La Comédie humaine - Volume 04
«Mademoiselle,
»Canalis (baron de), Constant Cyr Melchior, membre de l'Académie française, né en 1800, à Canalis (Corrèze), taille de cinq pieds quatre pouces, en très bon état, vacciné, de race pure, a satisfait à la conscription, jouit d'une santé parfaite, possède une petite terre patrimoniale dans la Corrèze et désire se marier, mais très richement.
»Il porte mi-parti de gueules à la dolouère d'or et mi-parti de sable à la coquille d'argent, sommé d'une couronne de baron, pour supports deux mélèzes de sinople. La devise: OR ET FER, ne fut jamais aurifère.
»Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte à la première croisade, est cité dans les chroniques d'Auvergne pour s'être armé seulement d'une hache, à cause de la complète indigence où il se trouvait et qui pèse depuis ce temps sur sa race. De là l'écusson sans doute. La hache n'a donné qu'une coquille. Ce haut baron est d'ailleurs célèbre aujourd'hui pour avoir déconfit force infidèles, et mourut à Jérusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route d'Ascalon, les ambulances n'existent pas encore.
»Le château de Canalis, qui rapporte quelques châtaignes, consiste en deux tours démantelées, réunies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution.
»L'éditeur soussigné fait observer qu'il achète dix mille francs chaque volume de poésies à monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles.
»Le chantre de la Corrèze demeure rue de Paradis-Poissonnière, numéro 29, ce qui, pour un poëte de l'École Angélique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir.
»Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protégent le Dieu. Le roi Charles X considère ce grand poëte au point de le croire capable de devenir administrateur; il l'a nommé récemment officier de la Légion-d'Honneur, et, ce qui vaut mieux, Maître des Requêtes attaché au ministère des Affaires Étrangères. Ces fonctions n'empêchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinés à l'encouragement des Arts et des Lettres. Ce succès d'argent cause en Librairie une huitième plaie à laquelle a échappé l'Égypte, les vers!
»La dernière édition des œuvres de Canalis, publiée sur cavalier vélin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimée par Didot, est en cinq volumes du prix de neuf francs par la poste.»
Cette lettre tomba comme un pavé sur une tulipe. Un poëte, Maître des Requêtes, émargeant au Ministère, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulé par les femmes du faubourg Saint Germain, ressemblait-il au poëte crotté, flânant sur les quais, triste, rêveur, succombant au travail et remontant à sa mansarde, chargé de poésie?... Néanmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait:—J'ai fait Canalis! j'ai fait Nathan! D'ailleurs, elle relut les poésies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins d'hypocrisie, et qui veulent un mot d'analyse ne fût-ce que pour expliquer son engouement.
Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l'École Angélique par un patelinage de garde-malade, par une douceur traîtresse, par une correction délicieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle; Canalis blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient l'ami qui leur manque, un confident discret, leur interprète, un être qui les comprend, qui peut les expliquer à elles-mêmes. Les grandes marges laissées par Dauriat dans la dernière édition étaient chargées d'aveux écrits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette âme rêveuse et tendre. Canalis ne possède pas le don de vie, il n'insuffle pas l'existence à ses créations; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gémissements et jusqu'aux sanglots. Son talent ne consiste pas à faire de beaux discours aux malades, à leur donner le remède des émotions fortes, il se contente de leur dire d'une voix harmonieuse, à laquelle on croit:
—Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien; venez à moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules?
Et l'on va! Et l'on écoute sa poésie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcèle par une naïveté, naturelle chez le prosateur et cherchée chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillées, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualités du diamant, une perfection incorruptible; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de l'orphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poëte angélique lui réussissent, comme réussiront toujours celles de la femme qui fait bien l'ingénue, la surprise, la jeune, la victime, l'ange blessé.
Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette âme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n'écouta pas le libraire. Donc, au commencement du mois d'août, elle écrivit la lettre suivante à ce nouveau Dorat qui passe encore pour une des étoiles de la pléiade moderne.
I.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Déjà bien des fois, monsieur, j'ai voulu vous écrire, et pourquoi? vous le devinez: pour vous dire combien j'aime votre talent. Oui, j'éprouve le besoin de vous exprimer l'admiration d'une pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poésies. De René, je suis venue à vous. La mélancolie conduit à la rêverie. Combien d'autres femmes ne vous ont-elles pas envoyé l'hommage de leurs pensées secrètes?... Quelle est ma chance d'être distinguée dans cette foule? Qu'est-ce que ce papier, plein de mon âme, aura de plus que toutes les lettres parfumées qui vous harcèlent? Je me présente avec plus d'ennuis que toute autre: je veux rester inconnue et demande une confiance entière, comme si vous me connaissiez depuis longtemps.
»Répondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l'engagement de me faire connaître un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter à cette lettre?... Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh! une main bien amie, celle de
»Votre servante,
»O. d'este-m.
»Si vous me faites la grâce de me répondre, adressez, je vous prie, votre lettre à mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre.»
Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vécut Modeste pendant quelques jours! L'air fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature! La terre fléchissait sous ses pieds. Admirant l'institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l'espace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux à vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle était occupée, possédée comme au Moyen-âge. Elle se figura l'appartement, le cabinet du poëte, elle le vit décachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades.
Après avoir esquissé la poésie, il est nécessaire de donner ici le profil du poëte.
Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d'une figure vituline, et d'une tête un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d'orgueil. Il aime le luxe, l'éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tué ses ancêtres par trop de prétentions dans le présent. Après tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignan, ni les Grandlieu, ni les Nègrepelisse. Et cependant, la nature a bien servi ses prétentions. Il a ces yeux d'un éclat oriental qu'on demande aux poëtes, une finesse assez jolie dans les manières, une voix vibrante; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages. Il est comédien de bonne foi. S'il avance un pied très élégant, il en a pris l'habitude. S'il a des formules déclamatoires, elles sont à lui. S'il se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espèces de défauts concordent à une générosité constante, à ce qu'il faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis n'a pas assez de foi pour être don Quichotte; mais il a trop d'élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions. Cette poésie, qui fait ses éruptions miliaires à tout propos, nuit beaucoup à ce poëte qui ne manque pas d'ailleurs d'esprit, mais que son talent empêche de déployer son esprit; il est dominé par sa réputation, il vise à paraître plus grand qu'elle.
Ainsi, comme il arrive très souvent, l'homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs; cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serré dans son frac, à tournure de diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer, musqué, prétentieux, ayant soif d'une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son ambition, déjà gâté par le succès sous sa double forme: la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de l'Académie, et les mille écus du revenu patrimonial, écornés par les nécessités agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poésie, bon an, mal an; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le héros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune d'autant plus précaire, qu'il dépensait environ cinq ou six mille francs au delà de ses revenus; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministère avaient jusqu'alors comblé ces déficits. Il avait trouvé pour le Sacre un hymne qui lui valut un service d'argenterie. Il refusa toute espèce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coûteuse édition des vers de Zaïre:
Dès cette époque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidé son sac. Il se sentait incapable d'inventer une nouvelle fortune de poésie. Sa lyre ne possède pas sept cordes, elle n'en a qu'une; et, à force d'en avoir joué, le public ne lui laissait plus que l'alternative de s'en servir à se pendre ou de se taire. De Marsay, qui n'aimait pas Canalis, se permit une plaisanterie qui laissa dans le flanc du poëte sa pointe envenimée.
—Canalis, dit-il une fois, me fait l'effet de l'homme le plus courageux, signalé par le grand Frédéric après la bataille, ce trompette qui n'avait cessé de souffler le même air dans son petit turlututu!
Canalis, aux oreilles de qui cette épigramme arriva, voulut devenir général. Combien de fois un mot n'a-t-il pas décidé de la vie d'un homme? L'ancien président de la république Cisalpine, le plus grand avocat du Piémont, Colla s'entend dire, à quarante ans, par un ami, qu'il ne connaît rien à la botanique; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du Piémont, en latin, l'ouvrage de dix ans.
—Après tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poëte éteint, et de Marsay trouvera son maître en moi!
Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles à ceux qui contractent l'habitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idée. De tous les poëtes de ce temps, trois seulement: Hugo, Théophile Gautier, de Vigny ont pu réunir la double gloire de poëte et de prosateur que réunirent aussi Racine et Voltaire, Molière et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littérature française et qui doit signaler un poëte entre tous. Donc, le poëte du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de l'Administration.
En devenant Maître des Requêtes, Canalis éprouva le besoin d'avoir un secrétaire, un ami qui pût le remplacer en beaucoup d'occasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, l'aider en politique, être enfin son âme damnée.
Beaucoup d'hommes célèbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont à Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espèces d'aides de camp chargés des missions délicates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piédestal de l'idole, ni tout à fait ses serviteurs ni tout à fait ses égaux, hardis à la réclame, les premiers sur la brèche, couvrant les retraites, s'occupant des affaires, et dévoués tant que durent leurs illusions ou jusqu'au moment où leurs désirs sont comblés. Quelques uns reconnaissent un peu d'ingratitude chez leur grand homme, d'autres se croient exploités, plusieurs se lassent de ce métier, peu se contentent de cette douce égalité de sentiment, le seul prix que l'on doive chercher dans l'intimité d'un homme supérieur et dont se contentait Ali, élevé par Mahomet jusqu'à lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusés par leur amour-propre. Le dévouement est rare, surtout sans solde, sans espérance, comme le concevait Modeste. Néanmoins il se trouve des Menneval, et plus à Paris que partout ailleurs, des hommes qui chérissent une vie à l'ombre, un travail tranquille, des Bénédictins égarés dans notre société sans monastère pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poésie que les écrivains expriment. Ils sont poëtes par le cœur, par leurs méditations à l'écart, par la tendresse, comme d'autres sont poëtes sur le papier, dans les champs de l'intelligence et à tant le vers! comme lord Byron, comme tous ceux qui vivent, hélas! de leur encre, l'eau d'Hippocrène d'aujourd'hui, par la faute du pouvoir.
Attiré par la gloire de Canalis, par l'avenir promis à cette prétendue intelligence politique et conseillé par madame d'Espard, un jeune Référendaire à la Cour des Comptes se constitua le secrétaire bénévole du poëte, et fut caressé par lui comme un spéculateur caresse son premier bailleur de fonds. Les prémices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l'amitié. Ce jeune homme avait déjà fait un stage de ce genre auprès d'un des ministres tombés en 1827; mais le ministre avait eu soin de le placer à la Cour des Comptes. Ernest de La Brière, jeune homme alors âgé de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur, sans autre fortune que les émoluments de sa place, possédait la triture des affaires, et savait beaucoup après avoir habité pendant quatre ans le cabinet du principal ministère. Doux, aimable, le cœur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui répugnait d'être sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait être utile, mais l'éclat l'éblouissait. A son choix, la place de secrétaire près d'un Napoléon lui eût mieux convenu que celle de premier ministre.
Ernest, devenu l'ami de Canalis, fit de grands travaux pour lui; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sécheresse de cette nature si poétique par l'expression littéraire seulement. La vérité de ce proverbe populaire: L'habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère. Les facultés ne sont pas le résumé de l'homme. Cette séparation, dont les phénomènes étonnent, provient d'un mystère inexploré, peut-être inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de l'homme continue sa cervelle, sont un monde à part qui fleurit sous le crâne, dans une indépendance parfaite des sentiments, de ce qu'on nomme les vertus du citoyen, du père famille, de l'homme privé. Ceci n'est cependant pas absolu. Rien n'est absolu dans l'homme. Il est certain que le débauché dissipera son talent, que le buveur le dépensera dans ses libations, sans que l'homme vertueux puisse se donner du talent par une honnête hygiène; mais il est aussi presque prouvé que Virgile, le peintre de l'amour, n'a jamais aimé de Dinon, et que Rousseau, le citoyen modèle, avait de l'orgueil à défrayer toute une aristocratie. Néanmoins, Michel-Ange et Raphaël ont offert l'heureux accord du génie et de la forme du caractère. Le talent, chez les hommes, est donc à peu près, quant au moral, ce qu'est la beauté chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois l'homme chez qui le cœur et le caractère égalent en perfection le talent.
En trouvant sous le poëte un égoïste ambitieux, la pire espèce de tous les égoïstes, car il en est d'aimables, Ernest éprouva je ne sais quelle pudeur à le quitter. Les âmes honnêtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux qu'ils ont noués volontairement. Le secrétaire faisait donc bon ménage avec le poëte quand la lettre de Modeste courait la poste; mais comme on fait bon ménage, en se sacrifiant toujours. La Brière tenait compte à Canalis de la franchise avec laquelle il s'était ouvert à lui. D'ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fêté comme le fut Marmontel, les défauts sont l'envers de qualités brillantes. Ainsi, sans sa vanité, sans sa prétention, peut-être n'eût-il pas été doué de cette diction sonore, instrument nécessaire à la vie politique actuelle. Sa sécheresse aboutit à la rectitude, à la loyauté. Son ostentation est doublée de générosité. Les résultats profitent à la société, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne s'abusait plus sur Canalis.
Les deux amis venaient de déjeuner et causaient dans le cabinet du poëte, qui occupait alors, au fond d'une cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussée.
—Oh! s'écria Canalis, je le disais bien l'autre jour à madame de Chaulieu, je dois lâcher quelque nouveau poëme, l'admiration baisse, car voilà quelque temps que je n'ai reçu de lettres anonymes....
—Une inconnue? demanda La Brière.
—Une inconnue! une d'Este, et au Havre! C'est évidemment un nom d'emprunt.
Et Canalis passa la lettre à La Brière. Ce poëme, cette exaltation cachée, enfin le cœur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat à ce petit Référendaire de la Cour des Comptes.
—C'est beau! s'écria le Référendaire, d'attirer ainsi à soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme à sortir des habitudes que l'éducation, la nature, le monde lui tracent, à briser les conventions... Quel privilége le génie acquiert! Une lettre comme celle que je tiens, écrite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arrière-pensée, avec enthousiasme...
—Eh bien?... dit Canalis.
—Eh bien! on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit être récompensé, s'écria La Brière.
—On se dit cela, mon cher, à la première, à la seconde lettre, dit Canalis; mais quand c'est la trentième!... Mais lorsqu'on a trouvé que la jeune enthousiaste est assez rouée! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l'exaltation du poëte, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main!... Mais quand l'ange de la poste se change en une pauvre fille médiocrement jolie en quête d'un mari!... Oh! alors l'effervescence se calme.
—Je commence à croire, dit La Brière en souriant, que la gloire a quelque chose de vénéneux, comme certaines fleurs éclatantes.
—Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, même quand elles sont sincères, elles ont un idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poëte est un homme assez vaniteux, comme je suis taxé de l'être; elles n'imaginent jamais ce qu'est un homme malmené par une espèce d'agitation fébrile qui le rend désagréable, changeant; elles le veulent toujours grand, toujours beau; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie; que Nathan vit avec Florine, que d'Arthez est trop gras, que Béranger va très bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de Rubempré, poëte et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d'une femme désillusionnée?...
—Le vrai poëte, dit La Brière, doit alors rester caché comme Dieu dans le centre de ses mondes, n'être visible que par ses créations...
—La gloire coûterait alors trop cher, répondit Canalis. La vie a du bon. Tiens! dit-il en prenant une tasse de thé, quand une noble et belle femme aime un poëte, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théâtre, comme une duchesse éprise d'un acteur; elle se sent assez forte, assez gardée par sa beauté, par sa fortune, par son nom, pour dire comme dans tous les poëmes épiques: Je suis la nymphe Calypso, amante de Télémaque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne réponds plus aux masques...
—Oh! combien j'aimerais une femme venue à moi!... s'écria La Brière en retenant une larme. On peut te répondre, mon cher Canalis, que ce n'est jamais une pauvre fille qui monte jusqu'à l'homme célèbre; elle a trop de défiance, trop de vanité, trop de crainte! c'est toujours une étoile, une...
—Une princesse, s'écria Canalis en partant d'un éclat de rire, n'est-ce pas? qui descend jusqu'à lui... Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siècles... Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupées, elles sont entourées, comme toutes les plantes rares, d'une haie de sots, gentilshommes bien élevés, vides comme des sureaux! Mon rêve, hélas! le cristal de mon rêve, brodé de la Corrèze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur!... (n'en parlons plus), il est en éclats, à mes pieds, depuis longtemps... Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante! Et quelles exigences! Écris à cette petite personne, en supposant qu'elle soit jeune et jolie, et tu verras! Tu n'auras pas autre chose à faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du Belvédère du moins, est un élégant poitrinaire qui doit se ménager.
—Mais quand une créature arrive ainsi, son excuse doit être dans une certitude d'éclipser en tendresse, en beauté, la maîtresse la plus adorée, dit Ernest, et alors un peu de curiosité...
—Ah! répondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de m'en tenir à la belle duchesse qui fait mon bonheur.
—Tu as raison, trop raison, répondit Ernest.
Néanmoins, le jeune secrétaire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant d'en deviner l'esprit caché.
—Il n'y a pourtant pas là la moindre emphase, on ne te donne pas du génie, on s'adresse à ton cœur, dit-il à Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposé me tenteraient...
—Signe-le, réponds, va toi-même jusqu'au bout de l'aventure, je te donne là de tristes appointements, s'écria Canalis en souriant, Va, tu m'en diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois...
Quatre jours après, Modeste tenait la lettre suivante, écrite sur du beau papier, protégée par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis.
II.
A Mademoiselle O. d'Este-M.
«Mademoiselle,
»L'admiration pour les belles œuvres, à supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui défend contre toute raillerie et justifie à tout tribunal la démarche que vous avez faite en m'écrivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables témoignages, même quand on ne les mérite pas; car le faiseur de vers et le poëte s'en croient intimement dignes, tant l'amour-propre est une substance peu réfractaire à l'éloge. La meilleure preuve d'amitié que je puisse donner à une inconnue, en échange de ce dictame qui guérirait les morsures de la critique, n'est-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expérience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions.
»Mademoiselle, la plus belle palme d'une jeune fille est la fleur d'une vie sainte, pure, irréprochable. Êtes-vous seule au monde? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un père ou une mère, songez à tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vôtre, adressée à un poëte que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les écrivains ne sont pas des anges, ils ont des défauts. Il en est de légers, d'étourdis, de fats, d'ambitieux, de débauchés; et, quelque imposante que soit l'innocence, quelque chevaleresque que soit le poëte français, à Paris vous pourriez rencontrer plus d'un ménestrel dégénéré, prêt à cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprétée autrement que je ne l'ai fait. On y verrait une pensée que vous n'y avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant d'auteurs, autant de caractères. Je suis excessivement flatté que vous m'ayez jugé digne de vous comprendre; mais si vous étiez tombée sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mélancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dénoûment de votre sublime imprudence un méchant homme, quelque habitué des coulisses, ou un héros d'estaminet! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clématite où vous méditez sur les poésies, l'odeur du cigare qui dépoétise les manuscrits; de même qu'en allant au bal, parée des œuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers d'où s'élancent, radieuses, ces fleurs du travail.
»Allons plus loin!... En quoi la vie rêveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intéresser un poëte dont la mission est de tout deviner, puisqu'il doit tout peindre? Nos jeunes filles à nous sont tellement accomplies, que nulle des filles d'Ève ne peut lutter avec elles! Quelle Réalité valut jamais le Rêve?
»Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille élevée à devenir une sage mère de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poëtes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se définir que par ces mots: Un enfer qu'on aime! Si c'est le désir d'animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume à la main, ceci n'a-t-il pas l'apparence d'une dépravation?
»Quel sens prêterai-je à votre lettre? Êtes-vous d'une caste réprouvée, et cherchez-vous un ami loin de vous? Êtes-vous affligée de laideur et vous sentez-vous une belle âme sans confident? Hélas! triste conclusion: vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en là; ou, si vous continuez, dites-m'en plus que dans la lettre que vous m'avez écrite.
»Mais, mademoiselle, si vous êtes jeune, si vous êtes belle, si vous avez une famille, si vous sentez au cœur un nard céleste à répandre, comme fit Madeleine aux pieds de Jésus, laissez-vous apprécier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille: une excellente femme, une vertueuse mère de famille. Un poëte est la plus triste conquête que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanités, trop d'angles blessants qui doivent se heurter aux légitimes vanités d'une femme, et meurtrir une tendresse sans expérience de la vie. La femme du poëte doit l'aimer pendant un long temps avant de l'épouser, elle doit se résoudre à la charité des anges, à leur indulgence, aux vertus de la maternité. Ces qualités, mademoiselle, ne sont qu'en germe chez les jeunes filles.
»Écoutez la vérité tout entière, ne vous la dois-je pas en retour de votre enivrante flatterie? S'il est glorieux d'épouser une grande renommée, on s'aperçoit bientôt qu'un homme supérieur est, en tant qu'homme, semblable aux autres. Il réalise alors d'autant moins les espérances, qu'on attend de lui des prodiges. Il en est alors d'un poëte célèbre comme d'une femme dont la beauté trop vantée fait dire:—Je la croyais mieux, à qui l'aperçoit; elle ne répond plus aux exigences du portrait tracé par la fée à laquelle je dois votre billet, l'Imagination! Enfin, les qualités de l'esprit ne se développent et ne fleurissent que dans une sphère invisible, la femme du poëte n'en sent plus que les inconvénients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de s'en parer. Si l'éclat d'une position exceptionnelle vous a fascinée, apprenez que les plaisirs en sont bientôt dévorés. On s'irrite de trouver tant d'aspérités dans une situation qui, à distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultés, elles n'apprécient bientôt plus ce qu'elles admiraient, quand elles croient en avoir, à première vue, deviné le maniement.
»Je termine par une dernière considération dans laquelle vous auriez tort de voir une prière déguisée, elle est le conseil d'un ami. L'échange des âmes ne peut s'établir qu'entre gens disposés à ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous êtes à un inconnu? Je m'arrête aux conséquences de cette idée.
»Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons à toutes les femmes, même à celles qui sont inconnues et masquées.»
Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brûlant, pendant toute une journée!... en avoir réservé la lecture pour l'heure où tout dort, minuit, après avoir attendu ce silence solennel dans les anxiétés d'une imagination de feu!... avoir béni le poëte, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposé tout, excepté cette goutte d'eau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme l'acide prussique dissout la vie!... il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste, la figure dans ses draps, éteindre la bougie et pleurer...
Ceci se passait dans les premiers jours d'août, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisée. Elle voulait de l'air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraîcheur particulière aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminée par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin.
—Ah! voilà le poëte, se dit Modeste dont la colère tomba.
Les plus amères réflexions se succédèrent dans son esprit. Elle se sentit piquée au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle étudia cette prose étudiée, et finit par entendre la voix poussive du Monde réel.
—Il a raison et j'ai tort, se dit-elle. Mais comment croire qu'on trouvera sous la robe étoilée des poëtes un vieillard de Molière?...
Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant délit, elle conçoit une haine profonde contre le témoin, l'auteur ou l'objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste éprouva-t-elle en son cœur un effroyable désir de l'emporter sur cet esprit de rectitude et de le précipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tête seule avait été corrompue, et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sœur, et par les dangereuses méditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passé trois heures à courir des bordées sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne s'oublient jamais. Elle alla droit à sa petite table de la Chine, présent de son père, et écrivit une lettre dictée par l'infernal esprit de vengeance qui frétille au fond du cœur des jeunes personnes.
III.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Monsieur,
«Vous êtes certainement un grand poëte, mais vous êtes quelque chose de plus, vous êtes un honnête homme. Après avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui côtoyait un abîme, en aurez-vous assez pour répondre sans la moindre hypocrisie, sans détour, à la question que voici.
»Auriez-vous écrit la lettre que je tiens en réponse à la mienne; vos idées, votre langage auraient-ils été les mêmes si quelqu'un vous eût dit à l'oreille ce qui peut se trouver vrai: Mademoiselle O. d'Este-M. a six millions et ne veut pas d'un sot pour maître?
»Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-même, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand j'aurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une réponse à votre première lettre.
»Après avoir admiré votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage à votre délicatesse et à votre probité, qui me forcent à me dire toujours
»Votre humble servante,
»O. d'Este-M.»
Quand Ernest de La Brière eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agité dans son âme comme une frêle embarcation par une tempête où le vent parcourt toutes les aires du compas, de moment en moment.
Pour un jeune homme comme on en rencontre tant, pour un vrai Parisien, tout eût été dit avec cette phrase: C'est une petite rouée!... Mais pour un garçon dont l'âme est noble et belle, cette espèce de serment déféré, cet appel à la Vérité eut la vertu d'éveiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et l'Honneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient énergiquement:
—Ah! cher Ernest, disait le Vrai, tu n'aurais certes pas donné de leçon à une riche héritière!... Ah! mon garçon, tu serais parti, et roide pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille était belle, et tu te serais senti très malheureux de la préférence accordée au génie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe à ton ami, te faire agréer à sa place, mademoiselle d'Este eût été sublime!
—Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d'esprit ou de capacité, sans monnaie, de voir les filles riches mariées à des êtres dont vous ne feriez pas vos portiers; vous déblatérez contre le positif du siècle qui s'empresse d'unir l'argent à l'argent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, sans fortune, à quelque belle jeune fille noble et riche: en voilà une qui se révolte contre l'esprit du siècle?... et le poëte lui répond par un coup de bâton sur le cœur...
—Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de l'esprit, elle roule le poëte dans le bourbier de l'intérêt personnel, s'écriait l'Honneur, elle mérite une réponse, sincère, noble et franche, et avant tout l'expression de ta pensée! Examine-toi! Sonde ton cœur, et purge-le de ses lâchetés! Que dirait l'Alceste de Molière?
Et La Brière, parti du boulevard Poissonnière, allait si lentement, perdu dans ses réflexions, qu'une heure après il atteignait à peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre à la Cour des Comptes alors située auprès de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vérifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexités.
—Elle n'a pas six millions, c'est évident, se disait-il; mais la question n'est pas là...
Six jours après, Modeste reçut la lettre suivante.
IV.
A Mademoiselle O. d'Este-M.
«Mademoiselle,
»Vous n'êtes pas une d'Este. Ce nom est un nom emprunté pour cacher le vôtre. Doit-on les révélations que vous sollicitez à qui ment sur soi-même?
»Écoutez, je réponds à votre demande par une autre: Êtes-vous d'une famille illustre? d'une famille noble? d'une famille bourgeoise?
»Certainement la morale ne change pas, elle est une; mais ses obligations varient selon les sphères. De même que le soleil éclaire diversement les sites, y produit les différences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le général, et réciproquement. Les observances ne sont pas les mêmes pour une paysanne qui moissonne, pour une ouvrière à quinze sous par jour, pour la fille d'un petit détaillant, pour la jeune bourgeoise, pour l'enfant d'une riche maison de commerce, pour la jeune héritière d'une noble famille, pour une fille de la maison d'Este. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une pièce d'or, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique l'un et l'autre doivent obéir aux lois de l'Économie.
»Une d'Este riche de six millions peut mettre un chapeau à grands bords et à plumes, brandir sa cravache, presser les flancs d'un barbe, et venir, amazone brodée d'or, suivie de laquais, à un poëte en disant: «J'aime la poésie, et je veux expier les torts de Léonore envers le Tasse!» tandis que la fille d'un négociant se couvrirait de ridicule en l'imitant.
»A quelle classe sociale appartenez-vous? Répondez sincèrement, et je vous répondrai de même à la question que vous m'avez posée.
»N'ayant pas l'heur de vous connaître, et déjà lié par une sorte de communion poétique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C'est déjà peut-être une malice victorieuse que d'embarrasser un homme qui publie ses livres.»
Le Référendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d'honneur. Courrier par courrier il reçut la réponse.
V.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Vous êtes de plus en plus raisonnable, mon cher poëte. Mon père est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps où les cardinaux marchaient presque les égaux des rois. Aujourd'hui notre maison, quasi-tombée, finit en moi; mais j'ai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. Tâchez de répondre aussi sincèrement que je le fais. J'attends votre réponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant,
»Votre servante,
»O. d'Este-M.»
—Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne! s'écria de La Brière. Mais est-elle franche?
On n'a pas été pendant quatre ans le secrétaire particulier d'un ministre, on n'habite pas Paris, on n'en observe pas les intrigues impunément; aussi l'âme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisée par la capiteuse atmosphère de cette impériale Cité. Heureux de ne pas être Canalis, le jeune Référendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, après avoir écrit une lettre où il annonçait une réponse pour un jour déterminé, se rejetant sur l'importance de la confession demandée, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le directeur-général des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. Remorqué par elle, il arriva sur les hauteurs d'Ingouville, et aperçut à la fenêtre du Chalet Modeste Mignon.
—Eh bien! Françoise? demanda la jeune fille.
A quoi l'ouvrière répondit:—Oui, mademoiselle, j'en ai une.
Frappé par cette beauté de blonde céleste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriétaire de ce magnifique séjour à un passant.
—Çà, répondit le passant en montrant la propriété.
—Oui, mon ami.
—Oh! c'est à monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaît pas sa fortune.
—Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans l'histoire, se disait le Référendaire en descendant vers le Havre pour retourner à Paris.
Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possédait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariée à monsieur Althor fils. La prudence empêcha La Brière de paraître en vouloir aux Vilquin; le directeur le regardait déjà d'un air narquois.
—N'y a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille? demanda-t-il encore.
—En ce moment, la famille d'Hérouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette.
—Il y a eu le fameux cardinal d'Hérouville, sous les Valois, se dit La Brière, et sous Henri IV, le terrible maréchal qu'on a fait duc.
Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rêver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle âme, il ferait d'elle assez volontiers madame de La Brière, et il résolut de continuer la correspondance.
Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d'une civilisation qui note sur les places publiques l'heure du départ et de l'arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes feuilles du Cadastre, œuvre de géant ordonnée par un géant! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas à l'œil de la police, mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernière bourgade, scrute les actions les plus indifférentes, compte les plats de dessert chez le préfet et voit les côtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d'entendre l'or au moment où la main de l'Économie l'ajoute au trésor, et qui, tous les soirs au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du département! Modeste avait échappé, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages qu'Ernest se reprochait déjà. Mais quel Parisien voudrait être la dupe d'une petite provinciale? N'être la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l'homme.
On devinera facilement à quelle lutte de sentiments cet honnête jeune homme fut en proie par la lettre qu'il écrivit, et où chaque coup de fléau reçu dans la conscience a laissé sa trace.
A quelques jours de là, voici donc ce que lut Modeste à sa fenêtre, par une belle journée du mois d'août.
VI.
A Mademoiselle O. d'Este-M.
«Mademoiselle,
»Sans aucune hypocrisie, oui, si j'avais été certain que vous eussiez une immense fortune, j'aurais agi tout autrement. Pourquoi? J'en ai cherché la raison, la voici.
»Il est en nous un sentiment inné, développé d'ailleurs outre mesure par la Société, qui nous lance à la recherche, à la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, à leurs yeux, le plus grand élément du bonheur. J'aurais donc tâché de vous plaire entraîné par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens à la sensation; et, devant une proie, l'instinct bestial caché dans le cœur de l'homme, le pousse en avant. Au lieu d'une leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime? j'en doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succès offre une absolution; mais le bonheur?... c'est autre chose. Me serais-je défié de ma femme, si je l'eusse obtenue ainsi?... Bien certainement... Votre démarche eût repris tôt ou tard son caractère. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de l'avoir avili; vous-même, tôt ou tard, peut-être arriveriez-vous à le mépriser. L'homme ordinaire tranche le nœud gordien que constitue un mariage d'argent avec l'épée de la tyrannie. L'homme fort pardonne. Le poëte se lamente.
»Telle est, mademoiselle, la réponse de ma probité.
»Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondément réfléchir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensées mauvaises qui croupissent au fond de tous les cœurs; mais il en est sorti chez moi quelque chose de généreux, et je vous salue de mes plus gracieuses bénédictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montré les écueils où nous pouvions périr.
»Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trésors de la terre.
»J'ai voulu savoir qui vous étiez. Je reviens du Havre où j'ai vu Françoise Cochet, je l'ai suivie à Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous êtes aussi belle que la femme des rêves d'un poëte; mais je ne sais pas si vous êtes mademoiselle Vilquin cachée dans mademoiselle d'Hérouville, ou mademoiselle d'Hérouville cachée dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre, cet espionnage m'a fait rougir, et je me suis arrêté dans mes recherches. Vous aviez éveillé ma curiosité, ne m'en voulez pas d'avoir été quelque peu femme: n'est-ce pas le droit du poëte?
»Maintenant, je vous ai ouvert mon cœur, je vous y ai laissé lire, vous pouvez croire à la sincérité de ce que je vais ajouter. Quelque rapide qu'ait été le coup d'œil que j'ai jeté sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous êtes à la fois un poëte et une poésie, avant d'être une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus précieux que la beauté, vous êtes le beau idéal de l'Art, la Fantaisie... La démarche, blâmable chez les jeunes filles vouées à une destinée ordinaire, change pour le caractère que je vous prête. Dans le grand nombre d'êtres, jetés par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une génération, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rêveries poétiques sur le sort que la loi réserve aux femmes; si vous avez voulu, entraînée par la vocation d'un esprit supérieur et instruit, apprendre la vie intime d'un homme à qui vous accordez le hasard du génie, afin de vous créer une amitié soustraite au commun des relations, avec une âme pareille à la vôtre, en échappant à toutes les conditions de votre sexe; certes, vous êtes une exception! La loi qui sert à mesurer les actions de la foule est alors très étroite pour déterminer votre résolution. Mais, le mot de ma première lettre revient alors dans toute sa force: vous avez fait trop ou pas assez.
»Recevez encore des remercîments pour le service que vous m'avez rendu, en m'obligeant à me sonder le cœur; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assez commune en France, que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma conscience, une voix sainte m'a parlé. Je me suis juré, solennellement à moi-même, de faire ma fortune à moi seul, afin de n'être pas déterminé dans le choix d'une compagne par des motifs cupides. Enfin j'ai blâmé, j'ai réprimé la curiosité malséante que vous aviez excitée en moi. Vous n'avez pas six millions. Il n'y a pas d'incognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui posséderait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois à la chasse des héritières à Paris et qui jette le Grand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vérité, comme une règle absolue.
»Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe la désobéissance à la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit à cette seconde comme à ma première lettre. Destinée à la vie bourgeoise, obéissez à la loi de fer qui maintient la société. Femme supérieure, je vous admire; mais je vous plains, si vous voulez obéir à l'instinct que vous devez réprimer: ainsi le veut l'État social. L'admirable morale de l'épopée domestique, intitulée Clarisse Harlowe, est que l'amour légitime et honnête de la victime la mène à sa perte, parce qu'il se conçoit, se développe et se poursuit, malgré la famille. La Famille a raison contre Lovelace. La Famille, c'est la Société.
»Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours d'enfermer dans la sphère des convenances les plus serrées ses ardents caprices. Si j'avais une fille qui dût être madame de Staël, je lui souhaiterais la mort à quinze ans. Supposez-vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans éprouver mille cuisants regrets? A quelque hauteur qu'une femme se soit élevée par la poésie secrète de ses rêves, elle doit sacrifier ses supériorités sur l'autel de la famille. Ses élans, son génie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poëme de la jeune fille appartient à l'homme qu'elle accepte, aux enfants qu'elle aura. J'entrevois chez vous un désir secret d'agrandir le cercle étroit de la vie à laquelle toute femme est condamnée, et de mettre la passion, l'amour dans le mariage. Ah! c'est un beau rêve, il n'est pas impossible, il est difficile; mais il fut réalisé pour le désespoir des âmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dépareillées!
»Si vous cherchez une espèce d'amitié platonique, elle ferait le désespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, n'est-ce pas? Il n'aura pas été sans porter quelques fruits: ma probité s'est armée, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie réelle, et jetez dans les vertus de votre sexe l'enthousiasme passager que la littérature y fit naître.
»Adieu, mademoiselle. Faites-moi l'honneur de m'accorder votre estime. Après vous avoir vue, ou celle que je crois être vous, j'ai trouvé votre lettre bien naturelle: une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poésie. Aimez la poésie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuosités de la mer, les beautés de la nature, comme une parure de l'âme; mais songez à tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur les poëtes. Gardez-vous d'épouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens d'esprit, capables de vous apprécier, de vous rendre heureuse.
»Si j'étais riche, et si vous étiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cœur à vos pieds, car je vous crois l'âme pleine de richesses, de loyauté; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une pleine sécurité. Encore une fois, adieu, blonde fille d'Ève, la blonde.»
La lecture de cette lettre, dévorée comme une gorgée d'eau dans le désert, ôta la montagne qui pesait sur le cœur de Modeste. Elle aperçut les fautes qu'elle avait commises dans la conception de son plan, et les répara sur-le-champ en faisant à Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle écrivit elle-même son adresse à Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. Désormais Françoise, rentrée chez elle, mettrait chaque lettre arrivée de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrètement à la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir à l'avenir le facteur elle-même, en se trouvant sur le seuil du Chalet à l'heure où il y passait. Quant aux sentiments que cette réponse, où le cœur du noble et pauvre La Brière battait sous le brillant fantôme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliés que les vagues qui vinrent mourir une à une sur le rivage, pendant que les yeux attachés sur l'Océan, elle se livrait au bonheur d'avoir harponné, pour ainsi dire, une âme angélique dans la mer parisienne, d'avoir deviné que chez les hommes d'élite le cœur pouvait parfois être en harmonie avec le talent, et d'avoir été bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intérêt puissant allait animer sa vie. L'enceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage était brisé! Sa pensée volait à pleines ailes.
—O mon père, se dit-elle en regardant à l'horizon, fais-nous bien riches!
La réponse que lut cinq jours après Ernest de La Brière en dira plus d'ailleurs que toute espèce de glose.
VII.
a monsieur de Canalis.
«Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous m'avez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous êtes dans cette lettre, la première... oh! qu'elle ne soit pas la dernière? Quel autre qu'un poëte aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner.
»Je veux vous parler avec la sincérité qui, chez vous, a dicté les premières lignes de votre lettre. Et d'abord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la très noble et très sèche mademoiselle d'Hérouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se décider à un chiffre tolérable. Le cardinal d'Hérouville a fleuri dans l'histoire de l'Église avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-généraux, des abbés à petits volumes et à trop grands vers pour des célébrités. Puis je n'habite pas la splendide villa des Vilquin; il n'y a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionième partie d'une goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens à la fois et de l'Allemagne et du midi de la France, j'ai dans la pensée la rêverie tudesque, et dans le sang la vivacité provençale. Je suis noble, et par mon père, et par ma mère. Par ma mère, je tiens à toutes les pages de l'almanach de Gotha. Enfin, mes précautions sont bien prises, il n'est au pouvoir d'aucun homme ni même au pouvoir de l'autorité, de démasquer mon incognito. Je resterai voilée, inconnue. Quant à ma personne, et quant à mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne (heureuse sans le savoir) sur qui vos regards se sont arrêtés, et je ne crois pas être une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne m'accompagnent pas dans mes promenades! J'ai vu jouer déjà pour moi le vaudeville ignoble de l'héritière, adorée pour ses millions. Enfin, n'essayez d'aucune manière, même par pari, d'arriver à moi. Hélas! quoique libre, je suis gardée, et par moi-même d'abord, et par des gens de courage qui n'hésiteraient point à vous planter un couteau dans le cœur, si vous vouliez pénétrer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiosité, je crois n'avoir besoin d'aucun de ces sentiments pour vous intéresser, pour vous attacher.
»Je réponds maintenant à la seconde édition considérablement augmentée de votre premier sermon.
»Voulez-vous un aveu? Je me suis dit en vous voyant si défiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations m'ont tant ennuyée, que, déjà, beaucoup de dixièmes Muses vous avaient emmené, vous tenant par la curiosité, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposé de goûter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire... Oh! soyez en pleine sécurité, mon ami; si j'aime la poésie, je n'ai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront d'une entière blancheur. Vous ne serez point ennuyé par des légèretés en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais: Accourez! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide.
»Oh! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre! Vous avez ainsi modifié ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trésor que je réservais à un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, après avoir pénétré pas à pas dans l'étendue de mon cœur et arriver à notre premier rendez-vous avec la simplicité d'un enfant! Je rêvais cette innocence à un homme de génie. Le trésor, vous l'avez écorné. Je vous pardonne, cher poëte, vous viviez à Paris; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poëte. Me prendrez-vous, à cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchanté des illusions? Ne vous amusez pas à jeter des pierres dans les vitraux cassés d'un château ruiné depuis longtemps. Vous, homme d'esprit, comment n'avez-vous pas deviné que la leçon de votre pédante première lettre, mademoiselle d'Este se l'était dite à elle-même! Non, cher poëte, ma première lettre ne fut pas le caillou de l'enfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaît à effrayer un propriétaire lisant la cote de ses contributions à l'abri de ses espaliers; mais bien la ligne appliquée avec prudence par un pêcheur du haut d'une roche au bord de la mer, espérant une pêche miraculeuse.
»Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. L'homme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cœur et ma vie, de l'aveu de mes parents; je ne veux ni les affliger, ni les surprendre; j'ai la certitude de régner sur eux, ils sont d'ailleurs sans préjugés. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. J'ai bâti de mes mains une forteresse, et je l'ai laissé fortifier par le dévouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trésor, non que je ne sois de force à me défendre en plaine; car, sachez-le, le hasard m'a revêtue d'une armure bien trempée, et sur laquelle est gravé le mot MÉPRIS. J'ai l'horreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui n'est pas entièrement noble, pur, désintéressé. J'ai le culte du beau, de l'idéal, sans être romanesque, mais après l'avoir été, pour moi seule, dans mes rêves. Aussi ai-je reconnu la vérité des choses, justes jusqu'à la vulgarité, que vous m'avez écrites sur la vie sociale.
»Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons être que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu? direz-vous. Votre personne m'est inconnue, mais votre esprit, votre cœur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans l'âme qui veulent un homme de génie pour unique confident. Je ne veux pas que le poëme de mon cœur soit inutile, il brillera pour vous comme il eût brillé pour Dieu seul. Quelle chose précieuse qu'un bon camarade à qui l'on peut tout dire! Refuserez-vous les fleurs inédites de la jeune fille vraie qui voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil? Je suis sûre que vous n'avez jamais rencontré cette bonne fortune de l'esprit: les confidences d'une jeune fille! Écoutez son babil, acceptez les musiques qu'elle n'a encore chantées que pour elle. Plus tard, si nos âmes sont bien sœurs, si nos caractères se conviennent à l'essai, quelque jour un vieux domestique à cheveux blancs, placé sur le bord d'une route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de l'hyménée (les couleurs de l'Autriche si puissante par le mariage), ni si le dénoûment est possible; mais avouez que c'est poétique et que mademoiselle d'Este est de bonne composition! Ne vous laisse-t-elle pas votre liberté? vient-elle d'un pied jaloux jeter un coup d'œil dans les salons de Paris? vous impose-t-elle les devoirs d'une emprinse, les chaînes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement? Elle vous demande une alliance proprement morale et mystérieuse? Allons, venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, j'aurai des élixirs pour toutes vos douleurs. J'ai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et j'ai malheureusement ressenti dans un autre moi-même les horreurs et les délices de la passion. Je sais tout ce que le cœur humain peut contenir de lâchetés, d'infamies, et je suis néanmoins la plus honnête de toutes les jeunes filles. Non, je n'ai plus d'illusions; mais j'ai mieux: j'ai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences.
»Quel que soit le mari que j'aurai, si je l'ai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra s'en aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencée à son départ, sans qu'aucun regard ait plongé dans mes yeux, sans qu'une voix d'homme ait flétri l'air dans mon oreille; et dans chaque point il reconnaîtra comme un vers du poëme dont il aura été le héros. Quand même je me serais trompée à quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensées, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices d'une résignation fière et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas: je serai la divinité de son foyer. Voilà ma religion humaine. Mais pourquoi ne pas éprouver et choisir l'homme à qui je serai comme la vie est au corps? L'homme est-il jamais gêné de la vie? Qu'est-ce qu'une femme contrariant celui qu'elle aime? C'est la maladie au lieu de la vie. Par la vie, j'entends cette heureuse santé qui fait de toute heure un plaisir.
»Revenons à votre lettre, qui me sera toujours précieuse. Oui, plaisanterie à part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaïques aussi nécessaires à la famille que l'air au poumon, et sans lesquels il n'est pas de bonheur possible. Agir en honnête homme, penser en poëte, aimer comme aiment les femmes, voilà ce que je souhaitais à mon ami, et ce qui maintenant n'est, sans doute, plus une chimère.
»Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. C'est une des raisons qui me font chérir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. J'ai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles délices, après m'être initiée aux austères et secrètes grandeurs de votre âme!
»Serez-vous bien malheureux de savoir qu'une jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, qu'elle fait de vous son unique pensée, et que vous n'avez pas d'autres rivaux qu'un père et une mère? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, écrites pour vous, qui ne seront lues que par vous? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu qu'elles soient entières et vraies, suffiront au bonheur de
»Votre O. d'Este-M.»
—Mon Dieu! suis-je donc amoureux déjà, s'écria le jeune Référendaire qui s'aperçut d'être resté cette lettre à la main pendant une heure après l'avoir lue. Quel parti prendre? elle croit écrire à notre grand Poëte! dois-je continuer cette tromperie? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans?
Ernest demeura fasciné par le gouffre de l'inconnu. L'inconnu, c'est l'infini obscur, et rien n'est plus attachant. Il s'élève de cette sombre étendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies à la Martynn. Dans une vie occupée comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportée comme un bluet dans les roches d'un torrent; mais dans celle d'un Référendaire attendant le retour aux affaires du système dont le représentant est son protecteur, et qui, par discrétion, élevait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jolie fille, en qui son imagination persistait à lui faire voir la jeune blonde, devait se loger dans le cœur et y causer les mille dégâts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se préoccupa donc beaucoup de l'inconnue du Havre, et il répondit la lettre que voici, lettre étudiée, lettre prétentieuse, mais où la passion commençait à se révéler par le dépit.
VIII.
A Mademoiselle O. d'Este-M.
«Mademoiselle, est-il bien loyal à vous de venir s'asseoir dans le cœur d'un pauvre poëte avec l'arrière-pensée de le laisser là, s'il n'est pas selon vos désirs, en lui léguant d'éternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fût-elle que jouée, ou tout au moins un commencement de bonheur? Je fus bien imprévoyant en sollicitant cette lettre où vous commencez à dérouler la rubannerie de vos idées. Un homme peut très bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse à tant d'originalité, tant de fantaisie à tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaître, après avoir lu cette première confidence? il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant à vous, car vous avez réuni tout ce qui peut troubler un cœur et une tête d'homme. Aussi profité-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire d'humbles représentations.
»Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport à la vie telle qu'elle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous écririons seraient l'expression du moment où elles nous échapperaient, et non pas le sens général de nos caractères; croyez-vous, dis-je, que tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais l'expression que nous ferions de nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire? L'homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mécanique à laquelle on attache, hélas! plus d'importance qu'on ne le croit à votre âge. Ces deux existences doivent concorder à l'idéal que vous caressez; ce qui, soit dit en passant, est très rare. L'hommage pur, spontané, désintéressé, d'une âme solitaire, à la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte à Paris la vie littéraire, et je vous remercie par un élan semblable au vôtre; mais, après ce poétique échange de mes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vous attendre? Je n'ai ni le génie, ni la magnifique position de lord Byron; je n'ai pas surtout l'auréole de sa damnation postiche et de son faux malheur social; mais qu'eussiez-vous espéré de lui dans une circonstance pareille? Son amitié, n'est-ce pas? Eh bien, lui qui devait n'avoir que de l'orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives qui décourageaient l'amitié. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l'amitié le fardeau le plus difficile?... En échange de vos rêveries, que recevriez-vous? les ennuis d'une vie qui ne serait pas entièrement la vôtre. Ce contrat est insensé. Voici pourquoi.
»Tenez, votre poëme projeté n'est qu'un plagiat. Une jeune fille de l'Allemagne, qui n'était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l'ivresse de ses vingt ans, adoré Gœthe; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu! tout en le sachant marié. Madame Gœthe, en bonne Allemande, en femme de poëte, s'est prêtée à ce culte par une complaisance très narquoise, et qui n'a pas guéri Bettina! Mais qu'est-il arrivé? Cette extatique a fini par épouser un Allemand. Entre nous, avouons qu'une jeune fille qui se serait faite la servante du génie, qui se serait égalée à lui par la compréhension, qui l'eût pieusement adoré jusqu'à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracées par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l'Allemagne perdra Gœthe, se serait retirée en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l'amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustée dans la gloire du poëte comme Marie Magdeleine l'est à jamais dans le sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de l'envers?
»N'étant ni lord Byron, ni Gœthe, deux colosses de poésie et d'égoïsme, mais tout simplement l'auteur de quelques poésies estimées, je ne saurais réclamer les honneurs d'un culte. Je suis très peu martyr. J'ai tout à la fois du cœur et de l'ambition, car j'ai ma fortune à faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bonté du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. J'ai toutes les allures d'un homme fort ordinaire. Je vais aux soirées de Paris, absolument comme le premier sot venu; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifié, comme le veut le temps présent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je n'ai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misère, à certains hommes qui valent mieux que moi, comme d'Arthez, par exemple. Quel dénoûment prosaïque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme? Restons-en là. Si j'ai eu le bonheur de vous sembler une rareté terrestre, vous aurez été, pour moi, quelque chose de lumineux et d'élevé, comme ces étoiles qui s'enflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet épisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétante relativement à leur durée; et, supposez que je réussisse auprès de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire: un mariage, un ménage, des enfants... Oh! Bélise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible?... Adieu, donc!»
IX.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Mon ami, votre lettre m'a fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-être aurons-nous bientôt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle à Dieu, nous lui demandons une foule de choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les réponses que Dieu ne nous fait pas. L'amitié de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer? Ne connaissez-vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève, le plus touchant intérieur que l'on connaisse et dont on m'a parlé, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse? Mon Dieu! serait-il impossible qu'il existât, comme dans une symphonie, deux harpes qui, à distance, se répondent, vibrent, et produisent une délicieuse mélodie? L'homme, seul dans la création, est à la fois la harpe, le musicien et l'écouteur. Me voyez-vous inquiète à la manière des femmes ordinaires? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris? Ne puis-je présumer qu'une de ces sirènes daigne vous enlacer de ses froides écailles, et qu'elle a fait la réponse dont les prosaïques considérations m'attristent? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croît en haut de ces pics alpestres, nommés hommes de génie, l'orgueil de l'humanité qu'ils fécondent en y versant les nuages puisés avec leurs têtes dans les cieux; cette fleur, je la veux cultiver et faire épanouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont éternels.
»Faites-moi l'honneur de ne croire à rien de vulgaire en moi. Si j'eusse été Bettina, car je sais à qui vous avez fait allusion, je n'aurais jamais été madame d'Arnim; et si j'avais été l'une des femmes de lord Byron, je serais à cette heure dans un couvent. Vous m'avez atteinte à l'endroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaîtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité. Dieu a mis dans mon âme la racine de cette plante hybride née au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisée, pour l'y voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traîné dans les vulgarités de la vie; il est à vous, à vous sans qu'aucun regard le flétrisse, à vous à jamais! Oui, cher, à vous toutes mes pensées, même les plus secrètes, les plus folles; à vous un cœur de jeune fille sans réserve, à vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du cœur, de votre esprit, de vos sentiments; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. Là, sera ma vie.
»Ne faites pas fi d'une jeune et jolie servante qui ne recule pas d'horreur à l'idée d'être un jour la vieille gouvernante du poëte, un peu sa mère, un peu sa ménagère, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dévouée, si précieuse à vos existences, est l'Amitié pure et désintéressée, à qui l'on dit tout, qui écoute quelquefois en hochant la tête, et qui veille en filant à la lueur de la lampe, afin d'être là quand le poëte revient ou trempé de pluie ou maugréant. Voilà ma destinée si je n'ai pas celle de l'épouse heureuse et attachée à jamais: je souris à l'une comme à l'autre.
»Et croyez-vous que la France sera bien lésée parce que mademoiselle d'Este ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce qu'elle ne sera pas une madame Vilquin quelconque? Quant à moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mère par la bienfaisance et par ma secrète coopération à l'existence d'un homme grand à qui je rapporterai mes pensées et mes efforts ici-bas. J'ai la plus profonde horreur de la vulgarité. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni à quelque niais sous prétexte qu'il est le fils d'un pair de France, ni à quelque négociant qui peut se ruiner en un jour, ni à quelque bel homme qui sera la femme dans le ménage, ni à aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour d'être à lui. Soyez bien tranquille à ce sujet. Mon père a trop d'adoration pour mes volontés, il ne les contrariera jamais. Si je plais à mon poëte, s'il me plaît, le brillant édifice de notre amour sera bâti si haut, qu'il sera parfaitement inaccessible au malheur: je suis une aiglonne, et vous le verrez à mes yeux. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit déjà, mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse d'être emprisonnée par l'amour, comme je le suis en ce moment par la volonté paternelle. Eh! mon ami, réduisons à la vérité du roman ce qui nous arrive par ma volonté.
»Une jeune fille, à l'imagination vive, enfermée dans une tourelle, se meurt d'envie de courir dans le parc où ses yeux seulement pénètrent; elle invente un moyen de desceller sa grille, elle saute par la croisée, escalade le mur du parc, et va folâtrer chez le voisin. C'est un vaudeville éternel!... Eh bien! cette jeune fille est mon âme, le parc du voisin est votre génie. N'est-ce pas bien naturel? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassé par de jolis pieds? Voilà pour le poëte. Mais le sublime raisonneur de la comédie de Molière veut-il des raisons! En voici.
»Mon cher Géronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le Léandre fourni par la voisine ou pêché dans un bal n'a pas volé, s'il n'a pas de tare visible, s'il a la fortune qu'on lui désire, s'il sort d'un collége ou d'une École de Droit, ayant satisfait aux idées vulgaires sur l'éducation, et s'il porte bien ses vêtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacée dès le matin, à qui sa mère ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son âme, de son cœur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armée des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractère, et à qui l'on recommande de ne pas paraître d'une instruction inquiétante. Les parents, quand les affaires d'intérêt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie d'engager les prétendus à se connaître l'un l'autre, pendant des moments assez fugitifs où ils sont seuls, où ils causent, où ils se promènent, sans aucune espèce de liberté, car ils se savent déjà liés. Un homme se costume alors aussi bien l'âme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son côté. Cette pitoyable comédie, entremêlée de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s'appelle faire la cour à sa prétendue. Voilà ce qui m'a révoltée, et je veux faire succéder le mariage légitime à quelque long mariage des âmes. Une jeune fille n'a, dans toute sa vie, que ce moment où la réflexion, la seconde vue, l'expérience lui soient nécessaires. Elle joue sa liberté, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dés; elle parie, elle fait galerie. J'ai le droit, la volonté, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-même, et j'en use, comme fit ma mère qui, conseillée par l'instinct, épousa le plus généreux, le plus dévoué, le plus aimant des hommes, aimé dans une soirée pour sa beauté. Je vous sais libre, poëte et beau. Soyez sûr que je n'aurais pas choisi pour confident l'un de vos confrères en Apollon déjà marié. Si ma mère fut séduite par la Beauté qui peut-être est le génie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirée par l'esprit et la forme réunis?
»Serais-je plus instruite en vous étudiant par correspondance qu'en commençant par l'expérience vulgaire des quelques mois de cour? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procédé, mon cher Chrysale, a du moins l'avantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que l'amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. Là se trouve la raison de tant de séparations entre amants qui se croyaient liés pour la vie. La véritable épreuve est la souffrance et le bonheur. Quand, après avoir passé par cette double épreuve de la vie, deux êtres y ont déployé leurs défauts et leurs qualités, qu'ils y ont observé leurs caractères, alors ils peuvent aller jusqu'à la tombe en se tenant par la main; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencé n'a pas d'avenir?... En tout cas, n'aurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance?...
»J'attends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cœur
»Votre servante,
»O. d'Este-M.»
X.
A Mademoiselle O. d'Este-M.
«Tenez, vous êtes un démon, je vous aime, est-ce là ce que vous désiriez, fille originale! Peut-être voulez-vous seulement occuper votre oisiveté de province par le spectacle des sottises que peut faire un poëte? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent précisément assez de malice pour inspirer ce doute à un Parisien. Mais je ne suis plus maître de moi, ma vie et mon avenir dépendent de la réponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude d'une affection sans bornes, accordée dans l'ignorance des conventions sociales, vous touchera; enfin si vous m'admettez à vous rechercher... Il y aura bien assez d'incertitudes et d'angoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me répondez favorablement, je change ma vie et dis adieu à bien des ennuis que nous avons la folie d'appeler le bonheur. Le bonheur, ma chère belle inconnue, il est ce que vous rêvez: une fusion complète des sentiments, une parfaite concordance d'âme, une vive empreinte du beau idéal (ce que Dieu nous permet d'en avoir ici-bas) sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obéir, enfin la constance du cœur plus prisable que ce que nous nommons la fidélité.
»Peut-on dire qu'on fait des sacrifices dès qu'il s'agit d'un bien suprême, le rêve des poëtes, le rêve des jeunes filles, le poëme qu'à l'entrée de la vie, et dès que la pensée essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressé de ses regards et couvé des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire; car, pour la presque totalité des hommes, le pied du Réel se pose aussitôt sur cet œuf mystérieux qui n'éclôt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passé, ni de mon caractère, ni d'une affection quasi maternelle d'un côté, filiale du mien, que vous avez déjà gravement altérée, et dont l'effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m'avez déjà rendu bien oublieux, pour ne pas dire ingrat: est-ce assez pour vous? Oh! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu'à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme Roméo sa Juliette, et fidèlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette félicité sans trouble dont parle Dante comme étant l'élément de son Paradis, poëme bien supérieur à son Enfer. Chose étrange, ce n'est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues méditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-être, à embrasser le cours chimérique d'une existence rêvée. Oui, chère, je me sens la force d'aimer ainsi, d'aller vers la tombe avec une douce lenteur et d'un air toujours riant, en donnant le bras à une femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l'âme. Oui, j'ai le courage d'envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vénérable historien de l'Italie, encore animés de la même affection, mais transformés selon l'esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n'être que votre ami. Quoique Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire à une coupe tenue par les charmantes mains d'une femme voilée sans éprouver un féroce désir de déchirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou ne m'écrivez plus, ou donnez-moi l'espérance. Que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu? Me permettez-vous de signer,
»Votre ami?»
XI.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Quelle flatterie! avec quelle rapidité le grave Anselme est devenu le beau Léandre? A quoi dois-je attribuer un tel changement? est-ce à ce noir que j'ai mis sur du blanc, à ces idées qui sont aux fleurs de mon âme ce qu'est une rose dessinée au crayon noir aux roses du parterre? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est à ma personne ce que la femme de chambre est à la maîtresse? Avons-nous changé de rôle? Suis-je la Raison? êtes-vous la Fantaisie? Trêve de plaisanterie. Votre lettre m'a fait connaître d'enivrants plaisirs d'âme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poëte, les liens du sang qui ont tant de poids sur les âmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystérieuses? Laissez moi vous remercier... Non, on ne remercie pas de ces choses... soyez béni du bonheur que vous m'avez causé; soyez heureux de la joie que vous avez répandue dans mon âme. Vous m'avez expliqué quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mâle, qui ne va bien qu'à l'Homme, et Dieu nous a défendu de porter cette auréole en nous laissant l'amour, la tendresse pour en rafraîchir les fronts ceints de sa terrible lumière. J'ai senti ma mission, ou plutôt vous me l'avez confirmée.
»Quelquefois, mon ami, je me suis levée le matin dans un état d'inconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l'idée du ciel. Ma première pensée était comme une bénédiction. J'appelais ces matinées, mes petits levers d'Allemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins d'actions héroïques, de batailles, de fêtes romaines, et de poëmes ardents. Eh bien! après avoir lu cette lettre où vous ressentez une fiévreuse impatience, moi j'ai eu dans le cœur la fraîcheur d'un de ces célestes réveils où j'aimais l'air, la nature, et me sentais destinée à mourir pour un être aimé. Une de vos poésies, le Chant d'une jeune fille, peint ces moments délicieux où l'allégresse est douce, où la prière est un besoin, et c'est mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule: je vous crois digne d'être moi!...
»Votre lettre, quoique courte, m'a permis de lire en vous. Oui, j'ai deviné vos mouvements tumultueux, votre curiosité piquée, vos projets, tous les fagots apportés (par qui?) pour les bûchers du cœur. Mais je n'en sais pas encore assez sur vous pour satisfaire à votre demande. Écoutez, cher, le mystère me permet cet abandon qui laisse voir le fond de l'âme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte? Le premier conclu vous fut-il désavantageux? vous y avez gagné mon estime. Et c'est beaucoup, mon ami, qu'une admiration qui se double de l'estime. Écrivez-moi d'abord votre vie en peu de mots; puis racontez-moi votre existence à Paris, au jour le jour, sans aucun déguisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie: eh bien! après, je ferai faire un pas à notre amitié. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et c'est beaucoup... Tout ceci, cher, n'est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en préviens, il ne peut en résulter aucune espèce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il s'agit de ma vie, et ce qui me cause parfois d'affreux remords sur les pensées que je laisse envoler par troupes vers vous, il s'agit de celle d'un père et d'une mère adorés, à qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami.
»Jusqu'à quel point vos esprits superbes, à qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier à la famille, à ses petites misères?... Quel texte médité déjà par moi. Oh! si j'ai dit, dans mon cœur, avant de venir à vous: «Allons!...» je n'en ai pas moins eu le cœur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulé ni les aridités du chemin, ni les difficultés de l'alpe que j'avais à gravir. J'ai tout embrassé dans de longues méditations. Ne sais-je pas que les hommes éminents comme vous l'êtes ont connu l'amour qu'ils ont inspiré, tout aussi bien que celui qu'ils ont ressenti, qu'ils ont eu plus d'un roman, et que vous surtout, en caressant ces chimères de race que les femmes achètent à des prix fous, vous vous êtes attiré plus de dénoûments que de premiers chapitres. Et néanmoins je me suis écriée: «Allons!» parce que j'ai plus étudié que vous ne le croyez la géographie de ces grands sommets de l'Humanité taxés par vous de froideur. Ne m'avez-vous pas dit de Byron et de Gœthe qu'ils étaient deux colosses d'égoïsme et de poésie? Hé! mon ami, vous avez partagé là l'erreur dans laquelle tombent les gens superficiels; mais peut-être était-ce chez vous générosité, fausse modestie, ou désir de m'échapper? Permis au vulgaire, et non à vous, de prendre les effets du travail pour un développement de la personnalité. Ni lord Byron, ni Gœthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l'inventeur, ne s'appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu'une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue à son profit. Les développements visibles de cette existence cachée ressemblent en résultat à l'égoïsme; mais comment oser dire que l'homme qui s'est vendu au plaisir, à l'instruction ou à la grandeur de son époque, est égoïste? Une mère est-elle atteinte de personnalité quand elle immole tout à son enfant?... Eh bien! les détracteurs du génie ne voient pas sa féconde maternité! voilà tout. La vie du poëte est un si continuel sacrifice qu'il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d'une vie ordinaire; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, à l'exemple de Molière, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises; car, pour moi, superposé à sa vie privée, le comique de Molière est horrible. Pour moi, la générosité du génie est quasi divine, et je vous ai placé dans cette noble famille de prétendus égoïstes. Ah! si j'avais trouvé la sécheresse, le calcul, l'ambition, là où j'admire toutes mes fleurs d'âme les plus aimées, vous ne savez pas de quelle longue douleur j'eusse été atteinte! J'ai déjà rencontré le mécompte assis à la porte de mes seize ans! Que serais-je devenue en apprenant à vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses œuvres, avait exprimé tant de sentiments cachés dans mon cœur, ne pas comprendre ce cœur quand il se dévoilait pour lui seul? O mon ami, savez-vous ce qui serait advenu de moi? vous allez pénétrer dans l'arrière de mon âme. Eh bien! j'aurais dit à mon père: «Amenez-moi le gendre qui sera de votre goût, j'abdique toute volonté, mariez-moi pour vous!» Et cet homme eût été notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un électeur du petit collége; il eût été fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous les moments! jamais mon âme ne se serait dépliée au jour vivifiant d'un soleil aimé! Aucun murmure n'aurait révélé ni à mon père, ni à ma mère, ni à mes enfants, le suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de sa prison, qui lance des éclairs par mes yeux, qui vole à pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie à l'angle de votre cabinet en y respirant l'air, en y regardant tout d'un œil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, où mon mari m'aurait menée, en m'échappant à quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinée, secrètement, j'eusse jeté quelques pleurs bien amers. Enfin j'aurais eu, dans mon cœur, et dans un coin de ma commode, un petit trésor pour toutes les filles abusées par l'amour, pauvres âmes poétiques, attirées dans les supplices par des sourires!... Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon ambition secrète; et par moments, voyez jusqu'où va ma franchise, je voudrais être au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermeté dans mon sentiment, tant de force au cœur pour aimer, tant de constance par raison, tant d'héroïsme pour le devoir que je me crée, si l'amour peut jamais se changer en devoir!
»S'il vous était donné de me suivre dans la magnifique retraite où je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous échapperait une phrase terrible où serait le mot folie, et peut-être serais-je cruellement punie d'avoir envoyé tant de poésie à un poëte. Oui, je veux être une source, inépuisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux éloigner la satiété par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de l'esprit dans la tendresse, du piquant dans la fidélité. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passé, conjurer les chagrins extérieurs par la douceur de l'épouse, par sa fière abnégation, et avoir, pendant toute la vie, ces soins du nid que les oiseaux n'ont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait être offerte à un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma première lettre une faute? Le vent d'une volonté mystérieuse m'a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d'un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens là, sur mon cœur, vous vous êtes écrié, comme votre ancêtre:—Dieu le veut! quand il partit pour la croisade.
»Ne direz-vous pas: Elle est bien bavarde! Autour de moi, tous disent:—Elle est bien taciturne, mademoiselle!
»O. d'Este-M.»
Ces lettres ont paru très originales aux personnes à la bienveillance de qui la Comédie Humaine les doit; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sévère incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas être partagée. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-être se lasseraient de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernement constitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé de supprimer onze lettres échangées entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre; si quelque flatteuse majorité les réclame, espérons qu'elle donnera les moyens de les rétablir quelque jour ici.
Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable, les sentiments vraiment héroïques du pauvre secrétaire intime se donnèrent ample carrière dans ces lettres que l'imagination de chacun fera peut-être plus belles qu'elles ne le sont, en devinant ce concert de deux âmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque; tandis qu'un amour profond succédait chez Modeste au plaisir d'agiter une vie glorieuse, d'en être, malgré la distance, le principe. Le cœur d'Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hélas! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature on ne compose un type qu'en employant les singularités de plusieurs caractères similaires. Combien de fois une femme n'a-t-elle pas dit dans un salon après des causeries intimes: Celui-ci serait mon idéal pour l'âme, et je me sens aimer celui-là qui n'est que le rêve des sens!
La dernière lettre écrite par Modeste, et que voici, permet d'apercevoir l'île des Faisans où les méandres de cette correspondance conduisaient ces deux amants.
XXIII.
A MONSIEUR DE CANALIS.
«Soyez, dimanche, au Havre; entrez à l'église, faites-en le tour, après la messe d'une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire à personne, sans faire aucune question à qui que ce soit, mais ayez une rose blanche à votre boutonnière. Puis, retournez à Paris, vous y trouverez une réponse. Cette réponse ne sera pas ce que vous croyez; car je vous l'ai dit, l'avenir n'est pas encore à moi... Mais ne serais-je pas une vraie folle de vous dire oui, sans vous avoir vu! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser: je suis sûre de rester inconnue.»
Cette lettre était partie la veille du jour où la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait d'avoir lieu. L'heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche où les yeux donneraient tort ou raison à l'esprit, au cœur, un des moments les plus solennels dans la vie d'une femme et que trois mois d'un commerce d'âme à âme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltée. Tout le monde, excepté la mère, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de l'innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julies d'Étanges, des Clarisses, des âmes remplies comme des coupes trop pleines et qui débordent sous une pression divine. Modeste n'était-elle pas sublime en déployant une sauvage énergie à comprimer son exubérante jeunesse, en demeurant voilée? Disons-le, le souvenir de sa sœur était plus puissant que toutes les entraves sociales; elle avait armé de fer sa volonté pour ne manquer ni à son père ni à sa famille. Mais quels mouvements tumultueux! et comment une mère ne les aurait-elle pas devinés?
Le lendemain, Modeste et madame Dumay conduisirent, vers midi, madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L'aveugle tourna sa figure blême et flétrie du côté de l'Océan, elle aspira l'odeur de la mer et prit la main à Modeste qui resta près d'elle. Au moment de questionner sa fille, la mère luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l'amour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception.
—Pourvu que ton père revienne à temps! s'il tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce qu'il aime! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une câlinerie maternelle.
Modeste porta les mains de sa mère à ses lèvres et les baisa doucement en répondant:—Ai-je besoin de te le redire?
—Ah! mon enfant, c'est que moi-même j'ai quitté mon père pour suivre mon mari!... mon père était seul cependant, il n'avait que moi d'enfant... Est-ce là ce que Dieu punit dans ma vie!... Ce que je te demande, c'est de te marier au goût de ton père, de lui conserver une place dans ton cœur, de ne pas le sacrifier à ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai écrit mes volontés, il les exécutera; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que j'aie une pensée de défiance contre toi, mais est-on jamais sûr d'un gendre? Moi, ma fille, ai-je été raisonnable? Un clin d'œil a décidé de ma vie. La beauté, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi; mais, dût-il en être de même pour toi, pauvre enfant, jure-moi que si, de même que ta mère, l'apparence t'entraînait, tu laisserais à ton père le soin de s'enquérir des mœurs, du cœur et de la vie antérieure de celui que tu aurais distingué, si par hasard tu distinguais un homme.
—Je ne me marierai jamais qu'avec le consentement de mon père, répondit Modeste.
La mère garda le plus profond silence après avoir reçu cette réponse, et sa physionomie quasi morte annonçait qu'elle la méditait à la manière des aveugles, en étudiant en elle-même l'accent que sa fille y avait mis.
—C'est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon après un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir à petit feu, ton père ne survivrait pas à la tienne; je le connais, il se brûlerait la cervelle, il n'y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui...—Modeste fit quelques pas pour s'éloigner de sa mère, et revint un moment après.—Pourquoi m'as-tu quittée? demanda madame Mignon.
—Tu m'as fait pleurer, maman, répondit Modeste.
—Eh bien! mon petit ange, embrasse-moi. Tu n'aimes personne, ici?... tu n'as pas d'attentif? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cœur contre cœur.
—Non, ma chère maman, répondit la petite jésuite.
—Peux-tu me le jurer?
—Oh! certes!... s'écria Modeste.
Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore.
—Enfin, si tu te choisissais un mari, ton père le saurait, reprit-elle.
—Je l'ai promis, et à ma sœur, et à toi ma mère. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant à toute heure, à mon doigt: Pense à Bettina! Pauvre sœur!
Au moment où sur ce mot: Pauvre sœur! dit par Modeste, une trêve de silence s'était établie entre la fille et la mère, dont les deux yeux éteints laissèrent couler des larmes que ne put sécher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant: «Pardon, pardon, maman», l'excellent Dumay gravissait la côte d'Ingouville au pas accéléré, fait anormal dans la vie du caissier.
Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin même Dumay recevait, d'un capitaine venu des mers de la Chine, la première nouvelle de son patron, de son seul ami.
A MONSIEUR ANNE DUMAY, ANCIEN CAISSIER DE LA MAISON MIGNON.
«Mon cher Dumay, je suivrai de bien près, sauf les chances de la navigation, le navire par l'occasion duquel je t'écris; je n'ai pas voulu quitter mon bâtiment auquel je suis habitué. Je t'avais dit: Pas de nouvelles, bonnes nouvelles! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux; car ce mot, c'est: J'ai sept millions au moins! J'en rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d'argent m'a fait atteindre au chiffre que je m'étais fixé, je voulais deux millions pour chacune de mes filles et l'aisance pour moi. J'ai fait le commerce de l'opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches marchands chinois. J'allais de l'Asie Mineure, où je me procurais l'opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j'ai pu échanger le produit de l'opium contre mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu'il me coûte.
»Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c'est que de travailler pour ses enfants! Dès la seconde année, j'ai pu avoir à moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements ont été faits pour moi. C'est encore une valeur. La vie du marin, l'activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au long cours, m'ont entretenu dans un excellent état de santé. Te parler de tout ceci, n'est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chère femme! J'espère qu'en me sachant ruiné le misérable qui m'a privé de ma Bettina l'aura laissée, et que la brebis égarée sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-là! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent soixante mille francs, que je t'envoie en un mandat, qui ne sera payé qu'à toi-même par la maison Mongenod, qu'on a prévenue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l'espère, bien portants.
»Maintenant, mon cher Dumay, si je t'écris à toi seulement, c'est que je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J'ai assez du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m'importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le château de la Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l'un de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l'opulence. J'y ai perdu l'honneur d'une de mes filles. J'ai ramené à Java le plus malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais, riche de neuf millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables, et nous avons pleuré comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que l'on connaisse ma fortune. Aussi n'est-ce pas au Havre que je débarquerai, mais à Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, à qui j'ai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de l'indigo par l'entremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds à la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant qu'une fortune ostensible d'environ un million en marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cent mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succéder à mon nom, à mes armes, à mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, éprouvés, fermes, loyaux, honnêtes gens absolument. Je n'ai pas douté de toi, mon vieux, un seul instant. J'ai pensé que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracé une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein d'espérances sur le front pur de l'ange qui me reste. Bettina-Caroline, si vous avez su sauver sa faute, aura de la fortune. Après avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de l'agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il? Ainsi, mon vieil ami, te voilà le maître de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succès. Je m'en fie à ta prudence; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut être survenu tant de changements dans les caractères. Je te laisse être le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis à mes filles et à ma femme que je n'ai jamais manqué de les embrasser de cœur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, également personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant.
»Ton patron et ami,
»Charles Mignon.»
—Ton père arrive, dit madame Mignon à sa fille.
—A quoi vois-tu cela, maman? demanda Modeste.
—Il n'y a que cette nouvelle à nous apporter qui puisse faire courir Dumay.
Modeste, plongée dans ses réflexions, n'avait ni vu ni entendu Dumay.
—Victoire! s'écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n'a jamais été malade, et il revient... il revient sur le Mignon, un beau bâtiment à lui, qui doit valoir avec sa cargaison dont il me parle, huit à neuf cent mille francs; mais il vous recommande la plus profonde discrétion, il a le cœur creusé bien avant par l'accident de notre chère petite défunte.
—Il y a fait la place d'une tombe, dit madame Mignon.
—Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, à la cupidité que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens... Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu de nous... Soyons heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle, si c'est possible.—Mademoiselle, dit-il à l'oreille de Modeste, écrivez à monsieur votre père une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet événement a eues, afin de le préparer au terrible spectacle qu'il aura; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivée au Havre, car il est forcé de passer par Paris; écrivez-lui longuement, vous avez du temps à vous, j'emporterai la lettre lundi, lundi j'irai sans doute à Paris...
Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter pour écrire et remettre le rendez-vous.
—Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la manière la plus humble en barrant le passage à Modeste, que votre père retrouve sa fille sans autre sentiment au cœur que celui qu'elle avait à son départ pour lui, pour madame votre mère.
—Je me suis juré à moi-même, à ma sœur et à ma mère, d'être la consolation, le bonheur et la gloire de mon père, et—ce—sera! répliqua Modeste en jetant un regard fier et dédaigneux à Dumay. Ne troublez pas la joie que j'ai de savoir bientôt mon père au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empêcher le cœur d'une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie? dit-elle. Ma personne est à ma famille, mon cœur est à moi. Si j'aime, mon père et ma mère le sauront. Êtes-vous content, monsieur?
—Merci, mademoiselle, répondit Dumay, vous m'avez rendu la vie; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, même en me donnant un soufflet!
—Jure-moi, dit la mère, que tu n'as échangé ni parole ni regard avec aucun jeune homme...
—Je puis le jurer, ma mère, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui l'examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice.
—Elle serait donc bien fausse, s'écria Dumay quand Modeste rentra dans la maison.
—Ma fille Modeste peut avoir des défauts, répondit la mère, mais elle est incapable de mentir.
—Eh bien! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldé son compte avec nous.
—Dieu le veuille! répliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay; moi, je ne pourrai que l'entendre... Il y a bien de la mélancolie dans mon bonheur!
En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son père, était affligée comme Perrette en voyant ses œufs cassés. Elle avait espéré plus de fortune que n'en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poëte, elle souhaitait au moins la moitié des six millions dont elle avait parlé dans sa seconde lettre. En proie à sa double joie et contrariée par le petit chagrin que lui causait sa pauvreté relative, elle se mit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenêtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l'interrogeait sur ses désirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n'avait, comme son mari, d'autre famille que la famille Mignon. Les deux époux décidèrent de vivre en Provence, si le comte de la Bastie allait en Provence, et de léguer leur fortune à celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin.
—Écoutez Modeste! leur dit madame Mignon, il n'y a qu'une fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mélodies sans connaître la musique...
Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de voyage, les empires crouler, le choléra ravager la cité, l'amour d'une jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a découvert, et qui peut trouer le globe si rien ne l'absorbe au centre.
Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les stances qu'il faut citer, quoiqu'elles soient imprimées au deuxième volume de l'édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques modifications qui pourraient étonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante de ce poëte.
CHANT D'UNE JEUNE FILLE.
Et voici, puisque les progrès de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, à laquelle une expression délicieuse communiquait ce charme admiré dans les grands chanteurs, et qu'aucune typographie, fût-elle hiéroglyphique ou phonétique, ne pourra jamais rendre.
—C'est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilà tout...
—Elle a le diable au corps, s'écria le caissier à qui le soupçon de la mère entra dans le cœur et donna le frisson.
—Elle aime, répéta madame Mignon.
En réussissant, par le témoignage irrécusable de cette mélodie, à faire partager sa certitude sur l'amour caché de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succès de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim; puis, avant de revenir dîner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours.
—Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du même avis que madame: elle aime, c'est sûr, et le diable sait le reste! Me voilà déshonoré.
—Ne vous désolez pas, Dumay, répondit le petit notaire, nous serons bien, à nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donné, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit; mais, nous en causerons ce soir.
Ainsi toutes les personnes dévouées à la famille Mignon furent en proie aux mêmes inquiétudes qui les poignaient la veille avant l'expérience que le vieux soldat avait cru être décisive. L'inutilité de tant d'efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu'il ne voulut pas aller chercher sa fortune à Paris avant d'avoir deviné le mot de cette énigme. Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plus précieux que les intérêts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le désespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle qu'ils en oublièrent le départ d'Exupère que, dans la matinée, ils avaient embarqué pour Paris. Pendant les moments du dîner où ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournèrent les termes de ce problème sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles.
—Si Modeste aimait quelqu'un du Havre, elle aurait tremblé hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs.
—Elle a juré, dit le notaire, ce matin, à sa mère et devant Dumay, qu'elle n'avait échangé ni regard, ni parole avec âme qui vive...
—Elle aimerait donc à ma manière? dit Butscha.
—Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon? demanda madame Latournelle.
—Madame, répondit le petit bossu, j'aime à moi tout seul, à distance, à peu près comme d'ici aux étoiles...
—Et comment fais-tu, grosse bête? dit madame Latournelle en souriant.
—Ah! madame, répondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est l'étui de mes ailes.
—Voilà donc l'explication de ton cachet! s'écria le notaire.
Le cachet du clerc était une étoile sous laquelle se lisaient ces mots: Fulgens, sequar (brillante, je te suivrai), la devise de la maison de Chastillonest.
—Une belle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide, dit Butscha comme s'il se parlait à lui-même. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblé de n'être aimée que pour sa beauté!
Les bossus sont des créations merveilleuses, entièrement dues d'ailleurs à la Société; car, dans le plan de la Nature, les êtres faibles ou mal venus doivent périr. La courbure ou la torsion de la colonne vertébrale produit chez ces hommes, en apparence disgraciés, comme un regard où les fluides nerveux s'amassent en de plus grandes quantités que chez les autres, et dans le centre même où ils s'élaborent, où ils agissent, d'où ils s'élancent ainsi qu'une lumière pour vivifier l'être intérieur. Il en résulte des forces, quelquefois retrouvées par le magnétisme, mais qui le plus souvent se perdent à travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas doué de quelque faculté supérieure, soit d'une gaieté spirituelle, soit d'une méchanceté complète, soit d'une bonté sublime. Comme des instruments que la main de l'Art ne réveillera jamais, ces êtres, privilégiés sans le savoir, vivent en eux-mêmes comme vivait Butscha, quand ils n'ont pas usé leurs forces, si magnifiquement concentrées, dans la lutte qu'ils ont soutenue à l'encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s'expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares.
Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiosité d'amant sans espoir, de serviteur toujours prêt à mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de la Russie: Vive l'empereur! il médita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d'un air profondément soucieux ses patrons quand ils allèrent au Chalet, car il s'agissait de dérober à tous ces yeux attentifs, à toutes ces oreilles tendues, le piége où il prendrait la jeune fille. Ce devait être un regard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu'un chirurgien met le doigt sur une douleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle.
Pendant le moment où Modeste s'absenta, vers neuf heures, afin d'aller préparer le coucher de sa mère, madame Mignon et ses amis purent causer à cœur ouvert; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l'avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l'avait été Gobenheim.
—Eh bien! qu'as-tu donc, Butscha? s'écria madame Latournelle étonnée. On dirait que tu as perdu tous tes parents...
Une larme jaillit des yeux de l'enfant abandonné par un matelot suédois, et dont la mère était morte de chagrin à l'hôpital.
—Je n'ai que vous au monde, répondit-il d'une voix troublée, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne démériterai vos bontés.
Cette réponse fit vibrer une corde également sensible chez les témoins de cette scène, celle de la délicatesse.
—Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d'une voix émue.
—J'ai six cent mille francs à moi! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle.
L'Américaine, elle, avait pris et serré la main au pauvre bossu.
—Vous avez six cent mille francs!... s'écria Latournelle, qui leva le nez sur Dumay dès que cette parole fut lâchée, et vous laissez ces dames ici!... Et Modeste n'a pas un joli cheval! Et elle n'a pas continué d'avoir des maîtres de musique, de peinture, de.....
—Eh! il ne les a que depuis quelques heures!... s'écria l'Américaine.
—Chut! fit madame Mignon.
Pendant toutes ces exclamations, l'auguste patronne de Butscha s'était posée, elle le regardait.
—Mon enfant, dit-elle, je te crois entouré de tant d'affection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi à te faire voir quels amis tes exquises qualités t'ont valus.
—Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon? dit le notaire.
—Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous... Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, qu'il nous a montré l'amitié la plus vive et la plus désintéressée quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer à vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dès à présent traiter avec Latournelle...
—Mais il a l'âge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, c'est acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter l'acquisition de mon Étude.
Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en l'arrosant de ses larmes, montra un visage mouillé quand Modeste ouvrit la porte du salon.
—Qui donc a fait du chagrin à mon nain mystérieux?... demanda-t-elle.
—Eh! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercés par le Malheur? On vient de me montrer autant d'attachement que je m'en sentais au cœur pour tous ceux en qui je me plaisais à voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah! ah! le pauvre Butscha sera peut-être un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce qu'il y a d'audace chez cet avorton!... s'écria-t-il.
Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminée après avoir jeté sur Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupières serrées; car il aperçut, dans cet incident imprévu, la possibilité d'interroger le cœur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osé s'adresser à Modeste, et il échangea rapidement avec ses amis un coup d'œil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espèce de terreur mêlée de curiosité.
—J'ai mes rêves aussi, moi!... reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste.
La jeune fille abaissa ses paupières par un mouvement qui fut déjà pour le clerc toute une révélation.
—Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie où je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dénoûment du roman, inventé par moi pour ma vie, est possible; autrement, à quoi bon la fortune? Pour moi, l'or est le bonheur plus que pour tout autre; car, pour moi, le bonheur sera d'enrichir un être aimé! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si l'on peut se faire aimer indépendamment de la forme, belle ou laide, et pour son âme seulement?
Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay.
—Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnée comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse; je lui écrirai, je la consolerai, je serai son bon génie; elle lira dans mon cœur, dans mon âme, elle aura mes deux richesses à la fois, et mon or bien délicatement offert, et ma pensée parée de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusées à ma grotesque personne! Je resterai caché comme une cause que les savants cherchent. Dieu n'est peut-être pas beau?... Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid...
Là, Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eût dit:—Que savez-vous de mes amours?... elle n'aurait pas été plus explicite.
—Si j'ai le bonheur d'être aimé pour les poésies de mon cœur!... Si, quelque jour, je ne parais être qu'un peu contrefait à cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, qu'un homme de génie aimé par une créature aussi céleste que vous...
La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille.
—Eh bien! enrichir ce qu'on aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen d'être aimé? Voilà le rêve du pauvre bossu, le rêve d'hier; car, aujourd'hui, votre adorable mère vient de me donner la clef de mon futur trésor, en me promettant de me faciliter les moyens d'acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Qu'en pensez-vous, mademoiselle, vous?...
Modeste était si surprise, qu'elle ne s'aperçut pas que Butscha l'interpellait. Le piége de l'amoureux fut mieux dressé que celui du soldat, car la pauvre fille stupéfaite resta sans voix.
—Pauvre Butscha! dit tout bas madame Latournelle à son mari, deviendrait-il fou?...
—Vous voulez réaliser le conte de la Belle et la Bête, répondit enfin Modeste, et vous oubliez que la Bête se change en prince Charmant.
—Croyez-vous? dit le nain. Moi, j'ai toujours imaginé que ce changement indiquait le phénomène de l'âme rendue visible, éteignant la forme sous sa radieuse lumière. Si je ne suis pas aimé, je resterai caché, voilà tout! Vous et les vôtres, madame, dit-il à sa patronne, au lieu d'avoir un nain à votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme:—A qui à donner?... Mais en lui-même, il se disait douloureusement:—Elle veut être aimée pour elle-même, elle correspond avec quelque faux grand homme, et où en est-elle?
—Ma chère maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste à sa mère.
Madame Mignon fit ses adieux à ses amis, et alla se coucher.
Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des Pyrénées, des mères, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger; mais un amoureux?... c'est diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une équation parfaite et dont les termes se pénètrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller à la messe, et il se mit en croisière devant le Chalet, en attendant le facteur.
—Avez-vous une lettre aujourd'hui pour mademoiselle Modeste? dit-il à cet humble fonctionnaire quand il le vit venir.
—Non, monsieur, non...
—Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s'écria le clerc.
—Ah! dame! oui, répondit le facteur.
Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, où elle se postait toujours à cette heure derrière sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin où elle appela d'une voix altérée:—Monsieur Butscha?...
—Me voilà, mademoiselle! dit le bossu en arrivant à la petite porte que Modeste ouvrit elle-même.
—Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres à l'affection d'une femme le honteux espionnage auquel vous vous livrez? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine.
—Oui, mademoiselle! répondit-il fièrement. Ah! je ne croyais pas, reprit-il à voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux étoiles!... mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mère, que monsieur Dumay, que madame Latournelle, vous eussent devinée, et non un être, quasi proscrit de la vie, qui se donne à vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment? Ils savent tous que vous aimez; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant, je vous obéirai, je vous garderai, je n'aboierai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous être bon à quelque chose. Votre père vous a mis un Dumay dans votre ménagerie, ayez un Butscha, vous m'en direz des nouvelles!... Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas même un os!
—Eh bien, je vais vous prendre à l'essai, dit Modeste qui voulut se défaire d'un gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, d'hôtel en hôtel, à Graville, au Havre, savoir s'il est venu d'Angleterre un monsieur Arthur...
—Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j'irai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourd'hui à l'église. Voilà tout.
Modeste regarda le nain en laissant voir un étonnement stupide.
—Écoutez, mademoiselle! quoique vous vous soyez entortillé les joues d'un foulard et de ouate, vous n'avez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile à votre chapeau, c'est pour voir sans être vue.
—D'où vous vient tant de pénétration? s'écria Modeste en rougissant.
—Eh! mademoiselle, vous n'avez pas de corset! Une fluxion ne vous obligeait pas à vous déguiser la taille, en mettant plusieurs jupons, à cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans d'affreuses bottines, à vous mal habiller, à...
—Assez! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine d'avoir été obéie?
—Mon patron veut aller à Sainte-Adresse, il en est contrarié; mais comme il est vraiment bon, il n'a pas voulu me priver de mon dimanche: eh bien, je lui proposerai d'y aller...
—Allez-y, et j'aurai confiance en vous...
—Êtes-vous sûre de ne pas avoir besoin de moi au Havre?
—Non. Écoutez, nain mystérieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de l'oiseau qui passait tout à l'heure? eh bien! mes actions, pures comme l'air est pur, n'en laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mère, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussés et que le jour traversa, ne sera point accordée, elle ne sera pas même animée d'un baiser, avant le retour de mon père, par ce qu'on appelle un amant.
—Et pourquoi ne me voulez-vous pas à l'église aujourd'hui?...
—Vous me questionnez, après ce que je vous ai fait l'honneur de vous dire et de vous demander?...
Butscha salua sans rien répondre, et courut chez son patron dans le ravissement d'entrer au service de sa maîtresse anonyme.
Une heure après, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit d'un horrible mal de dents.
—Je n'ai pas eu, dit-elle, le courage de m'habiller.
—Eh bien! restez, dit la bonne notaresse.
—Oh! non, je veux prier pour l'heureux retour de mon père, répondit Modeste, et j'ai pensé qu'en m'emmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal.
Et mademoiselle Mignon alla seule, à côté de Latournelle. Elle refusa de donner le bras à son chaperon dans la crainte d'être questionnée sur le tremblement intérieur qui l'agitait à la pensée de voir bientôt son grand poëte. Un seul regard, le premier, n'allait-il pas décider de son avenir?
Est-il dans la vie de l'homme une heure plus délicieuse que celle du premier rendez-vous donné? Renaissent-elles jamais les sensations cachées au fond du cœur et qui s'épanouissent alors? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l'on a savourés en cherchant, comme fit Ernest de La Brière, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plus soignés? On déifie les choses associées à cette heure suprême. On fait alors à soi seul des poésies secrètes qui valent celles de la femme; et le jour où, de part et d'autre, on les devine, tout est envolé! N'en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, âcre et suave à la fois, perdue au sein des forêts, la joie du soleil, sans doute; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d'une jeune fille, la joie de la plante elle-même à qui l'ange des fleurs a permis de se voir? Ceci tend à rappeler que, semblable à beaucoup d'êtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La Brière n'avait pas encore été aimé. Venu la veille au soir, il s'était aussitôt couché comme une coquette, afin d'effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette méditée à son avantage, après avoir pris un bain. Peut-être est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fût-ce que pour justifier la dernière lettre que devait écrire Modeste.
Né d'une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possède cet air comme il faut où se révèle une éducation commencée au berceau, mais que l'habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pédanterie est l'écueil de toute gravité prématurée. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d'un ton chaud quoique sans coloration, et qu'il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eût trop ressemblé peut-être à une jeune fille déguisée, tant la coupe du visage et les lèvres sont mignardes, tant on est près d'attribuer à une femme ses dents d'un émail transparent et d'une régularité quasi postiche. Joignez à ces qualités féminines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus à paupières turques, et vous concevrez très bien que le ministre eût surnommé son jeune secrétaire particulier, mademoiselle de La Brière. Le front plein, pur, bien encadré de cheveux noirs abondants, semble rêveur, et ne dément pas l'expression de la figure, qui est entièrement mélancolique. La proéminence de l'arcade de l'œil, quoique très élégamment coupée, obombre le regard et ajoute encore à cette mélancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupières quand elles sont trop abaissées sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut-être comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans l'ovale de cette tête, plus d'espace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminué par la manière dont les cheveux sont plantés. Ainsi, la figure semble écrasée. Le travail avait déjà creusé son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochés comme chez les gens jaloux. Quoique La Brière fût alors mince, il appartient à ce genre de tempéraments qui, formés tard, prennent à trente ans un embonpoint inattendu.
Ce jeune homme eût assez bien représenté, pour les gens à qui l'histoire de France est familière, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mélancolique modestie, sans cause connue, pâle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haïssant le travail, timide avec sa maîtresse au point de la respecter, indifférent jusqu'à laisser trancher la tête à son ami, et que le remords d'avoir vengé son père sur sa mère peut seul expliquer: ou l'Hamlet catholique, ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blêmissait Louis XIII et détendait sa force, était alors, chez Ernest, simple défiance de soi-même, la timidité de l'homme à qui nulle femme n'a dit: «Comme je t'aime!» et surtout le dévouement inutile. Après avoir entendu le glas d'une monarchie dans la chute d'un ministère, ce pauvre garçon avait trouvé dans Canalis un rocher caché sous d'élégantes mousses, il cherchait donc une domination à aimer; et cette inquiétude du caniche en quête d'un maître lui donnait l'air du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance répandue sur cette physionomie, la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le Référendaire, assez fâché de s'entendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-Ténébreux; genre passé de mode par un temps où chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de l'Annonce.
Le défiant Ernest avait donc demandé tous ses prestiges au vêtement alors à la mode. Il mit pour cette entrevue, où tout dépendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirées, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise d'une finesse remarquable et boutonnée d'opales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornée de la rosette et qui semblait collée sur le dos et à la taille par un procédé nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu l'exigeait, sa chevelure amassée avec art, et où la lumière produisait des luisants satinés. Campé dès le commencement de la messe sous le porche, il examina l'église en regardant tous les chrétiens, mais plus particulièrement les chrétiennes qui trempaient leurs doigts dans l'eau sainte.
Une voix intérieure cria:—Le voilà! à Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien n'était du Havre. Aussi, quand La Brière se retourna pour examiner la grande et fière notaresse, le petit notaire et le paquet (expression consacrée entre femmes), sous la forme duquel Modeste s'était mise, la pauvre enfant, quoique bien préparée, reçut-elle un coup violent au cœur en voyant cette poétique figure, illuminée en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper: une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaîtrait-il son inconnue affublée d'un vieux chapeau garni d'un voile mis en double?... Modeste eut si peur de la seconde vue de l'amour, qu'elle se fit une démarche de vieille femme.
—Ma femme, dit le petit Latournelle en allant à sa place, ce monsieur n'est pas du Havre.
—Il vient tant d'étrangers, répondit la notaresse.
—Mais les étrangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre église qui n'est pas âgée de plus de deux siècles?
Ernest resta pendant toute la messe à la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui réalisât ses espérances. Modeste, elle, ne put maîtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle éprouva des joies qu'elle seule pouvait dépeindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit d'un pas d'homme comme il faut; car la messe était dite, Ernest faisait le tour de l'église où il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dévotion qui devinrent l'objet d'une savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement excessif du paroissien dans les mains de la personne voilée à son passage; et, comme elle était la seule qui cachât sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, étudiée avec un soin d'amant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta l'église, il la suivit à une distance honnête, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, où, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait l'heure des vêpres. Après avoir toisé la maison ornée de panonceaux, Ernest demanda le nom du notaire à un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre... Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans l'intérieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade qu'elle n'alla pas à vêpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisière. Il n'osa pas flâner à Ingouville, il se fit un point d'honneur d'obéir, et revint à Paris après avoir écrit, en attendant le départ de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrée du Havre.
Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dînaient au Chalet, où ils reconduisaient Modeste après vêpres. Aussi, dès que la jeune malade se trouva mieux, remontèrent-ils à Ingouville accompagnés de Butscha. L'heureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dîner, elle oublia son déguisement du matin, sa prétendue fluxion, et fredonna: