bien... C'est son état, à cet homme, et dame! il le connaît... Vous voilà prévenue... Moi, je descends donner la soupe à Chevassat, je remonterai dans la soirée. Et surtout, vous savez, motus!...
D'un mot la Chevassat venait de replonger Mlle de la Ville-Handry au plus profond de l'abîme du désespoir.
—Mon Dieu! pensait-elle, pourquoi faut-il que la généreuse assistance de ce vieil homme ne soit qu'un piége indigne!...
Le coude sur son oreiller, le front appuyé sur sa main, les yeux noyés de larmes, elle s'appliquait à rassembler ses pensées, plus éparses que les feuilles sèches après la tempête, lorsqu'une petite toux sèche et persistante l'arracha à ses méditations...
Elle tressaillit et dressa la tête...
Dans le cadre de sa porte ouverte, un homme d'un certain âge, de taille moyenne, était debout, regardant...
C'était le père Ravinet, qui après une longue conversation avec le sieur Chevassat et après quelques mots échangés avec l'estimable portière, venait chercher des nouvelles de sa protégée...
Elle le devina bien plutôt qu'elle ne le reconnut... Elle habitait la même maison que lui, mais non le même corps de logis, et c'est à peine si elle se souvenait de l'avoir entrevu quelquefois en traversant la cour.
—Voici donc, pensa-t-elle, l'homme qui complote ma perte, le misérable dont je dois me défier!
Or, il est certain que ce bonhomme avec son visage glabre, ses gros sourcils en broussailles et ses petits yeux jaunes d'une étrange mobilité, avait, pour qui l'observait, quelque chose d'énigmatique et par conséquent d'inquiétant.
Mlle Henriette ne l'en remercia pas moins, d'une voix profondément troublée, de son empressement à la secourir, de ses soins intelligents et de sa générosité à la pourvoir de tout ce dont elle manquait.
—Oh! vous ne me devez nulle reconnaissance, interrompit-il, je n'ai que rempli mon devoir, et petitement...
Et aussitôt, d'un ton bourru, il se mit à expliquer que ce qu'il avait fait n'était rien, en comparaison de ce qu'il se proposait de faire... Les causes du suicide de Mlle Henriette, il ne les avait que trop comprises à l'aspect désolé de sa chambre... Mais elle n'avait plus rien à craindre de la misère, jurait-il, maintenant qu'il était là, lui...
Mais plus étaient vives et pressantes les marques d'intérêt que lui donnait le vieux brocanteur, plus Mlle Henriette se tenait sur la réserve, l'esprit encore plein des préventions que la Chevassat lui avait soufflées.
Par bonheur il était fin, le bonhomme, et avec une rare habileté, grâce à des réticences aussi prudemment calculées que certains emportements, il sut ramener un peu Mlle de la Ville-Handry. Il la conquit presque, en lui remettant cachetées et intactes en apparence, les lettres qu'avant d'allumer le réchaud fatal, elle avait écrites à M. de Brévan et à son père.
Aussi, quand il se retira, après une demi-heure de diplomatie, il avait arraché à la malheureuse jeune fille le serment de ne pas attenter de nouveau à ses jours, et la promesse de lui expliquer par quel concours de circonstances fatales elle en avait été réduite à cet excès de misère.
—«Vous n'hésiteriez pas, lui avait-il dit, si vous saviez combien il est aisé souvent, avec un peu d'expérience, de dénouer les situations qui paraissent le plus inextricables...»
Mlle Henriette n'hésitait pas.
Une réflexion, qui lui était venue dès qu'elle s'était trouvée seule, lui avait tout à coup donné une singulière confiance.
—Si le père Ravinet était ce que prétend la Chevassat, pensait-elle, cette méchante femme ne m'eût pas avertie... Si elle me détourne d'accepter les offres de service de ce vieil homme, c'est que sans doute j'y trouverai un avantage considérable...
Sur quoi, envisageant, aussi froidement que possible, la partie politique de sa détermination, elle y découvrait des chances énormes en sa faveur.
Si le père Ravinet était de bonne foi, elle allait pouvoir attendre Daniel.
S'il ne l'était pas, que risquait-elle?... Qui ne craint pas la mort n'a rien à redouter, et elle ne la craignait pas, elle... Le poignard de Lucrèce garantira toujours la liberté d'une femme de cœur...
Et cependant, malgré l'impérieux besoin qu'elle avait de repos, sa promesse la tint éveillée une partie de la nuit.
C'est qu'elle repassait dans son esprit cette lamentable histoire qui était la sienne, se demandant ce qu'elle pouvait avouer et ce qu'elle devait taire au vieux brocanteur.
N'avait-il pas découvert déjà par l'adresse d'une de ces deux lettres qu'elle était la fille du comte de la Ville-Handry... C'était là surtout ce qu'elle eût voulu pouvoir cacher.
Et d'ailleurs, demander conseil à quelqu'un en lui dissimulant une partie de la vérité, n'est-ce pas folie?
—Il faut tout dire, s'écria-t-elle, ou rien.
Et après un moment de réflexion:
—Je dirai tout, ajouta-t-elle, sans réticences.
Telles étaient encore ses dispositions, quand au matin, sur les neuf heures, le père Ravinet se présenta chez elle.
Il était fort pâle, le bonhomme, et l'expression de son visage et le timbre de sa voix trahissaient une émotion difficilement maîtrisée et une poignante anxiété.
—Eh bien! demanda-t-il, oubliant dans sa préoccupation de demander à la jeune fille comment elle avait passé la nuit.
Elle hocha tristement la tête, et lui montrant une chaise:
—Mon parti est pris, monsieur, répondit-elle; asseyez-vous et écoutez-moi...
Le vieux brocanteur était bien persuadé que Mlle Henriette en arriverait là; mais si vite, non, il ne l'espérait pas.
—Une exclamation lui échappa: «Enfin!» et une joie immense, délirante, éclata dans ses yeux...
Même cette joie semblait si peu explicable, que la jeune fille en conçut comme une vague inquiétude.
—Je ne m'abuse pas, fit-elle, en fixant le vieil homme de toute la force de sa pénétration, ce que je fais est d'une témérité inouïe. Je me mets en quelque sorte à votre merci, monsieur, à la discrétion d'un inconnu dont on m'a dit que j'avais tout à craindre...
—Oh! mademoiselle, protesta-t-il, croyez...
Mais elle l'interrompit, et d'un accent solennel:
—Je crois, prononça-t-elle, que si vous me trompiez, vous seriez le plus lâche et le dernier des hommes... Je m'en remets à votre honneur...
Et aussitôt, d'une voix ferme, elle commença le récit de sa vie, depuis ce soir fatal où son père lui avait dit:
«—J'ai résolu, ma fille, de te donner une seconde mère...»
Plus enfiévré que le joueur pendant que tourne la bille fatale dont l'arrêt va décider de sa fortune ou de sa ruine, les traits contractés par une attention poignante, le vieux brocanteur s'était assis en face de Mlle Henriette, les yeux obstinément attachés sur elle, comme pour pénétrer sa pensée et en devancer l'expression.
Ces confidences terribles, on eût dit qu'il les avait pressenties, et qu'il éprouvait, à voir ses pressentiments justifiés, une âpre satisfaction.
Et à mesure que parlait Mlle de la Ville-Handry:
—C'est bien cela, murmurait-il; oui, cela devait être...
Tous ces gens, dont la jeune fille lui exposait les manœuvres abominables, il semblait les connaître mieux qu'elle, comme s'il les eût fréquentés longtemps, comme si même il eût vécu dans leur intimité.
Et sur chacun, il s'exprimait avec une assurance étrange, disant selon que l'occasion s'en présentait:
—Ah!... je reconnais bien là Sarah et mistress Brian!...
Ou:
—Sir Tom n'agit jamais autrement.
Ou encore:
—Oui, c'est bien là tout Maxime de Brévan.
Et, selon les phases du récit, un rire amer et qui avait quelque chose de convulsif tordait ses lèvres, ou il se répandait en imprécations.
—Quelle intrigue! murmurait-il de l'accent de la plus profonde horreur, quelle intrigue infernale!...
A un autre moment, il devint livide et chancela sur sa chaise, comme si, se trouvant mal, il eût été près de tomber.
Mlle Henriette lui disait alors, d'après le récit de Daniel, les circonstances de la mort de M. de Kergrist et de la disparition de Malgat, ce pauvre caissier qui avait laissé dans sa caisse un déficit énorme, qui avait été condamné par contumace aux travaux forcés et dont la police pensait avoir retrouvé le corps dans un bois des environs de Paris.
Mais dès que la jeune fille eut terminé, il se dressa tout d'une pièce, et d'une voix formidable:
—Je les tiens donc, les misérables! s'écria-t-il, cette fois, je les tiens.
Et, succombant à l'excès de son émotion, il se laissa tomber sur une chaise, cachant son visage entre ses mains.
Muette de stupeur, Mlle de la Ville-Handry examinait cet étrange bonhomme sur qui reposait désormais tout son espoir.
Déjà, la veille, elle avait eu comme un soupçon qu'il n'était pas ce qu'il paraissait être, maintenant, elle en était sûre.
Mais qui était-il?... Elle ne pouvait, à cet égard, que s'égarer en conjectures vaines.
Ce qui lui paraissait prouvé, par exemple, c'est que Sarah Brandon, mistress Brian, sir Tom et M. de Brévan s'étaient trouvés de façon ou d'autre mêlés à la vie du père Ravinet, et qu'il les haïssait mortellement.
—A moins donc qu'il ne cherche à me tromper... pensait-elle, gardant encore l'ombre d'un doute.
Lui, cependant, n'avait pas tardé à triompher de sa passagère faiblesse et s'était relevé...
—Qu'on nie donc encore la Providence! prononça-t-il. Ah! les imbéciles seuls ou les fous en sont capables... Ayant mille raisons de croire que cette maison garderait le secret de son crime aussi fidèlement que la tombe, M. de Brévan vous y amène... Et il se trouve que j'y demeure, moi, précisément, sans qu'il s'en doute... Par une sorte de prodige, nous vivons, vous, Mlle de la Ville-Handry et moi, l'un auprès du l'autre, sans se soupçonner... Mais voilà qu'à l'heure même où Maxime de Brévan va triompher, la Providence nous rapproche, et ce rapprochement le perd...
Sa voix trahissait la joie farouche de la vengeance, ses yeux jaunes s'emplissaient d'éclairs.
—Car M. de Brévan triomphait, hier soir, poursuivit-il... La Chevassat, son âme damnée, vous avait épiée, et surprenant le secret de vos préparatifs de suicide, elle lui avait dit: «Réjouis-toi, nous allons être enfin débarrassés d'elle...»
Mlle Henriette frissonna.
—Est-ce possible!... balbutia-t-elle.
Alors, le bonhomme la regardant d'un air un peu surpris:
—Quoi! fit-il; est-ce que d'après la conduite de Maxime de Brévan vous ne l'avez jamais soupçonné de méditer votre mort?...
—Si!... cette idée m'est venue une fois.
—Eh bien! cette fois là, vous étiez dans le vrai, mademoiselle!... Ah! vous ne connaissez pas encore vos ennemis... Mais je les connais, moi, car il m'a été donné de mesurer la profondeur de leur scélératesse. Et là sera votre salut, si vous voulez suivre mes conseils...
—Je les suivrai, monsieur.
Visiblement, le père Ravinet était un peu embarrassé.
—C'est que, mademoiselle, fit-il, je vais être obligé de vous demander de vous confier absolument à moi!...
—Je m'y confierai.
—L'important est de vous soustraire aux embûches de M. de Brévan, de lui échapper et de lui faire perdre vos traces. Il vous faudra donc quitter cette maison.
—Je la quitterai.
—Et de la façon que je vous dirai.
—Je vous obéirai de point en point.
La dernière ombre d'inquiétude qui assombrissait encore le front du vieux brocanteur se dissipa comme par enchantement.
—Tout ira donc bien, déclara-t-il, en se frottant les mains à s'enlever l'épiderme, et je réponds de tout... Hâtons-nous donc de convenir de nos faits, car voici longtemps que je suis près de vous, la Chevassat doit être sur des charbons ardents, et il importe qu'elle ne soupçonne pas que nous nous entendons.
Comme s'il eût craint qu'une oreille indiscrète ne fût collée contre la porte, il rapprocha sa chaise du lit de Mlle Henriette, et d'une voix si basse que tout juste elle l'entendait:
—Dès que j'aurai tourné les talons, reprit-il très-vite, la Chevassat va vous arriver toute brûlante de curiosité pour s'informer de ce qui s'est passé entre nous... Montrez-vous très-irritée contre moi... Laissez entendre que je suis un vieux misérable, assez lâche pour vouloir vous faire payer d'un prix infâme le service que je vous ai rendu...
Mlle Henriette était devenue fort rouge.
—Cependant, monsieur... balbutia-t-elle.
—Il vous répugne de mentir, peut-être?...
—C'est que... Je ne saurai pas, je le crains... Mentir de façon à tromper Mme Chevassat ne doit pas être facile...
—Eh! mademoiselle, il le faut, il le faut absolument... Si vous vous pénétrez bien de cette nécessité, vous trouverez l'aplomb nécessaire... Songez qu'on ne combat bien ses ennemis qu'avec leurs propres armes...
—Je ferai de mon mieux, monsieur...
—Alors, je suis tranquille de ce côté... Et le reste, vous l'allez voir, est la moindre des choses... Un peu avant la nuit, vous vous habillerez et vous guetterez le moment où le portier, comme chaque soir, allumera le gaz... Dès que vous le verrez dans le grand escalier, vous vous hâterez de descendre... J'aurai pris mes mesures pour que la Chevassat soit en courses ou occupée, la loge sera seule, par conséquent, et il vous sera aisé de vous glisser dehors sans être aperçue... Une fois dans la rue vous tournerez à gauche... Au coin de la rue Drouot, devant le mur de l'hôtel des Ventes, un fiacre stationnera d'où pendra par la portière un mouchoir à carreaux comme celui-ci... Montez-y hardiment, j'y serai... Je ne sais si je me suis bien expliqué?
—Oh! parfaitement, monsieur.
—Alors, c'est entendu... Vous vous sentez assez rétablie?
—Oui, monsieur, vous pouvez compter sur moi.
Tout se passa si exactement comme l'avait prévu le vieux brocanteur, et Mlle Henriette joua si bien son rôle, que le soir, quand elle constata la disparition de sa locataire, la Chevassat ne fut ni très-surprise ni très-inquiète.
—Elle était dégoûtée de la vie, cette petite! dit-elle à son mari; je l'ai bien vu, ce tantôt... Nous la retrouverons à la Morgue. Le charbon ne lui ayant pas réussi, elle aura voulu essayer de l'eau!...
XXI
Honnête portière! elle ne se fût point couchée si tranquille ni si promptement endormie du sommeil du juste, si elle eût flairé la vérité...
Ce qui lui donnait cette belle quiétude, c'était la certitude qu'elle avait que Mlle Henriette était sortie la tête nue, chaussée de méchantes bottines à vingt-neuf sous, n'ayant sur le corps qu'une jupe et sa pauvre robe d'orléans noir, toute rapiécée et à peine plus épaisse qu'une toile d'araignée.
Or, elle était persuadée qu'en cet état de dénûment extrême, et par cette froide nuit de décembre, la pauvre jeune fille se lasserait vite d'errer par les rues de Paris, et fatalement serait attirée vers la Seine...
Et pas du tout...
Restée seule après le départ du père Ravinet, Mlle de la Ville-Handry n'avait fait que s'affermir dans la résolution de s'abandonner à lui aveuglément, se défendant même de réfléchir, puisqu'elle n'avait pas, humainement, d'autre parti à prendre.
Après donc avoir reçu la visite de la Chevassat et lui avoir joué la scène convenue avec le vieux brocanteur, elle se leva, et bien que très-souffrante encore, elle se posta devant la fenêtre, guettant le moment propice.
Quatre heures sonnaient et la nuit tombait, quand elle vit le portier sortir de sa loge une lumière à la main et s'engager dans le grand escalier pour y allumer les lanternes.
—Allons! il est temps! se dit-elle.
Et jetant un dernier regard à cette misérable chambre où elle avait tant souffert et tant pleuré, où elle avait cru mourir, elle s'élança dehors.
L'escalier de service était fort obscur, aussi ne dut-elle pas être reconnue par deux personnes qu'elle y croisa. La cour était déserte, la loge des concierges fermée. Elle traversa rapidement le vestibule et d'un bond fut dans la rue.
A quarante pas, sur la gauche, elle pouvait voir la voiture de place où l'attendait le père Ravinet. Elle y courut, monta, et le cocher, qui avait le mot, fouetta ses chevaux dès qu'il entendit claquer la portière...
—Et maintenant, monsieur, commença-t-elle, où me conduisez-vous?...
Aux lueurs du gaz des magasins éclairant par intervalle l'intérieur de la voiture, elle pouvait voir les traits du bonhomme... Il la contemplait avec une expression manifeste de contentement, et un bon sourire d'amicale malice errait sur ses lèvres.
—Ah! c'est un grand secret, répondit-il, mais vous ne tarderez pas à le connaître, car nous allons vite.
Les maigres rosses du fiacre marchaient, en effet, comme si les cent sous de pourboire donnés au cocher eussent infusé dans leurs veines le sang du plus pur coursier anglais.
Elles descendirent de ce train furieux la rue Drouot, remontèrent la rue Lafayette, et tournant à gauche dans la rue du Faubourg-Poissonnière, ne tardèrent pas à s'arrêter devant une maison d'apparence modeste.
Leste comme un clerc d'huissier, le père Ravinet avait sauté à terre, et ayant aidé Mlle Henriette à descendre, il lui prit le bras et l'entraîna dans la maison, en disant:
—Vous allez voir quelle surprise je vous réserve.
Au troisième étage, le bonhomme s'arrêta et, tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte qui faisait face à l'escalier.
Et, avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, Mlle Henriette se trouva poussée dans un petit salon, où une dame d'un certain âge brodait au métier à la lueur d'une grosse lampe de cuivre.
—Chère sœur, s'écria dès le seuil le père Ravinet, voici la jeune fille que je t'avais annoncée, et qui nous fait l'honneur d'accepter notre hospitalité.
Méthodiquement, la vieille dame planta son aiguille dans le canevas, repoussa son métier et se leva.
Elle paraissait avoir une cinquantaine d'années, et elle avait dû être jolie autrefois. Mais l'âge et les chagrins avaient blanchi ses cheveux et creusé son visage de rides profondes, et l'habitude du silence et de la méditation avait comme soudé ses lèvres l'une à l'autre.
Sa physionomie austère respirait cependant la bienveillance... Elle était vêtue de noir et sa mise était celle des bonnes bourgeoises de province.
—Soyez la bienvenue, mademoiselle, prononça-t-elle d'une voix grave, vous trouverez dans notre humble intérieur le calme et les sympathies dont vous avez besoin...
Cependant le père Ravinet s'était avancé, et s'inclinant devant Mlle Henriette:
—Je vous présente, lui dit-il, Mme veuve Bertolle, ma bien-aimée sœur Marie, la sainte qui s'est dévouée pour son frère, et qui lui a tout sacrifié, son existence, son repos, sa fortune.
Ah! il n'y avait pas à se méprendre aux regards dont le bonhomme enveloppait la vieille dame, il l'adorait... Mais, elle, comme embarrassée de ces louanges:
—Tu m'as prévenue si tard, Antoine, interrompit-elle, que je n'ai pu me conformer absolument à tes intentions... Cependant la chambre de mademoiselle est prête, et si tu veux...
—Oui, il faut nous y conduire...
Ayant pris la lampe, après en avoir enlevé l'abat-jour, la vieille dame ouvrit une porte qui donnait directement du salon dans une petite chambre modestement meublée, mais resplendissante d'une propreté flamande et où on respirait cette fraîche odeur d'iris dont les ménagères de province parfument leur lessive.
Glaces et meubles étincelaient à la flamme du feu clair qui flambait dans la cheminée, et les rideaux étaient plus blancs que neige.
D'un coup d'œil, le vieux brocanteur avait embrassé ces détails, et après un sourire de remercîment à sa sœur:
—Vous êtes ici chez vous, mademoiselle, dit-il à Mlle Henriette.
Toute saisie, la pauvre fille cherchait en quels termes témoigner l'excès de sa reconnaissance; la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.
Elle lui montrait, étalés sur le lit, des jupons, du linge blanc, des bas, un chaud peignoir de flanelle grise à petites fleurs bleues, et, à terre, des pantoufles.
—Voici toujours de quoi changer ce soir, mademoiselle, disait-elle, j'ai pourvu au plus pressé, demain, nous verrons pour le reste...
De grosses larmes, des larmes de bonheur et d'attendrissement, cette fois, roulaient le long des joues pâlies de Mlle Henriette. Oh! oui, c'était une surprise, et délicieuse, que lui avait ménagée l'ingénieuse protection du vieux brocanteur.
—Ah! vous êtes bons, murmura-t-elle en tendant ses mains au frère et à la sœur, vous êtes bons... Comment reconnaître jamais tout ce que vous faites pour moi!...
Puis, surmontant son émotion et s'adressant au père Ravinet:
—Mais qui donc êtes-vous, monsieur, vous qui venez ainsi au secours d'une pauvre fille qui est une étrangère pour vous, et par la délicatesse de votre générosité en doublez le prix?
Ce fut la vieille dame qui répondit:
—Mon frère est un malheureux homme, mademoiselle, qui a payé de son bonheur, de son avenir, de son existence même, un moment d'égarement... Ne l'interrogez pas. Qu'il soit pour vous ce qu'il est pour tous: Antoine Ravinet, marchand de curiosités.
L'accent de la vieille dame trahissait tant de douleurs secrètement endurées, que Mlle Henriette baissait la tête, regrettant son indiscrétion.
Mais alors le bonhomme:
—Ce que je puis vous dire, mademoiselle, reprit-il, c'est que vous ne me devez aucune reconnaissance... non, aucune!... Ce que je fais, mon intérêt me commande impérieusement de le faire, et je n'y ai nul mérite... Que parlez-vous de gratitude!... c'est moi qui resterai votre éternel obligé pour le service immense que vous me rendez.
Il s'animait au bruit de ses paroles, sa taille se redressait, ses yeux flamboyaient, et peut-être il allait laisser échapper son secret quand sa sœur, l'interrompant:
—Antoine! fit-elle d'un ton de reproche, Antoine!...
Il s'arrêta court:
—C'est juste, reprit-il, très-juste! Je suis là que je m'oublie, et je devrais être déjà de retour rue Grange-Batelière... Il est d'une importance capitale que la Chevassat ne me perde pour ainsi dire pas de vue ce soir...
Il allait se retirer; la vieille dame le retint du geste.
—Tu dois rentrer, lui dit-elle, je le sais, seulement, prends garde... C'est un miracle que M. de Brévan ne t'ait pas rencontré et reconnu depuis un an qu'il vient dans la maison que tu habites... Si ce malheur arrivait maintenant, peut-être nos ennemis nous échapperaient-ils encore... Après l'acte de désespoir de mademoiselle, ne voudra-t-il pas connaître celui qui l'a sauvée?... Comment feras-tu pour l'éviter?...
—J'ai prévu ce danger, répondit-il... Je vais en rentrant conter aux époux Chevassat une petite histoire qui leur mettra si bien la puce à l'oreille qu'ils engageront Maxime à ne plus venir que de nuit... comme autrefois.
Sur quoi, saluant Mlle Henriette, il se retira en disant:
—Demain nous nous concerterons!...
Sauvé au moment où, à bout de forces et d'espoir, il lâchait l'épave où il se tenait cramponné, le naufragé n'éprouve pas, en touchant le pont du navire qui l'a recueilli, un sentiment de béatitude comparable à celui de Mlle Henriette.
Et cette sensation délicieuse de la première minute devint plus profonde et plus intense, après une soirée passée près de la sœur du père Ravinet.
Sans embarras comme sans affectation, cette veuve, d'une dignité si noble et si simple, se dévoila assez en quelques phrases pour que, sans connaître au juste les événements de sa vie, Mlle de la Ville-Handry put la connaître elle-même.
Ruinée tout à coup, du jour au lendemain,—elle ne disait pas comment,—quelques mois après la mort de son mari, elle s'était vue réduite, elle, accoutumée aux douceurs de l'aisance, à l'étroitesse et aux privations d'une existence pauvre et dénuée... Il y avait environ cinq ans de cela...
Sans cesser de garder des dehors honorables, elle s'était fait une loi de la plus sévère, il faudrait même dire, de la plus sourdide économie.
Elle n'avait qu'une femme de ménage qui venait une heure, le matin, pour le gros ouvrage... Elle se chargeait du reste, savonnant et repassant elle-même tout son menu linge; ne faisant la cuisine que deux fois par semaine, et les autres jours mangeant froid, autant pour épargner quelque argent que pour ménager son temps.
Car son temps n'était pas sans valeur... Elle échantillonnait au métier des modèles de tapisserie qu'un magasin de la rue de la Chaussée-d'Antin lui payait assez cher... Il y avait des jours, l'été, où elle gagnait jusqu'à trois francs...
Le coup avait été rude, elle ne le cachait pas; puis tout doucement elle s'était résignée et elle avait pris l'habitude de cette sévérité de conduite, de cette parcimonie jalouse appliquée aux moindres détails...
Et maintenant, elle trouvait aux privations qu'elle s'imposait cette satisfaction intime qui résulte de la conscience d'un devoir accompli, satisfaction d'autant plus précieuse que le devoir est plus pénible.
Quel devoir? Elle ne le disait pas.
—Celle-là est entre toutes une sainte et noble créature... se disait Mlle Henriette lorsque le soir, sur les huit heures, après un modeste repas, elle fut retirée dans sa petite chambre.
Cependant elle ne pouvait détacher sa pensée de la situation évidemment énigmatique de ces deux protecteurs que la destinée, enfin clémente, avait placés sur son chemin.
Quel mystère existait dans le passé du frère et de la sœur?... car il en existait un... et, loin de s'en cacher, ils avaient prié Mlle Henriette de ne pas chercher à le pénétrer...
Comment leur passé était-il lié à son passé, à elle-même?... Comment leur avenir se trouvait-il dépendre du sien?...
Mais la fatigue ne tarda pas à l'emporter sur ses préoccupations et à confondre ses idées.
Et pour la première fois depuis bientôt deux ans, elle s'endormit en toute sécurité, d'un bon sommeil paisible, sans sursauter au moindre bruit, sans se défier du silence, sans se demander si ses ennemis ne l'épiaient pas, sans soupçonner jusqu'à la complicité des murailles...
Quand elle s'éveilla, le lendemain, calme et reposée, il faisait grand jour, dix heures venaient de sonner et un rayon de pâle soleil de décembre miroitait sur le vernis des meubles.
Et quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut debout au pied de son lit, comme un bon génie qui eût veillé sur son sommeil, la sœur du vieux brocanteur.
—Dieu! quelle paresseuse je fais!... s'écria-t-elle avec le rire insoucieux de l'enfant.
C'est que dans cette chambrette, où elle n'avait passé qu'une nuit, elle se sentait chez elle, autant qu'à l'hôtel de la Ville-Handry du vivant de sa pauvre mère, et il lui semblait qu'elle y avait vécu des années.
—Mon frère est venu il y a une demi-heure pour vous parler, mon enfant, prononça la vieille dame, mais il n'a pas voulu vous éveiller. Vous aviez tant besoin de repos... Mais il reviendra ce soir et dînera avec nous...
Le gai sourire qui éclairait le visage de Mlle Henriette s'éteignit à l'instant même.
Absorbée dans l'extase du bonheur présent, elle avait tout oublié, et ces quelques mots la ramenaient à la réalité de la situation et lui rappelaient les misères passées et les incertitudes de l'avenir.
La digne veuve, cependant, l'aida à se lever, et elles passèrent leur journée ensemble, dans le petit salon, occupées à tailler et à coudre une robe de soie noire, dont le père Ravinet avait apporté l'étoffe le matin et qui était destinée à remplacer la misérable robe d'orléans de Mlle de la Ville-Handry.
Même, en apercevant cette pièce de soie, et songeant à ce que la sœur du vieux brocanteur lui avait dit de leur extrême indigence, la jeune fille avait eu peine à retenir une larme.
—Pourquoi cette dépense!... avait-elle dit d'un air triste. Est-ce qu'une robe de laine ne suffisait pas bien! Déjà l'hospitalité que vous m'accordez doit vous être une charge... Je ne me pardonnerais pas de vous être un sujet de nouvelles privations!...
Mais la vieille dame branlait la tête.
—Rassurez mon enfant, répondit-elle, l'argent ne nous manque pas...
Elles venaient d'allumer la lampe, quand une clef grinça dans la serrure de la porte d'entrée, et l'instant d'après le père Ravinet parut.
Il était fort rouge, et bien qu'il gelât, dehors, il tamponnait son front de son mouchoir à carreaux, comme s'il eût été en sueur.
—Je suis exténué!... fit-il, en se laissant tomber dans un fauteuil. Ce que j'ai fait de courses aujourd'hui est incroyable. Je voulais prendre l'omnibus pour revenir de la rue de Varennes, mais je n'y ai pas trouvé de place...
Mlle Henriette se dressa d'un bond:
—Vous êtes allé chez mon père, monsieur! s'écria-t-elle...
—Depuis huit jours, mademoiselle, M. de la Ville-Handry n'habite plus rue de Varennes...
Une idée folle, l'idée que le comte s'était séparé de sa femme, traversa l'esprit de la jeune fille.
—Et la comtesse, interrompit-elle, la comtesse Sarah?...
—Elle a suivi son mari... Ils occupent, rue Le Peletier, 79, un appartement au dessus des bureaux de la succursale des Pétroles de Pensylvanie. Sir Tom et mistress Brian demeurent avec eux... Et ils n'ont, à eux tous, que deux domestiques: Ernest, le valet de chambre du comte, et une certaine Clarisse...
Le nom de l'abjecte créature dont la trahison avait été une des causes décisives de ses malheurs, ne frappa pas Mlle de la Ville-Handry.
—Comment mon père a-t-il pu se décider à abandonner son hôtel, murmura-t-elle.
—Il l'a vendu, mademoiselle, il y a dix jours.
—Grand Dieu! mon père est donc ruiné!
Le bonhomme inclina la tête:
—Oui!...
C'était la réalisation des pressentiments sinistres dont s'était sentie glacée Mlle Henriette quand elle avait entendu le comte de la Ville-Handry parler de la Société des Pétroles de Pensylvanie.
Mais jamais, non, jamais elle n'avait imaginé un désastre si rapide.
—Mon père ruiné! répéta-t-elle, comme si elle eût été effrayée de la signification de ces paroles... Ruiné!... Et il n'y a pas un an il possédait cent mille écus de rentes... Six millions ont été engloutis en douze mois! Six millions!
Et l'énormité de la somme et la brièveté du temps, dépassant pour elle toute vraisemblance:
—Ce n'est pas possible, prononça-t-elle, vous devez vous tromper, monsieur, on vous aura trompé!
Un sourire d'amère ironie plissait les lèvres du vieux brocanteur.
—Quoi!... fit-il, comme s'il eût été confondu des doutes de Mlle Henriette, vous en êtes encore là, mademoiselle!... Allez, ce que je vous dis n'est que trop positif, et s'il vous fallait des preuves...
Et sortant un journal de sa poche, il le tendit à Mlle Henriette, lui indiquant du doigt, à la première page, un article entouré au crayon rouge:
—Là! dit-il...
C'était une de ces feuilles de finance, comme il en pousse tous les matins, et qui professent à leur bénéfice l'art difficile de s'enrichir très-vite, sans risques. Celle-ci arborait cependant un titre fait pour rassurer; elle s'appelait: La Prudence.
Mlle Henriette, à haute voix, lut:
«Jamais nous ne nous lasserons de répéter à nos abonnés ces mots qui sont notre devise et notre titre: Prudence! prudence! Se défier des affaires nouvelles!
«Sur cent affaires qui se présentent sur la place, soixante au moins, on peut le dire hardiment, ne sont que des piéges à pièces de cent sous, où doit fatalement s'engloutir intégralement le capital des souscripteurs téméraires... Des quarante qui restent, vingt-cinq doivent être tenues pour suspectes, comme présentant trop de chances aléatoires. Il est encore utile de se consulter avant de choisir, parmi les quinze qui restent, celles qui offrent le plus de consistance et de garanties...»
La jeune fille cessa de lire, étonnée de ce verbiage.
—J'avoue que je ne comprends pas, fit-elle, et je ne vois pas quel rapport...
Mais le père Ravinet l'interrompant:
—Ce n'est là, dit-il, que le patelinage de la préface, le sirop destiné à masquer le dégoût d'une potion empoisonnée... Poursuivez, et vous comprendrez...
Mlle Henriette reprit donc:
«Voici qu'un événement encore—il faudrait dire un désastre—vient à l'appui de nos théories, et ne justifie que trop nos exhortations à la circonspection.
«Une société qu'on a vue surgir comme d'une boîte à surprises l'an dernier, qui s'annonçait à grand fracas de réclames, inondant les journaux de ses prospectus et tapissant Paris de ses affiches, une société qui devait enrichir tous ses souscripteurs, en est déjà à ne pouvoir payer l'intérêt du capital versé...
«Quant au capital lui-même... Mais n'anticipons pas sur les événements!...
«Tous nos lecteurs ont déjà compris que nous voulons parler de la Compagnie Franco-Américaine des Pétroles de Pensylvanie, dont la... situation est depuis huit jours le sujet de toutes les conversations.
«A la Bourse, les actions du 500 francs se négociaient hier couramment entre 18 et 20 francs...»
Les larmes qui l'aveuglaient, empêchèrent Mlle Henriette de poursuivre.
—Mon Dieu! murmura-t-elle, mon Dieu!
Puis, domptant sa défaillance, elle se remit à lire:
«Et cependant, si jamais société parut offrir toutes les sûretés matérielles et morales qu'on recherche avant d'aventurer le fruit de ses économies, c'est certes celle-là.
«A sa tête était un homme qui passa, dans le temps, pour une capacité politique, pour un administrateur de premier ordre, et dont la réputation d'intègre probité semblait fort au-dessus de toute discussion.
«N'est-ce pas désigner le «haut et puissant» comte de la Ville-Handry!...
«Aussi, fallait-il voir comme les réclames le faisaient sonner haut, ce grand et noble nom... Comte de la Ville-Handry par ci! comte de la Ville-Handry par là!... Il allait doter le pays d'une industrie nouvelle, il allait en or pur changer le vil pétrole.
«Surtout, on ne manquait pas d'ajouter que la fortune personnelle du comte égalait presque le capital demandé: dix millions. Pour lui, les affaires, ce n'était pas l'argent des autres, c'était le sien propre...
«Il y a douze mois, de ces éblouissantes promesses... Qu'en reste-t-il?... Des actions, à vingt francs hier, qu'on ne trouvera plus à négocier demain à aucun prix, et un capital plus que problématique...
«Qui se serait attendu à une seconde édition de Mines de Tiffila, du marquis de Croisenois!...»
Le journal tomba des mans de la pauvre fille... Elle était devenue plus pâle que la mort et elle chancelait à ce point que la sœur du père Ravinet étendit les bras pour la soutenir.
—Horrible! murmura-t-elle, c'est horrible!
Elle n'avait pourtant pas tout vu encore.
Le bonhomme ramassa la feuille financière, et au-dessous de cet article dont chaque mot suait le venin, il lut haut, et lentement comme pour en faire ressortir l'abominable perfidie, d'abord cet entrefilet:
«Deux délégués des actionnaires de la Société des Pétroles de Pensylvanie ont dû s'embarquer ce matin même à Brest pour New-York.
«Ces messieurs sont chargés par leurs co-intéressés d'une enquête dont le but est de connaître la valeur exacte des terrains où sont situés les puits à pétrole qui constituent l'unique gage des souscripteurs.
«Certaines personnes ont été jusqu'à émettre des doutes sur l'existence même de ces terrains...»
Et plus loin, ce fait divers:
«On a vendu, la semaine passée, l'hôtel que M. le comte de la Ville-Handry possédait—et habitait, rue de Varennes.
«Ce magnifique immeuble a été adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur, moyennant 740,000 francs.
«Le malheur est qu'il était grevé de diverses hypothèques, s'élevant ensemble à la somme de 500,000 francs.»
Atterrée, Mlle de la Ville-Handry s'était affaissée sur un fauteuil.
—Mais c'est une infamie sans nom, balbutiait-elle d'une voix à peine intelligible, personne ne croira ces monstrueuses calomnies.
Pâles et profondément troublés, le père Ravinet et sa sœur échangeaient des regards de détresse... Evidemment, la malheureuse enfant ne soupçonnait pas l'effroyable gravité de la situation. Et cependant, la voyant ainsi écrasée, ils hésitaient à l'éclairer.
A la fin, le vieux brocanteur prit son parti en homme qui sait que l'incertitude est encore la plus intolérable souffrance.
—Oui, mademoiselle, reprit-il, oui, votre père est épouvantablement calomnié... Mais je me suis informé... Deux faits ne sont que trop réels: M. de la Ville-Handry est ruiné et les actions de la société dont il est le directeur sont tombées à 20 francs, parce que...
Sa voix s'altéra, et plus bas, tout bas, il ajouta:
—Parce que l'on croit que le capital social a été détourné de sa destination et... englouti dans des spéculations à la Bourse.
Il avait eu raison, le vieux brocanteur, de compter sur la virile énergie de Mlle de la Ville-Handry!...
Son corps entier vibra d'une commotion électrique, un éclair de colère sécha les larmes dans ses yeux, et se dressant, la lèvre frémissante:
—Voilà l'immonde calomnie! s'écria-t-elle.
Si inexpérimentée qu'elle fût, elle discernait l'énormité de l'inculpation, et aussi peut-être ses effroyables conséquences.
Et s'animant, elle poursuivait:
—Accuser mon père d'un ignoble abus de confiance, d'un vol!... Voyons, il faudrait raisonner un peu cependant!... Pourquoi, dans quel but serait-il allé risquer à la Bourse les sommes remises à son honneur? Pour se procurer de l'argent, n'est-ce pas?... Comme si sa fortune ne lui eût pas suffi!... Ah! qu'un chevalier d'industrie qui n'a rien à perdre, qu'un aventurier dévoré de convoitises risquent tout, espérant tout gagner... on se l'explique... Mais le comte de la Ville-Handry, un homme considérable et considéré, un grand seigneur cinq ou six fois millionnaire?
Elle haussait les épaules, elle riait d'un air d'ironique pitié.
Mais le bonhomme de plus en plus devenait sombre.
—Vous oubliez, mademoiselle, reprit-il, que votre père ne s'appartient plus, qu'il est sans forces ni volontés non plus qu'un enfant, qu'il est à la disposition d'une de ces créatures redoutables qui semblent posséder le secret de quelque philtre pour égarer les sens et troubler la raison! Vous oubliez...
—Rien, monsieur!... Mon père est vieux... il est faible. Il aime... il est crédule. On lui aura démontré que ce qui n'était pas était... Mais il n'est pas de pouvoir au monde capable de lui prouver qu'un acte malhonnête ne l'est pas, capable surtout de l'y déterminer...
Véritablement le digne brocanteur souffrait, et cela se voyait.
—Eh! mademoiselle, interrompit-il, autant que vous j'ai foi en la probité de M. le comte de la Ville-Handry. Mais que savait-il des affaires, ce malheureux homme, quand on l'y a lancé?... Rien. Le maniement des capitaux industriels est difficile, périlleux souvent... On l'aura trompé, abusé, joué, poussé vers l'abîme de la banqueroute...
—Qui?
Le père Ravinet tressauta sur son fauteuil, et levant les bras au plafond:
—Comment! qui?... s'écria-t-il. Ceux qui y avaient intérêt, donc! c'est-à-dire les misérables qui l'entourent, Sarah, sir Tom.
Mlle Henriette secouait la tête:
—Je ne crois pas, fit-elle, que la comtesse Sarah ait vu d'un bon œil la fondation de cette Société...
Et une objection lui venant, qu'elle jugea décisive:
—D'ailleurs, poursuivit-elle, Sarah avait-elle intérêt à ruiner mon père?... Evidemment non. Le ruiner, c'était se ruiner elle-même, puisqu'elle était maîtresse absolue de la fortune et libre d'en disposer au gré de sa fantaisie...
Et pénétrée de la justesse de ce raisonnement, elle adressait au vieux brocanteur un regard triomphant.
Lui vit bien alors qu'il fallait frapper un coup décisif, et sa sœur l'y encourageait du geste.
—Veuillez m'écouter, mademoiselle, prononça-t-il. Je n'ai été jusqu'ici que l'écho des bruits de la Bourse. Je vous ai dit: «On prétend que la fortune de votre père et le capital de la Société des Pétroles de Pensylvanie ont été engloutis dans des spéculations... malheureuses.» Mais je ne crois pas à ces bruits-là, moi. Je suis persuadé, au contraire, je suis sûr même que ces millions n'ont pas été perdus à la Bourse... par la raison que jamais ils n'y ont été risqués.
—Cependant...
—Cependant, ils n'en ont pas moins disparu, et moins que personne, peut-être, votre malheureux père serait capable de dire où et comment... Mais je le sais, moi, et quand il s'agira de retrouver ces sommes énormes, je crierai: fouillez Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Handry, fouillez sir Thomas Elgin et mistress Brian, et aussi Maxime de Brévan, le misérable instrument de leurs scélératesses.
Cette fois, une lueur terrible pénétrait dans l'esprit de Mlle Henriette.
—Alors, balbutia-t-elle, ces calomnies infâmes seraient uniquement destinées à masquer une incroyable spoliation...
—Oui.
Les traits contractés de la jeune fille trahissaient l'effort de sa réflexion.
—En ce cas, reprit-elle, les articles de ce journal...
—Sont l'œuvre des misérables qui ont dépouillé votre père, oui, mademoiselle...
Et, agitant le poing d'un air menaçant:
—Oh! il n'y a pas à s'y méprendre, continua le bonhomme... Depuis quand existe-t-il, ce journal?... Depuis six mois... Le jour où on l'a fondé, c'était dans le but et avec l'intention bien arrêtée d'y publier à un moment donné les articles que vous venez de lire...
Encore qu'elle ne s'expliquât pas par quelles prodigieuses combinaisons il était possible de soustraire ainsi des sommes immenses, Mlle Henriette se sentait gagnée par la conviction du père Ravinet.
—Ainsi, fit-elle, après avoir dépouillé mon pauvre père, les misérables veulent le perdre...
—Leur sécurité l'exige. Il y a eu un vol, n'est-ce pas? Donc, il faut un coupable. Pour le monde, pour... la justice, le coupable sera le comte de la Ville-Handry.
—Pour la justice!...
—Hélas!
Les regards de la pauvre jeune fille allaient du père Ravinet à sa sœur, avec une affreuse expression d'égarement.
—Vous croyez-donc, balbutia-t-elle, que Sarah laissera déshonorer le nom qu'elle porte, ce nom dont elle était si fière...
—Elle l'exigerait au besoin...
—Grand Dieu!... Que me dites-vous là!... Pourquoi?... Dans quel but!...
Voyant l'hésitation de son frère, ce fut la sœur du vieux brocanteur qui se chargea de la réponse...
Elle saisit le bras de la jeune fille, et d'une voix sourde:
—Parce que, ma pauvre enfant, maintenant que Sarah Brandon tient la fortune qu'elle convoitait, votre père la gêne... Parce qu'elle veut être libre; entendez-vous: libre!...
Au cri étouffé que l'épouvante arracha à Mlle de la Ville-Handry, le frère et la sœur durent comprendre qu'elle ne se méprenait pas à la tragique signification de ce mot: «libre!...»
Mais justement, le coup était porté; le vieux brocanteur jugea qu'il serait désormais puéril de garder des ménagements.
Il se leva donc, s'adossant à la cheminée, et, pendant que la pauvre jeune fille, muette d'horreur et tremblant de tous ses membres, le regardait de ce regard fixe et étincelant des fous, d'une voix brève et rauque, il reprit:
—Connaissez donc enfin, mademoiselle, la créature exécrable qui avait juré votre perte... C'est que je sais, moi, pour l'avoir éprouvé, de quels crimes elle est capable, et je puis voir clair dans les ténèbres de ses infernales combinaisons... Je sais que cette jeune femme au front si pur, au sourire candide et aux yeux si doux, a l'instinct et le génie du meurtre, et n'a jamais compté que sur le meurtre pour arriver à l'assouvissement de ses convoitises...
L'attitude du vieil homme, sa tête rejetée en arrière, sa poitrine gonflée, son geste bref et menaçant respiraient la vengeance et la rage.
Il n'en était plus à mesurer ses paroles, et elles débordaient de ses lèvres telles que les y amenait la haine qui bouillonnait au dedans de lui.
—Antoine! répéta deux ou trois fois la vieille dame, Antoine, mon frère, je t'en supplie!...
Mais cette voix amie, toute-puissante sur lui d'ordinaire, il ne l'entendit seulement pas.
—Et maintenant, mademoiselle, poursuivit-il, est-il besoin que je vous explique le plan si simple et si formidable imaginé par Sarah Brandon pour ramasser d'un seul coup de filet l'immense fortune de la maison de la Ville-Handry!... Dès le premier jour, c'est vous qu'elle a aperçue entre elle et les millions qu'elle convoitait... C'est donc à vous que tout d'abord elle s'est attaquée. Un homme vaillant et loyal, M. Daniel Champcey, vous aimait; il vous eût protégée, celui-là... elle l'a éloigné. Le monde eût pu s'intéresser à vous, prendre votre parti; elle a obtenu de l'aveugle passion de votre père de vous calomnier, de vous perdre de réputation, de vous signaler au mépris du monde. Cependant il pouvait vous venir à la pensée de vous chercher un défenseur, il pouvait vous en surgir un... Elle a placé près de vous son âme damnée, son espion, un faussaire, un malfaiteur qu'elle savait prêt à tout, même à des besognes capables de faire reculer de peur et de dégoût le plus féroce et le plus lâche forçat... Maxime de Brévan, enfin!...
L'excès même de son affreuse émotion avait rendu à Mlle Henriette une partie de ses forces.
—Eh! monsieur, interrompit-elle, ne vous ai-je pas dit, au contraire, que c'est Daniel lui-même qui m'a confiée à M. de Brévan; ne vous ai-je pas dit...
Un ricanement du vieux brocanteur lui coupa la parole.
—Qu'est-ce que cela prouve?... interrompit-il. L'adresse de Maxime de Brévan à exécuter les ordres de Sarah... Pour s'emparer plus sûrement de votre esprit, il avait commencé par s'emparer de la confiance de M. Daniel Champcey. Comment il y est parvenu... c'est ce que j'ignore... Mais nous le saurons quand il le faudra, car nous saurons tout!... Et c'est ainsi que par M. de Brévan, Sarah était informée de toutes vos pensées, de toutes vos espérances, de tout ce que vous écriviez à M. Champcey et de tout ce qu'il vous répondait... Car il vous répondait, n'en doutez pas, et on confisquait ses lettres, de même que très-vraisemblablement on a intercepté toutes les vôtres, j'entends toutes celles que vous n'avez pas mises à la poste vous-même... Cependant, tant que vous viviez près de votre père, Sarah ne pouvait rien contre votre vie... Elle résolut donc de vous convaincre à fuir, et les ignobles persécutions de M. Thomas Elgin commencèrent... Vous avez cru, vous croyez peut-être encore que cet abject bandit espérait obtenir votre main!... Détrompez-vous!... Vos ennemis devaient connaître assez votre caractère pour savoir que vous garderiez inébranlablement la foi jurée à M. Champcey... Mais il fallait bien vous forcer à vous livrer à M. de Brévan... Et, en effet, malheureuse enfant, vous vous êtes livrée... Pas plus que sir Tom, Maxime ne s'était bercé de l'espoir de devenir votre mari... Il s'attendait, le jour où il osa s'avancer vers vous les bras ouverts, à être repoussé avec dégoût... Mais il avait ordre d'ajouter la terreur de ses poursuites aux horreurs de votre isolement et de votre détresse.
Car il était sûr, l'infâme, que le secret de vos tortures serait bien gardé... Il avait choisi la maison où vous deviez mourir de misère et de faim, les Chevassat ne pouvaient pas n'être pas pour lui des complices dévoués jusqu'au crime... Et c'est ainsi qu'il eut l'épouvantable audace, la barbarie incompréhensible, d'épier votre lente agonie, trouvant sans doute que vous tardiez bien de recourir au suicide...
Vous y avez eu recours cependant, et votre mort eût réalisé leurs funèbres prévisions, sans la miraculeuse intervention de la Providence, qui toujours, tôt ou tard, prend sa revanche, quoi qu'en disent les scélérats pour se rassurer... Oui, les misérables se croyaient certainement débarrassés de vous, quand je suis arrivé... La Chevassat, le matin, avait dû leur dire: «C'est pour ce soir.» Et le soir même, Brévan, Sarah et sir Tom accouraient, palpitants d'espoir, demander: «Est-ce fini?...»
Immobile et plus blanche qu'un marbre, les lèvres entr'ouvertes, la pupille démesurément dilatée, Mlle Henriette écoutait...
C'était comme un éblouissant rayon de soleil éclairant tout à coup les plus sombres profondeurs de l'abîme où elle avait été précipitée.
—Oui, murmurait-elle, oui, j'y vois clair à cette heure...
Puis, comme le vieux brocanteur, hors d'haleine et la voix enrouée par la colère, s'arrêtait:
—Cependant, monsieur, interrogea-t-elle avec une visible hésitation, il est une circonstance qui demeure pour moi inexplicable: Sarah prétend que c'est à son insu qu'on a fabriqué le faux qui a provoqué l'ordre d'embarquement de Daniel... Elle m'a déclaré qu'elle eût voulu le retenir, qu'elle l'aime, qu'elle en est aimée...
—Ah! ne croyez pas un mot de ces infamies! interrompit la sœur du père Ravinet.
Mais le bonhomme se grattant la tête:
—Non certes, il ne faut pas les croire, approuva-t-il, et cependant, il pourrait bien y avoir là-dessous quelque diablerie... à moins que... Mais non, ce serait trop de bonheur pour nous!... A moins que Sarah n'aimât réellement M. Daniel Champcey...
Et comme s'il eût craint de laisser voir les espérances qu'il fondait sur cette circonstance:
—Mais revenons au positif, reprit-il. Rassurée de votre côté, Sarah s'est retournée vers votre père. Pendant qu'on vous assassinait lentement, elle abusait de l'inexpérience de M. de la Ville-Handry pour l'engager dans une voie au bout de laquelle il laisserait son honneur... Remarquez, je vous prie, que les articles du journal sont datés du jour qui, selon les calculs de Sarah, devait être celui de votre mort... Là est la preuve de son crime. Se croyant débarrassée de la fille, il est évident qu'elle s'est dit: Au père, maintenant!
Ce fut comme un jet de flamme, qui courut dans les veines de Mlle Henriette et empourpra son visage.
—Dieu puissant!.... s'écria-t-elle, l'évidence éclate, de l'effroyable machination!... Ils se sont dit, les lâches assassins, que le comte de la Ville-Handry ne survivrait pas à une flétrissure attachée à son nom... et ils ont tout osé, sûrs de l'impunité, certains que cet homme d'honneur emporterait au tombeau le secret de leur scélératesse et de la plus inouïe des spoliations!...
D'un geste lent, le père Ravinet essuyait son front moite de sueur.
—Oui, répondit-il d'une voix sourde, oui, tel a dû être... tel a été certainement le calcul de Sarah Brandon...
Mais, admirable d'énergie, Mlle Henriette s'était redressée et, les narines gonflées, l'œil flamboyant de résolution:
—Vous le saviez! interrompit-elle, vous saviez qu'on assassinait mon père, et vous ne m'avez pas prévenue... Ah! c'est un ménagement cruel, monsieur!...
Et, prompte autant que l'éclair, elle s'élança, et elle se serait précipitée dehors si la sœur du père Ravinet ne se fût jetée devant la porte:
—Henriette!... pauvre enfant, où courez-vous?...
—Au secours de mon père, madame, qui peut-être en ce moment, comme moi hier à pareille heure, se débat et râle dans les dernières convulsions de l'agonie...
Hors d'elle-même, elle s'était cramponnée à la poignée de la porte, et elle employait tout ce qu'elle avait de forces à écarter la vieille dame, quand le père Ravinet lui saisit le bras:
—Mademoiselle, disait-il, au nom du ciel! je vous jure... ma sœur va vous jurer sur son honneur que la vie du comte de la Ville-Handry ne court aucun danger.
Elle cessa de se débattre, mais la plus poignante anxiété se lisait toujours sur son visage.
—Voulez-vous donc, poursuivit le vieux brocanteur, compromettre notre triomphe!... Tenez-vous à donner l'éveil à nos ennemis, à les mettre sur leurs gardes, à nous enlever tout espoir de vengeance!...
D'un mouvement machinal, Mlle Henriette passait et repassait la main sur son front, comme si elle eût espéré ainsi ramener le calme dans son cerveau.
—Et notez, continuait le bonhomme d'une voix persuasive, que votre imprudence sauverait nos ennemis et non pas votre père... Réfléchissez et répondez-moi: Croyez-vous, là, sincèrement, que vos affirmations auraient raison de celles de Sarah Brandon?... Ce serait méconnaître l'infernale astuce de votre ennemie... Allez, toutes ses mesures sont prises pour que rien n'ébranle la foi que votre père a en elle, pour qu'il meure dupe comme il a vécu, en murmurant dans un suprême élan d'amour le nom de celle qui le tue!...
Si écrasantes étaient ces objections que Mlle de la Ville-Handry, lâchant la poignée de la porte, revint lentement s'asseoir près du foyer.
Et cependant, elle était loin d'être rassurée.
—Si je m'adressais à la justice?... proposa-t-elle tout à coup.
La sœur du père Ravinet était venue se placer près de Mlle Henriette et lui avait pris les mains:
—Pauvre enfant, murmura-t-elle, vous ne voyez donc pas que toute la puissance de cette créature maudite est dans les moyens qu'elle emploie et qui échappent à l'action de la justice humaine!... Croyez-moi, mon enfant, remettez-vous-en aveuglément à mon frère.
De nouveau, le vieux brocanteur était venu s'adosser à la cheminée.
—Oui, ayez confiance en moi, mademoiselle Henriette, insista-t-il, car autant que vous j'ai eu à maudire Sarah Brandon, et plus que vous je la hais... Ayez confiance, car voici des années que ma haine veille, cherchant comment l'atteindre, comment lui rendre les tortures qu'elle m'a infligées. Oui, il y a des années qu'altéré de vengeance, perdu dans l'ombre je m'attache à elle avec l'implacable patience du sauvage qui suit la piste de l'ennemi qu'il veut frapper... Pour la connaître, elle et les misérables qui l'entourent, pour découvrir qui ils sont, d'où ils viennent, comment ils se sont rencontrés et quels crimes les ont associés, j'ai plongé en pleine boue et j'ai remué des monceaux d'infamies... Mais je sais tout... Et pourtant, dans la vie de Sarah Brandon, dans cette vie souillée de vols et de meurtres, je n'avais rien trouvé jusqu'à ce jour, tant sa scélératesse est profonde, qui tombât sous le coup de la loi...
Il eut un geste de triomphe, et d'une voix éclatante:
—Mais cette fois, poursuivit-il, le succès lui semblait si facile et si sûr, qu'elle a négligé ses raffinements ordinaires... Pressée de jouir des millions volés, d'autant plus lasse de la comédie d'amour qu'elle joue à votre père, que peut-être elle aime véritablement, elle s'est trop pressée... Et elle est perdue si nous ne nous pressons pas trop nous-mêmes...
Quant à ce qui concerne votre père, mademoiselle, voici les motifs de ma sécurité. De par le contrat de votre mère et par suite de l'héritage de 1,500,000 fr. qu'elle a recueilli d'un de ses oncles, vous êtes créancière de la fortune de votre père pour une somme de deux millions hypothéqués sur ses propriétés de l'Anjou, et qu'il n'a pu toucher malgré sa ruine... S'il mourait avant vous, cette somme vous resterait... si vous mourez avant lui, au contraire, elle lui revient... Or, dans son insatiable cupidité, Sarah s'est juré qu'elle aurait cette somme...
—Ah! vous avez raison, dit Mlle Henriette, l'intérêt de Sarah est que mon père vive, et il vivra, tant qu'elle ignorera si je suis morte ou vivante, tant qu'elle ne saura pas ce que je suis devenue.
—Et elle ne l'apprendra pas de sitôt!... murmura le bonhomme.
Puis, riant d'un petit rire silencieux:
—Aussi, faut-il voir l'anxiété de vos ennemis depuis que vous leur avez glissé entre les mains... La Chevassat, hier soir, avait pris allegrement son parti de votre fuite; mais, ce matin, c'était une autre affaire... Maxime de Brévan est venu qui lui a fait une scène terrible, et qui l'a battue, Dieu me pardonne, l'infâme! pour s'être relâchée de sa surveillance... Le gredin a passé sa journée à courir de la préfecture de police à la Morgue... Dame! dénuée de tout et à demi nue comme vous l'étiez, où pouviez-vous aller? Moi, je n'ai pas paru, et les Chevassat sont à mille lieues de soupçonner ma complicité... Ah! notre tour ne tardera pas à venir, mademoiselle, si vous vous conformez à mes indications...
Il était plus de neuf heures quand le vieux brocanteur, sa sœur et Mlle Henriette se mirent à table pour dîner...
Mais aussi le bon sourire de l'espérance était revenu aux lèvres de la jeune fille, quand vers minuit le père Ravinet se retira en lui disant:
—A demain soir, j'aurai des nouvelles... j'irai au ministère de la marine!...
Le lendemain, en effet, il apparut comme six heures sonnaient... Mais en quel état!... Il tenait à la main une sorte de sac de voyage, et ses regards et ses mouvements étaient ceux d'un fou.
—De l'argent!... cria-t-il à sa sœur dès le seuil, je crains de n'en pas avoir assez... et hâte-toi, il faut qu'à sept heures quinze je sois à la gare de Lyon...
Et comme sa sœur et Mlle Henriette, effarées, lui demandaient:
—Qu'est-ce?... Qu'y a-t-il?...
—Il y a, répondit-il, rayonnant de joie, que le ciel décidément se déclare pour nous. Je suis allé au ministère. La Conquête doit rester encore un an en Cochinchine, mais M. Daniel Champcey rentre en France... Il a dû s'embarquer sur un navire de commerce, le Saint-Louis, qu'on attend à Marseille au premier jour, s'il n'y est déjà arrivé... Et moi, je pars pour Marseille, il faut que je voie M. Champcey avant tout le monde!...
Et sa sœur lui ayant remis deux billets de mille francs, il s'élança dehors en criant:
—Demain, vous aurez une dépêche télégraphique.
XXII
S'il est, dans notre civilisation une profession pénible entre toutes, c'est assurément celle de marin.
Si pénible, que c'est presque à se demander comment des hommes se trouvent assez hardis pour l'embrasser, assez obstinés en leurs résolutions pour ne la point abandonner après l'avoir éprouvée.
Non à cause de ses hasards, de ses fatigues et de ses périls, faits au contraire pour tenter et séduire une imagination aventureuse, mais parce qu'elle crée une existence à part, et qu'il ne semble pas que les devoirs qu'elle impose se puissent concilier avec la libre disposition de soi.
Il n'est pas d'hommes, cependant, qui plus que les marins aient l'esprit et l'amour du foyer. Il en est peu qui ne se marient pas...
Et par une sorte de grâce d'état, on les voit s'installer comme pour l'éternité dans leur félicité passagère, insoucieux de l'événement du lendemain...
Mais voici qu'un matin, tout à coup, un large pli arrive du ministère de la marine...
C'est un ordre d'embarquement.
Il faut embarquer, abandonner tout et tous, mère, famille, amis, l'épousée de la veille, la jeune femme qui sourit au berceau d'un nouveau-né, la fiancée qui déjà essayait son voile de mariée...
Il faut partir et étouffer toutes ces voix sinistres qui, du plus profond de l'âme, montent et crient:
«—Te sera-t-il donné de revenir, et, si tu reviens, les retrouveras-tu tous, ces êtres chéris, et si tu les retrouves, n'auront-ils pas changé, auront-ils gardé pieusement ton souvenir comme tu garderas le leur?»
Etre heureux et en être réduit à ouvrir au malheur cette porte fatale: l'absence!...
Aussi, n'est-ce que dans les romans maritimes et dans les opéras-comiques, qu'on voit, à l'appareillage d'un navire, tous les matelots célébrer le départ en chantant leurs plus joyeuses chansons.
L'appareillage, toujours, est solennel, grave, triste...
Tel devait être, tel fut l'appareillage de la Conquête, la frégate où embarquait Daniel Champcey avec le grade de lieutenant.
Et certes, ce n'était pas sans raison qu'au ministère on lui avait ordonné de se hâter; la frégate, mouillée sur rade, n'attendait que lui...
Arrivé à Rochefort le matin à cinq heures, le soir même il couchait à bord, et le lendemain, au jour, la Conquête mettait à la voile.
Mais plus que tous les autres, et bien qu'il réussit à affecter une sorte d'insouciance, Daniel souffrait.
Cette pensée qu'il laissait Mlle de la Ville-Handry aux mains d'aventuriers qu'il savait capables de tout, était comme une plaie vive qu'exaspéraient ses réflexions...
A mesure que le sang-froid lui revenait et que l'apaisement se faisait dans son esprit, mille doutes affreux l'assiégeaient au sujet de Maxime de Brévan.
Ne serait-il pas assailli de tentations étranges quand il se trouverait rapproché d'une riche héritière, telle que Mlle Henriette, ne convoiterait-il pas ses millions et ne chercherait-il pas à abuser de sa situation particulière pour s'en emparer?...
La foi de Daniel en sa fiancée était trop absolue, pour que le soupçon lui vint, même qu'elle pût écouter M. de Brévan...
Mais il raisonnait assez juste, désormais, pour se dire que la situation de son amie serait terriblement aggravée, si M. de Brévan, furieux d'un refus, trahissait son mandat et passait à l'ennemi, c'est-à-dire à la comtesse Sarah...
—Et moi, pensait-il, qui dans mes dernières instructions recommande à Henriette de suivre les conseils de Maxime, comme les miens propres!...
C'est à peine si, déchiré par ces affreuses angoisses, il daignait se rappeler qu'il avait confié tout ce qu'il possédait à Maxime... Que lui importait sa fortune!...
Cependant, ce lui fut une véritable faveur de la destinée, que la Conquête, dès son sixième jour de mer, essuyât un coup de vent terrible, qui pendant soixante-douze heures la mit en péril.
La conscience de sa responsabilité pendant que la mer démontée ballottait la frégate comme un liège, l'excitation de la lutte contre les éléments, les écrasantes fatigues du service, tuèrent en lui la pensée, et il put dormir d'un profond sommeil, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris...
Et à son réveil, il fut surpris de se sentir relativement calme.
Désormais sa destinée devait se décider sans lui, son impuissance à rien tenter qui pût influencer les événements lui était démontrée... Une morne résignation succéda à ses effroyables agitations.
Une seule espérance alors le ranimait: l'espérance de recevoir bientôt une lettre de Mlle Henriette, ou qui sait, d'en trouver une en arrivant à destination.
Car il n'y avait rien d'impossible, à ce que la Conquête fût devancée par un navire parti trois semaines après elle.
La Conquête, vieille frégate en bois et à voiles, justifiait la réputation qu'elle avait d'être la plus mauvaise marcheuse de la marine française... et de plus, de continuelles alternatives de calme plat et de coups de vent la retenaient en route bien au-delà du temps ordinaire.
Jamais, disaient les plus vieux marins, on n'avait vu traversée si lente.
Et pour ajouter aux ennuis, la Conquête était tellement encombrée de monde, que matelots et officiers avaient à peine la moitié de l'étroit espace qui leur est accordé habituellement.
Il y avait à bord, outre l'équipage, un demi-bataillon d'infanterie de marine et cent soixante ouvriers de métiers divers, recrutés par le gouvernement pour le service de ses établissements.
Quelques-uns de ces ouvriers emmenaient leur famille, résolus à se fixer en Cochinchine, mais les autres, jeunes pour la plupart, n'avaient cherché dans cette longue campagne qu'une occasion de voir du pays, d'affronter l'inconnu, de gagner peut-être beaucoup d'argent.
On les employait à aider à la manœuvre, et c'étaient de braves garçons, à l'exception de quatre ou cinq, si turbulents, qu'à diverses reprises il avait fallu les mettre aux fers...
Les journées passaient néanmoins, et il y avait près de trois mois que la Conquête tenait la mer, quand, une après-midi, pendant que Daniel surveillait une manœuvre difficile, au moment d'un grain violent, on le vit tout à coup chanceler, battre l'air de ses bras et tomber à la renverse sur le pont...
On accourut, on le releva, mais il ne donnait plus signe de vie, et le sang lui sortait à flots de la bouche et du nez.
D'un caractère égal, comme tous les hommes dont l'âme fière plane bien au-dessus des intérêts mesquins, assez sûr de son influence pour atténuer autant qu'il était en lui les rigueurs de la discipline, Daniel était adoré de l'équipage.
C'est dire qu'au bruit de l'accident, circulant, en deux secondes, d'un bout à l'autre de la frégate, et jusqu'en ses profondeurs, matelots et officiers accoururent l'angoisse peinte sur le visage.
Qu'était-il arrivé? C'est ce que nul ne pouvait dire, personne n'ayant rien vu... Cependant ce devait être quelque chose de très-grave, à en juger par la large flaque de sang qui rougissait le pont à l'endroit où le jeune lieutenant était si soudainement tombé...
On l'avait porté à l'infirmerie, et après lui avoir fait reprendre ses sens, les chirurgiens ne tardèrent pas à reconnaître la cause de sa chute et de son évanouissement...
Il avait à la tête, un peu en arrière de l'oreille gauche, une énorme plaie contuse, telle qu'eût pu la produire un lourd marteau manié par un bras robuste.
D'où provenait ce coup si terrible, que c'était miracle que le crâne n'eût pas été fracturé?... Voilà ce que ne pouvaient s'expliquer, ni les médecins, ni les officiers qui entouraient le lit du blessé.
Interrogé, Daniel ne put donner à cet égard aucun éclaircissement.
Personne n'était à ses côtés et il n'avait vu s'approcher personne de lui au moment de l'accident, et le choc avait été si violent qu'il était tombé comme foudroyé...
Ces détails rapportés aux matelots et aux émigrants réunis sur le pont, furent accueillis par des sourires d'incrédulité, puis par une clameur d'indignation, quand on ne douta plus de leur exactitude.
Quoi!... le lieutenant Champcey avait été frappé, en plein soleil, au milieu de l'équipage!... Comment? par qui?
Cette affaire présentait un caractère mystérieux trop alarmant pour qu'il n'importât pas de l'éclaircir au plus tôt, et les matelots eux-mêmes ouvrirent sur-le-champ une espèce d'enquête.
Des cheveux et quelques caillots de sang qu'on découvrit sur une énorme poulie, donnèrent, à ce que l'on crut, le mot de l'énigme.
Il parut prouvé que la corde où était engagée cette lourde masse, avait glissé des mains d'un des matelots qui, montés dans les vergues, exécutaient la manœuvre commandée par Daniel...
Epouvanté des suites de sa maladresse, mais gardant néanmoins son sang-froid, cet homme avait remonté si vivement la poulie qu'il n'avait pas été remarqué.
Y avait-il à espérer qu'il s'accuserait? Evidemment non... D'ailleurs, à quoi bon!... Le blessé fut le premier à prier de discontinuer les recherches.
Puis, comme au bout de quinze jours le lieutenant Champcey reprit son service, on cessa de parler de cet accident, un de ceux qui par malheur se renouvellent le plus fréquemment.
Et d'ailleurs l'idée que la Conquête approchait de sa destination occupait tous les esprits et suffisait à toutes les conversations...
Et, en effet, un beau soir, au coucher du soleil, la terre fut signalée, et le lendemain, au jour, la frégate entrait à pleines voiles dans le Don-Naï, le roi des fleuves de la Cochinchine, si large et si profond que les vaisseaux du plus fort tonnage le remontent sans difficultés pour s'amarrer aux quais de Saïgon...
Debout sur le pont, Daniel regardait défiler les paysages monotones de cette étrange contrée, dont le sol, une vase noire et inconsistante, a des exhalaisons mortelles...
Après des mois de traversée, il trouvait un charme mélancolique aux rives du Don-Naï, ombragées de manguiers et de palétuviers dont les souples racines rampaient et plongeaient au loin dans l'eau boueuse, rives mornes, où s'étale une végétation molle et douce, qui offre à l'œil la gamme entière des verts, depuis le vert glauque et maladif des idrys, jusqu'au vert sombre et métallique du sténia...
Plus loin du bord, les hautes herbes, les lianes, les alvès et les cactus formaient des fourrés impénétrables, d'où s'élançaient comme des fûts de colonnes, des cocotiers gigantesques et le plus gracieux des arbres de la création, le palmier arac.
Et par les éclaircies, on apercevait, se déroulant jusqu'au fond de l'horizon, les rizières malsaines, une plaine immense de boue, recouverte d'un tapis de verdure qui ondulait, se creusant et se soulevant sous la brise, comme la mer...
—Voici donc Saïgon!... s'écria près de Daniel une voix joyeuse.
Il se retourna... C'était le meilleur camarade qu'il eût à bord, un lieutenant comme lui, qui était venu se placer à ses côtés, et qui, lui tendant une longue-vue, ajoutait avec un grand soupir de satisfaction:
—Tiens, là, regarde!... Enfin nous arrivons!... Avant deux heures, ami Champcey, nous serons au mouillage.
Dans le lointain, en effet, on discernait, se profilant sur l'azur foncé du ciel, le toit recourbé des pagodes de Saïgon.
Une grande heure encore s'écoula, et enfin, à un détour du fleuve, la ville apparut, misérable, n'en déplaise aux géographes, en dépit des immenses travaux de la colonisation française...
Saïgon, c'est surtout une longue rue qui côtoie la rive droite du Don-Naï, rue primitive, non pavée, coupée de fondrières, interrompue par de larges espaces vides et bordée de maisons de bois, recouvertes de paille du riz et de feuilles de palmier.
Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve, le long de cette rue, et forment comme un faubourg flottant, où grouille une population étrange, d'Annamites, de Chinois et d'Hindous...
Au second plan, seulement, apparaissent quelques maisons de pierre, dont les toits de tuiles rouges rassurent l'œil, et de distance en distance, une ferme annamite, bâtie en quinconce, qui semble se cacher dans des massifs d'araquiers...
Enfin, sur une éminence, se dressent la citadelle, l'arsenal, la maison du commandant français et l'ancienne habitation du colonel espagnol...
Mais elle paraît toujours belle, la ville où l'on débarque après une traversée de plusieurs mois!...
Et dès que la Conquête se balança tranquille sur ses ancres, tous les officiers, à l'exception de l'enseigne de service, se firent conduire à terre et coururent à la maison du gouvernement, demander s'ils n'avaient pas été devancés par des lettres de France...
Considérant la longueur anormale de leur voyage, tous avaient le même espoir que Daniel, d'être dépassés par quelque bâtiment parti bien après eux.
Et leur espérance ne fut pas déçue.
Deux trois-mâts, l'un français, l'autre anglais, qui avaient mis à la voile près d'un mois après la Conquête, étaient arrivés depuis le commencement de la semaine avec des dépêches...
Il s'y trouvait deux lettres à l'adresse de Daniel, et c'est d'une main fiévreuse et le cœur battant à rompre, qu'il les prit des mains d'un vieil employé.
Mais au premier coup d'œil jeté sur les adresses, il pâlit... Il ne reconnaissait pas l'écriture de Mlle Henriette...
N'importe!... il brisa les enveloppes et courut aux signatures...
L'une des lettres était signée: «Maxime de Brévan,» l'autre: «Comtesse de la Ville-Handry, née Sarah Brandon...»
C'est par cette dernière que Daniel commença.
Après lui avoir fait part de son mariage, Sarah lui exposait longuement la conduite de Mlle Henriette le jour même de la noce.
«—Une autre que moi, disait-elle, lui en voudrait mortellement de cette insulte atroce et abuserait de sa situation pour s'en venger... Mais moi, qui jamais n'ai rien pardonné, je pardonnerai, Daniel, en mémoire de vous, et parce que je ne saurais voir souffrir qui vous a aimé!...»
Et, en post-scriptum elle ajoutait:
«Ah! que n'avez-vous empêché mon mariage, quand d'un mot vous le pouviez... On me croit parvenue au comble de mes vœux... Je n'ai jamais été si malheureuse!...»
Cette lettre arracha une exclamation de rage à Daniel. Il n'y voyait qu'une sanglante ironie.
—Cette misérable, pensait-il, se joue de moi, et si elle écrit qu'elle n'en veut pas à Henriette, il faut lire qu'elle la hait et la martyrise...
La lettre de M. de Brévan, par bonheur, le rassura un peu. Maxime confirmait les dires de la comtesse Sarah, ajoutant de plus que Mlle de la Ville-Handry était fort triste, mais calme et résignée, et que sa belle-mère la traitait avec la plus grande douceur...
Le surprenant, c'est que M. de Brévan ne soufflait mot de la fortune qui lui avait été confiée, ni du système de vente qu'il adoptait pour les terres, ni du prix qu'il en trouvait...
Mais Daniel ne remarqua pas cela; toute sa pensée était à Mlle Henriette...
—Ne pas m'avoir écrit, pensait-il, quand les autres ont trouvé le moyen de m'écrire!
Accablé de tristesse, il était allé s'asseoir sur un banc de bois, dans l'embrasure d'une fenêtre de la salle où se distribuaient les lettres.
Franchissant les espaces immenses qui le séparaient de la France, sa pensée errait sous les ombrages des jardins de l'hôtel de la Ville-Handry... Il lui semblait que par un jet tout-puissant de sa volonté, il s'y trouvait transporté... Et, de même qu'au dernier rendez-vous, il croyait voir aux pâles clartés de la lune la robe de son amie glisser entre les grands arbres...
Une tape amicale sur l'épaule le ramena brusquement au monde réel...
Quatre ou cinq officiers de la Conquête l'entouraient, insoucieux et gais, eux, le rire sur les lèvres.
—Eh bien!... mon cher Champcey, disaient-ils, venez-vous?
—Où?
—Dîner, parbleu!
Et, comme il les regardait de l'air d'un homme éveillé en sursaut, et qui n'a pas eu le temps de rassembler toutes ses idées:
—Et bien! dîner, ajoutèrent-ils. Saïgon possède, paraît-il, un restaurant français admirable, dont le cuisinier, un Parisien, est tout bonnement un grand artiste... Allons, debout et en route!
Mais Daniel était à un de ces instants où la solitude a d'irrésistibles attraits.
Il frémissait à l'idée d'être arraché à ses mélancoliques rêveries, d'être obligé de se mêler à une conversation, de parler, d'écouter, de répondre...
—Je ne dînerai pas avec vous ce soir, dit-il à ses camarades.
—C'est une plaisanterie!...
—Non, il faut que je rentre à bord...
Les autres, alors, furent frappés de la tristesse de son accent, et changeant de visage, de l'air du plus affectueux intérêt:
—Qu'avez-vous, Champcey? interrogèrent-ils. Venez-vous d'apprendre quelque malheur, une mort?...
—Non.
—Les lettres de France, que vous tenez...
—Ne m'annoncent rien de fâcheux... J'espérais des nouvelles qui ne sont pas venues, voilà tout!...
—Alors, sacrebleu! accompagnez-nous!
—N'insistez pas... je serais un trop triste convive.
On insista, néanmoins, comme insistent les amis qui jamais ne veulent comprendre qu'on ne soit pas tenté par ce qui les séduit, mais rien ne put changer la détermination de Daniel.
Sur le seuil de la maison du Gouvernement, il se sépara de ses camarades et reprit seul, tristement, le chemin du port.
Il arriva sans encombre au bord du Don-Naï, mais alors se présentèrent des difficultés qu'il n'avait pas prévues.
La nuit était si obscure qu'à peine il y voyait pour guider sa marche le long d'une sorte de quai en construction, semé d'énormes pierres et de fondrières... Pas une lumière aux fenêtres des maisons d'alentour. Tels efforts qu'il fit pour percer les ténèbres, il ne distinguait rien que la silhouette noire des navires se balançant à l'ancre au milieu du fleuve, et la lueur des fanaux tremblant au courant de l'eau.
Il appela... nulle voix ne répondit... Le silence, aussi profond que les ténèbres, n'était troublé que par le sourd grouillement du Don-Naï, roulant à pleins bords ses eaux boueuses.
—Je suis fort capable, pensait Daniel, de ne pas retrouver le canot de la Conquête.
Il le trouva cependant, après de longues recherches, amarré et comme perdu parmi quantité de barques du pays.
Seulement, le canot lui parut vide.
Ce n'est qu'après y être descendu, qu'il y découvrit un mousse qui, couché dans le fond, dormait à poings fermés, roulé dans le tapis qu'on jette sur les bancs de l'arrière pour les officiers.
Daniel l'ayant secoué, il se dressa sur ses jambes, en maugréant, et tout hébété de sommeil.
—Qu'est-ce qu'il y a donc!... grognait-il.
—Où est l'équipage?... interrogea Daniel.
Tout à fait réveillé, le mousse qui avait de bons yeux, avait aperçu dans la nuit l'or des épaulettes. Aussi, devenu soudainement respectueux:
—Mon lieutenant, répondit-il, tous les hommes sont en ville.
—Comment, tous...
—Dame! oui, mon lieutenant... Quand les officiers sont descendus à terre, ils ont dit au patron qu'ils ne rentreraient pas de sitôt, et qu'il pouvait prendre trois heures pour manger un morceau et boire un coup, à condition que les hommes ne se soûlent pas...
C'était exact, et Daniel avait oublié le détail.
—Et où sont-ils allés? demanda-t-il.
—Je ne sais pas, mon lieutenant.
Un moment Daniel mesura du regard le grand et lourd canot, comme s'il eût songé à gagner avec la Conquête, sans autre aide que celle du mousse... Mais non, c'était impraticable.
—Allons, rendors-toi, dit-il au jeune garçon.
Et sautant à terre, non sans laisser échapper une exclamation de dépit, il allait se mettre à la recherche de ses camarades, quand il vit surgir de l'ombre, pour ainsi dire, à ses côtés, un homme dont il lui était impossible de distinguer les traits.
—Qui va là? fit-il.
—Monsieur l'officier, répondit l'homme en un jargon à peine compréhensible, mélange affreux de français, d'espagnol et d'anglais, j'ai entendu ce que vous disiez au petit qui est là dans ce canot.
—Eh bien?
—J'ai pensé que vous voudriez rentrer à bord, monsieur l'officier.
—En effet...
—Pour lors, si vous voulez, comme je suis batelier, je vous traverserai.
Daniel n'avait aucune raison de se défier de cet homme.
Dans les ports de mer, à toute heure de jour et de nuit, on en trouve ainsi sur les quais, guettant les matelots en retard, à qui, par exemple, ils font payer cher leurs services.
—Ah! tu es batelier! dit Daniel avec une très-sincère satisfaction... Eh bien! où est ton bateau?...
—Là, monsieur l'officier, à deux pas, vous n'avez qu'à me suivre... Mais vous, où est le navire que vous voulez rejoindre?
—Tiens là!...
Et Daniel lui montrait à six ou sept cents mètres, la Conquête très-reconnaissable à ses feux.
—C'est loin, grogna l'homme, la marée baisse, le courant est dur.
—Tu auras quarante sous pour ta peine.
Joyeusement l'homme frappa ses mains l'une contre l'autre.
—Ah! comme cela, bon!... dit-il... Alors, avancez, monsieur l'officier... encore un peu, bien!... C'est ce bateau-là qui est le mien, entrez, et tenez-vous bien...
Daniel suivit ces indications, mais il fut si frappé de la maladresse de l'homme à démarrer sa barque et à la pousser dans le courant, qu'il ne put s'empêcher de lui dire:
—Ah ça, mais tu n'es pas batelier de ton état, mon garçon.
—Pardonnez-moi, monsieur l'officier, et je l'étais dans mon pays avant de l'être ici.
—Quel est ton pays?
—Shang-Haï.
—N'importe, tu as encore beaucoup à apprendre avant de devenir matelot.
Cependant, le bateau étant fort petit, une véritable coquille de noix, Daniel se dit qu'au besoin il prendrait les avirons et passerait son passeur...
Sur quoi, s'étant assis, les jambes allongées, il retomba dans ses méditations...
Il en fut tiré, le malheureux, par une épouvantable sensation.
Par suite d'un choc, d'une fausse manœuvre ou de tout autre accident, le bateau avait chaviré, et Daniel venait d'être précipité dans le fleuve... Et pour comble, un de ses pieds était si fortement engagé entre un banc et le bordage, que ses mouvements étaient paralysés et qu'il se trouvait sous l'eau...
Il vit cela comme en un éclair, et sa première pensée fut:
—Je suis perdu...
Mais si désespérée que fût sa situation, il n'était pas homme à s'abandonner...
Rassemblant par un seul et suprême effort tout ce qu'il avait de vigueur et d'énergie, il se cramponna au bordage du bateau renversé sur lui et imprima une si violente secousse, qu'il dégagea son pied et du même coup remonta à la surface.
Il était temps. Déjà il avait bu une gorgée.
—Maintenant, pensa-t-il, j'ai une chance de salut!
Chance bien frêle, hélas! et si chétive, qu'il fallait pour s'y attacher la robuste volonté de Daniel et son indomptable courage.
Un courant furieux l'emportait comme une paille, le bateau chaviré qui l'eût aidé à se soutenir lui avait échappé, il ne savait rien de ce redoutable Don-Naï, sinon qu'il allait toujours s'élargissant, et rien ne pouvait le guider, par cette nuit si obscure que l'eau et la terre, le fleuve et ses rives se confondaient en d'uniformes et insondables ténèbres.
Qu'était devenu le batelier cependant? A tout hasard, Daniel appela.
—Ohé!... l'homme!...
Pas de réponse... Avait-il été entraîné?... Regagnait-il le bord?... Etait-il déjà noyé?...
Mais voici que soudain le cœur de Daniel tressaillit de joie et d'espoir.
Il venait de découvrir à une centaine de mètres plus bas la lueur rouge d'un fanal lui annonçant un bâtiment à l'ancre.
Tous ses efforts tendaient vers ce but...
Il y était porté avec une rapidité vertigineuse, bientôt il y toucha presque... Et alors, avec un incroyable sang-froid et une merveilleuse précision, au moment où le courant le poussa près de la chaîne d'une ancre, il la saisit... Il s'y maintint, et ayant repris haleine, par trois fois, de toute la puissance de ses poumons, il poussa un cri si aigu, qu'il domina les sourds mugissements du fleuve:
—Au secours! à moi!...
Du navire, un grand cri: «—Tiens ferme!...» répondit, lui prouvant que son appel avait été entendu, et qu'on allait lui venir en aide.
Trop tard!... Un remous l'enveloppa, dont l'irrésistible violence arracha la chaîne, gluante de vase, à ses doigts crispés... Roulé par le tourbillon, il fut jeté rudement contre le bordage du navire, coula et fut entraîné...
Quand il revint sur l'eau, le fanal rouge était déjà bien loin, en amont, et en aval aucune lueur n'apparaissait plus.
Nul secours humain à attendre désormais... Daniel n'avait plus à compter que sur lui-même et à essayer de gagner un des bords...
Encore qu'il ignorât la distance qui l'en séparait, et qui peut-être était très-grande, la tâche ne lui eût pas semblé au-dessus de ses forces, s'il eût été nu... Mais ses vêtements le gênaient horriblement, et l'eau qui les pénétrait les rendait plus lourds de seconde en seconde.
—Je coule définitivement, pensa-t-il, si je ne parviens pas à me déshabiller.
Nageur excellent, il accomplit ce tour de force—car c'en était un dans sa position. Et quand après des prodiges de vigueur et d'adresse, il eût réussi à se débarrasser de ses chaussures...
—Je m'en tirerai!... s'écria-t-il, comme s'il eût songé à défier l'aveugle élément contre lequel il luttait; je reverrai Henriette!
Mais se déshabiller lui avait pris un temps énorme, et comment évaluer la distance que lui avait fait parcourir le courant, de plus de vingt kilomètres à l'heure!
Rassemblant ses souvenirs, il lui semblait avoir observé qu'à une lieue de Saïgon, le Don-Naï avait la largeur d'un bras de mer. Selon son estimation, il devait être à cet endroit.
—N'importe!... se dit-il, j'arriverai...
Et lentement, d'un mouvement régulier et pour ainsi dire mécanique, ménageant sa respiration, il se mit à nager, obliquant autant qu'il le pouvait, sans trop de fatigue...
Ignorant de quel bord il était le plus rapproché, il s'était décidé, d'inspiration, à se diriger vers la rive droite, celle où est bâti Saïgon...
Il nageait depuis plus d'une demi-heure, et il commençait à sentir, non sans effroi, ses muscles se roidir, ses jointures perdre leur élasticité, sa respiration s'embarrasser, et ses extrémités se refroidir, quand le clapotis de l'eau lui annonça le voisinage de la terre.
Bientôt il toucha le fond... Il fit deux ou trois brasses encore, très-vite, mais au moment où prenant pied il se redressa, il enfonça jusqu'à mi-corps dans cette vase visqueuse et tenace, qui rend si dangereux tous les fleuves de la Cochinchine...
La terre était là, il la devinait, si l'obscurité l'empêchait de la voir, et cependant jamais sa situation n'avait été si désespérée... Ses jambes étaient prises comme dans un étau, l'eau bourbeuse bouillonnait presque au ras de sa bouche, et à chaque mouvement pour se dégager il enfonçait davantage, peu, mais toujours un peu plus.
Son sang-froid, de même que ses forces, commençait à l'abandonner, ses idées se troublaient, quand cherchant instinctivement un point d'appui, sa main heurta la racine d'un palétuvier...
Cette racine, ce pouvait être la vie!... Il en éprouva d'abord la solidité. La trouvant suffisamment résistante, sans secousses, mais avec la frénétique énergie de l'homme qui se noie, il se hâla dessus et se dégagea... Puis, rampant sur la vase traîtresse, il ne tarda pas à atteindre un terrain solide où il se laissa tomber épuisé.
Il était sauvé de l'eau, mais qu'allait-il devenir, seul, nu, exténué, transi, perdu par cette nuit noire, en ce pays inconnu et désert?...
Au bout d'un moment, cependant, il se releva, mais dès qu'il voulut se mettre en route, il se trouva arrêté de tous côtés par des lianes et par les épines des cactus...
—Allons, il faut rester ici jusqu'au jour! se dit-il.
Et le reste de la nuit, il le passa à piétiner sur place et à battre des bras, pour combattre un froid mortel qui le pénétrait jusqu'à la moelle des os...
Les premières lueurs de l'aube lui montrèrent qu'il était comme emprisonné dans un fourré si inextricable qu'il se demanda s'il en sortirait...
Il en sortit, pourtant, et après quatre heures d'une marche effroyablement pénible, il atteignit Saïgon.
Des matelots d'un navire de commerce qu'il rencontra, lui prêtèrent des vêtements et le conduisirent à bord de la Conquête, où il arriva mourant.
—D'où venez-vous, grand Dieu!... en cet état!... s'écrièrent ses camarades dès qu'ils l'aperçurent... Que vous est-il arrivé?...
Et quand il leur eut raconté ses terribles émotions depuis le moment où il les avait quittés:
—En vérité, mon cher Champcey, lui dirent-ils, vous avez de la chance... Voici le second accident auquel vous échappez miraculeusement... Gare au troisième, par exemple!...
«Gare au troisième!» Oui, voilà précisément ce que se disait Daniel.
C'est qu'au milieu des souffrances de l'épouvantable nuit qu'il venait de passer, il avait fait d'étranges réflexions.
Cette poulie, lui tombant sur la tête, on ne savait de quelle main... ce bateau, chavirant tout à coup, sans cause apparente, était-ce bien naturel, et le hasard était-il seul coupable?...
La maladresse de ce batelier, qui tout à coup était venu lui offrir ses services, lui était revenue en mémoire, et avait fait naître de singuliers doutes dans son esprit. Cet homme, si mauvais matelot, pouvait être un nageur de premier ordre, qui, ayant pris toutes ses mesures avant de faire chavirer le bateau, avait ensuite gagné sans peine la terre...
—Ce batelier, pensait Daniel, voulait donc m'assassiner!... Pourquoi, dans quel but?... Pour le compte d'autrui, évidemment... Mais qui donc a assez d'intérêt à ma mort pour payer des assassins?... Sarah Brandon!... Ce n'est pas admissible.
Ce qui était bien moins admissible encore, c'était l'idée d'un misérable, payé par Sarah, se glissant sur la Conquête, et se trouvant à point nommé sur le quai de Saïgon, la première fois que Daniel y mettait le pied.
Cependant, ces soupçons, qu'il traitait d'absurdes, le tourmentaient si cruellement qu'il résolut d'essayer de les éclairer.
Pour commencer, il demanda la liste des hommes qui, la veille, étaient descendus à terre...
Il lui fut répondu que seuls les matelots composant l'équipage des canots étaient allés à Saïgon, mais que les émigrants ayant obtenu l'autorisation de débarquer en avaient pour la plupart profité.
Muni de ce renseignement, et bien qu'il eût peine à se tenir debout, Daniel se fit conduire chez le chef de la police de Saïgon, et en obtint un agent...
Suivi de cet agent, il se rendit sur le quai à l'endroit où le canot de la Conquête était amarré la veille, et là, il le chargea de demander si on ne s'était pas aperçu de la disparition d'un batelier.
Aucun batelier ne manquait, mais on amena à Daniel un pauvre diable d'Annamite qui depuis le matin errait le long du Don-Naï, s'arrachant les cheveux en disant qu'on l'avait ruiné, qu'on lui avait volé son bateau.
Daniel, la veille, n'avait pu distinguer ni les habits ni la taille de l'homme dont il avait accepté les services, mais il avait entendu sa voix et il en avait si bien l'intonation dans l'oreille, qu'il l'eût reconnue entre mille... La voix de l'Annamite n'y ressemblait en rien.
De plus, ce pauvre diable ne savait pas, dix personnes en témoignèrent, un seul mot de français. Né sur le fleuve et y ayant toujours vécu, il avait la réputation d'un très-habile marin.
Enfin il était bien évident que si cet homme eût fait le coup, il se serait bien gardé de réclamer son bateau.
Que conclure de cette enquête sommaire?
—Il n'y a pas à en douter, pensa Daniel, on a voulu m'assassiner!...
XXIII
Il n'est pas d'homme, si brave qu'on le suppose, qui ne frémisse à cette idée, qu'il vient d'échapper miraculeusement aux coups d'assassins inconnus.
Il n'en est pas qui ne sente son sang se figer dans ses veines, en songeant que ceux qui l'ont manqué renouvelleront sans doute leur tentative, et que le miracle ne se renouvellera peut-être pas.
Voilà où en était Daniel.
Il avait désormais cette effrayante certitude qu'une guerre à mort lui était déclarée, une guerre de sauvage, sans pitié, merci ni trêve, guerre de surprises et de traîtrises, d'embuscades et de ruses.
Il lui était prouvé que près de lui, dans son ombre, pour ainsi dire, marchait un invisible ennemi, stimulé par l'appât du gain, épiant ses moindres démarches, toujours en éveil, prêt à saisir l'occasion de le frapper.
Et par l'infernale adresse des deux tentatives avortées, Daniel pouvait mesurer la scélératesse supérieure de l'homme choisi et payé—il le croyait du moins—par Sarah Brandon.
Cependant il ne souffla mot des dangers qu'il courait, et même, une fois remis de la terrible secousse, il prit sur lui de dissimuler ses préoccupations sous une gaieté qu'on ne lui avait pas vue de tout le voyage.
—Je ne veux pas, se disait-il, que l'ennemi soupçonne mes soupçons.
Mais de ce moment, ses défiances ne s'endormirent plus, et toutes ses démarches furent marquées au coin d'une savante circonspection.
Il ne mit plus un pied devant l'autre, pour ainsi dire, sans avoir tâté le terrain; jamais il ne se suspendit à une tire-veille sans en avoir sournoisement éprouvé la solidité; il s'était fait une loi de ne plus rien prendre, ne fut-ce qu'un verre d'eau ou un fruit, hors de la table des officiers...
Assurément, ce perpétuel qui-vive, et cette prudence ombrageuse autant que la peur, répugnaient prodigieusement à son caractère hardi...
Seulement, il avait compris que l'insouciance en de telles conjonctures serait, non pas courage, mais duperie.
Un duel était engagé dont il voulait sortir vainqueur, c'était bien le moins qu'il ne s'offrît pas sans défense aux coups.
C'est qu'il lui semblait que sa poitrine était le seul rempart de celle qu'il aimait, et il prévoyait que, lui mort, elle serait perdue.
C'est qu'il ne cherchait pas seulement à défendre sa vie, il espérait arriver jusqu'à l'assassin et par lui remonter jusqu'à l'infâme créature dont il n'était que l'instrument, jusqu'à Sarah Brandon.
Aussi, poursuivait-il sous main, sans bruit, lentement, mais incessamment, l'enquête qu'il avait commencée.
Et certaines circonstances, oubliées d'abord, et divers indices adroitement recueillis, lui donnaient de grandes espérances.
Il lui était démontré, par exemple, que seuls les matelots des canots étaient allés à terre, et que pas un ne s'était écarté des autres seulement dix minutes.
Donc le faux batelier n'était pas un homme de l'équipage de la Conquête.
Ce ne pouvait non plus être un soldat de l'infanterie de marine, aucun n'ayant obtenu la permission de débarquer.
Restaient les émigrants, dont cinquante ou soixante avaient passé la soirée à Saïgon.
Mais cette hypothèse que l'un d'eux avait attiré Daniel dans le bateau n'était-elle pas écartée par les circonstances de la première tentative d'assassinat!...
Non, car beaucoup de ces émigrants, jeunes et excédés de l'oisiveté de la traversée, sollicitaient comme une faveur l'occasion d'aider aux manœuvres.
Et après de minutieuses informations, Daniel acquit la certitude que quatre d'entre eux étaient mêlés aux matelots sur la vergue d'où était tombée la pesante poulie qui eût dû le tuer.
Lesquels?... C'est ce qu'il ne put découvrir...
N'importe! les résultats obtenus par Daniel suffisaient pour lui rendre l'existence plus supportable.
Il respirait à bord, il allait, il venait en toute sécurité, maintenant qu'il était bien sûr que son assassin ne faisait pas partie de l'équipage de la Conquête...
Et même il éprouvait un soulagement réel à pouvoir se dire que ce n'était pas du moins parmi ces braves et rudes marins qu'on avait trouvé à acheter un misérable pour le frapper lâchement.
De plus, le champ de ses investigations se trouvait assez limité pour qu'il pût désormais entrevoir le succès.
Malheureusement, dès la première quinzaine de l'arrivée, les émigrants avaient été répartis, selon les besoins, dans divers établissements de la colonie assez éloignés les uns des autres.
Force fut à Daniel de renoncer, au moins momentanément, au projet qu'il avait formé de s'entretenir avec tous jusqu'à ce qu'il reconnût cette voix du faux batelier qu'il n'oubliait pas.
Lui-même d'ailleurs ne devait pas séjourner à Saïgon.
Après une première campagne qui l'éloigna deux mois, on lui confia le commandement d'une chaloupe à vapeur, avec mission d'explorer et de relever le cours du Cambodge, depuis la mer jusqu'à My-Thô, la seconde ville de la Cochinchine.
Ce n'était pas une tâche facile, le Cambodge ayant déjà mis en défaut l'habileté de plusieurs ingénieurs hydrographes, déroutés par les incessants caprices de ce fleuve, dont les passes changent de direction et de profondeur suivant les moussons...
Mais c'était surtout une rude et périlleuse mission...
Outre qu'il est tout obstrué de vases infectes, le Cambodge coule à travers des plaines basses et marécageuses, couvertes d'eau pendant la saison des pluies, et d'où se dégagent sous les rayons d'un soleil torride ces exhalaisons mortelles, qui coûtèrent tant d'hommes à l'expédition de l'amiral Charner.
Daniel ne devait pas tarder à en faire l'expérience cruelle.
Moins d'une semaine après le commencement de ses travaux de reconnaissance, il vit expirer sous ses yeux, en quelques heures, dans les atroces convulsions du choléra, trois des hommes placés sous ses ordres...
Pendant les quatre mois qui suivirent, sept succombèrent à des fièvres contractées dans ces marais empestés.
Et vers la fin de l'expédition, quand les explorations touchaient à leur terme, c'est à peine si les survivants, exténués, avaient la force de se tenir debout...
Seul, Daniel n'avait pas même été effleuré par le redoutable fléau.
Dieu sait s'il s'était ménagé, cependant, et s'il avait hésité à payer de sa personne.
Pour soutenir, pour électriser des hommes épuisés par la maladie et irrités de dépenser leur vie à des travaux sans éclat, il fallait un chef d'une énergie expansive, d'une intrépidité peu commune, qui traitât le danger comme un ennemi auquel on impose en le bravant... Daniel fut ce chef.
Il l'avait bien dit, la veille de son départ, à Sarah Brandon:
«Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver!... Le climat meurtrier ne m'atteindra pas... et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette avant de mourir.»
Et, en effet, il lui avait fallu, pour résister, cet indomptable vouloir que la passion inspire, exaspère et soutient.
Hélas!... ses fatigues exorbitantes n'étaient rien comparées à ses souffrances morales...
La nuit, pendant que ses hommes dormaient, il veillait, lui, le cœur déchiré d'angoisses, tantôt écrasé par le sentiment de son impuissance, tantôt se demandant s'il ne deviendrait pas fou de rage...
C'est qu'il y avait un an, maintenant, qu'il avait quitté Paris pour rejoindre la Conquête à Rochefort, un an!...
Et il n'avait pas reçu une seule lettre de Mlle de la Ville-Handry... pas une seule...
A chaque navire arrivant de France avec des dépêches, son espoir redoublait... espoir toujours trompé.
«Allons, se disait-il alors, ce sera pour le prochain!» Et il comptait les jours...
Puis il arrivait, ce vaisseau tant attendu, et pas plus que les autres, hélas! il n'apportait de lettres de Mlle Henriette...
Comment expliquer cet inexplicable silence!... Quels événements étranges étaient survenus!... Que croire... qu'espérer... que craindre!...
Être enchaîné par l'honneur à des milliers de lieues d'une femme aimée jusqu'au délire, ne plus savoir rien d'elle, de sa vie, de ses actions, de ses pensées; en être réduit à cet excès de misère: de douter...
Moins malheureux eût été Daniel, si tout à coup on fût venu lui dire: «Mlle de la Ville-Handry n'est plus!»
Oui, moins malheureux, car la passion vraie, en son farouche égoïsme, souffre moins de la mort que de la trahison.
Henriette morte, Daniel eût été écrasé, et il se peut que son désespoir l'eût porté aux plus fatales extrémités, mais il eût été délivré de cet horrible combat qui se livrait en lui, entre sa foi aux promesses de sa fiancée et des soupçons qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.
Mais il savait que Mlle de la Ville-Handry vivait.
Il n'était guère de vaisseau arrivant de France ou d'Angleterre qui ne lui apportât une lettre de M. de Brévan ou de la comtesse Sarah.
Car la comtesse Sarah s'obstinait à lui écrire, comme si un lien mystérieux existait entre eux qu'elle le défiait de briser.
«J'obéis, disait-elle, à une impulsion plus puissante que ma raison et que ma volonté... C'est plus fort que moi, plus fort que tout, il faut que je vous écrive, il le faut.»
Elle disait, d'autres fois:
«Vous souvenez-vous de cette nuit, Daniel, où, pressant entre vos bras Sarah Brandon, vous lui juriez d'être tout à elle? La comtesse de la Ville-Handry ne saurait l'oublier.»
Et sous ses phrases les plus indifférentes, on sentait palpiter une passion difficilement contenue et près d'éclater... Et ses lettres ressemblaient à ces conversations d'amoureux timides, qui parlent de la pluie et du beau temps d'une voix frémissante de désirs en échangeant des regards enflammés...
—M'aimerait-elle véritablement, pensait Daniel, et serait-ce la punition!...
Puis, aussitôt, jurant comme le plus grossier de ses matelots:
—Serai-je donc une dupe éternelle?... reprenait-il. N'est-il pas évident que cette exécrable créature ne cherche qu'à endormir mes défiances... c'est sa défense qu'elle organise, pour le cas où le misérable qui doit m'assassiner serait pris et la compromettrait par ses révélations.
Jamais, du reste, dans aucune de ses lettres, la comtesse Sarah ne manquait de donner des nouvelles de «sa belle-fille...» Mais c'était avec toutes sortes de réticences et de réserves, et en termes ambigus, comme si elle eût compté sur la pénétration de Daniel pour deviner ce qu'elle ne voulait ou ne pouvait pas dire.
D'après elle, Mlle Henriette avait pris son parti du mariage de son père... La tristesse de cette chère enfant s'était tout à fait dissipée... Mlle Henriette était au mieux avec sir Tom... Les coquetteries de cette jeune fille devenaient inquiétantes, et ses imprudences défrayaient la médisance des salons... Daniel ferait sagement de s'accoutumer à cette idée qu'il retrouverait Mlle Henriette mariée à son retour...
—Elle ment, l'infâme, se disait Daniel, oui, elle ment...
Mais il avait beau se défendre et se roidir, chaque lettre de Sarah apportait le germe d'un nouveau soupçon, qui fermentait dans son esprit de même que dans les veines de ses matelots les miasmes mortels apportés par le vent du sud...
Pour être différentes, et même contradictoires, les informations de Maxime de Brévan n'étaient pas plus rassurantes.
Ses lettres semblaient accuser les perplexités et les hésitations d'un homme préoccupé d'adoucir des vérités trop dures.
Selon lui, la comtesse Sarah et Mlle de la Ville-Handry étaient fort mal ensemble, mais il se déclarait obligé de convenir que tous les torts étaient du côté de la jeune fille, qui paraissait se faire une étude de mortifier sa belle-mère, tandis que celle-ci répondait aux plus irritantes provocations par une inaltérable mansuétude.
Il laissait deviner quelque chose des calomnies,—il ne disait pas médisances, lui,—qui compromettaient la réputation de Mlle Henriette, avouant que d'ailleurs elle y avait prêté par certaines légèretés... Il ajoutait enfin qu'il prévoyait le moment où, en dépit des conseils qu'il lui prodiguait, elle déserterait le toit paternel.
—Et pas une ligne d'elle!... s'écriait Daniel, pas une ligne!...
Et il lui écrivait lettres sur lettres, la conjurant de lui répondre, quoi qu'il y eût, et de ne pas craindre, le pire malheur devant être un bienfait, comparé aux incertitudes qui le déchiraient.
Il écrivait, sans pouvoir certes imaginer que ses tourments Mlle Henriette les endurait, que leur correspondance était interceptée, qu'elle n'avait pas plus de nouvelles de lui qu'il n'en avait d'elle...
Le temps passait, cependant, qui emporte d'un vol égal les bons et les mauvais jours. Daniel regagna Saïgon, rapportant un des plus beaux travaux d'hydrographie qu'on possède sur la Cochinchine.
Ce que valait ce travail, ce qu'il avait coûté de fatigues, de privations et d'hommes, on ne l'ignorait pas, et il fut récompensé comme eût pu l'être un fait d'armes... et récompensé sur-le-champ, en vertu de pouvoirs spéciaux, sauf une confirmation qui jamais n'est refusée.
Tous les survivants de l'équipage de la chaloupe furent portés à l'ordre du jour de l'armée d'occupation, deux furent décorés et Daniel fut promu au grade d'officier de la Légion d'honneur. En d'autres circonstances, cette distinction, dont sa jeunesse doublait le prix, l'eût transporté... elle le laissa froid.
Sous tant et de si longues épreuves, les ressorts de son être s'étaient affaissés, les sources de la joie comme celles de la douleur se tarissaient en lui; il ne luttait plus contre le découragement, il en arrivait à se persuader que Mlle Henriette l'avait oublié, que jamais elle ne serait sa femme...
Or, comme il se sentait incapable d'en aimer une autre, ou plutôt, comme les autres n'existaient pas pour lui, comme sans Henriette le monde lui paraissait vide, absurde, insupportable, il se demandait à quoi bon vivre...
Il y avait des moments où il regardait ses pistolets avec amour, se disant:
—Pourquoi ne pas épargner la façon de ma mort à Sarah Brandon!
Ce qui retenait sa main, c'était le levain de haine qui se soulevait en lui... N'aurait-il donc pas le courage de vivre assez pour se venger?...
Harcelé de telles angoisses, il s'isolait de plus en plus, ne descendait jamais à terre, et ses camarades de la Conquête s'effrayaient lorsqu'ils le voyaient, pâle et les yeux brillants d'un feu sombre, arpenter de long en long, comme s'il eût été de quart, le pont de la frégate.
C'est qu'ils aimaient Daniel... Si incontestable était sa supériorité qu'elle était incontestée... On pouvait l'envier, le jalouser, non.
D'aucuns pensaient qu'il avait rapporté des marais empestés du Cambodge le principe d'une de ces implacables maladies qui désorganisent sourdement les tempéraments les plus robustes et qui éclatent tout à coup, emportant un homme en quelques heures.
—Deviendriez-vous misanthrope, mon cher Champcey, lui disaient-ils... Voyons, sacrebleu! secouez cette mélancolie qui finirait par vous jouer quelque mauvais tour!
Et plaisantant, ils ajoutaient:
—Décidément, les vases du Cambodge vous manquent!...
Ils croyaient rire, ils disaient vrai.
Oui, Daniel regrettait les plus mauvais jours de sa mission.
En ce temps, du moins, le souci de sa responsabilité, d'écrasantes fatigues, le danger et le travail lui procuraient quelques heures d'oubli... tandis que, maintenant, l'oisiveté le laissait, sans répit ni trêve, face à face avec ses obsédantes pensées...
Ce fut ce désir, ce besoin d'échapper en quelque sorte à lui-même, qui le fit accepter de se joindre à une expédition organisée par ses camarades désireux d'essayer des émotions d'une grande chasse...
Pourtant, le matin du départ, il eut comme le pressentiment d'un malheur.
—Belle occasion, pensa-t-il, pour l'assassin aux gages de la comtesse Sarah!...
Puis, haussant les épaules:
—Vais-je pas hésiter!... dit-il avec un rire amer. En vérité, une existence telle que la mienne vaut bien la peine d'être défendue.
C'est pourquoi le lendemain, arrivé avec tous les chasseurs sur le terrain, il reçut du chef de l'expédition ses instructions et son poste.
Il se trouvait placé entre deux de ses camarades, en avant d'un fourré, à l'entrée d'une gorge fort étroite, par où devait nécessairement passer le gibier gros et menu rabattu par une nuée d'Annamites.
On tiraillait depuis une heure, quand les voisins de Daniel le virent tout à coup lâcher sa carabine, tourner sur lui-même et chanceler...
Ils se précipitèrent pour le soutenir... mais il tomba la face contre terre, en disant haut et très distinctement:
—Ils ne m'ont pas manqué, cette fois!...
Au cri d'épouvante des deux voisins de Daniel, tous les chasseurs étaient accourus, et parmi eux le chirurgien-major de la Conquête, un de ces vieux «guérisseurs» qui, sous un scepticisme jovial et des façons bourrues jusqu'à la brutalité, cachent un immense savoir et une sensibilité presque féminine.
A la seule vue du blessé, que ses camarades avaient étendu sur le dos, en lui faisant un oreiller de leurs paletots, et qui gisait pâle comme la mort et inanimé, le brave docteur fronça le sourcil.
—Il n'en reviendra pas!... grommela-t-il entre ses dents.
Les officiers étaient consternés.
—Pauvre Champcey!... murmura l'un d'eux, échapper aux fièvres du Cambodge pour venir se faire tuer ici, à une partie de plaisir!... Vous souvient-il, docteur, de ce que nous lui disions lors de son second accident: «Défiez-vous du troisième!...»
Le vieux médecin n'écoutait pas.
Il s'était agenouillé et rapidement avait dépouillé de ses vêtements le torse de Daniel.
Le malheureux avait été atteint d'un coup de feu... La balle avait pénétré dans le côté droit, un peu en arrière, et l'on voyait entre la quatrième et la cinquième côte une plaie circulaire, aux lèvres rentrantes, d'un centimètre et demi environ de diamètre.
Mais l'examen le plus attentif ne put faire découvrir la plaie de sortie du projectile.
Lentement, le docteur se releva, et tout en époussetant soigneusement les genoux de son pantalon:
—Tout bien considéré, prononça-t-il, je ne voudrais point parier qu'il n'en réchappera pas... Qui sait où est allée se loger la balle? Il se peut qu'elle ait respecté les organes essentiels... Les projectiles ont souvent des déviations et des caprices bizarres. Je répondrais presque de la vie de M. Champcey, si je le tenais dans un bon lit de l'hôpital de Saïgon.. Nous allons toujours essayer de l'y transporter vivant... Que l'un de vous, messieurs, dise aux matelots qui nous ont accompagnés de préparer une litière avec des branches...
Le bruit d'une lutte, d'affreux jurons et des cris inarticulés lui coupèrent la parole.
A quinze pas, au-dessous de l'endroit où Daniel était tombé, on vit sortir du fourré deux matelots, le visage cramoisi de colère, traînant un homme armé d'un mauvais fusil, qui hurlait:
—Voulez-vous bien me lâcher, tas de fainéants!... Lâchez-moi, vous me faites mal!
Et il se débattait furieusement sous la puissante étreinte des marins, s'arc-boutant contre les racines et les rochers, cambrant les reins, se rejetant en arrière...
Si bien qu'eux, exaspérés de sa résistance l'enlevèrent d'un mouvement brusque, et le jetèrent aux pieds du chirurgien-major en criant:
—Voilà le scélérat qui a tué notre officier!...
C'était un homme de taille médiocre, d'apparences grêles, à l'œil morne, à la lèvre impudente, avec de longs cheveux d'un blond sale, portant moustache et barbiche. Son costume était celui des Annamites de la classe moyenne: la blouse boutonnée sur le côté, le pantalon taillé selon la mode chinoise et les sandales de cuir rouge.
Il était néanmoins évident que cet homme était Européen.
—Où l'avez-vous trouvé? demanda le chirurgien aux matelots.
—Là-bas, mon commandant, derrière ce gros buisson, à la droite du lieutenant Champcey, et un peu en arrière...
—Quelles raisons avez-vous de l'accuser?
—Ah! des raisons terribles, mon commandant: il se cachait... Quand nous l'avons vu aplati par terre, crevant de peur, nous nous sommes dit: «Sûr, c'est lui qui a fait le coup!...»
L'homme, cependant s'était redressé et avait pris une attitude provocante, à force d'assurance.
—Ils mentent, s'écria-t-il; oui, ils en ont menti, les lâches!...
Cette injure allait lui valoir une terrible taloche sans le vieux docteur, qui retint le bras déjà levé d'un des matelots.
Puis, poursuivant son interrogatoire:
—Pourquoi vous cachiez-vous? demanda-t-il à l'homme.
—Je ne me cachais pas.
—Que faisiez-vous donc, blotti dans le buisson?
—J'étais à l'affût donc, comme les autres. Faut-il un port d'armes à présent en Cochinchine!... Je n'étais pas invité à votre chasse, c'est vrai, mais j'aime le gibier, et je me suis dit: «Quand même je tuerais deux ou trois pièces de toutes celles que leurs rabatteurs vont leur amener, je ne leur ferais pas grand tort...»
Longtemps le docteur le laissa parler, l'observant en dessous, d'un œil perspicace, puis tout à coup l'interrompant!
—Donnez-moi votre fusil, dit-il.
L'homme pâlit assez visiblement pour que sa pâleur fût remarquée de tous les officiers qui l'entouraient.
Cependant, il s'exécuta de bonne grâce en disant:
—Voilà!... C'est un fusil qu'un de mes amis m'a prêté...
Fort attentivement le docteur examina l'arme, et après en avoir fait jouer la batterie:
—Les canons de ce fusil sont vides, observa-t-il, et il n'y a pas deux minutes qu'ils ont été déchargés...
—C'est vrai, j'ai fait feu de mes deux coups sur une bête qui est passée à ma portée.
—Il se peut qu'une de vos balles se soit égarée...
—Impossible, je visais du côté de la plaine, c'est-à-dire que je tournais le dos à l'endroit où l'officier était posté.
A la grande surprise de tous, la physionomie narquoise d'ordinaire du vieux chirurgien n'exprimait rien que la plus bienveillante crédulité.
A ce point que les deux matelots qui avaient découvert l'homme en furent exaspérés et ne purent se tenir de crier:
—Ah! ne le croyez pas, mon commandant, ce failli chien!...
Mais lui, encouragé sans doute par l'apparente bonhomie du docteur:
—Veut-on me laisser me défendre, oui ou non!... fit-il.
Et d'un ton d'impudence extraordinaire:
—Après ça, prononça-t-il, que je me défende ou non, ce sera probablement tout comme!... Ah! si j'étais matelot, ou seulement soldat de marine, ce serait une autre paire de manches, on m'écouterait... Mais quoi!... je ne suis qu'un méchant pékin, et ici, c'est connu, ils ont bon dos les pékins... Fautifs ou non, du moment où on les accuse, leur compte est bon...
La conviction du docteur devait être faite, car il arrêta ce flux de paroles.
—Rassurez-vous, mon ami, dit-il de sa meilleure voix. Une preuve existe qui établira victorieusement la vérité... La balle qui a frappé le lieutenant Champcey est restée dans la blessure, et elle sera extraite, c'est moi qui vous le promets... Tous, ici, nous avons des carabines à projectiles coniques, vous êtes le seul à avoir un fusil de chasse ordinaire, à balles sphériques; donc, pas d'erreur possible. Je ne sais si vous me comprenez.
Oui, il comprenait, et si bien que sa face blême était devenue livide, et qu'il promenait autour de lui un regard égaré.
Durant dix secondes il hésita, calculant ses chances, puis soudain, tombant à genoux, les mains jointes, et battant le sol de son front:
—J'avoue! s'écria-t-il. Oui, c'est peut-être moi qui ai touché l'officier... J'ai entendu les broussailles remuer de son côté, et j'ai tiré au juger... Quel malheur, mon Dieu, quel malheur!... Ah! je donnerais ma vie pour sauver la sienne, si c'était possible... C'est un accident, messieurs, je vous le jure. Tous les jours il en arrive de pareils à la chasse, qu'on raconte dans les journaux... Seigneur que je suis malheureux!
Le docteur s'était reculé:
—Assurez-vous de ce gaillard-là, commanda-t-il aux deux matelots qui l'avaient arrêté, amarrez-le moi solidement et conduisez-le à la prison de Saïgon, avec un mot qu'un de ces messieurs va vous remettre pour le directeur...
L'homme paraissait anéanti.
—Un malheur n'est pas un crime, gémissait-il; je suis un honnête ouvrier...
—C'est ce que nous verrons à Saïgon, fit le docteur.
Et il se hâta d'aller voir où en étaient les préparatifs qu'il avait commandés pour le transport du blessé.
En moins de vingt minutes, et avec cette merveilleuse adresse qui est un de leurs traits distinctifs, les matelots avaient construit un solide brancard dont ils avaient garni le fond d'un véritable matelas d'herbes sèches, poussant le soin jusqu'à établir une sorte de tente au-dessus avec de larges feuilles.
Quand on y déposa Daniel, la douleur lui arracha une sorte de râle... C'était le premier signe de vie qu'il donnait...
—Et maintenant, mes amis, dit le docteur aux matelots, en route!... Et souvenez-vous qu'il suffirait d'une secousse pour tuer votre officier!...
Il n'était pas huit heures du matin quand le funèbre cortége se mit en route, et ce n'est que bien avant dans la nuit, sur les deux ou trois heures, qu'il entra dans Saïgon, par une de ces pluies torrentielles qui donnent une idée du déluge, et dont la Cochinchine a le funeste privilége.
Les matelots qui portaient la litière où gisait Daniel avaient marché dix-huit heures consécutives par des sentiers à peine frayés, où, à tout moment, il fallait ouvrir un passage à travers d'inextricables fouillis d'aloès, de cactus, de jaquiers et de corrossols.
Souvent les officiers avaient voulu leur venir en aide, toujours ils avaient refusé, se relayant entre eux, ne cessant de prendre les plus ingénieuses précautions, telles qu'une mère eût pu les imaginer pour son enfant à l'agonie.
Si bien que tant que dura cette marche si longue, le moribond ne ressentit pas une secousse, et le vieux chirurgien ému disait aux officiers qui l'entouraient en montrant les matelots:
—Braves gens!... quels soins!... on eût placé sur le brancard un vase plein d'eau à déborder, qu'il ne s'en fût pas répandu une goutte.
Ah! oui, braves gens! rudes, sans doute, et grossiers, brutaux parfois et terribles à rencontrer à terre, un lendemain de paye, après une station au cabaret, mais gardant sous ces dehors un peu effrayants un cœur d'or, des naïvetés d'enfant et le feu sacré des plus nobles dévouements.
Pour bien dire, ils n'osèrent respirer à pleine poitrine qu'après qu'ils eurent déposé leur fardeau précieux sous le porche de l'hôpital.
Deux officiers, accourus en avant, avaient fait préparer une chambre.
On y porta Daniel, et quand on l'eut doucement étendu dans un bon lit bien blanc, officiers et matelots se retirèrent dans une pièce voisine, pour attendre l'arrêt du docteur, qui restait près du blessé avec deux aides-major qu'on était allé réveiller.
Bien faible était l'espoir.
Daniel avait repris connaissance en chemin et même il avait adressé quelques paroles à ceux qui l'entouraient, mais des paroles sans suite, expression du plus affreux délire.
On l'avait questionné, mais ses réponses incohérentes n'avaient que trop prouvé qu'il n'avait aucunement conscience de l'accident dont il était victime, non plus que de sa situation.
De sorte que, parmi ces marins qui attendaient, et qui tous plus ou moins avaient une certaine expérience des plaies d'armes à feu, l'opinion générale était que la fièvre aurait emporté le malade avant que le jour se levât...
Cependant un grand silence se fit comme par enchantement, et toutes les conversations cessèrent...
Le vieux chirurgien venait d'apparaître sur le seuil de la chambre du blessé, et un bon sourire de confiance entr'ouvrait ses grosses lèvres.
—Ce pauvre Champcey va aussi bien que possible, déclara-t-il, et je répondrais presque de lui, si les grandes chaleurs n'étaient si proches...
Et apaisant du geste le murmure de satisfaction qui accueillait cette bonne nouvelle:
—C'est qu'en vérité, continua-t-il, si affreuse que soit sa blessure, elle n'est rien, comparée à ce que raisonnablement on devait craindre... Il y a plus, messieurs, je tiens le corps du délit...
Il élevait en l'air, en même temps, et montrait une balle sphérique qu'il tenait entre le pouce et l'index.
—Encore un exemple, prononça-t-il, à ajouter à tous ceux que citent Devergie, Dasper et Briand, des bizarreries des projectiles... Celui-ci, au lieu de poursuivre directement son trajet à travers le corps de notre pauvre ami, avait contourné les côtes et avait été se loger tout près de la colonne vertébrale. C'est là que je l'ai découvert, presque à fleur de peau, et il a suffi pour l'extraire d'un coup de bistouri.