La clique dorée
«Je suis sauvée, Daniel, et c'est à l'homme qui vous remettra ce billet que je dois la vie, et que je devrai le bonheur de vous revoir... Ayez en lui la confiance qu'on accorde à l'ami le plus sûr et le plus dévoué, et je vous en conjure, n'hésitez pas à suivre à la lettre ses instructions.
«HENRIETTE.»
Devenu plus blanc que sa chemise, Daniel chancela... le bonheur immense et soudain le trouvait sans forces.
—Ainsi, c'est bien vrai, balbutia-t-il, elle vit!...
—Elle est près de ma sœur, à l'abri de tout danger...
—Et c'est vous, monsieur, qui l'avez sauvée!...
—C'est moi!...
D'un mouvement prompt comme la pensée, Daniel saisit les mains du bonhomme, et les étreignant à les briser:
—Jamais, monsieur, s'écria-t-il d'une voix vibrante, jamais, quoi qu'il arrive, je ne pourrai m'acquitter envers vous... Mais retenez bien ceci: en toute circonstance et toujours, vous pouvez compter sur le lieutenant Champcey.
Un étrange sourire glissa sur les lèvres du bonhomme, et hochant la tête:
—Avant longtemps, prononça-t-il, je vous rappellerai cette promesse, monsieur...
Debout entre ces deux hommes, le brave capitaine du Saint-Louis les examinait alternativement d'une mine ahurie, écoutant sans comprendre, malgré de prodigieux efforts d'imagination.
Ce qu'il comprit, c'est que sa présence était au moins inutile.
—Comme cela, dit-il à Daniel, nous ne devons pas trop en vouloir à monsieur du mauvais tour qu'il vient de nous jouer.
—Lui en vouloir!... Oh! non, certes non!
—Alors, je vous laisse... J'ai, je le crois, serré un peu fort le cou du matelot qui le conduisait, et je vais lui faire donner une ration d'eau-de-vie pour le remettre...
Sur quoi, le capitaine s'éloigna discrètement, pendant que le père Ravinet continuait:
—Vous me direz, monsieur Champcey, qu'il eût été plus simple de vous attendre sur le port et de vous y remettre ma lettre d'introduction... C'eût été une imprudence énorme... Si j'ai appris au ministère votre arrivée, d'autres doivent la connaître comme moi... C'est pourquoi, depuis ce matin que le Saint-Louis est signalé par les sémaphores, soyez sûr qu'un espion vous guette sur le quai, qui va s'attacher à vous, qui ne vous perdra pas de vue et qui rendra compte de vos faits et gestes et de vos moindres démarches...
—Que m'importe!...
—Ah! ne dites pas cela, monsieur!... Si nos ennemis nous savaient ensemble, voyez-vous, s'ils apprenaient seulement que nous nous sommes parlé tout serait fini... Ils comprendraient quel péril les menace et ils nous échapperaient.
C'est à peine si Daniel en croyait ses oreilles.
—Nos ennemis?... interrogea-t-il, en insistant sur ce pluriel: «nos.»
—Oui, je dis bien: nos ennemis; Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Handry, Maxime de Brévan, Thomas Elgin et mistress Brian...
—Vous les haïssez donc!...
—Si je les hais!... C'est-à-dire que depuis cinq ans je ne vis que par l'espoir de me venger d'eux!... Oui, voici cinq ans que, perdu dans la foule, je les suis avec la ténacité du sauvage, cinq ans que patiemment, incessamment, grain à grain, je mine le sol sous leurs pas... Et ils ne se doutent de rien!... Sont-ils seulement sûrs de mon existence? Non, pas même... Que leur importerait, d'ailleurs!... Ils m'ont poussé si bas dans la boue qu'ils ne peuvent s'imaginer que je remonterai jusqu'à eux. Ils triomphent impunément, ils se carrent dans l'impunité de leur scélératesse, ils se croient bien forts et presque inattaquables, parce qu'ils ont le prestige et la puissance de l'or bien ou mal acquis!... Et cependant, leur heure est proche!... Moi, le misérable, réduit à me cacher et à vivre au jour le jour de mon travail, j'en suis venu à mes fins... Tout est prêt, et je n'ai plus qu'un coup de pied à donner à l'échafaudage de leurs crimes pour qu'il s'effondre sur eux et les écrase... Mon Dieu! que je les voie seulement souffrir le quart de ce que j'ai souffert et je mourrai content!...
Il semblait grandi d'un pied, le père Ravinet, la haine convulsait sa figure placide, sa voix avait des frémissements de rage et ses yeux jaunes flamboyaient...
Si bien que Daniel se demandait ce que les gens qui avaient juré sa perte et celle de Mlle Henriette pouvaient avoir fait à ce bonhomme, d'apparences si inoffensives avec son gilet à fleurs voyantes et sa redingote à grand collet.
—Qui donc êtes-vous, monsieur? interrogea-t-il...
—Qui je suis!... s'écria le bonhomme, qui je suis!...
Mais il s'arrêta court, et après une pause de dix secondes, baissant la tête:
—Je suis, prononça-t-il, Antoine Ravinet, marchand de curiosités...
Le clipper, cependant, avançait rapidement; déjà devenaient visibles les bastides blanches accrochées au flanc des collines parmi les bouquets de pins, et la silhouette du château d'If se découpait plus nette sur l'azur foncé du ciel.
—Mais nous approchons! s'écria le père Ravinet, et il faut que je regagne mon bateau... Je ne suis point venu si loin pour qu'on me voie faire mon entrée à vos côtés sur le Saint-Louis...
Et comme Daniel lui proposait de descendre dans sa cabine, où il pourrait rester caché:
—Non, non, interrompit le bonhomme, nous aurons le temps de nous entendre et de convenir de nos faits à Paris, et il faut que je reprenne le chemin de fer ce soir... Ecoutez seulement ce que je suis venu vous dire. Mlle Henriette est chez ma sœur, rue du Faubourg-Poissonnière... Mais gardez-vous d'y venir... Ni Sarah ni Brévan ne savent ce qu'elle est devenue, ils sont persuadés qu'elle s'est jetée à la Seine, et cette persuasion fait notre sécurité et notre force. Comme très-certainement ils vous feront suivre, la moindre imprudence leur découvrirait tout...
—Il faut que je voie Henriette, cependant, monsieur.
—Assurément, aussi ai-je cherché un moyen sûr... Au lieu de descendre chez vous, rue de l'Université, descendez à l'hôtel du Louvre... Ma sœur et Mlle de la Ville-Handry y auront pris un appartement, et soyez tranquille, moins d'un quart d'heure après votre arrivée, vous aurez de nos nouvelles... Mais, mon Dieu! comme nous approchons, il n'est que temps que je m'esquive.
A la prière de Daniel, le capitaine commanda la manœuvre qui devait permettre au père Ravinet et au matelot qui l'avait amené de regagner leur bateau sans danger...
Et quand ils furent installés, au moment où on largua l'amarre:
—A bientôt! cria à Daniel le père Ravinet... Comptez sur moi!... Ce soir même, Mlle Henriette aura une dépêche de nous!
XXVIII
A l'heure où, sur le pont du Saint-Louis, le père Ravinet serrait la main de Daniel en lui répétant: «A bientôt!» il y avait à Paris, dans le modeste appartement du Faubourg-Poissonnière, deux pauvres femmes qui, haletantes d'espoir, priaient et attendaient: La sœur du vieux brocanteur, Mme veuve Bertolle, et Mlle Henriette de la Ville-Handry.
Lorsque la veille, au moment du dîner, le père Ravinet apparut, un sac de voyage à la main, sa précipitation était si extraordinaire, et son trouble si grand, qu'on l'eût pris pour un fou.
Brusquement il avait demandé deux mille francs à sa sœur, en toute hâte il s'était fait écrire par Mlle Henriette une lettre d'introduction pour Daniel, et il s'était élancé dehors comme un tourbillon, de même qu'il était entré, sans avoir rien dit que ceci:
—M. Champcey arrive ou peut-être même est arrivé à Marseille sur un navire de commerce, le Saint-Louis, on me l'a dit au ministère... Il faut que je le voie avant tout le monde... Je prends le train rapide de 7 heures 15... Demain, vous aurez une dépêche!...
Les deux femmes demandaient quelque chose de plus, un renseignement, une espérance, un mot... mais non, rien! Et le vieux brocanteur devait être remonté dans la voiture qui l'avait amené, qu'elles n'étaient pas remises encore de leur stupeur, et qu'elles demeuraient assises devant l'âtre, muettes, le front entre les mains, chacune s'abîmant dans ses conjectures.
Ce fut le timbre de la pendule sonnant sept heures qui arracha l'excellente veuve de cette grave préoccupation, si éloignée de son humeur habituelle.
—Allons, allons, mademoiselle Henriette, fit-elle avec une gaieté un peu forcée, le départ de mon frère ne nous condamne pas, que je sache, à nous laisser mourir de faim.
Elle s'était levée, en disant cela; elle se mit à dresser le couvert et l'instant d'après elle s'asseyait en face de Mlle Henriette, devant le modeste dîner.
Modeste, assurément, et cependant trop abondant encore. Elles étaient si oppressées que manger leur était impossible et que bien inutilement chacune remuait son couteau et sa fourchette, dans le but de tromper l'autre.
Leur esprit, quoi qu'elles fissent, s'élançait hors du salon, bien loin de cette petite table, à la suite du voyageur.
—Il est parti, maintenant, murmura Mlle Henriette lorsque huit heures sonnèrent.
—Il doit même être loin déjà, répondit la vieille dame.
Mais elles ne connaissaient, ni l'une ni l'autre, le trajet de Paris à Marseille, non plus que la distance, ni le nombre des stations, ni même exactement le nom de toutes les grandes villes que traverse le chemin de fer.
—Il faut nous procurer un «indicateur»! s'écria l'excellente veuve.
Et toute heureuse de son inspiration, elle sortit vivement, courut chez le libraire le plus proche, et bientôt reparut, agitant triomphalement une brochure jaune, et disant:
—Ici, nous trouverons tout, ma chère enfant...
Alors, plaçant l'indicateur sur la nappe entre elles deux, elles cherchèrent la page consacrée au chemin de fer de Paris à Lyon et à Marseille, puis le train qu'avait dû prendre le père Ravinet, et elles se délectaient à compter la vitesse du «rapide» et à s'énumérer toutes les stations où il n'y avait pas d'arrêt indiqué.
Puis, quand la table fut desservie, au lieu de rester assidues à leur ouvrage, le front penché sous l'abat-jour de la lampe, à tout moment elles regardaient la pendule, puis consultant le livret, elles se disaient:
—Il est à Montereau, à présent... Il doit avoir dépassé Sens... il ne tardera pas à arriver à Tonnerre...
Satisfaction puérile, sans doute, et bien vaine... Mais qui donc, une fois au moins en sa vie, n'a trouvé un charme indicible, un allégement à son chagrin ou un apaisement à ses impatiences, à suivre ainsi, par la pensée à travers les espaces, l'être cher qui s'éloignait ou qui approchait!...
Vers minuit, cependant, l'heure où le «rapide» s'arrête à Darcey, la vieille dame remarqua qu'il se faisait tard, et qu'il serait peut-être sage de s'aller coucher.
—Vous endormez-vous donc, madame? interrogea Mlle Henriette, surprise.
—Non, mon enfant, mais vous...
—Oh! moi je ne saurais dormir... Cette tapisserie que nous faisons là est pressée, m'avez-vous dit, pourquoi ne l'achèverions-nous pas?
—Veillons donc, approuva l'excellente veuve.
C'est que si elles en étaient réduites aux conjectures par suite du laconisme du père Ravinet, elles n'en étaient pas moins certaines qu'un événement se préparait, immense, inattendu, décisif.
Quel il serait, elles l'ignoraient, mais elles comprenaient, elles sentaient bien que l'arrivée de Daniel Champcey pouvait et devait même changer du tout au tout la situation.
Seulement, Daniel arrivait-il véritablement?...
—Si oui, disait Mlle Henriette, comment au ministère m'a-t-on affirmé le contraire, il y a encore si peu de temps?... Puis encore, comment se fait-il qu'il rentre en France sur un navire de commerce et non pas sur sa frégate?...
—C'est que vos lettres lui sont enfin parvenues, mon enfant, expliquait la vieille dame, et qu'en les recevant il a tout quitté!...
Peu à peu, cependant, après avoir épuisé toutes les conjectures, après avoir évalué toutes les probabilités, Mlle de la Ville-Handry se taisait...
Lorsque la demie de quatre heures sonna, elle dit encore:
—Ah!... M. Ravinet est à la gare de Lyon!...
Puis, sa main devint de plus eu plus lourde à tirer son aiguillée de laine, sa tête par saccades brusques oscillait d'une épaule à l'autre, ses paupières invinciblement se fermaient... Sa vieille amie l'engagea à gagner sa chambre, et elle ne résista pas, cette fois...
Il était plus de dix heures, quand elle s'éveilla, et lorsque sa toilette terminée, elle entra dans le petit salon, Mme veuve Bertolle la salua de cette exclamation, qui trahissait sa préoccupation incessante:
—Mon frère, en ce moment, arrive à Marseille.
—Ah! nous ne tarderons donc pas à recevoir une dépêche, murmura Mlle Henriette.
Mais il est de ces situations où, volontiers, on accuse l'électricité de se traîner plus lente que les escargots. A deux heures, rien n'était venu encore, et les pauvres femmes commençaient à accuser le vieux brocanteur de les avoir oubliées, quand, enfin, on sonna...
C'était bien l'homme du télégraphe, avec son képi à passe-poils bleus et son portefeuille de cuir...
Vite, bien vite, la vieille dame lui signa son reçu, et, rompant le cachet de la dépêche, elle lut:
«Marseille, 12 h. 40 m. du matin.
«Saint-Louis, signalé par sémaphore depuis ce matin. Sera ce soir en rade. Je loue un bateau pour aller à sa rencontre, pourvu que Champcey soit à bord. Ce soir télégramme.
«RAVINET.»
—Mais cette lettre ne nous apprend rien! s'écria Mlle Henriette, affreusement désappointée. Voyez, madame, votre frère n'est même pas sûr de la présence de M. Champcey sur le Saint-Louis.
Peut-être Mme Bertolle éprouvait-elle aussi une légère déconvenue, mais ce n'était pas le cas de la laisser paraître.
—Qu'espériez-vous donc, chère enfant, fit-elle... Antoine est à peine depuis une heure à Marseille, que voulez-vous qu'il sache! Attendons ce soir, ce n'est plus qu'une affaire de quelques heures.
Elle disait cela tranquillement, mais il faudrait n'avoir jamais enduré l'horrible tourment de l'angoisse, pour ignorer qu'il redouble, et de plus en plus devient poignant et intolérable à mesure que se rapproche l'instant décisif.
Si grande que fût sur elle-même la puissance de cette vieille femme, si calme et si digne, elle ne tarda pas à laisser se trahir de cent façons la fièvre nerveuse qui la dévorait. Dix fois, dans l'après-midi, elle ouvrit la fenêtre pour regarder dans la rue; quoi? elle n'eût pu le dire, sachant bien que rien ne devait parvenir encore. A la nuit elle ne tenait plus en place. Et après le dîner, c'est en vain qu'elle essaya de se mettre à sa tapisserie, ses mains tremblaient trop...
Enfin, à neuf heures dix minutes, l'homme du télégraphe reparut, toujours impassible, lui...
C'était Mlle Henriette qui avait pris la dépêche, et avant de l'ouvrir elle eut dix secondes d'une affreuse hésitation, comme si elle eût été certaine d'y trouver le secret de sa destinée.
Puis, d'un mouvement brusque, déchirant l'enveloppe, elle vit, d'un regard:
«Marseille, 6 h. 45 m. soir.
«J'ai vu Champcey, bien portant, tout à Henriette. Je repars ce soir. Je serai à Paris demain soir, 7 heures. Préparez vos malles comme si vous deviez partir pour un voyage d'un mois aussitôt mon arrivée. Tout va bien...»
Plus pâle que la mort, plus tremblante que la feuille, les lèvres entr'ouvertes, l'œil brillant de l'éclat du délire, Mlle de la Ville-Handry s'était affaissée sur son fauteuil.
Jusqu'à ce moment, elle avait douté... Jusqu'à cette heure où l'évidence éclatait, elle s'était défendu d'espérer, tant de bonheur paraît aux misérables n'être pas fait pour eux.
Tandis que maintenant:
—Daniel est en France! balbutiait-elle, Daniel!... Plus rien à craindre, l'avenir est à nous, je suis sauvée!...
Mais on ne meurt pas de joie, et revenue au sentiment exact de la situation, Mlle Henriette comprit la portée cruelle des phrases incohérentes échappées à son trouble.
Elle se dressa d'un bond, et saisissant les mains de Mme Bertolle:
—Grand Dieu! s'écria-t-elle, qu'est-ce donc que je dis!... Ah! vous me pardonnerez, madame, car il me semble que je deviens folle... Sauvée!... C'est par votre frère et par vous que je l'ai été... Sans vous, Daniel ne retrouverait de moi qu'une croix au cimetière et une mémoire flétrie par les calomnies les plus infâmes!...
La vieille dame ne l'entendait même pas.
Elle avait ramassé la dépêche, l'avait lue, et bouleversée jusqu'au plus profond de son être, elle s'était assise au coin du foyer, insensible aux circonstances extérieures.
La haine la plus effroyable convulsait ses traits ordinairement si calmes et si doux, et blême, les dents serrées, d'une voix rauque, elle répétait:
—Nous allons donc être vengés!...
Assurément Mlle de la Ville-Handry n'en était pas à apprendre que le vieux brocanteur et sa sœur haïssaient mortellement ses ennemis, Sarah Brandon et Maxime de Brévan, mais jamais cette haine ne lui était apparue si terrible, si implacable que ce soir.
Quelles en étaient les causes? Elles échappaient à sa jeune pénétration. En aucun cas, elles ne pouvaient être vulgaires. Le père Ravinet, cela était clair, n'était pas le premier venu. Inculte et grossier, rue de la Grange-Batelière, au milieu des mille objets de son commerce de brocanteur, il devenait un tout autre homme dès qu'il arrivait rue du Faubourg-Poissonnière. Quant à Mme veuve Bertolle, c'était évidemment une femme supérieure par son intelligence et son éducation.
Comment avaient-ils été réduits l'un et l'autre à cette situation plus que modeste? Par des revers de fortune! Cela justifie tout, mais n'explique rien.
Ainsi songeait Mlle Henriette, quand la vieille dame l'arracha à ses méditations.
—Vous avez vu, ma chère enfant, commença-t-elle, que mon frère désire nous trouver, lorsqu'il arrivera, prêtes pour un assez long voyage.
—Oui, madame, et même je m'en suis étonnée...
—Je le conçois... Mais si j'ignore aussi bien que vous les intentions de mon frère, je sais qu'il n'est pas homme à rien faire d'inutile... Nous agirons donc sagement en nous conformant à ses désirs.
Séance tenante, en effet, elles arrêtèrent leurs dispositions, et le lendemain, Mme Bertolle sortit afin d'acheter tout ce qui était nécessaire, des robes toutes faites, pour Mlle de la Ville-Handry, de la chaussure et du linge.
Et vers les cinq heures du soir, tous les préparatifs de la digne veuve et de la jeune fille étaient achevés, et tous leurs effets bien et dûment emballés dans trois grandes malles.
En s'en rapportant à la dépêche du père Ravinet, elles n'avaient plus que deux heures à l'attendre, trois au plus.
Cependant elles étaient loin de compte... La demie de neuf heures était sonnée, quand le bonhomme arriva visiblement fatigué par le long et rapide voyage qu'il venait de faire.
—Enfin!... s'écria Mme Bertolle, nous ne t'espérions plus ce soir...
Mais lui, l'interrompant:
—Eh! chère sœur, crois-tu donc que je ne souffrais pas de l'impatience où je vous savais!... Mais il était urgent de me montrer rue de la Grange-Batelière...
—Tu as vu la Chevassat?
—Je la quitte à l'instant... Elle est, je l'ai reconnu, pleinement rassurée... Que Mlle de la Ville-Handry se soit suicidée, cela ne fait pas pour elle l'ombre d'un doute, et tous les matins, religieusement, elle se transporte à la Morgue...
—Et M. de Brévan? interrogea-t-elle.
Le père Ravinet fronça le sourcil.
—Ah! celui-là m'inquiète!... répondit-il. L'homme que j'avais chargé de le surveiller en mon absence l'a sottement perdu de vue...
Puis, apercevant les malles:
—Mais je bavarde, fit-il, et le temps presse... Vous êtes prêtes, partons, j'ai une voiture en bas. Nous causerons en route.
Et discernant sur le visage de Mlle Henriette une certaine hésitation:
—Ne craignez rien, mademoiselle, fit-il, avec un bon sourire, nous ne nous éloignons pas de M. Champcey... bien au contraire. Ici, voyez-vous, il ne fût pas venu vous visiter deux fois sans trahir le secret de votre existence...
—Où donc allons-nous?... interrogea Mme Bertolle...
—A l'hôtel du Louvre, chère sœur, où tu vas prendre un appartement au nom de Mme et de Mlle Bertolle... Soyez tranquilles, mon siége est fait...
Sur quoi, il courut jusqu'à l'escalier appeler le concierge pour l'aider à descendre les bagages...
Si promptes qu'eussent été les manœuvres commandées par la courte apparition du père Ravinet à bord du clipper, elles avaient duré précisément assez pour rendre impossible le soir même les formalités du débarquement.
Force fut donc au Saint-Louis de mouiller à quelques encâblures du port, au désespoir de l'équipage, qui découvrait du pont Marseille tout illuminée, qui comptait les devantures des cabarets et qui pouvait entendre le chant des ivrognes longeant les quais en «festonnant.»
Le moins malheureux de ce contre-temps était à coup sûr Daniel.
Au prodigieux éréthisme de toutes ses facultés, un invincible anéantissement succédait; ses nerfs, bandés outre mesure, se détendaient; il éprouvait cet allégement délicieux de l'homme qui peut enfin jeter à terre un fardeau trop lourd pour ses forces.
Le père Ravinet ne lui avait donné aucun détail; il ne le regrettait pas, ou plutôt il ne le remarquait pas.
Il savait à n'en pouvoir douter que Mlle de la Ville-Handry vivait, qu'elle était en sûreté, qu'elle l'aimait toujours... cela lui suffisait.
—Eh bien! mon lieutenant, faisait Lefloch, ravi de la joie de son officier, ne vous l'avais-je pas dit: Le bon vent, pendant la traversée, annonce toujours quelque chose d'heureux au port...
Cette nuit-là, pendant que le Saint-Louis se balançait paresseusement sur ses ancres, pour la première fois depuis qu'il avait appris le mariage du comte de la Ville-Handry, Daniel Champcey dormit de ce bon sommeil que berce l'espérance.
Il fallut pour l'éveiller le bruit des gens qu'amenait le canot de «la santé,» et quand il monta sur le pont, ce fut pour apprendre que rien ne s'opposait plus à la libre pratique du clipper.
Déjà, depuis la pointe du jour, affairés et joyeux, les hommes de l'équipage allaient et venaient dans la mâture, larguant et séchant les voiles, remettant les cordages en ordre, soignant la toilette du Saint-Louis.
Car chaque navire, en arrivant au port, se met en frais de coquetterie, dissimulant, s'il y a lieu, les avaries de la mer, semblable au pigeon voyageur qui, regagnant son nid après l'orage, essuie et lustre ses plumes au soleil.
Bientôt les ancres furent relevées, et midi sonnait à l'horloge des docks, quand, par le plus beau temps du monde, Daniel sauta sur le quai de Marseille, suivi de son fidèle matelot.
Et quand il sentit sous ses pieds cette terre de France, d'où une ignoble perfidie l'avait éloigné, ses yeux étincelèrent, et un geste lui échappa, de menace et de défi...
On eût dit que provoquant ses ennemis, il leur criait:
—Me voici, et je vais prendre une revanche terrible!
Ni son trouble, ni sa joie, cependant, ne pouvaient lui faire oublier les appréhensions du père Ravinet, encore qu'il les jugeât singulières et fort exagérées.
Qu'un espion l'attendit sur le port, caché dans cette foule affairée et bruyante, pour prendre sa piste, le suivre et rendre compte de ses moindres actions, cela lui semblait sinon impossible, du moins très-invraisemblable.
Il n'en résolut pas moins d'essayer de vérifier le fait.
Au lieu donc de longer simplement le quai, de remonter la Canebière et de tourner à droite dans la rue Saint-Ferréol, pour gagner l'hôtel du Luxembourg, il prit par les petites rues, multipliant à dessein les détours.
Et quand il arriva à l'hôtel, il fut bien obligé de reconnaître que le vieux brocanteur avait sagement agi.
Un grand gaillard au teint plombé, à physionomie louche, à tournure équivoque, avait suivi la même route que lui, à une trentaine de pas en arrière...
Même, ce drôle, qui s'en allait le nez en l'air et les mains dans ses poches, ne soupçonnait sûrement pas le danger qu'il courait à exercer son honorable métier dans «le sillage» de Lefloch.
L'idée d'être épié transportait le digne marin d'une si furieuse colère, qu'il ne parlait rien moins que de courir sus au mouchard et de l'étrangler net.
—Ce sera l'affaire d'une seconde, affirmait-il à son lieutenant... Je vais à lui, sans faire semblant de rien, je le «croche» à la cravate, je donne deux tours, comme ça... et bonsoir!... il ne suivra plus personne.
Pour le retenir, Daniel n'eut pas de trop de toute son influence, et encore dut-il lui expliquer qu'il serait absurde de laisser deviner à ce malpropre gredin qu'il était découvert.
—D'ailleurs, ajoutait-il, rien ne prouve péremptoirement qu'il nous espionne... Peut-être sommes-nous simplement dupes d'une coïncidence bizarre...
—C'est possible, après tout, gronda Lefloch...
Par exemple, ils ne purent conserver l'ombre d'un doute, quand avant dîner s'étant approchés d'une fenêtre, ils virent passer l'homme devant l'hôtel.
Le soir, ils le retrouvaient à la gare, une petite valise à la main, et il prit comme eux l'express de Paris de 9 heures 45... Ils le reconnurent au buffet de Lyon... Et la première personne qu'ils aperçurent en descendant du wagon à Paris, ce fut encore lui...
Mais qu'importait cet espion à Daniel... Il l'oubliait... Il ne discernait rien sinon qu'il n'était plus séparé de Mlle Henriette que par une course de voiture.
Trop impatient pour attendre ses bagages, il laissa ce soin à Lefloch et sauta dans un coupé, promettant dix francs au cocher pour le conduire grand train à l'Hôtel du Louvre.
A ce prix les maigres rosses des fiacres valent des purs-sang anglais, et trois quarts d'heure plus tard, installé dans une chambre du second étage de l'Hôtel du Louvre, Daniel attendait, le cœur lui battant à rompre la poitrine.
Le dernier moment venu, mille craintes qui ne lui étaient pas venues jusqu'alors, se pressaient et se succédaient dans son esprit avec une vertigineuse rapidité.
Avait-il bien compris le père Ravinet?... Le bonhomme s'était-il bien expliqué?... Troublés comme ils l'étaient l'un et l'autre ils pouvaient fort bien ne s'être pas entendus:
—Moins d'un quart d'heure après votre arrivée, avait dit à Daniel le père Ravinet, vous aurez de mes nouvelles...
Moins d'un quart d'heure!... Il semblait à Daniel qu'il était déjà dans cette chambre depuis une éternité.
Songeant que Mlle de la Ville-Handry occupait peut-être un appartement au même étage que lui, dans le même corridor, qu'il n'en était peut-être séparé que par une cloison, il maudissait le père Ravinet, quand on frappa à sa porte.
—Entrez!... cria-t-il.
Un garçon de l'hôtel parut qui lui remit une carte de visite où il lut:
Mme veuve Bertolle. 3e étage. Appartement 5.
—C'est bien, dit-il.
Et le garçon ne se retirant pas assez vite à son gré:
—Je vous dis que c'est bien! insista-t-il, en frappant du pied.
C'est qu'il ne voulait pas que cet homme fût témoin de son émotion, la plus vive, sinon la plus forte qu'il eût ressentie de sa vie.
Ses mains tremblaient; il éprouvait à la gorge une sensation brûlante, ses jambes se dérobaient... Il se regarda dans la glace, et se fit peur, tant il était blême.
—Vais-je donc me trouver mal, pensa-t-il.
Sur la cheminée était une carafe d'eau, il s'en remplit un grand verre qu'il vida d'un trait, et cela le remit assez pour qu'il osât sortir...
Mais une fois dehors, étourdi, bouleversé, il se perdit à travers les escaliers et le long des corridors interminables, malgré les indications clouées à chaque aile, et il fut obligé de recourir à un garçon qui, lui montrant une porte devant laquelle il était passé quatre ou cinq fois, lui dit:
—C'est là!...
Il frappa légèrement, un coup, et la porte aussitôt s'ouvrit, comme s'il y eût eu derrière une personne à attendre, la main sur la poignée.
Il entra en chancelant, et comme à travers un brouillard, il aperçut, à sa droite, le père Ravinet et une vieille dame, puis au fond du salon, près de la fenêtre: elle!... Mlle Henriette!...
Un cri lui échappa, et il s'avança... Mais plus prompte, elle bondit jusqu'à lui, nouant ses deux bras autour de son cou, et elle s'abattit contre sa poitrine, sanglotant et balbutiant:
—Daniel!... Daniel!... Enfin!...
XXIX
Il y avait alors deux ans que Daniel et Mlle Henriette avaient été séparés par la plus lâche des trahisons.
Oui, deux ans s'étaient écoulés, depuis cette soirée fatale où la voix stupidement railleuse du comte de la Ville-Handry avait tout à coup éclaté près d'eux sous les grands arbres du jardin de la rue de Varennes.
Que d'événements, depuis, inouïs, invraisemblables! Que d'épreuves, de tribulations, de misères.
Tout ce que peut souffrir l'âme humaine, ils l'avaient enduré...
Il n'était pas un jour, pour ainsi dire, de ces deux éternelles années, qui ne leur eût apporté son tribut de douleurs et d'amertumes.
Combien de fois, l'un et l'autre, avaient-ils désespéré de la destinée... Combien de fois avaient-ils souhaité la mort!
Et cependant, voici qu'après tant d'orages ils se trouvaient réunis, et abîmés dans les indicibles félicités de l'heure présente, ils oubliaient tout, leurs ennemis et la terre entière, les angoisses du passé et les menaces de l'avenir.
Longtemps ils demeurèrent ainsi, serrés l'un contre l'autre, éperdus de bonheur, fous, ne pouvant croire à cette réalité si ardemment désirée, incapables d'articuler une parole, riant et pleurant tout à la fois...
Par instants ils s'écartaient un peu, renversant la tête en arrière pour se mieux contempler; puis, bien vite, leurs bras se resserraient en une étreinte plus forte, comme s'ils eussent craint qu'on ne vint encore les séparer violemment.
—Comme ils s'aiment!... murmurait Mme Bertolle à l'oreille de son frère, pauvres jeunes gens!...
Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues pendant que le vieux brocanteur, non moins ému, mais dont l'émotion se traduisait autrement, serrait les poings à s'entrer les ongles dans les chairs, et grondait:
—C'est bon! c'est bon! Tout cela sera mis sur la carte à payer!...
Daniel, cependant, se remettait peu à peu, et la raison reprenait sur lui son empire.
Il soutint Mlle de la Ville-Handry jusqu'à un fauteuil, au coin de la cheminée, et s'asseyant en face d'elle, après lui avoir pris les mains qu'il garda dans les siennes, il demanda, il exigea l'histoire fidèle de ces deux lamentables années qui venaient de s'écouler.
Et il fallut qu'elle lui dit tout, ses humiliations à l'hôtel de la Ville-Handry, les outrages dont on l'avait abreuvée, de quelles calomnies indignes on avait flétri son honneur de jeune fille, l'incompréhensible aveuglement du comte, les sournoises provocations de sa belle-mère, les immondes obsessions de sir Thomas Elgin, enfin tout ce complot abominable, organisé—elle l'avait reconnu trop tard—pour la déterminer à s'enfuir de la maison paternelle et la pousser à se livrer à Maxime de Brévan...
Secoué par des spasmes de rage, livide, les yeux injectés de sang, Daniel lâcha brusquement les mains de Mlle Henriette, et d'une voix étouffée:
—Ah!... s'écria-t-il, votre père mériterait... Misérable vieillard, abandonner son enfant au caprice des plus abjects scélérats!...
Et comme la pauvre fille arrêtait sur lui des yeux suppliants:
—Soit, fit-il, ne parlons pas du comte, il est votre père, il suffit...
Puis, froidement:
—Mais, ce Thomas Elgin, je jure Dieu qu'il ne mourra que de ma main... Quant à Sarah Brandon...
Il fut interrompu par le vieux brocanteur qui, lui frappant sur l'épaule, lui dit avec un sourire indéfinissable:
—Vous ne ferez pas tant d'honneur à l'honorable Thomas Elgin, monsieur Champcey... Ce n'est pas de l'épée d'un honnête homme que meurent les gens comme lui!...
Cependant, Mlle Henriette avait repris son récit, et disait sa stupeur et ses pressentiments sinistres, en arrivant dans cette pauvre chambre de la rue de la Grange-Batelière, à peine garnie de meubles de rebut...
—Et pourtant, Henriette, interrompit Daniel, la veille même de mon départ j'avais confié à cet homme toute ma fortune, pour qu'il la mît à votre disposition en cas de malheur.
—Quoi! s'écria le vieux brocanteur, vous aviez...
Il n'acheva pas, mais il considéra le jeune officier d'un air de curiosité ahurie, comme un phénomène invraisemblable...
Tristement Daniel hochait la tête.
—Oui, je sais, fit-il, c'était un acte de démence... moins grand cependant que de lui confier ma fiancée... Je croyais à l'amitié de cet homme.
—Et d'ailleurs, objecta Mme Bertolle, comment supposer une si effroyable trahison!... Il est de ces crimes, dont jamais le soupçon n'effleurera les gens de cœur!...
Mlle Henriette poursuivait, disant ses impressions, quand pour la première fois elle s'était trouvée aux prises avec la misère, avec le besoin, avec la faim... Mais quand elle en arriva aux dégoûtantes persécutions de la Chevassat...
—Arrêtez!... s'écria Daniel.
Et profondément troublé:
—Ai-je bien entendu?... demanda-t-il. Est-ce bien Chevassat que s'appellent les concierges de la rue de la Grange-Batelière?
—Oui!... Pourquoi?...
—Parce que le véritable nom de Maxime de Brévan est... Justin Chevassat.
Le père Ravinet fit un bond de trois pieds.
—Quoi!... s'écria-t-il, vous savez cela!...
—Depuis trois mois... Je sais aussi que mon... ami Maxime de Brévan, le fier gentilhomme que recevaient les salons les plus aristocratiques de Paris, a été au bagne... pour faux.
Mlle Henriette s'était dressée, la pupille dilatée par la stupeur.
—Alors, balbutia-t-elle, ce misérable serait...
—Le fils de la Chevassat, oui, mademoiselle, répondit Mme Bertolle...
—Oh! fit la pauvre jeune fille, oh!...
Et lourdement elle se laissa retomber sur son fauteuil, épouvantée de tant d'infamies.
Seul, le vieux brocanteur conservait encore son sang-froid.
—Comment avez-vous appris cela? demanda-t-il à Daniel.
—Par l'homme que mon ami Maxime avait payé pour m'assassiner.
Positivement Mlle de la Ville-Handry sentait sa raison s'égarer.
—Ah! j'avais bien compris que ce lâche en voulait à votre vie, Daniel... Je vous ai écrit de prendre garde...
—Et j'ai reçu votre lettre, mon amie, mais trop tard... Après m'avoir manqué deux fois, l'assassin venait de me tirer un coup de fusil, et j'étais au lit, la poitrine trouée par une balle, mourant...
—Qu'est devenu l'assassin? demanda vivement le père Ravinet.
—Il a été arrêté.
—Alors il a tout avoué?...
—Oui, grâce à la surprenante pénétration du juge d'instruction.
—Qu'est-il devenu?
—Il doit avoir quitté Saïgon... On l'envoie en France pour y être jugé.
—Et Brévan...
—Je suis surpris qu'il ne soit pas encore arrêté... Le dossier de l'affaire a été expédié à Paris par un navire parti plus de quinze jours avant moi... Il est vrai que le Saint-Louis l'a peut-être devancé... En tout cas je suis chargé d'une lettre pour le parquet...
Une sorte de délire s'était emparé du père Ravinet, ses gestes étaient ceux d'un fou, et un rire nerveux, un rire véritablement effrayant secouait sa poitrine à la briser.
—Je verrai Brévan sur l'échafaud, disait-il, oui, je l'y verrai!...
Mais de ce moment, c'en fut fait de la logique et de l'ordre maintenus tant bien que mal par le bonhomme.
Comme il arrive toujours entre gens que la passion exalte, ardents à apprendre ce qu'ils ignorent, peu préoccupés de dire ce qu'ils savent, la confusion arriva vite... Les questions se croisaient et se précipitaient, sans suite, sans raison, les réponses ne se rapportaient plus aux demandes... Chacun prétendait être écouté, tous parlaient à la fois...
Si bien que des explications qui, conduites avec méthode eussent été l'affaire de vingt minutes, exigèrent plus de deux heures...
Enfin, au bout de ce temps, et après bien des efforts, il fut possible de réunir la somme des informations du père Ravinet, de Daniel et de Mlle Henriette, la vérité commença à se dégager du chaos, et le plan de Sarah Brandon et de ses associés apparut.
Plan d'une simplicité formidable, et dont le succès avait tenu à un fil.
Que le vieux brocanteur, au lieu de sortir de chez lui par l'escalier de service fût sorti par le grand escalier, et il n'entendait pas le râle de l'agonie de Mlle Henriette, et c'en était fait de la pauvre enfant...
Un écart de dix millimètres de la balle de Crochard, dit Bagnolet, et Daniel était mort!...
Et cependant, le vieux brocanteur n'était pas pleinement satisfait.
Au pli de sa lèvre inférieure et au clignement de ses yeux jaunes, il était aisé de voir que ses convictions hésitaient encore, et que certaines circonstances lui paraissaient imparfaitement expliquées.
—Tenez, monsieur Champcey, commença-t-il enfin, plus je réfléchis plus je me pénètre de cette idée que Sarah Brandon n'est pour rien dans toutes ces tentatives d'assassinat dont vous avez failli devenir victime... Elle est trop forte, en sa perversité, pour descendre à des moyens si grossiers, qui toujours laissent des traces et finalement conduisent en cour d'assises... Elle agit seule, quand sa résolution est prise, et jamais elle ne s'est servie que de complices involontaires qui ne sachant rien ne pouvaient la trahir.
Daniel était devenu pensif.
—Ce que vous me dites là, murmura-t-il, M. de Brévan me l'avait dit autrefois!...
Le bonhomme ne dut pas l'entendre, tant passionnément il appliquait toutes ses facultés à suivre le fil ténu de ses inductions.
—Cependant, continuait-il, l'embauchage de Crochard, dit Bagnolet est un fait... Brévan aurait-il donc agi à l'insu de la comtesse Sarah, et même à l'encontre de ses volontés?... C'est admissible... Mais pourquoi alors, dans quel but?...
—Pour s'emparer de la fortune que M. Champcey avait eu l'imprudence de lui confier!... répondit Mlle Henriette.
Mais le père Ravinet hocha la tête d'un air sagace.
—C'est une explication, fit-il, je n'en disconviens pas, seulement ce n'est point la bonne, la véritable... Le meurtre est un expédient si dangereux, que les plus redoutables scélérats ne l'adoptent qu'à leur corps défendant et à la dernière extrémité... Brévan pouvait-il s'emparer du dépôt qui lui a été confié sans faire assassiner M. Champcey? Evidemment oui. Donc il faut chercher ailleurs le mobile du crime... C'est la peur, me direz-vous, qui l'a poussé. Non, car au moment où il a embauché Bagnolet, il ne pouvait prévoir de quelles monstrueuses infamies il se rendrait coupable un an plus tard.... Croyez-en mon expérience: je discerne en toute cette affaire une précipitation et une maladresse qui trahissent la passion, une haine violente, ou bien...
Il s'interrompit brusquement et parut réfléchir et délibérer en lui-même, pendant que d'un mouvement machinal il caressait son menton glabre.
Puis, tout à coup, arrêtant sur Daniel un regard étrange:
—Si la comtesse Sarah vous aimait, monsieur Champcey! prononça-t-il.
Un flot de sang empourpra le visage de Daniel.
Elle n'était pas sortie de sa mémoire, cette funeste soirée où, rue du Cirque, il avait tenu entre ses bras Sarah Brandon à demi pâmée, palpitante et les cheveux épars, et il lui était resté comme un remords de cette ivresse d'une minute.
Jamais il n'avait avoué à Mlle Henriette que Sarah Brandon avait osé venir chez lui, seule, dans son appartement de garçon...
Et ce soir même, s'il avait raconté fort exactement toutes les circonstances de son voyage et de son séjour à Saïgon, il s'était bien gardé de parler des lettres que lui avait adressées la comtesse...
—Sarah Brandon m'aimer!... balbutia-t-il. Quelle idée!...
Mais il ne savait guère mentir, ce pauvre Daniel, et Mlle de la Ville-Handry n'eût pas été femme si elle ne se fût pas aperçue de son trouble.
—Pourquoi non!... dit-elle.
Et fixant obstinément Daniel:
—Cette misérable, poursuivit-elle, s'est vantée à moi, impudemment, de vous aimer!... Elle a osé plus encore: elle m'a juré que vous l'aviez aimée, vous, que vous l'aimiez toujours... Elle me raillait audacieusement, disant qu'elle avait tout pouvoir sur votre cœur, me proposant de me montrer vos lettres...
Elle hésita, détourna la tête, et avec un effort visible:
—Enfin, murmura-t-elle, sir Thomas Elgin m'affirmait que Sarah Brandon avait été votre... maîtresse, et que son mariage avec mon père n'était que la suite d'une querelle entre vous...
Daniel avait écouté frémissant d'indignation.
—Et vous avez pu ajouter foi à ces basses calomnies!... s'écria-t-il. Oh! non, non, n'est-ce pas, et il n'est point besoin que je descende jusqu'à me justifier...
Puis, se retournant vers le père Ravinet:
—Soit, dit-il, admettons pour un instant que la comtesse m'aime... qu'est-ce que cela prouverait?...
Le rusé bonhomme demeurait impassible en apparence, mais son petit œil pétillait de malice heureuse et de satisfaction.
—Ah! vous ne parleriez pas ainsi, fit-il, si vous connaissiez comme moi le passé de Sarah Brandon et de Maxime de Brévan... Interrogez ma sœur, elle vous dira l'importante de cette circonstance que vous jugez futile.
Mme Bertolle eut un signe d'assentiment, et lui, sûr désormais que sa pénétration ne l'avait pas trompé, il poursuivit:
—Pardonnez-moi d'insister, monsieur Champcey, et d'insister, qui plus est, en présence de Mlle de la Ville-Handry, mais notre intérêt, je devrais presque dire notre salut, l'exigent... Maxime de Brévan s'est laissé prendre, c'est vrai, mais Brévan n'est qu'un vulgaire scélérat, et nous ne tenons encore ni Thomas Elgin ni mistress Brian, bien autrement redoutables, ni Sarah Brandon, plus perverse mille fois et plus coupable qu'eux tous... Vous me direz que nous avons pour nous quatre-vingts chances sur cent... peut-être! Seulement il suffit d'une indication inexacte pour que je fasse fausse route, et alors adieu nos espérances, les coquins triomphent...
Il n'avait que trop raison, Daniel le comprit, aussi, sans hésiter davantage:
—Puisqu'il en est ainsi, fit-il, en observant à la dérobée Mlle Henriette, je ne vous dissimulerai pas que j'ai reçu de la comtesse Sarah une douzaine de lettres... au moins extraordinaires.
—Et vous les avez conservées?
—Oui, à tout hasard, et elles sont dans une de mes malles.
L'embarras du père Ravinet devint manifeste:
—Ah! si j'osais!... fit-il. Mais non, vous demander à les voir serait trop indiscret.
Sans s'en douter, il allait au-devant des vœux de Daniel.
Résolu à tout avouer à Mlle de la Ville-Handry, il ne pouvait que souhaiter qu'elle parcourût cette correspondance, car elle devait y trouver la preuve que si on lui avait écrit, il n'avait jamais répondu.
—Vous ne sauriez être indiscret, vous, monsieur, dit-il au vieux brocanteur... Lefloch, mon matelot, doit être arrivé avec mes bagages, le temps de descendre jusqu'à ma chambre et vous serez satisfait.
Déjà il s'élançait vers la porte, le bonhomme le retint.
—Malheureux! vous oubliez donc l'homme qui vous suit depuis Marseille... Attendez que ma sœur se soit assurée que personne ne vous épie...
Mme Bertolle, aussitôt, partit à la découverte; mais elle n'aperçut rien de suspect, les corridors étaient silencieux et déserts...
L'espion devait être allé rendre compte de son honorable mission.
Rapidement Daniel descendit, et lorsqu'il reparut la minute d'après, il tenait une liasse de papiers froissés et jaunis, qu'il tendit au père Ravinet en disant:
—Voici!
Chose étrange, au contact de ces lettres, encore tout imprégnées du parfum accoutumé de la comtesse Sarah, le bonhomme frissonna et blêmit, son regard vacillait et ses mains tremblèrent.
Et, aussitôt, soit espoir de dissimuler son trouble, soit désir d'être plus entièrement à ses réflexions, il prit un des candélabres de la cheminée et alla s'asseoir à l'écart près d'une petite table.
Mme Bertolle, Daniel et Mlle Henriette se taisaient, et rien ne troublait le silence que le froissement du papier et la voix du bonhomme, qui tout en lisant murmurait d'une voix altérée:
—C'est inimaginable!... Sarah écrire de telles choses!... n'avoir même pas déguisé son écriture!... Elle qui de sa vie n'a commis une imprudence, elle s'abandonne, elle se livre, elle se perd!... Et elle signe!...
Mais il en avait assez vu... Il replia les lettres et se redressant:
—Plus de doutes, monsieur Champcey, prononça-t-il, Sarah vous aime éperdûment, follement, jusqu'au délire... Comme elle devait aimer d'ailleurs!... Comme aiment ses pareilles, les femmes sans cœur, lorsqu'une passion soudaine les foudroie, incendiant leur cerveau et leurs sens...
Sur le front de Mlle Henriette, Daniel discernait une ombre d'inquiétude, et, désolé, il s'épuisait à faire signe au bonhomme de se taire.
Lui ne voyait rien, et tout à son idée:
—Maintenant, poursuivait-il, je comprends... Sarah Brandon n'aura pas su garder le secret de son amour, et Brévan, ivre de jalousie, n'a pas réfléchi qu'il devait se perdre en armant le bras d'un assassin...
La colère avait ramené le sang à ses joues, et du plat de la main il frappait violemment le paquet de lettres.
—Oui, tout s'explique, disait-il encore, et de par cette correspondance, Sarah Brandon, tu es à nous!...
Quel pouvait être le dessein du père Ravinet?
Prétendait-il se faire une arme de ces lettres de la comtesse Sarah?... Se proposait-il de les adresser au comte de la Ville-Handry dont elles dessilleraient les yeux?...
Daniel en frémit, sa chevaleresque loyauté trouvant à cette vengeance quelque chose de louche et qui sentait la trahison.
—C'est que, balbutia-t-il, livrer la correspondance d'une femme, si odieuse et si méprisable qu'elle puisse être, me répugnerait beaucoup...
—L'idée ne m'était pas venue de vous le demander, interrompit le vieux brocanteur... non, c'est autre chose que j'attends de vous.
Et Daniel lui paraissant encore inquiet:
—Cependant, reprit-il, défiez-vous de ces scrupules exagérés, monsieur Champcey... Toutes les armes sont bonnes, quand on défend contre des scélérats son honneur et sa vie... Et c'est là que nous en sommes... Si nous ne nous hâtons pas de frapper Sarah, elle nous gagnera de vitesse et alors...
Il était venu s'adosser à la cheminée, près de Mme Bertolle, immobile et muette, et regardant alternativement Daniel et Mlle Henriette:
—Peut-être, continua-t-il, ne vous rendez-vous pas bien compte de la situation, monsieur, et vous, mademoiselle... Réunis ce soir après les plus terribles épreuves, sauvés miraculeusement l'un et l'autre, il vous semble que tout est fini, que vous n'avez plus rien à souhaiter en ce monde, que l'avenir vous appartient... Je dois vous détromper... Vous en êtes juste au même point que la veille du départ de M. Champcey. Pas plus que ce jour-là, vous ne pouvez vous marier sans le consentement de M. de la Ville-Handry... Vous l'accordera-t-il?... Vous savez bien que la comtesse Sarah ne le souffrirait pas... Comment donc arrangerez-vous votre vie jusqu'à la majorité de Mlle Henriette?... Braverez-vous les préjugés et avouerez-vous fièrement votre amour?... Ah! prenez-y garde, à briser le cadre étroit des conventions sociales, on joue son bonheur à un jeu terrible... Vous cacherez-vous, au contraire? Quelle que soit votre prudence, le monde saura vous découvrir, vous n'échapperez pas aux lâches calomnies des imbéciles et des hypocrites... Et Mlle Henriette n'a été déjà que trop calomniée.
Planer dans l'azur, et tout à coup, lourdement retomber à terre en pleine boue..., s'enivrer du rêve le plus magnifique et brusquement être rappelé à l'affreuse réalité... Tel fut le malheur de Daniel et de Mlle Henriette.
Et ils baissaient la tête, sous la parole glacée de cet ami sincère, qui avait le courage cruel mais nécessaire de les arracher à leurs décevantes illusions.
—Or, continuait-il, notez que je mets tout au mieux et que je suppose le cas où M. de la Ville-Handry laisserait sa fille libre... En serait-il ainsi? Evidemment non. Que la comtesse Sarah découvre ce soir que Mlle Henriette, au lieu de s'être suicidée, comme elle croit, s'est réfugiée à l'hôtel du Louvre, à vingt marches de M. Daniel Champcey, dès demain elle aura décidé son mari à faire enfermer Mlle Henriette dans quelque couvent... Pendant un an encore, Mlle Henriette dépend uniquement du pouvoir paternel, c'est-à-dire du caprice et de la haine d'une belle-mère dont elle est la rivale heureuse.
A cette pensée que Mlle de la Ville-Handry pouvait de nouveau lui être ravie, Daniel sentait tout son sang se figer dans ses veines...
—Et dire, s'écria-t-il, que rien de tout cela ne m'était venu à l'esprit...
J'étais fou!... La joie m'avait noué un bandeau sur les yeux!...
Mais le bonhomme, du geste, lui imposa silence, et d'un accent impérieux:
—Oh! attendez, reprit-il, je ne vous ai pas encore montré le danger le plus pressant!... Le comte de la Ville-Handry, que vous avez connu cinq ou six fois millionnaire, est complétement ruiné... De tout ce qu'il possédait, prés, forêts, châteaux, valeurs mobilières, titres de rentes, rien ne lui reste... Son dernier sou, sa dernière motte de terre, on lui a tout pris... Vous l'avez quitté vivant d'une existence magnifique dans un hôtel princier, vous le retrouverez végétant dans un troisième étage de cent louis... Vous dire qu'il est entièrement dépouillé, c'est vous dire qu'il est condamné, n'est-ce pas?... Le jour est proche, où Sarah se débarrassera de lui comme elle a su se débarrasser de Kergrist, de Malgat, le pauvre caissier, et des autres... Le moyen est tout trouvé. Déjà le nom de M. de la Ville-Handry est compromis, la société qu'il avait fondée est à la veille d'une débâcle honteuse, les journaux le signalent au mépris public... Qu'on l'assigne en déclaration de faillite, il sera dès le lendemain poursuivi pour banqueroute frauduleuse... Or, je vous le demande, le comte est-il homme à survivre au déshonneur même immérité?...
Depuis un moment, Mlle Henriette ne comprimait qu'à grand peine ses sanglots; ils éclatèrent sur cette menace affreuse.
—Ah! monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez trompée!... Vous m'avez juré que vous répondiez de la vie de mon père!...
—Et je vous en réponds encore, mademoiselle... Serais-je si tranquille, si je n'étais sûr que Sarah n'est pas prête encore...
En proie à une agitation convulsive, Daniel s'était dressé:
—N'importe!... interrompit-il, réfléchir en un si extrême péril, calculer, attendre, serait un crime!... Venez, monsieur, venez!...
—Où? malheureux!
—Eh! le sais-je!... Au parquet, chez le comte, chez un avocat qui nous conseillera... Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque chose à tenter.
Le vieux brocanteur ne bougeait pas...
—Pauvre honnête homme! fit-il, d'un ton d'amère ironie, que dirons-nous au procureur impérial?... Que Sarah Brandon a rendu fou d'amour un vieillard, le comte de la Ville-Handry?... Ce n'est pas un crime; qu'elle s'est fait épouser? C'était son droit. Que le comte s'est lancé dans l'industrie?... Elle s'y opposait. Qu'il n'entendait rien de rien aux affaires?... Elle n'en pouvait mais... Qu'il a été trompé, dupé et finalement ruiné en deux ans?... Elle se trouve en apparence ruinée du même coup. Qu'il a eu recours, pour retarder la catastrophe, à des expédients que la loi réprouve?... Elle le regrette. Qu'il ne supportera pas la flétrissure d'une condamnation?... Elle ne saurait qu'y faire... Sarah, qui le lendemain des... détournements de Malgat, a su se justifier, saurait cette fois encore démontrer son innocence!...
—Mais le comte, monsieur, le comte!... Si nous l'allions trouver!...
—M. de la Ville-Handry nous répondrait... Mais non, vous verrez demain ce qu'il vous dira...
Le découragement finissait par gagner Daniel.
—Que faire, donc! murmura-t-il.
—Attendre d'avoir en main assez de preuves pour écraser d'un seul coup la comtesse Sarah, Tom et mistress Brian...
—Soit!... Mais où les prendre ces preuves?...
Le bonhomme jeta à sa sœur un regard d'intelligence, et souriant d'un sourire étrange:
—J'en ai recueilli quelques-unes, fit-il... Quant aux autres...
—Eh bien?
—Eh bien! cher monsieur Champcey, je ne suis plus en peine de me les procurer, depuis que je sais que la comtesse Sarah vous aime!
Maintenant Daniel devait comprendre le rôle que lui destinait le père Ravinet. Cependant il ne protesta pas; il baissa la tête sous le clair regard de Mlle Henriette, et murmura:
—Je ferai, monsieur, tout ce que vous me conseillerez.
Une exclamation de plaisir échappa au bonhomme, comme s'il eût été délivré du quelque grosse inquiétude.
—Alors, prononça-t-il, dès demain nous entrons en campagne... Mais il faut que vous sachiez exactement à qui nous avons affaire... Ecoutez-moi donc:
XXX
Minuit venait de sonner... Mais les malheureux réunis dans le petit salon de l'hôtel du Louvre ne songeaient guère au sommeil.
Comment, même, se fussent-ils aperçus du vol des heures, quand toutes leurs facultés étaient absorbées par les intérêts immenses qu'ils agitaient.
De la lutte qu'ils allaient entreprendre, dépendaient la vie et l'honneur du comte de la Ville-Handry, le bonheur et l'avenir de Daniel et de Mlle Henriette.
Et le père Ravinet et sa sœur avaient dit:
—Pour nous, il s'agit de plus encore.
Le vieux brocanteur attira donc un fauteuil, s'assit et d'une voix un peu voilée:
—La comtesse Sarah, commença-t-il, ne s'appelle pas Sarah Brandon et elle n'est pas Américaine.
Elle s'appelle de son vrai nom, du nom qu'elle a porté jusqu'à l'âge de seize ans, Ernestine Bergot, et elle est née à Paris, rue du Faubourg-Saint-Martin, à deux pas de la barrière... Vous dire, par le menu, ce que furent les premières années de Sarah, me serait difficile... Il est de ces misères et de ces hontes inénarrables... Son enfance serait son excuse, si elle pouvait être excusée.
Sa mère était une de ces malheureuses, comme Paris, chaque année, en dévore des milliers, venues de leur province en souliers ferrés, qu'on rencontre six mois plus tard coiffées de plumes, et qui tâchent de gagner le plus gaiement possible l'inévitable hôpital.
Celle-ci n'était ni meilleure ni pire que les autres.
Ayant eu une fille, elle n'avait eu ni la raison de s'en séparer, ni le courage, ni, qui sait?... les moyens—de réformer sa vie pour l'élever.
Si bien que la petite grandit à la grâce de Dieu, du diable plutôt, à l'aventure, au hasard, bourrée de sucreries ou rouée de coups, selon la fortune ou l'humeur, affamée souvent, nourrie par la charité des voisins, quand sa mère, l'oubliant, restait des semaines sans paraître au logis.
Dès quatre ans, vêtue de loques de velours ou de soie, un ruban fané dans les cheveux mais les pieds nus dans ses souliers percés, enrhumée et barbouillée, elle errait dans le quartier, à la façon des chiens perdus rôdant autour des cuisines en plein vent, cherchant dans le ruisseau des sous dont elle achetait des pommes de terre frites ou des fruits avariés.
Plus tard, elle étendit le cercle de ses excursions, et elle vagabondait dans Paris, avec d'autres enfants comme elle, polissonnant le long des boulevards extérieurs, musant devant les saltimbanques, suivant les musiciens ambulants, s'exerçant à voler aux étalages, et le soir, demandant d'une voix plaintive, aux passants, la petite charité pour son pauvre papa malade.
Rompue à cette existence, elle était à douze ans plus maigre qu'un cotret et verte comme une pomme en juin, avec des coudes pointus et de longues mains rouges... Mais elle avait d'admirables cheveux blonds, des dents de jeune chien et de grands yeux effrontés...
Et rien qu'à la voir s'en aller le nez au vent, impudente et gouailleuse, coquette sous ses haillons, et se balançant sur les hanches, on devinait la précoce coquine de Paris, la sœur du gamin sinistre, plus perverse mille fois que son frère, et bien autrement dangereuse.
Dépravée, elle l'était autant que tout Saint-Lazare, ne craignant ni Dieu ni diable, ni rien ni personne...
C'est-à-dire, si: elle craignait les sergents de ville.
Ne leur devait-elle pas les seules notions de morale qu'elle possédât.
On eût d'ailleurs perdu ses peines à lui parler de devoir ou de vertu; ces mots n'eussent rien dit à son imagination, elle ne les connaissait pas plus que l'idée abstraite qu'ils représentent.
Un jour, cependant, sa mère qui, depuis plusieurs mois, en avait fait sa servante, sa mère eut une louable inspiration.
Se trouvant en fonds, elle la renippa de la tête aux pieds, lui acheta une manière de trousseau et réussit à la caser chez une couturière, en qualité d'apprentie au pair.
Mais il était trop tard...
Toute contrainte devait être insupportable à cette nature vagabonde... L'ordre et la régularité de la maison où on l'avait placée lui firent horreur... Rester assise des journées entières, une aiguille à la main, lui parut un supplice pire que la mort... Enfin, elle se trouva gênée dans le bien-être qu'on lui imposait, comme un sauvage dans des bottes étroites.
Si bien que dès la fin de la première semaine, elle s'enfuit de chez la couturière en volant une centaine de francs.
Tandis qu'ils durèrent, elle vagua dans Paris... Lorsqu'ils furent épuisés et qu'elle eut faim, elle revint chez sa mère...
Seulement sa mère avait déménagé, et on ne savait ce qu'elle était devenue. Elle la chercha et ne la retrouva pas.
Une autre eût été désespérée. Elle, non. Le jour même elle entra comme bonne dans une crémerie. Chassée, elle trouva une autre place de laveuse de vaisselle chez un restaurateur de barrière... Renvoyée encore, elle servit dans deux ou trois autres établissements du plus bas étage; puis, finalement, dégoûtée, elle résolut de ne plus rien faire...
C'était fini, elle roulait à l'égoût, elle allait être perdue avant d'être femme, comme ces fruits qui bien avant leur maturité se pourrissent et tombent, quand l'homme se trouva qui devait l'armer pour la lutte, et faire de la scélérate vulgaire le monstre de perversité que vous connaissez...
Brusquement, le père Ravinet s'arrêta, et s'adressant à Daniel:
—N'allez pas croire, monsieur Champcey, fit-il, que je vous donne là des détails imaginaires... J'ai dépensé cinq ans de ma vie à reconstituer le passé de Sarah Brandon... Cinq ans, pendant lesquels je suis allé de porte en porte, quêtant des renseignements... Un brocanteur, cela pénètre partout sans éveiller les soupçons... Et de tout ce que je vous dis là, des témoins existent encore, que j'appellerai et qui parleront quand il s'agira de constater l'identité de la comtesse Sarah...
Daniel ne répondit pas.
De même que Mlle Henriette, de même que Mme Bertolle en ce moment, il subissait l'ascendant extraordinaire du vieux brocanteur...
Et lui, après s'être recueilli quelques minutes, reprit:
—L'homme qui recueillit Sarah était un vieil artiste allemand; peintre et musicien d'un rare talent, un maniaque, m'a-t-on dit, mais à coup sûr un digne et excellent homme.
Un matin d'hiver, pendant qu'il travaillait dans son atelier, il fut frappé par le timbre étrange d'une voix de femme, qui chantait dans la cour de la maison une mélodie populaire.
S'étant mis à la fenêtre, il fit signe à la chanteuse de monter.
C'était Sarah... elle obéit.
Souvent le digne Allemand a raconté le sentiment de compassion profonde qui lui serra le cœur, quand il vit entrer dans son atelier cette grande fille de quatorze ans, une enfant, déjà flétrie par le vice, maigre comme la faim et grelottant sous une mince robe d'indienne.
Mais il fut en même temps ébloui des promesses de sa beauté, des pures sonorités de sa voix que rien n'avait pu altérer, et de la surprenante intelligence de sa physionomie.
Il la devina... il la vit par la pensée, telle qu'elle serait à vingt ans.
Alors il lui demanda comment elle en était réduite à chanter dans les cours, qui elle était, où demeuraient ses parents et ce qu'ils faisaient.
Et quand elle lui eût répondu qu'elle était seule au monde, ne dépendant que de sa volonté:
«—Eh bien! lui dit-il, si tu veux rester ici, je t'adopte, tu seras ma fille, je ferai de toi une artiste de génie!...»
L'atelier était tiède; il faisait un froid noir au dehors; Sarah était sans asile et à jeun depuis vingt-quatre heures... Elle accepta.
Elle accepta, ne pouvant croire en sa perversité précoce, que ce vieux homme n'eût pas d'autres intentions que celles qu'il disait.
Elle se trompait... Rencontrant une organisation incomparable, il ne songeait qu'à en faire jaillir un prodige qui étonnerait le monde. Et il se consacra tout entier à sa protégée, avec l'ardeur enthousiaste de l'artiste et la passion jalouse de l'amateur...
C'était cependant une rude tâche qu'il entreprenait là... Sarah ne savait même pas lire... Hors le mal, elle ignorait tout...
Comment le vieil Allemand s'y prit-il pour retenir près de lui cette indomptable vagabonde, pour l'assouplir à ses volontés et la plier à ses leçons?... Ce fut longtemps, pour moi, un problème.
Des gens, qui ont été leurs voisins, m'ont assuré qu'il la menait durement, à l'exemple de ce maître de chapelle brutal qui battait comme plâtre la Saint-Huberty... Mais il n'y avait ni coups ni menaces capables de dompter Sarah...
Un ami du bonhomme m'a donné le mot de l'énigme.
Le vieil artiste avait éveillé l'orgueil dans l'âme de Sarah... Il avait allumé en elle une ambition démesurée et les plus furieuses convoitises... Il l'enivrait d'espérances féeriques...
«—Suis mes conseils, avait-il coutume de lui dire, et à vingt ans tu seras reine... reine de par la beauté, l'esprit et le génie... Etudie, et le jour viendra où, cantatrice adorée, tu t'en iras à travers l'Europe, de capitale en capitale, partout fêtée, acclamée, glorifiée... Travaille, et la fortune te viendra avec la gloire, immense, surpassant tous les rêves, les plus beaux équipages seront pour toi, pour toi les diamants les plus merveilleux, tu puiseras à des coffres inépuisables, tu auras le monde à tes pieds, et tu verras toutes les femmes blêmir de rage et de jalousie, pendant que les plus nobles parmi les hommes, et les plus riches, mendieront un de tes regards, et se battront pour un de tes sourires... Mais il faut travailler et étudier...»
Sarah travaillait, en effet, et étudiait avec une âpre obstination qui disait sa foi aux promesses de son vieux maître et à quel point il avait été bien inspiré en l'attaquant par la vanité.
Les rebutantes difficultés d'une éducation commencée si tard l'avaient bien fait hésiter d'abord, mais ses étonnantes aptitudes n'avaient pas tardé à se développer, et bientôt ses progrès parurent tenir du miracle.
C'est qu'aussi, avec sa prompte intelligence, elle eut vite discerné sa profonde ignorance du monde. Elle comprit que la société n'était pas uniquement composée, ainsi qu'elle le pensait, de gens semblables à ceux qu'elle avait fréquentée. Elle sentit, par exemple, ce dont elle ne se doutait pas, que mademoiselle sa mère, les amis et les amies de mademoiselle sa mère, n'étaient que de misérables exceptions, flétries par l'opinion de l'immense majorité.
Enfin elle apprit à connaître l'arbre du bien, elle qui n'avait encore goûté que les fruits de l'arbre du mal...
C'est dire avec quelle avide curiosité elle recueillait les récits et jusqu'aux moindres paroles de son vieux professeur.
Il avait longtemps couru le monde, le vieil original, et l'avait observé à tous les degrés de l'échelle sociale. Il avait été un des artistes aimés de la cour de Vienne, il avait eu plusieurs opéras représentés en Italie, il avait fréquenté la plus haute société de Paris.
Et le soir, après son dîner, tout en savourant son café, les pieds sur les chenêts, sa longue pipe aux dents, il aimait à s'oublier parmi les souvenirs de sa jeunesse.
Il disait les splendeurs de la cour, la beauté des femmes et la magnificence des toilettes, les intrigues qu'il avait vues s'agiter autour de lui, quels hommes avaient été ses amis, le nom des personnes dont il avait fait le portrait, les mœurs et les rivalités des coulisses, et quelles chanteuses avaient interprété ses œuvres...
Voilà comment, après deux années, le plus subtil observateur n'eût pas reconnu la maigre et cynique vagabonde des barrières, en cette fraîche jeune fille aux beaux yeux tremblants, et au maintien si modeste, qu'on appelait, dans la maison, «la jolie artiste du cinquième.»
Et, cependant, ce changement n'était que surface.
Sarah, lorsque le brave Allemand la recueillit, était déjà trop profondément corrompue pour pouvoir être renouvelée.
Il crut infuser son honnêteté dans les veines de sa protégée, il ne réussit qu'à lui inoculer un vice nouveau: l'hypocrisie.
L'âme resta de boue, et toutes les séductions dont elle fut parée, devinrent autant de perfides amorces, pareilles à ces fleurs admirables qui s'épanouissent sur les cloaques sans fond où les imprudents trouvent une mort affreuse.
Cependant Sarah n'avait pas encore sur elle-même cette puissance qu'elle devait acquérir plus tard, et au bout de deux ans elle se sentit étouffer dans cette atmosphère paisible; la nostalgie du mal la prenait.
Comme elle était déjà musicienne passable, et que sa voix assouplie par l'étude avait acquis un incomparable éclat, elle pressa son vieux maître de lui chercher un engagement dans quelque théâtre.
Il refusa d'un ton qui ne permettait pas d'espérer qu'il revint sur son refus.
Il voulait pour son élève un de ces débuts qui sont une apothéose, et il avait décidé, il le lui dit, qu'elle ne paraîtrait pas en public avant d'avoir atteint l'apogée de ses moyens et de ses talents, c'est-à-dire avant l'âge de dix-neuf ou vingt ans.
C'était trois ou quatre ans à attendre... autant de siècles.
A une autre époque, Sarah n'eût pas eu dix secondes d'hésitation; elle se fût enfuie...
Mais l'éducation avait modifié ses idées... Elle était capable, désormais, de réflexions et de calcul... Elle se demanda où elle irait, seule, sans argent, sans amis, ce qu'elle ferait et ce qu'elle deviendrait.
Ce n'est pas que la débauche lui fît peur, mais la misère—et elle la connaissait—l'épouvantait.
Quand elle songeait à l'existence de sa mère, longue suite de nuits d'orgie et de jours sans pain, à cette vie de détresse et d'opprobre, dépendant du caprice d'un drôle ou du soupçon d'un policier, Sarah sentait une sueur glacée perler le long de ses tempes.
Elle désirait, d'une ardeur passionnée, sa liberté, mais elle ne la voulait pas sans la fortune... Le vice l'attirait irrésistiblement, mais le vice fastueux, impudent, qui roule voiture et éclabousse ces imbéciles d'honnêtes femmes, que la foule envie et que les lâches saluent...
Elle resta donc et continua ses études.
Peut-être, malgré tout, en dépit d'elle-même et de ses exécrables instincts, Sarah serait-elle devenue une grande cantatrice si le vieil Allemand ne lui avait pas été enlevé par un lamentable accident.
Par une belle après-midi d'avril, la première du printemps, il fumait sa pipe à la fenêtre, quand au bruit d'une rixe dans la rue, il se pencha vivement...
La barre d'appui se rompit, il essaya vainement de se retenir... et précipité de son cinquième étage sur le pavé, il se tua raide...
J'ai eu entre les mains le rapport du commissaire de police chargé de l'enquête.
Il y est dit que cet accident était inévitable, et que s'il n'était pas survenu plus tôt, cela tenait à ce que personne, pendant la mauvaise saison, ne s'était mis à la fenêtre... Les moulures de fonte de l'appui étaient cassées net en deux endroits, et depuis si longtemps qu'il y avait une épaisse couche de rouille à chaque cassure... De plus, la rampe de bois se trouvait complétement descellée, le plâtre qui la retenait ayant été émietté par les froids de l'hiver...
Daniel et Mlle Henriette étaient devenus fort pâles... Le même effroyable soupçon éclatait dans leur esprit.
—Ah! c'est Sarah! s'écrièrent-ils ensemble, c'est Sarah qui avait brisé et descellé le balcon, et qui depuis des mois épiait la chute et la mort de son bienfaiteur.
Le père Ravinet hocha la tête.
—Je n'ai point dit cela, prononça-t-il, et il me serait en tout cas impossible d'administrer des preuves,—j'entends des preuves irrécusables de ce crime atroce.
Le positif, c'est que personne ne soupçonna Sarah. Elle parut désespérée, et tout le monde la plaignit sincèrement.
Ne se trouvait-elle pas ruinée par ce malheur!...
Le vieil artiste n'avait pris aucune disposition testamentaire... Ses parents, il en avait à Paris, ne tardèrent pas à envahir son appartement, et leur premier soin fut de congédier Sarah, après avoir visité son bagage, et non sans lui donner à entendre qu'elle devait s'estimer heureuse qu'on lui laissât emporter ce qu'elle disait tenir de la munificence du défunt.
Cependant la succession ne fut pas ce qu'espéraient les héritiers... Sachant leur vieux parent à l'aise et de goûts modestes, ils espéraient trouver dans son secrétaire de notables économies en espèces... Point. Il n'y découvrirent qu'un titre de rente de huit mille francs et onze louis dans un tiroir.
Ah! j'ai longtemps cherché ce qu'étaient devenus l'argent comptant et les valeurs au porteur du vieil artiste... car il devait en avoir, c'était la conviction de ses amis.
Savez-vous ce que j'ai découvert après des investigations inouïes?... Ce n'est rien et c'est énorme.
Ayant obtenu la communication des livres de dépôt de la Caisse d'épargne, j'y ai vu que le 17 avril 185... c'est-à-dire cinq jours après la mort du pauvre Allemand, une certaine Ernestine Bergot avait versé une somme de quinze cents francs...
—Vous le voyez donc! s'écria Daniel, lasse de vivre près de ce vieillard à qui elle devait tout, elle l'a assassiné pour se procurer de l'argent...
Mais le vieux brocanteur, comme s'il n'eût pas entendu, poursuivait:
—Ce que fit Sarah pendant ses trois premiers mois de liberté, je l'ignore... Si elle alla s'installer dans un hôtel meublé, elle y donna un autre nom que le sien... Un employé de la préfecture, grand amateur de curiosités, et à qui j'ai fait faire plus d'un bon marché, a fait consulter pour moi les registres des garnis pendant les mois d'avril, de mai, de juin et de juillet 185... On n'y a point trouvé le nom d'Ernestine Bergot...
Ce dont je suis à peu près certain, cependant, c'est qu'elle songea au théâtre. Un des anciens secrétaires du Théâtre Lyrique m'a dit se souvenir parfaitement d'une certaine Ernestine, belle à étonner l'imagination, qui à deux ou trois reprises vint solliciter une audition.
Si on l'évinça c'est que ses prétentions étaient exorbitantes jusqu'au grotesque. Et cela devait être, car elle avait la tête pleine encore des rêveries ambitieuses de son vieux professeur.
Ce n'est donc qu'à la fin de l'été de cette même année que je retrouve la trace positive de Sarah. Elle habitait alors au haut de la rue Pigalle, avec un jeune peintre, d'un grand talent et très-riche, nommé Théodore de Planix.
L'aimait-elle?... Les amis de cet infortuné jeune homme m'ont assuré que non.
Mais il l'adorait, lui, d'une passion folle, et il en était jaloux au point de tomber dans des accès de désespoir dès qu'elle sortait seule une heure.
Souvent elle se plaignait d'un amour qui restreignait sa chère liberté, et cependant elle patientait, quand la destinée jeta sur son chemin Maxime de Brévan...
Au nom du misérable acharné à leur perte, et dont le succès avait tenu à si peu, Daniel et Mlle Henriette tressaillirent et échangèrent un regard enflammé.
Mais le père Ravinet ne leur laissa pas le temps de le questionner, et froidement, comme s'il eût lu un rapport, il poursuivit:
—Il y avait alors plusieurs années déjà que Justin Chevassat, sorti du bagne, s'était improvisé gentilhomme et promenait, la tête haute, ce nom sonore de Maxime de Brévan.
Qu'il eût réussi à se faufiler dans le monde de la haute vie, qu'il se fût ouvert les portes de beaucoup de salons qui passent pour exclusifs, c'est ce qui ne saurait surprendre à une époque où l'impudence tient lieu de tout.
Dans une société dont la devise, et pour cause, paraît être: «Tolérance et discrétion,» où le premier venu est accepté sans contrôle pour ce qu'il dit et paraît être, Justin Chevassat devait réussir.
Il réussit d'autant plus sûrement qu'avant de se lancer il avait bien pris toutes ses précautions, pareil à ces malfaiteurs qui ne s'aventurent jamais sans un passeport d'autant mieux en règle qu'ils l'ont fabriqué eux-mêmes.
Son passé lui avait enseigné la prudence... Un passé accidenté... moins que celui de Sarah, cependant, et que j'ai eu moins de peine à reconstituer.
Les parents de Justin, les époux Chevassat, actuellement concierges, 23, rue de la Grange-Batelière, étaient établis, il y a quelque trente-huit ou quarante ans, tout au haut du Faubourg-Saint-Honoré.
Ils tenaient un très-modeste établissement, moitié débit de vins, moitié gargote, fréquenté surtout par les domestiques du quartier.
C'était de ces gens de moralité indécise et de principes faciles, comme il y en a trop, honnêtes, tant qu'il n'est pas de leur intérêt ou que l'occasion ne s'est pas présentée de cesser de l'être.
Leur commerce prospérant, ils n'étaient pas malhonnêtes... et si quelqu'une de leurs pratiques oubliait chez eux son porte-monnaie, ils ne manquaient pas de le lui rendre.
Le mari avait vingt-quatre ans et la femme dix-neuf, quand, à leur grande joie, un fils leur naquit.
Ce fut une fête, dans la boutique, et le nouveau-né fut baptisé sous le prénom de Justin, qui était celui de son parrain, lequel n'était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du marquis de Brévan.
Mais avoir un fils est la moindre des choses... L'élever jusqu'à sept ou huit ans, n'est rien... Le difficile est de lui donner une belle éducation qui lui assure une situation dans le monde.
C'est à quoi, désormais, pensèrent incessamment les époux Chevassat.
Ces niais, qui avaient un établissement qui leur rapportait plus que de quoi vivre, où ils devaient avec le temps réaliser une petite fortune, ne se dirent pas que l'agrandir pour le laisser plus tard à leur fils, serait le meilleur et le plus sage pour eux et pour lui.
Non. Ils se jurèrent de sacrifier leurs économies, de se priver même du nécessaire pour faire de leur Justin un homme au-dessus de ses parents, un «beau monsieur...»
Et quel monsieur!... La mère le rêvait commis d'agent de change, ou clerc de notaire pour le moins... Le père aimait à se le représenter employé du gouvernement, titulaire de quelqu'une de ces places brillantes et enviées, où, après vingt-cinq ans de services, on atteint un maximum de trois mille deux cents francs par an.
Le résultat de ces visées ambitieuses fut que dès l'âge de neuf ans le jeune Justin fut envoyé au collége de Versailles.
Il s'y comporta juste assez mal pour se trouver toujours sur le point d'être chassé sans cependant l'être jamais.
Cela touchait peu les époux Chevassat. Ils s'étaient si bien accoutumés à considérer leur fils comme d'une essence supérieure, que jamais il ne put leur entrer dans l'esprit qu'il ne fût pas le premier, le meilleur et le plus remarquable élève du collége.
Si les notes de Justin étaient mauvaises—et elles l'étaient toujours, ils accusaient les professeurs de lui en vouloir. S'il n'avait pas de prix à la fin de l'année—et il n'en avait jamais, ils ne savaient quelle fête lui faire pour le consoler de l'injustice criante dont il était victime.
Les conséquences de ce système se devinent.
A quatorze ans, Justin tenait en mépris profond ses parents, les traitait comme des valets et rougissait d'eux au point de défendre à sa mère de le venir voir au parloir.
Lorsqu'il venait en vacances, il se fût fait couper le bras plutôt que d'aider son père et de verser un verre de vin à un client, et même il fuyait la maison sous prétexte que l'odeur de gargote lui donnait des nausées...
C'est ainsi qu'il atteignit dix-sept ans... Ses études n'étaient pas terminées, mais comme il s'ennuyait au collége, il déclara qu'il n'y voulait plus retourner, et n'y retourna plus.
Son père, bien timidement, lui ayant demandé ce qu'il se proposait de faire, il haussa les épaules pour toute réponse.
Ce qu'il fit? Rien. Il battit le pavé de Paris...
S'habiller à la dernière mode, se promener le cure-dent à la bouche devant les restaurants en renom, se poser en fils de famille dans le quartier Latin, louer une voiture qu'il conduisait lui-même, ayant à ses côtés, les bras croisés, un domestique de louage, tel était l'emploi de ses journées.
Les nuits, il les passait au jeu... et quand il perdait, le tiroir de la gargote paternelle était là.
Ses parents lui avaient loué et confortablement meublé un petit appartement dans leur maison, et ils s'efforçaient de l'y retenir par des prodiges de servilité, délaissant leurs affaires pour être toujours à ses ordres...
Ce qui ne l'empêchait pas de parler continuellement d'aller habiter ailleurs, ne pouvant, disait-il, donner rendez-vous à ses amis dans une maison où son nom se lisait sur l'enseigne d'un établissement de dernier ordre.
Être le fils d'un gargotier et s'appeler Chevassat!... cela le désespérait...
Des chagrins plus sérieux devaient lui venir, après deux ans de cette fastueuse existence.
Un beau matin qu'il avait besoin, prétendit-il, de vingt-cinq louis, ses parents lui apprirent les larmes aux yeux qu'ils n'avaient pas vingt-cinq francs chez eux, qu'ils étaient à bout de ressources, que la veille il leur avait été impossible de payer un billet, qu'ils allaient être poursuivis et que la faillite était imminente.
Ils ne reprochaient pas à Justin d'avoir dévoré leurs économies, oh! non, certes, ils lui demandaient au contraire pardon de n'en avoir plus à lui prodiguer... Et ce n'est qu'en tremblant qu'ils se hasardèrent à lui dire, que peut-être il ferait bien de songer à travailler...
Lui, froidement répondit qu'il réfléchirait, qu'il verrait... mais qu'il lui fallait ses cinq cents francs... Et il les eut. Son père et sa mère avaient encore leur montre et quelques bijoux, et le Mont-de-Piété n'était pas loin.
Cependant il comprit que la caisse qu'il croyait inépuisable était épuisée, et que dorénavant son gousset resterait vide s'il ne trouvait quelque moyen de le remplir lui-même.
Il se mit donc en quête d'un emploi, et son parrain, le valet de chambre, lui en découvrit un, chez un banquier qui cherchait un employé sûr, un jeune homme qu'il dresserait, pour lui confier plus tard le maniement de ses fonds...
La voix du père Ravinet, sur ces derniers mots, s'altéra si sensiblement que d'un commun mouvement Daniel et Mlle Henriette lui demandèrent:
—Qu'avez-vous, monsieur?
Ce ne fut pas lui qui répondit, mais sa sœur, madame Bertolle.
—Mon frère n'a rien, prononça-t-elle, en lui adressant un regard d'encouragement.
—Je n'ai rien, en effet, répéta le bonhomme, comme un écho.
Puis, faisant un effort:
—Tel vous connaissez Maxime de Brévan, continua-t-il, tel était à vingt ans Justin Chevassat: profondément dissimulé, d'un égoïsme féroce, rongé de vanité, enfin, dévoré de convoitises et capable de tout pour les assouvir.
L'idée de s'enrichir très-vite par quelque grand coup était déjà si profondément enracinée dans son esprit, qu'elle lui donna la force, inouïe à son âge, de changer, du jour au lendemain, ses habitudes et son existence.
Ce paresseux, ce prodigue, ce joueur, se leva matin, travailla dix heures par jour et devint le modèle des employés.
Il s'était promis de s'insinuer dans les bonnes grâces de son patron et de le gagner, il y réussit en jouant en hypocrite consommé une merveilleuse comédie.
Il y réussit à ce point que deux ans après son entrée dans la maison, il était élevé à un poste où il se trouvait avoir en maniement de l'argent et des titres...
Ceci se passait avant tous ces... sinistres qui, depuis une douzaine d'années, ont valu aux gardiens de l'argent d'autrui une si déplorable renommée.
Qu'un caissier maintenant décampe en emportant les fonds confiés à son honneur, c'est un fait si commun, que nul ne songe à s'en étonner. Pour que le public blasé s'émeuve, il faut que la somme enlevée atteigne un chiffre fabuleux, qu'il s'agisse de deux ou trois millions, par exemple. Et, en ce cas, ce n'est pas toujours au volé que l'intérêt s'attache.
Au temps dont je vous parle, la fuite d'un caissier était un scandale fort rare.
Les compagnies financières et les banquiers ne comptaient pas encore au nombre de leurs risques celui d'être dévalisés par leurs employés.
Quand on avait remis la clef de son coffre-fort à un garçon dont on connaissait la famille et la vie, on dormait sur les deux oreilles.
Le patron de Justin Chevassat dormait ainsi depuis dix mois, quand un dimanche il eut besoin de certaines pièces de comptabilité qu'il savait enfermées dans un des tiroirs du bureau de Justin.
Faire courir après son employé pour qu'il remît la clef, lui parut chanceux; il envoya simplement chercher un serrurier qui ouvrit le tiroir.
Et la première chose qui sauta aux yeux du banquier fut une traite signée de son nom, et qu'on eût juré signée par lui...
Oui, positivement, c'était sa signature, il la reconnaissait... et si on la lui eût présentée, c'est à peine s'il eût osé n'y pas faire honneur.
Et cependant il était sûr, moralement et physiquement sûr, que ce n'était pas, que ce ne pouvait pas être lui qui avait tracé sur cette traite son nom et son paraphe hardi et compliqué.
A sa stupeur première, un sentiment de poignante inquiétude succéda. Il fit forcer les autres tiroirs, chercha, fouilla, et ne tarda pas à découvrir tous les éléments d'une audacieuse escroquerie, admirablement conçue et combinée, pour lui enlever d'un seul coup de filet un million ou douze cent mille francs....
Un mois de confiance de plus et il allait être à demi ruiné.
Son employé de prédilection était un misérable, un faussaire d'une effrayante habileté.
Sur l'heure, il envoya chercher le commissaire de police, et le lendemain, le lundi, lorsque Justin Chevassat arriva comme d'habitude, il fut arrêté.
A cette tentative avortée, se bornait, pensait-on, le crime de Justin. On se trompait. Une minutieuse vérification des écritures révéla promptement bien d'autres méfaits.
On acquit la preuve que, le surlendemain même du jour où il avait reçu de son patron un poste de confiance, ce malheureux avait volé cinq mille francs et masqué son vol par un faux.
Et depuis, il ne s'était pas écoulé de semaine sans qu'il s'emparât de quelque somme plus ou moins importante, variant de deux mille à dix mille francs... Et toutes ces soustractions étaient dissimulées par des fabrications d'écritures si habiles qu'il avait été une fois malade et suppléé pendant quinze jours et qu'on ne s'était aperçu de rien.
Bref, le total de ses détournements s'élevait au chiffre de cent soixante-quatorze mille francs.
Qu'en avait-il fait?... C'est ce que tout d'abord lui demanda le juge d'instruction. Il répondit qu'il ne lui en restait plus un centime.
Ses explications et ses excuses furent celles de tous ceux qu'on prend la main dans le sac, excuses et explications banales.
Nul, à l'entendre, n'était plus innocent que lui, encore qu'il dût paraître bien coupable. Il en était de lui, jurait-il, comme de l'imprudent qui s'est laissé saisir le bout du doigt par l'engrenage d'une machine. Sa seule faute était d'avoir voulu spéculer à la Bourse. Son patron spéculait bien! Ayant perdu, tremblant pour sa place s'il ne payait pas ses différences, la fatale inspiration lui était venue de puiser à sa caisse... De ce moment, il n'avait plus eu qu'une idée fixe: rendre ce qu'il avait pris... S'il avait joué de nouveau, c'était par excès d'honnêteté, et parce qu'il espérait toujours gagner de quoi restituer... mais une déveine extraordinaire l'avait poursuivi. Si bien que, voyant le déficit se creuser de plus en plus, assailli de terreurs et de remords, il était devenu comme fou, et n'avait plus gardé de mesure...
Il appuyait beaucoup sur cette circonstance atténuante que ces cent soixante-quatorze mille francs avaient été intégralement perdus à la Bourse, et qu'il se fût considéré comme le dernier des coquins s'il en eût détourné la moindre portion pour ses besoins personnels.
Le malheur est que les fausses traites trouvées dans ses tiroirs rendaient peu admissible ce système de défense.
Persuadé que les sommes volées n'avaient point été dissipées, le juge d'instruction soupçonna les parents de l'accusé de les recéler. Il les interrogea, et recueillit contre eux assez de charges pour signer leur arrestation. Mais il fut obligé de les relâcher plus tard, faute de preuves suffisantes, et Justin Chevassat fut seul traduit devant la cour d'assises.
Son cas était grave, mais il eut la chance de choisir un jeune avocat qui inaugura en cette affaire un genre de défense souvent imité depuis.
Il ne perdit point ses peines à essayer de justifier son client; il accusa carrément le banquier... Etait-ce bien un homme sensé, disait-il, celui qui confiait des sommes si considérables à un employé si jeune!... N'était-ce pas l'exposer à des tentations trop fortes, le provoquer en quelque sorte au vol! Comment ce banquier ne vérifiait-il pas plus attentivement ses livres!... Qu'était-ce que cette maison où un caissier pouvait en dix mois détourner cent soixante-quatorze mille francs sans qu'on s'en aperçût!... Enfin, que penser d'un patron qui donnait à ses commis le scandaleux exemple des immorales opérations de Bourse!...
Justin Chevassat en fut quitte pour vingt ans de travaux forcés.
Ce qu'il fut au bagne, vous pouvez l'imaginer maintenant que vous le connaissez. Il y réalisa le type ignoble du «bon forçat» grimé de repentirs hypocrites, se ménageant des protections à force d'abjections et de bassesses.
Cette conduite ne manquait pas d'adresse, puisque, au bout de trois ans et dix mois, il fut gracié.
Mais ce temps n'avait pas été perdu pour lui. Au contact des plus vils coquins, ses exécrables instincts s'étaient épanouis, sa scélératesse s'était trempée d'une trempe plus solide, il s'était complété, en un mot.
Et pendant qu'il traînait la jambe sous le gourdin du garde-chiourme, il arrêtait et mûrissait pour l'avenir un plan dont il ne s'écarta pas.
Il rêvait au moyen de s'incarner dans un personnage nouveau, sous lequel jamais on n'irait chercher l'ancien.
Comment il s'y prit, je puis vous le dire:
Par son parrain le valet de chambre, mort avant sa condamnation, Justin Chevassat connaissait jusqu'en ses moindres détails l'histoire de la famille de Brévan.
C'était une histoire bien triste. Le vieux marquis était mort insolvable, après avoir perdu ses cinq fils, qui étaient allés chercher la fortune à l'étranger...
Cette noble famille étant éteinte, Justin se dit qu'il la continuerait.
Il savait que les Brévan étaient originaires du Maine, qu'ils avaient eu autrefois des propriétés immenses aux environs du Mans, et qu'ils n'y avaient pas paru depuis plus de vingt ans.
Se souviendrait-on encore d'eux dans un pays où ils avaient été tout-puissants? Assurément oui. Se serait-on assez inquiété d'eux pour savoir au juste ce qu'étaient devenus le marquis et ses fils? Evidemment non.
Tout le plan de Chevassat reposait sur ces calculs...
Libéré, il ne s'inquiéta que de faire perdre ses traces, et quand il se crut sûr d'y être parvenu, il se rendit au Mans, sous le nom de celui des fils du marquis dont l'âge se rapprochait le plus du sien.
Qu'il fût bien véritablement Maxime de Brévan, c'est ce dont personne ne douta une minute. Qui donc eût douté, en le voyant racheter, moyennant quatre-vingt mille francs, l'ancienne maison de Brévan, une sorte de ruine à peine habitable, et une petite métairie qui en dépendait?
Car il poussa jusqu'à ce point le soin de son rôle. Et il paya comptant, prouvant ainsi, pour moi, que le juge d'instruction ne s'était point trompé, et que les Chevassat étaient réellement les complices de leur fils.
Et il eut la constance d'habiter quatre ans sa petite propriété, s'exerçant à la vie de gentilhomme campagnard, reçu à bras ouverts par la noblesse des environs, se créant des amis, des relations, des appuis, s'incarnant de plus en plus en Maxime de Brévan...
Quel but poursuivait-il à cette époque? J'ai toujours supposé qu'il espérait se marier richement et consolider ainsi définitivement sa situation... Et cet espoir fut bien près de se réaliser...
Il était sur le point d'épouser une jeune fille du Mans, qui lui eût apporté cinq cent mille francs de dot, les bans allaient être publiés, quand tout à coup le mariage fut rompu... on n'a jamais bien su pourquoi.
Ce qui est certain, c'est qu'il en conçut un si vif dépit qu'il vendit sa propriété et quitta le pays...
Et il habitait Paris depuis trois ans... plus Maxime de Brévan que jamais, quand il rencontra Sarah Brandon.
Il y avait plus de trois heures que le père Ravinet parlait, sa lassitude devenait manifeste et les cordes de sa voix se détendaient.
Cependant, c'est en vain que Daniel, Mlle Henriette et Mme Bertolle elle-même, joignirent leurs instances pour le déterminer à se reposer un moment.
—Non, répondit-il, j'irai jusqu'au bout... Ne faut-il pas que, dès demain, c'est-à-dire aujourd'hui même, M. Champcey soit en mesure d'agir!...
Il se contenta donc d'avaler quelques gorgées de thé, que sa sœur venait de lui servir, et d'un accent plus ferme:
—C'est à un bal travesti, reprit-il, chez un ami de M. de Planix, que Sarah Brandon—elle n'était encore que Ernestine Bergot—et Justin Chevassat, devenu M. de Brévan, se virent pour la première fois.
Lui demeura béant, ébloui de la prestigieuse beauté de cette jeune femme, et elle fut, elle, singulièrement frappée de l'expression de la physionomie de Maxime.
Peut-être se devinèrent-ils en un regard, peut-être eurent-ils l'intuition soudaine de ce qu'ils étaient... Toujours est-il qu'ils se rapprochèrent vite, entraînés l'un vers l'autre par une instinctive et irrésistible attraction.
Ils dansèrent plusieurs fois ensemble; assis l'un près de l'autre pendant le souper, ils causèrent longuement; et quand le bal fut fini, ils s'étaient déjà promis de se revoir.
Ils se revirent, en effet, et, si ce n'était pas profaner ce mot sublime, je dirais qu'ils s'aimèrent.
N'étaient-ils pas faits pour se comprendre et créés en quelque sorte l'un pour l'autre, également corrompus qu'ils étaient jusqu'aux moëlles, dévorés de convoitises semblables, et pareillement dépouillés de tous ces préjugés—comme ils disaient—de justice, de morale et d'honneur qui enchaînent le vulgaire?
Comment l'idée d'associer leurs ambitions, leurs vices et leurs hontes ne leur serait-elle pas venue, quand ils eurent reconnu qu'ils se complétaient si merveilleusement!...
C'est qu'en ces premiers jours, sincères en leurs épanchements, ils n'eurent pas de secrets l'un pour l'autre; la passion leur avait arraché leur masque d'hypocrisie et chacun mettait une sorte de vanité à remuer devant l'autre toutes les boues de son passé.
Oui, c'est ainsi qu'ils agirent, et je n'en veux pour preuve que la constance de leur liaison, alors que depuis longtemps ils ont cessé de s'aimer...
Car maintenant ils se haïssent... mais ils se craignent. Dix fois ils ont essayé de rompre, dix fois ils ont été forcés de renouer, rivés l'un à l'autre par une chaîne bien autrement lourde et infrangible que celle de Maxime de Brévan au bagne, chaîne dont chaque anneau est un crime...
Cependant, ils durent d'abord dissimuler... l'argent leur manquait.
En ajoutant à ce qu'elle avait volé lors de la mort de son bienfaiteur tout ce qu'elle avait tiré de M. de Planix, Sarah ne réunissait pas plus d'une quarantaine de mille francs. Ce n'était pas seulement, disait-elle, de quoi couvrir les frais d'une installation passable.
Quant à M. de Brévan, si ménager qu'il eût été des sommes volées à son patron, il en avait vu la fin...
Depuis huit ou dix mois, il en était réduit, pour se soutenir, à toutes sortes d'expédients périlleux. Il roulait voiture... et plus d'une fois, cependant, il s'était estimé très-heureux d'extorquer une pièce de vingt francs à ses parents, qu'il visitait en secret depuis qu'ils avaient quitté leur gargote pour la loge du nº 23 de la rue de la Grange-Batelière.
Loin donc de pouvoir être utile à Sarah, c'est avec de véritables transports de joie qu'il accepta dix mille francs qu'elle lui apporta, dès qu'elle sut sa détresse.
«—Ah! lui disait-elle souvent, que n'avons-nous la fortune de cet imbécile de Planix!...»
De là à tenter de s'en emparer, de cette fortune tant convoitée, il n'y avait qu'un pas... ils le franchirent...
Pour commencer, Sarah décida M. de Planix à faire un testament par lequel il l'instituait sa légataire universelle.
Comment elle obtint cela de ce garçon, jeune, heureux, plein de santé, sans éveiller en lui le plus léger soupçon, on s'en étonnerait, si on ne savait que la passion explique ce qui semble le plus inexplicable.
Ce point obtenu, M. de Brévan se chargea de présenter dans le cercle que fréquentaient Sarah et M. de Planix, un de ses amis qu'on disait et qui était réellement la meilleure lame de Paris, brave garçon d'ailleurs, l'honneur même, plutôt endurant que querelleur, M. de Pont-Avar.
Sans se compromettre, et avec l'infernale adresse dont elle seule est capable, Sarah fut avec ce brave garçon tout juste assez coquette pour qu'il se crût autorisé à lui faire quelque peu la cour... Le soir même elle s'en plaignit amèrement à M. de Planix et sut si bien intéresser sa vanité et échauffer à blanc sa jalousie, qu'à trois jours de là il s'emportait jusqu'à souffleter M. de Pont-Avar, en présence de dix personnes.
Une rencontre devenait inévitable, et M. de Brévan, en paraissant vouloir l'empêcher, ne fit qu'animer les deux adversaires d'une colère furieuse.
Le combat eut donc lieu à l'épée, au bois de Vincennes, un samedi matin...
Et après moins d'une minute d'engagement, M. de Planix, atteint d'un coup droit en pleine poitrine, s'affaissa comme une masse.
On s'approcha... il était mort. Il n'avait pas encore vingt-sept ans...
Si délirante fut la joie de Sarah, que c'est à peine si elle, l'incomparable comédienne, elle parvint à verser, pour le monde, quelques larmes hypocrites sur le cadavre encore chaud de cet homme qui l'avait tant aimée, et qu'elle avait assassiné.
Pendant qu'agenouillée près du lit, elle cachait son visage dans ses mains, elle ne songeait qu'au testament, qu'elle savait enfermé dans le secrétaire, sous une grande enveloppe scellée d'un large cachet de cire rouge...
Le jour même, il fut ouvert et lu par le juge de paix qu'on était allé quérir pour apposer les scellés.
Et alors, véritablement désespérée, Sarah pleura des larmes de rage.
Pris d'une sorte de remords de sa faiblesse, et à un moment où une absence de Sarah le mettait hors de lui, M. de Planix avait ajouté deux lignes à ses dispositions.
Il disait bien toujours: «J'institue pour ma légataire universelle Mlle Ernestine Bergot,» mais il avait écrit plus bas: «A la condition de donner à chacune des deux demoiselles de Planix, mes sœurs, la somme de cent cinquante mille francs.» C'était cent mille écus à donner, et la fortune de M. de Planix s'élevait à peine à quatre cent mille francs...
Aussi, les premiers mots de Sarah, le soir, en arrivant chez M. de Brévan, furent:
«—Nous sommes volés!... Planix n'est qu'un misérable... Il ne nous restera pas cent mille francs!...»
Ce fut Maxime qui, le premier, prit son parti de cette déception; la somme lui paraissait encore énorme pour un crime sans péril, et il n'en voulait pas moins, ainsi que c'était convenu avant, épouser Sarah.
Mais elle rejeta bien loin ses instances, disant que cent mille francs c'était à peine le revenu qu'elle rêvait, et qu'il fallait attendre.
C'est alors que chez M. de Brévan le joueur se révéla... Il croyait au jeu, ce misérable; il croyait aux fortunes gagnées par le jeu... Il avait des systèmes pour ne jamais perdre, qu'il disait infaillibles.
Il offrit à Sarah de risquer, pour les décupler, les cent mille francs, et elle accepta, séduite par la hardiesse de la proposition.
Ils décidèrent donc qu'ils ne cesseraient de jouer qu'après avoir gagné un million ou perdu tout ce que possédait Sarah, environ cent vingt-cinq mille francs... Et ils partirent pour Hombourg.
Là, pendant un mois, ils menèrent une existence enragée, passant dix heures au jeu, fiévreux, haletants, luttant contre la banque avec un acharnement, et il faut ajouter avec une habileté et un sang-froid incroyables.
J'ai retrouvé un vieux croupier qui se souvient encore d'eux. Par deux fois, ils en furent à jeter leur dernier billet de mille francs, et leur gain, un jour de veine, dépassa quatre cent mille francs...
Ce jour-là, Maxime voulut quitter Hombourg... Sarah, qui tenait la caisse, s'y opposa, répétant sa devise favorite: Tout ou rien.
Ce fut: Rien. La victoire, comme toujours, resta aux gros bataillons, et un soir les deux complices se retrouvèrent dans leur chambre d'hôtel, ruinés, décavés, sans un florin, ayant tout vendu, jusqu'à leurs montres et devant une certaine somme à leur hôtelier...
Ce soir-là, Maxime parlait de se brûler la cervelle... Jamais, au contraire, Sarah n'avait été plus gaie...
Et le lendemain, dès le matin, elle s'habilla et sortit, disant que c'était pour une idée qui lui avait passé par la tête, et qu'elle allait revenir...
Mais elle ne revint pas, et tout le jour, M. de Brévan, dévoré d'angoisses, attendit... A cinq heures, seulement, un commissionnaire lui apporta une lettre... Il l'ouvrit, trois billets de mille francs tombèrent à ses pieds...
La lettre disait:
«Quand tu recevras ce mot, je serai loin de Hombourg... Ne m'attends plus... Voici de quoi regagner Paris... Quand j'aurai fait notre fortune tu me reverras.
«SARAH.»
Maxime, tout d'abord, demeura stupide d'étonnement... Etre ainsi abandonné, être «lâché» sans plus de façons, lui, par Sarah!... Il n'en pouvait revenir.
Mais la colère ne tarda pas à lui monter au cerveau, et en même temps un immense désir de vengeance... Seulement, pour se venger, il s'agissait de retrouver l'infidèle. Qu'était-elle devenue? Où s'était-elle réfugiée?...
A force de réfléchir et de chercher, M. de Brévan se rappela que deux ou trois fois, depuis que la déveine les poursuivait, il avait aperçu Sarah en grande conversation avec un long et maigre gentleman, d'une quarantaine d'années, qui promenait dans les salles de jeu ses favoris blonds en nageoires, sa distinction raide et son visage ennuyé.
Pas de doutes!... Sarah, ruinée, devait s'être laissée facilement séduire par ce gentleman aux apparences de millionnaire.
Où demeurait-il?... A l'hôtel des Trois-Rois. Maxime y courut...
Malheureusement il arrivait trop tard... Le gentleman était parti le matin même pour Francfort, par le train de dix heures quarante-cinq, avec une dame d'un certain âge et une jeune personne remarquablement jolie.
Sûr de ne s'être pas trompé, M. de Brévan partit sur l'heure pour Francfort, persuadé que la radieuse beauté de Sarah le guiderait comme une étoile. Mais il eut beau battre la ville, courir les hôtels, lasser tout le monde de ses questions, il ne retrouva pas la trace des fugitifs.
Et quand le soir, brisé de fatigue, il eut regagné sa chambre... il pleura.
Jamais, à aucun moment de sa vie, il ne s'était estimé si malheureux... Perdant Sarah, il lui semblait qu'il perdait tout... En cinq mois qu'avaient duré leurs relations, elle avait pris sur lui un empire si absolu que, livré à ses seules forces, il se trouvait comme un enfant égaré, sans idées, sans résolution...
Qu'allait-il devenir, maintenant qu'il n'aurait plus pour l'inspirer et le soutenir cette femme au génie fécond en intrigues, dont l'audace jamais ne se déconcertait, d'une énergie toute-puissante pour le mal?
Sarah, d'ailleurs, l'avait grisé de si magnifiques espoirs, elle avait ouvert à ses convoitises de si prestigieux horizons, qu'il souriait de pitié en songeant à ce qui jadis eût comblé ses vœux.
Avoir rêvé quelqu'une de ces scélératesses énormes qui enrichissent d'un coup, et retomber aux mesquines escroqueries d'autrefois... quelle misère!... Son cœur s'en soulevait de dégoût, comme l'estomac de l'homme qui, après avoir flairé le fumet des cuisines transcendantes, en est réduit à revenir dîner à son infime gargote...
C'est qu'il savait quels embarras l'attendaient à sa rentrée à Paris. Ses créanciers, inquiétés par son absence, allaient l'assaillir... Comment les ferait-il patienter?... Où prendrait-il de quoi leur verser quelques à-comptes?... Comment trouverait-il sa vie de chaque jour?... Toutes ses impostures allaient-elles donc être perdues?... Sombrerait-il avant d'avoir saisi cette occasion rebelle de fortune qu'il guettait!...
N'importe, il revint à Paris, tint tête à l'orage, traversa la crise, et reprit son existence compliquée d'expédients, associé avec un chevalier d'industrie comme lui, un certain Fernand de Coralth, réussissant, à force d'adresse, à sauver les apparences et à préserver de tout soupçon le nom qu'il avait volé...
Ah! si les honnêtes gens savaient tout ce que cache de misères, d'humiliations et d'angoisses, certaines existences dont le faste menteur les offusque, ils s'estimeraient bien vengés.
Il est certain qu'à cette époque Maxime de Brévan passa par de tristes quarts d'heure, qu'il regretta plus d'une fois de n'être pas resté tout bêtement honnête homme; c'est si simple... et si habile!
C'est qu'aussi, après deux ans, il n'était pas encore consolé du départ de Sarah... Souvent, en ses jours de détresse, il se rappelait sa phrase d'adieu: «Quand j'aurai fait notre fortune, je reviendrai...» Certes, il la croyait bien de force à conquérir des millions, mais quand elle les tiendrait, se souviendrait-elle de ses promesses?... Où était-elle, que devenait-elle?...
Sarah habitait alors l'Amérique.
Ce long gentleman blond, cette dame à l'air si respectable qui l'avaient enlevée, n'étaient autres que sir Thomas Elgin et mistress Brian.
Qui étaient ces gens?... Le temps m'a manqué pour recueillir sur leur passé des renseignements complets. Ce que je sais, c'est qu'ils étaient de ces aventuriers qu'on rencontre dans les villes d'eaux et de jeux l'été, à Nice, à Monaco ou en Italie l'hiver. Escrocs de bon ton, qui joignant à une habileté consommée la plus excessive prudence, qu'on soupçonne parfois, qu'on ne surprend jamais, et qui doivent à leur entente de la vie, à l'art qu'ils ont d'être agréables ou utiles, au laisser-aller du voyage, enfin, des relations qui étonnent, et souvent même d'honorables amitiés.
Anglais l'un et l'autre, sir Thom et mistress Brian avaient jusqu'alors trouvé le secret de vivre largement. Mais la vieillesse venait, et ils commençaient à s'inquiéter de l'avenir, quand ils aperçurent Sarah.
Ils la devinèrent comme elle avait deviné Maxime de Brévan, et ils virent en elle un admirable instrument de fortune.
Si admirable, qu'ils n'hésitèrent pas à lui proposer de devenir leur associée, résolus à risquer sur elle tout ce qu'ils possédaient, soixante-dix ou quatre-vingt mille francs.
Tant qu'il lui était resté un florin à jouer, Sarah n'avait répondu ni oui ni non. Ayant tout perdu, elle s'était mise à la discrétion de mistress Brian et de sir Elgin moyennant les trois mille francs qu'elle avait envoyés à Maxime.
Ce que ce couple honorable comptait faire d'elle, vous l'avez vu... un piège à billets de mille francs. Ils savaient bien qu'à cette éblouissante beauté, les dupes se viendraient prendre comme les alouettes au miroir...
Et ne croyez pas cette idée neuve, monsieur Champcey, ni rare...
Dans toutes les capitales de l'Europe, vous trouverez à cette heure de ces créatures idéales que produisent, dans le plus grand monde, des aventuriers cosmopolites. Elles ont six ou sept ans, de dix-huit à vingt-cinq, pour enlever à la pointe de leurs œillades, leur fortune et celles de leurs cornacs... Et selon l'occasion, leur adresse et le caprice de la bêtise humaine, elles épousent un millionnaire ou finissent patronnes d'un tripot clandestin, ayant autant de chances pour tomber sur les coussins du carrosse d'un prince, que pour rouler, de chute en chute, au plus profond des cloaques sociaux.
Sir Elgin et mistress Brian s'étaient dit qu'ils exhiberaient Sarah à Paris, qu'elle épouserait un duc cinq ou six fois millionnaire, et qu'ils auraient pour leurs peines et soins une cinquantaine de mille francs de rente à se partager.
Mais pour tenter l'aventure avec de sérieuses chances de succès, il était indispensable de dépayser cette Parisienne, de lui constituer un état civil nouveau, de la styler, de la dresser, de l'exercer au métier qu'elle allait faire.
De là, ce voyage et ce long séjour en Amérique.
Le hasard servit bien ces misérables. A peine débarqués, ils réussirent à substituer leur protégée à la fille du général Brandon, exactement comme Justin Chevassat s'était substitué à Maxime de Brévan.
Si bien que pour la haute société de Philadelphie, Ernestine Bergot fut bien et dûment miss Sarah Brandon.
Non moins prévoyant que Brévan, sir Elgin, malgré l'exiguïté de ses ressources, acheta, au nom de sa protégée, moyennant un millier de dollars, d'assez vastes terrains où il n'y avait pas le moindre puits à pétrole, mais où il eût pu y en avoir...
Toutes choses dont j'ai des preuves, que je fournirai le moment venu...
Depuis un instant, Daniel et Mlle Henriette échangeaient des regards ébahis.
Ils étaient confondus de la somme prodigieuse de pénétration, de ruse, de patience, d'investigations laborieuses que représentait le récit du vieux brocanteur.
Lui, poursuivait:
—Il avait fallu peu de jours à sir Tom et à mistress Brian, pour reconnaître à quel point leur flair les avait bien servis... Six mois ne s'étaient pas écoulés que cette belle fille, dont ils avaient entrepris l'éducation, parlait l'anglais aussi purement qu'eux-mêmes, et était devenue leur maîtresse, les dominant de toute la hauteur de sa perversité. Du jour où mistress Brian lui eût montré son rôle, Sarah y entra si naturellement et si complétement que l'actrice disparut.
Elle avait compris les avantages immenses que lui présentait ce personnage de jeune vierge américaine, et quels effets irrésistibles elle tirerait d'une excentricité savante, de sa liberté d'allures, et d'une franchise effrontément naïve. Enfin, au bout de vingt-huit mois, sir Elgin décida que le moment d'entrer en scène était venu...
C'est donc vingt-huit mois après la séparation de Hombourg, que M. de Brévan reçut un jour un billet ainsi conçu:
«Présentez-vous ce soir, à 9 heures, rue du Cirque, chez sir Thomas Elgin, et... attendez-vous à une surprise.»
Il s'y présenta. Un long gentleman lui ouvrit la porte du salon, et à la vue d'une jeune femme assise près de la cheminée, ébloui, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Ernestine... est-ce possible!...»
Mais elle, l'interrompant: «Vous vous trompez, dit-elle... Ernestine Bergot est morte et enterrée près de Justin Chevassat... cher monsieur de Brévan. Allons... quittez cet air ahuri, et embrassez la main de miss Sarah Brandon...»
C'était le ciel qui s'ouvrait, pour Maxime de Brévan.
Elle lui était donc enfin rendue, cette femme qui avait traversé sa vie comme un orage, et dont le souvenir lui était resté au cœur comme un poignard dans la blessure.
Elle lui revenait donc, plus que jamais parée de séductions irrésistibles, et c'était, pensait-il, la passion seule qui la lui ramenait.
Sa vanité le fourvoyait.
Il y avait longtemps déjà que Sarah Brandon avait cessé de l'admirer. Lancée dans le monde des aventuriers de la haute vie, elle n'avait pas tardé à apprécier Maxime à sa juste valeur. Elle le voyait tel qu'il était, lâche, cauteleux, mesquin, incapable de combinaisons hardies, à peine bon pour des gredineries de deux sous, ridicule enfin, comme l'est un coquin besoigneux.
Seulement, tout en le méprisant, Sarah le voulait près d'elle... Sur le point d'engager une partie décisive, elle sentait la nécessité d'un de ces complices à qui on peut se livrer sans restrictions. Elle avait bien mistress Brian et sir Tom, mais elle se défiait d'eux. Ils la tenaient et elle ne les tenait point. Tandis que M. de Brévan, il était bien à elle, celui-là, dépendant de son caprice, comme le bloc de glaise de la fantaisie du sculpteur.
Il est vrai que Maxime parut consterné quand elle lui eût appris que cette immense fortune dont elle avait enflammé ses convoitises était encore à faire, et qu'elle n'était pas plus avancée que le jour où elle l'avait quitté.
Elle eût pu dire qu'elle l'était moins.
Les vingt-huit mois qui venaient de s'écouler avaient fait de rudes brèches aux économies de sir Elgin et de mistress Brian. Et quand ils eurent soldé leur installation de la rue du Cirque, payé d'avance la location d'un coupé, d'une calèche et de deux chevaux de selle, c'est à peine s'il leur resta vingt mille francs.
Ils se trouvaient donc condamnés à réussir dans l'année ou à sombrer... Et ainsi acculés ils devenaient singulièrement redoutables.
Ils étaient résolus à se jeter furieusement sur la première proie qui passerait à leur portée, quand le hasard leur amena le malheureux caissier de la Société d'escompte mutuel... Malgat...
XXXI
Depuis un instant, la fatigue du vieux brocanteur avait disparu. Il s'était redressé, la lèvre frémissante, son œil jaune s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait...
—Seuls, poursuivit-il, les imbéciles n'attachent d'importance qu'aux grands événements... Ce sont les petits, au contraire, ceux qui semblent indifférents, qu'il faut craindre, car seuls ils décident de la vie, de même que ce n'est jamais que par un grain de sable que sont désorganisées les plus puissantes machines...
C'est par une belle après-midi du mois d'octobre que, pour la première fois, Sarah Brandon apparut à Malgat...
C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, appartenant à une vieille et honorable famille bourgeoise, de mœurs simples, content de son sort et un peu naïf comme tous ceux qui ont vécu loin des intrigues.
Il n'avait qu'une passion: entasser dans les cinq pièces de son appartement des curiosités de toutes sortes, heureux pour huit jours quand il avait déniché quelque faïence de prix ou un meuble rare qu'il payait bon marché.
Il n'était point riche, tout son patrimoine ayant passé à enrichir sa collection, mais sa place lui valait une quinzaine de mille francs et il était assuré d'une retraite de deux mille écus.
Honnête, il l'était dans la plus magnifique acception du mot, de cette honnêteté instinctive qui ne se raisonne pas, mais qui est dans le sang même.
Depuis quinze ans qu'il était caissier, des centaines de millions avaient passé par ses mains, sans éveiller en lui l'ombre d'une convoitise. Et c'est avec une aussi parfaite indifférence que s'il eût remué des cailloux et des feuilles sèches qu'il maniait les pièces d'or et les billets de banque.
C'était plus que de l'estime, que ses directeurs avaient pour lui, c'était une amitié sincère et dévouée. Si absolue était leur confiance en lui, qu'ils eussent ri au nez de quiconque fût allé leur dire: Malgat est un voleur!...
Tel était l'homme qui était à sa caisse comme tous les jours, de dix à quatre heures, quand, à son guichet, se présenta un gentleman qui venait toucher le montant d'une traite tirée sur la Société d'escompte, par la Banque centrale de Philadelphie.
Ce gentleman, qui n'était autre que sir Elgin, s'exprimait si péniblement en français, que pour plus de facilités, Malgat le pria d'entrer dans son bureau... Il y entra suivi de Sarah Brandon...
Comment vous dire l'éblouissement du pauvre caissier à cette fulgurante apparition!... C'est à peine s'il put balbutier les explications indispensables, et le gentleman et la jeune fille étaient partis depuis longtemps qu'il demeurait encore abîmé dans une extase idiote...
Une de ces foudroyantes passions, qui guettent les hommes de mœurs pures au passage de la quarantaine venait de fondre sur lui...
Hélas! Sarah n'avait que trop discerné le triomphe de sa beauté. Certes, Malgat était bien loin d'être la dupe conjugale rêvée par ces aventuriers, mais il avait les clefs d'une caisse où affluaient les millions... On pouvait toujours en tirer quelque chose, de quoi attendre... Leur plan fut vite arrêté.
Dès le lendemain, sir Elgin se représentait seul à la caisse pour demander quelques renseignements... Il revint trois jours plus tard avec une nouvelle traite... A la fin de la semaine, il fournit à Malgat l'occasion de lui rendre un léger service...
Si bien que des relations s'établirent, qui au bout d'une quinzaine autorisèrent sir Tom à inviter le caissier à dîner chez lui, rue du Cirque.
Une voix au-dedans de lui, un de ces pressentiments qu'on devrait toujours écouter, criaient à Malgat de refuser cette invitation... Déjà il ne s'appartenait plus.
Il alla dîner rue du Cirque, et en sortit fou à lier...
Il lui avait semblé sentir tout le temps les yeux de Sarah Brandon arrêtés sur lui, ces yeux étranges et sublimes, qui bouleversent l'être jusqu'en ses plus intimes profondeurs, qui dissolvent les plus robustes énergies, qui troublent les sens et égarent la raison, qui éblouissent, qui enchantent, qui fascinent...
La plus vulgaire politesse commandait à Malgat de rendre une visite à sir Tom et à mistress Brian... Cette visite fut suivie de beaucoup d'autres.
Assurément, un homme moins aveuglé eût soupçonné un piége, tant les misérables, harcelés par la nécessité, menèrent vivement leur intrigue...
Six semaines après avoir aperçu Sarah Brandon, Malgat se croyait éperdûment aimé d'elle...
C'était absurde, c'est vrai, stupide, grotesque... N'importe, il le croyait... Il croyait à la vérité des regards de flamme dont elle l'enveloppait, à la vérité des enivrantes caresses de sa voix et de ses rougeurs divines dès qu'il entrait...
C'est alors que commença le second acte de cette ignoble comédie.
Mistress Brian, un jour, tout à coup, parut s'apercevoir de quelque chose, et fort nettement elle pria Malgat de ne plus remettre les pieds rue du Cirque, l'accusant de chercher à suborner sa nièce... Vous voyez d'ici, n'est-ce pas, cet imbécile, protestant de la pureté de ses intentions, jurant qu'il s'estimerait le plus heureux des hommes si on daignait lui accorder la main de Sarah... Mais sir Tom, d'un ton hautain, lui demanda d'où lui venait tant d'outrecuidance, et s'il se croyait fait pour devenir le mari d'une héritière qui portait dans son tablier une dot de deux cent mille dollars.
Malgat sortit en se tenant aux murs, désespéré, résolu à se tuer... Si résolu, qu'en rentrant chez lui, il chercha parmi ses curiosités un vieux pistolet à pierre et se mit à le charger...
Ah! que ne se tua-t-il alors, il eût emporté au tombeau ses décevantes illusions et son honneur intact!...
Il en était à écrire ses dernières volontés, quand on lui apporta une lettre de Sarah.
«Quand une fille comme moi aime, lui écrivait-elle, c'est pour la vie, et elle est à celui qu'elle aime ou elle n'est à personne. Si votre amour, à vous, est vrai, si les obstacles et le danger ne vous épouvantent pas plus que moi, demain soir, à dix heures, vous frapperez à la porte de la cour... j'ouvrirai!...»
Ivre de joie et d'espérances, Malgat se rendit à ce fatal rendez-vous... Savez-vous ce qui advint? Sarah se jeta à son cou, et avec une véhémence extraordinaire:
«—Je t'aime, lui dit-elle, enlève-moi, fuyons!...»
Ah! s'il l'eût prise au mot, si, lui offrant le bras, il lui eût répondu: «Oui, partons!...» l'intrigue était peut-être déjouée, et il eût peut-être été sauvé, car certainement elle ne l'eût pas suivi...
Mais avec cette pénétration qui tient du prodige, et qui semble un don de seconde vue, elle avait jugé le caissier, et elle se risqua, bien sûre qu'il reculerait.
Et en effet, il recula, l'idiot, il eut peur... Il se dit qu'abuser de l'amour de cette jeune fille si pure et si naïvement confiante, pour l'arracher à sa famille, pour la perdre, serait une indigne action...
Et il eut sur lui-même cette étonnante puissance, de la dissuader de fuir, et d'obtenir d'elle qu'elle prendrait patience, qu'elle s'en remettrait un peu au temps, pendant que lui, réfléchirait aux moyens de tourner les obstacles...
Bien des heures après avoir quitté Sarah Brandon, Malgat n'était pas revenu de son étourdissement et il se fût cru le jouet d'un songe sans le parfum pénétrant qui s'était attaché à ses habits à la place où elle avait appuyé sa tête charmante.
Mais quand enfin il essaya d'étudier la situation, il dut reconnaître qu'il s'était bercé d'illusions enfantines, que jamais il ne triompherait des résistances de sir Tom et de mistress Brian...
Il n'était pour lui qu'un moyen, un seul, de la posséder, cette femme éperdûment adorée, et c'était celui qu'elle-même avait osé proposer: un enlèvement.
S'y résoudre, c'était, pour Malgat, briser sa vie, perdre sa position, rompre violemment avec le passé pour se précipiter dans l'inconnu... Mais il songeait bien à cela, en vérité, à un moment où il escomptait par la pensée les plus étonnantes félicités qui puissent combler l'âme humaine.
C'est alors que, résolu à fuir, un obstacle se dressa devant lui auquel il n'avait pas pensé d'abord. L'argent lui manquait. Condamnerait-il donc aux humiliations de la gêne cette riche héritière qui s'abandonnait à lui, cette belle jeune fille accoutumée à toutes les superfluités du luxe? Non, ce n'était pas possible.
Et cependant, c'est à peine si tout son avoir disponible s'élevait à quelques centaines de louis... Sa fortune était représentée par toutes ces curiosités entassées en son logis, qui le charmaient autrefois, qui maintenant lui faisaient hausser les épaules.
Assurément, il en avait là pour deux cent mille francs au bas mot... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on trouve à se défaire d'une telle collection... Et le temps pressait.
Plusieurs fois, secrètement, il avait revu Sarah, et à chaque entrevue elle lui avait paru plus triste et plus inquiète... Elle n'avait à lui apporter que des nouvelles désolantes: Mistress Brian prétendait la marier, sir Tom voulait la dépayser.
Et c'est avec de tels soucis que le pauvre caissier accomplissait sa tâche quotidienne, et que machinalement, du matin au soir, il recevait ou payait des millions... Et pourtant jamais, je le jure, la pensée ne lui vint de détourner quelque chose de ces flots d'or qui coulaient entre ses mains...
Il était résolu de vendre en bloc sa collection, à n'importe quel prix, quand un jour, quelques instants avant la fermeture des bureaux, une femme se présenta au guichet, dont un ample vêtement déguisait la taille, et qui cachait son visage sous un épais voile de guipure.
Cette femme souleva son voile... C'était elle!... C'était Sarah Brandon!...
Eperdu, Malgat la fit entrer... Quel malheur était survenu, capable de la décider à une telle démarche?... Elle le lui dit en deux mots:
Informé de leurs rendez-vous, sir Tom venait de lui signifier de se tenir prête à partir le lendemain pour Philadelphie.
Ainsi, l'heure décisive était venue, où il fallait opter entre l'un de ces deux partis: Fuir le jour même ou être séparés à jamais.
Ah! jamais Sarah n'avait été si belle qu'en ce moment où elle semblait affolée de douleur, jamais de sa personne exquise ne s'était dégagé un charme si puissant ni si irrésistible. Sa respiration haletait, soulevant sa poitrine d'un mouvement précipité, et de grosses larmes, comme un chapelet de perles qui se fût égrené, roulaient le long de ses joues pâles.
Plus étourdi que par un coup de massue, Malgat demeurait pantelant devant elle, et l'imminence du péril lui arracha le secret de ses longues hésitations... Il se résigna à cet aveu qui lui semblait ignoble, qu'il n'avait pas d'argent...
Mais elle, à ce mot, se redressa comme sous une injure, et d'un ton d'écrasante ironie elle répéta:
«—Pas d'argent! Pas d'argent!»
Et comme Malgat, plus honteux de sa pauvreté que d'un crime, rougissait jusqu'à la racine des cheveux, elle lui montra du doigt l'immense coffre-fort qui regorgeait d'or et de billets de banque, en disant:
«—Qu'est-ce donc que cela?»
D'un bond, Malgat se jeta devant la caisse confiée à sa probité, les bras étendus comme pour la défendre, et de l'accent d'une indicible terreur:
«—Y pensez-vous!... s'écria-t-il, et mon honneur!»
Ce devait être la dernière convulsion de sa vertu expirante. Sarah le regarda bien en face, et lentement:
«—Et le mien!... prononça-t-elle, et mon honneur de jeune fille, le comptez-vous pour rien!... Est-ce que je ne vous le livre pas?... est-ce que je vous le marchande?...»
Mon Dieu!... Elle disait cela d'un accent et avec des regards qui eussent triomphé d'un ange!... Malgat retomba sans forces sur son fauteuil.
Alors elle se rapprocha, et dardant sur lui ses yeux étranges d'où s'irradiait une audace infernale:
«—Si tu m'aimais, cependant, soupira-t-elle, si tu m'aimais!...»
Et elle se penchait vers lui, vibrante de passion, épiant un consentement sur son visage, si près que leurs lèvres se touchaient presque...
«—Si tu m'aimais comme je t'aime!...» murmura-telle encore.
Ç'en était fait, le délire avait envahi le cerveau de Malgat. Il attira Sarah vers lui et, dans un baiser:
Elle se dégagea aussitôt et, d'une main avide saisissant des liasses de billets de banque, elle se mit à les entasser dans un petit sac de cuir qu'elle portait.
Et quand le sac fut plein:
«—Maintenant, dit-elle à Malgat, nous sommes sauvés... Ce soir à dix heures sois à la porte de la cour avec une voiture... Demain, au jour, nous serons hors de France et libres... Nous voici liés indissolublement, et... je t'aime!»
Et elle sortit!... Et il la laissa sortir!...
Le vieux brocanteur était devenu plus blanc que le plâtre du mur, ses rares cheveux se dressaient sur son front et de grosses gouttes de sueur inondaient son visage.
Il avala d'un trait une tasse de thé, puis avec un ricanement sinistre, il continua:
—Sans doute vous supposez qu'après le départ de Sarah, Malgat revint à lui?... Point. C'était à croire que dans ce baiser dont elle avait payé son crime, l'infâme créature lui avait insufflé le génie du mal qui était en elle.
Loin de se repentir, il s'applaudissait de ce qui venait d'arriver, et comme, le lendemain, précisément, le conseil de surveillance se réunissait pour vérifier les écritures, il riait en songeant à la mine de ses directeurs... Je vous l'ai dit, il était fou!...
C'est avec le sang-froid d'un scélérat endurci que ce malheureux calcula le montant du vol... quatre cent dix mille francs!
Aussitôt, pour qu'on ne pût soupçonner la vérité, il prit ses livres, et lestement et avec une diabolique habileté, il altéra ses écritures, simulant une douzaine de faux, de façon à ce qu'on crût que le déficit provenait d'une série de détournements datant de plusieurs mois.
Cette œuvre de faussaire achevée, il écrivit à ses directeurs une lettre hypocrite où il disait qu'il avait volé sa caisse pour payer des différences de Bourse et que ne pouvant dissimuler davantage ses soustractions, il allait se suicider. Cela fait, il quitta son bureau, comme d'ordinaire.
La preuve qu'il agissait sous l'empire d'une épouvantable hallucination, c'est qu'il n'avait ni remords ni appréhensions. Résolu à ne pas rentrer chez lui et à ne point se charger de bagages, il dîna dans un grand restaurant, passa ensuite quelques instants dans un théâtre, et jeta à la poste sa lettre à ses directeurs, de façon à ce qu'elle arrivât par la première distribution.
A dix heures, enfin, il frappa rue du Cirque. Ce fut un domestique qui lui ouvrit, et qui, mystérieusement, lui dit:
«—Montez... Mademoiselle vous attend!»
Glacé jusqu'à la moelle des os d'un pressentiment sinistre, il monta...
Dans le salon, Sarah était assise sur un divan, ayant à ses côtés Maxime de Brévan. Ils riaient si fort, qu'on les entendait de l'antichambre. Lorsque parut Malgat, elle leva la tête d'un air mécontent, et d'un ton brusque:
«—Ah!... c'est vous!... fit-elle. Qu'est-ce que vous voulez encore!...»
Certes, un tel accueil eût dû désabuser le misérable fou... Mais non!... Et comme il s'embrouillait dans des explications:
«—Parlons franc, interrompit Sarah. Vous venez pour m'enlever, n'est-ce pas? Eh bien! c'est tout simplement de la démence... Regardez-vous, mon cher, et dites-moi si une fille telle que moi peut être amoureuse d'un homme comme vous? Mon amant est ce charmant garçon que vous voyez là... Quant au petit emprunt de tantôt, il ne paie pas, je vous jure, au quart de sa valeur, la comédie sublime que je vous ai jouée... Croyez, d'ailleurs, que j'ai pris mes précautions pour n'être en rien inquiétée, quoi que vous disiez ou fassiez... Sur quoi, cher monsieur, salut, je vous cède la place!»
Ah! elle eût pu parler longtemps sans que Malgat songeât à l'interrompre... L'horrible vérité éclatant dans son cerveau, il lui semblait que le monde s'écroulait. Il comprit l'énormité du crime, il en discerna les épouvantables conséquences, il se sentit perdu... Mille voix du fond de sa conscience s'élevèrent qui lui criaient: Tu es un voleur... tu es un faussaire... tu es déshonoré!...
Mais quand il vit Sarah Brandon se lever pour quitter le salon, saisi d'un accès de rage furieuse, il se jeta sur elle en criant:
«—Oui, je suis perdu, mais tu vas mourir, toi, Sarah!...»
Pauvre sot, qui put croire que les misérables n'avaient pas prévu sa colère et ne se tenaient pas sur leurs gardes!...
Souple comme un de ces rôdeurs de barrières, parmi lesquels jadis elle avait vécu, Sarah Brandon esquiva l'étreinte de Malgat, et, d'un habile croc-en-jambe, le renversa sur un fauteuil.
Et avant qu'il pût se redresser, il était maintenu par Maxime de Brévan et par Thomas Elgin, qui, au bruit, s'était élancé de la pièce voisine...
Le malheureux n'essaya pas de lutter... à quoi bon!... Au dedans de lui, d'ailleurs, une lueur d'espoir s'allumait... Il lui semblait qu'il était impossible qu'une si monstrueuse iniquité s'accomplit, et qu'il n'aurait qu'à clamer la scélératesse des misérables pour les confondre...
«—Lâchez-moi, dit-il, je sors!...»
Mais ils ne le laissèrent pas se retirer ainsi... Ce qui se passait en lui, ils le devinaient.
«—Où voulez-vous aller? lui demanda froidement sir Tom. Nous dénoncer? Prenez garde! ce sera vous livrer sans nous compromettre... Si vous comptez vous faire une arme de la lettre où Sarah vous fixe un rendez-vous, ou de sa visite de tantôt, soyez désabusé; ce n'est pas elle qui a écrit la lettre, et nous lui avons ménagé tantôt un irrécusable alibi... Croyez que depuis trois mois que nous préparons cette affaire, nous n'avons rien laissé au hasard... N'oubliez pas que vingt fois je vous ai chargé d'opérations de Bourse en vous priant de les faire en votre nom... Direz-vous que vous ne jouiez pas à la Bourse?...»
Le pauvre caissier se sentait défaillir.
Lui-même, dans la crainte qu'un soupçon n'effleurât Sarah Brandon, n'avait-il pas écrit à ses directeurs qu'il avait été conduit au vol par des spéculations malheureuses!...
N'avait-il pas falsifié ses livres pour le prouver!...
Le croirait-on, quand il dirait la vérité?... A qui persuaderait-il que le vraisemblable était le faux et que c'était l'absurde qui était le vrai!...
Sir Tom, effrayant de cynisme poursuivait:
«—Avez-vous oublié les lettres que vous m'écriviez pour m'emprunter de l'argent, et où vous confessiez vos détournements! Je les ai là, lisez!...»
Ces lettres, monsieur Champcey, c'étaient celles que Sarah vous a montrées, et Malgat fut terrifié... Ce n'était pas lui qui les avait écrites, et cependant c'était son écriture, imitée avec une si désolante perfection que, pris de vertige, doutant de sa raison et de ses sens, il comprit bien que personne ne pourrait croire à un faux.
Ah! Maxime de Brévan est un artiste... Sa lettre au ministre de la marine a dû vous le démontrer!
Voyant Malgat assommé, Sarah prit la parole:
«—Tenez, mon cher, lui dit-elle, un conseil, acceptez dix mille francs que je vais vous donner et... filez... Il est encore temps de prendre le train de Bruxelles...»
Mais lui, se redressant:
«—Non, s'écria-t-il, je n'ai plus qu'à mourir... Que mon sang retombe sur vous!...»
Et il s'élança dehors, poursuivi par les rires insultants des misérables!. . . . . . . . . . . . . .
Epouvantés de l'inconcevable audace de cette atroce machination, Daniel et Mlle Henriette frissonnaient... Quant à Mme Bertolle, elle tremblait la fièvre, affaissée sur son fauteuil.
Le vieux brocanteur, cependant, continuait avec une visible précipitation:
—Que Malgat se soit ou non suicidé, on n'en entendit plus parler, et c'est par défaut qu'il fut condamné à... dix ans de travaux forcés... Sarah fut, il est vrai, interrogée par le juge d'instruction, mais ce lui fut l'occasion d'un succès.
Et tout fut dit... Et ce crime, un des plus odieux que puisse concevoir l'imagination, alla grossir la liste des forfaits impunis.
Les brigands triomphaient impudemment, en plein soleil... Ils possédaient quatre cent mille francs... ils pouvaient se retirer des affaires.
Bast!... Vingt mille livres de rentes, c'étaient trop peu pour leurs convoitises... Ils prirent cette fortune comme un à-compte de la destinée, suffisant à peine pour leur permettre d'attendre honnêtement la proie qu'ils guettaient.
Le malheur est que cette proie semblait les fuir. Vainement Sarah, lancée dans le monde de la haute vie, se faisait une réputation européenne de beauté, d'esprit et d'excentricité, aucun prince millionnaire ne demandait sa main...
Pourtant, l'argent de Malgat s'écoulait. La maison était montée sur le pied de cent mille livres de rentes, il avait fallu faire une part à M. de Brévan, sir Tom jouait, Sarah achetait des diamants, l'austère mistress Brian avait ses vices.
Bref, l'heure des expédients sonnait, quand Sarah, cherchant autour d'elle, découvrit le malheureux qu'il lui fallait.
Celui-là était un tout jeune homme, presque un enfant, bon, généreux, chevaleresque... Il était orphelin et arrivait de sa Bretagne avec toutes ses illusions au cœur et toute sa fortune, cinq cent mille francs en poche... Il s'appelait Charles de Kergrist...
Ce fut Maxime qui lui ouvrit les portes de la caverne de la rue du Cirque...
Il vit Sarah et fut ébloui... Il l'aima, il était perdu!...
Ah! il ne dura pas longtemps celui-là... Au bout de cinq mois ses cinq cent mille francs étaient aux mains de Sarah. Et quand il n'eut plus le sou, elle arracha de sa faiblesse trois fausses lettres de change, lui jurant que le jour de l'échéance elle ferait les fonds...
Mais quand le jour de l'échéance il se présenta rue du Cirque, il fut reçu comme l'avait été Malgat... On lui apprit que le faux était découvert, qu'une plainte était déposée, qu'il était perdu, enfin... De même qu'à Malgat on lui offrit de l'argent pour fuir...
Pauvre Kergrist!... on ne l'a pas manqué, lui! Fils d'une famille où l'honneur, de génération en génération, se transmettait comme un dépôt sacré, il n'hésita pas...
Etant sorti, il se pendit à la fenêtre même de Sarah, croyant ainsi dénoncer l'infâme créature par qui il était devenu un faussaire.
Malheureux enfant!... On l'avait trompé! Il n'était pas perdu, les faux n'étaient pas découverts; jamais ils n'avaient été mis en circulation.
Une minutieuse enquête ne révéla rien contre Sarah Brandon, mais n'importe, le scandale de ce suicide diminua son prestige. Elle le comprit et, renonçant à ses rêves de grandeur, elle songeait à se laisser épouser par un idiot effroyablement riche, M. Wilkie de Gordon-Chalusse, quand sir Tom lui parla du comte de la Ville-Handry.
Par sa fortune, son âge, son nom, le comte réalisait l'idéal... Sarah se jeta sur lui.
Comment ce vieillard fut attiré rue du Cirque, entouré, enlacé, enivré, et finalement épousé, vous ne le savez que trop, monsieur Champcey.
Ce que vous ignorez, c'est que ce mariage mit la discorde au camp des misérables. M. de Brévan n'en voulait pas entendre parler, et c'est à l'espoir qu'il avait de le rompre, que vous avez dû ses confidences.
Lorsque vous êtes allé le consulter, il était, depuis un mois, brouillé avec Sarah; elle l'avait chassé et cassé aux gages... Et il lui en voulait si mortellement qu'il l'eût démasquée, s'il eût su comment le faire sans se trahir lui-même...
C'est vous qui avez opéré leur rapprochement, en fournissant à M. Maxime l'occasion de servir son ancienne complice.
Il ne prévoyait pas alors que Sarah vous aimerait, qu'à son tour elle serait foudroyée par une de ces passions terribles qui étaient ses armes...
Cette découverte le transporta de rage; et l'amour de Sarah et la jalousie de Maxime expliquent la double intrigue dont vous avez été victimes...
Sarah, qui vous aimait, voulait se défaire de Mlle Henriette, votre fiancée... Ivre de jalousie, Maxime avait juré votre mort!...
Visiblement écrasé de fatigue, le père Ravinet se laissa tomber sur un fauteuil et pendant plus de cinq minutes garda le silence.
Après quoi, faisant un effort:
—Maintenant, reprit-il, résumons-nous... Comment Sarah, sir Tom et mistress Brian s'y sont pris pour dépouiller et ruiner le comte de la Ville-Handry, ce qu'ils ont fait des millions soi-disant engloutis à la Bourse, je le sais... et j'ai des preuves; donc, sans parler de leurs autres crimes, ils sont perdus... Les seules révélations de Crochard suffiraient pour perdre M. de Brévan... Les époux Chevassat, en détournant les quatre mille francs adressés à Mlle Henriette, se sont livrés... Donc nous les tenons tous, les misérables... Donc elle est enfin venue, l'heure de la justice...
Mlle de la Ville-Handry ne le laissa pas poursuivre:
—Et mon père, monsieur, interrompit-elle, mon père!...
—M. Champcey le sauvera, mademoiselle.
Très-ému, Daniel s'était levé.
—Que dois-je faire? interrogea-t-il.
—Rendre visite à la comtesse Sarah, et paraître avoir oublié... pour elle, Mlle de la Ville-Handry.
Un flot de sang empourpra le visage du jeune officier.
—Ah! c'est un rôle indigne! balbutia-t-il, et je ne sais...
Mais Mlle Henriette, lui posant la main sur l'épaule, l'arrêta... Et plongeant son regard dans les yeux de son fiancé, comme pour fouiller jusqu'au fond, de sa conscience:
—Auriez-vous donc des raisons d'hésiter? fit-elle.
Il baissa la tête, et dit:
—J'irai.
XXXII
Deux heures venaient de sonner lorsque Daniel descendit de voiture rue Le Peletier, devant le nº 79, siége de la Société des Pétroles de Pensylvanie, et domicile particulier de M. de la Ville-Handry.
De sa vie, il ne s'était senti si troublé ni si mécontent de lui. Vainement le père Ravinet et Mme Bertolle s'étaient dépensés en arguments, pour lui prouver qu'avec une femme telle que Sarah toutes les représailles étaient légitimes, ils ne l'avaient pas convaincu.
Malheureusement, s'abstenir, c'eût été risquer le repos de Mlle Henriette, sa confiance, leur bonheur à venir... et il marchait bien à contre-cœur.
Un garçon de bureau qu'il questionna lui répondit que M. le directeur devait être chez lui, au troisième, la porte à gauche. Il monta.
La bonne qui vint lui ouvrir, il la reconnut... C'était cette Clarisse qui, jadis, l'avait trahi.
Dès qu'il eut demandé le comte, elle le pria de la suivre... Elle lui fit traverser une antichambre obscure, empestée par l'odeur de la cuisine, et lui ouvrant une porte:
—Entrez! dit-elle.
Devant une table immense surchargée de papiers, M. de la Ville-Handry travaillait.
Il avait considérablement vieilli. Sa lèvre inférieure pendait avec une affreuse expression d'hébétude et de gros bourrelets rouges saillaient autour de ses yeux larmoyants.
Cependant, ses prétentions à une éternelle jeunesse survivaient. Plus que jamais, il s'était teint et peint.
Reconnaissant Daniel, il repoussa ses paperasses, et lui tendant la main comme s'ils se fussent quittés la veille les meilleurs amis du monde:
—Eh bien!... lui dit-il, vous voici donc de retour parmi nous!... J'en suis pardieu bien aise!... Nous savons comment vous vous êtes comporté là-bas, car ma femme, très-souvent, m'envoyait chercher de vos nouvelles au ministère... Mais aussi, vous voilà officier de la Légion d'honneur... Vous devez être satisfait.
—Les événements m'ont servi, monsieur...
—Hélas!... que n'en puis-je dire autant, soupira M. de la Ville-Handry...
Et épiant les impressions de Daniel:
—Vous devez être surpris, poursuivit-il, de me trouver habitant un pareil chenil, moi qui, autrefois... Mais, que voulez-vous!... Le mouvement de la spéculation... comme dit sir Elgin... Tenez, mon cher Daniel, si j'ai un conseil à vous donner, ne vous lancez jamais dans l'industrie... Ce n'est plus qu'un jeu, à notre époque, jeu effréné où tout le monde triche... Dès qu'on y risque cent sous, tout ce qu'on possède y passe... C'est mon histoire à moi, qui pensais doter mon pays d'une nouvelle branche de revenus... Du jour où j'ai eu émis des actions, la spéculation s'est jetée dessus pour les écraser par des baisses factices, et ma fortune s'est écoulée à essayer de les soutenir... Et cependant, ainsi que le disait si bien sir Tom, j'ai lutté sur ce terrain glissant aussi vaillamment que mes ancêtres en champ-clos...
A deux ou trois reprises, il passa la main sur son front comme pour écarter de son esprit de lugubres pensées, et d'un tout autre ton:
—Et cependant, continua-t-il, je suis loin de me plaindre... Mes malheurs ont été la source des plus pures, des plus ineffables félicités... Je leur ai dû de connaître jusqu'où peut aller le dévouement d'une épouse adorée... Je leur ai dû de savoir combien je suis aimé de Sarah... Seul au monde je puis dire quels trésors renferme le cœur de cet ange, qu'on a osé calomnier!... Ah! il me semble l'entendre encore, le soir où je fus contraint de lui révéler les embarras de ma situation!...
«M'avoir caché cela, s'écriait-elle, à moi; votre épouse... c'est mal!...» Et dès le lendemain, sublime de courage, elle vendait ses diamants pour m'en remettre le prix, et elle m'abandonnait toute sa fortune... Et depuis que nous sommes là, elle sort à pied comme une bourgeoise, et plus d'une fois je l'ai vue préparer de ses mains notre modeste repas...
Des larmes débordaient le bourrelet écarlate de ses yeux et roulaient le long de ses joues, traçant leur sillon à travers son «maquillage.»
—Et moi, reprit-il, de l'accent du plus sombre désespoir, comment ai-je reconnu tant d'amour et tant de sacrifices!... De quel prix ai-je récompensé celle qui a été ma consolation, ma joie, le bonheur de ma vie... Je l'ai ruinée, dépouillée... Que je meure demain, elle est sans pain!
Daniel frémit:
—Eh! monsieur le comte, s'écria-t-il, que parlez-vous de mourir... les hommes comme vous vivent cent ans!...
Mais lui, baissant la voix:
—C'est que je ne vous ai pas tout dit, poursuivit-il... Mais vous êtes mon ami, vous, et je puis vous ouvrir mon âme... Je n'avais pas la... subtilité qu'il faut pour glisser à travers les restrictions qui embarrassent les affaires... J'ai été imprudent, quoi que m'ait pu dire sir Tom... Demain, j'ai une réunion d'actionnaires, et s'ils ne m'accordent pas ce que j'ai à leur demander, je puis être compromis. Et quand on est le comte de la Ville-Handry, avant de se laisser traîner en police correctionnelle... vous m'entendez!...
Il fut interrompu par un garçon de bureau qui entra et lui remit une lettre. Il la lut, et dit:
—Répondez que je descends.
Puis, s'adressant à Daniel:
—Il faut que je vous quitte, mais la comtesse est là et elle ne me pardonnerait pas de ne vous point conduire lui présenter vos hommages... venez, et surtout pas un mot de mes craintes... vous la tueriez.
Et avant que Daniel fût revenu de son étourdissement, le comte ouvrit une porte, et le poussa dans un petit salon en criant:
—Sarah!... M. Champcey.
D'un bond, comme au choc d'une pile électrique, Sarah fut debout. Son mari déjà s'était éloigné, mais il fût resté qu'elle n'eût sans doute pas été plus maîtresse de son émotion.
—Vous!... s'écria-t-elle, Daniel!... mon Daniel!
Et se retournant vers mistress Brian, assise près de la fenêtre:
—Laisse-nous!... dit-elle.
—Votre conduite est choquante tout à fait, Sarah, commença l'austère dame.
Mais l'autre, plus durement que si elle eût parlé à un laquais:
—Tu me gênes, interrompit-elle, et je te prie de sortir...
Sans un mot, mistress Brian se retira, et la comtesse s'affaissa sur un fauteuil, comme si elle eût été écrasée par un bonheur trop intense pour ses forces, contemplant Daniel, qui demeurait comme pétrifié au milieu du salon...
Elle était vêtue d'une simple robe de mérinos noir; elle n'avait pas un bijou, mais sa beauté merveilleuse et fatale en semblait plus éblouissante... Les années avaient passé sur son front, sans y plus laisser de traces que la brise de mai sur une fleur à demi éclose... Ses cheveux avaient toujours leurs reflets d'or, ses lèvres rouges leur sourire, et ses yeux de velours ces caresses qui faisaient circuler des flammes dans les veines...
Une fois déjà, rue du Cirque, Daniel s'était ainsi trouvé seul avec elle, et ses sensations d'alors lui revenant, il frissonnait de toute sa chair... Puis songeant à ce qu'il venait faire, à la trahison qu'il méditait, l'envie le prenait de fuir...
Ce fut elle qui rompit le charme:
—Vous savez, commença-t-elle, le malheur qui nous a frappés?... Votre fiancée, Henriette... Est-ce que le comte ne vous a rien dit?
Daniel s'était assis.
—Le comte ne m'a pas parlé de sa fille, répondit-il.
—Eh bien!... mes plus tristes prévisions ont été dépassées... Malheureuse jeune fille, quoi que j'aie fait pour la retenir... et de chute en chute elle est tombée si bas, qu'un jour où une lueur de raison lui était revenue... elle s'est suicidée.
C'était fini... Sarah venait d'étouffer les derniers scrupules de Daniel. Maintenant il était bien dans les dispositions d'esprit qu'il fallait pour lutter de ruses avec la misérable. C'est donc d'un ton d'indifférence admirablement joué qu'il fit simplement:
—Ah!...
Puis, encouragé par la surprise joyeuse qu'il lut sur le visage de la jeune femme:
—Ce voyage m'aura coûté cher, reprit-il, M. de la Ville-Handry vient de m'apprendre qu'il a perdu sa fortune... je suis logé à la même enseigne.
—Comment, vous êtes...
—Ruiné!... c'est-à-dire volé, complétement... La veille de mon départ, j'avais confié à mon excellent ami Maxime de Brévan, cent mille écus—tout ce que je possédais—pour qu'il les tînt à la disposition de Henriette... Il a trouvé plus simple de se les appliquer... De sorte que me voici réduit, pour tout potage, à ma solde de lieutenant de vaisseau... C'est maigre!
C'est avec une admiration ébahie, que Sarah considérait Daniel.
De tout autre, cette prodigieuse confiance lui eût paru le comble de l'ineptie humaine; de Daniel, elle lui semblait un acte sublime.
—Serait-ce donc pour cela que M. de Brévan est arrêté?... demanda-t-elle.
Cette arrestation, Daniel l'ignorait.
—Quoi! s'écria-t-il, Maxime...
—Est en prison et au secret depuis hier soir.
Si bien stylé qu'eût été Daniel par le père Ravinet, jamais il n'eût conduit la conversation si habilement que le hasard.
—Ce n'est pas pour m'avoir volé, fit-il; que Brévan est arrêté, ce doit être pour avoir tenté de m'assassiner.
La lionne, à qui on essaie de ravir ses petits, ne s'élance pas d'un mouvement plus furieux que celui dont Sarah se dressa, l'œil en feu, la narine frémissante.
—Quoi!... s'écria-t-elle, il a osé s'attaquer à vous!...
—Personnellement, non... Mais il avait payé pour faire le coup un abject scélérat qui, étant pris, a tout avoué... Je vois que l'ordre de s'assurer de mon ami Maxime est arrivé avant moi de Saïgon.
M. de Brévan, se sentant perdu, ne serait-il pas aussi lâche que Crochard?... Cette pensée eût dû faire frémir Sarah... Mais elle y songeait bien, vraiment!...
—Ah! le misérable! répétait-elle, le lâche, l'infâme!...
Et s'asseyant près de Daniel, elle voulut qu'il lui dit toutes les circonstances de ces tentatives d'assassinat auxquelles il n'avait échappé que par miracle.
Que Daniel fût éperdûment épris d'elle, comme Planix, comme Malgat, comme Kergrist, comme tous les autres, c'est ce dont ne pouvait douter la comtesse Sarah... Elle avait eu tant de preuves de l'irrésistible et fatale puissance de sa beauté!... Comment lui fût-il venu à l'esprit que cet homme, le premier qu'elle aimât d'amour, serait le premier et le seul à lui échapper!... Elle était dupe, d'ailleurs, du double mirage de la passion et de l'absence.
Tant de fois, depuis deux ans, elle avait évoqué Daniel, elle avait tant vécu avec lui par la pensée que, prenant l'illusion de ses désirs pour la réalité, elle ne distinguait plus le fantôme de ses rêves du personnage véritable.
Lui, cependant, en était vite venu à l'entretenir de sa situation actuelle, déplorant la spoliation dont il était victime, disant qu'il trouvait bien dur de faire à trente ans l'apprentissage de la gêne.
Et elle, si pénétrante, elle ne s'étonnait pas que cet homme, le désintéressement même, autrefois, fût devenu si sensible à l'argent.
—Que n'épousez-vous une femme riche!... interrompit-elle tout à coup.
Alors, lui, avec une perfection de perfidie dont il se fût cru incapable la veille:
—Quoi!... fit-il, c'est vous qui me donnez ce conseil, vous, Sarah!...
Il dit cela si bien, d'un air si douloureusement surpris, qu'elle en fut transportée, comme de l'aveu le plus passionné...
—Tu m'aimes donc!... s'écria-t-elle, tu m'aimes...
Le grincement d'une clef dans une serrure l'interrompit.
—C'est le comte qui rentre, fit-elle.
Et vivement et à demi-voix:
—Partez!... Vous saurez demain quelle femme je vous ai choisie... Venez déjeuner avec nous, à onze heures... Allons, à demain!...
Et lui mettant aux lèvres un baiser de flamme, elle le poussa dehors...
Le malheureux, en descendant l'escalier, trébuchait comme un ivrogne.
—Je joue un jeu abominable!... pensait-il. Elle m'aime!... Quelle femme!
Il ne fallut rien moins pour le tirer de sa stupeur, que la vue du père Ravinet, qui l'attendait, blotti dans sa voiture.
—Vous!... fit-il.
—Moi-même!... Et bien m'en a pris de venir... C'est moi qui vous ai débarrassé du comte, en lui faisant monter une lettre... Maintenant, dites-moi tout.
Rapidement, pendant que la voiture roulait, Daniel rapporta sa conversation avec le comte et avec Sarah... Et quand il eut achevé:
—L'affaire est dans le sac! s'écria le vieux brocanteur, mais il n'y a plus une minute à perdre... Rentrez m'attendre à l'hôtel, je cours au parquet...
A l'hôtel, Daniel trouva Mlle Henriette se mourant d'inquiétude... Pourtant, elle ne s'informa que de son père... Orgueil ou discrétion, elle ne prononça pas le nom de la comtesse Sarah...
Ils n'eurent d'ailleurs pas longtemps à s'entretenir. Le père Ravinet ne tarda pas à reparaître, effaré et affairé. Il entraîna Daniel pour lui donner ses dernières instructions, et ne le quitta qu'à minuit en lui disant:
—Le terrain brûle sous nos pieds, soyez exact demain...
A l'heure dite, en effet, Daniel se présentait rue Le Peletier, et c'est avec une exclamation de plaisir que le comte l'accueillit.
—Ah!... vous arrivez à propos, s'écria-t-il... Brian est absente, Tom est pris par mes affaires, et il faut que je sorte après déjeuner... Vous tiendrez compagnie à la comtesse... Allons, Sarah, à table!...
Il fut sinistre, ce déjeuner.
Sous l'épaisse couche de fard du comte, on discernait sa pâleur livide, et, à chaque moment, des tressaillements nerveux le secouaient.
La comtesse affectait une gaieté d'enfant, mais ses gestes saccadés trahissaient les épouvantables agitations de son âme.
Daniel observa qu'elle versait incessamment du vin au comte—du vin de Sauterne—et que, pour le pousser à boire, elle buvait elle-même extraordinairement.
Midi sonna, M. de la Ville-Handry se leva.
—Allons, fit-il de l'air et du ton d'un homme qui se fût encouragé à marcher à l'échafaud, il n'y a plus à reculer, on attend.
Et, après avoir embrassé sa femme avec une tendresse passionnée, il serra la main de Daniel et sortit précipitamment.
Rouge, haletante, Sarah s'était dressée, prêtant l'oreille... Et quand elle fut sûre que le comte avait quitté l'appartement:
—Maintenant, Daniel, prononça-t-elle, regardez-moi... Faut-il vous dire que la femme que je vous destine, c'est... la comtesse de la Ville-Handry?...
Lui frémit... Mais d'un prodigieux effort il se maîtrisa, et calme, souriant, d'un ton moitié tendre et moitié ironique:
—Pourquoi, dit-il, parler d'un bonheur impossible?... N'êtes-vous pas mariée?
—Je puis devenir veuve!
Ce mot, dans sa bouche, avait une effroyable signification... Mais Daniel l'attendait.
—C'est vrai, fit-il. Malheureusement, vous êtes aussi ruinée que moi... et nous avons trop d'esprit pour unir nos deux misères.
Elle le regarda, souriant d'un sourire étrange... Evidemment, elle hésitait... Une dernière lueur de raison lui éclairait l'abîme.
Mais l'ivresse de l'orgueil et de la passion se mêlant à l'exaltation du vin, emplissaient de délire cette tête ordinairement si froide.
—Et si je n'étais pas ruinée!... fit-elle d'une voix sourde... Que diriez-vous?
—Je dirais que vous êtes bien la femme que doit rêver un ambitieux de trente ans!...
Elle le crut, oui, elle put croire qu'il disait vrai, et s'abandonnant:
—Eh bien!... sache-le donc, s'écria-t-elle, je suis riche, immensément riche... Toute cette fortune que possédait le comte de la Ville-Handry, et qu'il croit perdue à la Bourse, c'est moi qui la possède... Ah! j'ai eu d'horribles dégoûts à surmonter pour jouer deux années durant à ce vieillard imbécile la comédie du sublime de l'amour... Mais ton souvenir me soutenait, ô mon Daniel bien aimé... Je savais que tu me reviendrais, et je voulais pour toi une opulence royale... Et je triomphe!... Ces millions que je convoitais, je les tiens, et tu es là, et je puis te dire: ils sont à toi, comme moi-même... prends, dispose!...
Effrayante et superbe d'impudeur et d'énergie, elle se redressait, secouant la tête d'un geste de défi, qui épandait sur ses épaules les flots dorés de ses cheveux...
L'indomptable vagabonde des barrières surgissait tout à coup, haletante et frémissante, la voix rauque, tout en désir... Plus resplendissante que si sa beauté étrange eût été éclairée par les reflets même de l'enfer...
Daniel éperdu, sentait chanceler sa raison... Pourtant, il eut la force de dire:
—Malheureusement, vous n'êtes pas veuve!...
Elle se rapprocha, et d'une voix stridente:
—Pas veuve!... fit-elle. Sais-tu ce que fait M. de la Ville-Handry, à cette heure?... Il implore de ses actionnaires un vote qui l'absolve des irrégularités de sa gestion... Qu'on le lui refuse... c'est la cour d'assises. Eh bien! on le lui refusera, car parmi les plus forts porteurs de titres, il est trois hommes à moi, payés pour refuser... Que penses-tu que fera le comte quand il se verra déshonoré, flétri?... Je vais te le dire, moi qui l'ai vu écrire son testament et charger son revolver...
Mais la porte d'entrée de l'appartement s'ouvrait... Elle devint pâle comme pour mourir, et serrant à le briser le bras de Daniel:
—Ecoute!... fit-elle.
On entendit un pas lourd dans l'antichambre, puis... plus rien!
—C'est lui, murmura-t-elle... notre avenir se décide...
Un coup de feu qui retentit, faisant vibrer les vitres, lui coupa la parole...
Un spasme la secoua, des talons à la nuque, mais se roidissant:
—Libres! s'écria-t-elle, nous sommes libres, Daniel!...
Et, s'élançant vers la porte, elle l'ouvrit...
Elle l'ouvrit... mais aussitôt violemment elle se rejeta en arrière avec un cri terrible.
Sur le seuil, les traits affreusement décomposés, M. de la Ville-Handry était debout, tenant à la main son revolver encore fumant.
—Non, prononça-t-il, non, Sarah, vous n'êtes pas libre!...
Livide, la pupille dilatée par l'épouvante, la misérable créature avait reculé jusqu'à une porte qui, de la salle à manger, conduisait dans sa chambre.
Cependant, elle ne désespérait pas...
Elle cherchait, on le voyait, quelqu'une de ces explications inadmissibles qu'admet quand même la crédule passion d'un vieillard...
Elle ne chercha plus, lorsque, le comte s'étant avancé, elle vit apparaître derrière lui le père Ravinet.
—Malgat, s'écria-t-elle, Malgat!...
Et elle étendait les mains en avant, comme pour écarter un spectre qui, sortant de la tombe, eût ouvert les bras pour la saisir et l'y entraîner...
Cependant, après Malgat, s'avançait Mlle Henriette, appuyée au bras de Mme Bertolle.
—Elle! murmura Sarah, elle aussi!...
La terrifiante vérité éclatant dans son cerveau, elle discernait le piége qui lui avait été tendu, et qu'elle était perdue.
Alors, se retournant vers Daniel:
—Malheureux! fit-elle, quels conseils as-tu écoutés!... Ce n'est pas dans ton âme loyale qu'a germé la pensée de cette lâche trahison... Fou, qui ne voit pas que pour être aimé, ne fût-ce qu'un jour, comme je t'aime, Malgat volerait encore sa caisse, et le comte donnerait encore ses millions et son honneur...
Ainsi elle disait; mais en même temps elle avait glissé une de ses mains derrière son dos, et cherchait le bouton de la porte... Elle le trouva, et aussitôt, avant que personne eût pu prévenir son mouvement, elle disparut...
—Va!... les autres issues sont gardées, cria Malgat.
Mais elle ne cherchait pas à fuir, et déjà elle reparaissait, blanche et froide autant que le marbre.
Elle promena autour d'elle un regard hardi et, d'une voix railleuse:
—J'ai aimé, prononça-t-elle, et je péris. C'est justice. Aimer!... Planix, Kergrist et Malgat eussent pourtant dû m'apprendre où cela mène...
Et étendant le bras vers Daniel:
—Quant à toi, poursuivit-elle, tu sauras ce que tu perds quand je ne serai plus... Je puis mourir, mon souvenir demeurera en toi comme une blessure chaque jour avivée et toujours plus cuisante... Tu l'emportes, Henriette, mais souviens-toi qu'entre les lèvres de Daniel et les tiennes, toujours se dressera l'ombre de Sarah Brandon!...
Elle dit, et d'un geste plus prompt que la pensée, elle porta à sa bouche un flacon qu'elle tenait caché dans sa main...
Elle but, et se laissant tomber sur une chaise:
—Maintenant, balbutia-t-elle, je vous défie tous.
—Ah! elle nous échappe!... s'écria Malgat, elle échappe à la justice!...
Il s'élançait pour la secourir, Daniel lui barra le passage, disant:
—Laissez-la mourir...
Déjà d'affreuses convulsions la secouaient, et à la pénétrante odeur d'amandes amères qui se répandait dans le salon, on reconnut quel poison elle avait pris, et qu'il était de ceux qui ne pardonnent pas.
On la porta sur son lit, et moins de dix minutes après elle expirait, sans avoir prononcé une parole...
Mlle Henriette et Mme Bertolle s'étaient agenouillées près du lit, et le comte sanglotait dans un coin, lorsqu'un commissaire de police parut.
—La femme Brian est introuvable, dit-il, mais le sieur Elgin est arrêté... Où est la comtesse de la Ville-Handry?...
Daniel montra le cadavre.
—Morte! fit le commissaire... je n'ai plus rien à faire ici...
Déjà il se retirait, quand Malgat l'arrêtant:
—Pardon!... monsieur, fit-il... Je ne suis pas Ravinet le brocanteur, mais bien Malgat, l'ancien caissier de la Société d'Escompte Mutuel, condamné par contumace à dix ans de travaux forcés... Je veux être jugé, je me constitue prisonnier!
XXXIII
. . . . . Ainsi qu'il l'avait espéré, le juge de Saïgon obtint de poursuivre l'instruction qu'il avait si habilement commencée, et ce fut lui qui fit condamner aux travaux forcés à perpétuité Justin Chevassat, dit Maxime de Brévan.
Crochard, dit Bagnolet, en fut quitte pour vingt ans, et les époux Chevassat s'en tirèrent moyennant huit ans de réclusion chacun...
L'affaire de Thomas Elgin, qui vint au rôle dans la même session, révéla une escroquerie presque invraisemblable, à force de hardiesse... C'était de fausses actions qu'il faisait racheter à M. de la Ville-Handry, ruinant ainsi, du même coup, le comte et l'entreprise dont il avilissait les titres... Il fut envoyé au bagne pour vingt ans...
Ces scandaleux débats dégagèrent l'honneur de M. de la Ville-Handry, mais trahirent une si prodigieuse incapacité, qu'on soupçonna dès lors le rôle qu'avait joué sa première femme, la mère de Mlle Henriette.
Il resta d'ailleurs pauvre, relativement. On avait bien fait rendre gorge à sir Tom, et retrouvé la fortune de Sarah, mais le comte avait à payer son ineptie... Et quand il eut désintéressé ses créanciers, et remis à sa fille une portion de l'héritage de sa mère, il ne lui resta pas trente mille livres de rentes...
Seule de toute «la Clique» mistress Brian échappa...
Malgat s'étant présenté dans les délais de rigueur pour purger sa contumace, le jugement qui le frappait se trouvait anéanti, et il fut renvoyé en cour d'assises... Mais son affaire fut ce qu'elle devait être.
Son avocat eut peu à dire... le ministère public s'était chargé de la tâche de la défense.
Après avoir expliqué en quelles circonstances le pauvre caissier avait failli, M. E. de S..., substitut du procureur impérial, poursuivait:
«Maintenant, messieurs, que vous connaissez le crime, il est juste de vous dire ce que fut l'expiation volontaire.
«Sorti de chez la misérable qui l'avait perdu, fou de douleur et décidé à se donner la mort, Malgat rentra chez lui... Il y trouva sa sœur...
«C'était, messieurs, c'est une de ces femmes qui ont gardé pieusement le culte des vertus domestiques, et qui ne savent ce que c'est que de transiger, quand parlent l'honneur ou le devoir...
«Elle eut bientôt arraché à son frère le fatal secret, et surmontant l'horreur qu'elle dut ressentir, elle trouva dans son cœur des accents pour l'émouvoir et le faire revenir sur ses résolutions... Elle lui dit que le suicide ne serait qu'un crime de plus, que l'honneur lui commandait de vivre pour réparer, pour restituer l'argent qu'il avait volé.
«Lui renaissait à l'espérance et se retrempait à cette énergie... Et pourtant que d'obstacles!... Comment rendre quatre cent dix mille francs!... Comment les gagner, et où, maintenant qu'il allait être réduit à se cacher?...
«Alors, messieurs, savez-vous ce que fit cette sœur sublime en son dévouement?... Elle possédait douze mille livres de rentes, elle les vendit et en porta le capital au directeur de la Société d'Escompte, le priant d'attendre pour le reste, affirmant que tout serait remboursé, la somme dérobée et aussi les intérêts jusqu'à parfait payement. Elle lui demandait en échange et il lui promit le secret.
«Et de ce jour, messieurs, le frère et la sœur vécurent comme les plus pauvres artisans, travaillant sans relâche, se refusant tout ce qui n'était pas le strict nécessaire...
«Et aujourd'hui, messieurs, Malgat ne doit plus rien à la Société d'Escompte... Ayant failli, il s'est relevé... Et ce banc d'infamie de la cour d'assises, sera pour lui le piédestal de la réhabilitation!...»
Malgat fut acquitté...
C'est à l'église de Sainte-Clotilde qu'a été célébré le mariage de Mlle de la Ville-Handry et du lieutenant Champcey.
Daniel avait pour témoins Malgat et le vieux chirurgien-major de la Conquête.
Plusieurs personnes remarquèrent que la mariée portait, contre l'usage, une robe de mousseline brodée.
C'était celle que Mlle Henriette avait si souvent mouillée de ses larmes au temps où, incertaine du pain du lendemain, elle essayait de vivre de son travail.
Malgat l'avait cherchée et rachetée, cette robe précieuse, et c'était son présent de noces...
M. de la Ville-Handry voit peu son gendre... Il s'en prend à lui de la mort de Sarah, qu'il adore par-delà le tombeau.
—Elle a été calomniée!... dit-il parfois en pleurant.
Il est le seul à pouvoir le penser. Et pourtant il se trouve des gens qui seraient ravis de réveiller les infamies jadis répandues par Sarah pour perdre Mlle Henriette.
—Certes, disent-ils, Mme Champcey est charmante, mais il paraît qu'autrefois...
Ceux-là feront bien de toujours se tenir hors de la portée du bras de Daniel et de son fidèle Lefloch.
FIN
St-Amand.—Imprimerie de Destenay.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18 jésus
| L'Affaire Lerouge, 10e édit. 1 vol. | 3 | 50 |
| Le Crime d'Orcival, 6e édit. 1 vol. | 3 | 50 |
| Le Dossier nº 113, 9e édit. 1 vol. | 3 | 50 |
| Les Esclaves de Paris, 3e édit. 2 vol. | 7 | » |
| Monsieur Lecoq, 4e édit. 2 vol. | 7 | » |
| La Vie infernale, 3e édit. 2 vol. | 7 | » |
| Les Mariages d'aventure, 2e édit. 1 vol. | 3 | » |
| Les Cotillons célèbres, 5e édit. 2 vol. | 7 | » |
| Les Comédiennes adorées, 2e édit. 1 vol. | 3 | 50 |
| Le Treizième hussards, 16e édit. 1 vol. | 3 | » |
| Les Gens de bureau, 2e édit. 1 vol. | 3 | 50 |
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP, RUE D'ERFURTH 1.