La Comédie humaine - Volume 04
Arthur me verrait deux, un matin en entrant dans ma chambre, il est capable de me dire:—Avez-vous bien passé la nuit, mes enfants?
Maxime hocha la tête et joua pendant quelques instants avec sa canne.
—Je connais ces natures-là, dit-il. Voici comment il faut t'y prendre, il n'y a plus qu'à jeter Arthur par la fenêtre et à bien fermer la porte. Tu recommenceras ta dernière scène avec Fabien?...
—En voilà une corvée, car enfin le sacrement ne m'a pas encore donné sa vertu...
—Tu t'arrangeras pour échanger un regard avec Arthur quand il te surprendra, dit Maxime en continuant; s'il se fâche, tout est dit. S'il fait encore broum! broum! c'est encore bien mieux fini...
—Comment?...
—Hé bien! tu te fâcheras, tu lui diras:—«Je me croyais aimée, estimée; mais vous n'éprouvez plus rien pour moi; vous n'avez pas de jalousie.» Tu connais la tirade. «Dans ce cas-là, Maxime (fais-moi intervenir) tuerait son homme sur le coup. (Et pleure!) Et Fabien, lui (fais-lui honte en le comparant à Fabien), Fabien que j'aime, Fabien tirerait un poignard pour vous le plonger dans le cœur. Ah! voilà aimer! Aussi, tenez, adieu, bonsoir, reprenez votre hôtel, j'épouse Fabien, il me donne son nom, lui! il foule aux pieds sa vieille mère.» Enfin, tu...
—Connu! connu! je serai superbe! s'écria madame Schontz. Ah! Maxime, il n'y aura jamais qu'un Maxime, comme il n'y a eu qu'un de Marsay.
—La Palférine est plus fort que moi, répondit modestement le comte de Trailles, il va bien.
—Il a de la langue, mais tu as du poignet et des reins! En as-tu supporté? en as-tu peloté? dit la Schontz.
—La Palférine a tout, il est profond et instruit; tandis que je suis ignorant, répondit Maxime. J'ai vu Rastignac qui s'est entendu sur-le-champ avec le Garde-des-Sceaux, Fabien sera nommé président, et officier de la Légion d'honneur après un an d'exercice.
—Je me ferai dévote! répondit madame Schontz en accentuant cette phrase de manière à obtenir un signe d'approbation de Maxime.
—Les prêtres valent mieux que nous, repartit Maxime.
—Ah! vraiment? demanda madame Schontz. Je pourrai donc rencontrer des gens à qui parler en province. J'ai commencé mon rôle. Fabien a déjà dit à sa mère que la grâce m'avait éclairée, et il a fasciné la bonne femme de mon million et de la présidence; elle consent à ce que nous demeurions chez elle, elle a demandé mon portrait et m'a envoyé le sien: si l'Amour le regardait, il en tomberait... à la renverse! Va-t'en, Maxime, ce soir je vais exécuter mon pauvre homme, ça me fend le cœur.
Deux jours après, en s'abordant sur le seuil de la maison du Jockey-club, Charles-Édouard dit à Maxime:—C'est fait! Ce mot, qui contenait tout un drame horrible, épouvantable, accompli souvent par vengeance, fit sourire le comte de Trailles.
—Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime, car vous avez touché but ensemble, Aurélie et toi! Aurélie a mis Arthur à la porte, et il faut maintenant le chambrer, il doit donner trois cent mille francs à madame du Ronceret et revenir à sa femme; nous allons lui prouver que Béatrix est supérieure à Aurélie.
—Nous avons bien dix jours devant nous, dit finement Charles-Édouard, et en conscience ce n'est pas trop; car maintenant que je connais la marquise, le pauvre homme sera joliment volé.
—Comment feras-tu, lorsque la bombe éclatera?
—On a toujours de l'esprit quand on a le temps d'en chercher, je suis surtout superbe en me préparant.
Les deux joueurs entrèrent ensemble dans le salon et trouvèrent le marquis de Rochefide vieilli de deux ans, il n'avait pas mis son corset, il était sans son élégance, la barbe longue.
—Eh bien! mon cher marquis?... dit Maxime.
—Ah! mon cher, ma vie est brisée...
Arthur parla pendant dix minutes et Maxime l'écouta gravement, il pensait à son mariage qui se célébrait dans huit jours.
—Mon cher Arthur, je t'avais donné le seul moyen que je connusse de garder Aurélie, et tu n'as pas voulu...
—Lequel?
—Ne t'avais-je pas conseillé d'aller souper chez Antonia?
—C'est vrai... Que veux-tu? j'aime... et toi, tu fais l'amour comme Grisier fait des armes.
—Écoute, Arthur, donne-lui trois cent mille francs de son petit hôtel, et je te promets de te trouver mieux qu'elle... Je te parlerai de cette belle inconnue plus tard, je vois d'Ajuda qui veut me dire deux mots.
Et Maxime laissa l'homme inconsolable pour aller au représentant d'une famille à consoler.
—Mon cher, dit l'autre marquis à l'oreille de Maxime, la duchesse est au désespoir, Calyste a fait faire secrètement ses malles, il a pris un passe-port. Sabine veut suivre les fugitifs, surprendre Béatrix et la griffer. Elle est grosse, et ça prend la tournure d'une envie assez meurtrière, car elle est allée acheter publiquement des pistolets.
—Dis à la duchesse que madame de Rochefide ne partira pas, et que dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d'Ajuda, ta main? Ni toi, ni moi, nous n'avons jamais rien dit, rien su! nous admirerons les hasards de la vie!...
—La duchesse m'a déjà fait jurer sur les saints évangiles et sur la croix de me taire.
—Tu recevras ma femme dans un mois d'ici...
—Avec plaisir.
—Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement, préviens la duchesse d'une circonstance qui va retarder de six semaines son voyage en Italie, je te dirai quoi plus tard.
—Qu'est-ce!... dit d'Ajuda qui regardait La Palférine.
—Le mot de Socrate avant de partir: nous devons un coq à Esculape, répondit La Palférine sans sourciller.
Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d'une colère d'autant plus invincible qu'elle était doublée d'une véritable passion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais si fidèlement dépeint à la duchesse de Grandlieu par Maxime de Trailles. Peut-être n'existe-t-il pas d'êtres bien organisés qui ne ressentent cette terrible passion une fois dans le cours de leur vie. La marquise se sentait domptée par une force supérieure, par un jeune homme à qui sa qualité n'imposait pas, qui, tout aussi noble qu'elle, la regardait d'un œil puissant et calme, et à qui ses plus grands efforts de femme arrachaient à peine un sourire d'éloge. Enfin, elle était opprimée par un tyran qui ne la quittait jamais sans la laisser pleurant, blessée et se croyant des torts. Charles-Édouard jouait à madame de Rochefide la comédie que madame de Rochefide jouait depuis six mois à Calyste. Béatrix, depuis l'humiliation publique reçue aux Italiens, n'était pas sortie avec monsieur du Guénic de cette proposition:
—Vous m'avez préféré le monde et votre femme, vous ne m'aimez donc pas. Si vous voulez me prouver que vous m'aimez, sacrifiez-moi votre femme et le monde. Abandonnez Sabine, et allons vivre en Suisse, en Italie, en Allemagne!
S'autorisant de ce dur ultimatum, elle avait établi ce blocus que les femmes dénoncent par de froids regards, par des gestes dédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyait délivrée de Calyste, elle pensait que jamais il n'oserait rompre avec les Grandlieu. Laisser Sabine à qui mademoiselle des Touches avait laissé sa fortune, n'était-ce pas se vouer à la misère? Mais Calyste, devenu fou de désespoir, avait secrètement pris un passe-port, et prié sa mère de lui faire passer une somme considérable. En attendant cet envoi de fonds, il surveillait Béatrix, en proie à toute la fureur d'une jalousie bretonne. Enfin, neuf jours après la fatale communication faite au club par La Palférine à Maxime, le baron, à qui sa mère avait envoyé trente mille francs, accourut chez Béatrix avec l'intention de forcer le blocus, de chasser La Palférine et de quitter Paris avec son idole apaisée. Ce fut une de ces alternatives terribles où les femmes qui ont conservé quelque peu de respect d'elles-mêmes s'enfoncent à jamais dans les profondeurs du vice, mais d'où elles peuvent revenir à la vertu. Jusque-là madame de Rochefide se regardait comme une femme vertueuse au cœur de laquelle il était tombé deux passions; mais adorer Charles-Édouard et se laisser aimer par Calyste, elle allait perdre sa propre estime; car, là où commence le mensonge, commence l'infamie. Elle avait donné des droits à Calyste, et nul pouvoir humain ne pouvait empêcher le Breton de se mettre à ses pieds et de les arroser des larmes d'un repentir absolu. Beaucoup de gens s'étonnent de l'insensibilité glaciale sous laquelle les femmes éteignent leurs amours; mais si elles n'effaçaient point ainsi le passé, la vie serait sans dignité pour elles, elles ne pourraient jamais résister à la privauté fatale à laquelle elles se sont une fois soumises. Dans la situation entièrement neuve où elle se trouvait, Béatrix eût été sauvée si La Palférine fût venu; mais l'intelligence du vieil Antoine la perdit.
En entendant une voiture qui arrêtait à la porte, elle dit à Calyste:—Voilà du monde! et elle courut afin de prévenir un éclat.
Antoine, en homme prudent, dit à Charles-Édouard qui ne venait pas pour autre chose que pour entendre cette parole:—Madame la marquise est sortie!
Quand Béatrix apprit de son vieux domestique la visite du jeune comte et la réponse faite, elle dit: «—C'est bien!» et rentra dans son salon en se disant:—«Je me ferai religieuse!»
Calyste, qui s'était permis d'ouvrir la fenêtre, aperçut son rival.
—Qui donc est venu? demanda-t-il.
—Je ne sais pas, Antoine est encore en bas.
—C'est La Palférine...
—Cela pourrait être...
—Tu l'aimes, et voilà pourquoi tu me trouves des torts, je l'ai vu!...
—Tu l'as vu!...
—J'ai ouvert la fenêtre...
Béatrix tomba comme morte sur son divan. Alors elle transigea pour avoir un lendemain; elle remit le départ à huit jours sous prétexte d'affaires, et se jura de défendre sa porte à Calyste si elle pouvait apaiser La Palférine, car tels sont les épouvantables calculs et les brûlantes angoisses que cachent ces existences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoi social.
Lorsque Béatrix fut seule, elle se trouva si malheureuse, si profondément humiliée, qu'elle se mit au lit: elle était malade; le combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoir une réaction horrible, elle envoya chercher le médecin; mais en même temps, elle fit remettre chez La Palférine la lettre suivante, où elle se vengea de Calyste avec une sorte de rage.
«Mon ami, venez me voir, je suis au désespoir. Antoine vous a renvoyé quand votre arrivée eût mis fin à l'un des plus horribles cauchemars de ma vie en me délivrant d'un homme que je hais, et que je ne reverrai plus jamais, je l'espère. Je n'aime que vous au monde, et je n'aimerai plus que vous, quoique j'aie le malheur de ne pas vous plaire autant que je le voudrais...»
Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient par une exaltation beaucoup trop poétique pour être typographiée, mais où Béatrix se compromettait tant qu'elle la termina par: «Suis-je assez à ta merci? Ah! rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé.» Et elle signa, ce qu'elle n'avait jamais fait ni pour Calyste ni pour Conti.
Le lendemain, à l'heure où le jeune comte vint chez la marquise, elle était au bain; Antoine le pria d'attendre. A son tour, il fit renvoyer Calyste, qui, tout affamé d'amour, vint de bonne heure, et qu'il regarda par la fenêtre au moment où il remontait en voiture désespéré.
—Ah! Charles, dit la marquise en entrant dans son salon, vous m'avez perdue!...
—Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine. Vous m'avez juré que vous n'aimiez que moi, vous m'avez offert de me donner une lettre dans laquelle vous écririez les motifs que vous auriez de vous tuer, afin qu'en cas d'infidélité je pusse vous empoisonner sans avoir rien à craindre de la justice humaine, comme si des gens supérieurs avaient besoin de recourir au poison pour se venger. Vous m'avez écrit: Rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé!... Eh! bien, je trouve une contradiction dans ce mot: Vous m'avez perdue! avec cette fin de lettre... Je saurai maintenant si vous avez eu le courage de rompre avec du Guénic...
—Eh bien! tu t'es vengé de lui par avance, dit-elle en lui sautant au cou. Et, de cette affaire-là, toi et moi nous sommes liés à jamais...
—Madame, répondit froidement le prince de la Bohême, si vous me voulez pour ami, j'y consens; mais à des conditions...
—Des conditions?
—Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avec monsieur de Rochefide, vous recouvrerez les honneurs de votre position, vous reviendrez dans votre bel hôtel de la rue d'Anjou, vous y serez une des reines de Paris: vous le pourrez en faisant jouer à Rochefide un rôle politique et en mettant dans votre conduite l'habileté, la persistance que madame d'Espard a déployée. Voilà la situation dans laquelle doit être une femme à qui je fais l'honneur de me donner...
—Mais vous oubliez que le consentement de monsieur de Rochefide est nécessaire.
—Oh! chère enfant! répondit La Palférine, nous vous l'avons préparé, je lui ai engagé ma foi de gentilhomme que vous valiez toutes les Schontz du quartier Saint-Georges, et vous me devez compte de mon honneur...
Pendant huit jours, tous les jours, Calyste alla chez Béatrix dont la porte lui fut refusée par Antoine, qui prenait une figure de circonstance pour dire: «Madame la marquise est dangereusement malade.» De là, Calyste courait chez La Palférine dont le valet de chambre répondait: «Monsieur le comte est à la chasse!» Chaque fois le Breton laissait une lettre pour La Palférine.
Le neuvième jour Calyste, assigné par un mot de La Palférine pour une explication, le trouva, mais en compagnie de Maxime de Trailles, à qui le jeune roué voulait donner sans doute une preuve de son savoir-faire en le rendant témoin de cette scène.
—Monsieur le baron, dit tranquillement Charles-Édouard, voici les six lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, elles sont saines et entières, elles n'ont pas été décachetées, je savais d'avance ce qu'elles pouvaient contenir en apprenant que vous me cherchiez partout, depuis le jour que je vous ai regardé par la fenêtre quand vous étiez à la porte d'une maison où la veille j'étais à la porte quand vous étiez à la fenêtre. J'ai pensé que je devais ignorer des provocations malséantes. Entre nous, vous avez trop de bon goût pour en vouloir à une femme de ce qu'elle ne vous aime plus. C'est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercher querelle au préféré. Mais, dans la circonstance actuelle, vos lettres étaient entachées d'un vice radical, d'une nullité, comme disent les avoués. Vous avez trop de bon sens pour en vouloir à un mari de reprendre sa femme. Monsieur de Rochefide a senti que la situation de la marquise était sans dignité. Vous ne trouverez plus madame de Rochefide rue de Chartres, mais bien à l'hôtel de Rochefide, dans six mois, l'hiver prochain. Vous vous êtes jeté fort étourdiment au milieu d'un raccommodement entre époux que vous avez provoqué vous-même en ne sauvant pas à madame de Rochefide l'humiliation qu'elle a subie aux Italiens. En sortant de là, Béatrix, à qui j'avais porté déjà quelques propositions amicales de la part de son mari, me prit dans sa voiture et son premier mot fut alors:—Allez chercher Arthur!...
—Oh! mon Dieu!... s'écria Calyste, elle avait raison, j'avais manqué de dévouement.
—Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une de ces femmes atroces, la Schontz, qui, depuis longtemps, se voyait d'heure en heure sur le point d'être quittée. Madame Schontz, qui, sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir un jour marquise de Rochefide, est devenue enragée en trouvant ses châteaux en Espagne à terre, elle a voulu se venger d'un seul coup de la femme et du mari! Ces femmes-là, monsieur, se crèvent un œil pour en crever deux à leur ennemi; la Schontz, qui vient de quitter Paris, en a crevé six!... Et si j'avais eu l'imprudence d'aimer Béatrix, cette Schontz en aurait crevé huit. Vous devez vous être aperçu que vous avez besoin d'un oculiste...
Maxime ne put s'empêcher de sourire au changement de figure de Calyste qui devint pâle en ouvrant alors les yeux sur sa situation.
—Croiriez-vous, monsieur le baron, que cette ignoble femme a donné sa main à l'homme qui lui a fourni les moyens de se venger?... Oh! les femmes!... Vous comprenez maintenant pourquoi Béatrix s'est renfermée avec Arthur pour quelques mois à Nogent-sur-Marne où ils ont une délicieuse petite maison, ils y recouvreront la vue. Pendant ce séjour, on va remettre à neuf leur hôtel où la marquise veut déployer une splendeur princière. Quand on aime sincèrement une femme si noble, si grande, si gracieuse, victime de l'amour conjugal au moment où elle a le courage de revenir à ses devoirs, le rôle de ceux qui l'adorent comme vous l'adorez, qui l'admirent comme je l'admire, est de rester ses amis quand on ne peut plus être que cela... Vous voudrez bien m'excuser si j'ai cru devoir prendre monsieur le comte de Trailles pour témoin de cette explication; mais je tenais beaucoup à être net en tout ceci. Quant à moi, je veux surtout vous dire que si j'admire madame de Rochefide comme intelligence, elle me déplaît souverainement comme femme.
—Voilà donc comment finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et de désillusionnements.
—En queue de poisson, s'écria Maxime. Je ne connais pas de premier amour qui ne se termine bêtement. Ah! monsieur le baron, tout ce que l'homme a de céleste ne trouve d'aliment que dans le ciel!... Voilà ce qui nous donne raison à nous autres roués. Moi, j'ai beaucoup creusé cette question-là, monsieur; et, vous le voyez, je suis marié d'hier, je serai fidèle à ma femme, et je vous engage à revenir à madame du Guénic... dans trois mois. Ne regrettez pas Béatrix, c'est le modèle de ces natures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c'est madame d'Espard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sans tête, étourdie dans le mal. Madame de Rochefide n'aime qu'elle; elle vous aurait brouillé sans retour avec madame du Guénic, et vous eût planté là sans remords; enfin, c'est incomplet pour le vice comme pour la vertu.
—Je ne suis pas de ton avis, Maxime, dit La Palférine, elle sera la plus délicieuse maîtresse de maison de Paris.
Calyste ne sortit pas sans avoir échangé des poignées de main avec Charles-Édouard et Maxime de Trailles, en les remerciant de ce qu'ils l'avaient opéré de ses illusions.
Trois jours après la duchesse de Grandlieu, qui n'avait pas vu sa fille Sabine depuis la matinée où cette conférence avait eu lieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès de lui travaillait à des ornements nouveaux pour la nouvelle layette.
—Eh bien! que vous arrive-t-il donc, mes enfants? demanda la bonne duchesse.
—Rien que de bon, ma chère maman, répondit Sabine qui leva sur sa mère des yeux rayonnants de bonheur, nous avons joué la fable des deux pigeons! voilà tout.
Calyste tendit la main à sa femme et la lui serra si tendrement, en lui jetant un regard si éloquent, qu'elle dit à l'oreille de la duchesse:—Je suis aimée, ma mère, et pour toujours!
1838-18
LA GRANDE BRETÈCHE.
(FIN DE AUTRE ÉTUDE DE FEMME.)
—Ah! madame, répliqua le docteur, j'ai des histoires terribles dans mon répertoire; mais chaque récit a son heure dans une conversation, selon ce joli mot rapporté par Chamfort et dit au duc de Fronsac:—Il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre ta saillie et le moment où nous sommes.
—Mais il est deux heures du matin, et l'histoire de Rosine nous a préparées, dit la maîtresse de la maison.
—Dites, monsieur Bianchon!... demanda-t-on de tous côtés.
A un geste du complaisant docteur, le silence régna.
—A une centaine de pas environ de Vendôme, sur les bords du Loir, dit-il, il se trouve une vieille maison brune, surmontée de toits très élevés, et si complétement isolée qu'il n'existe à l'entour ni tannerie puante ni méchante auberge, comme vous en voyez aux abords de presque toutes les petites villes. Devant ce logis est un jardin donnant sur la rivière, et où les buis, autrefois ras qui dessinaient les allées, croissent maintenant à leur fantaisie. Quelques saules, nés dans le Loir, ont rapidement poussé comme la haie de clôture, et cachent à demi la maison. Les plantes que nous appelons mauvaises décorent de leur belle végétation le talus de la rive. Les arbres fruitiers, négligés depuis dix ans, ne produisent plus de récolte, et leurs rejetons forment des taillis. Les espaliers ressemblent à des charmilles. Les sentiers, sablés jadis, sont remplis de pourpier; mais, à vrai dire, il n'y a plus trace de sentier. Du haut de la montagne sur laquelle pendent les ruines du vieux château des ducs de Vendôme, le seul endroit d'où l'œil puisse plonger sur cet enclos, on se dit que, dans un temps qu'il est difficile de déterminer, ce coin de terre fit les délices de quelque gentilhomme occupé de roses, de tulipiers, d'horticulture en un mot, mais surtout gourmand de bons fruits. On aperçoit une tonnelle, ou plutôt les débris d'une tonnelle sous laquelle est encore une table que le temps n'a pas entièrement dévorée. A l'aspect de ce jardin qui n'est plus, les joies négatives de la vie paisible dont on jouit en province se devinent, comme on devine l'existence d'un bon négociant en lisant l'épitaphe de sa tombe. Pour compléter les idées tristes et douces qui saisissent l'âme, un des murs offre un cadran solaire orné de cette inscription bourgeoisement chrétienne: Ultimam cogita! Les toits de cette maison sont horriblement dégradés, les persiennes sont toujours closes, les balcons sont couverts de nids d'hirondelles, les portes restent constamment fermées. De hautes herbes ont dessiné par des lignes vertes les fentes des perrons, les ferrures sont rouillées. La lune, le soleil, l'hiver, l'été, la neige ont creusé les bois, gauchi les planches, rongé les peintures. Le morne silence qui règne là n'est troublé que par les oiseaux, les chats, les fouines, les rats et les souris, libres de trotter, de se battre, de se manger. Une invisible main a partout écrit le mot: Mystère. Si, poussé par la curiosité, vous alliez voir cette maison du côté de la rue, vous apercevriez une grande porte de forme ronde par le haut, et à laquelle les enfants du pays ont fait des trous nombreux. J'ai appris plus tard que cette porte était condamnée depuis dix ans. Par ces brèches irrégulières, vous pourriez observer la parfaite harmonie qui existe entre la façade du jardin et la façade de la cour. Le même désordre y règne. Des bouquets d'herbes encadrent les pavés. D'énormes lézardes sillonnent les murs, dont les crêtes noircies sont enlacées par les mille festons de la pariétaire. Les marches du perron sont disloquées, la corde de la cloche est pourrie, les gouttières sont brisées. Quel feu tombé du ciel a passé par là? Quel tribunal a ordonné de semer du sel sur ce logis?—Y a-t-on insulté Dieu? Y a-t-on trahi la France? Voilà ce qu'on se demande. Les reptiles y rampent sans vous répondre. Cette maison vide et déserte est une immense énigme dont le mot n'est connu de personne. Elle était autrefois un petit fief, et porte le nom de la Grande Bretèche. Pendant le temps de son séjour à Vendôme, où Desplein m'avait laissé pour soigner un riche malade, la vue de ce singulier logis devint un de mes plaisirs les plus vifs. N'était-ce pas mieux qu'une ruine? A une ruine se rattachent quelques souvenirs d'une irréfragable authenticité; mais cette habitation encore debout quoique lentement démolie par une main vengeresse, renfermait un secret, une pensée inconnue; elle trahissait un caprice tout au moins. Plus d'une fois, le soir, je me fis aborder à la haie devenue sauvage qui protégeait cet enclos. Je bravais les égratignures, j'entrais dans ce jardin, sans maître, dans cette propriété qui n'était plus ni publique ni particulière; j'y restais des heures entières à contempler son désordre. Je n'aurais pas voulu, pour prix de l'histoire à laquelle sans doute était dû ce spectacle bizarre, faire une seule question à quelque Vendômois bavard. Là, je composais de délicieux romans, je m'y livrais à de petites débauches de mélancolie qui me ravissaient. Si j'avais connu le motif, peut-être vulgaire, de cet abandon, j'eusse perdu les poésies inédites dont je m'enivrais. Pour moi, cet asile représentait les images les plus variées de la vie humaine, assombrie par ses malheurs: c'était tantôt l'air du cloître, moins les religieux; tantôt la paix du cimetière, sans les morts qui vous parlent leur langage épitaphique; aujourd'hui la maison du lépreux, demain celle des Atrides; mais c'était surtout la province avec ses idées recueillies, avec sa vie de sablier. J'y ai souvent pleuré, je n'y ai jamais ri. Plus d'une fois j'ai ressenti des terreurs involontaires en y entendant, au-dessus de ma tête, le sifflement sourd que rendaient les ailes de quelque ramier pressé. Le sol y est humide; il faut s'y défier des lézards, des vipères, des grenouilles qui s'y promènent avec la sauvage liberté de la nature; il faut surtout ne pas craindre le froid, car en quelques instants vous sentez un manteau de glace qui se pose sur vos épaules, comme la main du commandeur sur le cou de don Juan. Un soir j'y ai frissonné: le vent avait fait tourner une vieille girouette rouillée, dont les cris ressemblèrent à un gémissement poussé par la maison au moment où j'achevais un drame assez noir par lequel je m'expliquais cette espèce de douleur monumentalisée. Je revins à mon auberge, en proie à des idées sombres. Quand j'eus soupé, l'hôtesse entra d'un air de mystère dans ma chambre, et me dit:—Monsieur, voici monsieur Regnault.—Qu'est monsieur Regnault?—Comment, monsieur ne connaît pas monsieur Regnault? Ah! c'est drôle! dit-elle en s'en allant. Tout à coup je vis apparaître un homme long, fluet, vêtu de noir, tenant son chapeau à la main, et qui se présenta comme un bélier prêt à fondre sur son rival, en me montrant un front fuyant, une petite tête pointue, et une face pâle, assez semblable à un verre d'eau sale. Vous eussiez dit de l'huissier d'un ministre. Cet inconnu portait un vieil habit, très usé sur les plis; mais il avait un diamant au jabot de sa chemise et des boucles d'or à ses oreilles.—Monsieur, à qui ai-je l'honneur de parler! lui dis-je. Il s'assit sur une chaise, se mit devant mon feu, posa son chapeau sur ma table, et me répondit en se frottant les mains:—Ah! il fait bien froid. Monsieur, je suis monsieur Regnault. Je m'inclinai, en me disant à moi-même:—Il bondo cani! Cherche.—Je suis, reprit-il, notaire à Vendôme.—J'en suis ravi, monsieur, m'écriai-je, mais je ne suis point en mesure de tester, pour des raisons à moi connues.—Petit moment, reprit-il, en levant la main comme pour m'imposer silence. Permettez, monsieur, permettez! J'ai appris que vous alliez vous promener quelquefois dans le jardin de la Grande Bretèche.—Oui, monsieur.—Petit moment! dit-il en répétant son geste, cette action constitue un véritable délit. Monsieur, je viens, au nom et comme exécuteur testamentaire de feu madame la comtesse de Merret, vous prier de discontinuer vos visites. Petit moment! Je ne suis pas un Turc et ne veux point vous en faire un crime. D'ailleurs, bien permis à vous d'ignorer les circonstances qui m'obligent à laisser tomber en ruines le plus bel hôtel de Vendôme. Cependant, monsieur, vous paraissez avoir de l'instruction, et devez savoir que les lois défendent, sous des peines graves, d'envahir une propriété close. Une haie vaut un mur. Mais l'état dans lequel la maison se trouve peut servir d'excuse à votre curiosité. Je ne demanderais pas mieux que de vous laisser libre d'aller et venir dans cette maison; mais chargé d'exécuter les volontés de la testatrice, j'ai l'honneur, monsieur, de vous prier de ne plus entrer dans le jardin. Moi-même, monsieur, depuis l'ouverture du testament, je n'ai pas mis le pied dans cette maison, qui dépend, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, de la succession de madame de Merret. Nous en avons seulement constaté les portes et fenêtres, afin d'asseoir les impôts que je paye annuellement sur des fonds à ce destinés par feu madame la comtesse. Ah! mon cher monsieur, son testament a fait bien du bruit dans Vendôme! Là, il s'arrêta pour se moucher, le digne homme! Je respectai sa loquacité, comprenant à merveille que la succession de madame de Merret était l'événement le plus important de sa vie, toute sa réputation, sa gloire, sa Restauration. Il me fallait dire adieu à mes belles rêveries, à mes romans; je ne fus donc pas rebelle au plaisir d'apprendre la vérité d'une manière officielle.—Monsieur, lui dis-je, serait-il indiscret de vous demander les raisons de cette bizarrerie? A ces mots, un air qui exprimait tout le plaisir que ressentent les hommes habitués à monter sur le dada, passa sur la figure du notaire. Il releva le col de sa chemise avec une sorte de fatuité, tira sa tabatière, l'ouvrit, m'offrit du tabac; et, sur mon refus, il en saisit une forte pincée. Il était heureux! Un homme qui n'a pas de dada ignore tout le parti que l'on peut tirer de la vie. Un dada est le milieu précis entre la passion et la monomanie. En ce moment, je compris cette jolie expression de Sterne dans toute son étendue, et j'eus une complète idée de la joie avec laquelle l'oncle Tobie enfourchait, Trim aidant, son cheval de bataille.—Monsieur, me dit monsieur Regnault, j'ai été premier clerc de maître Roguin, à Paris. Excellente étude, dont vous avez peut-être entendu parler? Non! cependant une malheureuse faillite l'a rendu célèbre. N'ayant pas assez de fortune pour traiter à Paris, au prix où les charges montèrent en 1816, je vins ici acquérir l'Étude de mon prédécesseur. J'avais des parents à Vendôme, entre autres une tante fort riche, qui m'a donné sa fille en mariage.—Monsieur, reprit-il après une légère pause, trois mois après avoir été agréé par Monseigneur le Garde-des-Sceaux, je fus mandé un soir, au moment où j'allais me coucher (je n'étais pas encore marié), par madame la comtesse de Merret, en son château de Merret. Sa femme de chambre, une brave fille qui sert aujourd'hui dans cette hôtellerie, était à ma porte avec la calèche de madame la comtesse. Ah! petit moment! Il faut vous dire, monsieur, que monsieur le comte de Merret était allé mourir à Paris deux mois avant que je vinsse ici. Il y périt misérablement en se livrant à des excès de tous les genres. Vous comprenez? Le jour de son départ, madame la comtesse avait quitté la Grande Bretèche et l'avait démeublée. Quelques personnes prétendent même qu'elle a brûlé les meubles, les tapisseries, enfin toutes les choses généralement quelconques qui garnissaient les lieux présentement loués par ledit sieur... (Tiens, qu'est-ce que je dis donc? Pardon, je croyais dicter un bail.) Qu'elle les brûla, reprit-il, dans la prairie de Merret. Êtes-vous allé à Merret, monsieur? Non, dit-il en faisant lui-même ma réponse. Ah! c'est un fort bel endroit! Depuis trois mois environ, dit-il en continuant après un petit hochement de tête, monsieur le comte et madame la comtesse avaient vécu singulièrement; ils ne recevaient plus personne, madame habitait le rez-de-chaussée, et monsieur le premier étage. Quand madame la comtesse resta seule, elle ne se montra plus qu'à l'église. Plus tard, chez elle à son château, elle refusa de voir les amis et amies qui vinrent lui faire des visites. Elle était déjà très changée au moment où elle quitta la Grande Bretèche pour aller à Merret. Cette chère femme-là... (je dis chère, parce que ce diamant me vient d'elle, je ne l'ai vue, d'ailleurs, qu'une seule fois!) Donc, cette bonne dame était très malade; elle avait sans doute désespéré de sa santé, car elle est morte sans vouloir appeler de médecins; aussi, beaucoup de nos dames ont-elles pensé qu'elle ne jouissait pas de toute sa tête. Monsieur, ma curiosité fut donc singulièrement excitée en apprenant que madame de Merret avait besoin de mon ministère. Je n'étais pas le seul qui s'intéressât à cette histoire. Le soir même, quoiqu'il fût tard, toute la ville sut que j'allais à Merret. La femme de chambre répondit assez vaguement aux questions que je lui fis en chemin; néanmoins, elle me dit que sa maîtresse avait été administrée par le curé de Merret pendant la journée, et qu'elle paraissait ne pas devoir passer la nuit. J'arrivai sur les onze heures au château. Je montai le grand escalier. Après avoir traversé de grandes pièces hautes et noires, froides et humides en diable, je parvins dans la chambre à coucher d'honneur où était madame la comtesse. D'après les bruits qui couraient sur cette dame (monsieur, je n'en finirais pas si je vous répétais tous les contes qui se sont débités à son égard!), je me la figurais comme une coquette. Imaginez-vous que j'eus beaucoup de peine à la trouver dans le grand lit où elle gisait. Il est vrai que, pour éclairer cette énorme chambre à frises de l'ancien régime, et poudrées de poussière à faire éternuer rien qu'à les voir, elle avait une de ces anciennes lampes d'Argant. Ah! mais vous n'êtes pas allé à Merret! Eh! bien, monsieur, le lit est un de ces lits d'autrefois, avec un ciel élevé, garni d'indienne à ramages. Une petite table de nuit était près du lit, et je vis dessus une Imitation de Jésus-Christ, que, par parenthèse, j'ai achetée à ma femme, ainsi que la lampe. Il y avait aussi une grande bergère pour la femme de confiance, et deux chaises. Point de feu, d'ailleurs. Voilà le mobilier. Ça n'aurait pas fait dix lignes dans un inventaire. Ah! mon cher monsieur, si vous aviez vu, comme je la vis alors, cette vaste chambre tendue en tapisseries brunes, vous vous seriez cru transporté dans une véritable scène de roman. C'était glacial, et mieux que cela, funèbre, ajouta-t-il en levant le bras par un geste théâtral et faisant une pause. A force de regarder, en venant près du lit, je finis par voir madame de Merret, encore grâce à la lueur de la lampe dont la clarté donnait sur les oreillers. Sa figure était jaune comme de la cire, et ressemblait à deux mains jointes. Madame la comtesse avait un bonnet de dentelles qui laissait voir de beaux cheveux, mais blancs comme du fil. Elle était sur son séant, et paraissait s'y tenir avec beaucoup de difficulté. Ses grands yeux noirs, abattus par la fièvre, sans doute, et déjà presque morts, remuaient à peine sous les os où sont les sourcils.—Ça, dit-il en me montrant l'arcade de ses yeux. Son front était humide. Ses mains décharnées ressemblaient à des os recouverts d'une peau tendre; ses veines, ses muscles se voyaient parfaitement bien. Elle avait dû être très belle; mais, en ce moment! je fus saisi de je ne sais quel sentiment à son aspect. Jamais, au dire de ceux qui l'ont ensevelie, une créature vivante n'avait atteint à sa maigreur sans mourir. Enfin, c'était épouvantable à voir! Le mal avait si bien rongé cette femme qu'elle n'était plus qu'un fantôme. Ses lèvres d'un violet pâle me parurent immobiles quand elle me parla. Quoique ma profession m'ait familiarisé avec ces spectacles en me conduisant parfois au chevet des mourants pour constater leurs dernières volontés, j'avoue que les familles en larmes et les agonies que j'ai vues n'étaient rien auprès de cette femme solitaire et silencieuse, dans ce vaste château. Je n'entendais pas le moindre bruit, je ne voyais pas ce mouvement que la respiration de la malade aurait dû imprimer aux draps qui la couvraient, et je restai tout à fait immobile, occupé à la regarder avec une sorte de stupeur. Il me semble que j'y suis encore. Enfin ses grands yeux se remuèrent, elle essaya de lever sa main droite qui retomba sur le lit, et ces mots sortirent de sa bouche comme un souffle, car sa voix n'était déjà plus une voix.—«Je vous attendais avec bien de l'impatience.» Ses joues se colorèrent vivement. Parler, monsieur, c'était un effort pour elle.—«Madame,» lui dis-je. Elle me fit signe de me taire. En ce moment, la vieille femme de charge se leva et me dit à l'oreille: «Ne parlez pas, madame la comtesse est hors d'état d'entendre le moindre bruit; et ce que vous lui diriez pourrait l'agiter.» Je m'assis. Quelques instants après, madame de Merret rassembla tout ce qui lui restait de forces pour mouvoir son bras droit, le mit, non sans des peines infinies, sous son traversin; elle s'arrêta pendant un petit moment; puis, elle fit un dernier effort pour retirer sa main, et lorsqu'elle eut pris un papier cacheté, des gouttes de sueur tombèrent de son front.—«Je vous confie mon testament, dit-elle. Ah! mon Dieu! Ah!» Ce fut tout. Elle saisit un crucifix qui était sur son lit, le porta rapidement à ses lèvres, et mourut. L'expression de ses yeux fixes me fait encore frissonner quand j'y songe. Elle avait dû bien souffrir! Il y avait de la joie dans son dernier regard, sentiment qui resta gravé sur ses yeux morts. J'emportai le testament; et, quand il fut ouvert, je vis que madame de Merret m'avait nommé son exécuteur testamentaire. Elle léguait la totalité de ses biens à l'hôpital de Vendôme, sauf quelques legs particuliers. Mais voici quelles furent ses dispositions relativement à la Grande Bretèche. Elle me recommanda de laisser cette maison pendant cinquante années révolues, à partir du jour de sa mort, dans l'état où elle se trouverait au moment de son décès, en interdisant l'entrée des appartements à quelque personne que ce fût, en défendant d'y faire la moindre réparation, et allouant même une rente afin de gager des gardiens, s'il en était besoin, pour assurer l'entière exécution de ses intentions. A l'expiration de ce terme, si le vœu de la testatrice a été accompli, la maison doit appartenir à mes héritiers, car monsieur sait que les notaires ne peuvent accepter de legs; sinon, la Grande Bretèche reviendrait à qui de droit, mais à la charge de remplir les conditions indiquées dans un codicille annexé au testament, et qui ne doit être ouvert qu'à l'expiration desdites cinquante années. Le testament n'a point été attaqué, donc... A ce mot, et sans achever sa phrase, le notaire oblong me regarda d'un air de triomphe, je le rendis tout à fait heureux en lui adressant quelques compliments.—Monsieur, lui dis-je en terminant, vous m'avez si vivement impressionné, que je crois voir cette mourante plus pâle que ses draps; ses yeux luisants me font peur; et je rêverai d'elle cette nuit. Mais vous devez avoir formé quelques conjectures sur les dispositions contenues dans ce bizarre testament.—Monsieur, me dit-il avec une réserve comique, je ne me permets jamais de juger la conduite des personnes qui m'ont honoré par le don d'un diamant. Je déliai bientôt la langue du scrupuleux notaire vendômois, qui me communiqua, non sans de longues digressions, les observations dues aux profonds politiques des deux sexes dont les arrêts font loi dans Vendôme. Mais ces observations étaient si contradictoires, si diffuses, que je faillis m'endormir, malgré l'intérêt que je prenais à cette histoire authentique. Le ton lourd et l'accent monotone de ce notaire, sans doute habitué à s'écouter lui-même et à se faire écouter de ses clients ou de ses compatriotes, triompha de ma curiosité. Heureusement il s'en alla.—Ah! ah! monsieur, bien des gens, me dit-il dans l'escalier, voudraient vivre encore quarante-cinq ans; mais, petit moment! Et il mit, d'un air fin, l'index de sa main droite sur sa narine, comme s'il eût voulu dire: Faites bien attention à ceci!—Pour aller jusque-là, dit-il, il ne faut pas avoir la soixantaine. Je fermai ma porte, après avoir été tiré de mon apathie par ce dernier trait que le notaire trouva très spirituel; puis, je m'assis dans mon fauteuil, en mettant mes pieds sur les deux chenets de ma cheminée. Je m'enfonçai dans un roman à la Radcliffe, bâti sur les données juridiques de monsieur Regnault, quand ma porte, manœuvrée par la main adroite d'une femme, tourna sur ses gonds. Je vis venir mon hôtesse, grosse femme réjouie, de belle humeur, qui avait manqué sa vocation: c'était une Flamande qui aurait dû naître dans un tableau de Teniers.—Eh bien! monsieur? me dit-elle. Monsieur Regnault vous a sans doute rabâché son histoire de la Grande Bretèche.—Oui, mère Lepas.—Que vous a-t-il dit? Je lui répétai en peu de mots la ténébreuse et froide histoire de madame Merret. A chaque phrase, mon hôtesse tendait le cou, en me regardant avec une perspicacité d'aubergiste, espèce de juste milieu entre l'instinct du gendarme, l'astuce de l'espion et la ruse du commerçant.—Ma chère dame Lepas! ajoutai-je en terminant, vous paraissez en savoir davantage. Hein? Autrement, pourquoi seriez-vous montée chez moi?—Ah! foi d'honnête femme, aussi vrai que je m'appelle Lepas...—Ne jurez pas, vos yeux sont gros d'un secret. Vous avez connu monsieur de Merret. Quel homme était-ce?—Dame, monsieur de Merret, voyez-vous était un bel homme qu'on ne finissait pas de voir, tant il était long! un digne gentilhomme venu de Picardie, et qui avait, comme nous disons ici, la tête près du bonnet. Il payait tout comptant pour n'avoir de difficultés avec personne. Voyez-vous, il était vif? Nos dames le trouvaient toutes fort aimable.—Parce qu'il était vif! dis-je à mon hôtesse.—Peut-être bien, dit-elle. Vous pensez bien, monsieur, qu'il fallait avoir eu quelque chose devant soi, comme on dit, pour épouser madame de Merret qui, sans vouloir nuire aux autres, était la plus belle et la plus riche personne du Vendômois. Elle avait aux environs de vingt mille livres de rente. Toute la ville assistait à sa noce. La mariée était mignonne et avenante, un vrai bijou de femme. Ah! ils ont fait un beau couple dans le temps!—Ont-ils été heureux en ménage?—Heu, heu! oui et non, autant qu'on peut le présumer, car vous pensez bien que, nous autres, nous ne vivions pas à pot et à rôt avec eux! Madame de Merret était une bonne femme, bien gentille, qui avait peut-être bien à souffrir quelquefois des vivacités de son mari; mais quoiqu'un peu fier, nous l'aimions. Bah! c'était son état à lui d'être comme ça! Quand on est noble, voyez-vous...—Cependant il a bien fallu quelque catastrophe pour que monsieur et madame de Merret se séparassent violemment?—Je n'ai point dit qu'il y ait eu de catastrophe, monsieur. Je n'en sais rien.—Bien. Je suis sûr maintenant que vous savez tout.—Eh! bien, monsieur, je vais tout vous dire. En voyant monter chez vous monsieur Regnault, j'ai bien pensé qu'il vous parlerait de madame de Merret, à propos de la Grande Bretèche. Ça m'a donné l'idée de consulter monsieur, qui me paraît un homme de bon conseil et incapable de trahir une pauvre femme comme moi qui n'ai jamais fait de mal à personne, et qui se trouve cependant tourmentée par sa conscience. Jusqu'à présent je n'ai point osé m'ouvrir aux gens de ce pays-ci, ce sont tous des bavards à langue d'acier. Enfin, monsieur, je n'ai pas encore eu de voyageur qui soit demeuré si longtemps que vous dans mon auberge, et auquel je pusse dire l'histoire des quinze mille francs...—Ma chère dame Lepas! lui répondis-je en arrêtant le flux de ses paroles, si votre confidence est de nature à me compromettre, pour tout au monde je ne voudrais pas en être chargé.—Ne craignez rien, dit-elle en m'interrompant. Vous allez voir. Cet empressement me fit croire que je n'étais pas le seul à qui ma bonne aubergiste eût communiqué le secret dont je devais être l'unique dépositaire, et j'écoutai.—Monsieur, dit-elle, quand l'Empereur envoya ici des Espagnols prisonniers de guerre ou autres, j'eus à loger, au compte du gouvernement, un jeune Espagnol envoyé à Vendôme sur parole. Malgré la parole, il allait tous les jours se montrer au Sous-Préfet. C'était un Grand d'Espagne! Excusez du peu! Il portait un nom en os et en dia, comme Bagos de Férédia. J'ai son nom écrit sur mes registres; vous pourrez le lire, si vous le voulez. Oh! c'était un beau jeune homme pour un Espagnol qu'on dit tous laids. Il n'avait guère que cinq pieds deux ou trois pouces, mais il était bien fait; il avait de petites mains qu'il soignait, ah! fallait voir. Il avait autant de brosses pour ses mains qu'une femme en a pour toutes ses toilettes! Il avait de grands cheveux noirs, un œil de feu, un teint un peu cuivré, mais qui me plaisait tout de même. Il portait du linge fin comme je n'en ai jamais vu à personne, quoique j'aie logé des princesses, et entre autres le général Bertrand, le duc et la duchesse d'Abrantès, monsieur Decazes et le roi d'Espagne. Il ne mangeait pas grand'chose; mais il avait des manières si polies, si aimables, qu'on ne pouvait pas lui en vouloir. Oh! je l'aimai beaucoup, quoiqu'il ne disait pas quatre paroles par jour et qu'il fût impossible d'avoir avec lui la moindre conversation; si on lui parlait, il ne répondait pas: c'était un tic, une manie qu'ils ont tous, à ce qu'on m'a dit. Il lisait son bréviaire comme un prêtre, il allait à la messe et à tous les offices régulièrement. Où se mettait-il (nous avons remarqué cela plus tard)? à deux pas de la chapelle de madame de Merret. Comme il se plaça là dès la première fois qu'il vint à l'église, personne n'imagina qu'il y eût de l'intention dans son fait. D'ailleurs, il ne levait pas le nez de dessus son livre de prières, le pauvre jeune homme! Pour lors, monsieur, le soir il se promenait sur la montagne, dans les ruines du château. C'était son seul amusement à ce pauvre homme, il se rappelait là son pays. On dit que c'est tout montagnes en Espagne! Dès les premiers jours de sa détention, il s'attarda. Je fus inquiète en ne le voyant revenir que sur le coup de minuit; mais nous nous habituâmes tous à sa fantaisie; il prit la clef de la porte, et nous ne l'attendîmes plus. Il logeait dans la maison que nous avons dans la rue des Casernes. Pour lors, un de nos valets d'écurie nous dit qu'un soir, en allant faire baigner les chevaux, il croyait avoir vu le Grand d'Espagne nageant au loin dans la rivière comme un vrai poisson. Quand il revint, je lui dis de prendre garde aux herbes; il parut contrarié d'avoir été vu dans l'eau.—Enfin, monsieur, un jour, ou plutôt un matin, nous ne le trouvâmes plus dans sa chambre, il n'était pas revenu. A force de fouiller partout, je vis un écrit dans le tiroir de sa table où il y avait cinquante pièces d'or espagnoles qu'on nomme des portugaises et qui valaient environ cinq mille francs; puis des diamants pour dix mille francs dans une petite boîte cachetée. Son écrit disait donc qu'au cas où il ne reviendrait pas, il nous laissait cet argent et ces diamants, à la charge de fonder des messes pour remercier Dieu de son évasion et pour son salut. Dans ce temps-là, j'avais encore mon homme, qui courut à sa recherche. Et voilà le drôle de l'histoire! il rapporta les habits de l'Espagnol qu'il découvrit sous une grosse pierre, dans une espèce de pilotis sur le bord de la rivière, du côté du château, à peu près en face de la Grande Bretèche. Mon mari était allé là si matin, que personne ne l'avait vu. Il brûla les habits après avoir lu la lettre, et nous avons déclaré, suivant le désir du comte Férédia, qu'il s'était évadé. Le Sous-Préfet mit toute la gendarmerie à ses trousses; mais brust! on ne l'a point rattrapé. Lepas a cru que l'Espagnol s'était noyé. Moi, monsieur, je ne le pense point, je crois plutôt qu'il est pour quelque chose dans l'affaire de madame de Merret, vu que Rosalie m'a dit que le crucifix auquel sa maîtresse tenait tant qu'elle s'est fait ensevelir avec, était d'ébène et d'argent; or, dans les premiers temps de son séjour, monsieur Férédia en avait un d'ébène et d'argent que je ne lui ai plus revu. Maintenant, monsieur, n'est-il pas vrai que je ne dois point avoir de remords des quinze mille francs de l'Espagnol, et qu'ils sont bien à moi?—Certainement. Mais vous n'avez pas essayé de questionner Rosalie? lui dis-je.—Oh! si fait, monsieur. Que voulez-vous? Cette fille-là, c'est un mur. Elle sait quelque chose; mais il est impossible de la faire jaser. Après avoir encore causé pendant un moment avec moi, mon hôtesse me laissa en proie à des pensées vagues et ténébreuses, à une curiosité romanesque, à une terreur religieuse assez semblable au sentiment profond qui nous saisit quand nous entrons à la nuit dans une église sombre où nous apercevons une faible lumière lointaine sous des arceaux élevés; une figure indécise glisse, un frottement de robe ou de soutane se fait entendre... nous avons frissonné. La Grande Bretèche et ses hautes herbes, ses fenêtres condamnées, ses ferrements rouillés, ses portes closes, ses appartements déserts, se montra tout à coup fantastiquement devant moi. J'essayai de pénétrer dans cette mystérieuse demeure en y cherchant le nœud de cette solennelle histoire, le drame qui avait tué trois personnes. Rosalie fut à mes yeux l'être le plus intéressant de Vendôme. Je découvris, en l'examinant, les traces d'une pensée intime, malgré la santé brillante qui éclatait sur son visage potelé. Il y avait chez elle un principe de remords ou d'espérance; son attitude annonçait un secret, comme celle des dévotes qui prient avec excès ou celle de la fille infanticide qui entend toujours le dernier cri de son enfant. Sa pose était cependant naïve et grossière, son niais sourire n'avait rien de criminel, et vous l'eussiez jugée innocente, rien qu'à voir le grand mouchoir à carreaux rouges et bleus qui recouvrait son buste vigoureux, encadré, serré, ficelé par une robe à raies blanches et violettes.—Non, pensais-je, je ne quitterai pas Vendôme sans savoir toute l'histoire de la Grande Bretèche. Pour arriver à mes fins je deviendrai l'ami de Rosalie, s'il le faut absolument.—Rosalie! lui dis-je un soir.—Plaît-il, monsieur?—Vous n'êtes pas mariée? Elle tressaillit légèrement.—Oh! je ne manquerai point d'hommes quand la fantaisie d'être malheureuse me prendra! dit-elle en riant. Elle se remit promptement de son émotion intérieure, car toutes les femmes, depuis la grande dame jusqu'aux servantes d'auberge inclusivement, ont un sang-froid qui leur est particulier.—Vous êtes assez fraîche, assez appétissante pour ne pas manquer d'amoureux! Mais, dites-moi, Rosalie, pourquoi vous êtes-vous faite servante d'auberge en quittant madame de Merret? Est-ce qu'elle ne vous a pas laissé quelque rente?—Oh! que si! Mais, monsieur, ma place est la meilleure de tout Vendôme. Cette réponse était une de celles que les juges et les avoués nomment dilatoires. Rosalie me paraissait située dans cette histoire romanesque comme la case qui se trouve au milieu d'un damier; elle était au centre même de l'intérêt et de la vérité; elle me semblait nouée dans le nœud. Ce ne fut plus une séduction ordinaire à tenter, il y avait dans cette fille le dernier chapitre d'un roman; aussi, dès ce moment, Rosalie devint-elle l'objet de ma prédilection. A force d'étudier cette fille, je remarquai chez elle, comme chez toutes les femmes de qui nous faisons notre pensée principale, une foule de qualités: elle était propre, soigneuse; elle était belle, cela va sans dire; elle eut bientôt tous les attraits que notre désir prête aux femmes, dans quelque situation qu'elles puissent être. Quinze jours après la visite du notaire, un soir, ou plutôt un matin, car il était de très bonne heure, je dis à Rosalie:—Raconte-moi donc tout ce que tu sais sur madame de Merret?—Oh! répondit-elle avec terreur, ne me demandez pas cela, monsieur Horace! Sa belle figure se rembrunit, ses couleurs vives et animées pâlirent, et ses yeux n'eurent plus leur innocent éclat humide.—Eh! bien, reprit-elle, puisque vous le voulez, je vous le dirai; mais gardez-moi bien le secret!—Va! ma pauvre fille, je garderai tous tes secrets avec une probité de voleur, c'est la plus loyale qui existe.—Si cela vous est égal, me dit-elle, j'aime mieux que ce soit avec la vôtre. Là-dessus, elle ragréa son foulard, et se posa comme pour conter; car il y a, certes, une attitude de confiance et de sécurité nécessaire pour faire un récit. Les meilleures narrations se disent à une certaine heure, comme nous sommes là tous à table. Personne n'a bien conté debout ou à jeun. Mais s'il fallait reproduire fidèlement la diffuse éloquence de Rosalie, un volume entier suffirait à peine. Or, comme l'événement dont elle me donna la confuse connaissance se trouve placé, entre le bavardage du notaire et celui de madame Lepas, aussi exactement que les moyens termes d'une proportion arithmétique le sont entre leurs deux extrêmes, je n'ai plus qu'à vous le dire en peu de mots. J'abrége donc. La chambre que madame de Merret occupait à la Bretèche était située au rez-de-chaussée. Un petit cabinet de quatre pieds de profondeur environ, pratiqué dans l'intérieur du mur, lui servait de garde-robe. Trois mois avant la soirée dont je vais vous raconter les faits, madame de Merret avait été assez sérieusement indisposée pour que son mari la laissât seule chez elle, et il couchait dans une chambre au premier étage. Par un de ces hasards impossibles à prévoir, il revint, ce soir-là, deux heures plus tard que de coutume du Cercle où il allait lire les journaux et causer politique avec les habitants du pays. Sa femme le croyait rentré, couché, endormi. Mais l'invasion de la France avait été l'objet d'une discussion fort animée; la partie de billard s'était échauffée, il avait perdu quarante francs, somme énorme à Vendôme, où tout le monde thésaurise, et où les mœurs sont contenues dans les bornes d'une modestie digne d'éloges, qui peut-être devient la source d'un bonheur vrai dont ne se soucie aucun Parisien. Depuis quelque temps monsieur de Merret se contentait de demander à Rosalie si sa femme était couchée; sur la réponse toujours affirmative de cette fille, il allait immédiatement chez lui, avec cette bonhomie qu'enfantent l'habitude et la confiance. En rentrant, il lui prit fantaisie de se rendre chez madame de Merret pour lui conter sa mésaventure, peut-être aussi pour s'en consoler. Pendant le dîner, il avait trouvé madame de Merret fort coquettement mise; il se disait, en allant du Cercle chez lui, que sa femme ne souffrait plus, que sa convalescence l'avait embellie, et il s'en apercevait, comme les maris s'aperçoivent de tout, un peu tard. Au lieu d'appeler Rosalie qui dans ce moment était occupée dans la cuisine à voir la cuisinière et le cocher jouant un coup difficile de la brisque, monsieur de Merret se dirigea vers la chambre de sa femme, à la lueur de son falot qu'il avait déposé sur la première marche de l'escalier. Son pas facile à reconnaître retentissait sur les voûtes du corridor. Au moment où le gentilhomme tourne la clef de la chambre de sa femme, il crut entendre fermer la porte du cabinet dont je vous ai parlé; mais, quand il entra, madame de Merret était seule, debout devant la cheminée. Le mari pensa naïvement en lui-même que Rosalie était dans le cabinet; cependant un soupçon qui lui tinta dans l'oreille avec un bruit de cloches le mit en défiance; il regarda sa femme, et lui trouva dans les yeux je ne sais quoi de trouble et de fauve.—Vous rentrez bien tard, dit-elle. Cette voix ordinairement si pure et si gracieuse lui parut légèrement altérée. Monsieur de Merret ne répondit rien, car en ce moment Rosalie entra. Ce fut un coup de foudre pour lui. Il se promena dans la chambre, en allant d'une fenêtre à l'autre par un mouvement uniforme et les bras croisés.—Avez-vous appris quelque chose de triste, ou souffrez-vous? lui demanda timidement sa femme pendant que Rosalie la déshabillait. Il garda le silence.—Retirez-vous, dit madame de Merret à sa femme de chambre, je mettrai mes papillotes moi-même. Elle devina quelque malheur au seul aspect de la figure de son mari et voulut être seule avec lui. Lorsque Rosalie fut partie, ou censée partie, car elle resta pendant quelques instants dans le corridor, monsieur de Merret vint se placer devant sa femme, et lui dit froidement:—Madame, il y a quelqu'un dans votre cabinet! Elle regarda son mari d'un air calme, et lui répondit avec simplicité:—Non, monsieur. Ce non navra monsieur de Merret, il n'y croyait pas; et pourtant jamais sa femme ne lui avait paru ni plus pure ni plus religieuse qu'elle semblait l'être en ce moment. Il se leva pour aller ouvrir le cabinet; madame de Merret le prit par la main, l'arrêta, le regarda d'un air mélancolique, et lui dit d'une voix singulièrement émue:—Si vous ne trouvez personne, songez que tout sera fini entre nous! L'incroyable dignité empreinte dans l'attitude de sa femme rendit au gentilhomme une profonde estime pour elle, et lui inspira une de ces résolutions auxquelles il ne manque qu'un plus vaste théâtre pour devenir immortelles.—Non, dit-il, Joséphine, je n'irai pas. Dans l'un et l'autre cas, nous serions séparés à jamais. Écoute, je connais toute la pureté de ton âme, et sais que tu mènes une vie sainte, tu ne voudrais pas commettre un péché mortel aux dépens de ta vie. A ces mots, madame de Merret regarda son mari d'un œil hagard.—Tiens, voici ton crucifix, ajouta cet homme. Jure-moi devant Dieu qu'il n'y a là personne, je te croirai, je n'ouvrirai jamais cette porte. Madame de Merret prit le crucifix et dit:—Je le jure.—Plus haut, dit le mari, et répète: Je jure devant Dieu qu'il n'y a personne dans ce cabinet. Elle répéta la phrase sans se troubler.—C'est bien, dit froidement monsieur de Merret. Après un moment de silence:—Vous avez une bien belle chose que je ne connaissais pas, dit-il en examinant ce crucifix d'ébène incrusté d'argent, et très artistement sculpté.—Je l'ai trouvé chez Duvivier, qui, lorsque cette troupe de prisonniers passa par Vendôme l'année dernière, l'avait acheté d'un religieux espagnol.—Ah! dit monsieur de Merret en remettant le crucifix au clou, et il sonna. Rosalie ne se fit pas attendre. Monsieur de Merret alla vivement à sa rencontre, l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre qui donnait dans le jardin, et lui dit à voix basse:—Je sais que Gorenflot veut t'épouser, la pauvreté seule vous empêche de vous mettre en ménage, et tu lui as dit que tu ne serais pas sa femme s'il ne trouvait moyen de se rendre maître maçon... Eh bien! va le chercher, dis-lui de venir ici avec sa truelle et ses outils. Fais en sorte de n'éveiller que lui dans sa maison; sa fortune passera vos désirs. Surtout sors d'ici sans jaser, sinon.... Il fronça le sourcil. Rosalie partit, il la rappela.—Tiens, prends mon passe-partout, dit-il.—Jean! cria monsieur de Merret d'une voix tonnante dans le corridor. Jean, qui était tout à la fois son cocher et son homme de confiance, quitta sa partie de brisque, et vint.—Allez vous coucher tous, lui dit son maître en lui faisant signe de s'approcher; et le gentilhomme ajouta, mais à voix basse:—Lorsqu'ils seront tous endormis, endormis, entends-tu bien? tu descendras m'en prévenir. Monsieur de Merret, qui n'avait pas perdu de vue sa femme, tout en donnant ses ordres, revint tranquillement auprès d'elle devant le feu, et se mit à lui raconter les événements de la partie de billard et les discussions du Cercle. Lorsque Rosalie fut de retour, elle trouva monsieur et madame de Merret causant très amicalement. Le gentilhomme avait récemment fait plafonner toutes les pièces qui composaient son appartement de réception au rez-de-chaussée. Le plâtre est fort rare à Vendôme, le transport en augmente beaucoup le prix; le gentilhomme en avait donc fait venir une assez grande quantité, sachant qu'il trouverait toujours bien des acheteurs pour ce qu'il lui resterait. Cette circonstance lui inspira le dessein qu'il mit à exécution.—Monsieur, Gorenflot est là, dit Rosalie à voix basse.—Qu'il entre! répondit tout haut le gentilhomme picard. Madame de Merret pâlit légèrement en voyant le maçon.—Gorenflot, dit le mari, va prendre des briques sous la remise, et apportes-en assez pour murer la porte de ce cabinet; tu te serviras du plâtre qui me reste pour enduire le mur. Puis attirant à lui Rosalie et l'ouvrier:—Écoute, Gorenflot, dit-il à voix basse, tu coucheras ici cette nuit. Mais, demain matin, tu auras un passe-port pour aller en pays étranger dans une ville que je t'indiquerai. Je te remettrai six mille francs pour ton voyage. Tu demeureras dix ans dans cette ville; si tu ne t'y plaisais pas, tu pourrais t'établir dans une autre, pourvu que ce soit au même pays. Tu passeras par Paris, où tu m'attendras. Là je t'assurerai par un contrat six autres mille francs qui te seront payés à ton retour au cas où tu aurais rempli les conditions de notre marché. A ce prix, tu devras garder le plus profond silence sur ce que tu auras fait ici cette nuit. Quant à toi, Rosalie, je te donnerai dix mille francs qui ne te seront comptés que le jour de tes noces, et à la condition d'épouser Gorenflot; mais, pour vous marier, il faut se taire. Sinon, plus de dot.—Rosalie, dit madame de Merret, venez me coiffer. Le mari se promena tranquillement de long en large, en surveillant la porte, le maçon et sa femme, mais sans laisser paraître une défiance injurieuse. Gorenflot fut obligé de faire du bruit. Madame de Merret saisit un moment où l'ouvrier déchargeait des briques et où son mari se trouvait au bout de la chambre, pour dire à Rosalie:—Mille francs de rente pour toi, ma chère enfant, si tu peux dire à Gorenflot de laisser une crevasse en bas. Puis, tout haut, elle lui dit avec sang-froid:—Va donc l'aider! Monsieur et madame de Merret restèrent silencieux pendant tout le temps que Gorenflot mit à murer la porte. Ce silence était calcul chez le mari, qui ne voulait pas fournir à sa femme le prétexte de jeter des paroles à double entente; et chez madame de Merret ce fut prudence ou fierté. Quand le mur fut à la moitié de son élévation, le rusé maçon prit un moment où le gentilhomme avait le dos tourné pour donner un coup de pioche dans l'une des deux vitres de la porte. Cette action fit comprendre à madame de Merret que Rosalie avait parlé à Gorenflot. Tous trois virent alors une figure d'homme sombre et brune, des cheveux noirs, un regard de feu. Avant que son mari se fût retourné, la pauvre femme eut le temps de faire un signe de tête à l'étranger pour qui ce signe voulait dire:—Espérez! A quatre heures, vers le petit jour, car on était au mois de septembre, la construction fut achevée. Le maçon resta sous la garde de Jean, et monsieur de Merret coucha dans la chambre de sa femme. Le lendemain matin, en se levant, il dit avec insouciance:—Ah! diable! il faut que j'aille à la mairie pour le passe-port. Il mit son chapeau sur sa tête, fit trois pas vers la porte, se ravisa, prit le crucifix. Sa femme tressaillit de bonheur.—Il ira chez Duvivier, pensa-t-elle. Aussitôt que le gentilhomme fut sorti, madame de Merret sonna Rosalie; puis, d'une voix terrible:—La pioche! la pioche! s'écria-t-elle, et à l'ouvrage! J'ai vu hier comment Gorenflot s'y prenait, nous aurons le temps d'y faire un trou et de le reboucher. En un clin d'œil, Rosalie apporta une espèce de merlin à sa maîtresse, qui, avec une ardeur dont rien ne pourrait donner une idée, se mit à démolir le mur. Elle avait déjà fait sauter quelques briques, lorsqu'en prenant son élan pour appliquer un coup encore plus vigoureux que les autres, elle vit monsieur de Merret derrière elle; elle s'évanouit.—Mettez madame sur son lit, dit froidement le gentilhomme. Prévoyant ce qui devait arriver pendant son absence, il avait tendu un piége à sa femme; il avait tout bonnement écrit au maire, et envoyé chercher Duvivier. Le bijoutier arriva au moment où le désordre de l'appartement venait d'être réparé. Duvivier, lui demanda le gentilhomme, n'avez-vous pas acheté des crucifix aux Espagnols qui ont passé par ici?—Non, monsieur.—Bien, je vous remercie, dit-il en échangeant avec sa femme un regard de tigre.—Jean, ajouta-t-il en se tournant vers son valet de confiance, vous ferez servir mes repas dans la chambre de madame de Merret, elle est malade, et je ne la quitterai pas qu'elle ne soit rétablie. Le cruel gentilhomme resta pendant vingt jours près de sa femme. Durant les premiers moments, quand il se faisait quelque bruit dans le cabinet muré et que Joséphine voulait l'implorer pour l'inconnu mourant, il lui répondait, sans lui permettre de dire un seul mot:—Vous avez juré sur la croix qu'il n'y avait là personne.
Après ce récit, toutes les femmes se levèrent de table, et le charme sous lequel Bianchon les avait tenues fut dissipé par ce mouvement. Néanmoins quelques unes d'entre elles avaient eu quasi froid en entendant le dernier mot.
MODESTE MIGNON.
A UNE ÉTRANGÈRE.
Fille d'une terre esclave, ange par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géant par l'espérance, mère par la douleur et poëte par tes rêves; à toi, qui es encore la Beauté, cet ouvrage où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, ta douleur, ton espoir et tes rêves sont comme les chaînes qui soutiennent une trame moins brillante que la poésie gardée dans ton âme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractères d'un langage perdu qui préoccupent les savants.
De Balzac.
Vers le milieu du mois d'octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre à Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagné de sa femme, près de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de l'Étude, un petit bossu nommé Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivèrent au coude de la route qui tourne sur elle-même comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait l'écouter du haut d'une terrasse, en arrière ou en avant d'eux, et il prit le médium de sa voix par excès de précaution.
—Exupère, dit-il à son fils, tâche d'exécuter avec intelligence la petite manœuvre que je vais t'indiquer, et sans en rechercher le sens; mais si tu le devines, je t'ordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine à la magistrature doit avoir en lui-même pour les secrets d'autrui. Après avoir présenté tes respects, tes devoirs et tes hommages à madame et mademoiselle Mignon, à monsieur et madame Dumay, à monsieur Gobenheim s'il est au Chalet; quand le silence se sera rétabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin; tu regarderas avec curiosité (je te le permets) mademoiselle Modeste pendant tout le temps qu'il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d'aller te promener, pour rentrer au bout d'une heure environ, sur les neuf heures, d'un air empressé; tâche alors d'imiter la respiration d'un homme essoufflé, puis tu lui diras à l'oreille, tout bas, et néanmoins de manière que mademoiselle Modeste t'entende:—Le jeune homme arrive!
Exupère devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain départ avait décidé Latournelle à proposer à son ami Dumay son fils pour complice de l'importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir.
—Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnée d'avoir une intrigue? demanda Butscha d'une voix timide à sa patronne.
—Chut! Butscha, répondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari.
IMP. E. MARTINET.
MADAME LATOURNELLE.
Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu... et ressemble parfaitement à une momie...
(MODESTE MIGNON.)
Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de première instance, se trouve suffisamment autorisée par sa naissance à se dire issue d'une famille parlementaire. Cette prétention indique déjà pourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner la majesté du tribunal dont les jugements sont griffonnés par monsieur son père. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à une momie à laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. Elle essaie de donner des tons aristocratiques à sa voix aigre; mais elle n'y réussit pas plus qu'à couvrir son défaut d'instruction. Son utilité sociale semble incontestable à voir les bonnets armés de fleurs qu'elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu'elle choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s'il n'existait pas des madame Latournelle? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-être passé presque inaperçus; mais la nature, qui plaisante parfois en lâchant de ces créations falotes, l'a douée d'une taille de tambour-major, afin de mettre en lumière les inventions de cet esprit provincial. Elle n'est jamais sortie du Havre, elle croit en l'infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s'y fait habiller; elle se dit Normande jusqu'au bout des ongles, elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d'épouser cette fille arrivée à l'âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d'éviter l'invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l'eussent difficilement garanti, s'il avait eu l'imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d'une femme passe promptement pour un mari. Quant à ce jeune homme insignifiant, à qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d'être devenue mère, à trente-cinq ans sept mois, qu'elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s'il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternité.
—Comme il est beau, mon fils!... disait-elle à sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arrière-pensée, quand elles allaient à la messe et que son bel Exupère marchait en avant.
—Il vous ressemble, répondait Modeste Mignon comme elle eût dit: Quel vilain temps!
La silhouette de ce personnage, très accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madame Latournelle était depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille à laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piéges appelés souricières dans la Physiologie du Mariage.
Quant à Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusé que la probité la plus pure le permet, et que tout étranger prendrait pour un fripon à voir l'étrange physionomie à laquelle le Havre s'est habitué. Une vue, dite tendre, force le digne notaire à porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourcilière, ornée d'un duvet assez rare, dépasse d'une ligne environ l'écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n'avez pas observé déjà sur la figure de quelque passant l'effet produit par ces deux circonférences superposées et séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue; surtout quand ce visage, pâle et creusé, se termine en pointe comme celui de Méphistophélès que les peintres ont copié sur le masque des chats, car telle est la ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s'élève un crâne dénudé, d'autant plus artificieux que la perruque, en apparence douée de mouvement, a l'indiscrétion de laisser passer des cheveux blancs de tous côtés, et coupe toujours le front inégalement. En voyant cet estimable Normand, vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux jambes comme sur deux épingles, et le sachant le plus honnête homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques.
Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonné, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc à force de travail, logé, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d'appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole: il eût donné sa vie pour elle. Ce pauvre être, dont les yeux semblables à deux lumières de canon sont pressés entre les paupières épaisses, marqué de la petite vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes, vivait sous les regards de la pitié depuis l'âge de sept ans: ceci ne peut-il pas vous l'expliquer tout entier? Silencieux, recueilli, d'une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l'immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nain mystérieux. Ce sobriquet fit lire à Butscha le roman de Walter Scott, et il dit à Modeste:—Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystérieux? Modeste refoula soudain l'âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-même le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte à l'origine des panonceaux; mais il n'était, de même que sa patronne, jamais sorti du Havre.
Peut-être est-il nécessaire, dans l'intérêt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d'en dire un mot en expliquant où se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est évidemment inféodé.
Ingouville est au Havre ce que Montmartre est à Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s'étale, à cette différence près que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d'étroites fortifications, et qu'enfin l'embouchure du fleuve, le port, les bassins, présentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un océan d'ardoises montre ses lames bleues figées; à Ingouville, on voit comme des toits mobiles agités par les vents. Cette éminence, qui, depuis Rouen jusqu'à la mer, côtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrée entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trésors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur à Ingouville depuis 1816, époque à laquelle commença la prospérité du Havre. Cette commune devint l'Auteuil, le Ville-d'Avray, le Montmorency des commerçants, qui se bâtirent des villas étagées sur cet amphithéâtre pour y respirer l'air de la mer parfumé par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spéculateurs s'y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l'atmosphère de leurs maisons serrées les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l'accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l'agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cœur du Havre, et quelle joie à Ingouville! La loi du développement social a fait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd'hui plus considérable que le Havre, et qui s'étend au bas de la côte comme un serpent.
A sa crête, Ingouville n'a qu'une rue; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l'autre côté du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supérieure ou jouissent d'un droit de vue qui oblige le voisin à tenir ses constructions à une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusée par des chemins qui rendent son amphithéâtre praticable; et, par ces échappées, quelques propriétés peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans être coupée à pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges où sont situés quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques où mugit l'Océan. Ce côté presque désert d'Ingouville forme un contraste frappant avec les belles villas qui regardent la vallée de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la végétation? les négociants reculent-ils devant les dépenses qu'exigent ces terrains en pente?... Quoi qu'il en soit, le touriste des bateaux à vapeur est tout étonné de trouver la côte nue et ravinée à l'ouest d'Ingouville, un pauvre en haillons à côté d'un riche somptueusement vêtu, parfumé.
En 1829, une des dernières maisons du côté de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de l'Ingouville d'aujourd'hui, s'appelait et s'appelle peut-être encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriétaire de la villa dont elle dépendait, maison à parc, à jardins, à volière, à serre, à prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuosités de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modèle d'un cottage. Il sépara ce cottage de son boulingrin orné de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. Derrière le cottage, nommé, malgré tous ses efforts, le Chalet, s'étendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clôture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De l'autre côté du chemin, la maison d'en face, soumise à une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le désespoir de monsieur Vilquin, propriétaire de la villa. Voici pourquoi. Le créateur de ce séjour dont les détails disent énergiquement: Cy reluisent des millions! n'avait si bien étendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus être habité que par un ami. Monsieur Mignon, le précédent propriétaire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien; il lui offrit donc cette habitation. A cheval sur la forme, Dumay fit signer à son patron un bail de douze ans à trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant:—Mon cher Dumay, songes-y, tu t'engages à vivre douze ans chez moi.
Par des événements qui vont être racontés, les propriétés de monsieur Mignon, autrefois le plus riche négociant du Havre, furent vendues à Vilquin, l'un de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de s'emparer de la célèbre villa Mignon, l'acquéreur oublia de demander la résiliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire manquer la vente, aurait alors signé tout ce que Vilquin eût exigé; mais, une fois la vente consommée, il tint à son bail comme à une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cœur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gênant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, à sa fenêtre, Vilquin éprouvait un mouvement de contrariété violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coûta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste!
L'architecte a bâti ce cottage de briques du plus beau rouge rejointoyées en blanc. Les fenêtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit s'avance de plusieurs pieds. Une jolie galerie découpée règne au premier étage, et une varanda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussée se compose d'un joli salon, d'une salle à manger, séparés par le palier d'un escalier de bois dont le dessin et les ornements sont d'une élégante simplicité. La cuisine est adossée à la salle à manger, et le salon est doublé d'un cabinet qui servait alors de chambre à coucher à monsieur et à madame Dumay. Au premier étage, l'architecte a ménagé deux grandes chambres accompagnées chacune d'un cabinet de toilette, auxquelles la varanda sert de salon; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faîte, qui ressemble à deux cartes mises l'une contre l'autre, deux chambres de domestique, éclairées chacune par un œil-de-bœuf, et mansardées, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse d'élever un mur du côté des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent à un jardin de Paris. Les communs, bâtis et peints de manière à les raccorder au Chalet, sont adossés au mur de la propriété voisine.
L'intérieur de cette charmante habitation est en harmonie avec l'extérieur. Le salon, parqueté tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles d'une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrés d'or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle à manger est entièrement revêtue de bois du Nord découpé, sculpté comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formée par le palier et la cage de l'escalier sont peintes en vieux bois et représentent des ornements gothiques. Les chambres à coucher, tendues de perse, se recommandent par une coûteuse simplicité. Le cabinet où couchaient alors le caissier et sa femme est boisé, plafonné, comme la chambre d'un paquebot. Ces folies d'armateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquéreur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa ténacité bretonne.
On entre au Chalet par une petite porte de fer, treillissée, et dont les fers de lance s'élèvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, d'une largeur égale à celle du fastueux boulingrin, était alors plein de fleurs, de roses, de dahlias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre élégante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dépend du Chalet et sépare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, l'unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espèce de galerie, communiquait autrefois par une immense volière en forme de tourelle avec cette serre; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication.
—Mur pour mur! dit-il.
—Vous et Dumay, vous murmurez! dirent à Vilquin les négociants pour le taquiner.
Et tous les jours, à la Bourse, on saluait d'un nouveau calembour le spéculateur jalousé.
En 1827, Vilquin offrit à Dumay six mille francs d'appointements et dix mille francs d'indemnité pour résilier le bail; le caissier refusa, quoiqu'il n'eût que mille écus chez Gobenheim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiqué par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions! Quel crime de lèse-million que de démontrer aux riches l'impuissance de l'or? Vilquin, dont le désespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriété à Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait à s'inquiéter de cet entêtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase:—Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent été trop mal logées partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne d'elles, et profitaient du moins de cette somptueuse chaumière où des rois déchus auraient pu conserver la majesté des choses autour d'eux, espèce de décorum qui manque souvent aux gens tombés.
Peut-être ne regrettera-t-on pas d'avoir connu par avance et l'habitation et la compagnie habituelle de Modeste; car, à son âge, les êtres et les choses ont sur l'avenir autant d'influence que le caractère, si toutefois le caractère n'en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. A la manière dont les Latournelle entrèrent au Chalet, un étranger aurait bien deviné qu'ils y venaient tous les soirs.
—Déjà, mon maître?... dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris.
Ce jeune homme à visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vêtu de noir, maigre comme un phthisique, mais vigoureusement charpenté, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul. On y jouait le whist à deux sous la fiche. Une mise soignée n'était pas de rigueur. Il n'acceptait que des verres d'eau sucrée, et n'avait aucune politesse à rendre en échange. Cette apparence de dévouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cœur, et le dispensait d'aller dans le grand monde du Havre, d'y faire des dépenses inutiles, de déranger l'économie de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d'or se couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures du matin. Enfin, sûr de la discrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires épineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et réduire les cancans de la place à leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or (mot de Butscha) appartenait à cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivée à la maison Mignon, où les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l'avait prié de faire quoi que ce soit, pas même une simple commission; sa réponse était connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examiné une lithographie à deux sous.
—C'est l'un des pistons de l'immense machine appelée Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l'esprit se trahissait par de petits mots timidement lancés.
Les quatre Latournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue de velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil où elle était assise, car ses deux yeux étaient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitôt le regard par le visage auguste des mères de famille dont la vie sans reproches défie les coups du Destin, mais qu'il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu des Niobés. Sa perruque blonde bien frisée, bien mise, seyait à sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le châle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mère.
Quand le moment de silence, annoncé par le notaire, fut établi dans ce joli salon, Modeste, assise près de sa mère et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s'adressent tous les gens en visite, et même ceux qui se voient chaque jour, eût trahi le complot domestique médité contre la jeune fille à un indifférent; mais Gobenheim, plus qu'indifférent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table à jouer.
L'attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay, qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragé, sur l'amant de Modeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens des Pyrénées soupçonnés de trahison, et qu'il avait laissés chez un ancien métayer de monsieur Mignon; puis, quelques instants avant l'entrée des Latournelle, il avait pris à son chevet ses pistolets et les avait posés sur la cheminée en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous ces préparatifs, au moins singuliers.
Quoique petit, trapu, grêlé, parlant tout bas, ayant l'air de s'écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la résolution, le sang-froid si bien gravés sur son visage, que personne en vingt ans, à l'armée, ne l'avait plaisanté. Ses petits yeux d'un bleu calme, ressemblent à deux morceaux d'acier. Ses façons, l'air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde à son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d'ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d'un coup de poing, il avait accompli ce haut fait à Bautzen, en s'y trouvant sans armes, face à face avec un Saxon, en arrière de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsion domptée par l'énergie bretonne. Une sueur légère, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Cour d'Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où se trouvaient engagés un honneur, une foi, des sentiments d'une importance supérieure à celle des liens sociaux, et résultant d'un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère.
Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d'observer Modeste, eurent je ne sais quoi d'emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l'inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d'avis à l'oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste.
Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu'elle savait l'épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans.
Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste.
Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd'hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets et ils sont dans leur droit; car la nature s'est, de tout temps, permis d'être plus forte qu'eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l'histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes.
Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n'offrait pas un nuage, l'air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr'ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d'un peintre en présence de la Margherita Doni, l'une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions?... Vous connaissez la cage, voici l'oiseau.
Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu'une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l'appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l'être et s'épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d'or pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d'Ève, les blondes célestes, et dont l'épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l'hiver ou s'épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l'œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabouts et bouclés à l'anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu'à la placidité, quoique lumineux de pensée; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d'une netteté si transparente? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d'un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d'enfant, en montraient alors toute la malice et toute l'innocence, en harmonie avec l'arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l'ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d'une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le cou, alors penché, presque frêle, d'un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitième siècle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l'une de ces créations rêvées en Italie par l'École Angélique. Quoique fines et grasses tout à la fois, ses lèvres, un peu moqueuses, expriment la volupté. Sa taille, souple sans être frêle, n'effrayait pas la Maternité comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succès à la morbide pression d'un corset. Le basin, l'acier, le lacet épuraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d'un jeune peuplier balancé par le vent. Une robe gris de perle, ornée de passementeries couleur de cerise, à taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les épaules, encore un peu maigres, d'une guimpe qui ne laissait voir que les premières rondeurs par lesquelles le cou s'attache aux épaules.
A l'aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, où la finesse d'un nez grec à narines roses, à méplats fermement coupés, jetait je ne sais quoi de positif; où la poésie qui régnait sur le front presque mystique était quasi démentie par la voluptueuse expression de la bouche; où la candeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensé que cette jeune fille, à l'oreille alerte et fine que tout bruit éveillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l'Idéal, devait être le théâtre d'un combat entre les poésies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journée, entre la Fantaisie et la Réalité. Modeste était la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinée et pleine de chasteté, la vierge de l'Espagne plutôt que celle de Raphaël.
Elle leva la tête en entendant Dumay dire à Exupère:—Venez ici, jeune homme! et après les avoir vus causant dans un coin du salon, elle pensa qu'il s'agissait d'une commission à donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l'entouraient comme étonnée de leur silence, et s'écria de l'air le plus naturel:—Eh bien! vous ne jouez pas? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l'autel.
—Jouons! reprit Dumay qui venait de congédier le jeune Exupère.
—Mets-toi là, Butscha, dit madame Latournelle en séparant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille.
—Et toi, viens là!... dit Dumay à sa femme en lui ordonnant de se tenir près de lui.
Madame Dumay, petite Américaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait à une catastrophe.
—Vous n'êtes pas gais, ce soir, reprit Modeste.
—Nous jouons, répondit Gobenheim qui disposait ses cartes.
Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur du désir d'achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter l'argument qui domine tous les drames.
Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à l'armée d'Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s'était fait remarquer par tant d'énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son père, assez méchant avocat, eut péri sur l'échafaud après le 9 thermidor. Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu'il possédait et courut à l'âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence.
Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille à laquelle Paris doit la rue et l'hôtel bâti par le cardinal Mignon, eut dans son père un finaud qui voulut sauver des griffes de la Révolution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les têtes que de se laisser couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l'exception de Charles Mignon qu'il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du mont Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu'en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l'Antinoüs l'illustre favori d'Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu'il prit, à l'exemple de tant d'autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l'armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo.
Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d'Honneur et major d'un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l'Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d'autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d'hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l'Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l'éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.
Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d'un banquier, et il l'avait épousée avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle était riche, une des beautés de la ville, et qu'il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l'avenir excessivement problématique des militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu'un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l'Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très faible brèche à sa caisse, vu le peu d'élévation du capital. L'Empire, par suite d'une politique à l'usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n'avait pas autant de foi que le baron allemand dans l'aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l'admiration, qui n'est qu'une croyance éphémère, s'établit difficilement en concubinage avec l'idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s'ils n'en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage.
Charles aima Bettina Wallenrod autant qu'il était aimé d'elle, et c'est beaucoup dire; mais quand un Provençal s'exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d'un tableau d'Albert Durer, d'un caractère angélique, et d'une fortune notée à Francfort? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l'effet de cette sympathie, si bien rendue par Charles, qui rend le soldat père de tout enfant! L'aînée, appelée Bettina Caroline, était de 1805, l'autre, Marie-Modeste, de 1808.
Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n'existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l'Empire. A soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu'au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l'Empereur perdit d'hommes pendant sa sublime campagne de France.
—Che meirs tans le godon!... dit à sa fille ce père, de l'espèce des Goriot, en s'efforçant d'apaiser une douleur qui l'effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne, car ce Français d'Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.
Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l'Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d'Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s'éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.
Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d'aller faire fortune en Amérique en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l'obéissance, l'habitude des consignes, la probité, l'attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu'utile; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le gui sur le chêne.
En attendant une occasion pour s'embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le vaisseau. Pendant que le colonel s'installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l'activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l'acquisition de la villa d'Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale.
Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l'alter Ego de l'armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l'homme le plus heureux du monde en se voyant propriétaire d'une maison que la munificence de son chef garnit d'un joli mobilier, puis de douze cents francs d'intérêts qu'il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d'appointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n'avait espéré situation pareille; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite Américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l'espérance d'en avoir; elle s'attacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant d'amour que Dumay, qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d'une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crédit du caissier se montait à cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaient obscurément Modeste et sa mère.
L'état déplorable où se trouvait Madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe à laquelle l'absence de Charles était due. Le chagrin avait employé trois ans à détruire cette douce Allemande; mais c'était un de ces chagrins semblables à des vers logés au cœur d'un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile à chiffrer. Deux enfants, morts en bas âge, eurent un double ci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprême. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l'Empire, l'expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d'une même fièvre. Enfin, dix ans de prospérités continuelles, les amusements de sa maison, la première du Havre; les dîners, les bals, les fêtes du négociant heureux, les somptuosités de la villa Mignon, l'immense considération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l'entière affection de cet homme, qui répondit par un amour unique à un unique amour, tout avait réconcilié cette pauvre femme avec la vie. Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, fut comme une sommation du malheur.
En janvier 1826, au milieu d'une fête, quand le Havre tout entier désignait Charles Mignon pour son député, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la Prospérité. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouï bonheur, comme le froid sur la Grande Armée en 1812.
En une seule nuit, passée à faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient à tout payer.
—Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas à pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs à six pour cent...
—A trois, mon colonel.
—A rien alors, dit Charles Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n'est plus à moi, part demain, le capitaine m'emmène. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n'écrirai jamais! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
Dumay ne demanda rien à son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets.
—Je pense, dit-il à Latournelle d'un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait.
Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l'arrière du bâtiment, le Breton dit au Provençal:—Quels sont vos derniers ordres, mon colonel?
—Qu'aucun homme n'approche du Chalet! dit le père en retenant mal une larme. Dumay! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma seconde fille! ne crains rien, pas même l'échafaud, je t'y rejoindrais.
—Mon colonel faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On n'arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases!
Les deux militaires se jetèrent dans les bras l'un de l'autre comme deux hommes qui s'étaient appréciés en pleine Sibérie.
Le jour même, le Courrier du Havre contenait ce terrible, simple, énergique et honnête premier Havre.
«La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignés prennent l'engagement de payer toutes les créances passives. On peut, dès à présent, escompter aux tiers-porteurs les effets à terme. La vente des propriétés foncières couvre intégralement les comptes courants.
»Cet avis est donné pour l'honneur de la maison et pour empêcher tout ébranlement du crédit sur la place du Havre.
»Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour l'Asie-Mineure, ayant laissé de pleins pouvoirs à l'effet de réaliser toutes les valeurs, même immobilières.
»Dumay (liquidateur pour les comptes de banque); Latournelle, notaire (liquidateur pour les biens de ville et de campagne); Gobenheim (liquidateur pour les valeurs commerciales).»
Latournelle devait sa fortune à la bonté de monsieur Mignon, qui lui prêta cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Étude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pécuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors à l'âge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dévouement pût se comparer à celui de Dumay, car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit d'élever sa petite maison de banque.
Pendant que des regrets unanimes se formulaient à la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons, quand le panégyrique d'un homme irréprochable, honorable et bienfaisant remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, réalisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le généreux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix à Vilquin.
On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon; mais elles avaient obéi à Charles en se réfugiant au Chalet, le matin même de son départ qui leur fut caché dans le premier moment. Pour ne pas se laisser ébranler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassé sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises à la porte de la maison Mignon. Quinze jours après, l'oubli le plus profond, prophétisé par Charles, révélait à ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la résolution ordonnée.
Dumay fit représenter son maître à New-York, à Londres et à Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine était due, réalisa cinq cent mille francs de 1826 à 1828, le huitième de la fortune de Charles; et, selon des ordres écrits pendant la nuit du départ, il les envoya dans le commencement de l'année 1828, par la maison Mongenod, à New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, excepté le prélèvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandé de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit à madame Mignon, en pensant que plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait.
—Faute de trente mille francs quelquefois on périt, dit-il à Latournelle qui lui prit à sa valeur cette maison où les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement.
Tel fut, pour la célèbre maison Mignon du Havre, le résultat de la crise qui bouleversa, de 1825 à 1826, les principales places de commerce et qui causa, si l'on se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont l'un présidait le Tribunal de Commerce.
On comprend alors que cette chute immense, couronnant un règne bourgeois de dix années, pût être le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois séparée de son mari, sans rien savoir d'une destinée en apparence aussi périlleuse, aussi aventureuse que l'exil en Sibérie; mais le mal qui l'entraînait vers la tombe est à ces chagrins visibles ce qu'est aux chagrins ordinaires d'une famille l'enfant fatal qui la gruge et la dévore. La pierre infernale jetée au cœur de cette mère était une des pierres tumulaires du petit cimetière d'Ingouville, et sur laquelle on lit:
BETTINA-CAROLINE MIGNON,
Morte à vingt-deux ans.
PRIEZ POUR ELLE.
1827.
Cette inscription est pour la jeune fille ce qu'une épitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matières d'un livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans les adieux du colonel et du lieutenant.
Un jeune homme, d'une charmante figure, appelé Georges d'Estourny, vint au Havre sous le vulgaire prétexte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant élégant de Paris n'est jamais sans quelques recommandations; il fut donc invité, par l'intermédiaire d'un ami des Mignon, à une fête donnée à Ingouville. Devenu très épris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de séduction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un père de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaître, que laisser traîner des livres ou des journaux sans les avoir lus. L'innocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vénéneux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle même. En lisant la lettre d'adieu de sa fille aînée, Charles Mignon fit partir aussitôt madame Dumay pour Paris. La famille allégua la nécessité d'un voyage subitement ordonné par le médecin de la maison qui trempa dans cette excuse nécessaire; mais sans pouvoir empêcher le Havre de causer sur cette absence.
—Comment, une jeune personne si forte, d'un teint espagnol, à chevelure de jais!... Elle? poitrinaire!...
—Mais, oui, l'on dit qu'elle a commis une imprudence.
—Ah! ah! s'écriait un Vilquin.
—Elle est revenue en nage d'une partie de cheval, et a bu à la glace; du moins, voilà ce que dit le docteur Troussenard.
Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon étaient consommés, personne ne fit plus attention à l'absence de Caroline ni au retour de la femme du caissier.
Au commencement de l'année 1827, les journaux retentirent du procès de Georges d'Estourny, condamné pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire s'exila sans s'occuper de mademoiselle Mignon à qui la liquidation faite au Havre ôtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infâme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un état de maladie affreux et mortel, elle s'éteignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protégea du moins sa réputation. On crut assez généralement à la maladie alléguée par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et à l'ordonnance médicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice.
Jusqu'au dernier moment, la mère espéra conserver sa fille! Bettina fut sa préférence, comme Modeste était celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux élections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mère. Chacun des deux époux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son père et cette belle chevelure noire, comme l'aile d'un corbeau, qu'on admire chez les femmes du midi, et l'œil brun, fendu en amande, brillant comme une étoile, et le teint olivâtre, et la peau dorée d'un fruit velouté, le pied cambré, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le père et la mère étaient-ils fiers de la charmante opposition que présentaient les deux sœurs.
—Un diable et un ange! disait-on sans malice, quoique ce fût une prophétie.
Après avoir pleuré pendant un mois dans sa chambre où elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle était allée, malgré tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette dernière image resta colorée dans ses ténèbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, après qu'on a fermé les yeux par un grand jour.
Après cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son père le sût, rendit Dumay, non pas plus dévoué, mais plus craintif que par le passé. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privées d'enfant, l'accabla de sa maternité d'occasion, sans cependant méconnaître les ordres de son mari qui se défiait des amitiés féminines. La consigne était nette.
—Si jamais un homme de quelque âge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle à Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, c'est un homme mort, je lui brûle la cervelle et je vais me mettre à la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-être. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprès d'elle, pendant que je suis en ville.
Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitié dans son serment les deux chiens des Pyrénées, deux animaux d'une intelligence supérieure; l'un couchait à l'intérieur et l'autre était posté dans une petite cabane d'où il ne sortait pas et n'aboyait point; mais l'heure où ces deux chiens auraient remué leurs mâchoires sur un quidam eût été terrible!
On peut maintenant deviner la vie menée au Chalet par la mère et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnés de Gobenheim, venaient à peu près tous les soirs tenir compagnie à leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits événements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mère, elles faisaient leurs prières ensemble, elles se répétaient leurs espérances, elles parlaient du voyageur chéri. Après avoir embrassé sa mère, la fille rentrait dans sa chambre à dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mère avec les mêmes soins, les mêmes prières, les mêmes causeries. A la louange de Modeste, depuis le jour où la terrible infirmité vint ôter un sens à sa mère, elle s'en fit la femme de chambre, et déploya la même sollicitude, à tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle fut sublime d'affection, à toute heure, d'une douceur rare chez les jeunes filles, et bien appréciée par les témoins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le déjeuner et le dîner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusque sur les bords de la mer, accompagnées de Modeste, car il fallait le secours de deux bras à la malheureuse aveugle.
Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade.
—Écoutez, mes amis, avait dit l'aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois... Une étrange révolution s'est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en êtes pas aperçus...
—Nom d'un petit bonhomme! s'écria le lieutenant.
—Ne m'interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d'elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu'un; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l'interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets; puis, si ce quelqu'un attendu, est venu...
—Nom d'un petit bonhomme!
—Asseyez-vous, Dumay, dit l'aveugle. Eh! bien, Modeste est gaie! Oh! elle n'est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop délicates pour des yeux occupés par le spectacle de la nature, cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j'explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés... Elle est heureuse, enfin! Il y a des actions de grâce jusque dans les idées qu'elle exprime. Ah! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu'au malheur... Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle: si elle a reçu ce qu'elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d'une fille innocente, car Modeste est l'innocence même, mais, c'est comme une innocence instruite. Si je suis aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage à surveiller ma fille.
Dumay devenu féroce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d'une énigme, madame Latournelle en duègne trompée, madame Dumay, qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittée un instant. Dumay passa les nuits sous les fenêtres, caché dans son manteau comme un jaloux Espagnol; mais il ne put, armé de sa sagacité de militaire, saisir aucun indice accusateur. A moins d'aimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste n'avait pu voir personne, n'avait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha qu'après avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention égale à celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, l'irréprochable enfant, dont les moindres mouvements furent étudiés, analysés, fut si bien acquittée de toute criminelle conversation, que les amis taxèrent madame Mignon de folie, de préoccupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-même à l'église et qui en ramenait Modeste, fut chargée de dire à la mère qu'elle s'abusait sur sa fille.
—Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne très exaltée, elle se passionne pour les poésies de celui-ci, pour la prose de celui-là. Vous n'avez pas pu juger de l'impression qu'a produite sur elle cette symphonie de bourreau (mot de Butscha qui prêtait de l'esprit à fonds perdu à sa bienfaitrice), appelée le Dernier jour d'un Condamné; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas où ces gens-là (Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-là pour les madame Latournelle) vont prendre leurs idées. La petite m'a parlé de Child-Harold, je n'ai pas voulu en avoir le démenti, j'ai eu la simplicité de me mettre à lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas s'il faut attribuer cet effet à la traduction, mais le cœur me tournait, les yeux me papillotaient, je n'ai pas pu continuer. Il y a là des comparaisons qui hurlent, des rochers qui s'évanouissent, les laves de la guerre!... Enfin, comme c'est un Anglais qui voyage, on doit s'attendre à des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les étoiles; et, puis, il y a trop de vierges!... c'en est impatientant! Enfin, après les campagnes de Napoléon, nous avons assez des boulets enflammés, de l'airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m'a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu'il fallait lire l'anglais. Mais, je n'irai pas apprendre l'anglais pour lord Byron, quand je ne l'ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duménil à ces romans anglais! Moi je suis trop Normande pour m'amouracher de tout ce qui vient de l'étranger, et surtout de l'Angleterre.
Madame Mignon, malgré son deuil éternel, ne put s'empêcher de sourire à l'idée de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sévère notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines.
—Ainsi donc, vous prenez, ma chère madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. A cet âge, on s'aime soi-même. On se pare pour se voir parée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d'homme, et nous jouions au monsieur... Vous avez eu, vous, à Francfort, une jeunesse heureuse; mais, soyons justes?... Modeste est ici, sans aucune distraction. Malgré la complaisance avec laquelle ses moindres désirs sont accueillis, elle se sait gardée, et la vie qu'elle mène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n'aurait pas trouvé comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n'aime personne que vous..... Tenez-vous pour très heureuse de ce qu'elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les héros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d'Egmont, Werther, Schiller et autres Err.
—Eh! bien, madame?... dit respectueusement Dumay qui fut effrayée du silence de madame Mignon.
—Modeste n'est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu'un: répondit obstinément la mère.
—Madame, il s'agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas à cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de nous, que je cherche à savoir qui de la mère ou du chien de garde se trompe...
—C'est vous, Dumay! Ah! si je pouvais regarder ma fille!... s'écria la pauvre aveugle.
—Mais qui peut-elle aimer? dit madame Latournelle. Quant à nous, je réponds de mon Exupère.
—Ce ne saurait être Gobenheim que, depuis le départ du colonel, nous voyons à peine neuf heures par semaine, dit Dumay. D'ailleurs il ne pense pas à Modeste, cet écu de cent sous fait homme! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit: «Deviens assez riche pour épouser une Keller.» Avec ce programme, il n'y a pas à craindre qu'il sache de quel sexe est Modeste. Voilà tout ce que nous voyons d'homme ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l'aime, il est votre Dumay, madame, dit-il à la notaresse. Butscha sait très bien qu'un regard jeté sur Modeste lui vaudrait une trempée à la mode de Vannes... Pas une âme n'a de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre... votre malheur, vient chercher Modeste pour aller à l'église et l'en ramène, l'a bien observée, ces jours-ci, durant la messe, et n'a rien vu de suspect autour d'elle. Enfin, s'il faut vous tout dire, j'ai ratissé moi-même les allées autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvées le matin sans traces de pas...
—Les râteaux ne sont ni chers ni difficiles à manier, dit la fille de l'Allemagne.
—Et les chiens,... s'écria Dumay.
—Les amoureux savent leur trouver des philtres, répondit madame Mignon.
—Ce serait à me brûler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncé!... s'écria Dumay.
—Et pourquoi, Dumay? demanda madame Mignon.
—Eh! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel s'il ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant qu'elle est unique, aussi pure, aussi vertueuse qu'elle était quand, sur le vaisseau, il m'a dit:—Que la peur de l'échafaud ne t'arrête pas, Dumay, quand il s'agira de l'honneur de Modeste!
—Je vous reconnais bien là tous les deux! dit madame Mignon pleine d'attendrissement.
—Je gagerais mon salut éternel, que Modeste est pure comme elle l'était dans sa barcelonette, dit madame Dumay.
—Oh! je le saurai, dit Dumay, si madame la comtesse veut me permettre d'essayer d'un moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagèmes.
—Je vous permets tout ce qui pourra nous éclairer sans nuire à notre dernier enfant.
—Et, comment feras-tu, Anne?... dit madame Dumay, pour savoir le secret d'une jeune fille, quand il est si bien gardé.
—Obéissez-moi bien tous, s'écria le lieutenant, j'ai besoin de tout le monde.
Ce précis rapide, qui, développé savamment, aurait fourni tout un tableau de mœurs (combien de familles peuvent y reconnaître les événements de leur vie), suffit à faire comprendre l'importance des petits détails donnés sur les êtres et les choses pendant cette soirée où le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cœur un amour observé par une mère aveugle.
Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiéroglyphiques des joueurs de whist.
—Pique!—Atout!—Coupe!—Avons-nous les honneurs?—Deux de tri (sic)!—A huit!—A qui à donner? Phrases qui constituent aujourd'hui les grandes émotions de l'aristocratie européenne.
Modeste travaillait sans s'étonner du silence gardé par sa mère. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon à terre, Butscha se précipita pour le ramasser; il se trouva près de Modeste et lui dit à l'oreille:—Prenez garde!... en se relevant.
Modeste leva sur le nain des yeux étonnés dont les rayons, comme épointés, le remplirent d'une joie ineffable.
—Elle n'aime personne! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains à s'arracher l'épiderme.
En ce moment Exupère se précipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit à l'oreille de Dumay:—Voici le jeune homme!
Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit.
—Ah! mon Dieu! Et s'il le tue?... s'écria madame Dumay qui fondit en larmes.
—Mais que se passe-t-il donc? demanda Modeste en regardant ses amis d'un air candide et sans aucun effroi.
—Mais il s'agit d'un jeune homme qui tourne autour du Chalet!... s'écria madame Latournelle.
—Eh! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il?...
—Sancta simplicita!... dit Butscha qui contempla aussi fièrement son patron qu'Alexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun.
Modeste alla vers la porte.
—Où vas-tu, Modeste? demanda la mère.
—Tout préparer pour votre coucher, maman, répondit Modeste d'une voix aussi pure que le son d'un harmonica.
Et elle quitta le salon.
—Vous n'avez pas fait vos frais! dit le nain à Dumay quand il rentra.
—Modeste est sage comme la vierge de notre autel, s'écria madame Latournelle.
—Ah! mon Dieu! de telles émotions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort.
—Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot à tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous m'avez l'air d'être fous.
—Il s'agit cependant d'un trésor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver à l'oreille de Gobenheim.
—Malheureusement, Dumay, j'ai la presque certitude de ce que je vous ai dit, répéta la mère.
—C'est maintenant à vous, madame, dit Dumay d'une voix calme, à nous prouver que nous avons tort.
En voyant qu'il ne s'agissait que de l'honneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible.
—Exupère et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore à temps pour voir une pièce, je vous paie le spectacle.
Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, après avoir regardé Dumay, qui, Breton, comprenait l'entêtement de la mère, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisée à prendre la parole.
—Madame Mignon, voyons? quel fait décisif a frappé votre entendement?
—Eh! ma bonne amie, si vous étiez musicienne, vous auriez entendu déjà comme moi, le langage de Modeste quand elle parle d'amour.
Le piano des deux demoiselles Mignon se trouvait dans le peu de meubles à l'usage des femmes qui furent apportés de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjuré quelquefois ses ennuis en étudiant sans maître. Née musicienne, elle jouait pour égayer sa mère. Elle chantait naturellement, et répétait les airs allemands que sa mère lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en était résulté ce phénomène, assez ordinaire chez les natures poussées par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaître l'harmonie, des cantilènes purement mélodiques. La mélodie est à la musique ce que l'image et le sentiment sont à la poésie, une fleur qui peut s'épanouir spontanément. Aussi les peuples ont-ils eu des mélodies nationales avant l'invention de l'harmonie. La botanique est venue après les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du métier de peintre, que ce qu'elle avait vu faire à sa sœur quand sa sœur lavait des aquarelles, devait rester charmée et abattue devant un tableau de Raphaël, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, d'Albert Durer et d'Holbein, c'est-à-dire devant le beau idéal de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait à des chants de rossignol, à des tentatives, dont le sens, dont la poésie avait éveillé l'attention de sa mère, assez surprise de voir Modeste acharnée à la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues.
—Si vos soupçons n'ont pas d'autre base, dit Latournelle à madame Mignon, je plains votre susceptibilité.
—Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, l'amant est bien près d'elles.
—Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mère, et vous verrez!...
—Pauvre enfant, dit madame Dumay; mais si elle savait nos inquiétudes, elle serait désespérée, et nous dirait la vérité, surtout en apprenant de quoi il s'agit pour Dumay.
—Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-être obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse...
La comédie de la Fille mal gardée se jouait-elle, là comme partout et comme toujours, sans que ces honnêtes Bartholo, ces espions dévoués, ces chiens des Pyrénées si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir l'amant, l'intrigue, la fumée du feu?... Ceci n'était pas le résultat d'un défi entre des gardiens et une prisonnière, entre le despotisme du cachot et la liberté du détenu, mais l'éternelle répétition de la première scène jouée au lever du rideau de la Création: Ève dans le paradis. Qui, maintenant, de la mère ou du chien de garde, avait raison?
Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait comprendre ce cœur de jeune fille, car l'âme et le visage étaient en harmonie, croyez-le bien! Modeste avait transporté sa vie dans un monde, aussi nié de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seizième siècle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eût paru folle. Expliquons, avant tout, l'influence du passé sur Modeste.
Deux événements avaient à jamais formé l'âme comme ils avaient développé l'intelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivée à Bettina, monsieur et madame Mignon résolurent, avant leur désastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils d'un riche banquier, un Hambourgeois établi au Havre depuis 1815, leur obligé d'ailleurs. Ce jeune homme, nommé Francisque Althor, le dandy du Havre, doué de la beauté vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok (de bonnes grosses couleurs de la chair, une membrure carrée), abandonna si bien sa fiancée au moment du désastre, qu'il n'avait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay.
Latournelle s'étant hasardé à questionner le papa Jacob Althor à ce sujet, l'Allemand avait haussé les épaules en répondant:—Je ne sais pas ce que vous voulez dire!
Cette réponse, rapportée à Modeste afin de lui donner de l'expérience, fut une leçon d'autant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez étendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gâtés, montaient à cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient d'une liberté fatale. En se voyant à la tête d'un amoureux officiel, Modeste avait laissé Francisque lui baiser la main! la prendre par la taille pour lui aider à monter à cheval; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus témoignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites à des prétendues; elle lui avait brodé une bourse en croyant à ces espèces de liens, si forts pour les belles âmes, des fils d'araignée pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit l'établissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dîner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il détourna la tête. Six semaines après, il épousa mademoiselle Vilquin, l'aînée. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi qu'elle n'avait été, pendant trois mois, que mademoiselle Million.
La pauvreté connue de Modeste fut donc une sentinelle qui défendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du ménage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour l'insulter par des:—Pauvre fille, que deviendra-t-elle? elle coiffera sainte Catherine.
—Quel sort! avoir vu tout le monde à ses pieds, avoir eu la chance d'épouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille d'elle.
—Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chère, et tomber dans la misère!
Et qu'on ne croie pas que ces insultes fussent secrètes et seulement devinées par Modeste; elle les écouta, plus d'une fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade à Ingouville, et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logées au Chalet, parlaient d'elles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s'étonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des créations de leur ancienne splendeur.
Modeste entendit souvent derrière ses persiennes fermées des insolences de ce genre.
—Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer là! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-être pour aider les Vilquin à chasser leurs locataires.
—De quoi vivent-elles? Que peuvent-elles faire là?...
—La vieille est devenue aveugle!
—Mademoiselle Mignon est-elle restée jolie? Ah! elle n'a plus de chevaux! Était-elle fringante?...
En entendant ces farouches sottises de l'Envie, qui s'élance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passé, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusqu'au front; d'autres eussent pleuré, quelques unes auraient éprouvé des mouvements de rage; mais Modeste souriait comme on sourit au théâtre en entendant des acteurs. Sa fierté ne descendait pas jusqu'à la hauteur où ces paroles, parties d'en bas, arrivaient.
L'autre événement fut plus grave encore que cette lâcheté mercantile. Bettina-Caroline était morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sœur avec le dévouement de l'adolescence, avec la curiosité d'une imagination vierge. Les deux sœurs, par le silence des nuits, échangèrent bien des confidences. De quel intérêt dramatique Bettina n'était-elle pas revêtue aux yeux de son innocente sœur? Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimé. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scélérat qu'il soit, reste un amant. La passion est ce qu'il y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d'Estourny, joueur, débauché, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fêtes du Havre, lorgné par toutes les femmes (Bettina crut l'enlever à la coquette madame Vilquin), enfin comme l'amant heureux de Bettina. L'adoration d'une jeune fille est plus forte que toutes les réprobations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina: comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle s'était vue aimée pendant six mois, aimée à la passion dans la mystérieuse retraite où Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa liberté. Bettina mourante inocula donc l'amour à sa sœur, elle lui communiqua cette lèpre de l'âme. Ces deux filles causèrent toutes deux de ce grand drame de la passion que l'imagination agrandit encore. La morte emporta dans sa tombe la pureté de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dévorée de curiosité. Néanmoins le remords avait enfoncé trop souvent ses dents aiguës au cœur de Bettina pour qu'elle épargnât les avis à sa sœur. Au milieu de ses aveux, jamais elle n'avait manqué de prêcher Modeste, de lui recommander une obéissance absolue à la famille. Elle supplia sa sœur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempé de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient à peine. Bettina s'accusa d'avoir attiré la foudre sur la famille, elle mourut au désespoir de n'avoir pas reçu le pardon de son père. Malgré les consolations de la religion, attendrie par tant de repentir, Bettina ne s'endormit pas sans crier au moment suprême: Mon père! mon père! d'un ton de voix déchirant.
—Ne donne pas ton cœur sans ta main, dit Caroline à Modeste une heure avant sa mort, et surtout n'accueille aucun hommage sans l'aveu de notre mère ou de papa...
Ces paroles, si touchantes dans leur vérité textuelle, dites au milieu de l'agonie, avaient eu d'autant plus de retentissement dans l'intelligence de Modeste que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophète, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidèle servante, Françoise Cochet: Pense à Bettina! 1827, à la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, elle mit au doigt de sa sœur cette bague en la priant de l'y garder jusqu'à son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un étrange assemblage de remords poignants et de peintures naïves de la rapide saison à laquelle avaient succédé si promptement les bises mortelles de l'abandon; mais où les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominés par la terreur du mal.
Et cependant, ce drame de la jeune fille séduite et revenant mourir d'une horrible maladie sous le toit d'une élégante misère, le désastre paternel, la lâcheté du gendre des Vilquin, la cécité produite par la douleur de sa mère, ne répondent encore qu'aux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dévouement ne peut remplacer la mère!
Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivées par Dumay, ces habitudes à mouvements réguliers comme ceux d'une horloge; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprès desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux équinoxes; cette tranquillité monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idées, la vie du Monde Spirituel. On s'étonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles; mais il n'existe pas alors près d'elles une mère aveugle pour frapper de son bâton sur un cœur vierge, creusé par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenêtre, en imaginant qu'il pouvait passer un homme, l'homme de ses rêves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay.
Abattue après la mort de sa sœur, Modeste s'était jetée en des lectures continuelles, à s'en rendre idiote. Élevée à parler deux langues, elle possédait aussi bien l'allemand que le français; puis, elle et sa sœur avaient appris l'anglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillée en ceci par des gens sans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d'œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française. Lord Byron, Gœthe, Schiller, Walter Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septième et du dix-huitième siècles, l'Histoire et le Théâtre, le Roman depuis Rabelais jusqu'à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu'à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu'à la Nouvelle Héloïse, la pensée de trois pays meubla d'images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d'où s'élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration absolue pour le génie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand événement; heureuse d'un chef-d'œuvre à effrayer madame Latournelle, ainsi qu'on l'a vu; contristée quand l'ouvrage ne lui ravageait pas le cœur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette âme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante aucune lueur n'arrivait à la surface, elle échappait et au lieutenant Dumay et à sa femme, comme aux Latournelle; mais les oreilles de la mère aveugle en entendirent les petillements. Le dédain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientôt à sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage, qui tempéra sa naïveté germanique, et qui s'accorde d'ailleurs avec un détail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantés en pointe au-dessus du front semblent continuer le léger sillon déjà creusé par la pensée entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-être un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, qu'avant son départ Charles appelait sa petite babouche de Salomon, à cause de son esprit, avait gagné la plus précieuse flexibilité à l'étude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussé par un timbre à la fois suave et frais qui frappe autant le cœur que l'oreille. Si la mère ne pouvait voir l'espérance d'une haute destinée écrite sur le front, elle étudia les transitions de la puberté de l'âme dans les accents de cette voix amoureuse.
A la période affamée de ses lectures succéda, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu'elle touche à la réalité, de jouir enfin par la pensée, de dévorer tout jusqu'aux années, de se marier, de se voir vieux, d'assister à son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-même la comédie de la vie, et au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l'amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l'héroïne d'un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scélérat qui finissait sur l'échafaud, ou, comme sa sœur, un jeune élégant sans le sou qui n'avait de démêlés qu'avec la Sixième Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d'une aventurière, ou celle d'une actrice applaudie épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. Lassée d'horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d'une vie honnête, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d'une fortune à faire; puis, elle recommençait les romans: elle était aimée pour sa beauté; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cœur, et reconnaissait l'étoile que le génie des Staël avait mise à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves, où elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu'à ce qu'elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d'une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop d'amertume, avec trop de sérieux et trop souvent:—Eh! bien, après?... pour ne pas se plonger jusqu'à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s'en retirer par les immenses travaux de l'œuvre à laquelle ils se vouent. N'était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de Grâce catholique, dans l'amour du bien, dans l'infini du ciel. Elle conçut la Charité comme occupation de la vie; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme un insecte venimeux au fond d'un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes! Et elle écoutait d'un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait à monsieur Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout.
La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu'en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l'écouterait et accomplirait ses désirs.
—La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade; mais, moi, je ne demande à Dieu qu'un mari, se dit-elle: c'est bien plus facile que d'aller me promener sur la mer.
Elle jeûna tout un carême, et resta sans commettre le moindre péché; puis, elle se dit qu'en sortant de l'église, tel jour, elle rencontrerait un beau jeune homme digne d'elle, que sa mère pourrait agréer, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour où elle avait assigné Dieu, à cette fin d'avoir à lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinément par un pauvre assez dégoûtant; il pleuvait à verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir débarquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui n'aperçut pas le moindre Childe-Harold égaré. Dans ce temps-là, les pleurs la gagnaient quand elle s'asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour où elle avait cité Dieu pour la troisième fois, elle crut que l'élu de ses rêves était venu dans l'église, elle contraignit madame Latournelle à regarder à chaque pilier, imaginant qu'il se cachait par délicatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les réponses, et elle lui donnait beaucoup d'esprit.
L'excessive ambition de son cœur, cachée dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu'à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu'un avocat n'est rien pour la fille qui se rabat à un ambassadeur. Aussi ne désirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fond d'or sur lequel se détachèrent les figures de ses rêves était moins riche encore que son cœur plein des délicatesses de la femme, car sa pensée dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires émouvaient peu cette âme qui voulait éteindre les bûchers de ces martyrs souvent ignorés de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommées, des grandes douleurs de la pensée. Tantôt elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmé la féroce misanthropie de Jean-Jacques. Tantôt elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain du réel en se faisant fantasque autant que la poésie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste reprochait la mélancolie de Molière à toutes les femmes du dix-septième siècle.
—Comment n'accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie, une femme aimante, riche, belle, qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystérieux?
Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poëte anglais a chanté par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l'action de cette jeune Anglaise qui vint se proposer à Crébillon fils, et qu'il épousa. L'histoire de Sterne et d'Éliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idée l'héroïne d'un roman pareil, plus d'une fois elle étudia le rôle sublime d'Éliza. L'admirable sensibilité, si gracieusement exprimée dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquèrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais.
Modeste vécut donc encore quelque temps par la compréhension, non-seulement des œuvres, mais encore du caractère de ses auteurs favoris. Goldsmith, l'auteur d'Oberman, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants, étaient ses dieux; elle devinait leurs douleurs, elle s'initiait à ces dénûments entremêlés de contemplations célestes, elle y versait les trésors de son cœur; elle se voyait l'auteur du bien-être matériel de ces artistes, martyres de leurs facultés. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultés du travail, ce culte du talent, est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voleté dans des âmes de femme. C'est d'abord comme un secret entre la femme et Dieu; car là rien d'éclatant, rien de ce qui flatte la vanité, cet auxiliaire si puissant des actions en France.
De cette troisième période d'idées, naquit chez Modeste un violent désir de pénétrer au cœur d'une de ces existences anormales, de connaître les ressorts de la pensée, les malheurs intimes du génie, et ce qu'il veut, et ce qu'il est. Ainsi, chez elle, les coups de tête de la Fantaisie, les voyages de son âme dans le vide, les pointes poussées dans les ténèbres de l'avenir, l'impatience d'un amour en bloc à porter sur un point, la noblesse de ses idées quant à la vie, le parti pris de souffrir dans une sphère élevée au lieu de barboter dans les marais d'une vie de province, comme avait fait sa mère, l'engagement qu'elle maintenait avec elle-même de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de n'y apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste voulut être la compagne d'un poëte, d'un artiste, d'un homme enfin supérieur à la foule des hommes; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cœur, sa vie, son immense tendresse dégagée des ennuis de la passion, qu'après l'avoir soumis à une étude approfondie.
Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillité la plus profonde régna dans son âme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de l'Allemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, l'orgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s'en servait comme d'un frein pour enserrer le poëme de sa vie idéale, à l'instar des Chartreux qui régularisent la vie matérielle et s'occupent pour laisser l'âme se développer dans la prière. Toutes les grandes intelligences s'astreignent à quelque travail mécanique afin de se rendre maîtres de la pensée. Spinosa dégrossissait des verres à lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l'âme déploie ses ailes en toute sécurité. Madame Mignon, qui lisait dans l'âme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la première illusion des jeunes filles, le plus délicat de tous les sentiments, la friandise du cœur. Elle buvait à longs traits à la coupe de l'Inconnu, de l'Impossible, du Rêve. Elle admirait l'oiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante à distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb d'aucun fusil n'atteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, éblouissent les yeux, et qu'on ne revoit plus dès que la Réalité, cette hideuse Harpie accompagnée de témoins et de monsieur le Maire, apparaît. Avoir de l'amour toutes les poésies sans voir l'amant! quelle suave débauche! quelle Chimère à tous crins, à toutes ailes!
Voici le futile et niais hasard qui décida de la vie de cette jeune fille.
Modeste vit à l'étalage d'un libraire le portrait lithographié d'un de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spéculations qui s'en prennent à la personne des gens célèbres, comme si leurs visages étaient des propriétés publiques. Or, Canalis, crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l'admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le front de Victor Hugo fera raser autant de crânes que la gloire de Napoléon a fait tuer de maréchaux en herbe. Cette figure, sublime par nécessité mercantile, frappa Modeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l'un des plus beaux livres de d'Arthès venait de paraître. Dût Modeste y perdre, il faut avouer qu'elle hésita longtemps entre l'illustre poëte et l'illustre prosateur. Mais ces deux hommes célèbres étaient-ils libres?
Modeste commença par s'assurer la coopération de Françoise Cochet, la fille emmenée du Havre et ramenée par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journée préférablement à toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette créature assez disgraciée; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin à ses parents; de ne jamais sortir des bornes imposées à une jeune fille; quant à Françoise, plus tard, au retour de son père, elle lui assurerait une existence tranquille, à la condition de garder un secret inviolable sur le service réclamé. Qu'était-ce? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait à mettre des lettres à la poste et à en retirer qui seraient adressées à Françoise Cochet.
Le pacte conclu, Modeste écrivit une petite lettre polie à Dauriat, l'éditeur des poésies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans l'intérêt du grand poëte, si Canalis était marié; puis elle le priait d'adresser la réponse à mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre.
Dauriat, incapable de prendre cette épître au sérieux, répondit par des railleries de libraire, une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et où chacun d'eux mit son mot.