La clique dorée
«Pardonnez-moi. J'ai été quarante ans un honnête homme, une passion fatale m'a rendu fou. J'ai puisé dans la caisse qui m'était confiée, et pour masquer mes détournements, j'ai eu recours à des faux. Dissimuler mon crime plus longtemps n'est pas possible. Mon premier vol remonte à six mois. Le déficit est de trois cent mille francs environ.
«Je ne saurais supporter le déshonneur que j'ai mérité, dans une heure j'aurai cessé de vivre.»
Cette déclaration, Malgat la plaça bien en vue sur son bureau, et sortant aussitôt, sans prendre un centime sur lui, il courut jusqu'au canal pour s'y jeter.
Mais une fois là, devant cette eau noire, il eut peur...
Durant de longues heures, il erra sur la berge, demandant à Dieu une seconde de courage... Le courage ne lui vint pas.
Que faire cependant? Où fuir sans argent, où se cacher?... Retourner à son bureau n'était pas possible: le crime devait y être connu...
Désespéré, il courut jusqu'à la rue du Cirque et au milieu de la nuit il frappa chez miss Brandon.
On ne savait pas qu'il fût découvert, on lui ouvrit.
Alors, lui, au désespoir, raconta tout, demandant mille francs sur les trois cent mille qu'il avait volés et donnés, mille francs pour fuir en Belgique...
On les lui refusa.
Et comme il insistait, comme il se traînait aux genoux de miss Sarah, sir Tom le prit par les épaules et le jeta dehors.
Brisé par l'excès de sa violence, M. de Brévan s'était jeté sur un fauteuil, et il y demeura longtemps, la tête basse, l'œil fixe, le front contracté, regrettant sans doute l'abandon et la franchise de sa colère, et d'être resté si peu maître de soi.
Mais, lorsqu'il se releva, grâce à une puissante projection de volonté, il avait ressaisi ce flegme un peu railleur qui lui était habituel.
—Je le vois à votre contenance, mon cher Daniel, reprit-il, l'aventure que je vous conte vous paraît monstrueuse, invraisemblable, impossible... Et cependant, il y a quatre ans, elle courut tout Paris, grossie de cyniques détails que j'ai passés sous silence... En fouillant les collections de journaux, vous la retrouveriez... Mais quatre ans... c'est quatre siècles. Sans compter que nous en avons tant vu d'autres, depuis...
Agité d'émotions étranges et comme il n'en avait ressenti de sa vie, Daniel hochait tristement la tête.
—Aussi, n'est-ce pas le fait en lui-même qui m'étonne, prononça-t-il... Ce que je ne puis comprendre, c'est que cette femme ait osé repousser le malheureux dont elle était la complice, lorsqu'il implorait d'elle les moyens de fuir, de se dérober aux recherches de la justice, de passer à l'étranger.
—Ce fut ainsi, pourtant, affirma M. de Brévan.
Et vivement:
—Du moins, à ce que l'on assure, prononça-t-il.
Ce retour à la circonspection fut perdu pour Daniel.
—Etait-il vraisemblable, poursuivit-il, que miss Brandon n'ait pas craint d'exaspérer cet infortuné et de le pousser aux résolutions les plus désespérées... Ivre de colère, de rage, il pouvait, en sortant de chez elle, courir chez le commissaire de police le plus voisin et lui tout déclarer, et donner des preuves...
M. de Brévan, d'un petit rire sec l'interrompit.
—Vous dites là, Daniel, fit-il, juste ce que répliquèrent sur le moment les défenseurs de miss Sarah... A cela, je répondrai qu'il est dans son caractère de procéder par coups d'audace... Elle ne dénoue pas les situations, elle les brise le plus brutalement possible... Sa prudence consiste à pousser l'imprudence au delà de ce qu'on peut admettre...
—Cependant...
—Faites-lui de plus l'honneur de la croire assez fine, assez expérimentée et assez perspicace pour s'entourer de précautions inouïes, ne jamais laisser traîner de preuves et savoir trier ses dupes... Elle avait étudié Malgat de même que plus tard elle devina Kergrist. Elle était sûre que ni l'un ni l'autre, la tête sur le billot ne l'accuseraient... Et néanmoins, dans cette affaire de la Société d'Escompte mutuel, ses calculs furent un peu déconcertés...
—Elle fut compromise?...
—On découvrit qu'elle avait reçu deux ou trois fois Malgat secrètement, car il n'était pas admis officiellement chez elle, et les petits journaux imprimèrent ce mauvais calembour «qu'une blonde étrangère ne l'était pas aux détournements...» L'opinion hésitait, lorsqu'on apprit qu'elle venait d'être mandée au cabinet du juge d'instruction... Ce fut son salut, car elle en sortit plus blanche et plus immaculée que la neige des Alpes...
—Oh!...
—Et si parfaitement innocentée que, l'affaire étant venue aux assises, elle ne fut même pas citée comme témoin.
Daniel eut un soubresaut:
—Quoi! s'écria-t-il, Malgat eut ce dévouement héroïque de subir les angoisses de l'instruction et l'infamie d'une condamnation sans laisser échapper un mot...
—Non... et pour cette raison que c'est par contumace que Malgat a été jugé et condamné à dix ans du réclusion.
—Qu'est-il donc devenu, ce malheureux?
—Qui sait!... Il s'est suicidé, dit-on... Deux mois plus tard on découvrit dans la forêt de Saint-Germain un cadavre à demi décomposé, qu'on supposa être le sien... Et cependant...
Il était devenu livide, et plus bas, comme s'il eût répondu moins à Daniel qu'aux objections de son esprit, il ajouta:
—Et cependant quelqu'un qui avait vécu presque dans l'intimité de Malgat, m'a juré l'avoir rencontré un jour, rue Drouot, devant l'Hôtel des Ventes... Ce quelqu'un assurait l'avoir positivement reconnu malgré les artifices d'un déguisement des plus habiles... Et même songeant à cela, je me suis dit souvent que si on ne se trompait pas, un jour viendrait peut-être où miss Sarah aurait un terrible compte à régler avec un créancier implacable...
Il passa la main sur son front, comme s'il eût espéré ainsi chasser des idées importunes, et avec une gaieté forcée:
—Voilà, cher, reprit-il, le fond de mon sac... Tous ces détails, je les tiens des amis et des ennemis de miss Sarah, des cancans du monde et des «racontars» des journaux. Ils me viennent surtout d'une longue et patiente observation... Et si vous me demandez quel intérêt j'avais à si bien connaître cette femme, je vous répondrai que vous voyez devant vous une de ses victimes... Car je l'ai aimée, aussi moi, ami Daniel, aimée éperdûment... Mais j'étais un trop petit seigneur et une trop maigre proie pour qu'elle me fit les honneurs du grand jeu... Le jour où elle fut sûre que ses infernales coquetteries avaient incendié mon cerveau, que j'étais devenu fou, stupide, idiot... ce jour-là, elle m'éclata de rire au nez... Ah! tenez, elle m'a joué comme un enfant et chassé comme un laquais... Et je la hais, mortellement, comme je l'aimais, jusqu'au crime, s'il le fallait... Et si secrètement, dans l'ombre, sans me nommer, je puis vous aider, comptez sur moi!...
Quelles raisons Daniel avait-il de douter de la véracité de son ami?
Aucune, puisqu'il venait de lui-même, et avec une ronde franchise, au devant de toutes les questions...
Donc, pas un doute n'effleura la confiance du Daniel. Bien plus, il bénit le ciel de lui envoyer cet allié, cet ami qui, vivant en pleine intrigue parisienne, devait en connaître les ressorts et le guiderait.
Il lui prit les mains, et les serrant entre ses mains loyales:
—Maintenant, ami Maxime, c'est entre nous à la vie et à la mort...
L'autre parut touché sincèrement; il eut même un joli geste comme pour essuyer une larme... Mais il n'était pas homme à s'abandonner à l'attendrissement:
—Revenons à votre ami, Daniel, reprit-il, et aux moyens d'empêcher son mariage avec miss Sarah... Avez-vous un projet, une idée?... Non... Ah! ne vous y trompez pas, ce sera dur.
Il parut s'abîmer dans ses réflexions, puis lentement et en détachant ses phrases comme pour leur donner plus de relief et les mieux graver dans l'esprit de Daniel:
—C'est par miss Brandon, reprit-il, qu'il faudrait attaquer la situation... Savoir au juste qui elle est, là serait le succès... A Paris, avec de l'argent, on trouve des espions terriblement habiles...
Le timbre de la pendule sonnant la demie de dix heures, l'interrompit.
Il se dressa, comme illuminé d'une inspiration soudaine, et très vite:
—Mais j'y pense, s'écria-t-il, vous ne connaissez pas miss Brandon, Daniel, vous ne l'avez jamais vue!...
—En effet...
—Eh bien! c'est un désavantage... Il faut connaître ses ennemis, quand ce ne serait que pour leur sourire... Je veux que vous voyez miss Sarah...
—Mais qui me la montrera... où... quand?
—Moi, ce soir, à l'Opéra où elle est, je le parierais...
Pour courir chez Mlle Henriette, Daniel s'était habillé, cela tombait bien.
—Certes, oui, je le veux, répondit-il.
Sans perdre un instant, ils s'élancèrent dehors, et ils arrivèrent au théâtre comme la toile se levait sur le quatrième acte de Don Juan... Deux fauteuils d'orchestre se trouvaient libres, ils les prirent.
Faure était en scène... Mais que leur importait la musique divine de Mozart!...
M. de Brévan sortit sa jumelle de son étui, et parcourant la salle d'un regard exercé, il eut bientôt découvert ce qu'il cherchait.
Du coude il avertit Daniel, en lui passant sa jumelle:
—Tenez, là, lui souffla-t-il à l'oreille, dans la troisième loge à partir du pilier... regardez... c'est elle!...
V
Daniel regarda.
Sur l'appui de velours de la loge que lui désignait Maxime, se penchait, pour mieux entendre, une jeune fille d'une beauté si rare et si resplendissante qu'il eut peine à retenir un cri d'admiration.
Ses cheveux, d'une surprenante abondance, étaient relevés assez négligemment pour qu'on vît qu'ils étaient bien à elle; cheveux admirables, fauves, si lumineux qu'à chacun de ses mouvements il paraissait en jaillir des gerbes d'étincelles...
Ses grands yeux de velours étaient ombragés de longs cils, et selon qu'elle les ouvrait ou les fermait à demi, ils passaient du bleu le plus sombre au bleu clair de la pervenche.
Un rire jeune et frais, le rire naïf de l'innocence s'épanouissait sur ses lèvres, découvrant des dents invraisemblables de régularité, de blancheur et d'éclat.
—Est-il possible, pensait Daniel, que ce soit là l'indigne créature dont Maxime me traçait le portrait!...
Un peu en arrière d'elle, émergeait de l'ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d'un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s'entr'ouvrir pour crier: Shoking!...
Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d'énormes favoris en nageoires... C'était l'honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.
Et à mesure qu'il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.
Maxime ne se trompait-il pas?... Ne se faisait-il pas l'écho de calomnies atroces?...
Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s'il n'eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu'ils le virent se pencher à l'oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu'il prononça un mot, le contraignirent à se taire.
Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.
Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s'ouvrit, et un homme entra, qu'à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d'éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.
Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.
—Le comte de la Ville-Handry!... murmura Daniel.
Mais on lui frappait doucement sur l'épaule; il se retourna.
C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit:
—Votre vieil ami, n'est-ce pas? L'heureux prétendant de miss Brandon.
—Oui, c'est vrai, je l'avoue...
Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit:
—Voyez donc, Daniel, voyez donc!...
M. de la Ville-Handry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchant vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.
Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.
La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever...
—Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.
Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes: pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.
—Ah! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière... murmura Maxime.
Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand pardessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifiques.
C'était le comte de la Ville-Handry.
Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb:
—Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous?
—Du théâtre.
—Et vous fuyez avant le cinquième acte! C'est un crime de lèse-Mozart, cela... Allons, revenez et je vous promets une surprise...
Vivement, M. de Brévan se rapprocha.
—Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous...
Et saluant, il se retira.
Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.
A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:
—Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.
L'homme hésita... C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:
—Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.
Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.
Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.
En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.
Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:
—Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.
Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.
—Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.
Puis se retournant vers Daniel:
—Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.
—Moi, mademoiselle.
—Vous, monsieur... Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry...
Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:
—Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites... J'ai ouï parler d'une jeune fille...
—Sarah!... interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!...
Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:
—Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler... Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!...
De rouge qu'il était, Daniel devint blême.
Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.
Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.
Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.
Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:
—Qu'est-ce!... qu'est-ce qu'il y a là...
Le comte s'avança, la bouche en cœur:
—Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller...
Et en prenant une poignée, il la montra.
Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:
—Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle... Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies... Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire...
Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta:
—Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou...
Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour du M. de la Ville-Handry. Enfin le valet de pied ferma la portière...
Alors miss Sarah se penchant vers Daniel:
—J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir... Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours... Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux...
Le reste se perdit dans le bruit des roues.
La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Handry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé...
Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar...
Hélas, non!... Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Handry.
—Ah!... nous sommes perdus! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.
Leur attente fut déçue.
S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.
Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Handry: minuit sonnait.
—J'irai demain, pensa-t-il.
Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplés de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.
Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses, en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs piéges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font «chanter» les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.
Alors, il avait quelque espoir.
Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la «haute vie,» qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.
Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes!... Comment l'atteindre et où la frapper?
N'était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens! qu'elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait?
—Mon Dieu!... murmurait Daniel, envoyez-moi une idée...
Mais l'idée ne venait pas, et c'est en vain qu'il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.
Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d'ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.
A neuf heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil et brisé de cette fatigue atroce de l'insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.
Il se jeta vivement à bas de son lit, s'habilla en deux temps et courut ouvrir.
C'était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut:
—Eh bien?
—Hélas! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner...
—Diable! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée...
—Que feriez-vous donc, vous, à ma place? Cette femme est belle à troubler la raison... le comte est fasciné.
Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Handry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s'évanouissait le bonheur de sa vie...
—Car il n'est plus d'illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l'accent du plus sombre découragement. Ce qui m'attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu'au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir? Oui. Réussirons-nous? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Handry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.
Si peu accessible à l'émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu'il appelait son ami le troubla visiblement.
—Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu'on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d'un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.
—Elle m'a invité...
—Bon, cela. N'hésitez pas, allez-y.
—Qu'y faire?
—Peu de chose... Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l'honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux...
—J'avoue que je ne comprends pas bien.
—Quoi!... Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu'elle paraisse, ne tient peut-être qu'à un fil?... Que faut-il pour le trancher, ce fil?... Une occasion... Et quand on a tout à attendre et à espérer de l'occasion, on la guette...
Daniel ne semblait pas convaincu.
—Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.
—Assurément.
—Que répondrai-je?
—Rien... ni oui, ni non... vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps...
Il fut interrompu par le portier de Daniel—c'était son domestique aussi—qui entrait, tenant une carte à la main.
—Monsieur, dit-il, c'est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m'envoie savoir s'il ne vous dérange pas...
—Le nom de ce monsieur?...
—Le comte de la Ville-Handry, voici sa carte.
—Vite, s'écria Daniel, vite, courez le prier de monter...
M. de Brévan s'était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti:
—Je file, dit-il à Daniel.
—Pourquoi?
—Parce qu'il ne faut pas que le comte me trouve ici... Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s'il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fini...
Il sortait en effet, lorsqu'on entendit remuer la clef de la porte d'entrée.
—Le comte, fit-il, je suis pris.
Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l'y poussa et referma la porte.
Il était temps, le comte entrait.
VI
M. de la Ville-Handry avait dû se lever matin. Bien qu'il ne fût pas encore dix heures, il resplendissait, fardé de frais qu'il était, teint et frisé à miracle. Or, toute cette toilette réparatrice ne pouvait pas être l'œuvre d'un moment.
—Ouf! fit-il en entrant, c'est haut chez vous, mon cher Daniel...
Etourdi! Il oubliait son rôle de jouvenceau. Mais il s'en aperçut, car vivement il ajouta:
—Ce n'est pas que je m'en plaigne, au moins!... Quelques étages à grimper ne me font pas peur!...
Et en même temps, d'un air de complaisance, il tendait le jarret, comme pour en attester le ressort, la souplesse et la vigueur.
Déjà, cependant, plein de déférence pour le père de Mlle Henriette, Daniel lui avait avancé le meilleur fauteuil de son modeste logis.
Le comte s'assit, et d'un ton léger qui contrastait avec le très visible embarras de ses mouvements:
—Gageons, mon cher Daniel, commença-t-il, que vous êtes fort surpris et non moins intrigué de me voir chez vous!...
—Je l'avoue, monsieur, si vous aviez à me parler, vous n'aviez qu'à m'écrire, je me serais aussitôt empressé...
—De venir chez moi, n'est-ce pas?... Inutile. La vérité est que je n'ai rien à vous dire. C'est un rendez-vous manqué qui vous vaut ma visite. Je devais rencontrer un de mes amis au Corps législatif, et il ne s'y est pas trouvé... Assez mécontent, je rentrais, lorsque, passant devant chez vous, je me suis dit: Si je montais surprendre mon marin! Je lui demanderais ce qu'il pense de certaine jeune dame à qui, hier soir, il a eu l'honneur d'être présenté...
C'était ou jamais l'occasion de suivre les prudents conseils de M. de Brévan, aussi Daniel, au lieu de répondre, se contenta-t-il de sourire le plus agréablement qu'il put...
Ce n'était pas assez pour le comte, aussi reprenant sa question:
—Voyons, insista-t-il, là, franchement, que pensez-vous de miss Sarah Brandon?...
—C'est une des plus belles personnes que j'aie vues de ma vie, monsieur...
Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de M. de la Ville-Handry.
—Dites la plus belle, s'écria-t-il, la plus merveilleusement et la plus idéalement belle!... Et c'est là le moindre, le plus infime de ses mérites, M. Daniel Champcey... Parle-t-elle, aussitôt les charmes de son esprit effacent les séductions de sa beauté... Et dès qu'on la connaît, on oublie sa beauté et son esprit pour n'admirer plus que sa simplicité enjouée, sa candeur naïve et les trésors de son âme chaste et pure...
La foi, l'ardente foi, exclusive, absolue, idiote, donnait à sa face grimée l'expression de l'extase.
—Et penser, murmura-t-il, que c'est le hasard qui m'a placé sur le chemin de cet ange!...
Un soubresaut de Daniel, si marqué qu'il le surprit, l'inquiéta sans doute, car il reprit, appuyant sur le mot:
—Oui, le hasard seul... et je puis vous en faire juge.
Il se tassa sur son fauteuil, en homme qui va parler longtemps, et de ce ton d'emphase qu'il devait à la surprenante opinion qu'il avait de lui-même, il continua:
—Vous savez, mon cher, combien je fus affecté de la mort de la comtesse de la Ville-Handry...
Assurément, ce n'était pas la compagne que devait souhaiter un homme politique de ma valeur... Elle était de celles dont la capacité, à grand peine, se hausse à connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse... Mais c'était une bonne femme, attentive, discrète et soumise, ménagère de mes deniers, en sachant néanmoins me faire honneur par la tenue parfaite de notre maison...
Ainsi, en toute sincérité, le comte parlait de celle dont il avait été la création, et qui, seize années durant, avait galvanisé sa nullité.
—Bref, poursuivit-il, la perte de ma femme bouleversa mes habitudes au point de me dégoûter des travaux qui avaient été ma passion, et je me mis à chercher des distractions en dehors...
Devenu un des membres assidus de mon cercle, j'y rencontrai sir Elgin, et sans nous lier, nous en arrivâmes à échanger quelques paroles et à l'occasion un cigare.
Ecuyer consommé, sir Thomas Elgin montait à cheval tous les jours de très-bonne heure, et comme les médecins, m'avaient recommandé cet exercice, que j'aime, comme tous ceux où l'on excelle, nous nous rencontrions assez souvent au Bois... Nous nous souhaitions le bonjour, et parfois nous faisions côte à côte un temps de galop.
Si je suis peu liant, sir Thomas l'est moins encore, et notre connaissance ne semblait pas devoir aller jamais plus loin, quand un accident nous rapprocha.
Un matin, après une assez longue course, nous rentrions au pas, lorsque la jument de sir Thomas, une bête fort difficile, fit un si brusque et si prodigieux écart qu'il fut désarçonné.
Lestement, je mis pied à terre pour l'aider à se relever... pas moyen. Et cependant, vous savez si ces diables d'Américains sont durs au mal. Mais il avait, nous le sûmes plus tard, un genou déboîté et une cheville fracturée.
L'endroit était désert, et je commençais à me sentir fort embarrassé, quand par bonheur deux soldats passèrent.
Je les appelai, et confiant à l'un nos chevaux, j'envoyai l'autre chercher un fiacre à la station la plus voisine.
Le fiacre venu, nous y installâmes le blessé de notre mieux, et je grimpai sur le siége pour le conduire à l'adresse qu'il m'avait indiquée, chez lui, rue du Cirque.
Une fois là, je sonne, et je commande aux domestiques de descendre.
Non sans peine ils tirent leur maître de la voiture, et les voilà le montant à travers les escaliers, lui geignant faiblement, tant il souffrait.
Je montais devant, et j'arrivais au premier étage, quand une porte brusquement s'ouvrit devant moi, et une jeune fille parut.
Elle était à sa toilette, lorsque le tapage que nous faisions l'avait épouvantée, et elle accourait voir... Elle n'avait pris que le temps bien juste de jeter un peignoir sur ses épaules, et ses cheveux en désordre s'échappaient à demi d'une sorte de coiffe de nuit...
Apercevant son parent aux mains des valets, elle le crut dangereusement blessé, mort peut-être... Elle devint plus pâle qu'une morte, et poussant un grand cri, elle chancela...
Elle serait tombée de son haut dans l'escalier, la tête la première, si je ne l'avais pas reçue entre mes bras.
Elle était évanouie. Et je la tins ainsi, renversée contre mon épaule, si près que j'étais pénétré de la moiteur de son corps souple et charmant, si près que je sentais les battements de son cœur contre le mien. Sa coiffe s'était dénouée, et ses cheveux s'éparpillant m'enveloppaient de leurs flots dorés et traînaient jusqu'à terre...
Mais tout cela ne dura pas dix secondes...
Revenant à elle et se voyant dans les bras d'un inconnu, toutes ses pudeurs se révoltèrent, elle se redressa, et m'échappant, elle disparut dans l'appartement...
Au seul souvenir de cette scène, M. de la Ville-Handry haletait et on le voyait blêmir sous son fard.
Du reste, il ne chercha pas à dissimuler son trouble.
—Je suis un vieux diable, reprit-il, et de vous à moi, mon cher Daniel, j'avouerai que les femmes... eh! eh!... ne m'ont pas été... comment dirai-je? cruelles... Même, je me flattais d'avoir épuisé toutes les émotions qu'elles peuvent donner.
Eh bien! non. De ma vie, entendez-vous, je n'ai été remué par une sensation aussi poignante que celle qui m'étreignait pendant que je soutenais miss Sarah...
Tout en parlant, il avait tiré son mouchoir, plus odorant qu'un sachet, et il s'en tamponnait le front, doucement, par exemple, et avec des précautions infinies, pour ne point gâter l'œuvre savante de son valet de chambre.
—Vous connaîtrez miss Sarah, Daniel, poursuivit-il, bientôt. Quand on l'a vue, on veut la revoir... Heureusement, j'avais un prétexte pour me présenter chez elle, et dès le lendemain je sonnais à sa porte, demandant des nouvelles de sir Thomas Elgin. On me conduisit à l'appartement de ce digne gentleman, et je le trouvai étendu sur une chaise longue, les jambes emmaillotées... Près de lui lisait une respectable dame à laquelle il me présenta, et qui n'était autre que mistress Brian.
Ils m'accueillirent fort bien, non sans une certaine réserve, cependant, que je discernais sous leur politesse, mais j'eus beau prolonger ma visite au-delà des convenances, miss Sarah ne parut pas...
Je ne l'aperçus pas davantage, lorsque je revins, à diverses reprises, m'informer de blessé, et véritablement, à la fin, je n'étais pas éloigné de croire à un parti pris...
Ma foi, oui!... j'y croyais presque, lorsqu'un jour, sir Tom allant mieux, manifesta le désir d'essayer quelques pas à pied aux Champs Elysées.
Je lui offris mon bras, il voulut bien le prendre, et au retour il me pria d'accepter sans façon le dîner de la famille...
Si poignant que fût pour Daniel l'intérêt de ces confidences étranges, depuis un moment il ne prêtait plus à M. de la Ville-Handry qu'une oreille distraite.
Un bruit singulier dont il ne pouvait comprendre la cause, à peine saisissable mais persistant, le préoccupait et l'agaçait.
A force de regarder autour de lui, il en eut l'explication.
La porte de sa chambre, qu'il était bien certain d'avoir fermée, était maintenant entre-bâillée.
S'ennuyant tout seul et aidé par la curiosité, M. de Brévan avait trouvé ce moyen de voir et d'entendre.
De tout cela, M. de la Ville-Handry ne vit ni ne soupçonna rien.
—Ainsi donc, reprit-il, j'allais revoir miss Sarah... Parole d'honneur, j'étais moins ému, je crois, le jour où la première fois j'abordai la tribune... Mais j'ai quelque puissance sur moi, et j'étais déjà remis, lorsque sir Thomas Elgin m'avoua qu'il m'eût invité plus tôt s'il n'eût craint de désobliger fortement sa jeune parente, laquelle s'était déclarée résolue à ne jamais se retrouver avec moi... Peiné, je demande en quoi j'avais pu lui être désagréable... Et alors, sir Tom, avec ce flegme admirable qui ne le quitte jamais: «Ce n'est pas à vous qu'elle en veut, répondit-il, mais bien à elle-même, à cause de la scène ridicule de l'autre jour!»
Vous entendez, Daniel, il appelait ridicule cette scène adorable que je viens de vous dire... Il n'y a que les Américains pour de telles énormités!...
J'ai su, depuis, que pour contraindre Sarah à me recevoir, il avait fallu lui faire une sorte de violence; mais elle eut le bon goût de n'en rien laisser paraître, lorsque, un peu avant de se mettre à table, je lui fus présenté.
Elle rougit, il est vrai, extrêmement, mais c'est avec une franchise toute virile qu'elle me tendit la main, coupant le compliment que je lui débitais pour me dire:
«—Vous êtes l'ami de Tom, vous serez le mien.»
Ah! Daniel, vous avez admiré miss Brandon au théâtre!... C'est chez elle qu'il faut l'étudier... Au dehors, quoi qu'il lui en coûte, elle sacrifie aux exigences du monde, dans son intérieur, elle ose être elle-même.
Du reste, ainsi qu'elle l'avait dit, nous fûmes promptement amis, si promptement que je ne laissais pas que d'être surpris, quand elle me parlait comme à une vieille connaissance...
Je ne tardai pas à découvrir le mot de cette énigme.
Nos jeunes filles françaises, mon cher Daniel, sont charmantes, sans doute, mais ignorantes, en général, légères et insoucieuses de tout ce qui n'est pas cancans, romans ou chiffons...
Autres sont les Américaines... Ce qui intéresse leur esprit sérieux, c'est ce qui préoccupe leur père et leurs frères: la politique, l'industrie, les débats des Chambres, les découvertes des savants...
Le comte de la Ville-Handry, dont la carrière politique a jeté un certain éclat, ne pouvait être un étranger pour miss Sarah Brandon. Ma passion à défendre les causes que je croyais justes, l'avait souvent passionnée. Emue par mes discours qu'elle lisait, sa pensée plus d'une fois était remontée à l'orateur...
Il me semble encore l'entendre me dire, de sa belle voix qui a les pures sonorités du cristal:
«—Oh! oui, je vous connaissais, monsieur le comte, oui!... et il y a eu des jours où j'aurais voulu être de vos amies pour vous crier: C'est bien, ce que vous faites là, c'est grand, c'est courageux!...»
Et elle ne mentait pas, car elle avait retenu nombre de passages de mes discours, de ceux même que j'avais oubliés, et elle les citait presque textuellement... Ebahi parfois de certaines idées très-fortes qu'elle émettait, je l'en complimentais, et alors elle éclatait de rire, me disant: «Mais c'est de vous, cher comte, c'est votre bien... c'est vous qui avez dit cela en telle et telle occasion.»
Et si le soir, rentré chez moi, je feuilletais mes collections pour vérifier le fait, je trouvais presque toujours que miss Sarah avait raison...
Dois-je ajouter après cela que je devins l'hôte quotidien de la rue du Cirque? Non, n'est-ce pas.
Ce que je veux que vous sachiez, c'est que là j'ai trouvé l'image de la félicité la plus parfaite et la plus pure qu'on puisse rêver ici-bas... Là, j'ai été saisi de respect et d'admiration, par l'honnêteté la plus sévère, unie au plus chaste enjouement. Là, j'ai savouré les heures les plus délicieuses, entre mistress Brian, cette puritaine si rigide pour elle-même, si indulgente pour les autres, et Thomas Elgin, le plus loyal et le meilleur des hommes, qui sous des apparences glaciales cache une âme de feu pour ses amis...
Quel était le but de M. de la Ville-Handry, si toutefois il en avait un?
Etait-il venu expressément pour confier à Daniel le surprenant roman de sa passion?
Ou cédait-il simplement à ce besoin d'expansion trop fort qui étouffe les amoureux et les force, et les contraint de parler de leur amour, de se trahir, encore qu'ils sachent bien qu'une indiscrétion peut leur être fatale?...
Ainsi s'interrogeait Daniel.
Mais le comte ne lui laissa pas le temps de réfléchir et de se répondre... Après une courte pause, il se redressa, et changeant brusquement de ton:
—Je devine, mon cher Daniel, ce que vous pensez... Vous vous dites: «M. de la Ville-Handry était amoureux...» Eh bien! je vous le déclare, vous vous trompez...
Daniel bondit sur sa chaise, et s'oubliant, tant fut grande sa stupeur:
—Est-ce possible!... s'écria-t-il.
—C'est exact, je vous en donne ma parole d'honneur... Le sentiment qui m'attirait vers miss Sarah était celui qui m'attache à ma fille.
Cependant, comme je suis un observateur et que j'ai l'expérience du cœur humain, la contenance de miss Sarah ne laissait pas que de me surprendre. Après avoir été avec moi d'une liberté extrême, expansive et familière, elle était devenue peu à peu réservée jusqu'à la froideur.
Il était clair qu'elle était gênée près de moi... Notre intimité, loin de la rassurer, semblait l'effrayer chaque jour davantage.
Ce que je compris, vous le devinez, mon cher Daniel...
Seulement, comme je n'ai jamais été un fat, je craignis de me tromper... Je m'appliquai à une observation plus attentive et je ne tardai pas à acquérir la certitude que si j'aimais miss Sarah d'une affection paternelle, j'avais su éveiller dans son âme un sentiment plus tendre...
De tout autre, cette fatuité sénile eût paru à Daniel d'un comique achevé.
Du père de Mlle Henriette, elle le navrait...
Si bien, que le comte remarquant sa tristesse et se méprenant lui demanda:
—Douteriez vous de ce que je dis?...
—Non, monsieur, non!...
—A la bonne heure... Je vous prie de croire, du reste, que cette découverte ne m'émut pas médiocrement... J'en demeurai pendant trois jours ébloui à ce point de ne pouvoir réfléchir et délibérer sainement.
Il fallait prendre un parti, cependant. Si l'idée d'abuser de mon expérience pour séduire cette innocente enfant, traversa mon cerveau, je la repoussai avec horreur... Et pourtant il ne tenait qu'à moi, je le voyais, je le sentais... Mais quoi!... Payer du déshonneur de leur parente, l'hospitalité de la vertueuse mistress Brian et du loyal Thomas Elgin, c'eût été une des abominables infamies dont je suis incapable. Devais-je donc renoncer à retourner rue du Cirque, rompre avec des amis qui m'étaient chers? J'y songeai, mais je ne m'en sentis pas le courage...
Il s'interrompit, cherchant du regard les yeux de Daniel, comme pour y lire l'expression réelle de son opinion.
Et, lorsqu'il les eut trouvés, d'un ton grave, il dit:
—C'est alors que la pensée d'un mariage me vint.
Ce mot: mariage, Daniel l'attendait... Aussi, bien que le choc fut rude, demeura-t-il impénétrable...
Et ce sang-froid dut étonner le comte, car il laissa échapper un mouvement de contrariété et brusquement reprit:
—Oui, j'ai songé à un mariage... Vous me direz: «C'est grave!...» Je le sais, parbleu bien! Et ce n'est pas en une heure que je me décidai, ni sans avoir pesé le fort et le faible de cette détermination.
C'est que je ne suis pas de ces grotesques aisés à berner, qui s'abusent eux-mêmes encore plus que les autres ne les trompent, et qui se croient le privilége exclusif d'une éternelle jeunesse... Non, non, je me connais, et mieux que personne je sais que je touche à la maturité de la vie...
C'est l'objection qui tout d'abord s'offrit à mon esprit.
Mais à ceci, je réponds victorieusement que l'âge n'est pas une affaire d'extrait de naissance: On a l'âge qu'on paraît avoir.
Or, je dois à une existence exceptionnellement sobre et paisible, à quarante années passées à la campagne, à une constitution de fer et aux soins minutieux que j'ai toujours pris de ma personne, une... comment dirai-je?... une... verdeur, que m'envieraient tous ces jeunes éreintés que je vois traîner la jambe sur le boulevard...
Il se redressait et se roidissait en parlant ainsi, bombant la poitrine, cambrant la taille et tendant le jarret.
Puis, lorsqu'il jugea que Daniel l'avait assez admiré:
—Maintenant, poursuivit-il, passons à miss Sarah. Vous la croyez peut-être de la première jeunesse?... Erreur. Elle a vingt-cinq ans bien sonnés, mon cher ami, et pour une femme, vingt-cinq ans, eh! eh!...
Il ricanait, il était clair qu'une femme de vingt-cinq ans, lui paraissait vieille, très vieille...
—De plus, continua-t-il, je connais la haute raison de Sarah et le sérieux de son esprit. Fiez-vous à moi, quand je vous affirme que je l'ai étudiée. Par mille et mille mots insignifiants en apparence, et échappés aux naïvetés de ses expansions, je sais qu'elle a les jeunes gens en horreur... Elle a vu ce que valent les maris de trente ans, tout feu et flamme les premiers jours et qui, après six mois, rassasiés d'un bonheur pur et tranquille, désertent la chambre conjugale. Ce n'est pas d'hier que j'ai constaté son penchant à s'éprendre de ce qu'il y a en somme de plus séduisant au monde, d'un grand nom noblement porté et d'une illustration dont les rayons rejailliraient sur elle...
Que de fois je l'ai entendue dire à mistress Brian:—«Avant tout, tante, je veux être fière de mon mari... Je veux, dès que je prononcerai son nom, devenu le mien, lire dans les yeux l'admiration et l'envie, et qu'autour de moi on murmure: Etre aimé d'un tel homme c'est le bonheur!...»
Il hocha la tête, et d'un ton grave:
—Je m'interrogeai, Daniel, et je compris que je réalisais le programme de miss Sarah Brandon. Et le résultat de mes réflexions fut que je serais un insensé de laisser échapper le bonheur qui passait à ma portée, et qu'il fallait me risquer...
Je m'armai donc de résolution, et c'est à sir Thomas Elgin que je m'ouvris de mes projets.
Je renonce à vous décrire la stupeur de cet honorable gentleman.
«—Vous plaisantez, me dit-il tout d'abord, et votre plaisanterie m'afflige!»
Mais quand il vit que jamais je n'avais parlé plus sérieusement, lui, d'un flegme si imperturbable, il se fâcha tout rouge... Et morbleu! si par impossible j'étais malheureux en ménage, ce n'est pas à lui que je devrais m'aller plaindre.
Mais je faillis tomber de mon haut, quand froidement il me déclara qu'il ferait son possible pour empêcher ce mariage... C'est qu'il n'en voulait pas démordre, et ce ne fut pas trop de toute mon adresse pour ébranler sa résolution. Et même, après plus de deux heures de discussion, tout ce que je pus obtenir fut qu'il resterait neutre, et qu'il laisserait à mistress Brian la responsabilité d'un consentement ou d'un refus.
Il riait, M. de la Ville-Handry, il riait de tout son cœur, sans doute en se rappelant sa discussion avec sir Elgin et sa triomphante habileté.
—Donc, reprit-il, je m'adressai à mistress Brian... Ah! elle n'y alla pas par quatre chemins... Dès les premiers mots, elle m'appela, Dieu me pardonne! vieux fou, et carrément elle me pria de ne me plus représenter rue du Cirque.
Je voulus insister... Inutile. Elle ne voulut seulement pas m'entendre, la vieille puritaine, et comme je devenais pressant, elle me salua d'une belle révérence et sortit, me laissant seul et fort penaud au milieu du salon.
Pour ce jour-là, je n'avais qu'un parti à prendre... me retirer. C'est ce que je fis, comptant qu'un entretien avec sa nièce changerait ses dispositions. Point. Le lendemain, quand j'arrivai rue du Cirque, les domestiques me dirent que sir Thomas Elgin était sorti, et que mistress Brian et miss Sarah venaient de partir pour Fontainebleau.
Le lendemain, nouvelle défaite, et ainsi, pendant une semaine, je trouvai la porte close.
L'inquiétude me prenait, quand un commissionnaire, un matin, m'apporta une lettre... C'était miss Sarah qui m'écrivait...
Elle me priait de me trouver le jour même, à quatre heures, au bois de Boulogne, près de la Cascade, ajoutant qu'elle devait sortir dans l'après-midi, à cheval, avec sir Tom, qu'elle lui échapperait et qu'elle me rejoindrait...
Vous jugez si je fus exact, et bien m'en prit, car un peu avant la demie de quatre heures, je l'aperçus, je la devinai plutôt, arrivant vers moi, son cheval lancé à fond de train...
Devant moi, elle s'arrêta court, et sautant à terre:
«—Je suis si exactement surveillée, me dit-elle, qu'aujourd'hui seulement, j'ai pu vous écrire... Cette surveillance qui m'outrage et blesse mes sentiments les plus chers, je ne la supporterai pas davantage... Me voici, emmenez-moi, partons...»
Jamais, Daniel! jamais je ne l'avais vue si adorablement belle qu'en ce moment, le teint animé par la rapidité de la course, l'œil étincelant d'audace et de passion, la lèvre frémissante... Et elle disait encore:
«—Je sais bien que je serai perdue, que vous-même, peut-être, vous me mépriserez... N'importe, partons, partons!...»
Il s'arrêta, suffoqué par l'émotion, mais bientôt se remettant:
—S'entendre dire cela, s'écria-t-il, par une telle femme... Ah! Daniel, c'est une de ces sensations qui suffisent à emplir la vie d'un homme...
Et cependant, j'eus le courage, alors que je me sentais devenir fou moi-même, de lui parler le langage de la froide raison... Oui, j'eus sur moi-même cet empire prodigieux de la conjurer de rentrer chez elle...
Et pourtant elle pleurait, elle m'accusait de ne pas l'aimer!...
Mais j'avais trouvé une issue à cette situation:
«—Sarah, lui dis-je, rentrez chez vous, écrivez-moi ce que vous venez de me dire, et je suis certain de forcer la main de vos parents...»
Ainsi elle fit.
Et ce que j'avais prévu arriva... Devant cette preuve de ce qu'ils appelaient notre folie, sir Thomas Elgin et mistress Brian comprirent qu'une plus longue résistance serait une imprudence inutile.
Et après quelques réserves, sous certaines conditions honorables:
«—Vous le voulez, nous dirent-ils à Sarah et à moi, soyez donc unis!...»
Et voilà quel enchaînement de circonstances le comte de la Ville-Handry attribuait au hasard,—à un hasard béni, ajoutait-il.
Depuis l'accident de l'honorable Thomas Elgin et l'évanouissement de miss Sarah, jusqu'à ce rendez-vous au bois de Boulogne et à ce projet d'enlèvement, tout lui paraissait simple et naturel, oui, tout, même ce fait d'une jeune mondaine s'éprenant de ses opinions politiques jusqu'à apprendre par cœur ses discours.
Daniel était abasourdi.
Qu'un homme, tel que le comte ne vit rien de l'intrigue ourdie autour de lui, cela le surpassait.
Le comte, cependant, n'était pas aveugle, à ce point de ne pas discerner quelque chose des impressions de Daniel.
Son amour-propre en fut froissé, car il fronça le sourcil, et brusquement:
—Que ruminez-vous ainsi? demanda-t-il... Voyons, ayez le courage de vos opinions: vous soupçonnez miss Brandon de calculs honteux ou de vues intéressées, à tout le moins...
—Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia Daniel.
—Non, mais vous le pensez, ce qui est bien pis... Eh bien! moi, je puis dissiper vos injurieuses préventions... Que viserait, selon vous, miss Brandon, en m'épousant? Ma fortune, n'est-ce pas? A cela, je n'ai qu'un mot à répondre, mais il est décisif: Sarah est plus riche que moi...
Comment et à quel prix miss Brandon avait-elle su se procurer une fortune, Daniel le savait ou croyait le savoir par M. de Brévan... Aussi, ne fut-il pas maître d'un tressaillement que le comte surprit et qui l'irrita.
—Oui, plus riche que moi... insista-t-il. Les puits de pétrole dont elle a hérité de son père rapportent, bon an, mal an, de trente à quarante mille dollars. Et encore sont-ils très-négligés... Mieux exploités, ils rendraient le double, le triple, le sextuple, que sais-je? C'est une mine en quelque sorte inépuisable, ainsi que me le démontrait sir Thomas Elgin... Si le pétrole ne donnait pas des bénéfices inouïs, comment expliqueriez-vous cette fureur soudaine dont la positive Amérique a été saisie, qu'on a appelée «la fièvre de l'huile» et qui a enrichi plus de gens que la Californie et «la fièvre de l'or!...» Ah! il y a quelque chose à tenter de ce côté, quelque chose de grand, et pour peu qu'on dispose de capitaux considérables...
Il s'animait, il s'échauffait, il s'oubliait, lorsque brusquement il s'arrêta court.
Evidemment il avait failli se trahir, laisser voir sa pensée tout entière... Aussi reprit-il vivement:
—Mais en voilà assez, je suppose, pour écarter tout soupçon de cupidité... Maintenant, vous me direz peut-être que je suis pour miss Brandon un pis-aller... Eh bien! non! En ce moment même, elle a à choisir entre moi et un prétendant bien plus jeune que moi et dont la fortune est de beaucoup supérieure à la mienne, M. Wilkie de Gordon-Chalusse...
D'où venait que M. de la Ville-Handry semblait le prendre pour juge de sa conduite, et paraissait plaider sa cause devant lui?...
Voilà ce que Daniel ne songeait même pas à se demander, tant était grand le désordre de son esprit.
Cependant, comme le comte insistait pour avoir son avis, comme il le pressait, comme il s'obstinait à lui répéter:
—Eh bien? voyez-vous encore une objection?...
Il oublia les prudentes recommandations de M. de Brévan, et d'une voix troublée:
—Sans doute, M. le comte, fit-il, vous connaissez la famille de miss Brandon?...
—Certes!... Me croyez-vous donc homme à prendre chat en poche... Son digne père était l'honneur même...
—Et... son passé?...
Le comte bondit sur son fauteuil, et enveloppant Daniel d'un regard méchant:
—Oh! oh!... fit-il; est-ce que déjà quelque vil gredin se serait fait l'écho des calomnies infâmes dont on a essayé de ternir l'honneur de la plus noble et de la plus chaste des créatures!... Ah! nommez-moi le misérable...
Involontairement Daniel se tourna vers la porte derrière laquelle écoutait M. de Brévan... Peut-être s'attendait-il à le voir apparaître... Mais M. de Brévan ne bougea pas.
—Le passé de Sarah! continuait le comte, je le connais heure par heure, et j'en réponds comme du mien... Chère adorée! Avant que de consentir à devenir ma femme, elle a voulu tout me dire, oui, tout, sans forfanterie ni fausse pudeur, et je sais ce qu'elle a souffert. N'a-t-on pas prétendu qu'elle avait été la complice d'un lâche coquin, d'un caissier qui avait volé sa caisse! N'a-t-on pas dit qu'elle avait poussé au suicide un jeune sot, un joueur, et qu'elle avait assisté impassible aux tortures de son agonie... Ah! il ne faut que voir Sarah pour être sûr que ce sont là d'indignes et stupides inventions de la haine... Et tenez, Daniel, croyez-moi: dès que vous verrez la calomnie s'acharner après un homme ou après une femme, dites-vous que cet homme ou cette femme ont blessé, humilié le vulgaire, la tourbe des lâches, des envieux et des sots, par une supériorité quelconque, de situation ou de fortune, de talent ou de beauté...
Pour défendre miss Brandon, il avait véritablement retrouvé l'énergie de la jeunesse. Son œil s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait, son geste menaçait...
—Mais laissons ce sujet pénible, fit-il, et causons sérieusement.
Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, bien en face de Daniel.
—Je vous ai dit, mon cher, commença-t-il, que sir Tom et mistress Brian ont mis à mon mariage certaines conditions... La première est que miss Brandon sera accueillie par ma famille comme elle mérite de l'être, non seulement honorablement, mais affectueusement, tendrement même...
De ma famille, je m'en moque... Il ne me reste que des arrière-cousins qui, n'ayant rien à prétendre à ma succession, se soucient de moi aussi peu que je me soucie d'eux...
Mais j'ai une fille, et là est le danger.
La certitude que je vais me remarier la désole, je l'ai vu... Elle se révolte à la seule idée qu'une autre femme va prendre la place de sa mère, porter mon nom et régner dans ma maison...
Daniel, maintenant, commençait à comprendre ce qu'il devait penser du rendez-vous manqué qui lui avait valu la visite de M. de la Ville-Handry.
—Or, disait le comte, je connais mon Henriette, c'est sa mère elle-même, faible, mais entêtée jusqu'à la démence... Si elle s'est mise en tête de mal recevoir miss Sarah, elle la recevra mal, quoi qu'elle m'ait promis, et trouvera le moyen de lui faire quelque abominable avanie... Et si néanmoins Sarah consent à passer outre, ma maison deviendra un enfer, et ma femme sera malheureuse... Ai-je sur Henriette assez d'empire pour la ramener à la raison? Je ne le crois pas... Mais cette influence que je n'ai pas, je sais un charmant garçon qui l'a, et c'est vous...
Daniel était devenu pourpre.
C'était la première fois que le comte s'exprimait si clairement.
—Je n'ai jamais désapprouvé, continuait-il, les projets de ma pauvre femme, et la preuve c'est que j'autorisais vos assiduités... Aujourd'hui, voici mes conditions: Que ma fille soit pour Sarah ce que je veux qu'elle soit, une sœur tendre et dévouée, et six mois après mon mariage, il y aura une autre noce à l'hôtel de la Ville-Handry...
Daniel voulait parler, il l'arrêta.
—Non, rien, fit-il. Je vous ai démontré la sagesse du parti que je prends, agissez en conséquence...
Il avait remis son chapeau, et déjà il avait ouvert la porte:
—Ah! encore un mot, ajouta-t-il. Je suis chargé par miss Brandon de vous conduire chez elle ce soir; elle veut vous parler... Venez me demander à dîner, nous irons après rue du Cirque... Sur quoi, songez à ce que je vous ai dit et... au revoir.
VII
M. de la Ville-Handry n'avait pas refermé la porte que déjà M. de Brévan s'élançait hors de la chambre où il s'était caché.
—Avais-je raison? s'écria-t-il.
Mais Daniel ne l'entendit pas... Daniel avait oublié jusqu'à sa présence.
Brisé par les efforts extraordinaires qu'il avait faits pour garder le secret de ses impressions, il s'était laissé tomber sur un fauteuil, le visage caché entre ses mains, et d'une voix morne, comme pour se convaincre lui-même de la désolante réalité:
—Le comte est devenu fou, répétait-il, absolument fou, et nous sommes perdus...
La douleur de cet homme de cœur avait quelque chose de si poignant que M. de Brévan parut ému...
Il le considéra un moment d'un air de commisération, puis tout à coup et comme s'il eût cédé à un bon mouvement, il lui toucha l'épaule en disant:
—Daniel!...
Le malheureux se dressa en sursaut, pareil au dormeur brusquement éveillé, et le sentiment de la situation revenant:
—Vous avez entendu, Maxime!... prononça-t-il.
—Tout!... Je n'ai perdu ni un mot ni un geste... Mais ne me reprochez pas mon indiscrétion; elle me permet de vous donner un conseil... d'un ami sincère qui a payé cher l'expérience qui vous manque.
Il s'arrêta, cherchant l'expression de sa pensée; puis, d'un ton âpre et bref:
—Vous aimez Mlle de la Ville-Handry? demanda-t-il.
—Plus que la vie, ne le savez-vous pas!...
—Eh bien! s'il en est ainsi, renoncez à une résistance inutile... Décidez Mlle Henriette à ce que désire son père et obtenez de miss Sarah que votre mariage ait lieu un mois après le sien... et exigez des garanties surtout!... Mlle de la Ville-Handry souffrira peut-être un peu pendant ce mois, mais le lendemain du jour où elle sera votre femme, vous l'emmènerez où bon vous semblera, abandonnant le bonhomme à sa folie amoureuse...
La contraction des traits de Daniel disait l'effort de son esprit:
—Cette idée m'était venue, murmura-t-il.
—C'est le seul parti raisonnable.
—Oui, peut-être est-ce celui que conseille la prudence... mais est-ce bien celui que commande le devoir?...
—Ne serait-ce pas une lâcheté que d'abandonner ce vieillard à miss Brandon et à ses complices...
—Vous ne le tirerez pas de leurs griffes, mon cher...
—Du moins dois-je l'essayer... C'était votre avis hier soir, et ce matin encore, il n'y a pas deux heures...
M. de Brévan dissimula mal un geste d'impatience.
—Je ne savais pas ce que je sais, fit-il.
Daniel s'était levé, et il arpentait son petit salon, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'à celles de M. de Brévan.
—Si j'étais le seul maître, disait-il, je me résignerais peut-être à une capitulation. Mais Henriette l'accepterait-elle?... Non, jamais!... Son père la connaît bien... Sa faiblesse est celle d'un enfant, mais à un moment donné elle est capable d'une énergie virile et d'une volonté de fer...
—Qui vous force à lui dire ce qu'est miss Brandon?
—Je lui ai promis l'entière vérité... sur mon honneur.
Il n'y avait pas à se méprendre au haussement d'épaules de M. de Brévan: c'était aussi clair que s'il se fût écrié: «On n'est pas naïf à ce point!»
—Renoncez donc à votre Henriette, mon pauvre ami, dit-il.
Mais l'accès de découragement de Daniel était passé.
—Oh! pas encore, fit-il, les dents serrées par la colère, pas encore... Un honnête homme qui défend son bonheur et sa vie est bien fort... L'expérience me manque, il est vrai, mais vous êtes là, Maxime, et je sais que je puis toujours compter sur vous...
Ce que ne remarquait pas assez Daniel, c'est que M. de Brévan, si ardent à la lutte d'abord, se refroidissait peu à peu, tel qu'un homme qui, s'étant beaucoup avancé, juge qu'il a eu tort et, prudemment, se retire.
—Certes, je suis tout à vous, répondit-il; mais que faire?...
—Eh! ce que vous disiez... Je verrai miss Brandon et j'observerai... je dissimulerai, je gagnerai du temps... j'emploierai des espions s'il le faut, pour fouiller son passé... Je tâcherai d'intéresser à ma cause quelque personnage influent, mon ministre, par exemple, qui me veut du bien... Enfin, j'ai une idée...
—Ah!
—Ce malheureux caissier, dont vous m'avez conté l'histoire, et qui n'est pas mort, croyez-vous... si on le retrouvait!... Comment l'appelez-vous? Malgat. Un avis inséré dans tous les journaux de l'Europe lui parviendrait sans doute, et l'espoir de se venger le déciderait...
Une rougeur furtive montait aux joues de M. de Brévan...
—Quelle folie!... interrompit-il avec une étrange vivacité.
Puis, plus posément:
—Vous oubliez, ajouta-t-il, que Malgat a été condamné à je ne sais combien d'années de réclusion, qu'il prendrait votre avis pour un piége de la police, et que loin de se découvrir il se cacherait plus soigneusement que jamais...
Mais Daniel ne semblait pas ébranlé.
—Je réfléchirai, dit-il, je verrai, je chercherai... Peut-être y aurait-il quelque parti à tirer de ce jeune homme dont le comte nous parlait, M. Wilkie de Gordon-Chalusse. Si je pouvais croire que véritablement il a demandé la main de miss Sarah...
—Je l'ai entendu dire, et je l'affirmerais. Ce garçon est un de ces idiots que la vanité rend fou, et qui ne savent qu'imaginer pour faire parler d'eux... Miss Brandon étant très en vue, il l'épouserait comme il achèterait un cheval de courses cent mille francs...
—Et comment expliquez-vous le refus de miss Sarah?...
—Par la connaissance qu'elle a du caractère du particulier... Elle n'ignore pas que trois mois après la noce il la camperait là, et qu'au bout d'un an il lui faudrait plaider en séparation... Puis il y a autre chose: Wilkie n'a que vingt-cinq ans, et dame, un gaillard de cet âge a la vie plus dure qu'un galant qui a passé la soixantaine...
Son accent donnait à ses paroles une si terrible signification que Daniel pâlit:
—Grand Dieu! balbutia-t-il, croyez-vous donc miss Brandon capable...
—De tout, oui, très-positivement... sauf pourtant de s'exposer à des démêlés avec la justice... Je lui ai entendu dire que le fer et le poison sont les armes des imbéciles...
Un étrange sourire glissa sur ses lèvres, et d'un ton d'effrayante ironie:
—Il est vrai, ajouta-t-il, qu'elle a d'autres moyens, moins expéditifs, peut-être, mais plus sûrs, pour supprimer les gens qui la gênent...
Quels moyens?... Les mêmes sans doute qu'elle avait employés pour se débarrasser du malheureux Kergrist et de ce pauvre Malgat, le caissier de la Société d'escompte mutuel... Moyens purement moraux, basés sur une connaissance exacte du caractère de ses victimes et sur son infernale influence...
Mais c'est vainement que Daniel essaya d'obtenir des éclaircissements. M. de Brévan n'eut plus que des réponses évasives, soit qu'il n'osât découvrir toute sa pensée et dire ses soupçons, soit qu'il suffît pour ses projets ultérieurs de l'affreuse appréhension qu'il venait d'ajouter aux angoisses de son ami.
Son embarras, si visible un instant, avait totalement disparu, comme si, après avoir hésité sur une détermination à prendre, il eût enfin arrêté une résolution...
Après avoir conseillé des concessions, peu à peu il en était revenu au parti d'une résistance à outrance, et ne semblait plus désespérer du succès.
Et lorsqu'enfin il quitta Daniel, ce ne fut pas sans lui avoir fait promettre de le tenir heure par heure au courant des événements; ce ne fut pas surtout sans lui jurer de tenter l'impossible pour arriver à démasquer miss Sarah.
—Comme il la haït!... se dit Daniel, lorsqu'il se trouva seul, comme il la haït!...
Mais cette haine, précisément, qui la veille déjà avait inquiété Daniel, le troublait de plus en plus et suspendait ses résolutions.
Réfléchissant, il lui paraissait que M. de Brévan se laissait emporter au-delà du vraisemblable et même du possible.
La dernière accusation surtout, n'était-elle pas toute chimérique!...
Qu'une femme jeune et belle, dévorée d'ambitions et de convoitises, joue, le dégoût au cœur, la comédie de l'amour, qu'elle prenne à ses intrigues un vieillard vaniteux et se fasse épouser, faisant ainsi métier et marchandise de sa jeunesse et de sa beauté, c'est une ignominie consacrée par les mœurs et qui se voit tous les jours...
Que cette même femme spécule sur un veuvage prochain qui lui rendrait la liberté avec la fortune, qu'elle l'appelle de tous ses vœux... cela est fréquent encore, bien que déjà plus fort.
Mais de là à épouser un pauvre vieux fou, avec le projet froidement conçu et irrévocablement arrêté de hâter sa fin par un crime, il y a un abîme qui effrayait l'imagination de Daniel.
Enfoncé dans son fauteuil, il se perdait en conjectures, oubliant le temps qui passait, le travail pressé qui restait là, sur son bureau, l'invitation à dîner de M. de la Ville-Handry, et aussi qu'il devait le soir même être admis chez miss Brandon.
La nuit venait, lorsque l'entrée de son concierge, inquiet de ne l'avoir pas vu de la journée, le tira de cette torpeur...
—Ah! je deviens fou! s'écria-t-il en se levant brusquement... Et Henriette qui m'attendait!... Que doit-elle penser!...
Mlle de la Ville-Handry, à cette heure-là même, en arrivait à ce point où l'incertitude devient un supplice intolérable.
Après avoir espéré Daniel toute la soirée, la veille, après une nuit sans sommeil, elle l'avait attendu tout le jour, comptant les secondes aux battements de ses tempes, tressaillant au roulement de toutes les voitures dans la rue...
Désespérée, sentant sa raison s'égarer, elle délibérait si elle ne devait pas courir rue de l'Université, chez Daniel, quand la porte s'ouvrit.
De cette même voix indifférente dont il prononçait le nom des amis et des ennemis, un domestique annonça:
—M. Daniel Champcey.
D'un bond, Mlle Henriette fut debout.
«Qui vous a retenu? allait-elle s'écrier; qu'arrive-t-il...» Mais les mots expirèrent sur ses lèvres.
Il lui avait suffi de voir le visage morne de Daniel pour être sûre que c'était un grand malheur qui arrivait.
—Ah! vous ne vous étiez pas trompé!... murmura-t-elle, en s'affaissant sur sa chaise.
—Hélas!...
—Parlez, je veux tout savoir!
—Votre père est venu m'offrir votre main, Henriette, à la condition d'obtenir votre assentiment à son mariage... Maintenant, écoutez et jugez.
Et fidèle à sa parole, il répéta tout ce que lui avaient dit M. de Brévan et le comte, ne passant que les détails qui eussent fait monter le rouge au front de la jeune fille, et aussi la sinistre accusation à laquelle il ne pouvait ajouter foi.
Lorsqu'il eut achevé:
—Et moi! s'écria Mlle Henriette; moi, je souffrirais que mon père épousât une telle femme!... Je sourierais au déshonneur et à la ruine entrant dans cette maison, qui fut celle de ma mère!... Non, loin de moi l'idée d'un si lâche égoïsme... De toutes mes forces et de toute mon énergie, je m'opposerai aux desseins de miss Brandon...
—Il se peut qu'elle triomphe...
—Elle ne triomphera ni de ma résistance ni de mes mépris... Jamais, entendez-vous, Daniel, jamais je ne m'inclinerai devant elle... Jamais ma main ne touchera la sienne... Et si mon père s'obstine, la veille de son mariage je lui demanderai la permission de me retirer dans un couvent.
—Il vous la refusera.
—Alors, je me renfermerai chez moi et je n'en sortirai plus... On ne m'en arrachera pas de force, j'imagine...
Il n'y avait pas à s'y méprendre, son accent était bien celui des déterminations irrévocables, que rien n'ébranle ni ne brise.
Et cependant les plus tristes pressentiments serraient le cœur de Daniel.
—C'est que miss Brandon ne s'installera sans doute pas seule ici, reprit-il.
—Qui donc y amènerait-elle?
—Ses parents... Sir Thomas Elgin et mistress Brian. Oh! Henriette, mon Henriette, penser que vous serez exposée à la colère et aux rancunes de ces misérables!...
Elle redressa la tête, et fièrement:
—Je ne les crains pas!... s'écria-t-elle...
Et plus doucement:
—D'ailleurs, ne serez-vous pas toujours là, pour me conseiller, pour me protéger en cas de péril.
—Moi!... Espérez-vous donc qu'on ne nous séparera pas?...
—Non, Daniel, je sais bien que l'hôtel vous sera rigoureusement fermé.
—Eh bien!...
Un flot de pourpre monta au front de Mlle de la Ville-Handry, et détournant les yeux pour éviter le regard de Daniel:
—Puisqu'on nous y contraint, répondit-t-elle, je franchirai ces bornes sacrées qu'une jeune fille ne doit pas franchir... Nous nous cacherons... Je descendrai jusqu'à cette humiliation de payer la complaisance et la discrétion d'une de mes femmes de chambre, et par elle je pourrai vous écrire et recevoir vos lettres...
Mais ces perspectives ne dissipaient pas l'affreuse tristesse de Daniel. Une question lui montait aux lèvres, qu'il n'osait prononcer... A la fin, faisant un effort:
—Et ensuite? demanda-t-il.
Ce qu'il voulait dire, Mlle Henriette le comprit:
Je pensais, répondit-elle, que vous sauriez attendre jusqu'au jour où la loi me donnera le droit de me marier selon mon cœur...
—Henriette!...
Elle étendit la main, et d'une voix solennelle:
—Et ce jour-là, Daniel, poursuivit-elle, je vous le jure, si mon père me refuse encore son consentement, je vous demanderai votre bras, et en plein midi, le front haut, je quitterai cet hôtel pour n'y plus rentrer...
D'un geste plus prompt que la pensée, Daniel avait saisi la main de Mlle de la Ville-Handry, et la portant à ses lèvres:
—Merci, prononça-t-il, merci! C'est l'espoir que vous me rendez...
Cependant, avant de se résigner, il voulait tenter au moins un effort, et pour cela, il était nécessaire que Mlle Henriette évitât le plus longtemps possible de se prononcer.
Non sans peine, il la décida.
—Je ferez ce que vous voulez, dit-elle enfin, mais croyez-moi, toutes vos combinaisons ne serviront de rien...
Elle fut interrompue par l'entrée du comte de la Ville-Handry.
Il embrassa sa fille sur le front, causa un moment de la pluie et du beau temps; puis, attirant Daniel dans l'embrasure d'une croisée:
—Vous lui avez parlé? interrogea-t-il.
—Oui.
—Eh bien?
—Mlle Henriette demande quelques jours de réflexion...
Le comte eut un geste de dépit.
—C'est absurde, fit-il, et on ne peut plus ridicule... Mais enfin, c'est votre affaire, mon cher Daniel... Et s'il vous faut un stimulant, je vous dirai que ma fille est fort riche et que sa dot sera de plus d'un million...
—Monsieur le comte!... protesta Daniel indigné, monsieur...
Mais déjà M. de la Ville-Handry avait tourné les talons, et le maître d'hôtel venait annoncer que «mademoiselle était servie.»
Le dîner, bien que fort recherché, devait être triste et durer peu. Le comte semblait sur des charbons ardents, et à tout moment consultait sa montre.
Le café était à peine sur la table, que s'adressant à Daniel:
—Hâtez-vous, dit-il. Sarah nous attend.
A l'instant, Daniel eut fini, et aussitôt le comte, sans lui laisser le loisir de saluer Mlle Henriette, l'entraîna jusqu'à sa voiture, l'y poussa et s'y précipita lui-même en criant au valet de pied:
—Rue du Cirque... chez miss Brandon. Et qu'on pousse les chevaux.
VIII
Ce que M. de la Ville-Handry entendait par «pousser les chevaux,» ses gens le savaient. Le cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s'il n'eût été d'une merveilleuse adresse.
Ce qui n'empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Handry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier:
—Nous ne marchons pas!...
C'est qu'il avait, encore qu'il s'efforçât de garder sa gravité d'homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d'un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d'amour.
Maussade tant qu'avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s'inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.
Il est vrai que Daniel ne l'entendait même pas.
Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d'aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.
Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d'un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu'il avait d'énergie.
De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.
—Nous voici arrivés! s'écria le comte.
Et sans attendre l'arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l'hôtel de miss Sarah Brandon.
Ce n'était pas, il s'en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l'œil des passants.
De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n'apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.
Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Handry et Daniel, et qui les guida le long de l'escalier.
Arrivé au palier du premier étage, le comte s'arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.
—C'est là, balbutia-t-il, là!
Là!... Quoi?... Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c'était là, à cette même place, qu'il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie...
Mais Daniel n'eut pas le temps d'interroger. Un second domestique sortit de l'appartement et s'inclinant devant M. de la Ville-Handry:
—Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.
—Ah!...
—Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s'asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.
—Bien, bien!... fit le comte, de ce ton de l'homme qui dans une maison amie se sent aussi à l'aise que dans sa propre maison.
Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.
C'était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l'austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu'à l'idée de repos; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.
Et pas un objet d'art, pas une statuette, pas un tableau.
Si, cependant... En face de la cheminée, à la place d'honneur, s'étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d'une cinquantaine d'années, portant un uniforme de fantaisie, d'énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d'où sortaient les crosses de deux revolvers.
—Le général Brandon... le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Handry, d'un ton de vénération qui fit bondir Daniel... Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant...
Ce qui est sûr, c'est qu'entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante...
Il y a mieux: en examinant de près et avec plus d'attention cette peinture, Daniel s'imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée... Il lui semblait voir quelque chose comme l'œuvre d'un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants... A côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un faire supérieur...
Mais avant qu'il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.
Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s'avançait en boitant un peu, s'appuyant sur une grosse canne.
—Eh quoi!... cher sir Tom, s'écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir?...
—Oh! beaucoup, répondit l'honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin... le docteur craint quelque chose du côté de l'os...
Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu'on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu'il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile...
M. de la Ville-Handry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu'il avait présenté Daniel la veille à l'Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom:
—En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d'arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.
—Quelques personnes oh! oui...
—Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous...
Une grimace contracta les lèvres minces de l'honorable gentleman: c'était sa façon de sourire; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires:
—On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l'ai entendue crier à mistress Brian qu'elle allait être prête... C'est incroyable, véritablement, le temps qu'elle dépense à sa toilette.
Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Handry debout adossé à la tablette.
Machinalement, Daniel s'était reculé jusqu'à l'embrasure d'une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l'hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.
Ce qui bouleversait toutes ses idées, c'était cette blessure de sir Thomas Elgin...
—Sa chute n'aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe?... En ce cas, l'évanouissement de miss Sarah n'aurait pas été concerté d'avance...
Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d'étranges incertitudes, quand le roulement d'une voiture sur le sable de la cour l'arracha à ses méditations...
Il regarda... Devant le perron de la façade intérieure de l'hôtel s'arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah... Mais était-ce possible!...
Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage...
Plus de doutes possibles... C'était bien miss Sarah...
D'un bond elle franchit le perron et entra dans l'hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant...
A l'Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l'esprit de Daniel.
Mais ici, c'était bien autre chose, vraiment... C'était un fait brutal, matériel, irrécusable, qui venait à l'appui de soupçons, fort probables sans doute, mais non prouvés.
Pour amuser l'amoureuse impatience de M. de la Ville-Handry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s'habiller, qu'elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.
D'où venait-elle?... Quelles intrigues nouvelles l'avaient forcée de sortir?... Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu'à cette heure, lorsqu'elle se savait attendue par le comte.
Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l'utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.
Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Handry s'y était laissé prendre, Daniel le comprit... Il y eût été pris lui-même.
Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails!
Pouvait-on imaginer un cadre d'intrigues plus merveilleux que ce salon!... Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance!... Et cet horrible portrait d'un soi-disant général Brandon, quel trait de génie!...
Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n'y croyait plus.
—Il ne s'est pas plus cassé la jambe que moi! pensait-il.
Mais, en même temps, il s'étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.
—Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m'attendait.
Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.
Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.
La conversation de M. de la Ville-Handry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.
Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel; le premier serait divisé en deux appartements: l'un pour mistress Brian, l'autre pour sir Thomas Elgin; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère...
Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte...
Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah...
Plus encore qu'au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange; littéralement elle éblouissait.
Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d'un grand volant de mousseline plissée.
Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s'épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d'un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.
Elle s'avança souriante jusqu'au comte de la Ville-Handry, et, lui tendant le front:
—Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte? demanda-t-elle.
Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu'il put faire, ce fut d'avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l'extase:
—Oh! oui, belle, trop belle.
—Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue...
Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d'accomplir un miracle de promptitude: il n'y avait pas un quart d'heure qu'elle était rentrée...
—Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l'enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Handry m'arrache à vos éternelles remontrances...
—Sarah!... prononça sévèrement mistress Brian.
Mais déjà elle s'était retournée, la main tendue, vers Daniel.
—Merci d'être venu, monsieur, reprit-elle, je suis certaine qu'à nous deux nous allons nous entendre très bien.
Elle lui disait cela de l'accent le plus doux, mais s'il l'eût mieux connue, il eût compris au regard dont elle l'enveloppait, que ses dispositions étaient bien changées, et que, bienveillante d'abord, elle le haïssait à présent d'une haine furieuse.
—Nous entendre, miss... répéta-t-il en s'inclinant; sur quoi?
Elle ne répondit pas.
Le domestique annonçait des hôtes accoutumés de ses soirées, et elle s'élançait à leur rencontre.
Dix heures sonnaient, et de ce moment, les invités se succédèrent sans interruption. A onze heures, il y avait une centaine de personnes dans le salon, et dans les deux pièces contiguës, on avait installé des tables de whist.
Certainement tous les gens qui se trouvaient là, vieux messieurs chargés de décorations étrangères et jeunes hommes à gilets en cœur, n'étaient pas sans reproches... mais tous appartenaient à la «haute vie» parisienne, à ce monde à part dont les dehors brillants dissimulent les hontes, et qui cache ses misères sous la pesante livrée du plaisir.
Quelques-uns, par leur nom, par leur situation ou par leur fortune, dominaient de bien haut cette cohue dorée, et on les reconnaissait à leur assurance supérieure et à la faveur qui accueillait leurs moindres paroles.
Et dans la foule, M. de la Ville-Handry se pavanait, triomphant des attentions de miss Sarah. Il affectait les empressements d'un maître de maison, comme s'il eût été chez lui, il surveillait le service des gens, puis d'un air de fatuité modeste, il allait de groupe en groupe, quêtant des compliments.
Près de la cheminée, gracieusement posée sur un fauteuil, miss Sarah semblait une jeune reine au milieu de sa cour... Mais si entourée qu'elle fût, si enivrée d'adulations qu'elle dût être, elle ne perdait pas de vue Daniel, l'épiant à la dérobée, pour surprendre sur son visage le reflet de ses impressions.
Une fois même, au grand scandale de ses adorateurs, elle quitta sa place pour aller lui demander pourquoi il restait ainsi seul en son coin, et s'il était souffrant. Puis, voyant qu'il ne connaissait personne, elle daigna lui désigner et lui nommer les plus notables de ses invités.
Et elle mettait tant d'affectation à montrer ses brillantes relations, que Daniel se persuadait presque qu'elle avait pénétré ses intentions, et que c'était là une espèce de défi, comme si elle lui eût dit:
—Voilà quels amis me défendraient si vous osiez m'attaquer.
Cependant il ne se sentait aucunement découragé, se rendant bien compte des difficultés de sa tâche et n'en étant plus à compter les obstacles. Au bruit des conversations, il arrangeait dans sa tête un plan qui devait le mettre sur les traces du passé de cette dangereuse aventurière...
Et ses méditations l'absorbaient si bien, qu'il ne s'apercevait pas que peu à peu le salon se vidait... C'était, ainsi, cependant, et il ne restait plus à la fin que quelques intimes et quatre joueurs autour de la table de whist.
Alors, miss Sarah se leva, et s'approchant de Daniel:
—Voulez-vous m'accorder dix minutes d'entretien, monsieur? demanda-t-elle.
Il se dressait pour la suivre, lorsque mistress Brian intervint, adressant d'un ton de reproche quelques mots en anglais à sa nièce. Daniel savait assez d'anglais pour comprendre que mistress Brian disait:
—Ce que vous faites là est tout à fait inconvenant, Sarah!...
—Choquant! approuva sir Tom.
Mais elle haussa légèrement les épaules, et toujours en anglais:
—Mon cher comte aurait seul le droit de trouver ma conduite inconvenante, répondit-elle, et j'ai son autorisation.
Puis, s'adressant à Daniel, en français cette fois, elle ajouta:
—Venez avec moi, monsieur!...
IX
C'est chez elle, dans une petite pièce dépendant de son appartement de jeune fille, que miss Sarah conduisit Daniel.
Rien de si frais, de si coquet que ce réduit moitié salon et moitié serre, tendu d'une grosse étoffe de soie bariolée de ramages fantastiques, et garni de treillages où s'enroulaient des lierres et des capucines du Japon. Tout autour étaient disposées des jardinières remplies de plantes rares en pleine floraison, et les siéges de bambou étaient recouverts d'une étoffe pareille à la tenture.
Le salon de réception reflétait le caractère de mistress Brian, ici se trahissaient les goûts de miss Sarah.
Elle s'assit sur un petit canapé, et après s'être recueillie un moment:
—Ma tante avait raison, monsieur, commença-t-elle, il eût été plus convenable de vous faire dire par sir Thomas Elgin ce que je vous dirai... Mais j'ai la témérité des jeunes filles de mon pays, et quand il s'agit de moi, je ne m'en fie qu'à moi...
Elle était ravissante de naïveté, disant cela de ce petit air capable et résolu que prennent les enfants quand ils vont hasarder quelque entreprise qu'ils jugent considérable ou périlleuse.
—Mon cher comte, reprit-elle, est allé chez vous cette après-midi, monsieur, il me l'a dit; vous savez donc par lui qu'avant un mois je serai la comtesse de la Ville-Handry.
Daniel eut un soubresaut. Avant un mois... que faire en si peu de temps!...
—Or, monsieur, continua miss Brandon, je tiens à savoir de votre bouche si vous trouvez des... inconvénients à ce mariage, et quels ils sont.
Elle s'exprimait simplement, sans paraître se douter qu'un article du code de la fausse pudeur française exige qu'au seul mot de mariage une demoiselle rougisse jusqu'au blanc des yeux.
L'embarras de Daniel était extrême.
—J'avoue, miss, répondit-il péniblement, que je ne comprends pas, que je ne m'explique pas l'honneur que vous me faites...
—En vous consultant?... Pardon, vous comprenez très-bien, monsieur... Ne vous a-t-on pas promis la main de Mlle Henriette de la Ville-Handry?...
—Le comte m'a donné quelques espérances...
—Il vous a donné sa parole, monsieur, sous certaines conditions... Mon cher comte m'a tout dit... C'est donc au gendre de M. de la Ville-Handry que je m'adresse et que je répète: Voyez-vous à notre mariage quelque empêchement?
La question était trop nette pour qu'il y eût à équivoquer... Et pourtant Daniel tenait à rester fidèle à son projet de gagner du temps et d'esquiver toute réponse précise... Pour la première fois de sa vie, il mentit, ou plutôt il essaya de mentir, le brave garçon, et non sans devenir cramoisi.
—Je n'en aperçois pas, miss, balbutia-t-il.
—Bien vrai?...
—Oui.
Elle hocha la tête, et plus lentement:
—S'il en est ainsi, vous ne refuserez pas de me rendre un grand service... Egarée par la douleur qu'elle éprouve de voir son père se remarier, Mlle de la Ville-Handry me hait... Voulez-vous me promettre d'employer votre influence sur elle à la mieux disposer en ma faveur...
Jamais le loyal Daniel n'avait été à pareille épreuve.
—Je crains, miss, répondit-il diplomatiquement, que vous ne vous exagériez mon influence...
Elle arrêta sur lui un regard si clair et si pénétrant qu'il demeura tout interdit, et alors elle reprit:
—Je ne vous demande pas de réussir, monsieur... Jurez-moi que franchement et loyalement vous ferez votre possible, et je me tiens pour votre obligée... Voulez-vous me donner votre parole d'honneur?
Eh bien!... oui, la situation était si extrême, Daniel avait à endormir l'ennemi un si puissant intérêt, que, l'esprit égaré, il eut l'idée, il eut l'intention de donner cette parole qu'on exigeait de lui.
Il y a plus, il l'essaya... Mais les mots d'un faux serment refusèrent de sortir de sa gorge.
—Vous le reconnaissez, dit froidement miss Sarah, vous me trompiez...
Et se détournant, elle cacha son visage entre ses mains, écrasée de douleur en apparence, et répétant avec un accent d'horreur:
—Quelle honte!... mon Dieu! Quelle humiliation!...
Mais soudain, elle se redressa, le front illuminé d'espoir.
—Eh bien! s'écria-t-elle, j'aime mieux cela... Un lâche n'eût pas reculé devant un serment, si décidé qu'il fût à ne pas le tenir. Tandis que vous, on peut vous croire: vous êtes un homme d'honneur, et tout n'est pas perdu... D'où vient votre... aversion? Est-ce une question d'intérêt, la succession de M. de la Ville-Handry...
—Miss!...
—Non, n'est-ce pas, ce n'est pas cela, j'en étais bien sûre... Qu'est-ce alors?... Répondez-moi, monsieur, de grâce, dites-moi quelque chose, parlez!...
Parler?... Pour quoi dire?... Daniel garda le silence.
—C'est bien, fit miss Sarah les dents convulsivement serrées, je comprends!...
Elle faisait, pour ne pas éclater en sanglots, des efforts inouïs, et de grosses larmes, pareilles à des diamants d'un éclat sans pareil, tremblaient entre ses longs cils.
—Oui, reprit-elle, je comprends que les flétrissantes calomnies inventées par mes ennemis sont arrivées jusqu'à vous... et que vous les avez crues. On vous a dit, n'est-ce pas, monsieur, que je suis une aventurière, venue on ne sait d'où, que mon père, le vaillant soldat de l'Union, n'a jamais existé que sur la toile de mon salon, qu'on ignore d'où viennent mes revenus, et que Tom, le noble cœur, et mistress Brian, une sainte, sont les complices de mes intrigues... Avouez qu'on vous a dit tout cela, et que vous n'en avez pas douté une minute!
Superbe d'indignation, la joue en feu, les lèvres frémissantes, elle se leva, et d'un ton d'amère raillerie:
—Ah! quand il est question d'une belle action, poursuivit-elle, on ne croit pas les gens sur parole, on veut être sûr avant d'admirer, et on s'informe... S'agit-il d'une infamie, on n'y met pas tant de façons... si monstrueuse qu'elle paraisse et si invraisemblable, on la tient pour vraie... On ne lèverait pas la main sur un enfant, mais on se fait l'écho d'une calomnie qui déshonore une femme et la tue aussi sûrement que d'un coup de poignard... Moi, homme, avant de croire que Sarah Brandon est une aventurière, j'aurais voulu en acquérir la certitude. L'Amérique n'est pas si loin... J'y aurais trouvé les dix mille soldats qui ont servi sous les ordres de Brandon, et ils m'auraient dit quel homme était leur général... J'y aurais interrogé les puisatiers de Pensylvanie, et ils m'auraient appris que les puits de pétrole de miss Sarah, de sir Tom et de mistress Brian donnent les revenus d'une principauté!...
Qu'elle eût osé, cette jeune fille, aborder ainsi franchement et carrément ce sujet terrible, cela confondait Daniel... Il n'y avait pour lui donner tant de puissante énergie et de pareils accents qu'une impudence extraordinaire ou—il fallait bien l'avouer—l'innocence.
Brisée par l'effort qu'elle venait de faire, elle s'était laissée retomber sur le canapé, et plus bas, comme se parlant à elle-même, elle continuait:
—Mais ai-je bien le droit de me plaindre!... Je récolte selon que j'ai semé!... Hélas! Tom me l'avait prédit et moi, folle, j'ai refusé de le croire... Je n'avais pas vingt ans, lorsque j'arrivai en France, à Paris, après la mort de mon pauvre père... J'avais été élevée librement dans notre libre Amérique, sans autres entraves que celle de ma conscience... Aux jeunes filles de notre pays, on ne cesse de répéter que la franchise est la première des vertus... Aux jeunes filles de France ou laisse supposer que la seule vertu c'est l'hypocrisie... A nous, on apprend à ne rougir que de ce qui est honteux... A elles, on enseigne toutes les grimaces d'une ridicule pudeur de convention... En France, c'est l'apparence qu'on s'applique à sauver... chez nous, c'est la réalité!... A Philadelphie, tout ce qui me passait par l'esprit et que je ne jugeais pas repréhensible, je le faisais... Ainsi j'ai voulu faire à Paris. Pauvre Sarah! tu comptais sans la méchanceté du monde... Je sortais seule, à cheval, le matin; seule, je me rendais au temple, prier Dieu; si je désirais un objet pour ma toilette, je montais en voiture et seule j'allais l'acheter... Parce qu'un homme m'adressait la parole, je ne me croyais pas obligée de baisser les yeux, et s'il était amusant et spirituel, je riais; une mode me plaisait-elle, je l'adoptais... Autant de crimes!... J'étais jeune, riche, fêtée... Crimes plus grands!... Et après un an de séjour, on osait dire que Malgat, le misérable...
Elle bondit jusqu'à Daniel, sur ce mot, et lui saisissant les poignets:
—Malgat! s'écria-t-elle, on vous a parlé de Malgat?
Et comme il hésitait:
—Ah! répondez, commanda-t-elle, ne voyez-vous pas que vos ménagements sont une mortelle offense!...
—Alors... oui!...
D'un mouvement désespéré, elle leva les bras au ciel, comme si elle l'eût pris à témoin de son innocence, comme si elle lui eût demandé une inspiration.
Puis tout à coup:
—Mais j'ai des preuves, s'écria-t-elle, de l'infamie de Malgat; des preuves irrécusables!
Et sans attendre une réponse, elle s'élança dans la pièce voisine.
Remué jusqu'au plus profond de son être de sensations indéfinissables, Daniel demeurait debout à sa place, immobile autant qu'une statue.
Il était confondu et sous le charme de cette voix merveilleuse, parcourant avec des nuances sublimes la gamme entière de la passion, si vibrante et si langoureuse, tendre ou menaçante tour à tour, soupirant ses tristesses, sanglotant ses douleurs ou tonnant ses colères.
—Quelle femme! murmurait-il, répétant ainsi un mot de M. Maxime de Brévan, quelle femme, et comme elle se défend!
Mais déjà miss Sarah Brandon rentrait, portant un coffret de bois précieux incrusté d'argent.
Elle reprit sa place sur le canapé, et de ce ton bref et saccadé qui trahit de terribles violences péniblement contenues, elle dit:
—Avant tout, il faut que je vous remercie, M. Daniel Champcey; grâce à votre franchise, je puis me défendre... Je savais que la calomnie s'acharnait après moi, je la sentais, pour ainsi dire, dans l'air que je respirais, mais toujours elle était restée insaisissable... Voici la première fois que je la trouve en face, et je vous remercie de m'avoir fourni l'occasion de la confondre... Ecoutez-moi donc, car je vous jure sur ce que j'ai de plus vénéré au monde, par la sainte mémoire de ma mère, je vous jure que c'est la vérité que vous allez apprendre.
Elle avait ouvert le coffret, et d'une main fiévreuse elle cherchait parmi les papiers dont il était rempli.
—M. Malgat, reprit-elle, était le caissier et l'homme de confiance d'une compagnie très riche, la Société d'Escompte mutuel... M. Thomas Elgin entra en relations avec lui; le mois même de notre arrivée, à l'occasion de fonds qu'il voulait tirer de Philadelphie... L'ayant trouvé d'une complaisance extrême, et ne sachant comment l'en remercier, il l'invita à dîner ici, et nous le présenta, à mistress Brian et à moi... C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille moyenne, commun, bien poli et mal élevé. La première fois que mon regard rencontra ses yeux d'un jaune clair, je sentis comme un frisson... Plus tard, observant ses façons patelines et ses obséquiosités, j'eus peur de lui... Je lisais sur sa face les plus basses convoitises, voilées d'hypocrisie... Mon impression fut telle, que je ne pus m'empêcher d'en faire part à sir Tom, lui disant que cet homme ne pouvait être qu'un scélérat, et qu'il serait bien imprudent de le charger de ses affaires...
Haletant d'attention, Daniel écoutait; et ce portrait du caissier Malgat entrait si profondément dans son esprit, qu'il croyait le voir et qu'il lui semblait qu'il le reconnaîtrait si jamais il le rencontrait.
—Sir Elgin, poursuivait miss Brandon, ne fit que rire de mes pressentiments, et même, je me rappelle cela comme si c'était d'hier, mistress Brian me réprimanda, disant qu'il était inconvenant de prétendre juger un homme sur son extérieur, et qu'on pouvait être fort honnête bien qu'ayant les yeux jaunes. Or, il est certain que M. Malgat était parfait pour nous. Sir Tom ignorant les usages de Paris, et ayant des capitaux à placer, il le conseillait et le guidait... Lorsque nous avions des traites à toucher à la Société d'Escompte mutuel, il ne souffrait pas que sir Tom se dérangeât, et il apportait l'argent lui-même... Enfin, sir Tom ayant eu la fantaisie de risquer quelques opérations à la Bourse, M. Malgat s'en chargea, bien qu'il n'eût pas de change, en vérité...
Les papiers qu'elle cherchait, miss Sarah les avait trouvés.
Elle les tendit à Daniel en disant:
—Et si vous n'ajoutez pas foi à ce que je dis, voyez.
C'était une douzaine de carrés de papier, sortes de bordereaux où Malgat annonçait le résultat des opérations qu'il faisait pour le compte et avec l'argent de sir Thomas Elgin.
Tous se terminaient par cette phrase:
«Nous l'avons perdue belle, mais nous serons plus heureux une autre fois... Il y a un bon coup à faire sur telle valeur, envoyez-moi tous les fonds dont vous pouvez disposer...»
La formule était invariable, il n'y avait que le nom des valeurs qui changeait.
—C'est étrange, murmura Daniel.
Miss Sarah hocha la tête.
—Etrange, oui, reprit-elle, mais sans valeur pour ma justification... La lettre que voici vous en dira davantage; lisez-la, monsieur, et lisez-la tout haut.
Daniel prit la lettre, et lut:
«Paris, 5 décembre 1865.
«Monsieur Thomas Elgin,
«Il n'y a qu'à vous, le plus honnête des hommes, que je puisse faire l'aveu terrible de mon crime...
«Je suis un malheureux!... Chargé par vous de spéculations, j'ai été tenté, j'ai spéculé pour mon propre compte, une première perte en a amené une seconde. Le vertige m'a pris, j'ai voulu regagner mon argent... Et enfin, à cette heure, je dois à la caisse confiée à ma probité 58,000 francs.
«Aurez-vous pitié de moi, Monsieur, aurez-vous la générosité de m'avancer cette somme énorme!... Il me faudrait cinq ou six ans pour vous la rendre, mais je vous la rendrais, je vous le jure, avec les intérêts...
«J'attends votre réponse comme un coupable le verdict de ses juges... Il y va de la vie, et selon ce que vous déciderez, je suis sauvé ou je meurs déshonoré.
«A. MALGAT.»
En marge, de son anguleuse écriture, le méthodique sir Tom avait écrit:
«Répondu immédiatement et envoyé à M... chèque de 58,000 francs à prendre sur les sommes qu'a à moi la Compagnie. Dit que je ne veux pas d'intérêts.»
—Et c'est là, balbutia Daniel, c'est là l'homme...
—Qu'on m'accuse, moi, d'avoir détourné du chemin de l'honneur, oui, monsieur, continua miss Sarah... Maintenant vous commencez à le connaître... Mais attendez encore... Donc, il était sauvé, et nous ne tardâmes pas à le voir arriver, son visage de fourbe baigné de larmes menteuses... Les termes me manquent pour vous traduire les exagérations et les avilissements de sa reconnaissance... Il ne voulait plus serrer les mains du noble Thomas Elgin, disait-il, étant à peine digne de les baiser à genoux... Il ne parlait que de se dévouer et de mourir pour nous. Il est vrai que sir Tom poussa la générosité jusqu'à l'héroïsme... Lui, l'image de la probité sur la terre, lui, capable de périr de faim près d'un trésor, il consolait Malgat, l'excusant à ses propres yeux, lui disant qu'après tout il n'était pas si coupable, qu'il y a des entraînements irrésistibles, ajoutant à cela tous les paradoxes inventés à l'usage des voleurs... Malgat avait de l'argent à lui, il ne le lui redemanda pas, dans la crainte de l'humilier... Il voulut continuer et il continua de le recevoir à notre table...
Elle s'interrompit, riant d'un rire nerveux qui faisait mal à entendre, puis d'un ton rauque:
—Savez-vous comment Malgat reconnut tant de bontés, M. Champcey... Lisez ce billet, il sera, je l'espère, ma réhabilitation.
C'était encore un billet de Malgat à sir Thomas Elgin, il écrivait:
«Sir Tom,
«Je vous avais trompé... ce n'était pas 58,000 francs que je devais, mais 317,000 francs.
«Grâce à des falsifications d'écritures, j'ai pu masquer mes détournements jusqu'à aujourd'hui... Je ne le puis plus.
«La compagnie a des soupçons; mon directeur vient de me prévenir que demain on vérifiera mes livres... Je suis perdu.
«Je devrais me tuer, je le sais, mais jamais je n'aurai cet horrible courage... et je viens vous supplier de me fournir les moyens de passer à l'étranger... Je vous le demande à genoux, au nom de tout ce que vous avez de cher, par pitié, car je suis sans ressources, je n'ai pas seulement de quoi payer le chemin de fer jusqu'à la frontière et je n'ose rentrer chez moi, de peur d'être arrêté...
«Encore une fois, sir Tom, ayez pitié d'un malheureux et déposez votre réponse chez votre concierge, je passerai la prendre à neuf heures...
«A. MALGAT.»
En travers de ce billet, et non plus en marge, M. Thomas Elgin avait écrit cette note laconique:
«Répondu sur-le-champ à ce coquin: Non!»
C'est en vain que Daniel eût essayé d'articuler une syllabe, tant la stupeur lui serrait la gorge, et ce fut miss Sarah qui reprit:
—Nous dînions en famille, ce soir-là, et l'indignation faisant oublier à sir Tom sa réserve habituelle, il nous dit tout... Ah! je fus, moi, plus pitoyable que lui, et je le conjurai de donner au misérable de quoi fuir... Mais il fut inflexible... seulement, voyant mes transes folles, il essaya de me rassurer en m'affirmant que Malgat ne viendrait pas, qu'il n'oserait pas venir chercher la réponse...
Elle appuyait ses deux mains sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et toute défaillante:
—Il vint cependant, continua-t-elle, et, voyant ses espérances déçues, il insista tant pour nous parler, que les domestiques le laissèrent monter, et il parut... Ah! je vivrais des milliers de siècles, que j'aurais toujours cette horrible scène, là, devant les yeux... Se sentant perdu, ce voleur, ce faussaire était devenu fou, il voulait de l'argent... Il en demanda en se traînant à genoux d'abord, battant le parquet de son front, et cela ne servant de rien, tout à coup il se redressa furieux, l'écume à la bouche, nous accablant des plus grossières injures... Jusqu'à ce qu'enfin, sir Tom, à bout de patience, appela les gens... Il fallut employer la force, pour le jeter dehors, et pendant qu'on l'entraînait, il nous menaçait du poing en jurant avec d'affreux blasphèmes qu'il se vengerait.
Un frisson de terreur secouait les épaules et la poitrine de miss Sarah, tandis qu'elle évoquait ces lamentables souvenirs, et il y eut un moment où Daniel crut qu'elle allait se trouver mal.
Mais elle se roidit contre cette faiblesse, et d'un ton plus ferme:
—Après quarante-huit heures, reprit-elle, l'impression de cette scène abominable se dissipait comme celle que laisse un mauvais rêve... Si nous reparlâmes des menaces de Malgat, ce fut pour hausser les épaules de mépris et de pitié... Que pouvait-il contre nous?... Rien, n'est-ce pas. Et même, osât-il nous accuser de quelque ignominie, il nous semblait que jamais ses accusations ne monteraient jusqu'à nous. Comment supposer que sur la seule parole d'un misérable le monde douterait de notre honneur!...
Son crime venait d'être découvert, et on ne parlait que de cela, avec force détails plus ou moins exacts... On quintuplait le chiffre de la somme qu'il avait volée... On disait qu'il avait réussi à se réfugier en Angleterre, et, qu'à Londres, la police avait perdu ses traces...
Et moi, pauvre fille, je l'oubliais...
Il avait fui; mais, avant de quitter Paris, il avait eu le temps d'organiser la vengeance dont il nous avait menacés.
Où trouva-t-il des gens assez lâches pour servir son dessein, et quels sont ces gens? Je l'ignore. Peut-être, ainsi que mistress Brian le croit, se borna-t-il à adresser des lettres anonymes à deux ou trois personnes de nos relations, de celles qu'il savait ne nous point aimer et nous envier.
Ce qui n'est que trop sûr, c'est que moins d'une semaine après sa disparition, on se racontait à l'oreille que j'étais, moi, Sarah Brandon, la complice de ce faussaire, pis que cela encore, et que les sommes puisées à sa caisse on les retrouverait dans le secrétaire de ma chambre à coucher...
Oui, voilà ce qu'on disait, tout bas d'abord et avec précaution, puis plus haut, toujours plus haut et ouvertement.
Bientôt, certains journaux s'en mêlèrent. Ils reprirent les faits, les arrangeant à leur façon et me désignant par mille allusions outrageantes... Ils disaient que le vol de Malgat était un vol à l'Américaine, et qu'il était bien naturel qu'il passât de l'étrangère à l'étranger...
Elle était devenue plus rouge que le feu, sa poitrine haletait, et la honte, la colère, le ressentiment de l'outrage, l'ardent désir de la vengeance se peignaient tour à tour sur son mobile visage.
—Nous, cependant, continuait-elle, tranquilles et assurés en notre honnêteté, nous ne soupçonnions rien de ces infamies.
J'avais bien surpris sur mon passage quelques chuchottements, des regards ou des sourires singuliers, mais je ne m'en étais pas autrement inquiétée.
Un papier apporté une après-midi, en notre absence, nous apprit l'horrible vérité...
C'était une citation... J'étais appelée à comparaître devant le juge d'instruction.
Ce fut, monsieur, un coup de foudre... Fou de douleur et de colère, sir Tom jura qu'il saurait bien remonter jusqu'aux propagateurs de l'infâme calomnie, et qu'en attendant il provoquerait et tuerait tous ceux qui s'en feraient l'écho.
Vainement mistress Brian et moi nous nous jetâmes à ses pieds, le conjurant d'attendre pour sortir qu'il eût repris son sang-froid, il nous repoussa brutalement et s'élança dehors, emportant les bordereaux et les lettres de Malgat...
Nous avions épuisé toutes les tortures de l'inquiétude, quand vers minuit sir Tom rentra, pâle, abattu, l'œil éteint... Personne n'avait seulement voulu l'écouter, chacun se hâtant de lui dire qu'il était, en vérité, bien bon de s'occuper de ces infamies, trop ridicules pour qu'on y ajoutât foi...
Elle s'attendrissait, un sanglot lui coupa la parole; mais se maîtrisant aussitôt:
—Moi, reprit-elle, le lendemain je me rendis au Palais-de-Justice, et, après une longue station dans une galerie sombre, on m'introduisit dans le cabinet du juge d'instruction... C'était un homme déjà âgé, au regard pénétrant et aux traits durs, qui me reçut presque brutalement, comme une coupable...
Mais quand je lui eus montré les lettres que vous venez de lire, ses façons soudainement changèrent, la commisération le gagna, et même je surpris une larme dans ses yeux.
Ah! je lui garderai une éternelle reconnaissance, pour l'accent dont il me dit, au sortir de son cabinet:
«Pauvre, pauvre jeune fille, la justice s'incline devant votre innocence, veuille Dieu que le monde fasse de même!...»
Elle arrêta sur Daniel ses beaux yeux tremblants de crainte et d'espoir, et d'une voix suppliante et d'une pénétrante douceur:
—Le monde m'a été plus cruel que la justice, fit-elle... Mais vous, monsieur, serez-vous moins confiant qu'un juge d'instruction?
Ah! Daniel eût été bien embarrassé de répondre, il sentait comme des vapeurs d'ivresse monter à son cerveau.
—Monsieur!... pria encore miss Brandon, monsieur Daniel...
Elle ne cessait de le fixer, il détourna la tête, sentant sous ces regards obstinés sa pensée lui échapper, son énergie se dissoudre, toutes les fibres de sa volonté se briser.
—Grand Dieu! s'écria miss Brandon avec une douloureuse surprise, il doute encore... Monsieur, de grâce, parlez-moi... Doutez-vous de l'authenticité de ces lettres?... Ah! s'il en est ainsi, prenez-les... car je n'hésite pas, moi, à confier à votre honneur les seules preuves de mon honneur... Prenez-les, et portez-les aux employés qui ont vécu vingt ans aux côtés de Malgat, et ils vous diront si c'est vraiment son écriture, si c'est lui qui a signé sa condamnation... Et si cela ne vous suffit pas encore, rendez-vous près du juge qui m'a interrogée, il se nomme Patrigent...
Et elle attendit; mais rien, pas un mot.
Daniel s'était affaissé sur une chaise, et le coude appuyé sur une petite table, le front entre ses mains, il s'efforçait de réfléchir, de délibérer...
Alors, miss Sarah se levant, s'approcha de lui doucement, et lui prenant la main:
—Je vous en prie... prononça-t-elle.
Mais au contact de cette main fine et tiède, secoué comme d'une commotion électrique, Daniel se dressa si violemment que sa chaise en fut renversée.
Et tremblant d'un mystérieux effroi, il dit un nom:
—Kergrist!...
Ce fut comme une suprême insulte tombant sur le visage de miss Sarah... Elle devint livide, et reculant d'un pas, mesura Daniel d'un regard brûlant de haine.
—Oh!... murmura-t-elle... Oh!... ne trouvant point de termes pour traduire ce qu'elle ressentait...
Allait-elle se retirer?... Elle en eut comme la pensée et marcha vers la porte; mais se ravisant tout à coup, elle revint se placer en face de Daniel.
—C'est la première fois, reprit-elle, frémissante d'indignation, que je m'abaisse jusqu'à me justifier d'accusations ignobles... et vous en abusez pour m'outrager... Mais n'importe! je vois en vous le mari de Mlle de la Ville-Handry, et puisque j'ai commencé, j'achèverai...
Daniel balbutiait quelque chose comme des excuses, elle l'interrompit:
—Eh bien! oui, reprit-elle, une nuit, un jeune homme, Charles de Kergrist, un débauché, un joueur, couronnant une vie de scandales honteux par la plus lâche et la plus vile action, est venu se suicider sous mes fenêtres... et le lendemain une immense clameur s'éleva contre moi... Trois jours plus tard, le frère de ce misérable fou, M. René de Kergrist, venait demander raison à sir Tom... Or, savez-vous ce qui est résulté des explications? Charles de Kergrist s'est tué à la suite d'un souper dont il était sorti ivre... Il s'est tué parce que les banques de Hombourg et de Bade avaient dévoré sa fortune, parce qu'il avait épuisé tous les expédients, parce que sa famille, effrayée de ses désordres, lui refusait de l'argent... Et en choisissant mes fenêtres pour son suicide, il assouvissait ses basses rancunes... Voyant en moi une héritière dont la dot lui permettrait de continuer son genre de vie, il avait demandé ma main, et sir Tom la lui avait refusée... Enfin, à l'époque de la catastrophe j'étais à soixante lieues de Paris, à Tours, chez un ami de mistress Brian, sir Palmer, lequel s'est empressé de le déclarer...
Et Daniel la regardant d'un air égaré:
—Peut-être allez-vous me demander la preuve de ce que j'avance, continua-t-elle. Je n'en ai pas à vous donner. Mais je sais un homme qui vous en donnera, et celui-là est le frère du suicidé, René de Kergrist... car, après les explications, il est resté notre ami, monsieur, un de nos meilleurs amis, et il était ce soir chez moi, et vous l'avez vu, car il est venu me saluer pendant que je vous parlais... M. de Kergrist habite Paris, et sir Tom vous donnera son adresse.
Elle écrasa Daniel d'un regard où la pitié le disputait au dédain, et de l'accent le plus fier:
—Et maintenant, monsieur, ajouta-t-elle, puisque j'accepte ce rôle d'accusée, prenez celui de juge... Interrogez-moi, et je répondrai... Qu'avez-vous encore à me reprocher?...
Mais il faut au juge le sang-froid, et Daniel ne sentait que trop qu'il n'avait plus le sien et que même il dissimulait mal l'affreux désordre de son esprit.
Renonçant donc à toute discussion:
—Je vous crois, miss, fit-il, je vous crois.
Un rayon de joie éclaira les traits si beaux de miss Brandon, et d'un accent qui était comme l'écho de son âme même:
—Oh! merci, monsieur, s'écria-t-elle, maintenant vous saurez bien m'assurer l'amitié de Mlle Henriette...
Pourquoi prononça-t-elle ce nom?... Il rompit le charme qui engourdissait Daniel... Il vit sa faiblesse, et il en eut horreur comme d'une trahison...
Durement, et montrant ainsi et sa colère contre lui-même et la révolte de sa raison:
—Permettez-moi, miss, dit-il, de ne pas vous répondre ce soir... de réfléchir...
Elle le regarda d'un air de stupeur:
—Qu'est-ce à dire? prononça-t-elle... J'ai, oui ou non, dissipé vos soupçons injurieux... Voulez-vous donc consulter quelqu'un de mes ennemis?...
Elle s'exprimait d'un ton de si profond dédain, que Daniel, blessé au vif, oublia la prudence dont il s'était fait une loi:
—Puisque vous l'exigez, miss, dit-il, je vous avouerai qu'il est un de mes doutes que vous n'avez pas levé.
—Lequel?
Daniel hésita, regrettant ce qui venait de lui échapper... Mais il s'était trop avancé pour reculer.
—Je ne puis m'expliquer, miss, déclara-t-il, que vous épousiez M. de la Ville-Handry.
—Parce que?
—Vous êtes jeune, miss... Vous êtes immensément riche, dites-vous... et le comte a soixante-six ans.
Elle, si hardie que rien ne semblait devoir la déconcerter, elle baissa la tête comme une timide pensionnaire prise en faute, et un nuage de pourpre s'étendit sur son front et sur ses joues et sur tout ce que sa robe découvrait de ses épaules divines.
—Vous êtes cruel, monsieur, balbutia-t-elle; le secret que vous me demandez est de ceux qu'une fille ose à peine confier à sa mère.
Lui, croyant l'avoir enfin embarrassée, triomphait.
—Ah! ah! fit-il ironiquement.
Cependant l'altière miss Sarah ne se révolta pas, et avec une amère tristesse:
—Vous le voulez, soupira-t-elle, soit... Pour vous j'arracherai ce voile de fière pudeur dont une jeune fille enveloppe le mystère de son âme... Je n'aime pas le comte de la Ville-Handry.
Daniel bondit. Cet aveu lui parut le comble de l'impudence.
—Je ne l'aime pas... d'amour, du moins, continua miss Sarah, et jamais je ne lui ai permis de soupçonner un tel sentiment... Cependant, c'est avec... bonheur que je deviendrai sa femme... N'espérez pas que je vous explique ce qui se passe en moi... Moi-même je ne me comprends plus... Je n'ai pas de nom à donner à la sympathie qui m'attire vers lui... J'ai été séduite par son esprit et par sa bonté, et sa parole me charme... Voilà ce que je puis dire...
C'était à n'y pas croire.
—Et s'il vous faut, monsieur, poursuivit-elle, des motifs plus grossièrement humains, je vous dirai que je succombe aux dégoûts de l'existence que la calomnie m'a faite... L'hôtel de la Ville-Handry m'apparaît tel qu'un asile où j'ensevelirai mes désillusions et mes regrets, où je trouverai avec le calme une situation qui commande le respect... Ah! ne craignez rien pour ce grand nom... je saurai le porter noblement et dignement, et nul sacrifice ne me coûterait pour en rehausser l'éclat... Ce sont là des calculs, m'objecterez-vous... Je l'avoue, mais ils n'ont rien de bas ni de honteux.
Ainsi, Daniel avait cru la confondre, et c'était elle qui, par sa franchise, l'écrasait.
Car il n'y avait rien à répondre, point d'objections valables à présenter; cinquante mariages sur cent sont décidés par des considérations moins avouables.
Miss Sarah, cependant, n'était pas femme à se laisser longtemps abattre. Elle se redressait à mesure qu'elle parlait, s'exaltant au bruit de ses paroles.
—Depuis deux ans, reprit-elle, vingt partis se sont présentés pour moi, dont trois ou quatre eussent comblé les vœux d'une fille de duchesse.... Je les ai refusés, malgré sir Tom et mistress Brian... Hier encore, un homme de vingt-cinq ans, un Gordon-Chalusse, était à mes pieds... Je l'ai éconduit comme les autres pour épouser mon cher comte... Pourquoi?
Elle demeura pensive, l'œil brillant de larmes près de jaillir, et se répondant à elle-même, plutôt que s'adressant à Daniel:
—Grâce à ce que le monde appelle ma beauté, continua-t-elle, beauté fatale, hélas! j'ai été entourée, fêtée, rassasiée de flatteries jusqu'à la nausée... Je suis au centre de la société la plus élégante et la plus spirituelle de l'Europe, dit-on... Eh bien!... c'est en vain que, cherchant autour de moi, j'ai espéré celui dont le regard devait troubler la paix profonde de mon cœur... Je n'ai rencontré que des hommes parfaits, se ressemblant tous, dont le caractère n'avait pas plus de pli que leur habit sorti des mains du meilleur faiseur, également empressés et galants, beaux joueurs, beaux diseurs, beaux danseurs, beaux cavaliers...
Elle secoua la tête d'un mouvement plein d'énergie, et rayonnante d'enthousiasme:
—Ah! j'avais rêvé autre chose, s'écria-t-elle... Ce que je rêvais, moi, c'était un de ces hommes au cœur haut et fier, au vouloir inflexible, capable de tenter ce qui fait reculer les autres... Quoi? je l'ignore, mais quelque chose de grand, de périlleux, d'impossible... Je rêvais un de ces ambitieux au front pâli par la convoitise, un de ces âpres travailleurs dont les yeux gonflés par les veilles ont l'étincelle du génie, un de ces forts dont la force s'impose à la foule et dont la pensée soulève des montagnes...
Ah! pour payer l'amour d'un tel homme, j'aurais trouvé en moi des trésors qui y resteront inutiles comme les richesses enfouies au fond des mers!... Je me serais enivrée à la coupe de ses espérances, mon pouls aurait battu la fièvre de ses luttes... Pour lui, je me serais faite petite, humble, servile, j'aurais épié dans son regard l'ombre de ses désirs...
Mais avec quelles ivresses d'orgueil je me serais parée, moi, sa femme, de ses succès et de sa gloire, des respects de ses admirateurs et de la haine de ses ennemis...
Sa voix avait des vibrations à remuer les entrailles, les splendeurs de sa beauté illuminaient le salon.
Et peu à peu, comme les pièces d'une armure mal attachée, tombaient les rancunes de Daniel, ses soupçons et ses défiances.
Miss Brandon s'arrêta, honteuse de ses violences, et plus lentement:
—Désormais, monsieur, prononça-t-elle, vous me connaissez tout entière... seul au monde, vous aurez lu au plus profond de l'âme de Sarah Brandon... Et pourtant, je vous vois aujourd'hui pour la première fois... Et cependant, vous êtes le premier qui ayez eu pour moi des paroles sévères... sévères jusqu'à l'outrage. Me ferez-vous repentir de mon abandon?... Oh! non, non, n'est-ce pas... Il est un homme au cœur loyal et fort, celui qui, pour sauver une tache faite à un nom qui n'est pas le sien risque un avenir de bonheur, la jeune fille qu'il aime et une fortune énorme. Ah! Mlle de la Ville-Handry n'avait pas fait un choix vulgaire.
Elle eut un geste d'affreux découragement et, avec une sorte de rage concentrée:
—Moi, je sais d'avance mon avenir... prononça-t-elle.
Un silence suivit, terrible... Ils étaient là tous deux en face l'un de l'autre, pâles, troublés, palpitants, les lèvres convulsivement serrées, les yeux pleins d'éclairs rouges.
Et, au souffle furieux de cette passion, Daniel sentait sa raison tourbillonner, un délire inconnu charriait tout son sang à son cerveau, et il lui semblait que le bruit du battement de ses tempes emplissait toute la maison.
—Oui, reprit enfin miss Brandon, ma destinée est irrévocable... Il faut que je sois comtesse de la Ville-Handry, sinon... sinon je suis perdue... Et une dernière fois, monsieur, je vous en conjure, obtenez de Mlle Henriette qu'elle m'accueille comme une sœur aînée... Eh! si j'étais la femme que vous supposez, que m'importerait Henriette et son inimitié... Vous savez bien que M. de la Ville-Handry passera outre quand même... Et cependant, je vous prie, moi qui toujours ai commandé... Que voulez-vous que je fasse, dois-je me mettre à genoux?... M'y voici.
Et en effet, elle s'affaissa si brusquement, que ses genoux sonnèrent sur le parquet; et saisissant les mains de Daniel, elle les appliqua contre son front brûlant.
—Mon Dieu! gémissait-elle, être refusée par lui!...
Ses cheveux s'étaient à demi-dénoués et ils inondaient les mains de Daniel... Il frissonna de la nuque aux talons, et se penchant vers miss Brandon, il la releva et la soutint toute défaillante, pendant qu'elle appuyait la tête contre sa poitrine.
—Miss, fit-il d'une voix rauque, Sarah!
Ils étaient si près l'un de l'autre que leurs haleines se confondaient, et que Daniel sentait sur son visage, plus ardent que la flamme, le souffle de miss Sarah... Ivre alors, éperdu, oubliant tout, il appuya ses lèvres sur les lèvres de cette fille étrange...
Mais elle, aussitôt, se redressant violemment, bondit en arrière en s'écriant:
—Daniel!... Malheureux!...
Puis, éclatant en sanglots:
—Partez, balbutia-t-elle, partez... je ne vous demande plus rien... si je dois être perdue, je le serai...
Et lui, avec une véhémence inouïe:
—Votre volonté sera faite, Sarah! s'écria-t-il... je suis à vous... comptez sur moi!...
Et il sortit comme un fou, il descendit l'escalier en trois bonds, et la porte de la rue se trouvant ouverte, il se précipita dehors.
X
La nuit était sombre et glacée, le ciel chargé de nuages qui rasaient le faîte des maisons, un vent furieux secouait les branches noircies des arbres des Champs-Elysées, roulant dans l'air comme une poussière de neige.
D'une course fiévreuse, tel qu'un malfaiteur poursuivi, Daniel s'élança d'abord au hasard, sans direction, sans but, sans autre idée que celle de s'éloigner, de fuir...
Mais, au bout de cent pas, le mouvement, l'âpre froid de la nuit, la bise aigre qui soulevait ses cheveux, lui rendirent quelque conscience de la situation.
Alors il s'aperçut qu'il était en habit de soirée, la tête nue, et qu'il avait laissé à l'hôtel de miss Brandon son chapeau et son pardessus.
Alors il se souvint que M. de la Ville-Handry l'attendait dans le grand salon, en compagnie de sir Thomas Elgin et de mistress Brian.
Qu'allait-on soupçonner, croire, dire!... Malheureux! en quelle impasse s'était-il ou l'avait-on engagé!...
Une issue existait peut-être à cet enfer où il se débattait, et par sa folie il venait de la fermer sans retour.
Pareil à ces débauchés qui, après le lourd sommeil de l'orgie, s'éveillent la bouche pâteuse et le cerveau troublé, il lui semblait sortir de quelque songe bizarre et terrible... Tel que l'ivrogne qui, l'ivresse dissipée, cherche à se rappeler les actes de démence où l'a poussé l'alcool, Daniel terrifié récapitulait toutes ses émotions pendant cette heure qu'il venait de passer près de miss Sarah—heure d'égarement, qui allait peser d'un poids formidable dans la balance de sa destinée, renfermant en ses soixante minutes plus d'événements que sa vie tout entière...
En aucun moment, il n'avait été si près du désespoir.
Quoi!... il était prévenu, sur ses gardes, on l'avait averti des perfidies de miss Sarah, on lui avait dit quels philtres versaient ses yeux, lui-même dans la soirée l'avait surprise en flagrant délit de mensonge...
Et néanmoins, faible et veule, il s'était laissé prendre aux fascinations de cette fille étrange, il avait tout oublié à sa voix, tout, jusqu'à cette chère et adorée Henriette, son unique pensée depuis des années.
—Insensé, murmurait-il, qu'ai-je fait!...
Insoucieux des rafales de la tempête, et de la neige qui commençait à tomber, il s'était assis sur le perron d'une des plus riches habitations de la rue du Cirque, et les coudes aux genoux, il pressait son front entre ses mains, comme s'il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.
Condensant en un effort tout ce qu'il avait de volonté, il essayait de reconstituer cette entrevue, cherchant par quelles étonnantes transitions, commencée comme un combat, elle s'était terminée de même qu'un rendez-vous d'amour.
Et récapitulant dans sa mémoire toutes les phrases dont miss Sarah l'avait bercé, il se demandait si véritablement elle n'avait pas été calomniée.
Et si elle avait dans son passé quelque chose, pourquoi ne le pas attribuer à ces deux personnages louches qui la gardaient, mistress Brian et sir Thomas Elgin?
Quelle audace, dans la défense de cette fille extraordinaire, mais quelle noblesse aussi!... Comme elle avait bien dit qu'elle n'aimait pas d'amour M. de la Ville-Handry et que même, jamais aucun homme n'avait donné à son cœur une pulsation de plus.
Etait-elle donc de marbre, et sensible seulement aux ineptes jouissances de la vanité?
Oh! non, mille fois non, la coquetterie la plus raffinée n'atteint pas cette véhémence de la passion, l'art le plus merveilleux n'a pas cette puissance communicative, don sublime de la vérité.
Et la tête et le cœur encore pleins, quoi qu'il fît, de miss Sarah, Daniel frémissait au souvenir de certaines de ses paroles où le secret de son âme s'était révélé sous la transparence des allusions...
Pouvait-elle dire à Daniel, plus clairement qu'elle ne le lui avait dit: «Celui que j'aimerais, c'est vous!...» Evidemment non.
Et lui, à cette pensée, se sentait inondé d'âcres et malsaines voluptés... Car il était homme, ni meilleur ni pire que les autres, et il est peu d'hommes qui ne mettent un prix plus élevé aux quelques heures que leur accorde le caprice d'une femme telle que miss Sarah, qu'à une vie tout entière de noble et pur amour que leur consacre une chaste fille.
—Mais que m'importe!... répétait-il. Est-ce que je puis l'aimer, moi...
Puis il revenait à s'inquiéter de ce qui s'était passé après son départ... Comment miss Sarah aurait-elle expliqué sa fuite? Quelle raison aurait-elle donné de son désordre à elle-même?...
Et, attiré par une force invincible, Daniel s'était levé pour revenir vers l'hôtel de miss Brandon, et blotti en face, dans l'encoignure d'une porte, il interrogeait d'un œil obstiné la façade, comme si elle eût pu lui révéler quelque chose de ce qui se passait à l'intérieur.
Les fenêtres du salon étaient encore illuminées, et des gens allaient et venaient, dont l'ombre se dessinait sur les rideaux... Un homme vint s'appuyer le front contre la vitre, puis brusquement il se retira comme si on l'eût appelé, et Daniel reconnut parfaitement le comte de la Ville-Handry.
Qu'est-ce que cela signifiait!... N'était-ce pas à croire que miss Sarah s'était trouvée tout à coup très malade et qu'on s'empressait autour d'elle!...
Ainsi songeait Daniel, quand il entendit comme un bruit de verroux et de gonds qui grinçaient. C'était la lourde porte de la cour de l'hôtel Brandon que des domestiques ouvraient. Un coupé bas attelé d'un seul cheval en sortit et fila rapidement vers les Champs-Elysées.
Mais au moment où ce coupé tourna, la lumière d'un réverbère tomba en plein dans l'intérieur, et Daniel crut y reconnaître, il y reconnut miss Sarah!...
Ce lui fut comme un coup de masse tombant sur le crâne.
—Elle se jouait de moi!... s'écria-t-il, grinçant les dents de rage, elle m'a bafoué comme un imbécile, comme un idiot!...
Puis enflammé d'un soudain espoir:
—Il faut savoir où elle court ainsi, à quatre heures du matin, il faut la suivre!...
Et de toute la vitesse dont il était capable, il s'élança sur les traces du coupé.
Malheureusement, miss Brandon avait sans doute donné des ordres à son cocher, car le cheval descendait l'avenue des Champs-Elysées d'un train d'enfer, et c'était un trotteur admirable choisi entre cent par sir Tom, un des plus fins maquignons de Paris.
Mais Daniel était agile, et la probabilité d'une vengeance immédiate décuplait ses forces.
—Si seulement je pouvais trouver une voiture! pensait-il.
Mais il n'en apercevait aucune.
Et les coudes au corps, cadençant son pas, ménageant son haleine, il se maintenait et même gagnait du terrain... A la place de la Concorde il n'était pas à dix longueurs de bras du coupé.
Seulement, là, le cocher toucha son cheval, qui d'une allure plus vive encore traversa la place de la Concorde et s'engagea dans la rue Royale.
Daniel sentait la respiration lui manquer, une douleur, faible d'abord et de plus en plus intolérable, lui tordait le côté... Il allait être forcé de s'arrêter, quand, devant la Madeleine, il vit venir un fiacre dont le cocher dormait au trot somnolent de ses rosses.
Brusquement, Daniel se jeta à la tête des chevaux, et d'une voix haletante:
—Cocher, cria-t-il, cent francs pour toi si tu me rejoins le coupé qui est là-bas...
Mais éveillé en sursaut, voyant cet homme en habit et tête nue, déterminé surtout par l'énormité de la somme qu'on lui offrait, le cocher crut à une plaisanterie d'ivrogne, et d'un ton furieux:
—Allons, gare, pochard! cria-t-il, ou je te passe dessus...
Et il fouetta si violemment ses bêtes, que sans un bond de côté, Daniel était écrasé.
Mais tout cela avait pris une minute, et le coupé maintenant était loin, roulant sur le boulevard... Songer seulement à le rattraper eût été folie, Daniel demeura en place, anéanti...
Que faire, que résoudre?... L'idée lui vint de courir jusque chez Maxime de Brévan, lui demander un conseil... Mais la destinée était contre lui; il repoussa cette inspiration...
Et il regagna lentement son logis et il se jeta dans son fauteuil, résolu à ne se point coucher avant d'avoir décidé comment essayer d'échapper aux conséquences de sa folie d'une heure...
Mais il y avait deux jours qu'il était ballotté entre les plus poignantes alternatives, tel qu'un homme à la mer, dont le caprice des vagues rapproche et éloigne l'épave de salut... Mais il y avait quarante-huit heures qu'il n'avait fermé l'œil, et s'il n'est pas de limites à la faculté de souffrir de l'âme, les forces physiques ont des bornes restreintes...
Et il s'endormit, rêvant qu'il veillait et qu'il découvrait le moyen de pénétrer le mystère de l'existence de miss Brandon.
Il faisait grand jour lorsque Daniel s'éveilla glacé et courbaturé, car il n'avait pas changé de vêtements en rentrant, et son feu s'était éteint.
Son premier mouvement fut tout de colère contre lui-même.
Quoi, il succombait si promptement, lui qui dans sa vie de marin, il se le rappelait, était resté à diverses reprises quarante et jusqu'à soixante heures presque sans quitter le pont de son navire battu par la tempête!
La paisible et uniforme existence de bureaucrate qu'il menait depuis près de deux ans, l'avait-elle donc amolli jusque-là que tous les ressorts de son organisation étaient détrempés!...
Pauvre garçon, qui ignorait que les pires fatigues sont légères, comparées à ces épouvantables convulsions morales qui ébranlent l'être humain jusqu'en ses plus mystérieuses profondeurs.
Cependant, tout en se hâtant d'allumer un grand feu pour se réchauffer, il ne tarda pas à reconnaître que le repos lui avait été profitable.
Les dernières vapeurs de son ivresse de la nuit s'étaient complétement dissipées, le charme qui l'avait fasciné était rompu, et il se sentait en pleine possession de toutes ses facultés.
A cette heure, sa folie lui paraissait si absolument inexplicable, que s'il eût pris seulement un verre d'eau sucrée à la soirée de miss Sarah Brandon, il eût été tenté de croire qu'on y avait mêlé quelqu'une de ces substances qui allument, comme un incendie, le délire dans le cerveau.
Mais il n'avait rien pris... et quand même! la folie était-elle moins commise et moins irréparable? Les suites en seraient fatales, il n'en doutait pas.
Ainsi il s'épuisait à déchiffrer l'énigme de l'avenir, lorsque son portier, comme tous les matins, entra dans l'appartement. Il tenait sur le bras un pardessus, et à la main un chapeau.
—Voici, monsieur, dit-il, non sans un sourire qui voulait être malicieux, voici ce que vous avez oublié dans la maison où vous avez passé la soirée. Un domestique, à cheval, ma foi! vous le rapporte... Il m'a remis en même temps cette lettre; il y a une réponse, et on l'attend en bas.
Daniel la prit, cette lettre, et durant une bonne minute il en examina l'adresse: elle était d'une écriture de femme, délicate et menue, n'ayant rien de l'anguleuse sécheresse des écritures américaines.
Enfin il en rompit l'enveloppe, et aussitôt il s'en dégagea une bouffée de ce parfum si pénétrant et si doux qu'il avait respiré dans le petit salon de miss Brandon.
La lettre était bien d'elle, et, en tête du papier, se détachait son prénom: Sarah, en petites lettres gothiques bleues.
Elle écrivait:
«Est-il bien vrai, monsieur Daniel, que vous êtes tout à moi, et que je puis compter sur vous?... Cette nuit, vous l'avez dit... Vous souvenez-vous encore de vos promesses?...»
Daniel était pétrifié.
Miss Sarah lui avait dit qu'elle était l'imprudence même; ne lui en donnait-elle pas là une preuve positive?...
Ces cinq lignes ne pouvaient-elles pas devenir contre elle une arme terrible?... Ne prêtaient-elles pas à des interprétations au moins singulières?...
Cependant, le concierge s'impatientait à rester là, debout.
—Que dois-je dire au domestique? interrogea-t-il.
—Ah! attendez! fit rudement Daniel.
Et s'asseyant à son bureau, il se mit à écrire à miss Brandon:
«Certes, miss, je me souviens de la promesse que vous avez arrachée à mon égarement, je ne m'en souviens que trop...»
Une soudaine réflexion arrêta sa plume.
Quoi! ayant déjà donné dans un premier piége tendu à son inexpérience, il s'exposait à tomber dans un second!...
Brusquement donc il déchira sa réponse commencée, et se tournant vers son concierge:
—Dites au domestique, ordonna-t-il, que je suis sorti, et courez me chercher une voiture.
Puis, le portier s'étant retiré:
—Oui, murmura-t-il, c'est plus habile... Mieux vaut laisser miss Sarah dans l'incertitude de mes intentions... Elle ne peut soupçonner que sa sortie m'a éclairé, elle me croit sa dupe, laissons-le lui croire...
Cependant, cette lettre semblait annoncer quelque intrigue nouvelle qui inquiétait singulièrement Daniel... Miss Sarah était sûre d'arriver à ses fins; que pouvait-elle souhaiter de plus?... Quel autre but mystérieux poursuivait-elle?...
—Ah! je m'y perds, soupira Daniel... Il faut que je consulte Brévan...
Sur son bureau, se trouvait, encore inachevé, ce travail si important et si pressé que lui avait confié le ministre...
Mais le ministre, le ministère, sa position, son avancement, toutes ces considérations s'effaçaient devant celles de sa passion.
Il descendit donc, et pendant que sa voiture roulait vers la rue Laffitte, il songeait à la stupeur de M. de Brévan...
Debout, en manches de chemise, devant une immense table de marbre, toute chargée de pots et de flacons, de brosses, de peignes, d'éponges, de limes, de pinces, de polissoirs, M. de Brévan était à sa toilette lorsque Daniel arriva chez lui.
S'il l'attendait, ce n'était pas si tôt, car son visage trahit une impression à glacer toutes les expansions.
Mais Daniel avait confiance... Il serra la main que lui tendait son ami, et se laissant tomber lourdement sur une chaise:
—Je suis allé chez miss Brandon, dit-il, elle a su me faire promettre tout ce qu'elle a voulu... C'est inimaginable.
—Voyons cela? fit M. de Brévan.
Aussitôt, sans hésiter, et avec force détails, Daniel raconta comment miss Sarah l'avait entraîné dans son petit salon, et s'était défendue de toute complicité avec Malgat, en lui montrant des lettres de ce malheureux...
—Lettres étranges, concluait-il, et qui, si elles étaient authentiques...
M. de Brévan haussa les épaules.
—Vous étiez prévenu, fit-il, et vous avez promis tout ce qu'elle a voulu... Supposez-vous sans défiance, elle vous eût fait signer votre condamnation à mort...
Telle quelle, c'était une explication.
—Mais Kergrist, objecta Daniel, le frère de Kergrist, est son ami...
—Parbleu!... supposez-vous donc ce frère beaucoup plus fin que vous?...
Encore qu'il ne fût point pleinement satisfait, Daniel poursuivit, disant sa stupeur quand miss Sarah lui avait confessé qu'elle n'aimait pas M. de la Ville-Handry...
Mais l'autre, d'un éclat de rire, l'interrompit, et d'un air ironique:
—Naturellement!... s'écria-t-il. Et après elle vous a dit qu'elle n'avait jamais aimé personne, ayant vainement cherché l'homme de ses rêves... Elle vous a dépeint le phénix de telle façon que vous vous êtes dit: «Eh! mais, ce phénix, c'est moi!...» Cela vous a chatouillé délicieusement; elle s'est jetée à vos pieds, vous l'avez relevée, elle s'est évanouie, elle palpitait comme une colombe entre vos bras, vous avez perdu la tête...
Les bras de Daniel lui tombaient.
—Comment savez-vous cela? balbutia-t-il.
Si le regard de M. de Brévan vacilla, il ne se déconcerta nullement, et d'un ton de raillerie plus âpre:
—Je devine, parbleu! répondit-il. Ne vous ai-je pas dit que je connais miss Brandon... Elle n'a qu'un «truc» dans son sac, mais c'est assez, puisqu'il réussit toujours...
Qu'on a été joué, qu'on a fait un personnage ridicule, c'est une de ces infortunes qu'on s'avoue à soi-même, encore que l'aveu soit pénible.
Mais s'entendre, sur ce sujet, railler par un autre, c'est à quoi on ne consent pas volontiers.
Daniel ne dissimula donc pas un mouvement d'impatience, et un peu sèchement:
—Si j'ai été dupe de miss Sarah, mon cher Maxime, fit-il, vous devez voir que je ne le suis plus...
—Eh! eh!...
—Non, plus du tout... Et c'est elle-même qui a dissipé mes illusions.
—Bah!...
—Involontairement, bien entendu... m'étant enfui de chez elle comme un fou, j'errais sans but arrêté autour de son hôtel, quand je l'ai vue sortir en voiture...
—Allons donc!...
—Je l'ai vue comme je vous vois... et il était quatre heures du matin.
—Diable!... et qu'avez-vous fait?...
—Je l'ai suivie...
M. de Brévan faillit laisser tomber la brosse dont il se brossait amoureusement les ongles, mais il maîtrisa si promptement son trouble, que Daniel n'en aperçut rien...
—Ah! vous l'avez suivie, répéta-t-il, d'une voix que toute sa puissance sur lui-même n'empêchait pas de chevroter un peu, vous l'avez suivie... En ce cas, vous... vous savez où elle se rendait?...
—Hélas! non... Elle avait un cheval si rapide que tout leste je suis, j'ai été distancé...
Il est sûr que M. de Brévan respira plus librement, et d'un ton dégagé:
—Voilà qui est fâcheux, fit-il, et vous avez perdu là une occasion unique... Il ne m'étonne plus d'ailleurs que vous soyez édifié...
—Oh! je le suis, vous pouvez me croire, et cependant...
—Cependant?...
Daniel hésitait, craignant de voir un sourire sardonique reparaître sur les lèvres de son ami. Pourtant, il se fit violence:
—Eh bien! je me demande si tout ce que raconte miss Brandon de son enfance, de sa famille et de sa fortune, ne serait pas, quand même, la vérité...
L'autre eut le geste d'épaules d'un homme sensé qui entend le raisonnement biscornu d'un maniaque.
—Vous me jugez absurde, insista Daniel, soit... Mais alors, faites-moi le plaisir de m'expliquer comment miss Sarah, si intéressée à cacher son passé, m'a indiqué le moyen de recueillir des informations positives et de savoir à un sou près le chiffre de ses revenus... L'Amérique n'est pas si loin!!
Ce n'était plus de la surprise, c'était de l'ahurissement qu'exprimait le visage de M. de Brévan.
—Quoi!... s'écria-t-il, est-ce que là, sérieusement, vous songeriez à entreprendre le voyage d'Amérique!...
—Pourquoi non!...
—Vrai, mon pauvre ami, fit-il, vous êtes trop naïf pour notre temps... Quoi! vous en êtes encore à démêler les intentions de Sarah?... Elles sautent aux yeux, cependant... Vous voyant et vous jugeant, elle s'est dit: «Voici un digne jeune homme qui me gêne, ici, furieusement... envoyons-le respirer un air meilleur à quelques mille lieues.» Et là-dessus elle vous a soufflé cette jolie inspiration de voyage.
Etant donné ce que savait Daniel du caractère de miss Brandon, cette interprétation était un peu plus que probable... Néanmoins, elle ne le contentait pas complétement.
—Que je reste ou que je parte, objecta-t-il, la noce n'en aura pas moins lieu... Donc, point d'intérêt à m'éloigner... Croyez-moi, Maxime, il y a autre chose que ce que vous pensez... A côté de son mariage, miss Brandon doit poursuivre quelque autre but!...
—Lequel?...
—Ah!... voilà ce que je m'épuise à chercher... Mais tenez pour certain que je ne m'abuse pas... je n'en veux pour preuve que ce que miss Sarah m'écrivait ce matin...
M. de Brévan eut un saut de trois pieds.
—Elle vous a écrit! fit-il.
—Oui, et c'est cette maudite lettre qui, plus que tout le reste, m'amène... La voici, lisez-la... Et si vous y comprenez quelque chose, vous serez plus heureux que moi...
D'un coup d'œil, M. de Brévan lut les cinq lignes de miss Brandon, et devenu tout pâle:
—C'est inimaginable, murmurait-il, un billet d'une imprudence folle, elle qui n'écrit jamais... jamais.
Il attachait sur les yeux de Daniel un regard où il avait rassemblé toute sa pénétration, et scandant ses mots pour leur donner plus de poids...
—Si elle vous aimait véritablement, interrogea-t-il, que diriez-vous?
Daniel eut un geste de dépit.
—Il est peu généreux de me railler, Maxime, fit-il... Je puis être un naïf, je ne suis pas un imbécile, encore moins un fat...
—Ce n'est pas répondre, interrompit M. de Brévan, et je répète ma question: Que diriez-vous?...
—Je dirais que je l'exècre, cette femme!
—Oh! haïr si fort, c'est être bien près d'adorer...
—Je la méprise, et sans estime...
—Connu! ce n'est pas là un empêchement.
—Enfin, vous savez que j'aime du plus profond et du plus ardent amour Mlle de la Ville-Handry.
—Naturellement, mais ce n'est pas la même chose.
M. de Brévan avait enfin achevé sa minutieuse toilette. Il endossa une robe de chambre, et entraînant Daniel dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de toilette:
—Maintenant, cher ami, qu'avez-vous répondu à ce billet?
—Rien.
S'étant jeté sur un fauteuil, M. de Brévan avait pris la physionomie grave d'un médecin en consultation:
—Et vous avez bien fait, approuva-t-il, et pour l'avenir, je n'ai à vous conseiller d'autre conduite que celle-là... faites le mort. Pouvez-vous quelque chose aux projets de Sarah? Non... laissez-les donc s'accomplir.
—C'est que...
—Laissez-moi finir... Outre que c'est votre intérêt d'agir ainsi, c'est encore plus celui de Mlle Henriette... Le jour où on vous séparera, vous serez très-affligé, mais libre... Elle, au contraire, sera condamnée à vivre sous le même toit que miss Sarah... Savez-vous tout ce qu'une belle-mère peut faire endurer à la fille de son mari!...
Daniel frissonna. Déjà cette pensée lui était venue, et elle l'avait fait frémir.
—Pour le moment, reprit M. de Brévan, le plus pressant est de savoir comment votre départ a été expliqué... De ce qu'on a dit, nous pourrons peut-être tirer quelques éclaircissements...
—Je vais aux informations de ce pas, répondit Daniel.
Et après avoir affectueusement serré les mains de son cher Maxime, il se hâta de regagner sa voiture, et vingt minutes plus tard on l'annonçait dans le salon de M. de la Ville-Handry.
Le comte s'y trouvait, seul, se promenant de long en large de l'air le plus agité...
Et certes, il devait avoir eu de terribles et pressantes préoccupations. Il était près de midi, et cependant il n'avait pas encore passé par les mains de son valet de chambre...
Apercevant Daniel, il interrompit sa promenade, et se planta devant lui les bras croisés:
—Ah! vous voici, monsieur Champcey, fit-il d'un ton terrible. Eh bien! vous en faites de belles...
—Moi, monsieur le comte?
—Et qui donc?... N'est-ce pas vous qui, au moment où miss Sarah daignait descendre aux justifications, l'avez accablée d'injures? N'est-ce pas vous qui, honteux de votre conduite, vous êtes sauvé, n'osant venir me rejoindre?...
Qu'avait-on dit au comte? Pas la vérité, à coup sûr.
—Et savez-vous, M. Champcey, poursuivit-il, le résultat de vos brutalités... Miss Brandon a été prise d'une si terrible attaque de nerfs qu'on a dû faire atteler pour envoyer quérir un médecin... Malheureux! vous pouviez la tuer!... On ne m'eût point permis de pénétrer dans sa chambre, mais du salon, par moment, j'entendais ses gémissements douloureux... Ce n'est qu'après huit heures qu'elle a pu goûter quelque repos, et que mistress Brian ayant pitié de mon chagrin m'a accordé la faveur de la voir, endormie d'un sommeil d'enfant....
Daniel écoutait, stupide d'étonnement, confondu de l'inimaginable impudence de sir Tom et de mistress Brian, épouvanté de l'incroyable crédulité de M. de la Ville-Handry.
—Mais c'est infernal, pensait-il, me voici maintenant le complice de miss Brandon. Vais-je donc, par mon silence, l'aider à s'emparer de ce malheureux homme?
Que résoudre cependant?
Parler?... Dire à M. de la Ville-Handry que s'il avait entendu des gémissements, ce n'étaient assurément pas ceux de miss Sarah?... Lui dire que pendant qu'il trépignait d'angoisses miss Sarah courait Dieu sait quelles aventures?...
Cette idée traversa l'esprit de Daniel... Mais à quoi bon!... Le comte le croirait-il? Non, très-probablement. Et ainsi il ne ferait que rendre plus difficile une situation déjà trop compliquée...
Enfin, il sentait bien qu'il n'oserait jamais dire toute la vérité, ou montrer à l'appui la lettre qu'il avait en poche...
Néanmoins il essaya de se disculper.
—Je suis un trop galant homme, balbutia-t-il, pour injurier une femme...
Le comte brusquement l'arrêta.
—Epargnez-vous, prononça-t-il, une palinodie qui ne me toucherait guère... Du reste, ce n'est pas à vous précisément que j'en veux... J'ai trop l'expérience du cœur humain pour ne pas discerner que vous avez suivi bien moins vos inspirations que celles de ma fille...
Laisser cette opinion à M. de la Ville-Handry pouvait devenir fort dangereux pour Mlle Henriette.
Une fois encore, Daniel tenta de s'expliquer.
—Je vous jure, monsieur le comte...
Mais le comte, frappant du pied:
—Assez, interrompit-il violemment, je veux en finir avec cette absurde résistance et la briser... Quel personnage prétend-on donc me faire jouer dans ma maison?... Celui d'un ridicule Géronte qu'on bafoue et qu'on berne! Halte-là!... Vous me forcez à me rappeler que je suis le maître, je vous le rappellerai, à vous aussi!...
Il se recueillit, puis d'un ton de reproche:
—Ah! monsieur, devais-je attendre cela de vous!... Pauvre Sarah!... Penser que je n'ai pas su lui épargner cette humiliation... Mais c'est la dernière, et ce matin, à son réveil, elle apprendra que tout est terminé... Je viens d'envoyer chercher ma fille pour lui annoncer que le jour même de mon mariage est fixé... Toutes les formalités sont prévues, nous avons les actes nécessaires...
Il s'arrêta, Mlle Henriette entrait.
—Vous désirez me parler, mon père, demanda-t-elle dès le seuil.
—Oui.
Saluant Daniel d'un doux regard, Mlle de la Ville-Handry s'approcha du comte, lui tendant le front pour qu'il l'embrassât, mais il la repoussa et se grimant de solennité:
—Je vous ai mandée, ma fille, prononça-t-il, pour vous annoncer que de demain en quinze j'épouse miss Brandon.
Mlle Henriette devait être préparée à quelque chose de pareil, car elle ne sourcilla pas... elle pâlit un peu, seulement, et un éclair de colère traversa ses yeux.
—En de telles circonstances, poursuivit le comte, il est inconvenant, il est indécent que vous ne connaissiez pas celle qui vous doit servir de mère... Je vous présenterai donc à elle, aujourd'hui même, cette après-midi.
A deux ou trois reprises la jeune fille tourna et détourna la tête.
—Non, disait-elle.
M. de la Ville-Handry était devenu fort rouge.
—Quoi! s'écria-t-il, vous osez... Que diriez-vous si je vous menaçais de vous traîner de force chez miss Brandon?...
—Je dirais, mon père, que c'est le seul moyen que vous ayez de m'y voir...
Son attitude était assurée, sans défi...
Elle s'exprimait d'une voix calme et douce, mais qui trahissait une de ces résolutions résignées que rien n'entame.
Et le comte était abasourdi de cette audace d'une jeune fille d'ordinaire si timide...
—Vous détestez donc, vous jalousez donc bien miss Brandon? s'écria-t-il.
—Moi, mon père! et pourquoi, grand Dieu?... Je sais seulement qu'elle ne peut devenir comtesse de la Ville-Handry, la femme qui a empli Paris du bruit de ses scandales...
—Qui vous a dit cela?... M. Champcey, sans doute?...
—Tout le monde, mon père...
—Ainsi, parce qu'on la calomnie, cette malheureuse...
—Je veux la croire innocente, mais une comtesse de la Ville-Handry ne peut pas être calomniée...
Elle se redressa, et forçant sa voix:
—Vous êtes le maître, mon père, poursuivit-elle, faites... Mais moi, je me dois à moi-même, je dois à la sainte mémoire de ma mère de protester par tous les moyens en mon pouvoir... et je protesterai.
M. de la Ville-Handry bégayait, tant le sang lui montait à la gorge.
—Enfin, je vous connais, Henriette, s'écria-t-il, et je vous comprends... Je ne m'étais pas trompé, c'est bien vous qui avez envoyé M. Daniel Champcey insulter lâchement miss Brandon chez elle!
—Monsieur!... interrompit Daniel d'un ton menaçant.
Mais le comte était lancé, et les yeux presque hors de leur orbite:
—Oui, je lis au plus profond de votre âme, Henriette, poursuivit-il... Vous tremblez d'être privée d'une partie de ma succession...
Bondissant sous l'insulte, Mlle Henriette s'était rapprochée de son père.
—Ne voyez-vous donc pas, s'écria-t-elle, que c'est cette femme qui en veut à votre fortune, et qu'elle ne vous aime pas, et qu'elle ne peut vous aimer...
—Pourquoi, s'il vous plaît?
Une fois déjà M. de la Ville-Handry avait, dans les mêmes termes, posé cette question à sa fille... Alors, elle n'avait pas osé répondre...
Mais cette fois, égarée par la douleur d'être outragée pour une femme qu'elle méprisait, elle oublia tout... Elle saisit la main de son père, et l'entraînant devant une glace:
—Pourquoi? fit-elle d'une voix rauque. Eh bien! regardez-vous...
S'il s'en fût tenu à la seule nature, M. de la Ville-Handry eût paru un homme atteignant la soixantaine, vert et robuste encore. Mais l'art gâtait tout.
Et ce matin, avec ses rares cheveux à demi déteints, collés aux tempes, avec son fard de la veille tout craquelé et tombé par places, il semblait avoir vécu des milliers d'années.
Se vit-il tel qu'il était: hideux!...
Le fait est qu'il devint livide; et froidement, car l'excès même de la rage lui donnait l'apparence du calme:
—Vous êtes une indigne créature, Henriette, fit-il.
Et comme, épouvantée, elle éclatait en sanglots:
—Oh! assez de grimaces, reprit le comte. Ce tantôt, à quatre heures précises, je viendrai vous prendre... Si je vous trouve habillée et prête à m'accompagner chez miss Brandon... très bien! Dans le cas contraire, M. Champcey aura mis les pieds ici pour la dernière fois, et jamais, vous m'entendez bien, jamais vous ne serez sa femme... Maintenant, je vous laisse ensemble; réfléchissez...
Et il sortit, fermant sur lui la porte si violemment que l'hôtel entier en trembla.
—Ceci est la fin de tout!...
Telle est l'affreuse certitude qui écrasa Daniel et Mlle Henriette.
L'échéance fatale ne pouvait plus être retardée... Quelques heures encore, et le malheur serait accompli.
Ce fut Daniel qui le premier réussit à secouer cette lourde torpeur du désespoir, et prenant la main de Mlle Henriette:
—Vous avez entendu votre père, demanda-t-il; qu'allez-vous faire?...
—Ce que j'ai dit, si cruellement qu'il m'en coûte...
—Si vous vouliez, cependant...
—Céder! s'écria la jeune fille.
Et considérant Daniel d'un air de douloureuse surprise:
—Oseriez-vous vraiment me le conseiller, vous qui à la seule vue de miss Brandon avez perdu votre sang-froid jusqu'au point de l'accabler de duretés...
—Henriette, je vous jure...
—Jusqu'à ce point que mon père vous l'a reproché, vous accusant d'avoir obéi à mes ordres... Ah! vous avez été bien imprudent, Daniel!...
Le malheureux se tordait les mains de rage.
Quel châtiment pour un mouvement de délire!... Déjà, en ne dévoilant pas l'ignoble comédie de sir Tom et de mistress Brian pendant que Sarah courait Paris, il avait comme accepté une part de complicité.
Et voici qu'à cette heure, par l'impossibilité où il était de laisser seulement entrevoir la vérité, il se trouvait dans une situation intolérable.
Il se tut et Mlle de la Ville-Handry triompha de son silence:
—Vous voyez bien, s'écria-t-elle, que si votre cœur me condamne, votre raison, votre conscience m'approuvent!
Il ne répliqua pas, mais, se levant brusquement, il se mit à marcher autour du salon, comme la bête fauve tourne, cherchant une issue autour de la loge où on l'a enfermée... Il se sentait pris, lui aussi, cerné de toutes parts, et il ne pouvait rien, non, rien au monde.
—Ah! il faut nous rendre, s'écria-t-il éperdu de douleur, il le faut; nous luttons avec des armes trop inégales... Rendons-nous, c'est la raison qui nous le crie... Nous avons assez fait, nous avons rempli notre devoir...
Tout vibrant de passion, il parla longtemps ainsi, accumulant les arguments les plus décisifs, son amour lui prêtant de ces accents qui bouleversent...
Et à la fin, il lui parut que la résolution de Mlle Henriette était ébranlée, qu'elle hésitait.
C'était vrai, mais elle se roidit contre l'attendrissement qui la gagnait, et d'une voix étouffée:
—Sans doute, vous ne me jugez pas assez malheureuse, Daniel, murmura-t-elle.
Et arrêtant sur lui un long regard:
—Cessez, ajouta-t-elle, ou je finirai par croire que c'est le temps qui vous épouvante, et que vous doutez de moi... ou de vous-même.
Lui rougit un peu de se voir presque deviné, mais tout à ses sinistres pressentiments:
—Non, je ne doute pas, insista-t-il, mais je ne puis me résigner à cette idée que vous habiterez sous le même toit que Sarah Brandon, entre Thomas Elgin et mistress Brian. Puisque cette aventurière maudite l'emporte, fuyez... J'ai en Anjou une parente âgée, respectable, qui serait fière de vous donner l'hospitalité...
Du geste, Mlle Henriette l'arrêta.
—Autrement dit, fit-elle, moi qui joue mon bonheur pour éviter une souillure au nom de la Ville-Handry, je lui en infligerais une bien autrement ineffaçable... C'est impossible.
—Henriette!
—Assez. Je suis à un poste d'honneur que je ne déserterai pas... Plus miss Brandon est redoutable, plus il est de mon devoir de rester ici pour veiller sur mon père...
Daniel frémit.
Ce que lui avait dit M. de Brévan des moyens qu'employait miss Sarah pour se débarrasser des gens qui la gênaient, lui revenait à l'esprit.
L'instinct de Mlle Henriette lui faisait-il donc pressentir un crime?...
Non, pas un tel crime, du moins.
—Vous comprendrez mieux ma détermination, Daniel, poursuivit-elle, quand je vous aurai dit l'étrange découverte que je dois au hasard... Ce matin même, un vieux monsieur s'est présenté, disant qu'il était homme d'affaires et avait avec le comte de la Ville-Handry un rendez-vous de la plus haute importance.
Les domestiques lui ayant répondu que leur maître était sorti, il se fâcha et se mit à parler si fort que je vins voir...
M'apercevant et apprenant que j'étais Mlle de la Ville-Handry, il se radoucit à l'instant, et venant à moi de l'air le plus humble, il me pria de vouloir bien prendre, pour le remettre à mon père, un projet d'acte qu'il avait été chargé de rédiger en secret et qu'il apportait.
J'acceptai la commission, et tout en montant l'escalier pour déposer ce projet d'acte sur le bureau du comte, je l'ouvris... Savez-vous ce que j'y ai lu?... Les statuts d'une société industrielle dont mon père serait le directeur...
—Mon Dieu!... est-ce possible!...
—C'est sûr, malheureusement... J'ai bien lu, en tête: «Comte de la Ville-Handry, directeur-gérant.» Et après le nom se trouvaient énumérés tous les titres de mon père, les distinctions dont il a été l'objet, les ordres français ou étrangers dont il a été décoré!...
Daniel n'était que trop convaincu.
—Nous savions qu'on en voulait à la fortune de votre père, dit-il, ceci nous le prouve... Mais que pourrez-vous, Henriette, contre les savantes manœuvres de ces gens-là...
Elle baissa la tête, et d'une voix résignée:
—J'ai ouï dire, répondit-elle, que souvent, pour intimider et éloigner les plus hardis malfaiteurs, la présence d'un enfant inoffensif a suffi... S'il plaît à Dieu, je serai cet enfant.
Daniel essayait d'insister encore, elle lui coupa la parole.
—Vous oubliez, mon ami, reprit-elle, que c'est peut-être, d'ici des années, la dernière fois que nous nous trouvons ensemble... Occupons-nous de l'avenir. Je me suis assurée la discrétion d'une de mes femmes de chambre et c'est à elle que vous adresserez les lettres que vous m'écrirez... Elle s'appelle Clarisse Pontois... Si quelque circonstance grave, imprévue, survenait, s'il me fallait absolument vous parler, Clarisse vous porterait la clef de la petite porte du jardin, et vous viendriez le soir...
Ils avaient les yeux pleins de larmes, et leur cœur se serrait à mesure qu'avançaient les aiguilles de la pendule... Ils allaient être séparés... Se retrouveraient-ils, tels qu'ils se quittaient!...
Quatre heures sonnèrent. M. de la Ville-Handry parut.
Mortellement atteint par ce qu'il appelait l'outrage de sa fille, il avait dû stimuler le zèle de son valet de chambre, lequel s'était surpassé, pour la frisure et surtout pour le teint.
—Eh bien! Henriette? demanda-t-il.
—Ma résolution n'a pas changé, mon père...
Le comte devait s'attendre à cette réponse, car il parvint à maîtriser sa colère.
—Une dernière fois, Henriette, fit-il, réfléchis... Ne te décide pas ainsi, sur d'odieuses calomnies...
Il tira de sa poche une photographie, la regarda avec amour, et la tendant à sa fille:
—Voici le portrait de miss Sarah, ajouta-t-il, examine, et dis-moi si elle peut avoir une âme vile, celle à qui Dieu a donné cet adorable visage, ces yeux sublimes.
Durant plus d'une minute, Mlle Henriette considéra le portrait; puis le rendant à son père:
—Cette femme, dit-elle froidement, est belle à étonner l'imagination... Maintenant je m'explique cette compagnie industrielle dont vous allez être le directeur...
M. de la Ville-Handry blêmit sous son «maquillage,» et d'une voix terrible:
—Malheureuse! cria-t-il, malheureuse! qui ose insulter un ange!...
Ivre de rage, il avait levé la main sur sa fille, il allait frapper, quand Daniel lui saisit le poignet entre ses doigts de fer, et menaçant comme s'il eût été près de frapper lui-même:
—Ah! prenez garde, monsieur, fit-il, prenez garde!...
Le comte l'enveloppa d'un regard chargé de haine, mais se contenant, il se dégagea et montrant la porte du geste:
—Je vous commande de sortir de chez moi, monsieur Champcey, prononça-t-il, et je vous défends de vous y représenter jamais. Mes domestiques vont être prévenus que le premier qui vous laisserait franchir le seuil de mon hôtel serait chassé... Sortez, monsieur!...
XI
Vingt-quatre heures après être sorti de l'hôtel de la Ville-Handry, blême et se tenant aux murs, Daniel n'était pas bien remis de l'étourdissement de ce dernier désastre.
Il s'était fait un ennemi mortel de l'homme qu'il avait le plus d'intérêt à ménager au monde, et cet homme qui, sous la pression d'une influence étrangère, ne l'eût congédié qu'à regret, l'avait de son propre mouvement chassé.
Comment cela était arrivé, c'est à peine s'il parvenait à s'en rendre compte... Aussi bien, repassant toute sa conduite depuis quelques jours, il la trouvait pitoyable, absurde... Sans compter que tous les événements s'étaient tournés contre lui.
Et il accusait la fatalité, l'aveugle déesse à qui s'en prennent ceux qui n'ont pas le courage de s'en prendre à eux-mêmes.
C'est en cette disposition d'esprit que vint le surprendre une lettre de Mlle Henriette. Ainsi, c'était elle qui le devançait, et, sûre de son désespoir, elle avait cette délicatesse toute féminine de lui écrire presque gaiement:
«Aussitôt après votre départ, mon cher Daniel, disait-elle, mon père m'a commandé de monter dans mon appartement et il a décrété que j'y resterais tant que je ne serais pas devenue raisonnable... Je sens que j'y resterai longtemps...»
Et elle terminait ainsi:
«Ce qu'il nous faut, ô mon unique ami, c'est du courage... En aurez-vous autant que votre Henriette?...»
—Oh! oui, j'en aurai, s'écria Daniel, ému jusqu'aux larmes, j'en aurai!...
Et il s'était juré de se jeter si furieusement dans le travail qu'il y trouverait, non pas l'oubli, mais le calme...
Ce n'était pas de jurer qui était difficile... Tels efforts qu'il fit, il ne pouvait fixer sa pensée à rien d'étranger à son malheur actuel... Les études qui l'avaient le plus charmé jadis ne lui inspiraient que dégoût... L'équilibre de sa vie était si entièrement rompu qu'il ne parvenait pas à le ressaisir...
L'existence qu'il menait était d'ailleurs celle d'un homme désemparé.
Sitôt levé, il courait prendre M. de Brévan et le gardait tant qu'il pouvait. Resté seul, il errait au hasard, le long des boulevards ou des Champs-Elysées. Il dînait de bonne heure, se hâtait de rentrer, et revêtant un vieux caban de grosse étoffe, qu'il portait à bord, autrefois, quand il était de quart, il allait rôder autour de l'hôtel de la Ville-Handry.
Là, derrière cette lourde porte sculptée, ouverte aux plus indifférents, fermée pour lui, était la femme qu'il aimait plus que la vie... S'il eût fait sonner fortement le talon de ses bottes contre les dalles du trottoir, elle eût entendu le bruit de ses pas; il entendait, lui, les accords de son piano, et cependant la volonté d'un homme creusait entre eux un abîme.
Ce qui le tuait, c'était l'inaction. Il lui paraissait atroce, humiliant, intolérable, d'en être réduit à tout attendre, bonheur ou malheur, de la destinée, passivement, sans tenter un effort, tel qu'un homme qui désirant passionnément la fortune, se contenterait de prendre un numéro à la loterie, et les bras croisés, attendrait le tirage.
Il y avait six jours déjà que durait le supplice dont il n'entrevoyait pas la fin, quand un matin, au moment où il se disposait à sortir, on sonna chez lui.
C'était une femme qui, sans mot dire, entra vivement, et non moins vivement referma la porte sur elle...
Encore qu'elle fût affublée d'un grand manteau qui dissimulait sa taille, et qu'elle eût sur le visage un voile fort épais, Daniel la reconnut...
—Miss Brandon!... s'écria-t-il.
Déjà elle avait relevé son voile.
—Oui, moi, répondit-elle, au risque d'une calomnie nouvelle à ajouter à toutes celles dont on a tenté de me flétrir, monsieur Daniel.
Stupéfié d'une démarche qui lui semblait le comble de l'impudence, il restait là, debout dans l'antichambre, ne songeant point à offrir à miss Sarah de passer dans la pièce voisine, son cabinet de travail...
Elle y passa bravement, toute seule, et quand il l'y eût suivie:
—Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, vous demander ce que vous avez fait de cette parole que vous m'aviez donnée chez moi, l'autre soir...
Elle attendit un moment, et comme il ne répondait pas:
—Allons, fit-elle, je vois que vous êtes comme tous les hommes... Engagent-ils leur parole à un autre homme, leur égal en force, ils mettent leur honneur à la tenir... Est-ce à une femme, au contraire, ils la trahissent et s'en font gloire!...
Le mouvement de colère de Daniel, elle ne voulut pas le voir, et plus froidement:
—Moi, j'ai plus de mémoire que vous, monsieur, et je vais vous le prouver... Ce qui s'est passé chez M. de la Ville-Handry, je le sais, il me l'a dit... Vous vous êtes laissé emporter jusqu'à le menacer, jusqu'à lever la main sur lui...
—Il allait frapper sa fille, j'ai arrêté son bras...
—Non, monsieur, non, mon cher comte est incapable de telles violences, et cependant sa fille venait de lui reprocher de s'être laissé entraîner par moi à fonder une compagnie industrielle.
Daniel garda le silence.
—Et vous, poursuivit miss Sarah, vous avez laissé Mlle Henriette dire cette chose offensante et absurde... Moi, pousser le comte à une entreprise où il pourrait perdre de l'argent!... Pourquoi?... Quel intérêt y aurais-je?...
Sa voix se troublait, ses beaux yeux se voilaient.
—L'intérêt, poursuivit-elle, l'argent!... Le monde ne croit plus qu'à ce mobile... De l'argent!... eh! j'en ai... Si j'épouse le comte, vous savez mes raisons, vous... Et vous savez aussi qu'il n'a tenu, qu'il ne tient peut-être encore qu'à un homme de me faire rompre ce mariage, aujourd'hui même, à l'instant...
Elle l'enveloppait, en disant cela, de regards qui eussent fait tressaillir une statue sur son socle de marbre... Mais lui, le cœur gros de haine, demeura de glace, heureux de cette revanche qui s'offrait.
—Je croirai à tout ce que vous voudrez, miss, fit-il d'un ton railleur, si vous daignez répondre à une seule question.
—Interrogez, monsieur...
—L'autre nuit, quand je vous ai quittée, où êtes-vous allée, en voiture?...
Il s'attendait à la voir se troubler, pâlir, balbutier... point.
—Quoi! vous savez cela, s'écria-t-elle d'un accent de candeur admirable... Ah! je commettais une imprudence aussi grave, presque, que celle d'aujourd'hui... Qu'un sot me voie sortir de chez vous...
—Pardon!... ce n'est pas répondre cela, miss... Où alliez-vous?...
Et comme elle se taisait, surprise par la fermeté de Daniel:
—Vous l'avouez donc, fit-il avec un rire moqueur, vous croire serait folie... Brisons là, et priez Dieu que j'oublie tout le mal que vous me faites...
Des larmes de douleur ou de rage jaillirent des yeux si beaux de miss Sarah, elle joignit les mains, et d'une voix suppliante:
—Je vous en conjure, insista-t-elle, monsieur Daniel, accordez-moi seulement cinq minutes, il faut que je vous parle; si vous saviez...
Il ne pouvait la pousser dehors; il la salua profondément, et se retira dans sa chambre, dont il poussa la porte sur lui.
Mais il appliqua tout aussitôt son œil à la serrure, et il put voir miss Sarah, les traits convulsés par la rage, le menacer du poing et se retirer précipitamment.
—Elle voulait me tendre un piége! pensa Daniel.
Et l'idée qu'il l'avait évité lui fit oublier son chagrin, une partie de la journée...
Mais, le lendemain, comme il rentrait chez lui, on lui remit un énorme pli qu'un planton du ministère de la marine avait apporté pour lui. Deux lettres s'y trouvaient.
La première lui annonçait qu'il était promu au grade de lieutenant de vaisseau...
L'autre lui enjoignait de se trouver sous quatre jours à Rochefort, pour y prendre le service de son grade, à bord de la frégate la Conquête, qui attendait sur rade l'ordre de transporter en Cochinchine deux bataillons d'infanterie de marine.
Le grade auquel il était enfin promu, il y avait des années que Daniel le désirait de toutes les forces de sa jeune ambition.
Il était, ce grade, comme le but suprême de tous ses rêves, aux jours de son adolescence, quand il apprenait au Borda les fatigues et les périls de son rude métier. Que de fois, appuyé aux bastingages du vieux navire, voyant passer les embarcations qui conduisaient leurs officiers à terre, il s'était dit:
—Quand je serai lieutenant de vaisseau!
Eh bien!... il l'était... Ces épaulettes tant souhaitées, il ne tenait qu'à lui de les passer aux «attentes» de son uniforme...
Mais, hélas! ses désirs réalisés ne lui donnaient que dégoûts et amertumes, pareils à ces fruits d'or que le lointain balance à des arbres magiques, et qui se décomposent sous la main qui les atteint.
C'est qu'en même temps que son avis de promotion, lui arrivait, menaçant et fatal, cet ordre d'embarquement.
Comment lui arrivait-il, à lui, qui avait au ministère un poste où il rendait des services réels, pendant que tant d'autres de ses camarades écœurés de l'oisiveté des ports, guettaient avec une impatience fébrile l'occasion de reprendre la mer!...
—Ah! s'écria-t-il, le cœur gonflé de rage, je reconnais, comment ne reconnaîtrais-je pas à cette infernale traîtrise la main de miss Brandon!...
Déjà, en lui faisant fermer les portes de l'hôtel de la Ville-Handry, elle l'avait séparé de Mlle Henriette, et il leur était interdit de se parler, de se voir...
Et cela ne lui suffisait pas, à cette aventurière maudite, elle voulait entre eux plus qu'un obstacle moral et de pure convention, plus que des défenses qu'on peut enfreindre et éluder, elle voulait des barrières infranchissables, l'Océan et des milliers de lieues.
—Oh! non, s'écria-t-il, mille fois non... Je briserai ma carrière plutôt... je donnerai plutôt ma démission...
Et toutes ses réflexions de la soirée ne firent que l'affermir dans cette résolution.
C'est pourquoi, dès le lendemain, en se levant, il endossa son uniforme, décidé à s'adresser d'abord à celui de ses chefs que l'affaire regardait, déterminé à aller jusqu'au ministre s'il le fallait.
Cet uniforme, il ne l'avait pas mis, depuis une grande fête à l'hôtel de Champdoce, où il avait dansé une partie de la nuit avec Mlle Henriette... Il y avait plus d'un an de cela, c'était quelques semaines avant la mort de la comtesse de la Ville-Handry.
Comparant à son désespoir actuel ses radieuses illusions de ce temps déjà loin, l'attendrissement le gagnait, et il avait les yeux brillants de larmes mal essuyées lorsqu'il arriva au ministère de la marine, vers dix heures du matin.
Le chef de service qu'il venait voir était un vieux capitaine de vaisseau, homme excellent, qui à force de s'exercer à paraître bourru, dur et raide, l'était devenu...
Voyant entrer Daniel dans son cabinet, il pensa qu'il venait à l'occasion de sa nomination, et arborant pour lui un large sourire:
—Eh bien!... lieutenant Champcey, cria-t-il de sa meilleure voix, nous sommes contents!...
Et s'apercevant que Daniel ne portait pas les insignes de son nouveau grade:
—Ah ça! vous êtes lieutenant, fit-il, ne le savez-vous pas encore?
—Pardonnez-moi, mon commandant.
—Pourquoi diable vos épaulettes retardent-elles, alors?
Et il fronçait le sourcil terriblement, estimant que ce peu d'empressement n'annonçait rien de bon.
De son mieux, c'est-à-dire assez mal, Daniel s'excusa, puis abordant nettement l'objet de sa visite:
—J'ai reçu, commença-t-il, un ordre d'embarquement.
—Je sais... sur la Conquête, en rade de Rochefort, pour la Cochinchine.
—Je dois être à mon poste sous quatre jours...
—Et vous trouvez le délai un peu bref?... C'est vrai... Mais impossible de vous accorder dix minutes de plus.
—Ce n'est point un délai que je sollicite, mon commandant, mais bien la... faveur de garder la position que j'occupe ici...
Le vieil officier tressauta sur son fauteuil.
—Vous voudriez ne pas embarquer, s'écria-t-il, au lendemain d'un avancement au choix!... Ah! ça, devenez-vous fou?
Tristement, Daniel hochait la tête.
—Croyez, mon commandant, répondit-il, que j'obéis aux motifs les plus impérieux...
Renversé sur son fauteuil, les yeux au plafond, le commandant parut les chercher ces motifs; puis tout à coup et coup sur coup:
—C'est votre famille qui vous retient? interrogea-t-il.
—Je n'ai plus de famille.
—Mais vous êtes sur le point de vous marier?
—Hélas!... non.
—Votre fortune est compromise, peut-être?
—Non, mon commandant.
—Alors que diable me chantez-vous, s'écria le vieil officier, avec vos graves raisons?
Et de son ton le plus bourru, qui ne l'était pas médiocrement:
—C'est-à-dire, poursuivit-il, que vous trouvez l'existence plus douce ici qu'à bord! Je conçois cela!... On arrive au ministère à onze heures, dans un bureau bien chauffé s'il fait froid, s'il y a de la besogne, on en prend à son aise, et à cinq heures on est libre... Le soir, on a la flânerie sur le boulevard, le café, les amis et le théâtre... Ce qui est beaucoup plus gai que le pont d'un bateau par un gros temps... Enfin, pour comble, nous cachons quelque part une charmante amie, qui nous aime bien, et qui, dame! à la seule idée de notre départ, pleure comme une Madeleine...
—Mon commandant...
—Taisez-vous!... C'est votre histoire à vous tous, messieurs les jeunes officiers, dès que vous êtes restés à Paris six mois, on ne peut plus vous en tirer... Sacrebleu! quand on aime tant à vivre en bourgeois on change de métier... En attendant, vous êtes marin, vous avez ordre d'embarquement, embarquez... Il ne vous reste plus que trois jours pour les préparatifs et les adieux...
C'était un congé, mais le parti de Daniel était pris.
—Pardonnez mon insistance, mon commandant, reprit-il, si véritablement je ne puis être remplacé par un de mes camarades, je vais être forcé de donner ma démission...
Le vieux marin bondit sur ce mot, et roulant des yeux terribles:
—Je disais bien que vous étiez fou!... s'écria-t-il.
Très-résolu, Daniel était néanmoins trop troublé pour n'être pas maladroit.
—Il s'agit de ma vie même, mon commandant... insista-t-il. Et si vous connaissiez mes raisons... si je pouvais vous les dire...
—Des raisons qu'on ne peut pas dire sont certainement mauvaises, monsieur... Je maintiens ce que je vous ai dit...
—Alors, moi, mon commandant, je me vois forcé, à mon mortel regret, de maintenir l'offre de ma démission...
De plus en plus, le front du vieil officier se plissait.
—Votre démission, gronda-t-il, votre démission... vous en parlez bien lestement... Reste à savoir, cependant, si on l'acceptera. La Conquête ne sort pas pour tirer quelques bordées au large... Elle part pour une campagne sérieuse et qui durera longtemps... Nous avons eu des démêlés fâcheux, là-bas; nous y portons du renfort... il faudra peut-être en découdre... Vous êtes encore en France, mais vous êtes commandé pour marcher à l'ennemi... Il n'y a pas de démissions en face de l'ennemi, lieutenant Champcey.
Daniel était devenu fort pâle.
—Vous êtes... dur, mon commandant, fit-il.
—Je n'ai, sacrebleu! pas l'intention d'être doux, et si cela peut vous faire changer d'avis...
—Je n'en puis changer, malheureusement!...
Brusquement, le vieux marin se leva et après trois ou quatre tours dans son cabinet pendant lesquels sa colère s'exhala en jurons de toutes sortes, revenant à Daniel:
—S'il en est ainsi, lieutenant, prononça-t-il du ton le plus sec, le cas est trop grave pour que je ne le soumette pas à M. le ministre... Quelle heure est-il?... Onze heures. Revenez à midi et demi, j'aurai vu Son Excellence...
Bien sûr que son chef ne parlerait point en sa faveur, Daniel se retirait, hâtant le pas, à travers le dédale des corridors, quand une voix joyeuse l'appela:
—Champcey!...
Il se retourna et se trouva en face de deux camarades de promotion, de ceux avec qui il avait été le plus lié au Borda.
—Te voici donc notre supérieur! lui dirent-ils gaiement.
Et de l'accent le plus sincère, ils se mirent à le féliciter, ravis, affirmaient-ils, de voir le choix tomber sur un garçon tel que lui, ainsi que tout le monde le reconnaissait, d'un mérite indiscutable, et qui faisait honneur au métier.
Un ennemi de Daniel ne l'eût pas mis si cruellement au supplice que ces deux excellents camarades. Il n'était pas une de leurs félicitations qui n'eût la portée d'une sanglante ironie; tous les mots portaient.
—Avoue d'ailleurs, poursuivaient-ils, que tu as de la chance comme pas un... Tu es lieutenant d'hier, tu embarques demain. Tu seras capitaine de frégate quand nous nous reverrons...
—Je ne partirai pas, interrompit Daniel d'un ton farouche, je donne, j'ai donné ma démission!...
Et plantant là ses deux amis stupéfaits, il s'éloigna presque courant.
En vérité, il n'avait pas prévu toutes ces difficultés, et, la colère l'aveuglant, il accusait le commandant d'injustice et de tyrannie...
—Il faut que je reste à Paris, disait-il, et je resterai!
Et, loin de le calmer, la réflexion l'exaltait... Sorti de chez lui avec l'intention de n'offrir sa démission qu'à la dernière extrémité, il était résolu désormais à la maintenir obstinément, alors même qu'on lui donnerait pleine satisfaction... N'avait-il pas de quoi vivre, et ne trouverait-il pas toujours une occupation honorable?... Cela vaudrait un peu mieux que persister dans une carrière où jamais on ne s'appartient, où éternellement on vit sous le coup d'un ordre soudain vous enjoignant de partir sur l'heure pour n'importe quel point du globe.
Voilà ce qu'il se disait, tout en déjeunant dans une taverne de la rue de la Madeleine, et lorsqu'il revint au ministère, un peu après-midi, il se considérait comme n'appartenant plus à la marine, et se souciant infiniment peu, croyait-il, de la décision du ministre.
C'était alors l'heure des audiences, l'heure où chacun vient suivre aux différentes divisions les affaires qui l'intéressent, et la salle d'attente était pleine d'officiers de tous les grades, quelques-uns en uniforme, beaucoup en bourgeois.
La conversation devait être assez animée, car du corridor Daniel en entendit les éclats.
Il entra... Le silence se fit, subit, profond, glacial.
Evidemment, on parlait de lui.
En eût-il douté, que les physionomies réservées, les sourires contraints, les regards dont on l'examinait à la dérobée eussent levé ses doutes.
—Qu'est-ce que cela veut dire, pensa-t-il inquiet.
Cependant un jeune homme en bourgeois, qu'il ne connaissait pas, venait d'interpeller, d'un côté de la salle à l'autre, un vieil officier à l'uniforme délabré, aux épaulettes noircies, un vrai loup de mer, maigre, tanné, ridé, au teint jaune, et dont les yeux gardaient encore les traces d'une violente ophthalmie.
—Pourquoi vous arrêtez-vous, lieutenant? dit-il, vous nous intéressiez, je vous l'assure, prodigieusement.
Le lieutenant parut hésiter, puis, comme s'il eût pris son parti d'une chose désagréable, mais indépendante de sa volonté:
—Donc, reprit-il, nous arrivons là-bas, persuadés que nous avions pris toutes les précautions imaginables, et que nous n'avions, autant dire, rien à craindre... Belles précautions, ma foi!... Au bout de huit jours, la moitié de l'équipage était sur le flanc, et de tout l'état-major il n'y avait plus que le petit Bertaud et moi, en état de monter sur le pont... Encore moi, j'avais les yeux dans un état!... Vous voyez ce qu'il m'en reste... C'est le commandant qui est mort le premier... le soir même, cinq matelots le suivaient, et sept le lendemain... le surlendemain, c'étaient le premier lieutenant et deux officiers d'administration... Jamais on n'a rien vu de pareil...
Daniel s'était penché vers son voisin.
—Qui donc est cet officier? demanda-t-il.
—Le lieutenant Dutac, de la Valeureuse, qui revient de Cochinchine.
Le jour, un jour sinistre, se fit dans l'esprit de Daniel.
—Quand est rentrée la Valeureuse? interrogea-t-il.
—Il y a six jours, à Brest.
L'autre cependant poursuivait.
—Et voilà comment nous avons laissé là-bas un bon tiers de notre effectif... Quelle campagne! Pour ce qui est de mon opinion, la voilà: Fichu pays, climat déplorable, habitants bons à pendre.
—Décidément, insista le jeune homme en bourgeois, il ne fait pas bon en Cochinchine!
—Ah! mais non...
—De sorte que, si on vous y renvoyait?...
—J'y retournerais, naturellement. Il faut bien que quelqu'un aille y conduire des renforts, mais j'aime autant que ce soit un autre que moi...
Il haussa les épaules, et philosophiquement:
—Et encore, ajouta-t-il, puisque le métier veut qu'on soit mangé par les poissons, que ce soit ici ou là, je n'y vois pas grande différence...
N'était-ce pas là, pour Daniel, sous une forme triviale, mais terrible, la paraphrase de ce que lui avait dit son chef: Il n'y a pas de démission en face de l'ennemi.
Il était clair que tous les officiers rassemblés là doutaient de son courage et le disaient lorsqu'il était entré... Il était manifeste qu'on attribuait sa démission à la peur...
A cette pensée qu'on pouvait le prendre pour un lâche, Daniel frémit. Que faire pour prouver qu'il n'était pas un lâche?... Provoquer tous les officiers rassemblés là, se battre en duel une fois, deux fois, dix fois?... Cela prouverait-il qu'il n'avait pas reculé devant les périls inconnus d'une contrée toute nouvelle, d'un débarquement armé et d'un climat dévorant?... Non, sous peine de garder toute sa vie une flétrissure, il fallait partir, oui, partir, puisque là-bas était le danger dont il avait peur, croyait-on.
Il s'avança donc vers le vieux lieutenant, et d'une voix forte, pour que tout le monde l'entendit bien:
—Mon cher camarade, prononça-t-il, désigné pour aller d'où vous venez, j'offrais ma démission... Mais après ce que vous venez de dire et que j'ignorais... je pars.
Il y eut comme un murmure approbateur, une voix dit: «—Ah! j'en étais bien sûr,» et ce fut tout. C'en était assez pour prouver à Daniel qu'il avait pris le seul parti possible, que son honneur avait failli être compromis et qu'il le sauvait.
Mais n'importe! si simple que fût cette scène, elle était encore bien extraordinaire de la part de gens aussi réservés que le sont d'habitude les marins. Et, d'ailleurs, n'arrive-t-il pas tous les jours qu'un officier désigné pour un service demande et obtient d'être remplacé sans qu'on y trouve à redire?
Au fond de tout cela, Daniel discernait quelque diabolique perfidie. Si l'ordre d'embarquement avait été obtenu par miss Brandon, n'avait-elle pas dû prendre ses mesures pour qu'il fût impossible de s'y soustraire... Tous les gens qui se trouvaient là en bourgeois étaient-ils bien des marins?... Le jeune homme qui avait prié le lieutenant Dutac de poursuivre avait disparu...
Daniel allait de l'un à l'autre, demandant en vain qui était ce garçon à langue si bien pendue, lorsqu'on vint le prévenir que son chef l'attendait dans son cabinet.
Il y courut, et dès le seuil:
—Je me rends à vos conseils, mon commandant, déclara-t-il, sous trois jours je serai à bord de la Conquête.
Le visage sévère du vieux capitaine de vaisseau se dérida.
—A la bonne heure! approuva-t-il, et c'est sagesse de votre part, car votre affaire me paraissait prendre une mauvaise tournure... M. le ministre est fort irrité contre vous...
—M. le ministre!... pourquoi?
—Primo, il vous avait confié un travail urgent...
—C'est vrai, balbutia Daniel, en baissant le nez, mais j'ai été si souffrant...
Le fait est que ce malheureux travail, il l'avait absolument oublié.
—Secondo, poursuivit le vieil officier, il se demande si vous êtes bien sain d'esprit, et je le comprends depuis qu'il m'a dit que cet embarquement, c'est vous-même qui l'avez sollicité dans les termes les plus pressants...
Daniel était comme hébété...
—Son Excellence se trompe, balbutia-t-il.
—Ah!... permettez, M. Champcey, j'ai vu votre lettre...
Mais déjà, telle qu'un éclair, une inspiration soudaine illuminait l'esprit de Daniel.
—Oh! si je pouvais la voir!... s'écria-t-il. Mon commandant, je vous en prie, montrez-moi cette lettre...
Pour le coup, le vieil officier eût juré que Daniel n'avait pas son bon sens.
—Je ne l'ai pas, répondit-il, mais elle est à votre dossier, au bureau du personnel.