La Comédie humaine - Volume 04
—Vous êtes chez vous, répondit le poëte.
Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leurs interminables zigzags quand ils essayent de sortir par une fenêtre fermée. Lorsqu'il eut grimpé dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrés, il s'assit sur un banc de bois peint et s'abîma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supérieur; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dénouer les cordons, et il riait comme un auteur à sa pièce, c'est-à-dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica.—Les hommes sont des toupies, il ne s'agit que de trouver la ficelle qui s'enroule à leur torse! s'écria-t-il. Ne me ferait-on pas évanouir en me disant: Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et s'est cassé la jambe!
Quelques instants après, Modeste, vêtue d'une délicieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffée d'un petit chapeau à voile vert, gantée de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture de dentelle de son caleçon, et montée sur un poney richement harnaché, montrait à son père et au duc d'Hérouville le joli présent qu'elle venait de recevoir, elle en était heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes.
—Est-ce de vous, monsieur le duc?... dit-elle en lui tendant le bout étincelant de la cravache. On a mis dessus une carte où se lisait: «Devine si tu peux» et des points. Françoise et madame Dumay prêtent cette charmante surprise à Butscha; mais mon cher Butscha n'est pas assez riche pour payer de si beaux rubis! Or, mon père, à qui j'ai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je n'avais pas de cravache, m'a envoyé chercher celle-ci à Rouen.
Modeste montrait à la main de son père une cravache dont le bout était un semis de turquoises, une invention alors à la mode, et devenue depuis assez vulgaire.
—J'aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans à prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, répondit courtoisement le duc.
—Ah! voici donc l'audacieux, s'écria Modeste en voyant venir Canalis à cheval. Il n'y a qu'un poëte pour savoir trouver de si belles choses... Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vous grondera, vous donnez raison à ceux qui vous reprochent ici vos dissipations.
—Ah! s'écria naïvement Canalis, voilà donc pourquoi La Brière est allé du Havre à Paris à franc étrier?
—Votre secrétaire a pris de telles libertés? dit Modeste en pâlissant et jetant sa cravache à Françoise Cochet avec une vivacité dans laquelle on devait lire un profond mépris. Rendez-moi cette cravache, mon père.
—Pauvre garçon qui gît sur son lit, moulu de fatigue! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui s'était lancée au galop. Vous êtes dure, mademoiselle. «Je n'ai, m'a-t-il dit, que cette chance de me rappeler à son souvenir...»
—Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses? dit Modeste.
Modeste, surprise de ne pas recevoir une réponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux.
—Comme vous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fierté démentent si bien vos écarts que je commence à soupçonner que vous vous calomniez vous-même en préméditant vos méchancetés.
—Ah! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez précisément la perspicacité d'un mari!
On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s'étonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop épris des beautés du paysage pour que cette admiration fût naturelle. La veille, Modeste montrant au poëte un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd:—«Eh bien! vous n'avez donc pas vu?—Je n'ai vu que votre main,» avait-il répondu.
—Monsieur La Brière sait-il monter à cheval? demanda Modeste à Canalis pour le taquiner.
—Pas très bien, mais il va, répondit le poëte devenu froid comme l'était Gobenheim avant le retour du colonel.
Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de manière à pouvoir cheminer de conserve avec le colonel.
—Monsieur le comte, vous êtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre à votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisées si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes l'un et l'autre deux gentilshommes aussi discrets l'un que l'autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l'âge des étonnements; ainsi parlons en camarades? Je vous donne l'exemple. J'ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaît infiniment, vous avez dû vous en apercevoir. Or, malgré les défauts que votre chère enfant se donne à plaisir...
—Sans compter ceux qu'elle a, dit le colonel en souriant.
—Je ferais d'elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute l'importance de mon avenir, aujourd'hui en question. Toutes les jeunes filles à marier doivent être aimées quand même! Néanmoins, vous n'êtes pas homme à vouloir marier votre chère Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage dit d'amour que de prendre une femme qui n'apporterait pas une fortune au moins égale à la mienne. J'ai de traitement, de mes sinécures, de l'Académie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune énorme pour un garçon. En réunissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste à peu près dans les termes d'existence où je suis. Donnez-vous un million à mademoiselle Modeste?
—Ah! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jésuitiquement le colonel.
—Supposons donc, répliqua vivement Canalis, qu'au lieu de parler, nous ayons sifflé. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte: on me comptera parmi les malheureux qu'aura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, même avec mademoiselle Modeste; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot.
—Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se défont. On amplifie également le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu'on le dit. En commerce, il n'y a de sûrs que les capitaux mis en fonds de terre, après les comptes soldés. J'attends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le règlement de mes comptes en Chine, rien n'est terminé. Je ne connaîtrai ma fortune que dans dix mois. Néanmoins, à Paris, j'ai garanti deux cent mille francs de dot à monsieur de La Brière, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l'avenir de mes petits-enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres.
Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n'écoutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allèrent de front et gagnèrent le plateau d'où la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis qu'à l'autre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer.
—Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement célèbres.
—C'est surtout à la chasse, mon cher baron, répondit le duc, quand la nature est animée par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets.
—Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le poëte avec une sorte de stupéfaction.
A une observation de Modeste sur l'absorption où elle voyait Canalis, il répondit qu'il se livrait à ses pensées, une excuse que les auteurs ont de plus à donner que les autres hommes.
—Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en l'agrandissant de mille besoins factices et de nos vanités surexcitées? dit Modeste à l'aspect de cette coite et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillité d'existence.
—Cette bucolique, mademoiselle, s'est toujours écrite sur des tables d'or, dit le poëte.
—Et peut-être conçue dans les mansardes, répliqua le colonel.
Après avoir jeté sur Canalis un regard perçant qu'il ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et s'écria d'un accent glacial:—Ah! mais, nous sommes à mercredi!
—Ce n'est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc d'Hérouville à qui cette scène, tragique pour Modeste, avait laissé le temps de penser; mais je déclare que je suis si profondément dégoûté du monde, de la cour, de Paris, qu'avec une duchesse d'Hérouville douée des grâces et de l'esprit de mademoiselle, je prendrais l'engagement de vivre en philosophe à mon château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant mes enfants...
—Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant ses yeux assez longtemps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-même pour vivre dans la solitude. C'est peut-être là mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitié.
—C'est celui de toutes les fortunes médiocres, répondit le poëte. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j'y ai jusqu'à présent suffi.
—Le roi peut répondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontés de Sa Majesté. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n'avions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre Hérouville à la Bande Noire. Ah! croyez-moi, mademoiselle, c'est une grande humiliation pour moi de mêler des questions financières à mon mariage...
La simplicité de cet aveu parti du cœur, et où la plainte était sincère, toucha Modeste.
—Aujourd'hui, dit le poëte, personne en France, monsieur le duc, n'est assez riche pour faire la folie d'épouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grâces, pour son caractère ou pour sa beauté...
Le colonel regarda Canalis d'une singulière manière après avoir examiné Modeste dont le visage ne montrait plus aucun étonnement.
—C'est pour des gens d'honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner à réparer l'outrage du temps dans de vieilles maisons historiques.
—Oui, papa! répondit gravement la jeune fille.
Le colonel invita le duc et Canalis à dîner chez lui sans cérémonie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l'exemple du négligé. Quand, à son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapporté de Paris et qu'elle avait si cruellement dédaigné.
—Comme on travaille, aujourd'hui! dit-elle à Françoise Cochet devenue sa femme de chambre.
—Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fièvre...
—Qui t'a dit cela?...
—Monsieur Butscha! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue déjà qu'il vous avait tenu parole au jour dit!
Modeste descendit au salon dans une mise d'une simplicité royale.
—Mon cher père, dit-elle à haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La Brière et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez alléguer que mon peu de fortune autant que mes goûts m'interdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent qu'à des reines ou à des courtisanes. Je ne puis d'ailleurs rien accepter que d'un promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusqu'à ce que vous sachiez si vous êtes assez riche pour la lui racheter.
—Ma petite fille est donc pleine de bon sens? dit le colonel en embrassant Modeste au front.
Canalis profita d'une conversation engagée entre le duc d'Hérouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse où Modeste le rejoignit, attirée par la curiosité, tandis qu'il la crut amenée par le désir d'être madame de Canalis. Effrayé de l'impudeur avec laquelle il venait d'accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à donner en voyant venir l'infortunée Modeste.
—Chère Modeste, lui dit-il en prenant un ton câlin, aux termes où nous en sommes, sera-ce vous déplaire que de vous faire remarquer combien vos réponses à propos de monsieur d'Hérouville sont pénibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poëte dont l'âme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d'un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n'avais pas deviné que vos premières coquetteries, vos inconséquences calculées ont eu pour but d'étudier nos caractères...
Modeste leva la tête par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type n'est peut-être que dans les animaux chez qui l'instinct produit des miracles de grâce.
—... Aussi, rentré chez moi, n'en étais-je plus la dupe. Je m'émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractère et votre physionomie. Soyez tranquille, je n'ai jamais supposé que tant de duplicité factice ne fût pas l'enveloppe d'une candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction, n'ont rien ravi à cette précieuse innocence que nous demandons à une épouse. Vous êtes bien la femme d'un poëte, d'un diplomate, d'un penseur, d'un homme destiné à connaître de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens d'attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n'avez pas joué la comédie avec moi, hier quand vous acceptiez la foi d'un homme dont la vanité va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les défauts deviendront des qualités à votre divin contact, ne heurtez pas en lui le sentiment qu'il a porté jusqu'au vice?... Dans mon âme, la jalousie est un dissolvant, et vous m'en avez révélé toute la puissance, elle est affreuse, elle y détruit tout. Oh!... il ne s'agit pas de la jalousie à l'Othello! reprit-il à un geste que fit Modeste, fi donc!... il s'agit de moi-même! je suis gâté sur ce point. Vous connaissez l'affection unique à laquelle je suis redevable du seul bonheur dont j'aie joui, bien incomplet d'ailleurs! (Il hocha la tête.) L'amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu'il ne se conçoit pas lui-même sans toute la vie à lui... Eh bien! ce sentiment avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité la plus ingénieuse a deviné, a calmé ce point douloureux de mon cœur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l'amour, a des ménagements angéliques; aussi la duchesse ne m'a-t-elle pas donné la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n'y a eu ni une parole, ni un regard détournés de son but. J'attache aux paroles, aux pensées, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trésor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanément: je n'aime plus. A mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime à trembler, espérer, attendre, l'amour doit résider dans une sécurité complète, enfantine, infinie... Pour moi, le délicieux purgatoire que les femmes aiment à nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse; pour moi, l'amour est ou le ciel, ou l'enfer. De l'enfer, je n'en veux pas, et je me sens la force de supporter l'éternel azur du paradis. Je me donne sans réserve, je n'aurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie à venir, je demande la réciprocité. Je vous offense peut-être en doutant de vous! songez que je ne vous parle en ceci, que de moi...
—Beaucoup; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessée par tous les piquants de ce discours où la duchesse de Chaulieu servait de massue, j'ai l'habitude de vous admirer, mon cher poëte.
—Eh bien! me promettez-vous cette fidélité canine que je vous offre, n'est-ce pas beau? n'est-ce pas ce que vous vouliez?...
—Pourquoi, cher poëte, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose à mon mari; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, à la moindre parole, au moindre regard! Vous coupez les ailes à l'oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poëtes accusés d'inconséquence... Oh! à tort, dit-elle au geste de dénégation que fit Canalis, car ce prétendu défaut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacité des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu'un homme de génie inventât les conditions contradictoires d'un jeu semblable, et l'appelât la vie? Vous demandez l'impossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tâches à des jeunes filles persécutées que secourent de bonnes fées...
—Ici la fée serait l'amour vrai, dit Canalis d'un ton sec en voyant sa cause de brouille devinée par cet esprit fin et délicat que Butscha pilotait si bien.
—Vous ressemblez, cher poëte, en ce moment, à ces parents qui s'inquiètent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. L'amour ne s'établit point par des conventions sèchement débattues. Le pauvre duc d'Hérouville se laisse faire avec l'abandon de l'oncle Tobie dans Sterne, à cette différence près que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d'illusions sur la poésie. Oui! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dérange notre monde fantastique!... On m'avait tout dit à l'avance! Ah! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior d'hier.
—Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore...
Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impérial.
—... Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui.
—Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement et ajouta, perdant contenance, tant elle fut suffoquée:—C'est moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos manières a sa raison dans les niaiseries que le Havre débite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me répéter.
—Ah! Modeste, pouvez-vous le croire? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous épouser que pour votre fortune!
—Si je vous fais cette injure après vos édifiants discours au bord de la Seine, il ne tient qu'à vous de me détromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dédain.
—Si tu penses me prendre à ce piége, se dit le poëte en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont l'estime m'importe autant que celle du roi de Bornéo! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle donne raison à ma nouvelle attitude. Est-elle rusée?... La Brière sera bâté, comme un petit sot qu'il est; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle!
La froideur que cette altercation avait jetée entre Canalis et Modeste fut visible le soir même à tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prétextant de l'indisposition de La Brière, et il laissa le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas à Modeste:—Avais-je raison?
—Hélas! oui, dit-elle.
—Mais avez-vous, selon nos conventions, entre-bâillé la porte, de manière qu'il puisse revenir?
—La colère m'a dominée, répondit Modeste. Tant de lâcheté m'a fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait.
—Eh bien! tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillés à ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant à vous tromper vous-même.
—Allons, Butscha, c'est un grand poëte, un gentilhomme, un homme d'esprit.
—Les huit millions de votre père sont plus que tout cela.
—Huit millions?... dit Modeste.
—Mon patron, qui vend son Étude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre père. Le chiffre des contrats à faire pour reconstituer la terre de la Bastie monte à quatre millions, et votre père a consenti à tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre établissement à Paris, un hôtel et le mobilier! Calculez.
—Ah! je puis être duchesse d'Hérouville, dit Modeste en regardant Butscha.
—Sans ce comédien de Canalis, vous auriez gardé sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La Brière.
—Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier à votre goût? dit Modeste en riant.
—Ce digne garçon aime autant que moi, vous l'avez aimé pendant huit jours, et c'est un homme de cœur, répondit le clerc.
—Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne? il n'y en a que six: grand-aumônier, chancelier, grand-chambellan, grand-maître, connétable, grand-amiral; mais on ne nomme plus de connétables.
—Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose d'une infinité de Butscha méchants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, d'ailleurs, que signifie la noblesse aujourd'hui? Il n'y a pas mille vrais gentilshommes en France. Les d'Hérouville viennent d'un huissier à verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des déboires avec ces deux vieilles filles à visage laminé! Si vous tenez au titre de duchesse, vous êtes du Comtat, le Pape aura bien autant d'égards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duché en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne.
Les réflexions de Canalis pendant la nuit furent entièrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation d'un homme marié sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanité mise en jeu près de Modeste, le désir de l'emporter sur le duc d'Hérouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son séjour au Havre aggravé par un silence épistolaire de quatorze jours, alors qu'à Paris ils s'écrivaient l'un à l'autre quatre ou cinq lettres par semaine.
—Et la pauvre femme qui travaille pour m'obtenir le cordon de commandeur de la Légion et le poste de ministre auprès du grand-duc de Bade!... s'écria-t-il.
Aussitôt, avec cette vivacité de décision qui, chez les poëtes comme chez les spéculateurs, résulte d'une vive intuition de l'avenir, il se mit à sa table et composa la lettre suivante.
A MADAME LA DUCHESSE DE CHAULIEU.
«Ma chère Éléonore, tu seras sans doute étonnée de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles; mais le séjour que je fais ici n'a pas eu seulement ma santé pour motif, il s'agissait de m'acquitter en quelque sorte avec notre petit La Brière. Ce pauvre garçon est devenu très épris d'une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pâle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthèse, a le vice d'aimer la littérature et se dit poëte pour justifier les caprices, les boutades et les variations d'un assez mauvais caractère. Tu connais Ernest, il est si facile de l'attraper que je n'ai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singulièrement coqueté avec ton Melchior, elle était très disposée à devenir ta rivale, quoiqu'elle ait les bras maigres, peu d'épaules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit œil gris fort suspect. J'ai mis le holà, peut-être trop brutalement, aux gracieusetés de cette Immodeste; mais l'amour unique est ainsi. Que m'importent les femmes de la terre, qui, toutes ensemble, ne te valent pas?
»Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de l'héritière sont bourgeois à faire lever le cœur. Plains-moi, je passe mes soirées avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province; et, certes, il y a loin de là aux soirées de la rue de Grenelle. La prétendue fortune du père qui revient de la Chine nous a valu la présence de l'éternel prétendant, le Grand-Écuyer, d'autant plus affamé de millions qu'il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais d'Hérouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le présent qu'il a fait au petit duc. Sa Grâce, qui ne se doute pas du peu de fortune de son désiré beau-père, n'est jaloux que de moi. La Brière fait son chemin auprès de son idole, à couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases d'Ernest, je pense, moi poëte, au solide; et les renseignements que je viens de prendre sur la fortune assombrissent l'avenir de notre secrétaire, dont la fiancée a des dents d'un fil inquiétant pour toute espèce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos péchés, elle tâchera de savoir la vérité sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextérité qui la caractérise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde Impériale, a été pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je désirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des données positives. Une fois nos gens accordés, je serai de retour à Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s'agit d'obtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n'est plus qu'Ernest, à raison de ses services, à même d'obtenir cette faveur, surtout secondé par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goûts, Ernest, qui deviendra facilement Maître des Comptes, sera très heureux à Paris en se voyant à la tête de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux!
»Oh! chère, qu'il me tarde de revoir la rue de Grenelle! Quinze jours d'absence, quand ils ne tuent pas l'amour, lui rendent l'ardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-être, les raisons qui rendent mon amour éternel. Mes os, dans la tombe, t'aimeront encore! Aussi n'y tiendrais-je pas! Si je suis forcé de rester encore dix jours, j'irai pour quelques heures à Paris.
»Le duc m'a-t-il obtenu de quoi me pendre? Et auras-tu, ma chère vie, besoin de prendre les eaux de Baden l'année prochaine? Les roucoulements de notre Beau Ténébreux, comparés aux accents de l'amour heureux, semblable à lui-même dans tous ses instants depuis dix ans bientôt, m'ont donné beaucoup de mépris pour le mariage, je n'avais jamais vu ces choses-là de si près. Ah! chère, ce qu'on nomme la faute lie deux êtres bien mieux que la loi, n'est-ce pas?»
Cette idée servit de texte à deux pages de souvenirs et d'aspirations un peu trop intimes pour qu'il soit permis de les publier.
La veille du jour où Canalis mit cette épître à la poste, Butscha, qui répondit sous le nom de Jean Jacmin à une lettre de sa prétendue cousine Philoxène, donna douze heures d'avance à cette réponse sur la lettre du poëte. Au comble de l'inquiétude depuis quinze jours et blessée du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, après la lecture de la réponse du clerc, un peu trop décisive pour un amour-propre quinquagénaire. En se voyant trahie, abandonnée pour des millions, Éléonore était en proie à un paroxysme de rage, de haine et de méchanceté froide. Philoxène frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupéfaite de ce phénomène sans précédent depuis quinze ans qu'elle la servait.
—On expie le bonheur de dix ans en dix minutes! s'écriait la duchesse.
—Une lettre du Havre, madame.
Éléonore lut la prose de Canalis sans s'apercevoir de la présence de Philoxène dont l'étonnement s'accrut en voyant renaître la sérénité sur le visage de la duchesse, à mesure qu'elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez à un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de première classe; aussi l'heureuse Éléonore croyait-elle à la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages où l'amour et les affaires, le mensonge et la vérité se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empêcher la nomination de Melchior, s'il en était encore temps, fut prise d'un sentiment généreux qui monta jusqu'au sublime.
—Pauvre garçon! pensa-t-elle, il n'a pas eu la moindre pensée mauvaise! il m'aime comme au premier jour, il me dit tout.—Philoxène! dit-elle en voyant sa première femme de chambre debout et ayant l'air de ranger la toilette.
—Madame la duchesse?
—Mon miroir, mon enfant.
Éléonore se regarda, vit les lignes de rasoir tracées sur son front et qui disparaissaient à distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu à l'amour. Elle conçut alors une pensée virile en dehors des petitesses de la femme, une pensée qui grise pour quelques moments, et dont l'enivrement peut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale à Momonoff.
—Puisqu'il n'a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide qu'il le dit.
Trois coups, élégamment frappés, annoncèrent le duc à qui sa femme ouvrit elle-même.
—Ah! vous allez mieux, ma chère, s'écria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et à l'expression de laquelle les niais se prennent.
—Mon cher Henri, répondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous n'ayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous qui vous êtes sacrifié pour le roi dans votre ministère d'un an, en sachant qu'il durerait à peine ce temps-là?
Le duc regarda Philoxène, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posée sur la toilette.
—Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillée avec Melchior, dit naïvement le duc.
—Et pourquoi?
—Mais ne serez-vous pas toujours ensemble?... répondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie.
—Oh! non, dit-elle, je vais le marier.
—S'il faut en croire d'Hérouville, notre cher Canalis n'attend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu m'a lu des passages d'une lettre que le Grand-Écuyer lui a écrite et qui, sans doute, était rédigée par sa tante à votre adresse, car mademoiselle d'Hérouville, toujours à l'affût d'une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit d'Hérouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant d'y amener le roi pour tourner la tête à la donzelle, quand elle se verra l'objet d'une pareille chevauchée. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. D'Hérouville dit que cette fille est d'une incomparable beauté...
—Henri, allons au Havre! cria la duchesse en interrompant son mari.
—Et sous quel prétexte? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII.
—Je n'ai jamais vu de chasse.
—Ce serait bien si le roi y allait, mais c'est un aria que de chasser si loin, et il n'ira pas, je viens de lui en parler.
—Madame pourrait y venir...
—Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider à la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais qu'on se servît de ses équipages de chasse. N'allez pas au Havre, ma chère, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de l'autre côté de la forêt de Brotonne son château de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde?
—Par qui? dit Éléonore.
—Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie à la Sainte-Table avec mademoiselle d'Hérouville, pourrait, soufflée par cette vieille fille, en faire la demande à Gaspard.
—Vous êtes un homme adorable, dit Éléonore. Je vais écrire deux mots à la vieille fille et à Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, j'y pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagné hier chez l'ambassadeur d'Angleterre?...
—Oui, dit le duc, je me suis acquitté.
—Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior...
Après avoir écrit dix lignes à la belle Diane de Maufrigneuse et un mot d'avis à mademoiselle d'Hérouville, Éléonore sangla cette réponse à travers les mensonges de Canalis.
A MONSIEUR LE BARON DE CANALIS.
«Mon cher poëte, mademoiselle de La Bastie est très belle, Mongenod m'a démontré que le père a huit millions, je pensais vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez l'intention de marier La Brière en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me l'avez pas dit avant d'y partir. Et pourquoi rester quinze jours sans écrire à une amie qui s'inquiète aussi facilement que moi? Votre lettre est venue un peu tard, j'avais déjà vu notre banquier. Vous êtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce n'est pas bien. Le duc lui-même est outré de vos procédés, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute l'honneur de madame votre mère.
»Maintenant, je désire voir les choses par moi-même. J'aurai l'honneur, je crois, d'accompagner Madame à la chasse que donne le duc d'Hérouville pour mademoiselle de La Bastie, je m'arrangerai pour que vous soyez invité à rester à Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil.
»Croyez bien, mon cher poëte, que je n'en suis pas moins pour la vie,
Votre amie,
»Éléonore de M.»
—Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La Brière et à travers la table cette lettre qu'il reçut pendant le déjeuner, voici le deux-millième billet doux que je reçois de cette femme, et il n'y a pas un tu! L'illustre Éléonore ne s'est jamais compromise plus qu'elle ne l'est là... Marie-toi, va! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous!... Ah! je suis le plus grand Nicodème qui soit tombé de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue à jamais pour moi, car l'on ne revient pas des pôles où nous sommes, vers le Tropique où nous étions il y a trois jours! Ainsi je souhaite d'autant plus ton triomphe sur le Grand-Écuyer que j'ai dit à la duchesse n'être venu ici que dans ton intérêt; aussi vais-je travailler pour toi.
—Hélas! Melchior, il faudrait à Modeste un caractère si grand, si formé, si noble, pour résister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement déployées en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas à l'existence d'une pareille perfection; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de l'espoir...
—Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maîtresse avec de pareilles lunettes vertes! s'écria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin.
Le poëte, pris entre deux mensonges, ne savait plus à quoi se résoudre.
—Jouez donc les règles, et vous perdez! s'écria-t-il assis dans le kiosque. Assurément, tous les hommes sensés auraient agi comme je l'ai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirés du piége où je me voyais pris; car, dans ces cas-là, l'on ne s'amuse pas à dénouer, l'on brise!... Allons, restons froid, calme, digne, offensé. L'honneur ne me permet pas d'être autrement. Et une roideur anglaise est le seul moyen de regagner l'estime de Modeste. Après tout, si je ne me retire de là qu'en retournant à mon vieux bonheur, ma fidélité pendant dix ans sera récompensée, Éléonore me mariera toujours bien!
La partie de chasse devait être le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beauté de Modeste; aussi vit-on comme une trêve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandés par les apprêts de cette solennité forestière, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que présente une famille très unie. Canalis, retranché dans son rôle d'homme blessé par Modeste, voulut se montrer courtois; il abandonna ses prétentions, ne donna plus aucun échantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens d'esprit quand ils renoncent à leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenheim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et ménage avec madame Latournelle, en essayant de les conquérir à La Brière. Le duc d'Hérouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligé d'aller à Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller à l'exécution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant l'élément comique ne fit pas défaut. Modeste se vit entre les atténuations que Canalis apportait à la galanterie du Grand-Écuyer et les exagérations des deux demoiselles d'Hérouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer à Modeste qu'au lieu d'être l'héroïne de la chasse, elle y serait à peine remarquée. Madame serait accompagnée de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison à Rouen, etc. Hélène ne cessait de répéter à celle en qui elle voyait déjà sa belle-sœur, qu'elle serait présentée à Madame; certainement le duc de Verneuil l'inviterait, elle et son père, à rester à Rosembray; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne désespérait pas de la présence du Roi pour le troisième jour; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les préventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contre-marches, ses stratagèmes, dont jouissaient les Dumay, les Latournelle, Gobenheim et Butscha, qui, tous en petit comité, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lâchetés savamment, cruellement étudiées.
Les dires du parti d'Hérouville furent confirmés par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France à monsieur le comte de La Bastie et à sa fille, de venir assister à une grande chasse à Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain.
La Brière, plein de pressentiments funestes, jouissait de la présence de Modeste avec ce sentiment d'avidité concentrée dont les âpres plaisirs ne sont connus que des amoureux séparés à terme et fatalement. Ces éclairs de bonheur à soi seul, entremêlés de méditations mélancoliques, sur ce thème: «Elle est perdue pour moi!» rendirent ce jeune homme un spectacle d'autant plus touchant que sa physionomie et sa personne étaient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n'y a rien de plus poétique qu'une élégie animée qui a des yeux, qui marche, et qui soupire sans rimes.
Enfin le duc d'Hérouville vint convenir du départ de Modeste qui, après avoir traversé la Seine, devait aller dans la calèche du duc en compagnie de mesdemoiselles d'Hérouville. Le duc fut admirable de courtoisie; il invita Canalis et La Brière, en leur faisant observer, ainsi qu'à monsieur Mignon, qu'il avait eu soin de tenir des chevaux de chasse à leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille d'accepter à déjeuner le matin du départ. Canalis voulut alors mettre à exécution un projet mûri pendant ces derniers jours, celui de reconquérir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Écuyer et La Brière. Un élève en diplomatie ne pouvait pas rester engravé dans la situation où il se voyait. De son côté, La Brière avait résolu de dire un éternel adieu à Modeste. Ainsi chaque prétendant pensait à glisser son dernier mot, comme le plaideur à son juge avant l'arrêt, en pressentant la fin d'une lutte qui durait depuis trois semaines. Après le dîner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nécessité de se prononcer.
—Notre position avec la famille d'Hérouville serait intolérable à Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse? demanda-t-il à Modeste.
—Non, mon père, répondit-elle.
—Aimerais-tu donc Canalis?...
—Assurément, non, mon père, mille fois non, dit-elle avec une impatience d'enfant.
Le colonel regarda Modeste avec une espèce de joie.
—Ah! je ne t'ai pas influencée, s'écria ce bon père; je puis maintenant t'avouer que, dès Paris, j'avais choisi mon gendre quand en lui faisant accroire que je n'avais pas de fortune, il m'a sauté au cou en me disant que je lui ôtais un poids de cent livres de dessus le cœur...
—De qui parlez-vous? demanda Modeste en rougissant.
—De l'homme à vertus positives, d'une moralité sûre, dit-il railleusement en répétant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipé les rêves de Modeste.
—Eh! je ne pense pas à lui, papa! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-même; je le connais, je sais comment le flatter...
—Ton choix n'est donc pas fait?
—Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes à deviner dans la charade de mon avenir; mais, après avoir vu la cour par une échappée, je vous dirai mon secret à Rosembray.
—Vous irez à la chasse, n'est-ce pas? cria le colonel en voyant de loin La Brière venant dans l'allée où il se promenait avec Modeste.
—Non, colonel, répondit Ernest. Je viens prendre congé de vous et de mademoiselle, je retourne à Paris...
—Vous n'êtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest.
—Il suffirait, pour me faire rester, d'un désir que je n'ose espérer, répliqua-t-il.
—Si ce n'est que cela, vous me ferez plaisir, à moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant.
—Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse d'un homme sans espoir, j'ai une prière à vous faire.
—A moi?
—Que j'emporte votre pardon! Ma vie ne sera jamais heureuse, j'ai le remords d'avoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute; mais, au moins...
—Avant de nous quitter pour toujours, répondit Modeste d'une voix émue en interrompant à la Canalis, je ne veux savoir de vous qu'une seule chose; et, si vous avez une fois pris un déguisement, je ne pense pas qu'en ceci vous auriez la lâcheté de me tromper...
Le mot lâcheté fit pâlir Ernest, qui s'écria:—Vous êtes sans pitié!
—Serez-vous franc?
—Vous avez le droit de me faire une si dégradante question, dit-il d'une voix affaiblie par une violente palpitation.
—Eh bien! avez-vous lu mes lettres à monsieur de Canalis?
—Non, mademoiselle; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naître, et combien mes tentatives pour essayer de vous guérir de votre fantaisie avaient été sincères.
—Mais comment l'idée de cette ignoble mascarade est-elle venue? dit-elle avec une espèce d'impatience.
La Brière raconta dans toute sa vérité la scène à laquelle la première lettre de Modeste avait donné lieu, l'espèce de défi qui en était résulté par suite de sa bonne opinion, à lui Ernest, en faveur d'une jeune fille amenée vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil.
—Assez, répondit Modeste avec une émotion contenue. Si vous n'avez pas mon cœur, monsieur, vous avez toute mon estime.
Cette simple phrase causa le plus violent étourdissement à La Brière. En se sentant chanceler, il s'appuya sur un arbrisseau, comme un homme privé de sa raison. Modeste, qui s'en allait, retourna la tête et revint précipitamment.
—Qu'avez-vous? dit-elle en le prenant par la main et l'empêchant de tomber.
Modeste sentit une main glacée et vit un visage blanc comme un lys, le sang était tout au cœur.
—Pardon, mademoiselle. Je me croyais si méprisé.
—Mais, reprit-elle avec une hauteur dédaigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse.
Et elle laissa de nouveau La Brière qui, malgré la dureté de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient être chargés de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et l'air lui parut bleuâtre, comme dans ces temples d'hyménée à la fin des pièces féeries qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derrière elles, sans se retourner; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrécusables symptômes d'un amour à la Butscha, ce qui, certes, est le nec plus ultrà des désirs d'une femme. Aussi le haut prix attaché à son estime par La Brière causa-t-il à Modeste une émotion d'une douceur infinie.
—Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant à Modeste, malgré le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe à mon honneur d'effacer une tache que j'y ai trop longtemps soufferte. Cinq jours après mon arrivée ici, voici ce que m'écrivait la duchesse de Chaulieu.
Il fit lire à Modeste les premières lignes de la lettre où la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior à Modeste; puis il les lui remit après avoir déchiré le surplus.
—Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie à votre délicatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vérifier l'écriture. La jeune fille qui m'a supposé d'ignobles sentiments est bien capable de croire à quelque collusion, à quelque stratagème. Ceci peut vous prouver combien je tiens à vous démontrer que la querelle qui subsiste entre nous n'a pas eu chez moi pour base un vil intérêt. Ah! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poëte, le poëte de madame de Chaulieu n'a pas moins de poésie dans le cœur que dans la pensée. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-là.
Et il laissa Modeste abasourdie.
—Ah çà! les voilà tous des anges, se dit-elle, ils sont inépousables, le duc seul appartient à l'humanité.
—Mademoiselle Modeste, cette chasse m'inquiète, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. J'ai rêvé que vous étiez emportée par votre cheval, et je suis allé à Rouen vous chercher un mors espagnol, on m'a dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents; je vous supplie de vous en servir, je l'ai fait voir au colonel qui m'a déjà plus remercié que cela ne vaut.
—Pauvre cher Butscha! s'écria Modeste émue aux larmes par ce soin maternel.
Butscha s'en alla sautillant comme un homme à qui l'on vient d'apprendre la mort d'un vieil oncle à succession.
—Mon cher père, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache... si vous proposiez à monsieur de La Brière de l'échanger contre votre tableau de Van Ostade.
Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose qu'il eût comme souvenir de ses campagnes, et qu'il avait achetée d'un bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-même en voyant avec quelle précipitation La Brière quitta le salon:—Il sera de la chasse!
Chose étrange, les trois amants de Modeste se rendirent à Rosembray, tous le cœur plein d'espérance et ravis de ses adorables perfections.
Rosembray, terre récemment achetée par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard voté pour légitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un château d'une magnificence comparable à celle de Mesnière et de Balleroy. On arrive à cet imposant et noble édifice par une immense allée de quatre rangs d'ormes séculaires, et l'on traverse une immense cour d'honneur en pente, comme celle de Versailles, à grilles magnifiques, à deux pavillons de concierge, et ornée de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le château présente, entre deux corps de logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisées à cintres sculptés et à petits carreaux, séparées entre elles par une colonnade engagée et cannelée. Un entablement à balustres cache un toit à l'italienne d'où sortent des cheminées de pierres de taille masquées par des trophées d'armes, Rosembray ayant été bâti, sous Louis XIV, par un fermier général nommé Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisées à colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, à qui les biens de ce Cottin furent apportés par mademoiselle Cottin, unique héritière de son père, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges déroulent un ruban où se lit cette devise substituée à l'ancienne en l'honneur du Grand Roi: Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, l'un de ses plus insignifiants favoris.
Du perron à grands escaliers circulaires et à balustres, la vue s'étend sur un immense étang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d'une pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordée de corbeilles où brillaient alors les fleurs de l'automne. De chaque côté, deux jardins à la française étalent leurs carrés, leurs allées, leurs belles pages écrites du plus majestueux style Lenôtre. Ces deux jardins sont encadrés dans toute leur longueur par une marge de bois, d'environ trente arpents, où, sous Louis XV, on a dessiné des parcs à l'anglaise. De la terrasse, la vue s'arrête, au fond, sur une forêt dépendant de Rosembray et contiguë à deux forêts, l'une à l'État, l'autre à la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage.
L'arrivée de Modeste fit une certaine sensation dans l'avenue, où l'on aperçut une voiture à la livrée de France, accompagnée du Grand-Écuyer, du colonel, de Canalis, de La Brière, tous à cheval, précédés d'un piqueur en grande livrée, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulâtre, le nègre et l'élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le Grand-Écuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste, éblouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain à son entrevue avec les célèbres duchesses, elle eut peur de paraître empruntée, provinciale ou parvenue; elle perdit complétement la tête et se repentit d'avoir voulu cette partie de chasse.
Quand la voiture eut arrêté, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisée à petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et l'expression d'un enjouement monastique rendu presque digne par un regard à demi voilé. La duchesse, femme d'une haute dévotion, fille unique d'un premier président richissime et mort en 1800, sèche et droite, mère de quatre enfants, ressemblait à madame Latournelle si l'imagination consent à embellir la notaresse de toutes les grâces d'un maintien vraiment abbatial.
—Eh! bonjour, chère Hortense, dit mademoiselle d'Hérouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui réunissait ces deux caractères hautains, laissez-moi vous présenter ainsi qu'à notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie.
—On nous a tant parlé de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grand'hâte de vous posséder ici...
—On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tête avec une galante admiration.
—Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et à la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole.
Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main.
—Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possédez bien des trésors, ajouta-t-il en regardant Modeste.
La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon où se trouvaient groupées devant la cheminée une dizaine de femmes. Les hommes, emmenés par le duc, se promenèrent sur la terrasse, à l'exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprès de la superbe Éléonore. La duchesse, assise à un métier de tapisserie, donnait des conseils à mademoiselle de Verneuil pour nuancer.
Modeste se serait traversé le doigt d'une aiguille en mettant la main sur une pelote, elle n'aurait pas été si vivement atteinte qu'elle le fut par le coup d'œil glacial, hautain, méprisant, que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusqu'où va la cruauté de ces charmants êtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait désarmé toute autre qu'Éléonore par sa stupide et involontaire admiration; car sans sa connaissance de l'âge, elle eût cru voir une femme de trente-six ans, mais elle était réservée à bien d'autres étonnements!
Le poëte se heurtait alors contre une colère de grande dame. Une pareille colère est le plus atroce des sphinx: le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mêmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure d'acier. La délicieuse tête de femme sourit, et en même temps l'acier mord, la main est d'acier, le bras, le corps, tout est d'acier. Canalis essayait de se cramponner à cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cœur; et la tête gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux déguisaient à tous les regards l'acier de cette colère descendue à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. L'aspect de la sublime beauté de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse, avaient enflammé les poudres amassées par la réflexion dans la tête d'Éléonore. Toutes les femmes étaient venues à une croisée pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnée de ses trois amants.
—N'ayons pas l'air d'être si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappée au cœur par ce mot de Diane:—Elle est divine! d'où çà sort-il?
Et elles s'étaient envolées au salon, où chacune avait repris sa contenance, et où la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cœur mille vipères qui toutes demandaient à la fois leur pâture.
Mademoiselle d'Hérouville dit à voix basse à la duchesse de Verneuil et avec intention:—Éléonore reçoit bien mal son grand Melchior.
—La duchesse de Maufrigneuse croit qu'il y a du froid entre eux, répondit Laure de Verneuil avec simplicité.
Cette phrase, dite si souvent dans le monde, n'est-elle pas admirable? On y sent la bise du pôle.
—Et pourquoi? demanda Modeste à cette charmante jeune fille sortie du Sacré-Cœur depuis deux mois.
—Le grand homme, répondit la dévote duchesse qui fit signe à sa fille de se taire, l'a laissée sans un mot pendant quinze jours, après son départ pour le Havre, et après lui avoir dit qu'il y allait pour sa santé.
Modeste laissa échapper un mouvement qui frappa Laure, Hélène et mademoiselle d'Hérouville.
—Et pendant ce temps, disait la dévote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre à Baden.
—Oh! c'est mal à Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle d'Hérouville.
—Pourquoi madame de Chaulieu n'est-elle pas venue au Havre? demanda naïvement Modeste à Hélène.
—Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans proférer une parole. Regardez-la! Quelle reine! sa tête sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart; et notre belle Éléonore a d'ailleurs de ce sang dans les veines.
—Elle ne lui a pas écrit? reprit Modeste.
—Diane, répondit la duchesse encouragée à ces confidences par un coup de coude de mademoiselle d'Hérouville, m'a dit qu'elle avait fait à la première lettre que Canalis lui a écrite, il y a dix jours environ, une bien sanglante réponse.
Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis; elle souhaita, non pas l'écraser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fièrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard doré par huit millions.
—Monsieur Melchior!... dit-elle.
Toutes les femmes levèrent le nez et jetèrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait à voix basse au métier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal élevée pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tête en ayant l'air de dire: «L'enfant est dans son droit!» Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trésor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fébrile et par un geste de maître à valet, tandis que la duchesse baissa la tête par un mouvement de lionne dérangée pendant son festin; mais ses yeux attachés au canevas jetèrent des flammes presque rouges sur le poëte en en fouillant le cœur à coups d'épigrammes, chaque mot s'expliquait par une triple injure.
—Monsieur Melchior! répéta Modeste d'une voix qui avait le droit de se faire écouter.
—Quoi, mademoiselle?... demanda le poëte.
Obligé de se lever, il resta debout à mi-chemin du métier qui se trouvait auprès d'une fenêtre et de la cheminée près de laquelle Modeste était assise sur le canapé de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes réflexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d'Éléonore. Obéir à Modeste, tout était fini sans retour entre le poëte et sa protectrice. Ne pas écouter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lâchetés, il manquait aux plus simples lois de la Civilité puérile et honnête. Plus la sottise était grosse, plus impérieusement la duchesse l'exigeait. La beauté, la fortune de Modeste mises en regard de l'influence et des droits d'Éléonore rendirent cette hésitation entre l'homme et son honneur aussi terrible à voir que le péril d'un matador dans l'arène. Un homme ne trouve de palpitations semblables à celles qui pouvaient donner un anévrisme à Canalis que devant un tapis vert, en voyant sa ruine ou sa fortune décidées en cinq minutes.
—Mademoiselle d'Hérouville m'a fait quitter si promptement la voiture que j'y ai laissée, dit Modeste à Canalis, mon mouchoir...
Canalis fit un haut-le-corps significatif.
—Et, dit Modeste en continuant malgré ce geste d'impatience, j'y ai noué la clef d'un portefeuille qui contient un fragment de lettre importante; ayez la bonté, Melchior, de la faire demander...
Entre un ange et un tigre irrité, Canalis, devenu blême, n'hésita plus, le tigre lui parut le moins dangereux; il allait se prononcer, lorsque La Brière apparut à la porte du salon, et lui sembla quelque chose comme l'archange Michel tombant du ciel.
—Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poëte qui regagna vivement sa chaise auprès du métier.
Ernest, lui, courut à Modeste sans saluer personne, il ne vit qu'elle, il reçut cette commission avec un visible bonheur, et s'élança hors du salon avec l'approbation secrète de toutes les femmes.
—Quel métier pour un poëte! dit Modeste à Hélène en montrant la tapisserie à laquelle travaillait rageusement la duchesse.
—Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est à jamais fini, disait à voix basse à Melchior Éléonore que le mezzo termine d'Ernest n'avait pas satisfaite. Et, songes-y bien! quand je ne serai pas là, je laisserai des yeux qui t'observeront.
Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passés qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe où se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux d'une biche. Sous sa rondeur se révélait l'exquise finesse dont sont douées ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur système nerveux qui maîtrise et vivifie le développement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa légère démarche qui fut d'une noblesse incomparable. Il n'y a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent à Noé, comme Éléonore, qui savent être majestueuses, malgré leur embonpoint de fermière. Un philosophe eût peut-être plaint Philoxène en admirant l'heureuse distribution du corsage et les soins minutieux d'une toilette du matin portée avec une élégance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffée en cheveux abondants, sans teinture, et nattés sur la tête en forme de tour, Éléonore montrait fièrement son cou de neige, sa poitrine et ses épaules d'un modelé délicieux, ses bras nus et éblouissants, terminés par des mains célèbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit:—C'est notre maîtresse à toutes! Et en effet, on reconnaissait en Éléonore une des quelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce qu'il y a d'auguste dans le port de la tête, de fin, de délicat dans telle ou telle sinuosité du cou, d'harmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans l'accord parfait des détails et de l'ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poésie comme de celle de Paganini, sans s'en expliquer les moyens, car la cause est toujours l'âme qui se rend visible. La duchesse inclina la tête pour saluer Hélène et sa tante, puis elle dit à Diane d'une voix enjouée, pure, sans trace d'émotion:—N'est-il pas temps de nous habiller, duchesse?
Et elle fit sa sortie, accompagnée de sa belle-fille et de mademoiselle d'Hérouville, qui toutes deux lui donnèrent le bras. Elle parla bas en s'en allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cœur en lui disant:—Vous êtes charmante. Ce qui signifiait:—Je suis toute à vous pour le service que vous venez de nous rendre.
Mademoiselle d'Hérouville rentra pour jouer son rôle d'espion, et son premier regard apprit à Canalis que le dernier mot de la duchesse n'était pas une vaine menace. L'apprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins à se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir à Modeste, il le prit par le bras et l'emmena sur la pelouse.
—Mon cher ami, lui dit-il, je suis l'homme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde; aussi ai-je recours à toi pour me tirer du guêpier où je me suis fourré. Modeste est un démon; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes d'une lettre de madame de Chaulieu que j'ai fait la sottise de lui confier; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec Éléonore. Ainsi, demande immédiatement ce papier à Modeste, et dis-lui de ma part que je n'ai sur elle aucune vue, aucune prétention. Je compte sur sa délicatesse, sur sa probité de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous étions jamais vus, je la prie de ne pas m'adresser la parole, je la supplie de m'accorder ses rigueurs, sans oser réclamer de sa malice une espèce de colère jalouse qui servirait à merveille mes intérêts... Va, j'attends ici.
Ernest de La Brière aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes d'Havré, le vicomte de Sérizy, qui venait d'arriver de Rosny pour annoncer que Madame était obligée de se trouver à l'ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennité constitutionnelle, où Charles X prononça son discours environné de toute sa famille, madame la Dauphine et Madame y assistant dans leur tribune. Le choix de l'ambassadeur chargé d'exprimer les regrets de la princesse était une attention pour Diane, on la disait alors adorée par ce charmant jeune homme, fils d'un ministre d'État, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis à de hautes destinées en sa qualité de fils unique et d'héritier d'une immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumière l'âge de madame de Sérizy qui, selon la chronique publiée sous l'éventail, lui avait enlevé le cœur du beau Lucien de Rubempré.
—Vous nous ferez, j'espère, le plaisir de rester à Rosembray, dit la sévère duchesse au jeune officier.
Tout en ouvrant l'oreille aux médisances, la dévote fermait les yeux sur les coquetteries de ses hôtes soigneusement appareillés par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolèrent ces excellentes femmes, sous prétexte de ramener au bercail par leur indulgence des brebis égarées.
—Nous avons compté, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur...
—Nous n'en serons que plus à notre aise! dit un grand vieillard sec, d'environ soixante-quinze ans, vêtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tête par permission des dames.
Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, n'était rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment où La Brière essayait de passer derrière le canapé pour demander un moment d'entretien à Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra.
—Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil à Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression d'étonnement en voyant par qui était porté le nom que le général de la cavalerie vendéenne avait rendu si célèbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice.
Le duc de Verneuil actuel était un troisième fils emmené par son père en émigration, et le seul survivant de quatre enfants.
—Gaspard! dit la duchesse en appelant son fils près d'elle. Le jeune prince vint à l'ordre de sa mère, qui reprit en lui montrant Modeste:—Mademoiselle de La Bastie, mon ami.
L'héritier présomptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein était arrangé, salua la jeune fille sans paraître, comme l'avait été son père, émerveillé de sa beauté. Modeste put alors comparer la jeunesse d'aujourd'hui à la vieillesse d'autrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait déjà dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi qu'il rendait autant d'hommages à la femme qu'à la royauté. Le duc de Rhétoré, fils aîné de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui réunit l'impertinence et le sans gêne, avait, comme le prince de Loudon, salué Modeste presque cavalièrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pères vient peut-être de ce que les héritiers ne se sentent plus être de grandes choses comme leurs aïeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne s'en trouvant plus que l'ombre. Les pères ont encore la politesse inhérente à leur grandeur évanouie, comme ces sommets encore dorés par le soleil quand tout est dans les ténèbres à l'entour.
Enfin Ernest put glisser deux mots à Modeste, qui se leva.
—Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait s'habiller et qui tira le cordon d'une sonnette, on va vous conduire à votre appartement.
Ernest accompagna jusqu'au grand escalier Modeste en lui présentant la requête de l'infortuné Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior.
—Il aime, voyez-vous? C'est un captif qui croyait pouvoir briser sa chaîne.
—De l'amour chez ce féroce calculateur?... répliqua Modeste.
—Mademoiselle, vous êtes à l'entrée de la vie, vous n'en connaissez pas les défilés. Il faut pardonner toutes ses inconséquences à un homme qui se met sous la domination d'une femme plus âgée que lui, car il n'y est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits à cette divinité! Maintenant il a jeté trop de semailles pour dédaigner la moisson, la duchesse représente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier à ce poëte, qui, par malheur, a plus de vanité que d'orgueil; il n'a su ce qu'il perdait qu'en revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous l'aideriez. C'est un enfant qui dérange à jamais sa vie!... Vous l'appelez un calculateur; mais il calcule bien mal, comme tous les poëtes d'ailleurs, gens à sensations, pleins d'enfance, éblouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant après!... Il a aimé les chevaux et les tableaux, il a chéri la gloire, il veut maintenant le pouvoir, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV. Convenez que ses hochets sont de grandes choses?
—Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son père qu'elle appela par un signe de tête pour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes; vous les porterez au grand homme en l'assurant d'une entière condescendance à ses désirs; mais à une condition. Je veux que vous lui présentiez tous mes remercîments pour le plaisir que j'ai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles pièces du Théâtre allemand. Je sais maintenant que le chef-d'œuvre de Gœthe n'est ni Faust ni le comte d'Egmont... Et comme Ernest regardait la malicieuse fille d'un air hébété—... C'est Torquato Tasso! reprit-elle. Dites à monsieur de Canalis qu'il la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens à ce que vous répétiez ceci mot pour mot à votre ami, car ce n'est pas une immense épigramme, mais la justification de sa conduite, à cette différence près qu'il deviendra, je l'espère, très raisonnable, grâce à la folie d'Éléonore.
La première femme de la duchesse guida Modeste et son père vers leur appartement où Françoise Cochet avait déjà tout mis en ordre, et dont l'élégance, la recherche étonnèrent le colonel, à qui Françoise apprit qu'il existait trente appartements de maître dans ce goût au château.
—Voilà comme je conçois une terre, dit Modeste.
—Le comte de La Bastie te fera construire un château pareil, répondit le colonel.
—Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier à Ernest, allez rassurer notre ami.
Ce mot, notre ami, frappa le Référendaire. Il regarda Modeste pour savoir s'il y avait quelque chose de sérieux dans la communauté de sentiments qu'elle paraissait accepter; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit:—Eh! allez donc, votre ami attend.
La Brière rougit excessivement et sortit dans un état de doute, d'anxiété, de trouble plus cruel que le désespoir. Les approches du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables à ce que la poésie catholique a si bien nommé l'entrée du paradis, pour exprimer un lieu ténébreux, difficile, étroit, et où retentissent les derniers cris d'une suprême angoisse.
Une heure après, l'illustre compagnie était réunie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupées à de menus ouvrages, en attendant l'annonce du dîner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les Portenduère, les l'Estorade et les Maucombe, familles provençales; il lui reprocha de ne pas demander du service, en l'assurant que rien n'était plus facile que de l'employer dans son grade de colonel et dans la garde.
—Un homme de votre naissance et de votre fortune n'épouse pas les opinions de l'opposition actuelle, dit le prince en souriant.
Cette société d'élite non seulement plut à Modeste, mais elle y devait acquérir, pendant son séjour, une perfection de manières qui, sans cette révélation, lui aurait manqué toute sa vie. Montrer une horloge à un mécanicien en herbe, ce sera toujours lui révéler la mécanique en entier; il développe aussitôt les germes qui dorment en lui. De même Modeste sut s'approprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, là où des bourgeoises n'auraient remporté que des ridicules à l'imitation de ces façons. Une jeune fille, bien née, instruite et disposée comme Modeste, se mit naturellement à l'unisson et découvrit les différences qui séparent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grâce de la grande dame sans désespérer de l'acquérir. Elle trouva son père et La Brière infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poëte, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de l'esprit, ne fut plus qu'un maître des requêtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligé de plaire à toutes ces constellations. Ernest de La Brière, sans ambition, restait lui-même; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir d'une expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de Rhétoré, le vicomte de Sérisy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui n'avait pas son franc parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l'estime de l'empereur Napoléon. Modeste remarqua la préoccupation continuelle de l'homme d'esprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour étonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, là, ce paon se dépluma.
Au milieu de la soirée, Modeste alla s'asseoir avec le Grand-Écuyer dans un coin du salon: elle l'avait emmené là pour terminer une lutte qu'elle ne pouvait plus encourager sans se mésestimer elle-même.
—Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchée de vos soins. Précisément, à cause de la profonde estime que j'ai conçue pour votre caractère, de l'amitié qu'inspire une âme comme la vôtre, je ne voudrais pas porter la plus légère atteinte à votre amour-propre. Avant votre arrivée au Havre, j'aimais sincèrement, profondément et à jamais une personne digne d'être aimée et pour qui mon affection est encore un secret; mais sachez, et ici je suis plus sincère que ne le sont les jeunes filles, que si je n'avais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez été choisi par moi, tant j'ai reconnu de nobles et belles qualités en vous. Les quelques mots échappés à votre sœur et à votre tante m'obligent à vous parler ainsi. Si vous le jugez nécessaire, demain, avant le départ pour la chasse, ma mère m'aura, par un message, rappelée à elle sous prétexte d'une indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister à une fête préparée par vos soins et où mon secret, s'il m'échappait, vous peinerait en froissant vos légitimes prétentions. Pourquoi suis-je venue ici? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez généreux pour ne pas me faire un crime d'une curiosité nécessaire. Ceci n'est pas ce que j'ai de plus délicat à vous dire. Vous avez dans mon père et moi des amis plus solides que vous ne le croyez; et, comme la fortune a été le premier mobile de vos pensées quand vous êtes venu à moi; sans vouloir me servir de ceci comme d'un calmant au chagrin que vous devez galamment témoigner, apprenez que mon père s'occupe de l'affaire d'Hérouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a déjà tenté des démarches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon père, offrent quinze cent mille francs et se chargent de réunir le reste par la confiance qu'ils inspireront aux capitalistes en prenant dans l'affaire cet intérêt sérieux. Si je n'ai pas l'honneur d'être la duchesse d'Hérouville, j'ai la presque certitude de vous mettre à même de la choisir un jour en toute liberté, dans la haute sphère où elle est. Oh! laissez-moi finir, dit-elle à un geste du duc....
—A l'émotion de mon frère, disait mademoiselle d'Hérouville sa nièce, il est facile de juger que tu as une sœur.
—... Monsieur le duc, ceci fut décidé par moi le jour de notre première promenade à cheval en vous entendant déplorer votre situation. Voilà ce que je voulais vous révéler. Ce jour-là mon sort fut fixé. Si vous n'avez pas conquis une femme, vous aurez trouvé des amis à Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter à ce titre...
Ce petit discours, médité par Modeste, fut dit avec un tel charme d'âme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Écuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa.
—Restez ici pendant la chasse, répondit le duc d'Hérouville, mon peu de mérite m'a donné l'habitude de ces refus; mais, tout en acceptant votre amitié et celle du colonel, laissez-moi m'assurer auprès des hommes d'art les plus compétents, que le desséchement des laisses d'Hérouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bénéfices à la compagnie dont vous me parlez, avant que j'agrée le dévouement de vos amis. Vous êtes une noble fille, et quoiqu'il soit navrant de n'être que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu.
—Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret; l'on ne saura mon choix, si toutefois je ne m'abuse pas, qu'après l'entière guérison de ma mère; car je veux que mon futur et moi nous soyons bénis de ses premiers regards...
—Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d'aller se coucher, il m'est revenu que plusieurs d'entre vous avaient l'intention de chasser demain avec nous; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez à faire les Dianes, vous aurez à vous lever à la diane, c'est-à-dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J'ai vu, dans le cours de ma vie, les femmes déployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement; et il vous faudrait à toutes une certaine dose d'entêtement pour rester pendant toute une journée à cheval, hormis la halte que nous ferons pour déjeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce... Êtes-vous bien toujours toutes dans l'intention de vous montrer écuyères finies?...
—Prince, moi j'y suis obligée, répondit finement Modeste.
—Je réponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu.
—Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, répliqua le prince. Ainsi, vous voilà toutes piquées au jeu... Néanmoins, je ferai en sorte, pour mademoiselle de Verneuil et les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de l'étang.
—Rassurez-vous, mesdames, le déjeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quitté le salon.
Le lendemain, au petit jour, tout présageait une belle journée. Le ciel, voilé d'une légère vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait être entièrement nettoyé vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait déjà de petits nuages floconneux. En quittant le château, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de Rhétoré, qui n'avaient point de dames à protéger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminées du château, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie à la fin des beaux automnes, et poindant à travers le voile des vapeurs.
—Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de Rhétoré.
—Malgré leurs fanfaronnades d'hier, je crois qu'elles nous laisseront chasser sans elles, répondit le Grand-Veneur.
—Oui, si elles n'avaient pas toutes un attentif, répliqua le duc.
En ce moment, ces chasseurs déterminés, car le prince de Loudon et le duc de Rhétoré sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit d'une altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiqué pour le rendez-vous, à l'une des entrées des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel était le sujet du débat. Le prince de Loudon, atteint d'anglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un équipage de chasse entièrement britannique. Or, d'un côté du rond-point vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pâle, l'air insolent et flegmatique, parlant à peu près le français, et dont le costume offrait cette propreté qui distingue tous les Anglais, même ceux des dernières classes. John Barry portait une redingote courte serrée à la taille, de drap écarlate à boutons d'argent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes à revers, un gilet rayé, un col et une cape de velours noir. Il tenait à la main un petit fouet de chasse, et l'on voyait à sa gauche, attaché par un cordon de soie, un cornet de cuivre. Ce premier piqueur était accompagné de deux grands chiens courants de race, véritables Fox-Hound, à robe blanche tachetée de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tête menue et à petites oreilles sur la crête. Ce piqueur, l'un des plus célèbres du comté d'où le prince l'avait fait venir à grands frais, commandait un équipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coûtait énormément au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait à son fils ce goût essentiellement royal. Les subordonnés, hommes et chevaux, se tenaient à une certaine distance, dans un silence parfait.
Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prévenu par trois piqueurs en tête de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractères et leurs costumes français avec le représentant de l'insolente Albion. Ces favoris du prince, tous coiffés de leurs chapeaux bordés, à trois cornes, très plats, très évasés, sous lesquels grimaçaient des figures hâlées, tanées, ridées et comme éclairées par des yeux petillants, étaient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dévorés par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes à la Dampierre, garnies de cordons de serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de l'œil et de la voix. Ces dignes bêtes formaient une assemblée de sujets plus fidèles que ceux à qui s'adressait alors le roi, tous tachetés de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de Napoléon, allumant au moindre bruit leurs prunelles d'un feu qui les faisait ressembler à des diamants; l'un, venu du Poitou, court de reins, large d'épaules, bas jointé, coiffé de longues oreilles; l'autre, venu d'Angleterre, blanc, levretté, peu de ventre, à petites oreilles et taillé pour la course; tous les jeunes impatients et prêts à tapager; tandis que les vieux, marqués de cicatrices, étendus, calmes, la tête sur les deux pattes de devant, écoutaient la terre comme des sauvages.
En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi s'entre-regardèrent en se demandant ainsi sans dire un mot:—Ne chasserons-nous donc pas seuls?... Le service de Sa Majesté n'est-il pas compromis?
Après avoir commencé par des plaisanteries, la dispute s'était échauffée entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire.
De loin, les deux princes devinèrent le sujet de cette altercation, et poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant d'une voix impérative:—Qui a fait le bois?
—Moi, monseigneur, dit l'Anglais.
—Bien, dit le prince de Cadignan en écoutant le rapport de John Barry.
Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient également sa dignité suprême. Le prince ordonna la journée; car, il en est d'une chasse comme d'une bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le Napoléon des forêts. Grâce à l'ordre admirable introduit dans la Vénerie par le Premier Veneur, il pouvait s'occuper exclusivement de la stratégie et de la haute science. Il sut assigner à l'équipage du prince de Loudon sa place dans l'ordonnance de la journée, en le réservant, comme un corps de cavalerie, à rabattre le cerf vers l'étang; si, selon sa pensée, les meutes royales parvenaient à le jeter dans la forêt de la Couronne qui borde l'horizon en face le château. Le Grand-Veneur sut ménager l'amour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de l'Anglais qu'il employait ainsi dans sa spécialité, en lui donnant l'occasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systèmes devaient être alors en présence et faire merveilles à l'envi l'un de l'autre.
—Monseigneur nous ordonne-t-il d'attendre encore? dit respectueusement La Roulie.
—Je t'entends bien, mon vieux! répliqua le prince, il est tard; mais...
—Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fétiches, dit le second piqueur en remarquant la manière de flairer de son chien favori.
—Fétiches? répéta le prince de Loudon en souriant.
—Peut-être veut-il dire fétides, reprit le duc de Rhétoré.
—C'est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil infecte, au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur.
En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composé de seize chevaux, à la tête duquel brillaient les voiles verts de quatre dames. Modeste, accompagnée de son père, du Grand-Écuyer et du petit La Brière, allait en avant aux côtés de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de Sérizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquée de Canalis à qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond-point, où ces chasseurs habillés de rouge et armés de leurs cors de chasse, entourés de chiens et de piqueurs, formèrent un spectacle digne des pinceaux d'un Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement à cheval, malgré son embonpoint, arriva près de Modeste et trouva de sa dignité de ne point bouder cette jeune personne à qui, la veille, elle n'avait pas dit une parole.
Au moment où le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualité fabuleuse, Éléonore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement à voir.
—C'est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant à Diane de Maufrigneuse; c'est d'ailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en la rendant à Modeste.
—Avouez, madame la duchesse, répondit mademoiselle de La Bastie en jetant à La Brière un tendre et malicieux regard où l'amant pouvait lire un aveu, que, de la main d'un futur, c'est un bien singulier présent...
—Mais, dit madame de Maufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme une déclaration de mes droits.
La Brière eut des larmes dans les yeux et lâcha la bride de son cheval, il allait tomber; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche.
Le duc d'Hérouville dit à voix basse au jeune Référendaire:—J'espère, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous être utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants êtres.
Cette grande journée où tant d'intérêts de cœur et de fortune furent résolus n'offrit qu'un seul problème au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait l'étang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le château; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs d'échecs qui prédisent le mat à telle base. Cet heureux vieillard réussit au gré de ses souhaits, il fit une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur présence pour le surlendemain qui fut un jour de pluie.
Les hôtes du duc de Verneuil restèrent cinq jours à Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait l'annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la Légion d'Honneur, et au poste de ministre à Carlsruhe.
Lorsque, dans les premiers jours du mois de décembre, madame la comtesse de La Bastie, opérée par Desplein, put enfin voir Ernest de La Brière, elle serra la main de Modeste et lui dit à l'oreille:—Je l'aurais choisi...
Vers la fin du mois de février, tous les contrats d'acquisitions furent signés par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. A cette époque, la famille La Bastie obtint du Roi l'insigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie à Ernest de La Brière, qui fut autorisé à s'appeler le vicomte de La Bastie-La-Brière. La terre de La Bastie, reconstituée à plus de cent mille francs de rentes, était érigée en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois d'avril. Les témoins de La Brière furent Canalis et le ministre à qui pendant cinq ans il avait servi de secrétaire particulier. Ceux de la mariée furent le duc d'Hérouville et Desplein à qui les Mignon gardèrent une longue reconnaissance, après lui en avoir donné de magnifiques témoignages.
Plus tard, peut-être reverra-t-on, dans le cours de cette longue histoire de nos mœurs, monsieur et madame de La Brière-La-Bastie: les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile à porter avec une femme instruite et spirituelle; car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l'orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa société.
Paris, mars-juillet 1844.
HONORINE.
A MONSIEUR ACHILLE DEVÉRIA,
Comme un affectueux souvenir de l'auteur.
De Balzac.
Si les Français ont autant de répugnance que les Anglais ont de propension pour les voyages, peut-être les Français et les Anglais ont-ils raison de part et d'autre. On trouve partout quelque chose de meilleur que l'Angleterre, tandis qu'il est excessivement difficile de retrouver loin de la France les charmes de la France. Les autres pays offrent d'admirables paysages, ils présentent souvent un comfort supérieur à celui de la France, qui fait les plus lents progrès en ce genre. Ils déploient quelquefois une magnificence, une grandeur, un luxe étourdissants; ils ne manquent ni de grâce ni de façons nobles; mais la vie de tête, l'activité d'idées, le talent de conversation et cet atticisme si familiers à Paris; mais cette soudaine entente de ce qu'on pense et de ce qu'on ne dit pas, ce génie du sous-entendu, la moitié de la langue française, ne se rencontrent nulle part. Aussi le Français, dont la raillerie est déjà si peu comprise, se dessèche-t-il bientôt à l'étranger, comme un arbre déplanté. L'émigration est un contre-sens chez la nation française. Beaucoup de Français, de ceux dont il est ici question, avouent avoir revu les douaniers du pays natal avec plaisir, ce qui peut sembler l'hyperbole la plus osée du patriotisme.
Ce petit préambule a pour but de rappeler à ceux des Français qui ont voyagé le plaisir excessif qu'ils ont éprouvé quand, parfois, ils ont retrouvé toute la patrie, une oasis dans le salon de quelque diplomate; plaisir que comprendront difficilement ceux qui n'ont jamais quitté l'asphalte du boulevard des Italiens, et pour qui la ligne des quais, rive gauche, n'est déjà plus Paris. Retrouver Paris! savez-vous ce que c'est, ô Parisiens! C'est retrouver, non pas la cuisine du Rocher de Cancale, comme Borel la soigne pour les gourmets qui savent l'apprécier, car elle ne se fait que rue Montorgueil, mais un service qui la rappelle! C'est retrouver les vins de France qui sont à l'état mythologique hors de France, et rares comme la femme dont il sera question ici! C'est retrouver non pas la plaisanterie à la mode, car de Paris à la frontière elle s'évente; mais ce milieu spirituel, compréhensif, critique, où vivent les Français depuis le poëte jusqu'à l'ouvrier, depuis la duchesse jusqu'au gamin.
En 1836, pendant le séjour de la cour de Sardaigne à Gênes, deux Parisiens, plus ou moins célèbres, purent encore se croire à Paris, en se trouvant dans un palais loué par le Consul-Général de France, sur la colline, dernier pli que fait l'Apennin entre la porte Saint-Thomas et cette fameuse lanterne qui, dans les keepsakes, orne toutes les vues de Gênes. Ce palais est une de ces fameuses villas où les nobles Génois ont dépensé des millions au temps de la puissance de cette république aristocratique. Si la demi-nuit est belle quelque part, c'est assurément à Gênes, quand il a plu comme il y pleut, à torrents, pendant toute la matinée; quand la pureté de la mer lutte avec la pureté du ciel; quand le silence règne sur le quai et dans les bosquets de cette villa, dans ses marbres à bouches béantes d'où l'eau coule avec mystère; quand les étoiles brillent, quand les flots de la Méditerranée se suivent comme les aveux d'une femme à qui vous les arrachez parole à parole. Avouons-le, cet instant où l'air embaumé parfume les poumons et les rêveries, où la volupté, visible et mobile comme l'atmosphère, vous saisit sur vos fauteuils, alors qu'une cuiller à la main vous effilez des glaces ou des sorbets, une ville à vos pieds, de belles femmes devant vous; ces heures à la Boccace ne se trouvent qu'en Italie et aux bords de la Méditerranée. Supposez autour de la table le marquis di Negro, ce frère hospitalier de tous les talents qui voyagent, et le marquis Damaso Pareto, deux Français déguisés en Génois, un Consul-Général entouré d'une femme belle comme une madone et de deux enfants silencieux, parce que le sommeil les a saisis, l'ambassadeur de France et sa femme, un premier secrétaire d'ambassade qui se croit éteint et malicieux, enfin deux Parisiens qui viennent prendre congé de la consulesse dans un dîner splendide, vous aurez le tableau que présentait la terrasse de la villa vers la mi-mai, tableau dominé par un personnage, par une femme célèbre sur laquelle les regards se concentrent par moments, et l'héroïne de cette fête improvisée. L'un des deux Français était le fameux paysagiste Léon de Lora, l'autre un célèbre critique, Claude Vignon. Tous deux ils accompagnaient cette femme, une des illustrations actuelles du beau sexe, mademoiselle des Touches, connue sous le nom de Camille Maupin dans le monde littéraire. Mademoiselle des Touches était allée à Florence pour affaire. Par une de ces charmantes complaisances qu'elle prodigue, elle avait emmené Léon de Lora pour lui montrer l'Italie, et avait poussé jusqu'à Rome pour lui montrer la campagne de Rome. Venue par le Simplon, elle revenait par le chemin de la Corniche à Marseille. Toujours à cause du paysagiste, elle s'était arrêtée à Gênes. Naturellement le Consul-Général avait voulu faire, avant l'arrivée de la cour, les honneurs de Gênes à une personne que sa fortune, son nom et sa position recommandent autant que son talent. Camille Maupin, qui connaissait Gênes jusque dans ses dernières chapelles, laissa son paysagiste aux soins du diplomate, à ceux des deux marquis génois, et fut avare de ses instants. Quoique l'ambassadeur fût un écrivain très distingué, la femme célèbre refusa de se prêter à ses gracieusetés, en craignant ce que les Anglais appellent une exhibition; mais elle rentra les griffes de ses refus dès qu'il fut question d'une journée d'adieu à la villa du consul. Léon de Lora dit à Camille que sa présence à la villa était la seule manière qu'il eût de remercier l'ambassadeur et sa femme, les deux marquis génois, le consul et la consulesse. Mademoiselle des Touches fit alors le sacrifice d'une de ces journées de liberté complète qui ne se rencontrent pas toujours à Paris pour ceux sur qui le monde a les yeux.
Maintenant, une fois la réunion expliquée, il est facile de concevoir que l'étiquette en avait été bannie, ainsi que beaucoup de femmes et des plus élevées, curieuses de savoir si la virilité du talent de Camille Maupin nuisait aux grâces de la jolie femme, et si, en un mot, le haut-de-chausses dépassait la jupe. Depuis le dîner jusqu'à neuf heures, moment où la collation fut servie, si la conversation avait été rieuse et grave tour à tour, sans cesse égayée par les traits de Léon de Lora, qui passe pour l'homme le plus malicieux du Paris actuel, par un bon goût qui ne surprendra pas d'après le choix des convives, il avait été peu question de littérature; mais enfin le papillonnement de ce tournoi français devait y arriver, ne fût-ce que pour effleurer ce sujet essentiellement national. Mais avant d'arriver au tournant de conversation qui fit prendre la parole au Consul-Général, il n'est pas inutile de dire un mot sur sa famille et sur lui.
Ce diplomate, homme d'environ trente-quatre ans, marié depuis six ans, était le portrait vivant de lord Byron. La célébrité de cette physionomie dispense de peindre celle du consul. On peut cependant faire observer qu'il n'y avait aucune affectation dans son air rêveur. Lord Byron était poëte, et le diplomate était poétique; les femmes savent reconnaître cette différence qui explique, sans les justifier, quelques-uns de leurs attachements. Cette beauté, mise en relief par un charmant caractère, par les habitudes d'une vie solitaire et travailleuse, avait séduit une héritière génoise. Une héritière génoise! cette expression pourra faire sourire à Gênes où par suite de l'exhérédation des filles, une femme est rarement riche; mais Onorina Pedrotti, l'unique enfant d'un banquier sans héritiers mâles, est une exception. Malgré toutes les flatteries que comporte une passion inspirée, le Consul-Général ne parut pas vouloir se marier. Néanmoins, après deux ans d'habitation, après quelques démarches de l'ambassadeur pendant les séjours de la cour à Gênes, le mariage fut conclu. Le jeune homme rétracta ses premiers refus, moins à cause de la touchante affection d'Onorina Pedrotti qu'à cause d'un événement inconnu, d'une de ces crises de la vie intime si promptement ensevelies sous les courants journaliers des intérêts, que plus tard, les actions les plus naturelles semblent inexplicables. Cet enveloppement des causes affecte aussi très souvent les événements les plus sérieux de l'histoire. Telle fut du moins l'opinion de la ville de Gênes, où, pour quelques femmes, l'excessive retenue, la mélancolie du consul français ne s'expliquaient que par le mot passion. Remarquons en passant que les femmes ne se plaignent jamais d'être les victimes d'une préférence, elles s'immolent très bien à la cause commune. Onorina Pedrotti, qui peut-être aurait haï le consul si elle eût été dédaignée absolument, n'en aimait pas moins, et peut-être plus, suo sposo, en le sachant amoureux. Les femmes admettent la préséance dans les affaires de cœur. Tout est sauvé, dès qu'il s'agit du sexe. Un homme n'est jamais diplomate impunément: le sposo fut discret comme la tombe, et si discret que les négociants de Gênes voulurent voir quelque préméditation dans l'attitude du jeune consul, à qui l'héritière eût peut-être échappé s'il n'eût pas joué ce rôle de Malade Imaginaire en amour. Si c'était la vérité, les femmes la trouvèrent trop dégradante pour y croire. La fille de Pedrotti fit de son amour une consolation, elle berça ces douleurs inconnues dans un lit de tendresses et de caresses italiennes. Il signor Pedrotti n'eut pas d'ailleurs à se plaindre du choix auquel il était contraint par sa fille bien-aimée. Des protecteurs puissants veillaient de Paris sur la fortune du jeune diplomate. Selon la promesse de l'ambassadeur au beau-père, le Consul-Général fut créé baron et fait commandeur de la Légion-d'Honneur. Enfin, il signor Pedrotti fut nommé comte par le roi de Sardaigne. La dot fut d'un million. Quant à la fortune de la casa Pedrotti, évaluée à deux millions gagnés dans le commerce des blés, elle échut aux mariés six mois après leur union, car le premier et le dernier des comtes Pedrotti mourut en janvier 1831. Onorina Pedrotti est une de ces belles Génoises, les plus magnifiques créatures de l'Italie, quand elles sont belles. Pour le tombeau de Julien, Michel-Ange prit ses modèles à Gênes. De là vient cette amplitude, cette curieuse disposition du sein dans les figures du Jour et de la Nuit, que tant de critiques trouvent exagérées, mais qui sont particulières aux femmes de la Ligurie. A Gênes, la beauté n'existe plus aujourd'hui que sous le mezzaro, comme à Venise elle ne se rencontre que sous les fazzioli. Ce phénomène s'observe chez toutes les nations ruinées. Le type noble ne s'y trouve plus que dans le peuple, comme, après l'incendie des villes, les médailles se cachent dans les cendres. Mais déjà tout exception sous le rapport de la fortune, Onorina est encore une exception comme beauté patricienne. Rappelez-vous donc la Nuit que Michel-Ange a clouée sous le Penseur, affublez-la du vêtement moderne, tordez ces beaux cheveux si longs autour de cette magnifique tête un peu brune de ton, mettez une paillette de feu dans ces yeux rêveurs, entortillez cette puissante poitrine dans une écharpe, voyez la longue robe blanche brodée de fleurs, supposez que la statue redressée s'est assise et s'est croisé les bras, semblables à ceux de mademoiselle Georges, et vous aurez sous les yeux la consulesse avec un enfant de six ans, beau comme le désir d'une mère, et une petite fille de quatre ans sur les genoux, belle comme un type d'enfant laborieusement cherché par David le sculpteur pour l'ornement d'une tombe. Ce beau ménage fut l'objet de l'attention secrète de Camille. Mademoiselle des Touches trouvait au consul un air un peu trop distrait chez un homme parfaitement heureux. Quoique pendant cette journée la femme et le mari lui eussent offert le spectacle admirable du bonheur le plus entier, Camille se demandait pourquoi l'un des hommes les plus distingués qu'elle eût rencontrés, et qu'elle avait vu dans les salons à Paris, restait Consul-Général à Gênes, quand il possédait une fortune de cent et quelques mille francs de rentes! Mais elle avait aussi reconnu, par beaucoup de ces riens que les femmes ramassent avec l'intelligence du sage arabe dans Zadig, l'affection la plus fidèle chez le mari. Certes, ces deux beaux êtres s'aimeraient sans mécompte jusqu'à la fin de leurs jours. Camille se disait donc tour à tour: «—Qu'y a-t-il?—Il n'y a rien!» selon les apparences trompeuses du maintien chez le Consul-Général qui, disons-le, possédait le calme absolu des Anglais, des sauvages, des Orientaux et des diplomates consommés.
En parlant littérature, on parla de l'éternel fonds de boutique de la république des lettres: la faute de la femme! Et l'on se trouva bientôt en présence de deux opinions: qui, de la femme ou de l'homme, avait tort dans la faute de la femme? Les trois femmes présentes, l'ambassadrice, la consulesse et mademoiselle des Touches, ces femmes censées naturellement irréprochables, furent impitoyables pour les femmes. Les hommes essayèrent de prouver à ces trois belles fleurs du sexe qu'il pouvait rester des vertus à une femme après sa faute.
—Combien de temps allons-nous jouer ainsi à cache-cache! dit Léon de Lora.
—Cara vita (ma chère vie), allez coucher vos enfants, et envoyez-moi par Gina le petit portefeuille noir qui est sur mon meuble de Boule, dit le Consul à sa femme.
La consulesse se leva sans faire une observation, ce qui prouve qu'elle aimait bien son mari, car elle connaissait assez de français déjà pour savoir que son mari la renvoyait.
—Je vais vous raconter une histoire dans laquelle je joue un rôle, et après laquelle nous pourrons discuter, car il me paraît puéril de promener le scalpel sur un mort imaginaire. Pour disséquer, prenez d'abord un cadavre.
Tout le monde se posa pour écouter avec d'autant plus de complaisance que chacun avait assez parlé, la conversation allait languir, et ce moment est l'occasion que doivent choisir les conteurs. Voici donc ce que raconta le Consul-Général.
—A vingt-deux ans, une fois reçu docteur en Droit, mon vieil oncle, l'abbé Loraux, alors âgé de soixante-douze ans, sentit la nécessité de me donner un protecteur et de me lancer dans une carrière quelconque. Cet excellent homme, si toutefois ce ne fut pas un saint, regardait chaque nouvelle année comme un nouveau don de Dieu. Je n'ai pas besoin de vous dire combien il était facile au confesseur d'une Altesse Royale de placer un jeune homme élevé par lui, l'unique enfant de sa sœur. Un jour donc, vers la fin de l'année 1824, ce vénérable vieillard, depuis cinq ans curé des Blancs-Manteaux à Paris, monta dans la chambre que j'occupais à son presbytère, et me dit:—«Fais ta toilette, mon enfant, je vais te présenter à la personne qui te prend chez elle en qualité de secrétaire. Si je ne me trompe, cette personne pourra me remplacer dans le cas où Dieu m'appellerait à lui. J'aurai dit ma messe à neuf heures, tu as trois quarts d'heure à toi, sois prêt.—Ah! mon oncle, dois-je donc dire adieu à cette chambre où je suis si heureux depuis quatre ans?...—Je n'ai pas de fortune à te léguer, me répondit-il.—Ne me laissez-vous pas la protection de votre nom, le souvenir de vos œuvres, et...?—Ne parlons pas de cet héritage-là, dit-il en souriant. Tu ne connais pas encore assez le monde pour savoir qu'il acquitterait difficilement un legs de cette nature, tandis qu'en te menant ce matin chez monsieur le comte...
(Permettez-moi, dit le Consul, de vous désigner mon protecteur sous son nom de baptême seulement, et de l'appeler le comte Octave.)
—Tandis qu'en te menant chez monsieur le comte Octave, je crois te donner une protection qui, si tu plais à ce vertueux homme d'État, comme je n'en doute pas, équivaudra certes à la fortune que je t'aurais amassée, si la ruine de mon beau-frère et la mort de ma sœur ne m'avaient surpris comme un coup de foudre par un jour serein.—Êtes-vous le confesseur de monsieur le comte?—Et, si je l'étais, pourrais-je t'y placer? Quel est le prêtre capable de profiter des secrets dont la connaissance lui vient au tribunal de la pénitence? Non, tu dois cette protection à Sa Grandeur le Garde des Sceaux. Mon cher Maurice, tu seras là comme chez un père. Monsieur le comte te donne deux mille quatre cents francs d'appointements fixes, un logement dans son hôtel, et une indemnité de douze cents francs pour ta nourriture: il ne t'admettra pas à sa table et ne veut pas te faire servir à part, afin de ne point te livrer à des soins subalternes. Je n'ai pas accepté l'offre qu'on m'a faite avant d'avoir acquis la certitude que le secrétaire du comte Octave ne sera jamais un premier domestique. Tu seras accablé de travaux, car le comte est un grand travailleur; mais tu sortiras de chez lui capable de remplir les plus hautes places. Je n'ai pas besoin de te recommander la discrétion, la première vertu des hommes qui se destinent à des fonctions publiques.» Jugez quelle fut ma curiosité! Le comte Octave occupait alors l'une des plus hautes places de la magistrature, il possédait la confiance de madame la Dauphine qui venait de le faire nommer Ministre-d'État, il menait une existence à peu près semblable à celle du comte de Sérizy, que vous connaissez, je crois, tous; mais plus obscure, car il demeurait au Marais, rue Payenne, et ne recevait presque jamais. Sa vie privée échappait au contrôle du public par une modestie cénobitique et par un travail continu. Laissez-moi vous peindre en peu de mots ma situation. Après avoir trouvé dans le grave proviseur du collége Saint-Louis un tuteur à qui mon oncle avait délégué ses pouvoirs, j'avais fini mes classes à dix-huit ans. J'étais sorti de ce collége aussi pur qu'un séminariste plein de foi sort de Saint-Sulpice. A son lit de mort, ma mère avait obtenu de mon oncle que je ne serais pas prêtre; mais j'étais aussi pieux que si j'avais dû entrer dans les Ordres. Au déjucher du collége, pour employer un vieux mot très pittoresque, l'abbé Loraux me prit dans sa cure et me fit faire mon Droit. Pendant les quatre années d'études voulues pour prendre tous les grades, je travaillai beaucoup et surtout en dehors des champs arides de la jurisprudence. Sevré de littérature au collége, où je demeurais chez le proviseur, j'avais une soif à étancher. Dès que j'eus lu quelques-uns des chefs-d'œuvre modernes, les œuvres de tous les siècles précédents y passèrent. Je devins fou du théâtre, j'y allai tous les jours pendant longtemps, quoique mon oncle ne me donnât que cent francs par mois. Cette parcimonie, à laquelle sa tendresse pour les pauvres réduisait ce bon vieillard, eut pour effet de contenir les appétits du jeune homme en de justes bornes. Au moment d'entrer chez le comte Octave, je n'étais pas un innocent, mais je regardais comme autant de crimes mes rares escapades. Mon oncle était si vraiment angélique, je craignais tant de le chagriner, que jamais je n'avais passé de nuit dehors durant ces quatre années. Ce bon homme attendait, pour se coucher, que je fusse rentré. Cette sollicitude maternelle avait plus de puissance pour me retenir que tous les sermons et les reproches dont on émaille la vie des jeunes gens dans les familles puritaines. Étranger aux différents mondes qui composent la société parisienne, je ne savais des femmes comme il faut et des bourgeoises que ce que j'en voyais en me promenant, ou dans les loges au théâtre, et encore à la distance du parterre où j'étais. Si, dans ce temps, on m'eût dit: «Vous allez voir Canalis ou Camille Maupin,» j'aurais eu des brasiers dans la tête et dans les entrailles. Les gens célèbres étaient pour moi comme des dieux qui ne parlaient pas, ne marchaient pas, ne mangeaient pas comme les autres hommes. Combien de contes des Mille et une Nuits tient-il dans une adolescence?... Combien de Lampes Merveilleuses faut-il avoir maniées avant de reconnaître que la vraie Lampe Merveilleuse est ou le hasard, ou le travail, ou le génie? Pour quelques hommes, ce rêve fait par l'esprit éveillé dure peu; le mien dure encore! Dans ce temps je m'endormais toujours grand-duc de Toscane,—millionnaire,—aimé par une princesse,—ou célèbre! Ainsi, entrer chez le comte Octave, avoir cent louis à moi par an, ce fut entrer dans la vie indépendante. J'entrevis quelques chances de pénétrer dans la société, d'y chercher ce que mon cœur désirait le plus, une protectrice qui me tirât de la voie dangereuse où s'engagent nécessairement à Paris les jeunes gens de vingt-deux ans, quelque sages et bien élevés qu'ils soient. Je commençais à me craindre moi-même. L'étude obstinée du Droit des Gens, dans laquelle je m'étais plongé, ne suffisait pas toujours à réprimer de cruelles fantaisies. Oui, parfois je m'abandonnais en pensée à la vie du théâtre; je croyais pouvoir être un grand acteur; je rêvais des triomphes et des amours sans fin, ignorant les déceptions cachées derrière le rideau, comme partout ailleurs, car toute scène a ses coulisses. Je suis quelquefois sorti, le cœur bouillant, emmené par le désir de faire une battue dans Paris, de m'y attacher à une belle femme que je rencontrerais, de la suivre jusqu'à sa porte, de l'espionner, de lui écrire, de me confier à elle tout entier, et de la vaincre à force d'amour. Mon pauvre oncle, ce cœur dévoré de charité, cet enfant de soixante-dix ans, intelligent comme Dieu, naïf comme un homme de génie, devinait sans doute les tumultes de mon âme, car jamais il ne faillit à me dire: «Va, Maurice, tu es un pauvre aussi! voici vingt francs, amuse-toi, tu n'es pas prêtre!» quand il sentait la corde par laquelle il me tenait trop tendue et près de se rompre. Si vous aviez pu voir le feu follet qui dorait alors ses yeux gris, le sourire qui dénouait ses aimables lèvres en les tirant vers les coins de sa bouche, enfin l'adorable expression de ce visage auguste dont la laideur primitive était rectifiée par un esprit apostolique, vous comprendriez le sentiment qui me faisait, pour toute réponse, embrasser le curé des Blancs-Manteaux, comme si c'eût été ma mère.—«Tu n'auras pas un maître, me dit mon oncle en allant rue Payenne, tu auras un ami dans le comte Octave; mais il est défiant, ou, pour parler plus correctement, il est prudent. L'amitié de cet homme d'État ne doit s'acquérir qu'avec le temps; car, malgré sa perspicacité profonde et son habitude de juger les hommes, il a été trompé par celui à qui tu succèdes, il a failli devenir victime d'un abus de confiance. C'est t'en dire assez sur la conduite à tenir chez lui.» En frappant à l'immense grande porte d'un hôtel aussi vaste que l'hôtel Carnavalet et sis entre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude. Pendant que mon oncle demandait le comte à un vieux suisse en livrée, je jetai un de ces regards qui voient tout sur la cour où les pavés disparaissaient entre les herbes, sur les murs noirs qui offraient de petits jardins au-dessus de toutes les décorations d'une charmante architecture, et sur des toits élevés comme ceux des Tuileries. Les balustres des galeries supérieures étaient rongés. Par une magnifique arcade, j'aperçus une seconde cour latérale où se trouvaient les communs dont les portes se pourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture. A l'air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer que les somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois, en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour me sembla morne, comme celle d'un hôtel appartenant à l'État ou à la Couronne, et abandonné à quelque service public. Un coup de cloche retentit pendant que nous allions, mon oncle et moi, de la loge du suisse (il y avait encore écrit au-dessus de la porte: Parlez au suisse) vers le perron, d'où sortit un valet dont la livrée ressemblait à celle des Labranche du Théâtre-Français dans le vieux répertoire. Une visite était si rare, que le domestique achevait d'endosser sa casaque, en ouvrant une porte vitrée en petits carreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d'une magnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escaliers comme il ne s'en construira plus en France, et qui tiennent la place d'une maison moderne. En montant des marches de pierre, froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaient marcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores. On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient le regard par les miracles de cette orfévrerie de serrurier, où se déroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de Henri III. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade, parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, de là, retombent chez les marchands de curiosités. Enfin nous arrivâmes à un grand cabinet situé dans un pavillon en équerre dont toutes les croisées donnaient sur un vaste jardin.—«Monsieur le curé des Blancs-Manteaux et son neveu, monsieur de L'Hostal!» dit le Labranche aux soins de qui le valet de théâtre nous avait remis à la première antichambre. Le comte Octave, vêtu d'un pantalon à pieds et d'une redingote de molleton gris, se leva d'un immense bureau, vint à la cheminée, et me fit signe de m'asseoir, en allant prendre les mains à mon oncle et en les lui serrant.—«Quoique je sois sur la paroisse de Saint-Paul, lui dit-il, il est difficile que je n'aie pas entendu parler du curé des Blancs-Manteaux, et je suis heureux de faire sa connaissance.—Votre Excellence est bien bonne, répondit mon oncle. Je vous amène le seul parent qui me reste. Si je crois faire un cadeau à Votre Excellence, je pense aussi donner un second père à mon neveu.—C'est sur quoi je pourrai vous répondre, monsieur l'abbé, quand nous nous serons éprouvés l'un l'autre, votre neveu et moi, dit le comte Octave. Vous vous nommez? me demanda-t-il.—Maurice.—Il est Docteur en Droit, fit observer mon oncle.—Bien, bien, dit le comte en me regardant de la tête aux pieds.—Monsieur l'abbé, j'espère que, pour votre neveu d'abord, puis pour moi, vous me ferez l'honneur de venir dîner ici tous les lundis. Ce sera notre dîner, notre soirée de famille.» Mon oncle et le comte se mirent à causer religion au point de vue politique, œuvres de charité, répression des délits, et je pus alors examiner à mon aise l'homme de qui ma destinée allait dépendre. Le comte était de moyenne taille, il me fut impossible de juger de ses proportions à cause de son habillement; mais il me parut maigre et sec. La figure était âpre et creusée. Les traits avaient de la finesse. La bouche, un peu grande, exprimait à la fois l'ironie et la bonté. Le front, trop vaste peut-être, effrayait comme si c'eût été celui d'un fou, d'autant plus qu'il contrastait avec le bas de la figure, terminée brusquement par un petit menton très rapproché de la lèvre inférieure. Deux yeux d'un bleu de turquoise, vifs et intelligents comme ceux du prince de Talleyrand que j'admirai plus tard, également doués, comme ceux du prince, de la faculté de se taire au point de devenir mornes, ajoutaient à l'étrangeté de cette face, non point pâle, mais jaune. Cette coloration semblait annoncer un caractère irritable et des passions violentes. Les cheveux, argentés déjà, peignés avec soin, sillonnaient la tête par les couleurs alternées du blanc et du noir. La coquetterie de cette coiffure nuisait à la ressemblance que je trouvais au comte avec ce moine extraordinaire que Lewis a mis en scène d'après le Schedoni du Confessionnal des Pénitents noirs qui, selon moi, me paraît une création supérieure à celle du Moine. En homme qui devait se rendre de bonne heure au Palais, le comte avait déjà la barbe faite. Deux flambeaux à quatre branches et garnis d'abat-jour, placés aux deux extrémités du bureau, et dont les bougies brûlaient encore, disaient assez que le magistrat se levait bien avant le jour. Ses mains, que je vis quand il prit le cordon de la sonnette pour faire venir son valet de chambre, étaient fort belles, et blanches comme des mains de femme...
(—En vous racontant cette histoire, dit le Consul-Général qui s'interrompit, je dénature la position sociale et les titres de ce personnage, tout en vous le montrant dans une situation analogue à la sienne. État, dignité, luxe, fortune, train de vie, tous ces détails sont vrais; mais je ne veux manquer ni à mon bienfaiteur ni à mes habitudes de discrétion.)
—Au lieu de me sentir ce que j'étais, reprit le Consul-Général après une pause, socialement parlant, un insecte devant un aigle, j'éprouvai je ne sais quel sentiment indéfinissable à l'aspect du comte, et que je puis expliquer aujourd'hui. Les artistes de génie...
(Il s'inclina gracieusement devant l'ambassadeur, la femme célèbre et les deux Parisiens.)
... Les véritables hommes d'État, les poëtes, un général qui a commandé des armées, enfin les personnes réellement grandes sont simples; et leur simplicité vous met de plain-pied avec elles. Vous qui êtes supérieurs par la pensée, peut-être avez-vous remarqué, dit-il en s'adressant à ses hôtes, combien le sentiment rapproche les distances morales qu'a créées la Société. Si nous vous sommes inférieurs par l'esprit, nous pouvons vous égaler par le dévouement en amitié. A la température (passez-moi ce mot) de nos cœurs, je me sentis aussi près de mon protecteur que j'étais loin de lui par le rang. Enfin, l'âme a sa clairvoyance, elle pressent la douleur, le chagrin, la joie, l'animadversion, la haine chez autrui. Je reconnus vaguement les symptômes d'un mystère, en reconnaissant chez le comte les mêmes effets de physionomie que j'avais observés chez mon oncle. L'exercice des vertus, la sérénité de la conscience, la pureté de la pensée avaient transfiguré mon oncle, qui de laid devint très beau. J'aperçus une métamorphose inverse dans le visage du comte: au premier coup d'œil, je lui donnai cinquante-cinq ans; mais après un examen attentif, je reconnus une jeunesse ensevelie sous les glaces d'un profond chagrin, sous la fatigue des études obstinées, sous les teintes chaudes de quelque passion contrariée. A un mot de mon oncle, les yeux du comte reprirent pour un moment la fraîcheur d'une pervenche, il eut un sourire d'admiration qui me le montra à un âge que je crus le véritable, à quarante ans. Ces observations, je ne les fis pas alors, mais plus tard, en me rappelant les circonstances de cette visite. Le valet de chambre entra tenant un plateau sur lequel était le déjeuner de son maître.—«Je ne demande pas mon déjeuner, dit le comte, laissez-le cependant et allez montrer à monsieur son appartement.» Je suivis le valet de chambre, qui me conduisit à un joli logement complet, situé sous une terrasse, entre la cour d'honneur et les communs, au-dessus d'une galerie par laquelle les cuisines communiquaient avec le grand escalier de l'hôtel. Quand je revins au cabinet du comte, j'entendis, avant d'ouvrir la porte, mon oncle prononçant sur moi cet arrêt:—«Il pourrait faire une faute, car il a beaucoup de cœur, et nous sommes tous sujets à d'honorables erreurs; mais il est sans aucun vice.—Eh! bien, me dit le comte en me jetant un regard affectueux, vous plairez-vous là? dites? Il se trouve tant d'appartements dans cette caserne, que si vous n'étiez pas bien, je vous caserais ailleurs.—Je n'avais qu'une chambre chez mon oncle, répondis-je.—Eh! bien, vous pouvez être installé ce soir, me dit le comte, car vous avez sans doute le mobilier de tous les étudiants, un fiacre suffit à le transporter. Pour aujourd'hui nous dînerons ensemble, tous trois,» ajouta-t-il en regardant mon oncle. Une magnifique bibliothèque attenait au cabinet du comte, il nous y mena, me fit voir un petit réduit coquet et orné de peintures qui devait avoir jadis servi d'oratoire.—«Voici votre cellule, me dit-il, vous vous tiendrez là quand vous aurez à travailler avec moi, car vous ne serez pas à la chaîne.» Et il me détailla le genre et la durée de mes occupations chez lui; en l'écoutant, je reconnus en lui un grand précepteur politique. Je mis un mois environ à me familiariser avec les êtres et les choses, à étudier les devoirs de ma nouvelle position, et à m'accoutumer aux façons du comte. Un secrétaire observe nécessairement l'homme qui se sert de lui. Les goûts, les passions, le caractère, les manies de cet homme deviennent l'objet d'une étude involontaire. L'union de ces deux esprits est à la fois plus et moins qu'un mariage. Pendant trois mois, le comte Octave et moi, nous nous espionnâmes réciproquement. J'appris avec étonnement que le comte n'avait que trente-sept ans. La paix purement extérieure de sa vie et la sagesse de sa conduite ne procédaient pas uniquement d'un sentiment profond du devoir et d'une réflexion stoïque; en pratiquant cet homme, extraordinaire pour ceux qui le connaissent bien, je sentis de vastes profondeurs sous ses travaux, sous les actes de sa politesse, sous son masque de bienveillance, sous son attitude résignée qui ressemblait tant au calme qu'on pouvait s'y tromper. De même qu'en marchant dans les forêts, certains terrains laissent deviner par le son qu'ils rendent sous les pas de grandes masses de pierre ou le vide; de même l'égoïsme en bloc caché sous les fleurs de la politesse, et les souterrains minés par le malheur sonnent creux au contact perpétuel de la vie intime. La douleur et non le découragement habitait cette âme vraiment grande. Le comte avait compris que l'Action, que le Fait est la loi suprême de l'homme social. Aussi marchait-il dans sa voie malgré de secrètes blessures, en regardant l'avenir d'un œil serein, comme un martyr plein de foi. Sa tristesse cachée, l'amère déception dont il souffrait ne l'avaient pas amené dans les landes philosophiques de l'Incrédulité; ce courageux homme d'État était religieux, mais sans aucune ostentation: il allait à la première messe qui se disait à Saint-Paul pour les artisans et pour les domestiques pieux. Aucun de ses amis, personne à la Cour ne savait qu'il observât si fidèlement les pratiques de la religion. Il cultivait Dieu comme certains honnêtes gens cultivent un vice, avec un profond mystère. Aussi devais-je trouver un jour le comte monté sur une alpe de malheur bien plus élevée que celle où se tiennent ceux qui se croient les plus éprouvés, qui raillent les passions et les croyances d'autrui parce qu'ils ont vaincu les leurs, qui varient sur tous les tons l'ironie et le dédain. Il ne se moquait alors ni de ceux qui suivent encore l'Espérance dans les marais où elle vous emmène, ni de ceux qui gravissent un pic pour s'isoler, ni de ceux qui persistent dans leur lutte en rougissant l'arène de leur sang, et la jonchant de leurs illusions; il voyait le monde en son entier, il dominait les croyances, il écoutait les plaintes, il doutait des affections et surtout des dévouements; mais ce grand, ce sévère magistrat y compatissait, il les admirait, non pas avec un enthousiasme passager, mais par le silence, par le recueillement, par la communion de l'âme attendrie. C'était une espèce de Manfred catholique et sans crime, portant la curiosité dans sa foi, fondant les neiges à la chaleur d'un volcan sans issue, conversant avec une étoile que lui seul voyait! Je reconnus bien des obscurités dans sa vie extérieure. Il se dérobait à mes regards non pas comme le voyageur qui, suivant une route, disparaît au gré des caprices du terrain dans les fondrières et les ravins, mais en tirailleur épié qui veut se cacher et qui cherche des abris. Je ne m'expliquais pas de fréquentes absences faites au moment où il travaillait le plus, et qu'il ne me déguisait point, car il me disait: «Continuez pour moi,» en me confiant sa besogne. Cet homme, si profondément enseveli dans les triples obligations de l'homme d'État, du Magistrat et de l'Orateur, me plut par ce goût qui révèle une belle âme et que les gens délicats ont presque tous pour les fleurs. Son jardin et son cabinet étaient pleins des plantes les plus curieuses, mais qu'il achetait toujours fanées. Peut-être se complaisait-il dans cette image de sa destinée?... il était fané comme ces fleurs près d'expirer, et dont les parfums presque décomposés lui causaient d'étranges ivresses. Le comte aimait son pays, il se dévouait aux intérêts publics avec la furie d'un cœur qui veut tromper une autre passion; mais l'étude, le travail où il se plongeait ne lui suffisaient pas; il se livrait en lui d'affreux combats dont quelques éclats m'atteignirent. Enfin, il laissait entendre de navrantes aspirations vers le bonheur, et me paraissait devoir être heureux encore; mais quel était l'obstacle? Aimait-il une femme? Ce fut une question que je me posai. Jugez de l'étendue des cercles de douleur que ma pensée dut interroger avant d'en venir à une si simple et si redoutable question! Malgré ses efforts, mon patron ne réussissait donc pas à étouffer le jeu de son cœur. Sous sa pose austère, sous le silence du magistrat s'agitait une passion contenue avec tant de puissance, que personne, excepté moi, son commensal, ne devina ce secret. Sa devise semblait être: «Je souffre et je me tais.» Le cortége de respect et d'admiration qui le suivait, l'amitié de travailleurs intrépides comme lui, des présidents Grandville et Sérizy, n'avaient aucune prise sur le comte: ou il ne leur livrait rien, ou ils savaient tout. Impassible, la tête haute en public, le comte ne laissait voir l'homme qu'en de rares instants, quand, seul dans son jardin, dans son cabinet, il ne se croyait pas observé; mais alors il devenait enfant, il donnait carrière aux larmes dévorées sous sa toge, aux exaltations qui, peut-être mal interprétées, eussent nui à sa réputation de perspicacité comme homme d'État. Quand toutes ces choses furent à l'état de certitude pour moi, le comte Octave eut tous les attraits d'un problème, et obtint autant d'affection que s'il eût été mon propre père. Comprenez-vous la curiosité comprimée par le respect?... Quel malheur avait foudroyé ce savant voué depuis l'âge de dix-huit ans, comme Pitt, aux études que veut le pouvoir, et qui n'avait pas d'ambition; ce juge, qui savait le Droit diplomatique, le Droit politique, le Droit civil et le Droit criminel, et qui pouvait y trouver des armes contre toutes les inquiétudes ou contre toutes les erreurs; ce profond législateur, cet écrivain sérieux, ce religieux célibataire dont la vie disait assez qu'il n'encourait aucun reproche? Un criminel n'eût pas été puni plus sévèrement par Dieu que l'était mon patron: le chagrin avait emporté la moitié de son sommeil, il ne dormait plus que quatre heures! Quelle lutte existait au fond de ces heures qui passaient en apparence calmes, studieuses, sans bruit ni murmure, et pendant lesquelles je le surpris souvent la plume tombée de ses doigts, la tête appuyée sur une de ses mains, les yeux comme deux étoiles fixes et quelquefois mouillés de larmes? Comment l'eau de cette source vive courait-elle sur une grève brillante sans que le feu souterrain la desséchât?... Y avait-il, comme sous la mer, entre elle et le foyer du globe, un lit de granit? Enfin, le volcan éclaterait-il?... Parfois le comte me regardait avec la curiosité sagace et perspicace, quoique rapide, par laquelle un homme en examine un autre quand il cherche un complice; puis il fuyait mes yeux en les voyant s'ouvrir, en quelque sorte, comme une bouche qui veut une réponse et qui semble dire: «Parlez le premier!» Par moments, le comte Octave était d'une tristesse sauvage et bourrue. Si les écarts de cette humeur me blessaient, il savait revenir sans me demander le moindre pardon; mais ses manières devenaient alors gracieuses jusqu'à l'humilité du chrétien. Quand je me fus filialement attaché à cet homme mystérieux pour moi, si compréhensible pour le monde à qui le mot original suffit pour expliquer toutes les énigmes du cœur, je changeai la face de la maison. L'abandon de ses intérêts allait, chez le comte, jusqu'à la bêtise dans la conduite de ses affaires. Riche d'environ cent soixante mille francs de rentes, sans compter les émoluments de ses places, dont trois n'étaient pas sujettes à la loi du cumul, il dépensait soixante mille francs, sur lesquels trente au moins allaient à ses domestiques. A la fin de la première année, je renvoyai tous ces fripons, et priai Son Excellence d'user de son crédit pour m'aider à trouver d'honnêtes gens. A la fin de la seconde année, le comte, mieux traité, mieux servi, jouissait du comfort moderne; il avait de beaux chevaux appartenant à un cocher à qui je donnais tant par mois pour chaque cheval; ses dîners, les jours de réception, servis par Chevet à prix débattus, lui faisaient honneur; l'ordinaire regardait une excellente cuisinière que me procura mon oncle et que deux filles de cuisine aidaient; la dépense, non compris les acquisitions, ne se montait plus qu'à trente mille francs; nous avions deux domestiques de plus, dont les soins rendirent à l'hôtel toute sa poésie, car ce vieux palais, si beau dans sa rouille, avait une majesté que l'incurie déshonorait.—«Je ne m'étonne plus, dit-il en apprenant ces résultats, des fortunes que faisaient mes gens. En sept ans, j'ai eu deux cuisiniers devenus de riches restaurateurs!—Vous avez perdu trois cent mille francs en sept ans, repris-je. Et vous, magistrat qui signez au Palais des réquisitoires contre le crime, vous encouragiez le vol chez vous.» Au commencement de l'année 1826, le comte avait sans doute achevé de m'observer, et nous étions aussi liés que peuvent l'être deux hommes quand l'un est le subordonné de l'autre. Il ne m'avait rien dit de mon avenir; mais il s'était attaché, comme un maître et comme un père, à m'instruire. Il me fit souvent rassembler les matériaux de ses travaux les plus ardus, je rédigeai quelques-uns de ses rapports, et il me les corrigeait en me montrant les différences de ses interprétations de la loi, de ses vues et des miennes. Quand enfin j'eus produit un travail qu'il pût donner comme sien, il en eut une joie qui me servit de récompense, et il s'aperçut que je la prenais ainsi. Ce petit incident si rapide produisit sur cette âme, en apparence sévère, un effet extraordinaire. Le comte me jugea, pour me servir de la langue judiciaire, en dernier ressort et souverainement: il me prit par la tête et me baisa sur le front.—«Maurice, s'écria-t-il, vous n'êtes plus mon compagnon, je ne sais pas encore ce que vous me serez; mais, si ma vie ne change pas, peut-être me tiendrez-vous lieu de fils!» Le comte Octave m'avait présenté dans les meilleures maisons de Paris où j'allais à sa place, avec ses gens et sa voiture, dans les occasions trop fréquentes où, près de partir, il changeait d'avis et faisait venir un cabriolet de place, pour aller... où?... Là était le mystère. Par l'accueil qu'on me faisait, je devinais les sentiments du comte à mon égard et le sérieux de ses recommandations. Attentif comme un père, il fournissait à tous mes besoins avec d'autant plus de libéralité que ma discrétion l'obligeait à toujours penser à moi. Vers la fin du mois de janvier 1827, chez madame la comtesse de Sérizy, j'éprouvai des chances si constamment mauvaises au jeu, que je perdis deux mille francs, et je ne voulus pas les prendre sur ma caisse. Le lendemain, je me disais: «Dois-je aller les demander à mon oncle ou me confier au comte?» Je pris le dernier parti.—«Hier, lui dis-je pendant qu'il déjeunait, j'ai constamment perdu au jeu, je me suis piqué, j'ai continué; je dois deux mille francs. Me permettez-vous de prendre ces deux mille francs en compte sur mes appointements de l'année?—Non, me dit-il avec un charmant sourire. Quand on joue dans le monde, il faut avoir une bourse de jeu. Prenez six mille francs, payez vos dettes, nous serons de moitié à compter d'aujourd'hui, car si vous me représentez la plupart du temps, au moins votre amour-propre n'en doit-il pas souffrir.» Je ne remerciai pas le comte. Un remercîment lui aurait paru de trop entre nous. Cette nuance vous indique la nature de nos relations. Néanmoins nous n'avions pas encore l'un et l'autre une confiance illimitée, il ne m'ouvrit pas ces immenses souterrains que j'avais reconnus dans sa vie secrète, et moi je ne lui disais pas: «Qu'avez-vous? de quel mal souffrez-vous?» Que faisait-il pendant ses longues soirées? Souvent, il rentrait ou à pied ou dans un cabriolet de place, quand je revenais en voiture, moi, son secrétaire! Un homme si pieux était-il donc la proie de vices cachés avec hypocrisie? Employait-il toutes les forces de son esprit à satisfaire une jalousie plus habile que celle d'Othello? Vivait-il avec une femme indigne de lui? Un matin, en revenant de chez je ne sais quel fournisseur acquitter un mémoire, entre Saint-Paul et l'Hôtel-de-Ville, je surpris le comte Octave en conversation si animée avec une vieille femme, qu'il ne m'aperçut pas. La physionomie de cette vieille me donna d'étranges soupçons, des soupçons d'autant plus fondés que je ne voyais pas faire au comte l'emploi de ses économies. N'est-ce pas horrible à penser? je me faisais le censeur de mon patron. Dans ce moment, je lui savais plus de six cent mille francs à placer, et s'il les avait employés en inscriptions de rentes, sa confiance en moi était tellement entière en tout ce qui touchait ses intérêts, que je ne devais pas l'ignorer. Parfois le comte se promenait dans son jardin, le matin, en y tournant comme un homme pour qui la promenade est l'hippogriffe que monte une Mélancolie rêveuse. Il allait! il allait! il se frottait les mains à s'arracher l'épiderme! Et quand je le surprenais en l'abordant au détour d'une allée, je voyais sa figure épanouie. Ses yeux, au lieu d'avoir la sécheresse d'une turquoise, prenaient ce velouté de la pervenche qui m'avait tant frappé lors de ma première visite à cause du contraste étonnant de ces deux regards si différents: le regard de l'homme heureux, le regard de l'homme malheureux. Deux ou trois fois, en ces moments, il m'avait saisi par le bras, il m'avait entraîné; puis il me disait:—«Que venez-vous me demander?» au lieu de déverser sa joie en mon cœur qui s'ouvrait à lui. Plus souvent aussi, le malheureux, surtout depuis que je pouvais le remplacer dans ses travaux et faire ses rapports, restait des heures entières à contempler les poissons rouges qui fourmillaient dans un magnifique bassin de marbre au milieu de son jardin, et autour duquel les plus belles fleurs formaient un amphithéâtre. Cet homme d'État semblait avoir réussi à passionner le plaisir machinal d'émietter du pain à des poissons. Voilà comment se découvrit le drame de cette existence intérieure si profondément ravagée, si agitée, et où, dans un cercle oublié par Dante dans son Enfer, il naissait d'horribles joies.
Le Consul-Général fit une pause.
—Par un certain lundi, reprit-il, le hasard voulut que monsieur le Président de Grandville et monsieur de Sérizy, alors Vice-Président du Conseil-d'État, fussent venus tenir séance chez le comte Octave. Ils formaient, à eux trois, une commission de laquelle j'étais le secrétaire. Le comte m'avait déjà fait nommer auditeur au Conseil-d'État. Tous les éléments nécessaires à l'examen de la question politique secrètement soumise à ces messieurs se trouvaient sur l'une des longues tables de notre bibliothèque. Messieurs de Grandville et de Sérizy s'en étaient remis au comte Octave pour le dépouillement préparatoire des documents relatifs à leur travail. Afin d'éviter le transport des pièces chez monsieur de Sérizy, président de la commission, il était convenu qu'on se réunirait d'abord rue Payenne. Le cabinet des Tuileries attachait une grande importance à ce travail, qui pesa sur moi principalement et auquel je dus, dans le cours de cette année, ma nomination de Maître des Requêtes. Quoique les comtes de Grandville et de Sérizy, dont les habitudes ressemblaient fort à celles de mon patron, ne dînassent jamais hors de chez eux, nous fûmes surpris discutant encore à une heure si avancée que le valet de chambre me demanda pour me dire:—«Messieurs les curés de Saint-Paul et des Blancs-Manteaux sont au salon depuis deux heures.» Il était neuf heures!—«Vous voilà, messieurs, obligés de faire un dîner de curés, dit en riant le comte Octave à ses collègues. Je ne sais pas si Grandville surmontera sa répugnance pour la soutane.—C'est selon les curés.—Oh! l'un est mon oncle, et l'autre est l'abbé Gaudron, lui répondis-je. Soyez sans crainte, l'abbé Fontanon n'est plus vicaire à Saint-Paul....—Eh bien, dînons, répondit le Président Grandville. Un dévot m'effraie; mais je ne sais personne de gai comme un homme vraiment pieux!» Et nous nous rendîmes au salon. Le dîner fut charmant. Les hommes réellement instruits, les politiques à qui les affaires donnent et une expérience consommée et l'habitude de la parole, sont d'adorables conteurs, quand ils savent conter. Il n'est pas de milieu pour eux, ou ils sont lourds, ou ils sont sublimes. A ce charmant jeu, le prince de Metternich est aussi fort que Charles Nodier. Taillée à facettes comme le diamant, la plaisanterie des hommes d'État est nette, étincelante et pleine de sens. Sûr de l'observation des convenances au milieu de ces trois hommes supérieurs, mon oncle permit à son esprit de se déployer, esprit délicat, d'une douceur pénétrante, et fin comme celui de tous les gens habitués à cacher leurs pensées sous la robe. Comptez aussi qu'il n'y eut rien de vulgaire ni d'oiseux dans cette causerie, que je comparerais volontiers, comme effet sur l'âme, à la musique de Rossini. L'abbé Gaudron était, comme le dit monsieur de Grandville, un saint Pierre plutôt qu'un saint Paul, un paysan plein de foi, carré de base comme de hauteur, un bœuf sacerdotal dont l'ignorance, en fait de monde et de littérature, anima la conversation par des étonnements naïfs et par des interrogations imprévues. On finit par causer d'une des plaies inhérentes à l'état social et qui vient de nous occuper, de l'adultère! Mon oncle fit observer la contradiction que les législateurs du Code, encore sous le coup des orages révolutionnaires, y avaient établie entre la loi civile et la loi religieuse, et d'où, selon lui, venait tout le mal.—«Pour l'Église, dit-il, l'adultère est un crime; pour vos tribunaux, ce n'est qu'un délit. L'adultère se rend en carrosse à la Police Correctionnelle au lieu de monter sur les bancs de la Cour d'Assises. Le Conseil-d'État de Napoléon, pénétré de tendresse pour la femme coupable, a été plein d'impéritie. Ne fallait-il pas accorder en ceci la loi civile et la loi religieuse, envoyer au couvent pour le reste de ses jours, comme autrefois, l'épouse coupable?—Au couvent! reprit monsieur de Sérizy: il aurait fallu d'abord créer des couvents, et, dans ce temps, on convertissait les monastères en casernes. Puis, y pensez-vous, monsieur l'abbé?... donner à Dieu ce dont la Société ne veut pas!....—Oh! dit le comte de Grandville, vous ne connaissez pas la France. On a dû laisser au mari le droit de se plaindre; eh bien! il n'y a pas dix plaintes en adultère par an.—Monsieur l'abbé prêche pour son saint, car c'est Jésus-Christ qui a créé l'adultère, reprit le comte Octave. En Orient, berceau de l'Humanité, la femme ne fut qu'un plaisir, et y fut alors une chose; on ne lui demandait pas d'autres vertus que l'obéissance et la beauté. En mettant l'âme au-dessus du corps, la famille européenne moderne, fille de Jésus, a inventé le mariage indissoluble, elle en a fait un sacrement.—Ah! l'Église en reconnaissait bien toutes les difficultés, s'écria monsieur de Grandville.—Cette institution a produit un monde nouveau, reprit le comte en souriant; mais les mœurs de ce monde ne seront jamais celles des climats où la femme est nubile à sept ans et plus que vieille à vingt-cinq. L'Église catholique a oublié les nécessités d'une moitié du globe. Parlons donc uniquement de l'Europe. La femme nous est-elle inférieure ou supérieure. Telle est la vraie question par rapport à nous. Si la femme nous est inférieure, en l'élevant aussi haut que l'a fait l'Église, il fallait de terribles punitions à l'adultère. Aussi, jadis, a-t-on procédé ainsi. Le cloître ou la mort, voilà toute l'ancienne législation. Mais depuis, les mœurs ont modifié les lois, comme toujours. Le trône a servi de couche à l'adultère, et les progrès de ce joli crime ont marqué l'affaiblissement des dogmes de l'Église catholique. Aujourd'hui, là où l'Église ne demande plus qu'un repentir sincère à la femme en faute, la Société se contente d'une flétrissure au lieu d'un supplice. La loi condamne bien encore les coupables, mais elle ne les intimide plus. Enfin, il y a deux morales: la morale du Monde et la morale du Code. Là où le Code est faible, je le reconnais avec notre cher abbé, le Monde est audacieux et moqueur. Il est peu de juges qui ne voudraient avoir commis le délit contre lequel ils déploient la foudre assez bonasse de leurs considérants. Le Monde, qui dément la loi, et dans ses fêtes, et par ses usages, et par ses plaisirs, est plus sévère que le Code et l'Église: le Monde punit la maladresse après avoir encouragé l'hypocrisie. L'économie de la loi sur le mariage me semble à reprendre de fond en comble. Peut-être la loi française serait-elle parfaite si elle proclamait l'exhérédation des filles.—Nous connaissons à nous trois la question à fond, dit en riant le comte de Grandville. Moi, j'ai une femme avec laquelle je ne puis pas vivre. Sérizy a une femme qui ne veut pas vivre avec lui. Toi, Octave, la tienne t'a quitté. Nous résumons donc, à nous trois, tous les cas de conscience conjugale; aussi composerons-nous, sans doute, la commission, si jamais on revient au divorce.» La fourchette d'Octave tomba sur son verre, le brisa, brisa l'assiette. Le comte, devenu pâle comme un mort, jeta sur le Président de Grandville un regard foudroyant par lequel il me montrait, et que je surpris.—«Pardon, mon ami, je ne voyais pas Maurice, reprit le Président de Grandville. Sérizy et moi nous avons été tes complices après t'avoir servi de témoins, je ne croyais donc pas faire une indiscrétion en présence de ces deux vénérables ecclésiastiques.» Monsieur de Sérizy changea la conversation en racontant tout ce qu'il avait fait pour plaire à sa femme sans y parvenir jamais. Ce vieillard conclut à l'impossibilité de réglementer les sympathies et les antipathies humaines, il soutint que la loi sociale n'était jamais plus parfaite que quand elle se rapprochait de la loi naturelle. Or, la Nature ne tenait aucun compte de l'alliance des âmes, son but était atteint par la propagation de l'espèce. Donc le Code actuel avait été très sage en laissant une énorme latitude aux hasards. L'exhérédation des filles, tant qu'il y aurait des héritiers mâles, était une excellente modification, soit pour éviter l'abâtardissement des races, soit pour rendre les ménages plus heureux en supprimant des unions scandaleuses, en faisant rechercher uniquement les qualités morales et la beauté.—«Mais, ajouta-t-il en levant la main par un geste de dégoût, le moyen de perfectionner une législation quand un pays a la prétention de réunir sept à huit cents législateurs!... Après tout, reprit-il, si je suis sacrifié, j'ai un enfant qui me succédera...—En laissant de côté toute question religieuse, reprit mon oncle, je ferai observer à Votre Excellence que la Nature ne nous doit que la vie, et que la Société nous doit le bonheur. Êtes-vous père? lui demanda mon oncle.—Et moi, ai-je des enfants?» dit d'une voix creuse le comte Octave dont l'accent causa de telles impressions que l'on ne parla plus ni femmes, ni mariage. Quand le café fut pris, les deux comtes et les deux curés s'évadèrent en voyant le pauvre Octave tombé dans un accès de mélancolie qui ne lui permit pas de s'apercevoir de ces disparitions successives. Mon protecteur était assis sur une bergère, au coin du feu, dans l'attitude d'un homme anéanti.—«Vous connaissez le secret de ma vie, me dit-il en s'apercevant que nous nous trouvions seuls. Après trois ans de mariage, un soir, en rentrant, on m'a remis une lettre par laquelle la comtesse m'annonçait sa fuite. Cette lettre ne manquait pas de noblesse, car il est dans la nature des femmes de conserver encore des vertus en commettant cette faute horrible... Aujourd'hui, ma femme est censée s'être embarquée sur un vaisseau naufragé, elle passe pour morte. Je vis seul depuis sept ans!... Assez pour ce soir, Maurice. Nous causerons de ma situation quand je me serai accoutumé à l'idée de vous en parler. Quand on souffre d'une maladie chronique, ne faut-il pas s'habituer au mieux? Souvent le mieux paraît être une autre face de la maladie.» J'allai me coucher tout troublé, car le mystère, loin de s'éclaircir, me parut de plus en plus obscur. Je pressentis un drame étrange en comprenant qu'il ne pouvait y avoir rien de vulgaire entre une femme que le comte avait choisie et un caractère comme le sien. Enfin les événements qui avaient poussé la comtesse à quitter un homme si noble, si aimable, si parfait, si aimant, si digne d'être aimé, devaient être au moins singuliers. La phrase de monsieur de Grandville avait été comme une torche jetée dans les souterrains sur lesquels je marchais depuis si longtemps; et, quoique cette flamme les éclairât imparfaitement, mes yeux pouvaient remarquer leur étendue. Je m'expliquai les souffrances du comte sans connaître ni leur profondeur ni leur amertume. Ce masque jaune, ces tempes desséchées, ces gigantesques études, ces moments de rêverie, les moindres détails de la vie de ce célibataire marié prirent un relief lumineux pendant cette heure d'examen mental qui est comme le crépuscule du sommeil et auquel tout homme de cœur se serait livré, comme je le fis. Oh! combien j'aimai mon pauvre patron! il me parut sublime. Je lus un poëme de mélancolie, j'aperçus une action perpétuelle dans ce cœur taxé par moi d'inertie. Une douleur suprême n'arrive-t-elle pas toujours à l'immobilité? Ce magistrat, qui disposait de tant de puissance, s'était-il vengé? se repaissait-il d'une longue agonie? N'est-ce pas quelque chose à Paris qu'une colère toujours bouillante pendant dix ans? Que faisait Octave depuis ce grand malheur, car cette séparation de deux époux est le grand malheur dans notre époque où la vie intime est devenue, ce qu'elle n'était pas jadis, une question sociale? Nous passâmes quelques jours en observation, car les grandes souffrances ont leur pudeur; mais enfin, un soir, le comte me dit d'une voix grave: «Restez!» Voici quel fut à peu près son récit.
«Mon père avait une pupille, riche, belle et âgée de seize ans, au moment où je revins du collége dans ce vieil hôtel. Élevée par ma mère, Honorine s'éveillait alors à la vie. Pleine de grâces et d'enfantillage, elle rêvait le bonheur comme elle eût rêvé d'une parure, et peut-être le bonheur était-il pour elle la parure de l'âme? Sa piété n'allait pas sans des joies puériles, car tout, même la religion, était une poésie pour ce cœur ingénu. Elle entrevoyait son avenir comme une fête perpétuelle. Innocente et pure, aucun délire n'avait troublé son sommeil. La honte et le chagrin n'avaient jamais altéré sa joue ni mouillé ses regards. Elle ne cherchait même pas le secret de ses émotions involontaires par un beau jour de printemps. Enfin, elle se sentait faible, destinée à l'obéissance, et attendait le mariage sans le désirer. Sa rieuse imagination ignorait la corruption, peut-être nécessaire, que la littérature inocule par la peinture des passions; elle ne savait rien du monde, et ne connaissait aucun des dangers de la société. La chère enfant avait si peu souffert qu'elle n'avait pas même déployé son courage. Enfin, sa candeur l'eût fait marcher sans crainte au milieu des serpents, comme l'idéale figure qu'un peintre a créée de l'Innocence. Jamais front ne fut plus serein et à la fois plus riant que le sien. Jamais il n'a été permis à une bouche de dépouiller de leur sens des interrogations précises avec tant d'ignorance. Nous vivions comme deux frères. Au bout d'un an, je lui dis, dans le jardin de cet hôtel, devant le bassin aux poissons en leur jetant du pain: «—Veux-tu nous marier? Avec moi, tu feras tout ce que tu voudras, tandis qu'un autre homme te rendrait malheureuse.—Maman, dit-elle à ma mère qui vint au-devant de nous, il est convenu entre Octave et moi que nous nous marierons...—A dix-sept ans?... répondit ma mère. Non, vous attendrez dix-huit mois; et si dans dix-huit mois vous vous plaisez, eh bien, vous êtes de naissance, de fortunes égales, vous ferez à la fois un mariage de convenance et d'inclination.» Quand j'eus vingt-six ans, et Honorine dix-neuf, nous nous mariâmes. Notre respect pour mon père et ma mère, vieillards de l'ancienne cour, nous empêcha de mettre cet hôtel à la mode, d'en changer les ameublements, et nous y restâmes, comme par le passé, en enfants. Néanmoins j'allai dans le monde, j'initiai ma femme à la vie sociale, et je regardai comme un de mes devoirs de l'instruire. J'ai reconnu plus tard que les mariages contractés dans les conditions du nôtre renfermaient un écueil contre lequel doivent se briser bien des affections, bien des prudences, bien des existences. Le mari devient un pédagogue, un professeur, si vous voulez; et l'amour périt sous la férule qui tôt ou tard blesse; car une épouse jeune et belle, sage et rieuse, n'admet pas de supériorités au-dessus de celles dont elle est douée par nature. Peut-être ai-je eu des torts? peut-être ai-je eu, dans les difficiles commencements d'un ménage, un ton magistral? Peut-être, au contraire, ai-je commis la faute de me fier absolument à cette candide nature, et n'ai-je pas surveillé la comtesse, chez qui la révolte me paraissait impossible? Hélas! on ne sait pas encore, ni en politique, ni en ménage, si les empires et les félicités périssent par trop de confiance ou par trop de sévérité. Peut-être aussi le mari n'a-t-il pas réalisé pour Honorine les rêves de la jeune fille? Sait-on, pendant les jours de bonheur, à quels préceptes on a manqué?...»
(—Je ne me rappelle que les masses dans les reproches que s'adressa le comte avec la bonne foi de l'anatomiste cherchant les causes d'une maladie qui échapperaient à ses confrères; mais sa clémente indulgence me parut alors vraiment digne de celle de Jésus-Christ quand il sauva la femme adultère.)
«Dix-huit mois après la mort de mon père, qui précéda ma mère de quelques mois dans la tombe, reprit-il après une pause, arriva la terrible nuit où je fus surpris par la lettre d'adieu d'Honorine. Par quelle poésie ma femme était-elle séduite? Étaient-ce les sens, étaient-ce les magnétismes du malheur ou du génie, laquelle de ces forces l'avait ou surprise ou entraînée? Je n'ai rien voulu savoir. Le coup fut si cruel que je restai comme hébété pendant un mois. Plus tard, la réflexion m'a dit de rester dans mon ignorance, et les malheurs d'Honorine m'ont trop appris de ces choses. Jusqu'à présent, Maurice, tout est bien vulgaire; mais tout va changer par un mot: j'aime Honorine! je n'ai pas cessé de l'adorer. Depuis le jour de l'abandon, je vis de mes souvenirs, je reprends un à un les plaisirs pour lesquels sans doute Honorine fut sans goût. Oh! dit-il en voyant de l'étonnement dans mes yeux, ne me faites pas un héros, ne me croyez pas assez sot, dirait un colonel de l'Empire, pour ne pas avoir cherché des distractions. Hélas! mon enfant, j'étais ou trop jeune, ou trop amoureux: je n'ai pu trouver d'autre femme dans le monde entier. Après des luttes affreuses avec moi-même, je cherchais à m'étourdir; j'allais, mon argent à la main, jusque sur le seuil de l'Infidélité; mais là se dressait devant moi, comme une blanche statue, le souvenir d'Honorine. En me rappelant la délicatesse infinie de cette peau suave à travers laquelle on voit le sang courir et les nerfs palpiter; en revoyant cette tête ingénue, aussi naïve la veille de mon malheur que le jour où je lui dis:—Veux-tu nous marier? en me souvenant d'un parfum céleste comme celui de la vertu; en retrouvant la lumière de ses regards, la joliesse de ses gestes, je m'enfuyais comme un homme qui va violer une tombe et qui en voit sortir l'âme du mort transfigurée. Au Conseil, au Palais, dans mes nuits, je rêve si constamment d'Honorine, qu'il me faut une force d'âme excessive pour être à ce que je fais, à ce que je dis. Voilà le secret de mes travaux. Eh bien! je ne me suis pas plus senti de colère contre elle que n'en a un père en voyant son enfant chéri dans le danger où il s'est précipité par imprudence. J'ai compris que j'avais fait de ma femme une poésie dont je jouissais avec tant d'ivresse que je croyais mon ivresse partagée. Ah! Maurice, un amour sans discernement est, chez un mari, une faute qui peut préparer tous les crimes d'une femme! J'avais probablement laissé sans emploi les forces de cette enfant, chérie comme une enfant; je l'ai peut-être fatiguée de mon amour avant que l'heure de l'amour eût sonné pour elle! Trop jeune pour entrevoir le dévouement de la mère dans la constance de la femme, elle a pris cette première épreuve du mariage pour la vie elle-même, et l'enfant mutin a maudit la vie à mon insu, n'osant se plaindre à moi, par pudeur peut-être! Dans une situation si cruelle, elle se sera trouvée sans défense contre un homme qui l'aura violemment émue. Et moi, si sagace magistrat, dit-on, moi dont le cœur est bon, mais dont l'esprit était occupé, j'ai deviné trop tard ces lois du code féminin méconnues, je les ai lues à la clarté de l'incendie qui dévorait mon toit. J'ai fait alors de mon cœur un tribunal, en vertu de la loi; car la loi constitue un juge dans un mari: j'ai absous ma femme et je me suis condamné. Mais l'amour prit alors chez moi la forme de la passion, de cette passion lâche et absolue qui saisit certains vieillards. Aujourd'hui, j'aime Honorine absente, comme on aime, à soixante ans, une femme qu'on veut avoir à tout prix, et je me sens la force d'un jeune homme. J'ai l'audace du vieillard et la retenue de l'adolescent. Mon ami, la Société n'a que des railleries pour cette affreuse situation conjugale. Là où elle s'apitoie avec un amant, elle voit dans un mari je ne sais quelle impuissance, elle se rit de ceux qui ne savent pas conserver une femme qu'ils ont acquise sous le poêle de l'Église et par-devant l'écharpe du maire. Et il a fallu me taire! Sérizy est heureux. Il doit à son indulgence le plaisir de voir sa femme, il la protége, il la défend; et, comme il l'adore, il connaît les jouissances excessives du bienfaiteur qui ne s'inquiète de rien, pas même du ridicule, car il en baptise ses paternelles jouissances.—«Je ne reste marié qu'à cause de ma femme!» me disait un jour Sérizy en sortant du Conseil. Mais moi!... moi, je n'ai rien, pas même le ridicule à affronter, moi qui ne me soutiens que par un amour sans aliment! moi qui ne trouve pas un mot à dire à une femme du monde! moi que la Prostitution repousse! moi, fidèle par incantation! Sans ma foi religieuse, je me serais tué. J'ai défié l'abîme du travail, je m'y suis plongé, j'en suis sorti vivant, brûlant, ardent, ayant perdu le sommeil!...»
(—Je ne puis me rappeler les paroles de cet homme si éloquent, mais à qui la passion donnait une éloquence si supérieure à celle de la tribune, que, comme lui, j'avais en l'écoutant les joues sillonnées de larmes! Jugez de mes impressions, quand après une pause pendant laquelle nous essuyâmes nos pleurs, il acheva son récit par cette révélation.)
«Ceci est le drame dans mon âme, mais ce n'est pas le drame extérieur qui se joue en ce moment dans Paris! Le drame intérieur n'intéresse personne. Je le sais, et vous le reconnaîtrez un jour, vous qui pleurez en ce moment avec moi: personne ne superpose à son cœur ni à son épiderme la douleur d'autrui. La mesure des douleurs est en nous. Vous-même, vous ne comprenez mes souffrances que par une analogie très vague. Pouvez-vous me voir calmant les rages les plus violentes du désespoir par la contemplation d'une miniature où mon regard retrouve et baise son front, le sourire de ses lèvres, le contour de son visage, où je respire la blancheur de sa peau, et qui me permet presque de sentir, de manier les grappes noires de ses cheveux bouclés? M'avez-vous surpris quand je bondis d'espérance, quand je me tords sous les mille flèches du désespoir, quand je marche dans la boue de Paris pour dompter mon impatience par la fatigue? J'ai des énervements comparables à ceux des gens en consomption, des hilarités de fou, des appréhensions d'assassin qui rencontre un brigadier de gendarmerie. Enfin, ma vie est un continuel paroxysme de terreurs, de joies, de désespoirs. Quant au drame, le voici: Vous me croyez occupé du Conseil-d'État, de la Chambre, du Palais, de la politique!... Eh! mon Dieu, sept heures de la nuit suffisent à tout, tant la vie que je mène a surexcité mes facultés. Honorine est ma grande affaire. Reconquérir ma femme, voilà ma seule étude; la surveiller dans la cage où elle est, sans qu'elle se sache en ma puissance; satisfaire à ses besoins, veiller au peu de plaisir qu'elle se permet, être sans cesse autour d'elle, comme un sylphe, sans me laisser ni voir ni deviner, car tout mon avenir serait perdu, voilà ma vie, ma vraie vie! Depuis sept ans, je ne me suis jamais couché sans être allé voir la lumière de sa veilleuse, ou son ombre sur les rideaux de la fenêtre. Elle a quitté ma maison sans en vouloir emporter autre chose que sa toilette de ce jour-là. L'enfant a poussé la noblesse des sentiments jusqu'à la bêtise! Aussi, dix-huit mois après sa fuite, était-elle abandonnée par son amant qui fut épouvanté par le visage âpre et froid, sinistre et puant, de la Misère, le lâche! Cet homme avait sans doute compté sur l'existence heureuse et dorée en Suisse et en Italie, que se donnent les grandes dames en quittant leurs maris. Honorine a de son chef soixante mille francs de rentes. Ce misérable a laissé la chère créature enceinte et sans un sou! En 1820, au mois de novembre, j'ai obtenu du meilleur accoucheur de Paris de jouer le rôle d'un petit chirurgien de faubourg. J'ai décidé le curé du quartier où se trouvait la comtesse à subvenir à ses besoins, comme s'il accomplissait une œuvre de charité. Cacher le nom de ma femme, lui assurer l'incognito, lui trouver une ménagère qui me fût dévouée et qui fût une confidente intelligente, bah!... ce fut un travail digne de Figaro. Vous comprenez que, pour découvrir l'asile de ma femme, il me suffisait de vouloir. Après trois mois de désespérance plutôt que de désespoir, la pensée de me consacrer au bonheur d'Honorine, en prenant Dieu pour confident de mon rôle, fut un de ces poëmes qui ne tombent qu'au cœur d'un amant quand même! Tout amour absolu veut sa pâture. Eh! ne devais-je pas protéger cette enfant, coupable par ma seule imprudence, contre de nouveaux désastres; accomplir enfin mon rôle d'ange gardien? Après sept mois de nourriture, le fils mourut, heureusement pour elle et pour moi. Ma femme fut entre la vie et la mort pendant neuf mois, abandonnée au moment où elle avait le plus besoin du bras d'un homme; mais ce bras, dit-il en tendant le sien par un mouvement d'une énergie angélique, fut étendu sur sa tête. Honorine fut soignée comme elle l'eût été dans son hôtel. Quand, rétablie, elle demanda comment, par qui elle avait été secourue, on lui répondit:—Les sœurs de charité du quartier,—la Société de maternité,—le curé de la paroisse qui s'intéressait à elle. Cette femme, dont la fierté va jusqu'à être un vice, a déployé dans le malheur une force de résistance que, par certaines soirées, j'appelle un entêtement de mule. Honorine a voulu gagner sa vie! ma femme travaille!... Depuis cinq ans, je la tiens, rue Saint-Maur, dans un charmant pavillon où elle fabrique des fleurs et des modes. Elle croit vendre les produits de son élégant travail à un marchand qui les lui paie assez cher pour que la journée lui vaille vingt francs, et n'a pas eu depuis six ans un seul soupçon. Elle paie toutes les choses de la vie à peu près le tiers de ce qu'elles valent, en sorte qu'avec six mille francs par an, elle vit comme si elle avait quinze mille francs. Elle a le goût des fleurs, et donne cent écus à un jardinier qui me coûte à moi douze cents francs de gages, et qui me présente des mémoires de deux mille francs tous les trois mois. J'ai promis à cet homme un marais et une maison de maraîcher contiguë à la loge du concierge de la rue Saint-Maur. Cette propriété m'appartient sous le nom d'un commis-greffier de la Cour. Une seule indiscrétion ferait tout perdre au jardinier. Honorine a son pavillon, un jardin, une serre superbe, pour cinq cents francs de loyer par an. Elle vit là, sous le nom de sa femme de charge, madame Gobain, cette vieille d'une discrétion à toute épreuve que j'ai trouvée, et de qui elle s'est fait aimer. Mais ce zèle est, comme celui du jardinier, entretenu par la promesse d'une récompense au jour du succès. Le concierge et sa femme me coûtent horriblement cher par les mêmes raisons. Enfin, depuis trois ans, Honorine est heureuse, elle croit devoir à son travail le luxe de ses fleurs, sa toilette et son bien-être. Oh! je sais ce que vous voulez me dire, s'écria le comte en voyant une interrogation dans mes yeux et sur mes lèvres. Oui, oui, j'ai fait une tentative. Ma femme était précédemment dans le faubourg Saint-Antoine. Un jour, quand je crus, sur une parole de la Gobain, à des chances de réconciliation, j'écrivis, par la poste, une lettre où j'essayais de fléchir ma femme, une lettre écrite, recommencée vingt fois! Je ne vous peindrai pas mes angoisses. J'allai de la rue Payenne à la rue de Reuilly, comme un condamné qui marche du Palais à l'Hôtel de ville; mais il est en charrette, et moi je marchais!... Il faisait nuit, il faisait du brouillard, j'allai au-devant de madame Gobain, qui devait venir me répéter ce qu'avait fait ma femme. Honorine, en reconnaissant mon écriture, avait jeté la lettre au feu sans la lire.—«Madame Gobain, avait-elle dit, je ne veux pas être ici demain!...» Fut-ce un coup de poignard que cette parole pour un homme qui trouve des joies illimitées dans la supercherie au moyen de laquelle il procure le plus beau velours de Lyon à douze francs l'aune, un faisan, un poisson, des fruits au dixième de leur valeur, à une femme assez ignorante pour croire payer suffisamment, avec deux cent cinquante francs, madame Gobain, la cuisinière d'un évêque!... Vous m'avez surpris me frottant les mains quelquefois et en proie à une sorte de bonheur. Eh bien! je venais de faire réussir une ruse digne du théâtre. Je venais de tromper ma femme, de lui envoyer par une marchande à la toilette un châle des Indes proposé comme venant d'une actrice qui l'avait à peine porté, mais dans lequel, moi, ce grave magistrat que vous savez, je m'étais couché pendant une nuit. Enfin, aujourd'hui, ma vie se résume par les deux mots avec lesquels on peut exprimer le plus violent des supplices: j'aime et j'attends! J'ai dans madame Gobain une fidèle espionne de ce cœur adoré. Je vais toutes les nuits causer avec cette vieille, apprendre d'elle tout ce qu'Honorine a fait dans sa journée, les moindres mots qu'elle a dits, car une seule exclamation peut me livrer les secrets de cette âme qui s'est faite sourde et muette. Honorine est pieuse; elle suit les offices, elle prie; mais elle n'est jamais allée à confesse et ne communie pas: elle prévoit ce qu'un prêtre lui dirait. Elle ne veut pas entendre le conseil, l'ordre de revenir à moi. Cette horreur de moi m'épouvante et me confond, car je n'ai jamais fait le moindre mal à Honorine; j'ai toujours été bon pour elle. Admettons que j'aie eu quelques vivacités en l'instruisant, que mon ironie d'homme ait blessé son légitime orgueil de jeune fille? Est-ce une raison de persévérer dans une résolution que la haine la plus implacable peut seule inspirer? Honorine n'a jamais dit à madame Gobain qui elle est, elle garde un silence absolu sur son mariage, en sorte que cette brave et digne femme ne peut pas dire un mot en ma faveur, car elle est la seule de la maison qui ait mon secret. Les autres ne savent rien; ils sont sous la terreur que cause le nom du Préfet de Police et dans la vénération du pouvoir d'un ministre. Il m'est donc impossible de pénétrer dans ce cœur: la citadelle est à moi, mais je n'y puis entrer. Je n'ai pas un seul moyen d'action. Une violence me perdrait à jamais! Comment combattre des raisons qu'on ignore? Écrire une lettre, la faire copier par un écrivain public, et la mettre sous les yeux d'Honorine?... j'y ai pensé. Mais n'est-ce pas risquer un troisième déménagement? Le dernier me coûte cent cinquante mille francs. Cette acquisition fut d'abord faite sous le nom du secrétaire que vous avez remplacé. Le malheureux, qui ne savait pas combien mon sommeil est léger, a été surpris par moi, ouvrant avec une fausse clef la caisse où j'avais mis la contre-lettre; j'ai toussé, l'effroi l'a saisi; le lendemain, je l'ai forcé de vendre la maison à mon prête-nom actuel, et je l'ai mis à la porte. Ah! si je ne sentais pas en moi toutes les facultés nobles de l'homme satisfaites, heureuses, épanouies; si les éléments de mon rôle n'appartenaient pas à la paternité divine, si je ne jouissais pas par tous les pores, il se rencontre des moments où je croirais à quelque monomanie. Par certaines nuits, j'entends les grelots de la Folie, j'ai peur de ces transitions violentes d'une faible espérance, qui parfois brille et s'élance, à un désespoir complet qui tombe aussi bas que les hommes peuvent tomber. J'ai médité sérieusement, il y a quelques jours, le dénoûment atroce de Lovelace avec Clarisse, en me disant: Si Honorine avait un enfant de moi, ne faudrait-il pas qu'elle revînt dans la maison conjugale? Enfin, j'ai tellement foi dans un heureux avenir, qu'il y a dix mois j'ai acquis et payé l'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré. Si je reconquiers Honorine, je ne veux pas qu'elle revoie cet hôtel, ni la chambre d'où elle s'est enfuie. Je veux mettre mon idole dans un nouveau temple où elle puisse croire à une vie entièrement nouvelle. On travaille à faire de cet hôtel une merveille de goût et d'élégance. On m'a parlé d'un poëte qui, devenu presque fou d'amour pour une cantatrice, avait, au début de sa passion, acheté le plus beau lit de Paris, sans savoir le résultat que l'actrice réservait à sa passion. Eh bien! il y a le plus froid des magistrats, un homme qui passe pour le plus grave conseiller de la Couronne, à qui cette anecdote a remué toutes les fibres du cœur. L'orateur de la Chambre comprend ce poëte qui repaissait son idéal d'une possibilité matérielle. Trois jours avant l'arrivée de Marie-Louise, Napoléon s'est roulé dans son lit de noces à Compiègne... Toutes les passions gigantesques ont la même allure. J'aime en poëte et en empereur!...»
En entendant ces dernières paroles, je crus à la réalisation des craintes du comte Octave: il s'était levé, marchait, gesticulait, mais il s'arrêta comme épouvanté de la violence de ses paroles.—Je suis bien ridicule, reprit-il après une fort longue pause, en venant quêter un regard de compassion.—Non, monsieur, vous êtes bien malheureux...
«—Oh! oui, dit-il en reprenant le cours de cette confidence, plus que vous ne le pensez! Par la violence de mes paroles, vous pouvez et vous devez croire à la passion physique la plus intense, puisque depuis neuf ans elle annule toutes mes facultés; mais ce n'est rien en comparaison de l'adoration que m'inspirent l'âme, l'esprit, les manières, le cœur, tout ce qui dans la femme n'est pas la femme; enfin, ces ravissantes divinités du cortége de l'Amour avec lesquelles on passe sa vie, et qui sont la poésie journalière d'un plaisir fugitif. Je vois, par un phénomène rétrospectif, ces grâces de cœur et d'esprit d'Honorine auxquelles je faisais peu d'attention au jour de mon bonheur, comme tous les gens heureux! J'ai, de jour en jour, reconnu l'étendue de ma perte en reconnaissant les qualités divines dont était doué cet enfant capricieux et mutin, devenu si fort et si fier sous la main pesante de la Misère, sous les coups du plus lâche abandon. Et cette fleur céleste se dessèche solitaire et cachée! Ah! la Loi dont nous parlions, reprit-il avec une amère ironie, la Loi, c'est un piquet de gendarmes, c'est ma femme saisie et amenée de force ici!... N'est-ce pas conquérir un cadavre? La Religion n'a pas prise sur elle, elle en veut la poésie, elle prie sans écouter les commandements de l'Église. Moi, j'ai tout épuisé comme clémence, comme bonté, comme amour... Je suis à bout. Il n'existe plus qu'un moyen de triomphe: la ruse et la patience avec lesquelles les oiseleurs finissent par saisir les oiseaux les plus défiants, les plus agiles, les plus fantasques et les plus rares. Aussi, Maurice, quand l'indiscrétion bien excusable de monsieur de Grandville vous a révélé le secret de ma vie, ai-je fini par voir dans cet incident un de ces commandements du Sort, un de ces arrêts qu'écoutent et que mendient les joueurs au milieu de leurs parties les plus acharnées... Avez-vous pour moi assez d'affection pour m'être romanesquement dévoué?...»
—«Je vous vois venir, monsieur le comte, répondis-je en interrompant, je devine vos intentions. Votre premier secrétaire a voulu crocheter votre caisse, je connais le cœur du second, il pourrait aimer votre femme. Et pouvez-vous le vouer au malheur en l'envoyant au feu! Mettre sa main dans un brasier sans se brûler, est-ce possible?—Vous êtes un enfant, reprit le comte, je vous enverrai ganté! Ce n'est pas mon secrétaire qui viendra se loger rue Saint-Maur, dans la petite maison de maraîcher que j'ai rendue libre, ce sera mon petit cousin, le baron de l'Hostal, maître des requêtes...» Après un moment donné à la surprise, j'entendis un coup de cloche, et une voiture roula jusqu'au perron. Bientôt le valet de chambre annonça madame de Courteville et sa fille. Le comte Octave avait une très nombreuse parenté dans sa ligne maternelle. Madame de Courteville, sa cousine, était veuve d'un juge au Tribunal de la Seine, qui l'avait laissée avec une fille et sans aucune espèce de fortune. Que pouvait être une femme de vingt-neuf ans auprès d'une jeune fille de vingt ans, aussi belle que l'imagination pourrait le souhaiter pour une maîtresse idéale?—«Baron, maître des requêtes, référendaire au sceau en attendant mieux, et ce vieil hôtel pour dot, aurez-vous assez de raisons pour ne pas aimer la comtesse?» me dit-il à l'oreille en me prenant la main et me présentant à madame de Courteville et à sa fille. Je fus ébloui, non par tant d'avantages que je n'aurais pas osé rêver, mais par Amélie de Courteville dont toutes les beautés étaient mises en relief par une de ces savantes toilettes que les mères font faire à leurs filles quand il s'agit de les marier. Ne parlons pas de moi, dit le consul en faisant une pause.
—Vingt jours après, reprit-il, j'allai demeurer dans la maison du maraîcher, qu'on avait nettoyée, arrangée et meublée avec cette célérité qui s'explique par trois mots: Paris! l'ouvrier français! l'argent! J'étais aussi amoureux que le comte pouvait le désirer pour sa sécurité. La prudence d'un jeune homme de vingt-cinq ans suffirait-elle aux ruses que j'entreprenais et où il s'agissait du bonheur d'un ami? Pour résoudre cette question, je vous avoue que je comptai beaucoup sur mon oncle, car je fus autorisé par le comte à le mettre dans la confidence au cas où je jugerais son intervention nécessaire. Je pris un jardinier, je me fis fleuriste jusqu'à la manie, je m'occupai furieusement, en homme que rien ne pouvait distraire, de défoncer le marais et d'en approprier le terrain à la culture des fleurs. De même que les maniaques de Hollande ou d'Angleterre, je me donnai pour monofloriste. Je cultivai spécialement des dahlias en en réunissant toutes les variétés. Vous devinez que ma ligne de conduite, même dans ses plus légères déviations, était tracée par le comte dont toutes les forces intellectuelles furent alors attentives aux moindres événements de la tragi-comédie qui devait se jouer rue Saint-Maur. Aussitôt la comtesse couchée, presque tous les soirs, entre onze heures et minuit, Octave, madame Gobain et moi, nous tenions conseil. J'entendis la vieille rendant compte à Octave des moindres mouvements de sa femme pendant la journée; il s'informait de tout, des repas, des occupations, de l'attitude, du menu du lendemain, des fleurs qu'elle se proposait d'imiter. Je compris ce qu'est un amour au désespoir, quand il se compose du triple amour qui procède de la tête, du cœur et des sens. Octave ne vivait que pendant cette heure. Pendant deux mois que durèrent les travaux, je ne jetai pas les yeux sur le pavillon où demeurait ma voisine. Je n'avais pas demandé seulement si j'avais une voisine, quoique le jardin de la comtesse et le mien fussent séparés par un palis, le long duquel elle avait fait planter des cyprès déjà hauts de quatre pieds. Un beau matin, madame Gobain annonça comme un grand malheur à sa maîtresse l'intention manifestée par un original devenu son voisin, de faire bâtir à la fin de l'année un mur entre les deux jardins. Je ne vous parle pas de la curiosité qui me dévorait. Voir la comtesse!... ce désir faisait pâlir mon amour naissant pour Amélie de Courteville. Mon projet de bâtir un mur était une affreuse menace. Plus d'air pour Honorine dont le jardin devenait une espèce d'allée serrée entre ma muraille et son pavillon. Ce pavillon, une ancienne maison de plaisir, ressemblait à un château de cartes, il n'avait pas plus de trente pieds de profondeur sur une longueur d'environ cent pieds. La façade peinte à l'allemande figurait un treillage de fleurs jusqu'au premier étage, et présentait un charmant specimen de ce style Pompadour si bien nommé rococo. On arrivait par une longue avenue de tilleuls. Le jardin du pavillon et le marais figuraient une hache dont le manche était représenté par cette avenue. Mon mur allait rogner les trois quarts de la hache. La comtesse en fut désolée, et dit au milieu de son désespoir:—«Ma pauvre Gobain, quel homme est-ce que ce fleuriste?—Ma foi, dit-elle, je ne sais pas s'il est possible de l'apprivoiser, il paraît avoir les femmes en horreur. C'est le neveu d'un curé de Paris. Je n'ai vu l'oncle qu'une seule fois, un beau vieillard de soixante-quinze ans, bien laid, mais bien aimable. Il se peut bien que ce curé maintienne, comme on le prétend dans le quartier, son neveu dans la passion des fleurs, pour qu'il n'arrive pas pis...—Mais quoi?—Eh bien! votre voisin est un hurluberlu...» fit la Gobain en montrant sa tête. Les fous tranquilles sont les seuls hommes de qui les femmes ne conçoivent aucune méfiance en fait de sentiment. Vous allez voir par la suite combien le comte avait vu juste en me choisissant ce rôle.—«Mais, qu'a-t-il? demanda la comtesse.—Il a trop étudié, répondit la Gobain, il est devenu sauvage. Enfin, il a des raisons pour ne plus aimer les femmes... là, puisque vous voulez savoir tout ce qui se dit.—Eh bien! reprit Honorine, les fous m'effraient moins que les gens sages, je lui parlerai, moi! dis-lui que je le prie de venir. Si je ne réussis pas, je verrai le curé.» Le lendemain de cette conversation, en me promenant dans mes allées tracées, j'entrevis au premier étage du pavillon les rideaux d'une fenêtre écartés et la figure d'une femme posée en curieuse. La Gobain m'aborda. Je regardai brusquement le pavillon et fis un geste brutal, comme si je disais:—Eh! je me moque bien de votre maîtresse!—«Madame, dit la Gobain, qui revint rendre compte de son ambassade, le fou m'a priée de le laisser tranquille, en prétendant que charbonnier était maître chez soi, surtout quand il était sans femme.—Il a deux fois raison, répondit la comtesse.—Oui, mais il a fini par me répondre: «J'irai!» quand je lui ai répondu qu'il ferait le malheur d'une personne qui vivait dans la retraite, et qui puisait de grandes distractions dans la culture des fleurs.» Le lendemain, je sus par un signe de la Gobain qu'on attendait ma visite. Après le déjeuner de la comtesse, au moment où elle se promenait devant son pavillon, je brisai le palis et je vins à elle. J'étais mis en campagnard: vieux pantalon à pied en molleton gris, gros sabots, vieille veste de chasse, casquette en tête, méchant foulard au cou, les mains salies de terre, et un plantoir à la main.—«Madame, c'est le monsieur qui est votre voisin!» cria la Gobain. La comtesse ne s'était pas effrayée. J'aperçus enfin cette femme que sa conduite et les confidences du comte avaient rendue si curieuse à observer. Nous étions dans les premiers jours du mois de mai. L'air pur, le temps bleu, la verdeur des premières feuilles, la senteur du printemps faisaient un cadre à cette création de la douleur. En voyant Honorine, je conçus la passion d'Octave et la vérité de cette expression: une fleur céleste! Sa blancheur me frappa tout d'abord par son blanc particulier, car il y a autant de blancs que de rouges et de bleus différents. En regardant la comtesse, l'œil servait à toucher cette peau suave où le sang courait en filets bleuâtres. A la moindre émotion, ce sang se répandait sous le tissu comme une vapeur en nappes rosées. Quand nous nous rencontrâmes, les rayons du soleil en passant à travers le feuillage grêle des acacias environnaient Honorine de ce nimbe jaune et fluide que Raphaël et Titien, seuls parmi tous les peintres, ont su peindre autour de la Vierge. Des yeux bruns exprimaient à la fois la tendresse et la gaieté, leur éclat se reflétait jusque sur le visage, à travers de longs cils abaissés. Par le mouvement de ses paupières soyeuses, Honorine vous jetait un charme, tant il y avait de sentiment, de majesté, de terreur, de mépris dans sa manière de relever ou d'abaisser ce voile de l'âme. Enfin, elle pouvait vous glacer ou vous animer par un regard. Ses cheveux cendrés, rattachés négligemment sur sa tête, lui dessinaient un front de poëte, large, puissant, rêveur. La bouche était entièrement voluptueuse. Enfin, privilége rare en France, mais commun en Italie, toutes les lignes, les contours de cette tête avaient un caractère de noblesse qui devait arrêter les outrages du temps. Quoique svelte, Honorine n'était pas maigre, et ses formes me semblèrent être de celles qui réveillent encore l'amour quand il se croit épuisé. Elle méritait bien l'épithète de mignonne, car elle appartenait à ce genre de petites femmes souples qui se laissent prendre, flatter, quitter et reprendre comme des chattes. Ses petits pieds que j'entendis sur le sable y faisaient un bruit léger qui leur était propre et qui s'harmoniait au bruissement de la robe; il en résultait une musique féminine qui se gravait dans le cœur et devait se distinguer entre la démarche de mille femmes. Son port rappelait tous ses quartiers de noblesse avec tant de fierté, que dans les rues les prolétaires les plus audacieux devaient se ranger pour elle. Gaie, tendre, fière et imposante, on ne la comprenait pas autrement que douée de ces qualités qui semblent s'exclure, et qui la laissaient néanmoins enfant. Mais l'enfant pouvait devenir forte comme l'ange; et, comme l'ange, une fois blessée dans sa nature, elle devait être implacable. La froideur sur ce visage était sans doute la mort pour ceux à qui ses yeux avaient souri, pour qui ses lèvres s'étaient dénouées, pour ceux dont l'âme avait accueilli la mélodie de cette voix qui donnait à la parole la poésie du chant par des accentuations particulières. En sentant le parfum de violette qu'elle exhalait, je compris comment le souvenir de cette femme avait cloué le comte au seuil de la Débauche, et comme on ne pouvait jamais oublier celle qui vraiment était une fleur pour le toucher, une fleur pour le regard, une fleur pour l'odorat, une fleur céleste pour l'âme... Honorine inspirait le dévouement, un dévouement chevaleresque et sans récompense. On se disait en la voyant: «Pensez, je devinerai; parlez, j'obéirai. Si ma vie, perdue dans un supplice, peut vous procurer un jour de bonheur, prenez ma vie: je sourirai comme les martyrs sur leurs bûchers, car j'apporterai cette journée à Dieu comme un gage auquel obéit un père en reconnaissant une fête donnée à son enfant.» Bien des femmes se composent une physionomie et arrivent à produire des effets semblables à ceux qui vous eussent saisi à l'aspect de la comtesse; mais chez elle tout procédait d'un délicieux naturel, et ce naturel inimitable allait droit au cœur. Si je vous en parle ainsi, c'est qu'il s'agit uniquement de son âme, de ses pensées, des délicatesses de son cœur, et que vous m'eussiez reproché de ne pas vous l'avoir crayonnée. Je faillis oublier mon rôle d'homme quasi fou, brutal et peu chevaleresque.—«On m'a dit, madame, que vous aimiez les fleurs.—Je suis ouvrière fleuriste, monsieur, répondit-elle. Après avoir cultivé les fleurs, je les copie, comme une mère qui serait assez artiste pour se donner le plaisir de peindre ses enfants... N'est-ce pas assez vous dire que je suis pauvre et hors d'état de payer la concession que je veux obtenir de vous.—Et comment, repris-je avec la gravité d'un magistrat, une personne qui semble aussi distinguée que vous exerce-t-elle un pareil état? Avez-vous donc comme moi des raisons pour occuper vos doigts afin de ne pas laisser travailler votre tête?—Restons sur le mur mitoyen, répondit-elle en souriant.—Mais nous sommes aux fondations, dis-je. Ne faut-il pas que je sache, de nos deux douleurs, ou, si vous voulez, de nos deux manies, laquelle doit céder le pas à l'autre?... Ah! le joli bouquet de narcisses! elles sont aussi fraîches que cette matinée!» Je vous déclare qu'elle s'était créé comme un musée de fleurs et d'arbustes, où le soleil seul pénétrait, dont l'arrangement était dicté par un génie artiste et que le plus insensible des propriétaires aurait respecté. Les masses de fleurs, étagées avec une science de fleuriste ou disposées en bouquets, produisaient des effets doux à l'âme. Ce jardin recueilli, solitaire, exhalait des baumes consolateurs et n'inspirait que de douces pensées, des images gracieuses, voluptueuses même. On y reconnaissait cette ineffaçable signature que notre vrai caractère imprime en toutes choses quand rien ne nous contraint d'obéir aux diverses hypocrisies, d'ailleurs nécessaires, qu'exige la Société. Je regardais alternativement le monceau de narcisses et la comtesse, en paraissant plus amoureux des fleurs que d'elle, pour jouer mon rôle.—«Vous aimez donc bien les fleurs? me dit-elle.—C'est, lui dis-je, les seuls êtres qui ne trompent pas nos soins et notre tendresse.» Je fis une tirade si violente en établissant un parallèle entre la botanique et le monde, que nous nous trouvâmes à mille lieues du mur mitoyen, et que la comtesse dut me prendre pour un être souffrant, blessé, digne de pitié. Néanmoins, après une demi-heure, ma voisine me ramena naturellement à la question; car les femmes, quand elles n'aiment pas, ont toutes le sang-froid d'un vieil avoué.—«Si vous voulez laisser subsister le palis, lui dis-je, vous apprendrez tous les secrets de culture que je veux cacher, car je cherche le dahlia bleu, la rose bleue, je suis fou des fleurs bleues. Le bleu n'est-il pas la couleur favorite des belles âmes? Nous ne sommes ni l'un ni l'autre chez nous: autant vaudrait y mettre une petite porte à claire-voie qui réunirait nos jardins... Vous aimez les fleurs, vous verrez les miennes, je verrai les vôtres. Si vous ne recevez personne, je ne suis visité que par mon oncle, le curé des Blancs-Manteaux.—Non, dit-elle, je ne veux donner à personne le droit d'entrer dans mon jardin, chez moi, à toute heure. Venez-y, vous serez toujours reçu, comme un voisin avec qui je veux vivre en bonnes relations; mais j'aime trop ma solitude pour la grever d'une dépendance quelconque.—Comme vous voudrez!» dis-je. Et je sautai d'un bond par-dessus le palis.—«A quoi sert une porte?» m'écriai-je quand je fus sur mon terrain en revenant à la comtesse et la narguant par un geste, par une grimace de fou. Je restai quinze jours sans paraître penser à ma voisine. Vers la fin du mois de mai, par une belle soirée, il se trouva que nous étions chacun d'un côté du palis, nous promenant à pas lents. Arrivés au bout, il fallut bien échanger quelques paroles de politesse; elle me trouva si profondément accablé, plongé dans une rêverie si douloureuse, qu'elle me parla d'espérance en me jetant des phrases qui ressemblaient à ces chants par lesquels les nourrices endorment les enfants. Enfin je franchis la haie, et me trouvai pour la seconde fois près d'elle. La comtesse me fit entrer chez elle en voulant apprivoiser ma douleur. Je pénétrai donc enfin dans ce sanctuaire où tout était en harmonie avec la femme que j'ai tâché de vous dépeindre. Il y régnait une exquise simplicité. A l'intérieur, ce pavillon était bien la bonbonnière inventée par l'art du dix-huitième siècle pour les jolies débauches d'un grand seigneur. La salle à manger, sise au rez-de-chaussée, était couverte de peintures à fresque représentant des treillages de fleurs d'une admirable et merveilleuse exécution. La cage de l'escalier offrait de charmantes décorations en camaïeu. Le petit salon, qui faisait face à la salle à manger, était prodigieusement dégradé; mais la comtesse y avait tendu des tapisseries pleines de fantaisies et provenant d'anciens paravents. Une salle de bain y attenait. Au-dessus, il n'y avait qu'une chambre avec son cabinet de toilette et une bibliothèque métamorphosée en atelier. La cuisine était cachée dans les caves sur lesquelles le pavillon s'élevait, car il fallait y monter par un perron de quelques marches. Les balustres de la galerie et ses guirlandes de fleurs Pompadour déguisaient la toiture, dont on ne voyait que les bouquets de plomb. On se trouvait dans ce séjour à cent lieues de Paris. Sans le sourire amer qui se jouait parfois sur les belles lèvres rouges de cette femme pâle, on aurait pu croire au bonheur de cette violette ensevelie dans sa forêt de fleurs. Nous arrivâmes en quelques jours à une confiance engendrée par le voisinage et par la certitude où fut la comtesse de ma complète indifférence pour les femmes. Un regard aurait tout compromis, et jamais je n'eus une pensée pour elle dans les yeux! Honorine voulut voir en moi comme un vieil ami. Ses manières avec moi procédèrent d'une sorte de compassion. Ses regards, sa voix, ses discours, tout disait qu'elle était à mille lieues des coquetteries que la femme la plus sévère se fût peut-être permises en pareil cas. Elle me donna bientôt le droit de venir dans le charmant atelier où elle faisait ses fleurs, une retraite pleine de livres et de curiosités, parée comme un boudoir, et où la richesse relevait la vulgarité des instruments du métier. La comtesse avait, à la longue, poétisé, pour ainsi dire, ce qui est l'antipode de la poésie, une fabrique. Peut-être, de tous les ouvrages que puissent faire les femmes, les fleurs artificielles sont-elles celui dont les détails leur permettent de déployer le plus de grâces. Pour colorier, une femme doit rester penchée sur une table et s'adonner, avec une certaine attention, à cette demi-peinture. La tapisserie, faite comme doit la faire une ouvrière qui veut gagner sa vie, est une cause de pulmonie ou de déviation de l'épine dorsale. La gravure des planches de musique est un des travaux les plus tyranniques par sa minutie, par le soin, par la compréhension qu'il exige. La couture, la broderie ne donnent pas trente sous par jour. Mais la fabrication des fleurs et celle des modes nécessitent une multitude de mouvements, de gestes, des idées même qui laissent une jolie femme dans sa sphère: elle est encore elle-même, elle peut causer, rire, chanter ou penser. Certes, il y avait un sentiment de l'art dans la manière dont la comtesse disposait sur une longue table de sapin jaune les myriades de pétales colorés qui servaient à composer les fleurs qu'elle avait décidées. Les godets à couleur étaient de porcelaine blanche, et toujours propres, rangés de façon à permettre à l'œil de trouver aussitôt la nuance voulue dans la gamme des tons. La noble artiste économisait ainsi son temps. Un joli meuble d'ébène, incrusté d'ivoire, aux cent tiroirs vénitiens, contenait les matrices d'acier avec lesquelles elle frappait ses feuilles ou certains pétales. Un magnifique bol japonais contenait la colle qu'elle ne laissait jamais aigrir, et auquel elle avait fait adapter un couvercle à charnière si léger, si mobile, qu'elle le soulevait du bout du doigt. Le fil d'archal, le laiton se cachaient dans un petit tiroir de sa table de travail, devant elle. Sous ses yeux s'élevait, dans un verre de Venise, épanoui comme un calice sur sa tige, le modèle vivant de la fleur avec laquelle elle essayait de lutter. Elle se passionnait pour les chefs-d'œuvre, elle abordait les ouvrages les plus difficiles, les grappes, les corolles les plus menues, les bruyères, les nectaires aux nuances les plus capricieuses. Ses mains, aussi agiles que sa pensée, allaient de sa table à sa fleur, comme celles d'un artiste sur les touches d'un piano. Ses doigts semblaient être fées, pour se servir d'une expression de Perrault, tant ils cachaient, sous la grâce du geste, les différentes forces de torsion, d'application, de pesanteur nécessaires à cette œuvre, en mesurant avec la lucidité de l'instinct chaque mouvement au résultat. Je ne me lassais pas de l'admirer montant une fleur dès que les éléments s'en trouvaient rassemblés devant elle, et cotonnant, perfectionnant une tige, y attachant les feuilles. Elle déployait le génie des peintres dans ses audacieuses entreprises, elle copiait des feuilles flétries, des feuilles jaunes; elle luttait avec les fleurs des champs, de toutes les plus naïves, les plus compliquées dans leur simplicité.—«Cet art, me disait-elle, est dans l'enfance. Si les Parisiennes avaient un peu du génie que l'esclavage du harem exige chez les femmes de l'Orient, elles donneraient tout un langage aux fleurs posées sur leur tête. J'ai fait, pour ma satisfaction d'artiste, des fleurs fanées avec les feuilles couleur bronze florentin comme il s'en trouve après ou avant l'hiver... Cette couronne, sur une tête de jeune femme dont la vie est manquée, ou qu'un chagrin secret dévore, manquerait-elle de poésie? Combien de choses une femme ne pourrait-elle pas dire avec sa coiffure? N'y a-t-il pas des fleurs pour les bacchantes ivres, des fleurs pour les sombres et rigides dévotes, des fleurs soucieuses pour les femmes ennuyées? La botanique exprime, je crois, toutes les sensations et les pensées de l'âme, même les plus délicates!» Elle m'employait à frapper ses feuilles, à des découpages, à des préparations de fil de fer pour les tiges. Mon prétendu désir de distraction me rendit promptement habile. Nous causions tout en travaillant. Quand je n'avais rien à faire, je lui lisais les nouveautés, car je ne devais pas perdre de vue mon rôle, et je jouais l'homme fatigué de la vie, épuisé de chagrins, morose, sceptique, âpre. Mon personnage me valait d'adorables plaisanteries sur la ressemblance purement physique, moins le pied bot, qui se trouvait entre lord Byron et moi. Il passait pour constant que ses malheurs à elle, sur lesquels elle voulait garder le plus profond silence, effaçaient les miens, quoique déjà les causes de ma misanthropie eussent pu satisfaire Young et Job. Je ne vous parlerai pas des sentiments de honte qui me torturaient en me mettant au cœur, comme les pauvres de la rue, de fausses plaies pour exciter la pitié de cette adorable femme. Je compris bientôt l'étendue de mon dévouement en comprenant toute la bassesse des espions. Les témoignages de sympathie que je recueillis alors eussent consolé les plus grandes infortunes. Cette charmante créature, sevrée du monde, seule depuis tant d'années, ayant en dehors de l'amour des trésors d'affection à dépenser, elle me les offrit avec d'enfantines effusions, avec une pitié qui certes eût rempli d'amertume le roué qui l'aurait aimée; car, hélas! elle était tout charité, tout compatissance. Son renoncement à l'amour, son effroi de ce qu'on appelle le bonheur pour la femme, éclataient avec autant de force que de naïveté. Ces heureuses journées me prouvèrent que l'amitié des femmes est de beaucoup supérieure à leur amour. Je m'étais fait arracher les confidences de mes chagrins avec autant de simagrées que s'en permettent les jeunes personnes avant de s'asseoir au piano, tant elles ont la conscience de l'ennui qui s'ensuit. Comme vous le devinez, la nécessité de vaincre ma répugnance à parler avait forcé la comtesse à serrer les liens de notre intimité; mais elle retrouvait si bien en moi sa propre antipathie contre l'amour, qu'elle me parut heureuse du hasard qui lui avait envoyé dans son île déserte une espèce de Vendredi. Peut-être la solitude commençait-elle à lui peser. Néanmoins, elle était sans la moindre coquetterie, elle n'avait plus rien de la femme, elle ne se sentait un cœur, me disait-elle, que dans le monde idéal où elle se réfugiait. Involontairement je comparais entre elles ces deux existences, celle du comte, tout action, tout agitation, tout émotion; celle de la comtesse, tout passivité, tout inactivité, tout immobilité. La femme et l'homme obéissaient admirablement à leur nature. Ma misanthropie autorisait contre les hommes et contre les femmes de cyniques sorties que je me permettais en espérant amener Honorine sur le terrain des aveux; mais elle ne se laissait prendre à aucun piége, et je commençais à comprendre cet entêtement de mule, plus commun qu'on ne le pense chez les femmes.—«Les Orientaux ont raison, lui dis-je un soir, de vous renfermer en ne vous considérant que comme les instruments de leurs plaisirs. L'Europe est bien punie de vous avoir admises à faire partie du monde, et de vous y accepter sur un pied d'égalité. Selon moi, la femme est l'être le plus improbe et le plus lâche qui puisse se rencontrer. Et c'est là, d'ailleurs, d'où lui viennent ses charmes: le beau plaisir de chasser un animal domestique! Quand une femme a inspiré une passion à un homme, elle lui est toujours sacrée, elle est, à ses yeux, revêtue d'un privilége imprescriptible. Chez l'homme, la reconnaissance pour les plaisirs passés est éternelle. S'il retrouve sa maîtresse ou vieille ou indigne de lui, cette femme a toujours des droits sur son cœur; mais, pour vous autres, un homme que vous avez aimé n'est plus rien; bien plus, il a un tort impardonnable, celui de vivre!... Vous n'osez pas l'avouer; mais vous avez toutes au cœur la pensée que les calomnies populaires appelées tradition prêtent à la dame de la tour de Nesle: Quel dommage qu'on ne puisse se nourrir d'amour comme on se nourrit de fruits! et que, d'un repas fait, il ne puisse pas ne vous rester que le sentiment du plaisir!...—Dieu, dit-elle, a sans doute réservé ce bonheur parfait pour le paradis. Mais, reprit-elle, si votre argumentation vous semble très spirituelle, elle a pour moi le malheur d'être fausse. Qu'est-ce que c'est que des femmes qui s'adonnent à plusieurs amours? me demanda-t-elle en me regardant comme la Vierge d'Ingres regarde Louis XIII lui offrant son royaume.—Vous êtes une comédienne de bonne foi, lui répondis-je, car vous venez de me jeter de ces regards qui feraient la gloire d'une actrice. Mais, belle comme vous êtes, vous avez aimé; donc vous oubliez.—Moi, répondit-elle en éludant ma question, je ne suis pas une femme, je suis une religieuse arrivée à soixante-douze ans.—Comment alors pouvez-vous affirmer avec autant d'autorité que vous sentez plus vivement que moi? Le malheur pour les femmes n'a qu'une forme, elles ne comptent pour des infortunes que les déceptions du cœur.» Elle me regarda d'un air doux, et fit comme toutes les femmes qui, pressées entre les deux portes d'un dilemme, ou saisies par les griffes de la vérité, n'en persistent pas moins dans leur vouloir, elle me dit:—«Je suis religieuse, et vous me parlez d'un monde où je ne puis plus mettre les pieds.—Pas même par la pensée? lui dis-je.—Le monde est-il si digne d'envie? répondit-elle. Oh! quand ma pensée s'égare, elle va plus haut... L'ange de la perfection, le beau Gabriel, chante souvent dans mon cœur, fit-elle. Je serais riche, je n'en travaillerais pas moins pour ne pas monter trop souvent sur les ailes diaprées de l'Ange et aller dans le royaume de la fantaisie. Il y a des contemplations qui nous perdent, nous autres femmes! Je dois à mes fleurs beaucoup de tranquillité, quoiqu'elles ne réussissent pas toujours à m'occuper. En de certains jours j'ai l'âme envahie par une attente sans objet; je ne puis bannir une pensée qui s'empare de moi, qui semble alourdir mes doigts. Je crois qu'il se prépare un grand événement, que ma vie va changer; j'écoute dans le vague, je regarde aux ténèbres, je suis sans goût pour mes travaux, et je retrouve, après mille fatigues, la vie... la vie ordinaire. Est-ce un pressentiment du ciel, voilà ce que je me demande!...» Après trois mois de lutte entre deux diplomates cachés sous la peau d'une mélancolie juvénile, et une femme que le dégoût rendait invincible, je dis au comte qu'il paraissait impossible de faire sortir cette tortue de dessous sa carapace, il fallait casser l'écaille. La veille, dans une dernière discussion tout amicale, la comtesse s'était écriée:—«Lucrèce a écrit avec son poignard et son sang le premier mot de la charte des femmes: Liberté!» Le comte me donna dès lors carte blanche—«J'ai vendu cent francs les fleurs et les bonnets que j'ai faits cette semaine!» me dit joyeusement Honorine un samedi soir où je vins la trouver dans ce petit salon du rez-de-chaussée dont les dorures avaient été remises à neuf par le faux propriétaire. Il était dix heures. Un crépuscule de juillet et une lune magnifique apportaient leurs nuageuses clartés. Des bouffées de parfums mélangés caressaient l'âme, la comtesse faisait tintinnuler dans sa main les cinq pièces d'or d'un faux commissionnaire en modes, autre compère d'Octave, qu'un juge, monsieur Popinot, lui avait trouvé.
—«Gagner sa vie en s'amusant, dit-elle, être libre, quand les hommes, armés de leurs lois, ont voulu nous faire esclaves! Oh! chaque samedi j'ai des accès d'orgueil. Enfin, j'aime les pièces d'or de monsieur Gaudissart autant que lord Byron, votre Sosie, aimait celles de Murray.—Ceci n'est guère le rôle d'une femme, repris-je.—Bah! suis-je une femme? Je suis un garçon doué d'une âme tendre, voilà tout; un garçon qu'aucune femme ne peut tourmenter...—Votre vie est une négation de tout votre être, répondis-je. Comment, vous pour qui Dieu dépensa ses plus curieux trésors d'amour et de beauté, ne désirez-vous pas parfois...—Quoi? dit-elle, assez inquiète d'une phrase qui, pour la première fois, démentait mon rôle.—Un joli enfant à cheveux bouclés, allant, venant parmi ces fleurs, comme une fleur de vie et d'amour, vous criant: «Maman!...» J'attendis une réponse. Un silence un peu trop prolongé me fit apercevoir le terrible effet de mes paroles que l'obscurité m'avait caché. Inclinée sur son divan, la comtesse était non pas évanouie, mais froidie par une attaque nerveuse dont le premier frémissement, doux comme tout ce qui émanait d'elle, avait ressemblé, dit-elle plus tard, à l'envahissement du plus subtil des poisons. J'appelai madame Gobain, qui vint et emporta sa maîtresse, la mit sur son lit, la délaça, la déshabilla, la rendit non pas à la vie, mais au sentiment d'une horrible douleur. Je me promenais en pleurant dans l'allée qui longeait le pavillon, en doutant du succès. Je voulais résigner ce rôle d'oiseleur, si imprudemment accepté. Madame Gobain, qui descendit et me trouva le visage baigné de larmes, remonta promptement pour dire à la comtesse:—«Madame, que s'est-il donc passé? monsieur Maurice pleure à chaudes larmes et comme un enfant?» Stimulée par la dangereuse interprétation que pouvait recevoir notre mutuelle attitude, elle trouva des forces surhumaines, prit un peignoir, redescendit et vint à moi.—«Vous n'êtes pas la cause de cette crise, me dit-elle; je suis sujette à des spasmes, des espèces de crampes au cœur!...—Et vous voulez me taire vos chagrins?... lui dis-je en essuyant mes larmes et avec cette voix qui ne se feint pas. Ne venez-vous pas de m'apprendre que vous avez été mère, que vous avez eu la douleur de perdre votre enfant?—Marie! cria-t-elle brusquement en sonnant. La Gobain se présenta.—De la lumière et le thé,» lui dit-elle avec le sang-froid d'une lady harnachée d'orgueil par cette atroce éducation britannique que vous savez. Quand la Gobain eut allumé les bougies et fermé les persiennes, la comtesse m'offrit un visage muet; déjà, son indomptable fierté, sa gravité de sauvage avaient repris leur empire; elle me dit:—«Savez-vous pourquoi j'aime tant lord Byron?... Il a souffert comme souffrent les animaux. A quoi bon la plainte quand elle n'est pas une élégie comme celle de Manfred, une moquerie amère comme celle de don Juan, une rêverie comme celle de Childe-Harold? On ne saura rien de moi!... Mon cœur est un poëme que j'apporte à Dieu!—Si je voulais... dis-je.—Si? répéta-t-elle.—Je ne m'intéresse à rien, répondis-je, je ne puis pas être curieux; mais, si je le voulais, je saurais demain tous vos secrets.—Je vous en défie! me dit-elle avec une anxiété mal déguisée.—Est-ce sérieux?—Certes, me dit-elle en hochant la tête, je dois savoir si ce crime est possible.—D'abord, madame, répondis-je en lui montrant ses mains, ces jolis doigts, qui disent assez que vous n'êtes pas une jeune fille, étaient-ils faits pour le travail? Puis, vous nommez-vous madame Gobain? vous qui devant moi, l'autre jour, avez, en recevant une lettre, dit à Marie: «Tiens, c'est pour toi.» Marie est la vraie madame Gobain. Donc, vous cachez votre nom sous celui de votre intendante. Oh! madame, de moi, ne craignez rien. Vous avez en moi l'ami le plus dévoué que vous aurez jamais.... Ami, entendez-vous bien? Je donne à ce mot sa sainte et touchante acception, si profanée en France où nous en baptisons nos ennemis. Cet ami, qui vous défendrait contre tout, vous veut aussi heureuse que doit l'être une femme comme vous. Qui sait si la douleur que je vous ai causée involontairement n'est pas une action volontaire?—Oui, reprit-elle avec une audace menaçante, je le veux, devenez curieux, et dites-moi tout ce que vous pourrez apprendre sur moi; mais... fit-elle en levant le doigt, vous me direz aussi par quels moyens vous aurez eu ces renseignements. La conservation du faible bonheur dont je jouis ici dépend de vos démarches.—Cela veut dire que vous vous enfuirez...—A tire-d'aile! s'écria-t-elle, et dans le Nouveau-Monde...—Où vous serez, repris-je en l'interrompant, à la merci de la brutalité des passions que vous inspirerez. N'est-il pas de l'essence du génie et de la beauté de briller, d'attirer les regards, d'exciter les convoitises et les méchancetés? Paris est le désert sans les Bédouins; Paris est le seul lieu du monde où l'on puisse cacher sa vie quand on doit vivre de son travail. De quoi vous plaignez-vous? Que suis-je? un domestique de plus, je suis monsieur Gobain, voilà tout. Si vous avez quelque duel à soutenir, un témoin peut vous être nécessaire.—N'importe, sachez qui je suis. J'ai déjà dit: je veux! maintenant je vous en prie, reprit-elle avec une grâce (que vous avez à commandement, fit le consul en regardant les femmes).—Eh bien! demain à pareille heure je vous dirai ce que j'aurai découvert, lui répondis-je. Mais n'allez pas me prendre en haine? Agiriez-vous comme les autres femmes?—Que font les autres femmes?...—Elles nous ordonnent d'immenses sacrifices, et quand ils sont accomplis, elles nous les reprochent, quelque temps après, comme une injure.—Elles ont raison, si ce qu'elles ont demandé vous a paru des sacrifices... reprit-elle avec malice.—Remplacez le mot sacrifice par le mot efforts, et...—Ce sera, fit-elle, une impertinence.—Pardonnez-moi, lui dis-je, j'oubliais que la femme et le pape sont infaillibles.—Mon Dieu, dit-elle, après une longue pause, deux mots seulement peuvent troubler cette paix si chèrement achetée et dont je jouis comme d'une fraude...» Elle se leva, ne fit plus attention à moi.—«Où aller? dit-elle. Que devenir?... Faudra-t-il quitter cette douce retraite, arrangée avec tant de soin pour y finir mes jours?—Y finir vos jours? lui dis-je avec un effroi visible. N'avez-vous donc jamais pensé qu'il viendrait un moment où vous ne pourriez plus travailler, où le prix des fleurs et des modes baissera par la concurrence?...—J'ai déjà mille écus d'économies, dit-elle.—Mon Dieu! combien de privations cette somme ne représente-t-elle pas?... m'écriai-je.—A demain, me dit-elle, laissez-moi. Ce soir, je ne suis plus moi-même, je veux être seule. Ne dois-je pas recueillir mes forces, en cas de malheur; car, si vous saviez quelque chose, d'autres que vous seraient instruits, et alors.... Adieu, dit-elle d'un ton bref et avec un geste impératif.—A demain le combat,» répondis-je en souriant, afin de ne pas perdre le caractère d'insouciance que je donnais à cette scène. Mais en sortant par la longue avenue, je répétai: A demain le combat! Et le comte que j'allai, comme tous les soirs, trouver sur le boulevard, s'écria de même: A demain le combat! L'anxiété d'Octave égalait celle d'Honorine. Nous restâmes, le comte et moi, jusqu'à deux heures du matin à nous promener le long des fossés de la Bastille, comme deux généraux qui, la veille d'une bataille, évaluent toutes les chances, examinent le terrain, et reconnaissent qu'au milieu de la lutte la victoire dépend d'un hasard à saisir. Ces deux êtres séparés violemment allaient veiller tous deux, l'un dans l'espérance, l'autre dans l'angoisse d'une réunion. Les drames de la vie ne sont pas dans les circonstances, ils sont dans les sentiments, ils se jouent dans le cœur, ou, si vous voulez, dans ce monde immense que nous devons nommer le Monde Spirituel. Octave et Honorine agissaient, vivaient uniquement dans ce monde des grands esprits. Je fus exact. A dix heures du soir, pour la première fois, on m'admit dans une charmante chambre, blanche et bleue, dans le nid de cette colombe blessée. La comtesse me regarda, voulut me parler et fut atterrée par mon air respectueux.—«Madame la comtesse...» lui dis-je en souriant avec gravité. La pauvre femme, qui s'était levée, retomba sur son fauteuil et y resta plongée dans une attitude de douleur que j'aurais voulu voir saisie par un grand peintre.—«Vous êtes, dis-je en continuant, la femme du plus noble et du plus considéré des hommes, d'un homme qu'on trouve grand, mais qui l'est bien plus envers vous qu'il ne l'est aux yeux de tous. Vous et lui, vous êtes deux grands caractères. Où croyez-vous être ici? lui demandai-je.—Chez moi, répondit-elle en ouvrant des yeux que l'étonnement rend fixes.—Chez le comte Octave! répondis-je. Nous sommes joués. Monsieur Lenormand, le greffier de la Cour, n'est pas le vrai propriétaire, mais le prête-nom de votre mari. L'admirable tranquillité dont vous jouissez est l'ouvrage du comte, l'argent que vous gagnez vient du comte dont la protection descend aux plus menus détails de votre existence. Votre mari vous a sauvée aux yeux du monde, il a donné des motifs plausibles à votre absence, il espère ostensiblement ne pas vous avoir perdue dans le naufrage de la Cécile, vaisseau sur lequel vous vous êtes embarquée pour aller à la Havane, pour une succession à recueillir d'une vieille parente qui aurait pu vous oublier; vous y êtes allée en compagnie de deux femmes de sa famille et d'un vieil intendant! Le comte dit avoir envoyé des agents sur les lieux et avoir reçu des lettres qui lui donnent beaucoup d'espoir... Il prend pour vous cacher à tous les regards autant de précautions que vous en prenez vous-même... Enfin, il vous obéit...—Assez, répondit-elle. Je ne veux plus savoir qu'une seule chose. De qui tenez-vous ces détails?—Eh! mon Dieu, madame, mon oncle a placé chez le commissaire de police de ce quartier un jeune homme sans fortune en qualité de secrétaire. Ce jeune homme m'a tout dit. Si vous quittiez ce pavillon ce soir, furtivement, votre mari saurait où vous iriez, et sa protection vous suivrait partout. Comment une femme d'esprit a-t-elle pu croire que des marchands pouvaient acheter des fleurs et des bonnets aussi cher qu'ils les vendent? Demandez mille écus d'un bouquet, vous les aurez! Jamais tendresse de mère ne fut plus ingénieuse que celle de votre mari. J'ai su par le concierge de votre maison que le comte vient souvent, derrière la haie, quand tout repose, voir la lumière de votre lampe de nuit! Votre grand châle de cachemire vaut six mille francs... Votre marchande à la toilette vous vend du vieux qui vient des meilleures fabriques... Enfin, vous réalisez ici Vénus dans les filets de Vulcain; mais vous êtes emprisonnée seule, et par les inventions d'une générosité sublime, sublime depuis sept ans et à toute heure.» La comtesse tremblait comme tremble une hirondelle prise, et qui, dans la main où elle est, tend le cou, regarde autour d'elle d'un œil fauve. Elle était agitée par une convulsion nerveuse et m'examinait par un regard défiant. Ses yeux secs jetaient une lueur presque chaude; mais elle était femme!... il y eut un moment où les larmes se firent jour, et elle pleura, non pas qu'elle fût touchée, elle pleura de son impuissance, elle pleura de désespoir. Elle se croyait indépendante et libre, le mariage pesait sur elle comme la prison sur le captif.—«J'irai, disait-elle à travers ses larmes, il m'y force, j'irai là où, certes, personne ne me suivra!—Ah! dis-je, vous voulez vous tuer..... Tenez, madame, vous devez avoir des raisons bien puissantes pour ne pas vouloir revenir chez le comte Octave.—Oh! certes!—Eh bien! dites-les-moi, dites-les à mon oncle; vous aurez en nous deux conseillers dévoués. Si mon oncle est prêtre dans un confessionnal, il ne l'est jamais dans un salon. Nous vous écouterons, nous essaierons de trouver une solution aux problèmes que vous poserez; et si vous êtes la dupe ou la victime de quelque malentendu, peut-être pourrons-nous le faire cesser. Votre âme me semble pure; mais si vous avez commis une faute, elle est bien expiée... Enfin, songez que vous avez en moi l'ami le plus sincère. Si vous voulez vous soustraire à la tyrannie du comte, je vous en donnerai les moyens, il ne vous trouvera jamais.—Oh! il y a le couvent, dit-elle.—Oui, mais le comte, devenu Ministre d'État, vous ferait refuser par tous les couvents du monde. Quoiqu'il soit bien puissant, je vous sauverai de lui... mais... quand vous m'aurez démontré que vous ne pouvez pas, que vous ne devez pas revenir à lui. Oh! ne croyez pas que vous fuiriez sa puissance pour tomber sous la mienne, repris-je en recevant d'elle un regard horrible de défiance et plein de noblesse exagérée. Vous aurez la paix, la solitude et l'indépendance; enfin, vous serez aussi libre et aussi respectée que si vous étiez une vieille fille laide et méchante. Je ne pourrai pas, moi-même, vous voir sans votre consentement.—Et comment? par quels moyens?—Ceci, madame, est mon secret. Je ne vous trompe point, soyez-en certaine. Démontrez-moi que cette vie est la seule que vous puissiez mener, qu'elle est préférable à celle de la comtesse Octave, riche, honorée, dans un des plus beaux hôtels de Paris, chérie de son mari, mère heureuse.... et je vous donne gain de cause....—Mais, dit-elle, est-ce jamais un homme qui me comprendra!...
—Non, répondis-je. Aussi ai-je appelé la Religion pour nous juger. Le curé des Blancs-Manteaux est un saint de soixante-quinze ans. Mon oncle n'est pas le Grand Inquisiteur, il est saint Jean; mais il se fera Fénelon pour vous, le Fénelon qui disait au duc de Bourgogne: «Mangez un veau le vendredi; mais soyez chrétien, monseigneur?»—Allez, monsieur, le couvent est ma dernière ressource et mon seul asile. Il n'y a que Dieu pour me comprendre. Aucun homme, fût-il saint Augustin, le plus tendre des pères de l'Église, ne pourrait entrer dans les scrupules de ma conscience, qui pour moi sont les cercles infranchissables de l'enfer de Dante. Un autre que mon mari, un autre, quelque indigne qu'il fût de cette offrande, a eu tout mon amour! Il ne l'a pas eu, car il ne l'a pas pris; je le lui ai donné comme une mère donne à son enfant un jouet merveilleux que l'enfant brise. Il n'y avait pas deux amours pour moi. L'amour pour certaines âmes ne s'essaie pas: ou il est, ou il n'est pas. Quand il se montre, quand il se lève, il est tout entier. Eh bien! cette vie de dix-huit mois a été pour moi une vie de dix-huit ans, j'y ai mis toutes les facultés de mon être, elles ne se sont pas appauvries par leur effusion, elles se sont épuisées dans cette intimité trompeuse où moi seule étais franche. La coupe du bonheur n'est pas vide, monsieur, elle est vidée!... rien ne peut plus la remplir, car elle est brisée. Je suis hors de combat, je n'ai plus d'armes... Après m'être ainsi livrée tout entière, que suis-je? le rebut d'une fête. On ne m'a donné qu'un nom, Honorine, comme je n'avais qu'un cœur. Mon mari a eu la jeune fille, un indigne amant a eu la femme, il n'y a plus rien! Me laisser aimer?... voilà le grand mot que vous allez me dire. Oh! je suis encore quelque chose, et je me révolte à l'idée d'être une prostituée! Oui, j'ai vu clair à la lueur de l'incendie; et, tenez... je concevrais de céder à l'amour d'un autre; mais à Octave?... oh! jamais.—Oh! vous l'aimez, lui dis-je.—Je l'estime, je le respecte, je le vénère, il ne m'a pas fait le moindre mal; il est bon, il est tendre; mais je ne puis plus aimer... D'ailleurs, dit-elle, ne parlons plus de ceci. La discussion amoindrit tout. Je vous exprimerai par écrit mes idées à ce sujet; car, en ce moment, elles m'étouffent, j'ai la fièvre, je suis les pieds dans les cendres de mon Paraclet. Tout ce que je vois, ces choses que je croyais conquises par mon travail me rappellent maintenant tout ce que je voulais oublier. Ah! c'est à fuir d'ici, comme je m'en suis allée de ma maison.—Pour aller où? dis-je. Une femme peut-elle exister sans protecteur? Est-ce à trente ans, dans toute la gloire de la beauté, riche de forces que vous ne soupçonnez pas, pleine de tendresses à donner, que vous irez vivre au désert où je puis vous cacher?... Soyez en paix. Le comte, qui en cinq ans ne s'est pas fait apercevoir ici, n'y pénétrera jamais que de votre consentement. Vous avez sa sublime vie pendant neuf ans pour garantie de votre tranquillité. Vous pouvez donc délibérer en toute sécurité, sur votre avenir, avec mon oncle et moi. Mon oncle est aussi puissant qu'un Ministre d'État. Calmez-vous donc, ne grossissez pas votre malheur. Un prêtre dont la tête a blanchi dans l'exercice du sacerdoce n'est pas un enfant, vous serez comprise par celui à qui toutes les passions se sont confiées depuis cinquante ans bientôt et qui pèse dans ses mains le cœur si pesant des rois et des princes. S'il est sévère sous l'étole, mon oncle sera devant vos fleurs aussi doux qu'elles, et indulgent comme son divin maître.» Je quittai la comtesse à minuit, et la laissai calme en apparence, mais sombre, et dans des dispositions secrètes qu'aucune perspicacité ne pouvait deviner. Je trouvai le comte à quelques pas, dans la rue Saint-Maur, car il avait quitté l'endroit convenu sur le boulevard, attiré vers moi par une force invincible.—«Quelle nuit la pauvre enfant va passer? s'écria-t-il quand j'eus fini de lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu. Si j'y allais, dit-il, si tout à coup elle me voyait!—En ce moment, elle est femme à se jeter par la fenêtre, lui répondis-je. La comtesse est de ces Lucrèces qui ne survivent pas à un viol, même quand il vient d'un homme à qui elles se donneraient.—Vous êtes jeune, me répondit-il. Vous ne savez pas que la volonté, dans une âme agitée par de si cruelles délibérations, est comme le flot d'un lac où se passe une tempête, le vent change à toute minute, et le courant est tantôt à une rive, tantôt à une autre. Pendant cette nuit, il y a tout autant de chances pour qu'à ma vue Honorine se jette dans mes bras, que pour la voir sauter par la fenêtre.—Et vous accepteriez cette alternative? lui dis-je.—Allons, me répondit-il, j'ai chez moi, pour pouvoir attendre jusqu'à demain soir, une dose d'opium que Desplein m'a préparée afin de me faire dormir sans danger!» Le lendemain, à midi, la Gobain m'apporta une lettre, en me disant que la comtesse, épuisée de fatigue, s'était couchée à six heures, et que, grâce à un amandé préparé par le pharmacien, elle dormait.