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La Comédie humaine - Volume 04

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Rien ne dort plus, mon cœur! la violette
Élève à Dieu l'encens de son réveil.

Butscha ressentit un léger frisson à l'aspect de Modeste, tant elle lui parut changée, car les ailes de l'amour étaient comme attachées à ses épaules, elle avait l'air d'une sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir.

—De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique? demanda madame Mignon à sa fille.

—De Canalis, maman, répondit-elle en devenant à l'instant du plus beau cramoisi depuis le cou jusqu'au front.

—Canalis! s'écria le nain à qui l'accent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose qu'il ignorât encore du secret. Lui, le grand poëte, faire des romances?...

—C'est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j'ai osé plaquer des réminiscences d'airs allemands...

—Non, non, reprit madame Mignon, c'est de la musique à toi, ma fille!

Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraînant Butscha dans le petit jardin.

—Vous pouvez, lui dit-elle à voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mère et avec moi sur la fortune que mon père rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, n'a-t-il pas envoyé cinq cent et quelques mille francs à papa? Mon père n'est pas homme à s'absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire à lui, et la part qu'il a faite à Dumay s'élève à près de six cent mille francs.

—Ce n'est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre père avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son départ, il les a sans doute regagnés; mais il aura dû donner à Dumay dix pour cent de ses bénéfices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte à six ou sept millions...

—O mon père! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu m'auras donné deux fois la vie!...

—Ah! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poëte! Ce genre d'homme est plus ou moins Narcisse! saura-t-il vous bien aimer? Un ouvrier en phrases occupé d'ajuster des mots est bien ennuyeux. Un poëte, mademoiselle, n'est pas plus la poésie que la graine n'est la fleur.

—Butscha, je n'ai jamais vu d'homme si beau!

—La beauté, mademoiselle, est un voile qui sert souvent à cacher bien des imperfections...

—C'est le cœur le plus angélique du ciel...

—Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse! Cet homme aura comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans l'étude, dans les sciences...

—Et pourquoi?

—Eh! mademoiselle, pour élever vos enfants, si vous daignez me permettre d'être leur précepteur... Ah! si vous vouliez agréer un conseil? Tenez, laissez-moi faire: je saurai pénétrer la vie et les mœurs de cet homme, découvrir s'il est bon, s'il est colère, s'il est doux, s'il aura ce respect que vous méritez, s'il est capable d'aimer absolument, en vous préférant à tout, même à son talent...

—Qu'est-ce que cela fait, si je l'aime? dit-elle naïvement.

—Eh! c'est vrai, s'écria le bossu.

En ce moment madame Mignon disait à ses amis:—Ma fille a vu ce matin celui qu'elle aime!

—Ce serait donc ce gilet soufre qui t'a tant intrigué, Latournelle, s'écria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche à sa boutonnière...

—Ah! dit la mère, le signe de reconnaissance.

—Il avait, reprit la notaresse, la rosette d'officier de la Légion d'Honneur. C'est un homme charmant! mais nous nous trompons! Modeste n'a pas relevé son voile, elle était fagotée comme une pauvresse, et...

—Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient d'ôter sa marmotte et se porte comme un charme...

—C'est incompréhensible! s'écria Dumay.

—Hélas! c'est maintenant clair comme le jour, dit le notaire.

—Mon enfant, dit madame Mignon à Modeste qui rentra suivie de Butscha, n'as-tu pas vu ce matin à l'église un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche à sa boutonnière, décoré...

—Je l'ai vu, dit Butscha vivement en apercevant à l'attention de chacun le piége où Modeste pouvait tomber, c'est Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marché pour la restauration de l'église: il est venu de Paris, je l'ai trouvé ce matin examinant l'extérieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse.

—Ah! c'est un architecte... il m'a bien intriguée, dit Modeste à qui le nain avait ainsi donné le temps de se remettre.

Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impénétrable. La défiance de Dumay fut excitée au plus haut point, et il se proposa d'aller le lendemain à la mairie afin de savoir si l'architecte attendu s'était en effet montré au Havre. De son côté, Butscha, très inquiet de l'avenir de Modeste, prit le parti d'aller à Paris espionner Canalis.

Gobenheim vint faire le whist et comprima par sa présence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte d'impatience l'heure du coucher de sa mère; elle voulait écrire, elle n'écrivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l'amour, quand elle crut tout le monde endormi.


XXIV.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Ah! mon ami bien-aimé! quels atroces mensonges que vos portraits exposés aux vitres des marchands de gravures? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie! Je suis honteuse d'aimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous étiez leur rêve accompli. Vous délaissé! vous sans amour!... Je ne crois plus un mot de ce que vous m'avez écrit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dévouement à une idole, cherchée en vain jusqu'aujourd'hui. Vous avez été trop aimé, monsieur; votre front, pâle et suave comme la fleur d'un magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant?... Ah! pourquoi m'avoir appelée à la vie! En un moment j'ai senti que ma pesante enveloppe me quittait! Mon âme a brisé le cristal qui la retenait captive, elle a circulé dans mes veines! Enfin, le froid silence des choses a cessé tout à coup pour moi. Tout, dans la nature, m'a parlé. La vieille église m'a semblé lumineuse; ses voûtes, brillant d'or et d'azur comme celles d'une cathédrale italienne, ont scintillé sur ma tête. Les sons mélodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagné l'orgue! Les horribles pavés du Havre m'ont paru comme un chemin fleuri. J'ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m'était pas assez connu. J'ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m'adorent depuis longtemps et me disaient tout bas d'aimer; elles ont souri toutes à mon retour de l'église, et j'ai enfin entendu votre nom de Melchior murmuré par les cloches des fleurs, je l'ai lu écrit sur les nuages! Oui, me voilà vivante, grâce à toi! poëte plus beau que ce froid et compassé lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. Épousée par un seul de tes regards d'Orient qui a percé mon voile noir, tu m'as jeté ton sang au cœur, il m'a rendue brûlante de la tête aux pieds! Ah! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mère nous la donne. Un coup que tu recevrais m'atteindrait au moment même, et mon existence ne s'explique plus que par ta pensée. Je sais à quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventée par les anges pour exprimer l'amour. Avoir du génie et être beau, mon Melchior, c'est trop! A sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trésors de tendresse et d'affection que vous m'avez montrés depuis un mois surtout, je me demande si je rêve! Non, vous me cachez un mystère! Quelle femme vous cédera sans mourir? Ah! la jalousie est entrée dans mon cœur avec un amour auquel je ne croyais pas! Pouvais-je imaginer un pareil incendie? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie! je te voudrais laid, maintenant! Quelles folies ai-je faites en rentrant! Tous les dahlias jaunes m'ont rappelé votre joli gilet, toutes les roses blanches ont été mes amies, et je les ai saluées par un regard qui vous appartenait, comme tout moi! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusqu'au bruit des pas sur les dalles, tout se représente à mon souvenir avec tant de fidélité que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fête, telles que la couleur particulière de l'air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, j'entendrai la prière que vous avez interrompue, je respirerai l'encens de l'autel, et je croirai sentir au-dessus de nos têtes les mains du curé qui nous a bénis tous deux au moment où tu passais, en donnant sa dernière bénédiction! Ce bon abbé Marcellin nous a mariés déjà! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau d'émotions inattendues ne peut être égalé que par la joie que j'éprouve à vous les dire, à renvoyer tout mon bonheur à celui qui le verse dans mon âme avec la libéralité d'un Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien-aimé! Tenez! oh! revenez promptement. Je me démasque avec plaisir.

»Vous avez dû sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre? Eh! bien, j'en suis, par l'effet d'un irréparable malheur, l'unique héritière. Ne faites pas fi de nous, descendant d'un preux de l'Auvergne! les armes des Mignon de La Bastide ne déshonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules à une bande de sable chargée de quatre besants d'or, et à chaque quartier une croix d'or patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidèle à notre devise: Una fides, unus Dominus! La vraie foi, et un seul maître.

»Peut-être, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, après tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompé en signant O. d'Este—M.

»Je ne vous ai point abusé davantage en vous parlant de ma fortune; elle atteindra, je crois, à ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considération sans importance, que je vous en parle avec simplicité. Néanmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner à notre bonheur la liberté d'action et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire:—Allons! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calèche, assis à côté l'un de l'autre, sans nul souci d'argent; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi:—J'ai la fortune que vous voulez à vos pairs!... En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne à quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations.

»Quant à votre servante, vous l'avez vue une fois, à sa fenêtre, en déshabillé... Oui, la blonde fille d'Ève la blonde était votre inconnue; mais combien la Modeste d'aujourd'hui ressemble peu à celle de ce jour-là! L'une était dans un linceul, et l'autre (vous l'ai-je bien dit?) a reçu de vous la vie de la vie. L'amour pur et permis, l'amour, que mon père enfin revenu de voyage et riche autorisera, m'a relevée de sa main, à la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe où je dormais! Vous m'avez éveillée comme le soleil éveille les fleurs. Le regard de votre aimée n'est plus le regard de cette petite Modeste si hardie? oh! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupières. Aujourd'hui j'ai peur de ne pas mériter mon sort! Le roi s'est montré dans sa gloire, mon seigneur n'a plus qu'une sujette qui lui demande pardon de ses libertés grandes, comme le joueur aux dés pipés après avoir escroqué le chevalier de Grammont. Va, poëte chéri, je serai ta Mignon; mais une Mignon plus heureuse que celle de Gœthe, car tu me laisseras dans ma patrie, n'est-ce pas? dans ton cœur. Au moment où je trace ce vœu de fiancée, un rossignol du parc Vilquin vient de me répondre pour toi. Oh! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui m'a rempli le cœur de joie et d'amour, comme une Annonciation, n'a pas menti?...

»Mon père passera par Paris, il viendra de Marseille; la maison Mongenod, dont il a été le correspondant, saura son adresse; allez le voir, mon Melchior aimé, dites-lui que vous m'aimez, et n'essayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu! Moi, cher adoré, je vais tout dire à ma mère. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poëme si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble! Vous avez l'aveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, père de

»Votre Modeste.

»P. S.—Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu l'agrément de mon père; et, si vous m'aimez, vous saurez le trouver à son passage à Paris.»

—Que faites-vous donc à cette heure, mademoiselle Modeste? demanda Dumay.

—J'écris à mon père, répondit-elle au vieux soldat; n'avez-vous pas dit que vous partiez demain?

Dumay n'eut rien à répondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit à écrire une longue lettre à son père.

Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayée en voyant le timbre du Havre, vint au Chalet remettre à sa jeune maîtresse la lettre suivante en emportant celle que Modeste avait écrite.

A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mon cœur m'a dit que vous étiez la femme si soigneusement voilée et déguisée, placée entre monsieur et madame Latournelle qui n'ont qu'un enfant, un fils. Ah! chère aimée, si vous êtes dans une condition modeste, sans éclat, sans illustration, sans fortune même, vous ne savez pas quelle serait ma joie! Vous devez me connaître maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vérité? Moi, je ne suis poëte que par l'amour, par le cœur, par vous. Oh! quelle puissance d'affection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hôtel de Normandie, et ne pas monter à Ingouville que je vois de mes fenêtres! M'aimerez-vous comme je vous aime? S'en aller du Havre à Paris dans cette incertitude, n'est-ce pas être puni d'aimer, autant que si l'on avait commis un crime? J'ai obéi aveuglément. Oh! que j'aie promptement une lettre, car, si vous avez été mystérieuse, je vous ai rendu mystère pour mystère, et je dois enfin jeter le masque de l'incognito, vous dire le poëte que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prêtée.»


Cette lettre inquiéta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait déjà mise à la poste quand elle chercha la signification des dernières lignes en les relisant; mais elle monta chez elle, et fit une réponse où elle demandait des explications.

Pendant ces petits événements, il s'en passait d'aussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiétude à Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte n'était arrivé l'avant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui révélait une complicité dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle.

—Où donc est votre sieur Butscha?... demanda-t-il à son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc à l'Étude.

—Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur l'emmène. Il a rencontré ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son père, ce matelot suédois, est riche. Le père de Butscha serait allé dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marattes, et il est à Paris...

—Des contes! des infamies! des farces! Oh! je trouverai ce damné bossu, je vais alors exprès à Paris pour ça! s'écria Dumay. Butscha nous trompe! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. S'il trempe là-dedans!... il ne sera jamais notaire, je le rendrai à sa mère, à la boue, en le...

—Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procès, répliqua Latournelle, effrayé de l'exaspération de Dumay.

Après avoir expliqué sur quoi ses soupçons étaient fondés, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie à Modeste au Chalet pendant son absence.

—Vous trouverez le colonel à Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille... Tenez, voyez? dit-il en présentant la feuille «Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entré du 6 octobre,» et nous sommes aujourd'hui le 17; le Havre sait en ce moment l'arrivée du patron...

Dumay pria Gobenheim de se passer de lui désormais, il remonta sur-le-champ au Chalet, et il entrait au moment où Modeste venait de cacheter la lettre à son père et celle à Canalis. Hormis l'adresse, ces deux lettres étaient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posé celle de son père sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la découverte de son secret par sa mère et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur à madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrées par la duplicité de Modeste et par la complicité de Butscha.

—Allez, madame, s'écriait-il, c'est un serpent que nous avons réchauffé dans notre sein, il n'y a pas de place pour une âme chez ces bouts d'hommes-là!...

Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son père en croyant y mettre celle destinée à son amant, et descendit avec celle de Canalis à la main, en entendant Dumay parler de son départ immédiat pour Paris.

—Qu'avez-vous donc contre mon pauvre nain mystérieux, et pourquoi criez-vous? dit Modeste en se montrant à la porte du salon.

—Butscha, mademoiselle, est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi!... Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte à gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, n'est pas encore arrivé.

Modeste fut saisie, elle devina que le nain était parti pour procéder à une enquête sur les mœurs de Canalis; elle pâlit, et s'assit.

—Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. C'est sans doute la lettre pour monsieur votre père, dit-il en tendant la main, je l'enverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi!...

Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement l'adresse.

—Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-Poissonnière, no 29!... s'écria Dumay. Qu'est-ce que cela veut dire?...

—Ah! ma fille, voilà l'homme que tu aimes! s'écria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui...

—Et c'est son portrait que vous avez là-haut, encadré? dit Dumay.

—Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay?... dit Modeste qui se dressa comme une lionne défendant ses petits.

—La voici, mademoiselle, répondit le lieutenant.

Modeste remit la lettre dans son corset et tendit à Dumay celle destinée à son père.

—Je sais ce dont vous êtes capable, Dumay, dit-elle; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, j'en fais un dehors la maison, où je ne reviendrai jamais!

—Vous allez tuer votre mère, mademoiselle, répondit Dumay qui sortit et appela sa femme.

La pauvre mère s'était évanouie, atteinte au cœur par la fatale phrase de Modeste.

—Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite Américaine, sauve la mère, je vais aller sauver la fille.

Il laissa Modeste et madame Dumay près de madame Mignon, fit ses préparatifs de départ en quelques instants et descendit au Havre. Une heure après, il voyageait en poste avec cette rapidité que la passion ou la spéculation impriment seules aux roues.

Bientôt rappelée à la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, à qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules:—Malheureuse enfant, qu'as-tu fait? pourquoi te cacher de moi? Suis-je donc si sévère?...

—Eh! j'allais tout te dire naturellement, répondit la jeune fille en pleurs.

Elle raconta tout à sa mère, elle lui lut les lettres et les réponses, elle effeuilla dans le cœur de la bonne Allemande, pétale à pétale, la rose de son poëme, elle y passa la moitié de la journée. Quand la confidence fut achevée, quand elle aperçut presque un sourire sur les lèvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs.

—O ma mère! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cœur, tout or et tout poésie, est comme un vase d'élection pétri par Dieu pour contenir l'amour pur, unique et céleste qui remplit toute la vie!... vous que je veux imiter en n'aimant au monde que mon mari! vous devez comprendre combien sont amères les larmes que je répands en ce moment et qui mouillent vos mains... Ce papillon, aux ailes diaprées, cette double et belle âme élevée avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystère animé, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont déchirer ses ailes et ses voiles sous le triste prétexte de m'éclairer, de savoir si le génie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable d'amasser des rentes, s'il a quelque passion à dénouer, s'il n'est pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque épisode de jeunesse qui maintenant est à notre amour ce qu'est un nuage au soleil... Que vont-ils faire? Tiens, voilà ma main, j'ai la fièvre! Ils me feront mourir.

Modeste, prise d'un frisson mortel, fut obligée de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiétudes à sa mère, à madame Latournelle et à madame Dumay, qui la gardèrent pendant le voyage du lieutenant à Paris, où la logique des événements transporta le drame pour un instant.

Les gens véritablement modestes, comme l'est Ernest de La Brière, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimés ni appréciés, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le Référendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. Après l'avoir trouvé spirituel et grand par l'âme, sa jeune, sa naïve et rusée maîtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprême. Et pourquoi? La beauté, sans doute, est la signature du maître sur l'œuvre où il a empreint son âme, c'est la divinité qui se manifeste; et la voir là où elle n'est pas, la créer par la puissance d'un regard enchanté, n'est-ce point le dernier mot de l'amour? Aussi le pauvre Référendaire, s'écria-t-il dans un ravissement d'auteur applaudi:—Enfin, je suis aimé! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissé échapper cette phrase: «Tu es beau!» fût-ce un mensonge; si un homme ouvre son crâne épais au subtil poison de ce mot, il est attaché par des liens éternels à cette menteuse charmante, à cette femme vraie ou abusée; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne s'en lassera jamais, fût-il prince! Ernest se promena fièrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait: Modeste a raison! Et il revint à la lettre, il la relut, il vit sa blonde céleste, il lui parla! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensée:—Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui, parvenu somnambuliquement sur la cime d'un toit, entend une voix, avance et s'écrase sur le pavé.—Sans l'auréole de la gloire, je serais laid, s'écria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis! La Brière était trop l'homme de ses lettres, il était trop le cœur noble et pur qu'il avait laissé voir, pour hésiter à la voix de l'honneur. Il résolut aussitôt d'aller tout avouer au père de Modeste s'il était à Paris, et de mettre Canalis au fait du dénoûment sérieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce délicat jeune homme, l'énormité de la fortune fut une raison déterminante. Il ne voulut pas surtout être soupçonné d'avoir fait servir à l'escroquerie d'une dot les entraînements de cette correspondance, si sincère de son côté. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu'il allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations étaient en partie l'ouvrage du ministre, son protecteur à lui.

Au moment où La Brière consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nécessitait son étrange position, il se passa chez Canalis une scène que le brusque départ de l'ancien lieutenant peut faire prévoir.

En vrai soldat de l'école impériale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonné pendant le voyage, se représentait un poëte comme un drôle sans conséquence, un farceur à refrains, logé dans une mansarde, vêtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours l'air de tomber de la lune quand il ne griffonne pas à la manière de Butscha. Mais l'ébullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cœur reçut comme une application d'eau froide quand il entra dans le joli hôtel habité par le poëte, quand il vit dans la cour un valet nettoyant une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle à manger un valet vêtu comme un banquier et à qui le groom l'avait adressé, lequel lui répondit, en le toisant, que monsieur le baron n'était pas visible.

—Il y a, dit-il en finissant, séance pour monsieur le baron au Conseil d'État aujourd'hui...

—Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de quelques poésies?...

—Monsieur le baron de Canalis, répondit le valet de chambre, est bien le grand poëte dont vous parlez; mais il est aussi Maître des Requêtes au Conseil d'État, et attaché au Ministère des Affaires Étrangères.

Dumay, qui venait pour souffleter un poâcre, selon son expression méprisante, trouvait un haut fonctionnaire de l'État. Le salon où il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit à ses méditations la brochette de croix qui brille sur l'habit noir de Canalis laissé sur une chaise par le valet de chambre. Bientôt ses yeux furent attirés par l'éclat et la façon d'une coupe de vermeil, où ces mots: Donné par Madame le frappèrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de Sèvres sur lequel était gravé: Donné par madame la Dauphine. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait à son maître s'il voulait recevoir un inconnu, venu tout exprès du Havre pour le voir, un nommé Dumay.

—Qu'est-ce? dit Canalis.

—Un homme propre, décoré...

Sur un signe d'assentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça:—Monsieur Dumay.

Quand il s'entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d'un cabinet aussi riche qu'élégant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et qu'il reçut le regard apprêté du poëte qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complétement interdit qu'il se laissa interpeller par le grand homme.

—A quoi dois-je l'honneur de votre visite, monsieur?

—Monsieur... dit Dumay qui resta debout.

—Si vous en avez pour longtemps? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir...

Et Canalis se plongea dans son fauteuil à la Voltaire, se tirant les jambes, éleva la supérieure en la dandinant à la hauteur de l'œil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entièrement mécanisé.

—Je vous écoute, monsieur, dit le poëte, mes moments sont précieux, le ministre m'attend...

—Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez séduit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions?...

Canalis qui, depuis trois mois, s'occupait d'affaires graves, qui voulait être fait commandeur de la Légion-d'Honneur, et devenir ministre dans une cour d'Allemagne, avait complétement oublié la lettre du Havre.

—Moi! s'écria-t-il.

—Vous, répéta Dumay.

—Monsieur, répondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire que si vous me parliez hébreu... Moi, séduire une jeune fille!... moi qui...—Un superbe sourire se dessina sur les lèvres de Canalis.—Allons donc, monsieur! je ne suis pas assez enfant pour m'amuser à voler un petit fruit sauvage, quand j'ai de beaux et bons vergers où mûrissent les plus belles pêches du monde. Tout Paris sait où mes affections sont placées. Qu'il y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que j'ai faits, mon cher monsieur, cela ne m'étonnerait pas! Rien de plus ordinaire. Tenez! voyez! regardez ce beau coffre d'ébène incrusté de nacre, et garni de fer travaillé comme de la dentelle... Ce coffre vient du pape Léon X, il me fut donné par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi d'Espagne: je l'ai destiné à contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de l'Europe, de femmes ou de jeunes personnes inconnues... J'ai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs, coupées à même l'âme, envoyés dans un moment d'exaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, l'élan d'un cœur est une noble et sublime chose!... D'autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leurs cigares, ou les donnent à leurs femmes qui s'en font des papillotes; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, je suis trop délicat pour ne pas conserver ces offrandes si naïves, si désintéressées, dans une espèce de tabernacle; enfin, je les recueille avec une sorte de vénération; et, à ma mort, je les ferai brûler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule! Que voulez-vous, j'ai de la reconnaissance, et ces témoignages-là m'aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dos l'arquebusade d'un ennemi embusqué dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis:—Il est, çà et là, quelques âmes dont les blessures ont été guéries, ou amusées, ou pansées par moi...

Cette poésie, débitée avec le talent d'un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeux s'agrandissaient, et dont l'étonnement amusa le grand poëte.

—Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par égard pour une position que j'apprécie, je vous offre d'ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous êtes dans une erreur que....

—Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant?... s'écria Dumay, l'amour de ses parents, la joie de ses amis, l'espérance de tous, caressée par tous, l'orgueil d'une maison, et à qui six personnes dévouées font de leurs cœurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur... Dumay reprit après une pause.—Tenez, monsieur, vous êtes un grand poëte, et je ne suis qu'un pauvre soldat... Pendant quinze ans que j'ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j'ai reçu le vent de plus d'un boulet dans la figure, j'ai traversé la Sibérie où je suis resté prisonnier, les Russes m'ont jeté sur un kitbit comme une chose, j'ai tout souffert; enfin j'ai vu mourir des tas de camarades... Eh! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n'ai jamais senti!...

Dumay crut avoir ému le poëte, il l'avait flatté, chose presque impossible, car l'ambitieux ne se souvenait plus de la première fiole embaumée que l'Éloge lui avait cassée sur la tête.

—Hé! mon brave! dit solennellement le poëte en posant sa main sur l'épaule de Dumay et trouvant drôle de faire frissonner un soldat impérial, cette jeune fille est tout pour vous... Mais dans la société, qu'est-ce?... Rien. En ce moment, le mandarin le plus utile à la Chine tourne l'œil en dedans, et met l'empire en deuil?... cela vous fait-il beaucoup de chagrin? Les Anglais tuent dans l'Inde des milliers de gens qui nous valent, et l'on y brûle, à la minute où je vous parle, la femme la plus ravissante; mais vous n'en avez pas moins déjeuné d'une tasse de café?... En ce moment même, il se trouve dans Paris des mères de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir!... voici du thé délicieux dans une tasse de cinq louis et j'écris des vers pour faire dire aux Parisiennes: «Charmant! charmant! divin! délicieux! cela va à l'âme.» La nature sociale, de même que la nature elle-même, est une grande oublieuse! Vous vous étonnerez, dans dix ans, de votre démarche! Vous êtes dans une ville où l'on meurt, où l'on se marie, où l'on s'idolâtre dans un rendez-vous, où la jeune fille s'asphyxie, où l'homme de génie et sa cargaison de thèmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns à côté des autres, souvent sous le même toit, sans le savoir, en s'ignorant! Et vous venez nous demander de nous évanouir de douleur à cette question vulgaire: Une jeune fille du Havre est-elle ou n'est-elle pas?... Oh!... mais vous êtes...

—Et vous vous dites poëte, s'écria Dumay; mais vous ne sentez donc rien!...

—Eh! si nous éprouvions les misères ou les joies que nous chantons, nous serions usés en quelques mois, comme de vieilles bottes!... dit le poëte en souriant. Tenez, vous ne devez pas être venu du Havre à Paris, et chez Canalis, pour n'en rien rapporter. Soldat (Canalis eut la taille et le geste d'un héros d'Homère)! apprenez ceci du poëte: Tout grand sentiment est un poëme tellement individuel, que votre meilleur ami, lui-même, ne s'y intéresse pas. C'est un trésor qui n'est qu'à vous, c'est...

—Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, êtes-vous venu au Havre?...

—J'y ai passé une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant à Londres.

—Vous êtes un homme d'honneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaître mademoiselle Modeste Mignon?...

—Voici la première fois que ce nom frappe mon oreille, répondit Canalis.

—Ah! monsieur, s'écria Dumay, dans quelle ténébreuse intrigue vais-je donc mettre le pied?... Puis-je compter sur vous pour être aidé dans mes recherches, car on a, j'en suis sûr, abusé de votre nom! Vous auriez dû recevoir hier une lettre du Havre!...

—Je n'ai rien reçu! Soyez sûr que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dépendra de moi pour vous être utile...

Dumay se retira, le cœur plein d'anxiété, croyant que l'affreux Butscha s'était mis dans la peau de ce grand poëte pour séduire Modeste; tandis qu'au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu'un prince qui se venge, plus habile qu'un espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en échappant par sa petitesse à tous les yeux comme un insecte qui fait son chemin dans l'aubier d'un arbre.

A peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre...

—Ah! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprès à cause de cette aventure.

—Ah! bah! s'écria Canalis, aurais-je donc triomphé par procureur?...

—Eh! oui, voilà le nœud du drame. Mon ami, je suis aimé par la plus charmante fille du monde, belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu'une Clarisse Harlowe; elle m'a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis!... Ce n'est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le père, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions... Ce père est arrivé depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous à deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu'il s'agit du bonheur de sa fille... Tu comprends, qu'avant d'aller trouver le père, je devais tout t'avouer.

—Dans le nombre de ces fleurs écloses au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s'en trouve une magnifique, portant, comme l'oranger, ses fruits d'or parmi les mille parfums de l'esprit et de la beauté réunis! un élégant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m'échappe!...—Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux.—Comment, reprit-il après une pause où il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnés, de ces phrases qui portent à la tête, le cœur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l'amour prend les livrées de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la félicité?... il faudrait être un ange ou un démon, et je ne suis qu'un ambitieux maître des requêtes... Ah! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flèches visent! L'un de nous a dû son riche mariage à l'une des pièces hydrauliques de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à femmes que lui, j'aurai manqué le mien... car, l'aimes-tu, cette pauvre fille?... dit-il en regardant La Brière.

—Oh! fit La Brière.

—Eh bien, dit le poëte en prenant le bras de son ami et s'y appuyant, sois heureux, Ernest! Par hasard, je n'aurai pas été ingrat avec toi! Te voilà richement récompensé de ton dévouement, car je me prêterai généreusement à ton bonheur.

Canalis enrageait; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en s'en faisant un piédestal. Une larme mouilla les yeux du jeune Référendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et l'embrassa.

—Ah! Canalis, je ne te connaissais pas du tout!...

—Que veux-tu?... Pour faire le tour d'un monde, il faut du temps! répondit le poëte avec son emphatique ironie.

—Songes-tu, dit La Brière, à cette immense fortune?...

—Eh! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placée?... s'écria Canalis en accompagnant son effusion d'un geste charmant.

—Melchior, dit La Brière, c'est entre nous à la vie et à la mort...

Il serra les mains du poëte et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon.

En ce moment, le comte de La Bastie était accablé de toutes les douleurs qui l'attendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cécité de sa femme; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste.

—Laisse-moi seul, dit-il à son fidèle ami.

Quand le lieutenant eut fermé la porte, le malheureux père se jeta sur un divan, y resta la tête dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres, qui roulent entre les paupières des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sèchent promptement et qui renaissent, une des dernières rosées de l'automne humain.—Avoir des enfants chéris, avoir une femme adorée, c'est se donner plusieurs cœurs et les tendre aux poignards! s'écria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Être père, c'est se livrer pieds et poings liés au malheur. Si je rencontre ce d'Estourny, je le tuerai!—Ayez donc des filles?... L'une met la main sur un escroc, et l'autre, ma Modeste, sur quoi! sur un lâche qui l'abuse sous l'armure de papier doré d'un poëte. Encore si c'était Canalis! il n'y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d'amoureux?... je l'étranglerai de mes deux mains... se disait-il en faisant involontairement un geste d'une atroce énergie... Et après!... se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin! Il regarda machinalement par les fenêtres de l'hôtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan où il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d'un contour si pur, s'était bronzée au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l'Asie Mineure, elle avait pris un caractère imposant que la douleur rendit sublime en ce moment.—Et Mongenod qui me dit d'avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille.

Ernest de La Brière fut alors annoncé par l'un des domestiques que le comte de La Bastie s'était attachés pendant ces quatre années et qu'il avait triés dans le nombre de ses subordonnés.

—Vous venez, monsieur, de la part de mon ami Mongenod? dit-il.

—Oui, répondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d'Othello. Je me nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et son secrétaire particulier pendant son ministère. A sa chute, son Excellence me mit à la Cour des Comptes, où je suis Référendaire de première classe, et où je puis devenir Maître des Comptes...

—En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie? demanda Charles Mignon.

—Monsieur, je l'aime, et j'ai l'inespéré bonheur d'être aimé d'elle... Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrêtant un mouvement terrible du père irrité, j'ai la plus bizarre confession à vous faire, la plus honteuse pour un homme d'honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-être, n'est pas d'avoir à vous la révéler... je crains encore plus la fille que le père...

Ernest raconta naïvement et avec la noblesse que donne la sincérité l'avant-scène de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu'il avait apportées, ni l'entrevue qu'il venait d'avoir avec Canalis. Quand le père eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pâle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal.

—Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci qu'une erreur, mais elle est capitale. Ma fille n'a pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espérances très douteuses.

—Ah! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous m'ôtez un poids qui m'oppressait! Rien ne s'opposera peut-être plus à mon bonheur!... J'ai des protecteurs, je serai Maître des Comptes. N'eût-elle que dix mille francs, fallût-il lui reconnaître une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vôtre, être pour vous un vrai fils... (oui, monsieur, je n'ai plus mon père), voilà le fond de mon cœur.

Charles Mignon recula de trois pas, arrêta sur La Brière un regard qui pénétra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaîne, et il resta silencieux en trouvant la plus entière candeur, la vérité la plus pure sur cette physionomie épanouie, dans ces yeux enchantés.—Le sort se lasserait-il donc!... se dit-il à demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres? Il se promena très agité par la chambre.

—Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entière soumission à l'arrêt que vous êtes venu chercher; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comédie.

—Oh! monsieur...

—Écoutez-moi, dit le père en clouant sur place La Brière par un regard. Je ne serai ni sévère, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvénients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous êtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poëtes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, l'a séduite. Eh bien! moi, son père, ne dois-je pas la mettre à même de choisir entre la Célébrité qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre Réalité que le hasard lui jette par une de ces railleries qu'il se permet si souvent? Ne faut-il pas qu'elle puisse opter entre Canalis et vous? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement à l'état de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette dernière quinzaine du mois d'octobre. Ma maison vous sera ouverte à tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-même votre rival et lui laisser croire tout ce qu'on dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je serai demain au Havre, et vous y attends trois jours après mon arrivée. Adieu, monsieur...

Le pauvre La Brière retourna d'un pied très lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-même, le poëte pouvait s'abandonner au torrent de pensées que fait jaillir ce second mouvement si vanté par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la Société.

—Une fille riche de six millions! et mes yeux n'ont pas vu briller cet or à travers les ténèbres! Avec une fortune si considérable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. J'ai répondu à des bourgeoises, à des sottes, à des intrigantes qui voulaient un autographe! Et je me suis lassé de ces intrigues de bal masqué, précisément le jour où Dieu m'envoyait une âme d'élite, un ange aux ailes d'or... Bah! je vais faire un poëme sublime, et ce hasard renaîtra! Mais est-il heureux, ce petit niais de La Brière, qui s'est pavané dans mes rayons?... Quel plagiat! Je suis le modèle, il sera la statue! Nous avons joué la fable de Bertrand et Raton! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie! un ange aristocratique aimant la poésie et le poëte... Et moi qui montre mes muscles d'homme fort, qui fais des exercices d'Alcide pour étonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cœur, l'ami de cette jeune fille à laquelle il dira que je suis une âme de bronze! Je joue au Napoléon quand je devais me dessiner en séraphin!... Enfin j'aurai peut-être un ami, je l'aurai payé cher; mais l'amitié, c'est si beau! Six millions, voilà le prix d'un ami: on ne peut pas en avoir beaucoup à ce prix-là...

La Brière entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point d'exclamation. Il était triste.

—Eh bien! qu'as-tu? lui dit Canalis.

—Le père exige que sa fille soit mise à même de choisir entre les deux Canalis...

—Pauvre garçon, s'écria le poëte en riant. Il est très spirituel, ce père-là.

—Je suis engagé d'honneur à t'amener au Havre, dit piteusement La Brière.

—Mon cher enfant, répondit Canalis, du moment qu'il s'agit de ton honneur, tu peux compter sur moi... Je vais aller demander un congé d'un mois...

—Ah! Modeste est bien belle! s'écria La Brière au désespoir, et tu m'écraseras facilement! J'étais aussi bien étonné de voir le bonheur s'occupant de moi, et je me disais: Il se trompe!

—Bah! nous verrons! dit Canalis avec une atroce gaieté.

Le soir, après dîner, Charles Mignon et son caissier volaient, à raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le père avait complétement rassuré le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha.

—Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprès de Mongenod et sur Canalis et sur La Brière. Nous allons avoir deux personnages pour un rôle, s'écria-t-il gaiement!

Il recommanda néanmoins à son vieux camarade une discrétion absolue sur la comédie qui devait se jouer au Chalet, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons d'un père à sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus légers incidents arrivés à sa famille pendant ces quatre années, et Charles apprit à Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire s'il était possible de lui rendre la vue.

Un moment avant l'heure à laquelle on déjeunait au Chalet, les claquements de fouet d'un postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats à leurs familles. La joie d'un père revenant après une si longue absence pouvait seule avoir de tels éclats; aussi les femmes se trouvèrent-elles toutes à la petite porte. Il y a tant de pères, tant d'enfants, et peut-être plus de pères que d'enfants, pour comprendre l'ivresse d'une pareille fête que la littérature n'a jamais eu besoin de la peindre, heureusement! car les plus belles paroles, la poésie est au-dessous de ces émotions. Peut-être les émotions douces sont-elles peu littéraires. Pas un mot qui pût troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcé dans cette journée. Il y eut trêve entre le père, la mère et la fille relativement au soi-disant mystérieux amour qui pâlissait Modeste levée pour la première fois. Le colonel, avec l'admirable délicatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps à côté de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser d'admirer cette beauté fine, élégante, poétique. N'est-ce pas à ces petites choses que se reconnaissent les gens de cœur? Modeste, qui craignait de troubler la joie mélancolique de son père et de sa mère, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur; et, en l'embrassant trop, elle semblait vouloir l'embrasser pour deux.

—Oh! chère petite! je te comprends! dit le colonel en serrant la main de Modeste à un moment où elle l'assaillait de caresses.

—Chut! lui répondit Modeste à l'oreille en lui montrant sa mère.

Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiète sur les résultats du voyage à Paris, elle regardait parfois le lieutenant à la dérobée, sans pouvoir pénétrer au delà de ce dur épiderme. Le colonel voulait, en père prudent, étudier le caractère de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant d'avoir une conférence d'où dépendait le bonheur de toute la famille.

—Demain, mon enfant chéri, dit-il le soir, lève-toi de bonne heure, nous irons ensemble, s'il fait beau, nous promener au bord de la mer... Nous avons à causer de vos poëmes, mademoiselle de La Bastie.

Ce mot, accompagné d'un sourire paternel qui reparut comme un écho sur les lèvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiétudes, et pour la rendre curieuse à ne s'endormir que tard, tant elle fit de suppositions! Aussi, le lendemain était-elle tout habillée et prête avant le colonel.

—Vous savez tout, mon bon père, dit-elle aussitôt qu'elle se trouva sur le chemin de la mer.

—Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, répondit-il.

Sur ce mot, le père et la fille firent quelques pas en silence.

—Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorée par sa mère a pu faire une démarche aussi capitale que celle d'écrire à un inconnu, sans la consulter?

—Hé! papa, parce que maman ne l'aurait pas permis.

—Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable? Si tu t'es fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, à défaut de la pudeur, ne t'ont-ils pas dit qu'agir ainsi c'était te jeter à la tête d'un homme? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fierté, sans délicatesse?... Oh! Modeste, tu as fait passer à ton père deux heures d'enfer à Paris; car enfin, tu as tenu moralement la même conduite que Bettina, sans avoir l'excuse de la séduction; tu as été coquette à froid, et cette coquetterie-là, c'est l'amour de tête, le vice le plus affreux de la Française.

—Moi, sans fierté?... disait Modeste en pleurant, mais il ne m'a pas encore vue!...

Il sait ton nom...

—Je ne lui ai dit qu'au moment où les yeux ont donné raison à trois mois de correspondance pendant lesquels nos âmes se sont parlé!

—Oui, mon cher ange égaré, vous avez mis une espèce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille...

—Eh! après tout, papa, le bonheur est l'absolution de cette témérité, dit-elle avec un mouvement d'humeur.

—Ah! c'est de la témérité seulement? s'écria le père.

—Une témérité que ma mère s'est permise, répliqua-t-elle vivement.

—Enfant mutiné! votre mère, après m'avoir vu pendant un bal, a dit le soir à son père, qui l'adorait, qu'elle croyait devoir être heureuse avec moi... Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux d'un père, et la folle action d'écrire à un inconnu?...

—Un inconnu?... dites, papa, l'un de nos plus grands poëtes, dont le caractère et la vie sont exposés au grand jour, à la médisance, à la calomnie, un homme vêtu de gloire, et pour qui, mon cher père, je suis restée à l'état de personnage dramatique et littéraire, une fille de Shakspeare, jusqu'au moment où j'ai voulu savoir si l'homme est aussi bien que son âme est belle...

—Mon Dieu! ma pauvre enfant, tu fais de la poésie à propos de mariage; mais, si de tout temps on a cloîtré les filles dans l'intérieur de la famille; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sévère du consentement paternel, c'est précisément pour leur épargner tous les malheurs de ces poésies qui vous charment, qui vous éblouissent, et qu'alors vous ne pouvez apprécier à leur juste valeur. La poésie est un des agréments de la vie, elle n'est pas toute la vie.

—Papa, c'est un procès encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cœurs et la famille.

—Malheur à l'enfant qui serait heureuse par cette résistance!... dit gravement le colonel. En 1813, j'ai vu l'un de mes camarades, le marquis d'Aiglemont, épousant sa cousine contre l'avis du père, et ce ménage a payé cher l'entêtement qu'une jeune fille prenait pour de l'amour... La Famille est en ceci souveraine...

—Mon fiancé m'a dit tout cela, répondit-elle. Il s'est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dénigrer le personnel des poëtes.

—J'ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant échapper un malicieux sourire, qui rendit Modeste inquiète; mais, à ce propos, je dois te faire observer que ta dernière serait à peine permise à une fille séduite, à une Julie d'Étanges! Mon Dieu, quel mal nous font les romans!...

—On ne les écrirait pas, mon cher père, nous les ferions, il vaut mieux les lire... Il y a moins d'aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, où l'on publiait moins de romans... D'ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux, l'âme la plus angélique, la probité la plus sévère, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez... Eh bien! je vous accorde que tout ne s'est pas exactement passé selon l'étiquette; j'ai fait, si vous voulez, une faute...

—J'ai lu vos lettres, répéta le père en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t'a justifiée à tes propres yeux d'une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu'une passion entraînerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse...

—Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie à l'équerre... Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa... Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systèmes: laisser voir par des minauderies à un homme que nous l'aimons, ou aller franchement à lui... Ce dernier parti n'est-il pas bien grand, bien noble? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d'après le système que j'ai suivi... Qu'avez-vous à répondre? Ne suis-je pas un peu Allemande?

—Enfant! s'écria le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle langue y condamne l'esprit: elle est la Raison du monde! l'Angleterre et l'Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, à qui la vie est bien connue, ont la charge de vos âmes et de votre bonheur, qu'ils doivent vous faire éviter les écueils du monde!... Mon Dieu! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nôtre? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer? Devons-nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement à même notre cœur?...

Modeste observa son père du coin de l'œil, en entendant cette espèce d'invocation dite avec des larmes dans la voix.

—Est-ce une faute, à une fille libre de son cœur, de se choisir pour mari, non seulement un charmant garçon, mais encore un homme de génie, noble, et dans une belle position?... Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle.

—Tu l'aimes?... demanda le père.

—Tenez, mon père, dit-elle en posant sa tête sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir...

—Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inébranlable!

—Inébranlable.

—Rien ne peut te faire changer?...

—Rien au monde!

—Tu ne supposes aucun événement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l'aimes quand même, à cause de son charme personnel, et ce serait un d'Estourny, tu l'aimerais encore?...

—Oh! mon père... vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lâche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence?...

—Et si tu avais été trompée?...

—Par ce charmant et candide garçon, presque mélancolique?... vous riez, ou vous ne l'avez pas vu.

—Enfin, fort heureusement ton amour n'est plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poëme... Eh bien! comprends-tu que les pères soient bons à quelque chose...

—Vous voulez donner une leçon à votre enfant, papa. Ceci tourne au Berquin...

—Pauvre égarée! reprit sévèrement le père, la leçon ne vient pas de moi, je n'y suis pour rien, si ce n'est pour t'adoucir le coup...

—Assez, mon père, ne jouez pas avec ma vie... dit Modeste en pâlissant.

—Allons, ma fille, rassemble ton courage. C'est toi qui as joué avec la vie, et la vie se joue de toi.

Modeste regarda son père d'un air hébété.

—Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans l'église du Havre, il y a quatre jours, était un misérable...

—Cela n'est pas! dit-elle, cette tête brune et pâle, cette noble figure pleine de poésie...

—Est un mensonge! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce n'est pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pêcheur qui lève sa voile pour partir...

—Savez-vous ce que vous tuez en moi?... dit-elle.

—Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute même, le mal n'est pas irréparable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as échangé ton cœur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras; il t'aime et je ne le désavouerais pas pour gendre.

—Si ce n'est pas Canalis, qui est-ce donc?... dit Modeste d'une voix profondément altérée.

—Le secrétaire!... Il se nomme Ernest de La Brière. Il n'est pas gentilhomme; mais c'est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d'une moralité sûre, qui plaisent aux parents. Qu'est-ce que cela nous fait, d'ailleurs, tu l'as vu, rien ne peut changer ton cœur, tu l'as choisi, tu connais son âme, elle est aussi belle qu'il est joli garçon!...

Le comte de La Bastie eut la parole coupée par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pâle, les yeux attachés sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme d'un coup de pistolet, par ces mots: c'est un de ces hommes ordinaires à vertus positives, d'une moralité sûre, qui plaisent aux parents.

—Trompée!... dit-elle enfin.

—Comme ta pauvre sœur, mais moins gravement.

—Retournons, mon père! dit-elle en se levant du tertre où tous deux ils s'étaient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volonté, quelle qu'elle soit, dans l'affaire de mon mariage.

—Tu n'aimes donc déjà plus?... demanda railleusement le père.

—J'aimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous l'êtes, incapable de se déguiser comme un acteur, de se mettre à la joue le fard de la gloire d'un autre...

—Tu disais que rien ne pouvait te faire changer? dit ironiquement le colonel.

—Oh! ne vous jouez pas de moi?... dit-elle en joignant les mains et regardant son père dans une anxiété cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cœur et mes plus chères croyances avec vos plaisanteries...

—Dieu m'en garde! je t'ai dit l'exacte vérité.

—Vous êtes bien bon, mon père! répondit-elle après une pause et avec une sorte de solennité.

—Et il a tes lettres! reprit Charles Mignon. Hein?... Si ces folles caresses de ton âme étaient tombées entre les mains de ces poëtes qui, selon Dumay, en font des allumettes à cigare!

—Oh!... vous allez trop loin...

—Canalis le lui a dit...

—Il a vu Canalis?...

—Oui, répondit le colonel.

Ils marchèrent tous les deux en silence.

—Voilà donc pourquoi, reprit Modeste après quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poésie et des poëtes? pourquoi ce petit secrétaire parlait de... Mais, dit-elle en s'interrompant, ses vertus, ses qualités, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume épistolaire?... Celui qui vole une gloire et un nom peut bien...

—Crocheter des serrures, voler le Trésor, assassiner sur le grand chemin!... s'écria Charles Mignon en souriant. Vous voilà bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie! un homme capable de tromper une femme descend nécessairement de l'échafaud ou doit y monter...

Cette raillerie arrêta l'effervescence de Modeste; et de nouveau le silence régna.

—Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la société, comme dans la nature d'ailleurs, doivent chercher à s'emparer de vos cœurs, et vous devez vous défendre. Tu as interverti les rôles. Est-ce bien? Tout est faux dans une fausse position. A toi donc le premier tort. Non, un homme n'est pas un monstre quand il essaie de plaire à une femme et notre droit, à nous, nous permet l'agression dans toutes ses conséquences, hors le crime et la lâcheté. Un homme peut avoir encore des vertus, après avoir trompé une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu'il ne reconnaît pas en elle les trésors qu'il y cherchait; tandis qu'il n'y a qu'une reine, une actrice, ou une femme placée tellement au-dessus d'un homme qu'elle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blâme. Mais une jeune fille!... elle ment alors à tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grâce, quelque poésie, quelques précautions qu'elle mette à cette faute.

—Rechercher le maître et trouver le domestique!... Avoir rejoué les Jeux de l'Amour et du Hasard de mon côté seulement! dit-elle avec amertume: oh! je ne m'en relèverai jamais...

—Folle!... Monsieur Ernest de La Brière est, à mes yeux, un personnage au moins égal à monsieur le baron de Canalis: il a été le secrétaire particulier d'un premier ministre, il est Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, il a du cœur, il t'adore; mais il ne compose pas de vers... Non, j'en conviens, il n'est pas poëte; mais il peut avoir le cœur plein de poésie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il à un geste de dégoût que fit Modeste, tu les verras l'un et l'autre, le faux et le vrai Canalis...

—Oh! papa!

—Ne m'as-tu pas juré de m'obéir en tout, dans l'affaire de ton mariage? Eh bien! tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencé par un poëme, tu finiras par une idylle bucolique en essayant de surprendre le vrai caractère de ces messieurs dans quelques aventures champêtres, la chasse ou la pêche!

Modeste baissa la tête, elle revint au Chalet avec son père en l'écoutant, en répondant par des monosyllabes. Elle était tombée au fond de la boue, et humiliée, de cette alpe où elle avait cru voler jusqu'au nid d'un aigle. Pour employer les poétiques expressions d'un auteur de ce temps: «après s'être senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la Réalité, la Fantaisie, qui, dans cette frêle poitrine réunissait tout de la femme, depuis les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique jusqu'aux désirs insensés de la courtisane, l'avait amenée au milieu de ses jardins enchantés, où, surprise amère! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillées de la noire mandragore.» Des hauteurs mystiques de son amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordé de fossés et de labours, sur la route pavée de la Vulgarité! Quelle fille à l'âme ardente ne se serait brisée dans une chute pareille? Aux pieds de qui donc avait-elle semé ses paroles?

La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus à celle qui sortit deux heures auparavant que l'actrice dans la rue ne ressemble à l'héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissement pénible à voir. Le soleil était obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles à caractère extrême, elle but quelques gorgées de trop à la coupe du Désenchantement. Elle se débattit avec la Réalité sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la Société, elle le trouvait lourd, dur, pesant! Elle n'écouta même pas les consolations de son père et de sa mère, elle goûta je ne sais quelle sauvage volupté à se laisser aller à ses souffrances d'âme.

—Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison! Ce mot indique le chemin qu'elle fit en peu de temps dans les plaines arides du Réel, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrée par le renversement de toutes nos espérances, est une maladie; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensée arrive à produire la même désorganisation qu'un poison; comment le désespoir ôte l'appétit, détruit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle d'une mélancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire; elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait à les aller chercher; mais le quatrième jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment.

Canalis, excessivement alléché par un si riche mariage, ne voulut rien négliger pour l'emporter sur La Brière, sans que La Brière pût lui reprocher d'avoir violé les lois de l'amitié. Le poëte pensa que rien ne déconsidérait plus un amant aux yeux d'une jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la manière la plus simple à La Brière, de faire ménage ensemble et de prendre pour un mois, à Ingouville, une petite maison de campagne où ils se logeraient tous deux sous prétexte de santé délabrée. Une fois que La Brière, qui dans le premier moment n'aperçut rien que de naturel à cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit à lui seul les préparatifs du voyage; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de s'adresser à monsieur Latournelle pour la location d'une maison de campagne à Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun je présume, causé de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La Brière avait donné mille renseignements à son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maître, les remplit à merveille; il trompetta l'arrivée au Havre du grand poëte à qui les médecins ordonnaient quelques bains de mer pour réparer ses forces épuisées dans les doubles travaux de la politique et de la littérature. Ce grand personnage voulait une maison composée d'au moins tant de pièces, car il amenait son secrétaire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calèche choisie par le poëte et louée pour un mois, était assez jolie, elle pouvait servir à quelques promenades; aussi Germain chercha-t-il à louer dans les environs du Havre deux chevaux à deux fins, monsieur le baron et son secrétaire aimant l'exercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrétaire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La Brière n'y serait pas convenablement logé.—«Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrétaire son meilleur ami. Ah! je serais joliment grondé si monsieur de La Brière n'était pas traité comme monsieur le baron lui-même! Et, après tout, monsieur de La Brière est Référendaire à la Cour des Comptes.» Germain ne se montra jamais que vêtu tout de drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumé comme un maître. Jugez quel effet il produisit, et quelle idée on prit du grand poëte, sur cet échantillon? Le valet d'un homme d'esprit finit par avoir de l'esprit, car l'esprit de son maître finit par déteindre sur lui. Germain ne chargea pas son rôle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis.

Le pauvre La Brière ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dépréciation à laquelle il avait consentie; car, des sphères inférieures, il remonta vers Modeste quelques éclats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami à sa suite, dans sa voiture, et le caractère d'Ernest ne lui permettait pas de reconnaître la fausseté de sa position assez à temps pour y remédier. Le retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calèche et des commandes au tailleur, car le poëte embrassa le monde immense de ces détails dont le moindre influence une jeune fille.

—Soyez tranquille, dit Latournelle à Charles Mignon le cinquième jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminé ce matin; il a loué le pavillon de madame Amaury à Sanvic, tout meublé, pour sept cents francs, et il a écrit à son maître qu'il pouvait partir, il trouverait tout prêt à son arrivée. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. J'ai même reçu la lettre que voici de Butscha... Tenez, elle n'est pas longue: «Mon cher patron, je ne puis être de retour avant dimanche. J'ai, d'ici là, quelques renseignements extrêmement importants à prendre, et qui concernent le bonheur d'une personne à qui vous vous intéressez.»

L'annonce de l'arrivée de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste: le sentiment de sa chute, sa confusion, la dominaient encore, et elle n'était pas si coquette que son père le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de l'âme, et qui peut s'appeler la politesse de l'amour; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, n'avait pas distingué entre le désir de plaire et l'amour de tête, entre la soif d'aimer et le calcul. En vrai colonel de l'Empire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait à la tête d'un poëte; mais, dans les lettres supprimées pour éviter les longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition assez naturelle à la femme. Le père avait eu cruellement raison sur un point. La dernière lettre où Modeste, saisie par un triple amour, avait parlé comme si déjà le mariage était conclu, cette lettre causait sa honte; aussi trouvait-elle son père bien dur, bien cruel de la forcer à recevoir un homme indigne d'elle, vers qui son âme avait volé presque à nu. Elle avait questionné Dumay sur son entrevue avec le poëte; elle lui en avait finement fait raconter les moindres détails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait à cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littéraire. Elle fut plusieurs fois tentée de dire à son père:—Je ne suis pas la seule à lui écrire, et l'élite des femmes envoie des feuilles à la couronne de laurier du poëte!

Le caractère de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et c'en fut une grande chez une nature si poétique, éveilla la perspicacité, la malice, latentes chez cette jeune fille en qui ses prétendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cœur se refroidit, la tête devient saine; elle observe alors tout avec une certaine rapidité de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a très admirablement peint dans son personnage de Béatrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie d'un profond dégoût pour les hommes dont les plus distingués trompaient ses espérances. En amour ce que la femme prend pour le dégoût, c'est tout simplement voir juste; mais, en fait de sentiment, elle n'est jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle n'admire pas, elle méprise. Or, après avoir subi des douleurs d'âme inouïes, Modeste arriva nécessairement à revêtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravé le mot mépris; elle pouvait dès lors assister, en personne désintéressée, à ce qu'elle nommait le vaudeville des prétendus, quoiqu'elle y jouât le rôle de la jeune première. Elle se proposait surtout d'humilier constamment monsieur de La Brière.

—Modeste est sauvée, dit en souriant madame Mignon à son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant d'aimer le vrai.

Tel fut en effet le plan de Modeste. C'était si vulgaire, que sa mère, à qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer à monsieur de La Brière que la plus accablante bonté.

—Voilà deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre d'espions qu'ils auront à leurs trousses, car nous serons huit à les dévisager.

—Que dis-tu, deux, bonne amie? s'écria le petit Latournelle, ils seront trois. Gobenheim n'est pas encore venu, je puis parler.

Modeste avait levé la tête, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire.

—Un troisième amoureux, et il l'est, se met sur les rangs...

—Ah! bah!... dit Charles Mignon.

—Mais il ne s'agit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc d'Hérouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte d'Essigny, Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l'Ordre de l'Éperon et de la Toison-d'or, Grand d'Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son séjour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivé de Bayeux hier, qu'elle ne fût pas assez riche pour lui, dont le père n'a retrouvé que son château d'Hérouville, orné d'une sœur, à son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargé positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel.

—Demandez à Modeste, répondit le père, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa volière; car, en ce qui me concerne, je consens à ce que monssu le Grand-Écuyer lui rende des soins...

Malgré le soin que Charles Mignon mettait à ne voir personne, à rester au Chalet, à ne jamais sortir sans Modeste, Gobenheim, qu'il eût été difficile de ne plus recevoir au Chalet, avait parlé de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second père de Modeste, avait dit à Gobenheim, en le quittant:—Je serai l'intendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce qu'en gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste... Chacun, au Havre, avait donc répété cette question si simple que déjà Latournelle s'était faite:—«Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant?—Monsieur Mignon est arrivé sur un vaisseau à lui, chargé d'indigo, disait-on à la Bourse. Ce chargement vaut déjà plus, sans compter le navire, que ce qu'il se donne de fortune.» Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligé de louer pour six mois une maison au bas d'Ingouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nègres tous deux, une mulâtresse et deux mulâtres sur la fidélité desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maître, et des chevaux pour la calèche dans laquelle le colonel et le lieutenant étaient revenus. Cette voiture, achetée à Paris, était à la dernière mode, et portait les armes de La Bastie, surmontées d'une couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux d'un homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effréné des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentées par les négociants du Havre, par les gens de Graville et d'Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeur éclatante qui fit en Normandie l'effet d'une traînée de poudre quand elle prend feu.—«Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des millions, disait-on à Rouen, et il paraît qu'il est devenu comte en voyage?—Mais il était comte de La Bastie avant la Révolution, répondait un interlocuteur.—Ainsi, on appelle monsieur le comte un libéral qui s'est nommé pendant vingt-cinq ans Charles Mignon: où allons-nous?» Modeste passa donc, malgré le silence de ses parents et de ses amis, pour être la plus riche héritière de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mérites. La tante et la sœur de monsieur le duc d'Hérouville confirmèrent, en plein salon, à Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitôt réveillée.—«Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche qu'elle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et elle est noble, au moins, celle-là!» Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on n'avait pas pu s'entendre, après avoir eu l'humiliation d'aller chez eux.

Tels sont les petits événements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scène domestique, contrairement aux lois d'Aristote et d'Horace; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n'y causeront pas de longueur, vu son exiguïté. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici qu'il n'en tiendra dans l'Histoire. Sa Seigneurie monsieur le duc d'Hérouville, un fruit de l'automne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, est né pendant l'émigration, en 1796, à Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux maréchal, père du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu'il fût duc de Nivron; il ne lui laissa que l'immense château d'Hérouville, le parc, quelques dépendances et une ferme assez péniblement rachetée, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Écuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordés aux pairs de France pauvres. Qu'étaient les appointements de Grand-Écuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille? A Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hôtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, à la Grande Écurie; mais ses appointements défrayaient son hiver et les vingt-sept mille francs défrayaient l'été dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de la Fontaine. Mademoiselle d'Hérouville eut des prétentions énormes, en désaccord avec l'esprit du siècle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guère trouver de riches héritières dans la haute noblesse française, déjà bien embarrassée d'enrichir ses fils ruinés par le partage égal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc d'Hérouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des d'Hérouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premières années de la Restauration, de 1817 à 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d'Hérouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, après de belles occasions manquées par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassée pour se prêter à l'ambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le désir de rendre aux d'Hérouville leur splendeur, avait presque ménagé ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d'Hérouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prêtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines s'en vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siècle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mœurs, ni le Clergé ni la Noblesse n'ont à se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nécessités sociales y sont bien représentées; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre d'historien que de n'être pas impartial, que de ne pas montrer ici la dégénérescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de l'Émigré dans le comte de Mortsauf (voyez le Lis dans la Vallée), et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis d'Espard (voyez l'Interdiction). Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers d'Hérouville, qui donnèrent le fameux maréchal à la Royauté, des cardinaux à l'Église, des capitaines aux Valois, des preux à Louis XIV, aboutissait-elle à un être frêle, et plus petit que Butscha? C'est une question qu'on peut se faire dans plus d'un salon de Paris, en entendant annoncer plus d'un grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince; qui semble n'avoir que le souffle, ou de hâtifs vieillards, ou quelque création bizarre chez qui l'observateur recherche à grand'peine un trait où l'imagination puisse retrouver les signes d'une ancienne grandeur. Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste, ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques exceptions, peut-on expliquer l'abandon dans lequel Louis XVI a péri, par le pauvre reliquat du règne de madame de Pompadour. Blond, pâle et mince, le Grand-Écuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas d'une certaine dignité dans la pensée; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui l'avaient conduit à courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timidité. Déjà la famille d'Hérouville avait failli périr par le fait d'un avorton (voyez l'Enfant maudit, Études philosophiques). Le Grand-Maréchal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, s'était marié à quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continué. Néanmoins le jeune duc aimait les femmes; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il n'était à son aise qu'avec celles qu'on ne respecte pas. Ce caractère l'avait conduit à mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mœurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournés à l'extase, avaient ajouté, très injustement d'ailleurs, au ridicule versé sur sa personne, car il était plein de délicatesse et d'esprit; mais son esprit sans petillement ne se manifestait que quand il se sentait à l'aise. Aussi Fanny-Beaupré, l'actrice qui passait pour être à prix d'or sa meilleure amie, disait-elle de lui:—«C'est un bon vin, mais si bien bouché, qu'on y casse ses tire-bouchons!» La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Écuyer ne pouvait qu'adorer, l'accabla par un mot qui, malheureusement, se répéta comme toutes les jolies médisances.—«Il me fait l'effet, dit-elle, d'un bijou finement travaillé qu'on montre beaucoup plus qu'on ne s'en sert, et qui reste dans du coton.» Il n'y eut pas jusqu'au nom de la charge de Grand-Écuyer qui ne fît rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc d'Hérouville fût un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois appréciés trop tard.

Modeste avait entrevu le duc d'Hérouville pendant le séjour infructueux qu'il fit chez les Vilquin; et, en le voyant passer, toutes ces réflexions lui vinrent presque involontairement à l'esprit. Mais, dans les circonstances où elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d'Hérouville était importante pour n'être à la merci d'aucun Canalis.

—Je ne vois pas pourquoi, dit-elle à Latournelle, le duc d'Hérouville ne serait pas admis? Je passe, malgré notre indigence, reprit-elle en regardant son père avec malice, à l'état d'héritière. Aussi finirai-je par publier un programme... N'avez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changé depuis une semaine? il est au désespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte d'une adoration muette de ma personne.

—Chut! mon cœur, dit madame Latournelle, le voici.

—Le père Althor est au désespoir, dit Gobenheim à monsieur Mignon en entrant.

—Et pourquoi?... demanda le comte de La Bastie.

—Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions...

—On ne sait pas, répliqua Charles Mignon très sèchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires.—Dumay, dit-il à l'oreille de son ami, si Vilquin est gêné, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix qu'il en a donné, comptant.

Telles furent les préparations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La Brière arrivèrent, un courrier en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc d'Hérouville, sa sœur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prétexte de santé, dans une maison louée à Graville. Ce concours fit dire à la Bourse que, grâce à mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser à Ingouville.—Elle en fera, si cela continue, un hôpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette, au désespoir de ne pas être duchesse.

L'éternelle comédie de l'Héritière, qui devait se jouer au Chalet, pourrait certes, dans les dispositions où se trouvait Modeste, et d'après sa plaisanterie, se nommer le programme d'une jeune fille, car elle était bien décidée, après la perte de ses illusions, à ne donner sa main qu'à l'homme dont les qualités la satisferaient pleinement.

Le lendemain de leur arrivée, les deux rivaux, encore amis intimes, se préparèrent à faire leur entrée, le soir, au Chalet. Ils avaient donné tout leur dimanche et le lundi matin à leurs déballages, à la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nécessite un séjour d'un mois. D'ailleurs, autorisé par son état d'apprenti ministre à se permettre bien des roueries, le poëte calculait tout; il voulut donc mettre à profit le tapage probable que devait faire son arrivée au Havre, et dont quelques échos retentiraient au Chalet. En sa qualité d'homme fatigué, Canalis ne sortit pas. La Brière alla deux fois se promener devant le Chalet, car il aimait avec une sorte de désespoir, il avait une terreur profonde d'avoir déplu, son avenir lui semblait couvert de nuages épais. Les deux amis descendirent pour dîner le lundi, tous deux habillés pour la première visite, la plus importante de toutes. La Brière s'était mis comme il l'était le fameux dimanche à l'église; mais il se regardait comme le satellite d'un astre, et s'abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n'avait pas négligé l'habit noir, ni ses ordres, ni cette élégance de salon, perfectionnée dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observées, tandis que le pauvre La Brière allait se montrer dans le laisser-aller de l'homme sans espérance.

En servant ses deux maîtres à table, Germain ne put s'empêcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra d'un air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet.

—Monsieur le baron, dit-il à Canalis et à demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Écuyer arrive à Graville pour se guérir de la même maladie qui tient monsieur de La Brière et monsieur le baron?

—Le petit duc d'Hérouville? s'écria Canalis.

—Oui, monsieur.

—Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie? demanda La Brière en rougissant.

—Pour mademoiselle Mignon! répondit Germain.

—Nous sommes joués! s'écria Canalis en regardant La Brière.

—Ah! répliqua vivement Ernest, voilà le premier nous que tu dis depuis notre départ. Jusqu'à présent tu disais, je!

—Tu me connais, répondit Melchior en laissant échapper un éclat de rire. Mais nous ne sommes pas en état de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil d'État vient d'attribuer, sur mon rapport, à la maison d'Hérouville.

—Sa Seigneurie, dit La Brière avec une malice pleine de sérieux, t'offre une fiche de consolation dans la personne de sa sœur.

En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie: les deux jeunes gens se levèrent en l'entendant, et La Brière alla vivement au-devant de lui pour lui présenter Canalis.

—J'avais à vous rendre la visite que vous m'avez faite à Paris, dit Charles Mignon au jeune Référendaire, et je savais en venant ici que j'aurais le double plaisir de voir l'un de nos grands poëtes actuels.

—Grand?... Monsieur, répondit le poëte en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siècle à qui le règne de Napoléon sert de préface. Nous sommes d'abord une peuplade de soi-disant grands poëtes!... Puis, les talents secondaires jouent si bien le génie, qu'ils ont rendu toute grande illustration impossible.

—Est-ce la raison qui vous jette dans la politique? demanda le comte de La Bastie.

—Même chose dans cette sphère, dit le poëte. Il n'y aura plus de grands hommes d'État, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux événements. Tenez, monsieur, sous le régime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte d'armes, il n'y a de solide que ce que vous êtes allé chercher en Chine, la fortune!

Satisfait de lui-même et content de l'impression qu'il faisait sur le futur beau-père, Melchior se tourna vers Germain.

—Vous servirez le café dans le salon, dit-il en invitant le négociant à quitter la salle à manger.

—Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La Brière, de me sauver ainsi l'embarras où j'étais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup d'âme, vous avez encore de l'esprit...

—Bah! l'esprit qu'ont tous les Provençaux, dit Charles Mignon.

—Ah! vous êtes de la Provence?... s'écria Canalis.

—Excusez mon ami, dit La Brière, il n'a pas, comme moi, étudié l'histoire des La Bastie.

A cette observation d'ami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond.

—Si votre santé vous le permet, dit le Provençal au grand poëte, je réclame l'honneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journée à marquer, comme dit l'ancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassés de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez l'impatience de ma fille dont l'admiration pour vous va jusqu'à mettre vos vers en musique.

—Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possédez la beauté, s'il faut en croire Ernest.

—Oh! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles.

—Une provinciale recherchée, dit-on, par le duc d'Hérouville, s'écria Canalis d'un ton sec.

—Oh! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du méridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout m'est indifférent, même un homme de génie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutôt, mon fils, dit-il en regardant La Brière. Que voulez-vous? madame de La Bastie est Allemande, elle n'admet pas notre étiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. J'ai toujours aimé mieux être dans la voiture que sur le siége. Nous pouvons parler de ces choses sérieuses en riant, car nous n'avons pas encore vu le duc d'Hérouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration qu'aux prétendus imposés par les parents.

—C'est une déclaration aussi désespérante qu'encourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis.

—Ne croyez-vous pas utile, nécessaire et politique, de stipuler la parfaite liberté des parents, de la fille et des prétendus? demanda Charles Mignon.

Canalis, sur un regard de La Brière, garda le silence, la conversation devint banale; et, après quelques tours de jardin, le père se retira, comptant sur la visite des deux amis.

—C'est notre congé, s'écria Canalis, tu l'as compris comme moi. D'ailleurs, à sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Écuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions être.

—Je ne le pense pas, répondit La Brière. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, et nous déclarer sa neutralité, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, éprise de ta gloire et trompée par ma personne, se trouve tout simplement entre la Poésie et le Positif. J'ai le malheur d'être le Positif.

—Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le café, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promènerons avant d'aller au Chalet.

Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l'un que l'autre de voir Modeste, mais La Brière redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuité. L'élan d'Ernest vers le père et la flatterie par laquelle il venait de caresser l'orgueil nobiliaire du négociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, déterminèrent le poëte à prendre un rôle. Melchior résolut, tout en déployant ses séductions, de jouer l'indifférence, de paraître dédaigner Modeste, et de piquer ainsi l'amour-propre de la jeune fille. Élève de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa réputation d'homme connaissant bien les femmes, qu'il ne connaissait pas, comme il arrive à ceux qui sont les heureuses victimes d'une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confiné dans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, le mépris, le dédain, toutes les foudres d'une jeune fille blessée et offensée, gardait un morne silence, Canalis se préparait non moins silencieusement, comme un acteur prêt à jouer un rôle important dans quelque pièce nouvelle. Certes ni l'un ni l'autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. Il s'agissait d'ailleurs pour Canalis d'intérêts graves. Pour lui, la seule velléité du mariage emportait la rupture de l'amitié sérieuse qui le liait, depuis dix ans bientôt, à la duchesse de Chaulieu. Quoiqu'il eût coloré son voyage par le vulgaire prétexte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, même quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu; mais le mot conscience parut si jésuitique à La Brière, qu'il haussa les épaules quand le poëte lui fit part de ses scrupules.

—Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanité, des avantages très réels et une habitude, en perdant l'affection de madame de Chaulieu; car, si tu réussis auprès de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d'une passion très fauchée depuis huit ans. Dis que tu trembles de déplaire à ta protectrice, si elle apprend le motif de ton séjour ici, je te croirai facilement. Renoncer à la duchesse et ne pas réussir au Chalet, c'est jouer trop gros jeu. Tu prends l'effet de cette alternative pour des remords.

—Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatienté comme un homme à qui l'on dit la vérité quand il demande un compliment.

—C'est ce qu'un bigame devrait répondre à douze jurés, répliqua La Brière en riant.

Cette épigramme fit encore une impression désagréable sur Canalis; il trouva La Brière trop spirituel et trop libre pour un secrétaire.

L'arrivée d'une calèche splendide, conduite par un cocher à la livrée de Canalis, fit d'autant plus de sensation au Chalet que l'on y attendait les deux prétendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, s'y trouvaient.

—Lequel est le poëte? demanda madame Latournelle à Dumay dans l'embrasure de la croisée où elle vint se poster au bruit de la voiture.

—Celui qui marche en tambour-major, répondit le caissier.

—Ah! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardé.

Quoique trop sévère, l'appréciation de Dumay, homme simple s'il en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gâtait comme toutes les femmes plus âgées que leurs adorateurs les flatteront et les gâteront toujours, Canalis était alors au moral une espèce de Narcisse. Une femme d'un certain âge, qui veut s'attacher à jamais un homme, commence par en diviniser les défauts, afin de rendre impossible toute rivalité; car une rivale n'est pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie à laquelle un homme s'habitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail féminin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc à lui-même ses affectations en se disant qu'elles plaisaient à cette femme dont le goût faisait loi. Quoique ces nuances soient d'une excessive délicatesse, il n'est pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possédait un talent de lecture fort admiré que de trop complaisants éloges avaient amené dans une voie d'exagération où ni le poëte ni l'acteur ne s'arrêtent, et qui fit dire de lui (toujours par de Marsay) qu'il ne déclamait pas, mais qu'il bramait ses vers, tant il allongeait les sons en s'écoutant lui-même. En argot de coulisse, Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des œillades interrogatives à son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelées par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crée le peuple artiste. Canalis eut d'ailleurs des imitateurs et fut chef d'école en ce genre. Cette emphase de mélopée avait légèrement atteint sa conversation, il y portait un ton déclamatoire, ainsi qu'on l'a vu dans son entretien avec Dumay. Une fois l'esprit devenu comme ultra coquet, les manières s'en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa démarche, inventer des attitudes, se regarder à la dérobée dans les glaces, et faire concorder ses discours à la façon dont il se campait. Il se préoccupait tant de l'effet à produire, que plus d'une fois, un railleur, Blondet, avait parié l'interloquer, et avec succès, en dirigeant un regard obstiné sur la frisure du poëte, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. Après dix années, ces grâces, qui commencèrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, étaient devenues d'autant plus vieillottes que Melchior paraissait usé. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-être les vingt années que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cœur. Hélas! ni les hommes ni les femmes n'ont d'ami pour les avertir au moment où le parfum de leur modestie se rancit, où la caresse de leur regard est comme une tradition de théâtre, où l'expression de leur visage se change en minauderie, et où les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il n'y a que le génie qui sache se renouveler comme le serpent; et, en fait de grâce comme en tout, il n'y a que le cœur qui ne vieillisse pas. Les gens de cœur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cœur sec. Il abusait de la beauté de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixité que la méditation prête aux yeux. Enfin, pour lui, les éloges étaient un commerce où il voulait trop gagner. Sa manière de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens délicats paraître insultante par sa banalité, par l'aplomb d'une flatterie où l'on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu d'effet à la tribune quand il fut obligé d'y monter comme ministre des Affaires Étrangères:—Votre Excellence a été sublime! Combien d'hommes eussent été, comme Canalis, opérés de leurs affectations par l'insuccès administré par petites doses!... Ces défauts, assez légers dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain, où chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et où cette espèce de jactance, d'apprêt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-être en sont l'excuse, devaient trancher énormément au fond de la province dont les ridicules appartiennent à un genre opposé. Canalis, à la fois tendu et maniéré, ne pouvait d'ailleurs point se métamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule où l'avait jeté la duchesse; et, de plus, il était très Parisien, ou, si vous voulez, très Français. Le Parisien s'étonne que tout ne soit pas partout comme à Paris, et le Français, comme en France. Le bon goût consiste à se conformer aux manières des étrangers sans néanmoins trop perdre de son caractère propre, comme le faisait Alcibiade, ce modèle des gentlemen. La véritable grâce est élastique. Elle se prête à toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite étoffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu d'y traîner les plumes et les ramages éclatants que certaines bourgeoises y promènent. Or, Canalis, conseillé par une femme qui l'aimait plus pour elle que pour lui-même, voulait faire loi, être partout ce qu'il était. Il croyait, erreur que partagent quelques uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui.

Tandis que le poëte accomplissait au salon une entrée étudiée, La Brière s'y glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups.

—Eh! voilà mon soldat! dit Canalis en apercevant Dumay après avoir adressé un compliment à madame Mignon et salué les femmes. Vos inquiétudes sont calmées, n'est-ce pas? reprit-il en lui tendant la main avec emphase; mais à l'aspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur étendue. Je parlais des créatures terrestres, et non des anges.

Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette énigme.

—Ah! je compterai comme un triomphe, reprit le poëte en comprenant l'explication que chacun désirait, d'avoir ému l'un de ces hommes de fer que Napoléon avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour être durable. A de telles choses, le temps seul peut servir de ciment! Mais est-ce bien un triomphe dont je doive m'enorgueillir? Je n'y suis pour rien. Ce fut le triomphe de l'idée sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges héroïques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme qu'empruntait la pensée de Napoléon. De toutes ces choses, qu'en reste-t-il? l'herbe qui les couvre n'en sait rien, les moissons n'en diraient pas la place; et, sans l'historien, sans notre écriture, l'avenir ignorerait ce temps héroïque! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idées, et c'est ce qui sauvera l'Empire, les poëtes en feront un poëme! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter!

Canalis s'arrêta pour recueillir, par un regard jeté sur les figures, le tribut d'étonnement que lui devaient des provinciaux.

—Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j'ai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, à la manière dont vous me dédommagez par le plaisir que vous me donnez à vous écouter.

Décidée à trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle l'était le jour où cette histoire commença, restait ébahie, et avait lâché sa broderie qui ne tenait plus à ses doigts que par l'aiguillée de coton.

—Modeste, voici monsieur de La Brière. Monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrétaire un peu trop humblement placé.

La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver à tout le monde qu'elle le voyait pour la première fois.

—Pardon, monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poëtes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de n'avoir aperçu que lui.

Cette voix fraîche et accentuée comme celle, si célèbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre Référendaire, déjà ébloui de la beauté de Modeste, et il répondit dans sa surprise un mot sublime, s'il eût été vrai:—Mais c'est mon ami, dit-il.

—Alors, vous m'avez pardonné, répliqua-t-elle.

—C'est plus qu'un ami, s'écria Canalis en prenant Ernest par l'épaule et s'y appuyant comme Alexandre sur Éphestion, nous nous aimons comme deux frères.....

Madame Latournelle coupa net la parole au grand poëte, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant:—Monsieur n'est-il pas l'inconnu que nous avons vu à l'église?

—Et pourquoi pas?... répliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest.

Modeste demeura froide, et reprit sa broderie.

—Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, répondit La Brière qui s'assit à côté de Dumay.

Canalis, émerveillé de la beauté de Modeste, se méprit à l'admiration qu'elle exprimait, et se flatta d'avoir complétement réussi dans ses effets.

—Je croirais un homme de génie sans cœur, s'il n'avait pas auprès de lui quelque amitié dévouée, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle.

—Mademoiselle, le dévouement d'Ernest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a été la moitié du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiqu'il occupe une magnifique position, il a consenti à être mon précepteur en politique; il m'apprend les affaires, il me nourrit de son expérience, tandis qu'il pourrait aspirer à de plus hautes destinées. Oh! il vaut mieux que moi... A un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grâce:—La poésie que j'exprime, il l'a dans le cœur; et si je parle ainsi devant lui, c'est qu'il a la modestie d'une religieuse.

—Assez, assez, dit La Brière qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l'air, mon cher, d'une mère qui veut marier sa fille.

—Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s'adressant à Canalis, pouvez-vous penser à devenir un homme politique?

—Pour un poëte, c'est abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs...

—Ah! mademoiselle, aujourd'hui la tribune est le plus grand théâtre du monde, elle a remplacé le champ clos de la chevalerie; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme l'armée était naguère celui de tous les courages.

Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique:—La poésie était la préface de l'homme d'État.—Aujourd'hui, l'orateur devenait un généralisateur sublime, le pasteur des idées.—Quand le poëte pouvait indiquer à son pays le chemin de l'avenir, cessait-il donc d'être lui-même?—Il cita Chateaubriand, en prétendant qu'il serait un jour plus considérable par le côté politique que par le côté littéraire.—La tribune française allait être le phare de l'Humanité.—Maintenant les luttes orales avaient remplacé celles du champ de bataille.—Telle séance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs s'y montraient à la hauteur des généraux, ils y perdaient autant d'existence, de courage, de force, ils s'y usaient autant que ceux-ci à faire la guerre.—La parole n'était-elle pas une des plus effrayantes prodigalités de fluide vital que l'homme pouvait se permettre, etc., etc.

Cette improvisation composée des lieux communs modernes, mais revêtu d'expressions sonores, de mots nouveaux, et destinée à prouver que le baron de Canalis devait être un jour une des gloires de la tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenheim, sur madame de Latournelle et sur madame Mignon. Modeste était comme à un spectacle et enthousiaste de l'acteur, absolument comme Ernest devant elle; car, si le Référendaire savait toutes ces phrases par cœur, il écoutait par les yeux de la jeune fille en s'en éprenant à devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait d'éclipser les différentes Modestes qu'il avait créées en lisant ses lettres ou en y répondant.

Cette visite, dont la durée fut déterminée à l'avance par Canalis, qui ne voulait pas laisser à ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation à dîner pour le lundi suivant.

—Nous ne serons plus au Chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient l'habitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat à réméré, de six mois de durée, que j'ai signé tout à l'heure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle...

—Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prêter...

—Vous serez là, dit Canalis, dans une demeure en harmonie avec votre fortune...

—Avec la fortune qu'on me suppose, répondit vivement Charles Mignon.

—Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone n'eût pas un cadre digne de ses divines perfections.

Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affecté de ne pas la regarder, et de se comporter en homme à qui toute idée de mariage était interdite.

—Ah! ma chère madame Mignon, il a bien de l'esprit, dit la notaresse au moment où les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds.

—Est-il riche? voilà la question, répondit Gobenheim.

Modeste était à la fenêtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poëte, et n'ayant pas un regard pour Ernest de La Brière. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, après avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calèche tourna, se fut remise à sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, à une première entrevue. Gobenheim répéta son mot:—Est-il riche? au concert d'éloges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mère.

—Riche? répondit Modeste. Et qu'importe! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinés à occuper les plus hautes places dans l'État; il a plus que de la fortune, il possède les moyens de la fortune.

—Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon.

—Les contribuables pourraient tout de même avoir à payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle.

—Eh! pourquoi? dit Charles Mignon.

—Il me paraît homme à manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libéralement accordés par mademoiselle Modeste.

—Comment Modeste ne serait-elle pas libérale envers un poëte qui la traite de madone? dit le petit Dumay, fidèle à la répulsion que Canalis lui avait inspirée.

Gobenheim apprêtait la table de whist avec d'autant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay s'étaient laissés aller à jouer dix sous la fiche.

—Eh bien! mon petit ange, dit le père à sa fille dans l'embrasure d'une fenêtre, avoue que papa pense à tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir à ton ancienne couturière de Paris et à tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur d'une héritière, de même que j'aurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe à te faire faire un costume de cheval, le Grand-Écuyer mérite cette attention...

—D'autant plus que nous avons du monde à promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santé.

—Le secrétaire, dit madame Mignon, n'a pas dit grand'chose.

—C'est un petit sot, répondit madame Latournelle. Le poëte a eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu'il semblait avoir consulté le goût d'une femme. Et l'autre restait là, sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, ayant l'air de vouloir avaler Modeste. S'il m'avait regardée, il m'aurait fait peur.

—Il a un joli son de voix, répondit madame Mignon.

—Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poëte, dit Modeste en guignant son père, car c'est bien lui que nous avons vu dans l'église.

Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle, acceptèrent cette façon d'expliquer le voyage d'Ernest.

—Sais-tu, Ernest, s'écria Canalis à vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, à Paris, une seule personne à marier comparable à cette adorable fille!

—Eh! tout est dit, répliqua La Brière avec une amertume concentrée, elle t'aime, ou, si tu le veux, elle t'aimera. Ta gloire a fait la moitié du chemin. Bref, tout est à ta disposition. Tu retourneras là seul. Modeste a pour moi le plus profond mépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d'aller admirer, désirer, adorer ce que je ne puis jamais posséder.

Après quelques propos de condoléance où perçait la satisfaction d'avoir fait une nouvelle édition de la phrase de César, Canalis laissa voir le désir d'en finir avec la duchesse de Chaulieu. La Brière, ne pouvant supporter cette conversation, allégua la beauté d'une nuit douteuse pour se faire mettre à terre, et courut comme un insensé vers la côte où il resta jusqu'à dix heures et demie, en proie à une espèce de démence, tantôt marchant à pas précipités et se livrant à des monologues, tantôt restant debout ou s'asseyant, sans s'apercevoir de l'inquiétude qu'il donnait à deux douaniers en observation. Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l'adoration de la beauté, c'est-à-dire l'amour sans raison, l'amour inexplicable, à toutes les raisons qui l'avaient amené, dix jours auparavant, dans l'église du Havre. Il revint au Chalet, où les chiens des Pyrénées aboyèrent tellement après lui qu'il ne put s'adonner au plaisir de contempler les fenêtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus à l'amant que les travaux couverts par la dernière couche ne comptent au peintre; mais elles sont tout l'amour, comme les peines enfouies sont l'art tout entier: il en sort un grand peintre et un amant véritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer.

—Eh bien! s'écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l'aimerai pour moi seul, égoïstement! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fût-elle la femme de cet égoïste de Canalis...

—Voilà ce qui s'appelle aimer! monsieur, dit une voix qui partit d'un buisson sur le bord du chemin. Ah çà! tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie?...

Et Butscha se montra soudain, il regarda La Brière. La Brière rengaina sa colère en toisant le nain à la clarté de la lune, et il fit quelques pas sans lui répondre.

—Entre soldats qui servent dans la même compagnie, on devrait être un peu plus camarades que ça! dit Butscha. Si vous n'aimez pas Canalis, je n'en suis pas fou non plus.

—C'est mon ami, répondit Ernest.

—Ah! vous êtes le petit secrétaire, répliqua le nain.

—Sachez, monsieur, répliqua La Brière, que je ne suis le secrétaire de personne; j'ai l'honneur d'être Conseiller à l'une des Cours suprêmes du royaume.

—J'ai l'honneur de saluer monsieur de La Brière, fit Butscha. Moi, j'ai l'honneur d'être premier clerc de maître Latournelle, conseiller suprême du Havre, et j'ai certes une plus belle position que la vôtre. Oui, j'ai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprès d'elle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On m'offrirait le trône de Russie, je dirais:—J'aime trop le soleil! N'est-ce pas vous dire, monsieur, que je m'intéresse à elle plus qu'à moi-même, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l'altière duchesse de Chaulieu verra d'un bon œil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiète déjà du séjour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maîtresse, de...

—Comment savez-vous ces choses-là? dit La Brière en interrompant Butscha.

—D'abord, je suis clerc de notaire, répondit Butscha; mais vous n'avez donc pas vu ma bosse? elle est pleine d'inventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle Philoxène Jacmin, née à Honfleur, où naquit ma mère, une Jacmin... il y a onze branches de Jacmin à Honfleur. Donc, ma cousine, alléchée par un héritage improbable, m'a raconté bien des choses...

—La duchesse est vindicative!... dit La Brière.

—Comme une reine, m'a dit Philoxène; elle n'a pas encore pardonné à monsieur le duc de n'être que son mari, répliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractère, de sa toilette, de ses goûts, de sa religion et de ses petitesses, car Philoxène me l'a déshabillée, âme et corset. Je suis allé à l'Opéra pour voir madame de Chaulieu, je n'ai pas regretté mes dix francs (je ne parle pas du spectacle)! Si ma prétendue cousine ne m'avait pas dit que sa maîtresse comptait cinquante printemps, j'aurais cru être bien généreux en lui en donnant trente: elle n'a pas connu d'hiver, cette duchesse-là!

—Oui, reprit La Brière, c'est un camée conservé par son caillou... Canalis serait bien embarrassé si la duchesse savait ses projets, et j'espère, monsieur, que vous en resterez là de cet espionnage indigne d'un honnête homme...

—Monsieur, reprit Butscha fièrement, pour moi, Modeste, c'est l'État! Je n'espionne pas, je prévois! La duchesse viendra, s'il le faut, ou restera dans sa tranquillité, si je le juge convenable...

—Vous?

—Moi!...

—Et par quel moyen?... dit La Brière.

—Ah! voilà! dit le petit bossu qui prit un brin d'herbe. Tenez, voyez!... Ce gramen prétend que l'homme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblés, comme le peuple, introduit dans l'édifice de la Féodalité, l'a jeté par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons juré que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur. Si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignée de main, car vous me semblez avoir du cœur!... Il me tardait de voir le Chalet, j'y suis arrivé comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalé par les chiens, je vous ai entendu rageant; aussi ai-je pris la liberté de vous dire que nous servons dans le même régiment, celui de Royal-Dévouement!

—Eh bien! répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l'amitié de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu'un d'amour avant sa correspondance secrète avec Canalis...

—Oh! s'écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure?... Et, maintenant encore, qui sait si elle aime? le sait-elle elle-même? Elle s'est passionnée pour l'esprit, pour le génie, pour l'âme de ce marchand de stances, de ce vendeur d'orviétan littéraire; mais elle l'étudiera, nous l'étudierons, je saurai bien faire sortir le caractère vrai de dessous la carapace de l'homme à belles manières, et nous verrons la tête menue de son ambition, de sa vanité, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, à moins que mademoiselle n'en soit folle à en mourir...

—Oh! elle est restée en admiration devant lui comme devant une merveille! s'écria La Brière en laissant échapper le secret de sa jalousie.

—Si c'est un brave garçon, loyal, et s'il aime, s'il est digne d'elle, reprit Butscha, s'il renonce à la duchesse, c'est la duchesse que j'entortillerai!... Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez être chez vous en dix minutes.

Butscha revint sur ses pas, et héla le pauvre Ernest qui, en sa qualité d'amoureux véritable, serait resté pendant toute la nuit à causer de Modeste.

—Monsieur, lui dit Butscha, je n'ai pas eu l'honneur de voir encore notre grand poëte, je suis curieux d'observer ce magnifique phénomène dans l'exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirée après-demain au Chalet, restez-y longtemps, car ce n'est pas en une heure qu'un homme se développe. Je saurai, moi le premier, s'il aime, ou s'il peut aimer, ou s'il aimera mademoiselle Modeste.

—Vous êtes bien jeune pour...

—Pour être professeur, reprit Butscha qui coupa la parole à La Brière. Eh! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez!... un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son médecin, il s'entend avec la maladie, ce qui n'arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien! de même un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu'il passe séducteur, comme le malade finit par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable... Depuis l'âge de six ans (j'en ai vingt-cinq), je n'ai ni père ni mère; j'ai la charité publique pour mère, et le procureur du roi pour père.—Soyez tranquille, dit-il à un geste d'Ernest, je suis plus gai que ma position... Eh bien! depuis six ans que le regard insolent d'une bonne de madame Latournelle m'a dit que j'avais tort de vouloir aimer, j'aime, et j'étudie les femmes! J'ai commencé par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi ai-je pris pour premier objet d'étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J'ai peut-être eu tort; mais, que voulez-vous, je l'ai passée à mon alambic, et j'ai fini par découvrir, tapie au fond de son cœur, cette pensée:—Je ne suis pas si mal qu'on le croit! Et, malgré sa piété profonde, en exploitant cette idée, j'aurais pu la conduire jusqu'au bord de l'abîme... pour l'y laisser!

—Et avez-vous étudié Modeste?

—Je croyais vous avoir dit, répliqua le bossu, que ma vie est à elle, comme la France est au roi! Comprenez-vous mon espionnage à Paris, maintenant? Personne que moi ne sait tout ce qu'il y a de noblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d'infatigable bonté, de vraie religion, de gaieté, d'instruction, de finesse, d'affabilité dans l'âme, dans le cœur, dans l'esprit de cette adorable créature!...

Butscha tira son mouchoir pour étancher deux larmes, et La Brière lui serra la main longtemps.

—Je vivrai dans son rayonnement! ça commence à elle, et ça finit en moi, voilà comment nous sommes unis, à peu près comme l'est la nature à Dieu, par la lumière et le verbe. Adieu, monsieur; je n'ai jamais de ma vie tant bavardé; mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j'ai deviné que vous l'aimiez à ma manière!

Sans attendre la réponse, Butscha quitta le pauvre amant à qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cœur. Ernest résolut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacité du clerc avait eu pour but principal de se ménager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant de sommeiller!... Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils après celui des justes.

Au déjeuner, les deux amis convinrent d'aller ensemble passer, le lendemain, la soirée au Chalet, et de s'initier aux douceurs d'un whist de province; mais pour brûler la journée, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris à deux fins, et ils s'aventurèrent dans le pays qui, certes, leur était inconnu autant que la Chine: car ce qu'il y a de plus étranger en France, pour les Français, c'est la France.

En réfléchissant à sa position d'amant malheureux et méprisé, le Référendaire fit alors sur lui-même un travail quasi semblable à celui que lui avait fait faire la question posée par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour développer les vertus, il ne les développe que chez les gens vertueux; car ces sortes de nettoyages de conscience n'ont lieu que chez les gens naturellement propres. La Brière se promit de dévorer à la spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller à aucune lâcheté; tandis que Canalis, fasciné par l'énormité de la dot, s'engageait lui-même à ne rien négliger pour captiver Modeste. L'égoïsme et le dévouement, le mot de ces deux caractères, arrivèrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, à des moyens contraires à leur nature. L'homme personnel allait jouer l'abnégation, l'homme tout complaisance allait se réfugier sur le mont Aventin de l'Orgueil. Ce phénomène s'observe également en politique. On y met fréquemment son caractère à l'envers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est l'endroit.

Après dîner, les deux amis apprirent par Germain l'arrivée du Grand-Écuyer, qui fut présenté dans cette soirée au Chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle d'Hérouville trouva moyen de blesser une première fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet de pied, au lieu d'envoyer son neveu simplement chez le notaire, qui, certes, aurait parlé pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer à Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture à Ingouville, qu'il devait y mener madame Latournelle. Devinant à l'air gourmé du notaire qu'il y avait quelque faute à réparer, le duc lui dit gracieusement:—J'aurai l'honneur d'aller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle.

Malgré un haut-le-corps de la despotique mademoiselle d'Hérouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant à sa porte une calèche magnifique dont le marchepied fut abaissé par des gens à la livrée royale, la notaresse ne sut plus où prendre ses gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Écuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprès du petit duc, elle s'écria par un mouvement de bonté:—Eh bien! et Butscha?

—Prenons Butscha, dit le duc en souriant.

Quand les gens du port attroupés par l'éclat de cet équipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sèche, ils se regardèrent tous en riant.

—En les soudant au bout les uns des autres, ça ferait peut-être un mâle pour c'te grande perche! dit un marin bordelais.

—Avez-vous encore quelque chose à emporter, madame? demanda plaisamment le duc au moment où le valet attendit l'ordre.

—Non, monseigneur, répondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire: Qu'ai-je fait de si mal?

—Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d'honneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi n'est qu'un machin!

Quoique ce fût dit en riant, le duc rougit et ne répondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs inférieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose l'égalité. Aussi est-ce pour obvier aux inconvénients de cette égalité passagère que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaître.

La visite du Grand-Écuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur d'un espace immense laissé par la mer, entre l'embouchure de deux rivières, et dont la propriété venait d'être adjugée par le Conseil d'État à la maison d'Hérouville. Il ne s'agissait de rien moins que d'appliquer des portes de flot et d'ebbe à deux ponts, de dessécher un kilomètre de tangue sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, d'y creuser des canaux, et d'y pratiquer des chemins. Quand le duc d'Hérouville eut expliqué les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer qu'il fallait attendre que la nature eût consolidé ce sol encore mouvant par ses productions spontanées.

—Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son œuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine d'années avant de se mettre à l'ouvrage.

—Que ce ne soit pas là votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez à Hérouville, et voyez-y les choses par vous-même.

Charles Mignon répondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire à tête reposée, et donna par cette observation au duc d'Hérouville un prétexte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sœur et sa tante avaient entendu parler d'elle et seraient heureuses de faire sa connaissance. A cette phrase, Charles Mignon proposa de présenter lui-même sa fille en allant inviter les deux demoiselles à dîner pour le jour de sa réintégration à la villa, ce que le duc accepta. L'aspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme à regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondée sur l'impossibilité reconnue à un courtisan de Charles X de passer une soirée sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants réunis. Assurément, quoi qu'en disent les jeunes filles, et quoiqu'il soit dans la logique du cœur de tout sacrifier à la préférence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prétentions rivales, des hommes remarquables ou célèbres, ou d'un grand nom, tâchant de briller ou de plaire. Dût Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimés dans ses lettres avaient fléchi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si différents, trois hommes dont chacun, pris séparément, aurait certainement fait honneur à la famille la plus exigeante. Néanmoins cette volupté d'amour-propre fut dominée chez elle par la misanthropique malice qu'avait engendrée la blessure affreuse qui déjà lui semblait seulement un mécompte. Aussi lorsque le père dit en souriant:—Eh bien! Modeste, veux-tu devenir duchesse?

—Le malheur m'a rendue philosophe, répondit-elle en faisant une révérence moqueuse.

—Vous ne serez que baronne?... lui demanda Butscha.

—Ou vicomtesse, répliqua le père.

—Comment cela? dit vivement Modeste.

—Mais si tu agréais monsieur de La Brière, il aurait bien assez de crédit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes...

—Oh! dès qu'il s'agit de se déguiser, celui-là ne fera pas de façons, répondit amèrement Modeste.

Butscha ne comprit rien à cette épigramme dont le sens ne pouvait être deviné que par madame et monsieur Mignon et par Dumay.

—Dès qu'il s'agit de mariage, tous les hommes se déguisent, répondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent l'exemple. J'entends dire depuis que je suis au monde: «Monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage;» il faut donc que l'autre l'ait fait mauvais?

—Le mariage, dit Butscha, ressemble à un procès, il s'y trouve toujours une partie de mécontente; et si l'une dupe l'autre, la moitié des mariés joue certainement la comédie aux dépens de l'autre.

—Et vous concluez, sire Butscha? dit Modeste.

—A l'attention la plus sévère sur les manœuvres de l'ennemi, répondit le clerc.

—Que t'ai-je dit, ma mignonne? dit Charles Mignon en faisant allusion à sa scène avec sa fille au bord de la mer.

—Les hommes, pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rôles que les mères en font jouer à leurs filles pour s'en débarrasser.

—Vous permettez alors le stratagème, dit Modeste.

—De part et d'autre, s'écria Gobenheim, la partie est alors égale.

Cette conversation se faisait, comme on dit familièrement, à bâtons rompus, à travers la partie et au milieu des appréciations que chacun se permettait de monsieur d'Hérouville qui fut trouvé très bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha.

—Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruosités.

—Heureusement pour lui, le colonel n'est pas d'une haute taille, répondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception.

Sans cette petite discussion sur la légalité des ruses matrimoniales, peut-être taxerait-on de longueur le récit de la soirée impatiemment attendue par Butscha; mais, la fortune pour laquelle tant de lâchetés secrètes se commirent prêtera peut-être aux minuties de la vie privée l'immense intérêt que développera toujours le sentiment social si franchement défini par Ernest dans sa réponse à Modeste.

Dans la matinée, arriva Desplein qui ne resta que le temps d'envoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. Après avoir examiné madame Mignon, il décida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l'opération à un mois de là. Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant l'arrêt du prince de la science. L'illustre membre de l'Académie des Sciences fit à l'aveugle une dizaine de questions brèves en étudiant les yeux au grand jour de la fenêtre. Étonnée de la valeur que le temps avait pour cet homme si célèbre, Modeste aperçut la calèche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant à Paris, car il était parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et à dormir et à voyager. La rapidité, la lucidité des jugements que Desplein portait sur chaque réponse de madame Mignon, son ton bref, ses manières, tout donna pour la première fois à Modeste des idées justes sur les hommes de génie. Elle entrevit d'énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supérieur. L'homme de génie a dans la conscience de son talent et dans la solidité de la gloire comme une garenne où son orgueil légitime s'exerce et prend l'air sans gêner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les héros de la mode qui se hâtent de récolter les moissons d'une saison fugitive, et dont la vanité, l'amour-propre ont l'exigence et les taquineries d'une douane âpre à percevoir ses droits sur tout ce qui passe à sa portée. Modeste fut d'autant plus enchantée de ce grand praticien qu'il parut frappé de l'exquise beauté de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et, qui depuis longtemps les examinait en quelque sorte à la loupe et au scalpel.

—Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu'il savait prendre et qui contrastait avec sa prétendue brusquerie, qu'une mère fût privée de voir une si charmante fille.

Modeste voulut servir elle-même le simple déjeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de même que son père et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusqu'à la calèche qui stationnait à la petite porte, et là, l'œil doré par l'espérance, elle dit encore à Desplein:—Ainsi, ma chère maman me verra!

—Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, répondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi j'ai une fille!...

Les chevaux emportèrent Desplein sur ce mot qui fut plein d'une grâce inattendue. Rien ne charme plus que l'imprévu particulier aux gens de talent.

Cette visite fut l'événement du jour, elle laissa dans l'âme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naïvement cet homme dont la vie appartenait à tous, et chez qui l'habitude de s'occuper des douleurs physiques avait détruit les manifestations de l'égoïsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc d'Hérouville furent réunis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnée par Desplein. Naturellement alors la conversation, où domina la Modeste que ses lettres ont révélée, se porta sur cet homme dont le génie était, malheureusement pour sa gloire, appréciable seulement par la tribu des savants et de la Faculté. Gobenheim laissa échapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du génie au sens des économistes et des banquiers:—Il gagne un argent fou!

—On le dit très intéressé, répondit Canalis.

Les louanges données à Desplein par Modeste incommodaient le poëte. La Vanité procède comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose à l'éloge et à l'amour accordés à autrui. Voltaire était jaloux de l'esprit d'un roué que Paris admira deux jours, de même qu'une duchesse s'offense d'un regard jeté sur sa femme de chambre. L'avarice de ces deux sentiments est telle qu'ils se trouvent volés de la part faite à un pauvre.

—Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu'on doive juger le génie avec la mesure ordinaire?

—Il faudrait peut-être avant tout, répondit Canalis, définir l'homme de génie, et l'une de ses conditions est l'invention: invention d'une forme, d'un système ou d'une force. Ainsi Napoléon fut inventeur, à part ses autres conditions de génie. Il a inventé sa méthode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, Linné est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de génie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou l'art. Mais Desplein est un homme dont l'immense talent consiste à bien appliquer des lois déjà trouvées, à observer, par un don naturel, les désinences de chaque tempérament et l'heure marquée par la nature pour faire une opération. Il n'a pas fondé, comme Hippocrate, la science elle-même. Il n'a pas trouvé de système comme Galien, Broussais ou Rasori. C'est un génie exécutant comme Moschelès sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx! gens qui développent d'immenses facultés, mais qui ne créent pas de musique. Entre Beethoven et la Catalani, vous me permettrez de décerner à l'un l'immortelle couronne du génie et du martyre, et à l'autre beaucoup de pièces de cent sous; avec l'une nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le débiteur de l'autre! Nous nous endettons chaque jour avec Molière, et nous avons trop payé Baron.

—Je crois, mon ami, que tu fais la part des idées trop belle, dit La Brière d'une voix douce et mélodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton péremptoire du poëte dont l'organe flexible avait quitté le ton de la câlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le génie doit être estimé, surtout, en raison de son utilité. Parmentier, Jacquart et Papin, à qui l'on élèvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de génie. Ils ont changé ou changeront la face des États en un sens. Sous ce rapport, Desplein se présentera toujours aux yeux des penseurs, accompagné d'une génération tout entière dont les larmes, dont les souffrances auront cessé sous sa main puissante.

Il suffisait que cette opinion fût émise par Ernest pour que Modeste voulût la combattre.

—A ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blé sans gâter la paille, par une machine qui ferait l'ouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de génie?

—Oh! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait béni du pauvre dont le pain coûterait alors moins cher, et celui que bénissent les pauvres est béni de Dieu!

—C'est donner le pas à l'utile sur l'art, répondit Modeste en hochant la tête.

—Sans l'utile, dit Charles Mignon, où prendrait-on l'art? sur quoi s'appuierait, de quoi vivrait, où s'abriterait et qui payerait le poëte?

—Oh! mon cher père, cette opinion est bien capitaine au long cours, épicier, bonnet de coton!... Que Gobenheim et monsieur le Référendaire, dit-elle en montrant La Brière, qui sont intéressés à la solution de ce problème social, le soutiennent, je le conçois; mais vous, dont la vie a été la poésie la plus inutile de ce siècle, puisque votre sang répandu sur l'Europe, et vos énormes souffrances exigées par un colosse, n'ont pas empêché la France de perdre dix départements acquis par la République, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques?.... On voit bien que vous revenez de la Chine.

L'irrévérence des paroles de Modeste fut aggravée par un petit ton méprisant et dédaigneux qu'elle prit à dessein et dont s'étonnèrent également madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle n'y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l'attention était comparable à celle d'un espion, regarda d'une manière significative monsieur Mignon en lui voyant le visage coloré par une vive et soudaine indignation.

—Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect à votre père, dit en souriant le colonel éclairé par le regard de Butscha. Voilà ce que c'est que de gâter ses enfants.

—Je suis fille unique!.... répondit-elle insolemment.

—Unique! répéta le notaire en accentuant ce mot.

—Monsieur, répondit sèchement Modeste à Latournelle, mon père est très heureux que je me fasse son précepteur; il m'a donné la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose.

—Il y a manière, et surtout l'occasion, dit madame Mignon.

—Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant à la cheminée dans l'une des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prévoyance, a donné des aliments et des vêtements à l'homme, et il ne lui a pas directement donné l'art! Il a dit à l'homme:—«Pour vivre, tu te courberas vers la terre; pour penser, tu t'élèveras vers moi!» Nous avons autant besoin de la vie de l'âme que de celle du corps. De là, deux utilités. Ainsi, bien certainement on ne se chausse pas d'un livre. Un chant d'épopée ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe économique du bureau de bienfaisance. La plus belle idée remplacerait difficilement la voile d'un vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-même, nous procure le calicot à cinq sous le mètre meilleur marché; mais cette machine et les perfections de l'industrie ne soufflent pas la vie à un peuple, et ne diront pas à l'avenir qu'il a existé; tandis que l'art égyptien, l'art mexicain, l'art grec, l'art romain avec leurs chefs-d'œuvre taxés d'inutiles, ont attesté l'existence de ces peuples dans le vaste espace du temps, là où de grandes nations intermédiaires dénuées d'hommes de génie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite! Toutes les œuvres du génie sont le summum d'une civilisation, et présupposent une immense utilité. Certes, une paire de bottes ne l'emporte pas à vos yeux sur une pièce de théâtre, et vous ne préférerez pas un moulin à l'église de Saint-Ouen? Eh bien, un peuple est animé du même sentiment qu'un homme, et l'homme a pour idée favorite de se survivre à lui-même moralement comme il se reproduit physiquement. La survie d'un peuple est l'œuvre de ses hommes de génie. En ce moment, la France prouve énergiquement la vérité de cette thèse. Assurément, elle est primée en industrie, en commerce, en navigation par l'Angleterre; et, néanmoins, elle est, je le crois, à la tête du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goût de ses produits. Il n'est pas d'artiste ni d'intelligence qui ne vienne demander à Paris ses lettres de maîtrise. Il n'y a d'école de peinture en ce moment qu'en France, et nous régnerons par le Livre peut-être plus sûrement, plus longtemps que par le Glaive. Dans le système d'Ernest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beauté de la femme, la musique, la peinture et la poésie, assurément la Société ne serait pas renversée, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison; mais vous vous gardez bien d'y séjourner, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme l'est celui-ci, de choses parfaitement superflues. A quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnés servent-ils? Il n'y a de beau que ce qui nous semble inutile! Nous avons nommé le Seizième siècle, la Renaissance, avec une admirable justesse d'expression. Ce siècle fut l'aurore d'un monde nouveau, les hommes en parleront encore qu'on ne se souviendra plus de quelques siècles antérieurs, dont tout le mérite sera d'avoir existé, comme ces millions d'êtres qui ne comptent pas dans une génération!

—Guenille, soit! ma guenille m'est chère! répondit assez plaisamment le duc d'Hérouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement débitée.

—L'art qui, selon vous, dit Butscha en s'attaquant à Canalis, serait la sphère dans laquelle le génie est appelé à faire ses évolutions, existe-t-il? N'est-ce pas un magnifique mensonge auquel l'homme social a la manie de croire? Qu'ai-je besoin d'avoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis l'aller voir très bien réussi par Dieu? Nous avons dans nos rêves des poëmes plus beaux que l'Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l'encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l'art et du génie.

—Bravo! Butscha, s'écria madame Latournelle.

—Qu'a-t-il dit? demanda Canalis à La Brière en cessant de recueillir dans les yeux et dans l'attitude de Modeste les charmants témoignages d'une admiration naïve.

Le mépris qu'avait essuyé La Brière, et surtout l'irrespectueux discours de la fille au père, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu'il ne répondit pas à Canalis; ses yeux, douloureusement attachés sur Modeste, accusaient une méditation profonde. L'argumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc d'Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron.

—Oh! monsieur le duc, répondit Modeste, c'est une poésie entièrement personnelle, tandis que le génie de Byron ou celui de Molière profitent au monde...

—Mets-toi donc d'accord avec monsieur le baron, répondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le génie soit utile, absolument comme le coton; mais tu trouveras peut-être la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de père.

Butscha, La Brière et madame de Latournelle échangèrent des regards à demi moqueurs qui poussèrent Modeste d'autant plus avant dans la voie de l'irritation qu'elle resta court pendant un moment.

—Mademoiselle, rassurez-vous, dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute œuvre d'art, qu'il s'agisse de la littérature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l'architecture, implique une utilité sociale positive, égale à celle de tous les autres produits commerciaux. L'art est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, aujourd'hui, fait empocher à son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose l'imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c'est-à-dire des milliers de bras en action. L'exécution d'une symphonie de Beethoven ou d'un opéra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix d'un monument répond encore plus brutalement à l'objection. Aussi peut-on dire que les œuvres du génie ont une base extrêmement coûteuse, et nécessairement profitable à l'ouvrier.

Établi sur cette thèse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d'images et en se complaisant dans sa phrase; mais il lui arriva, comme à beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de départ de la conversation, et du même avis que La Brière, sans s'en apercevoir.

—Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc d'Hérouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel.

—Oh! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions? l'éternelle vérité de cet axiome: Tout est vrai et tout est faux! Il y a pour les vérités morales, comme pour les créatures, des milieux où elles changent d'aspect au point d'être méconnaissables.

—La société vit de choses jugées, dit le duc d'Hérouville.

—Quelle légèreté! dit tout bas madame Latournelle à son mari.

—C'est un poëte, répondit Gobenheim qui entendit le mot.

Canalis, qui se trouvait à dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-être avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptômes d'ignorance l'espèce de froid peint sur toutes les figures; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de démontrer aux Parisiens l'existence, l'esprit et la sagesse de la province.

—Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu la duchesse de Chaulieu? demanda le duc à Canalis pour changer de conversation.

—Je l'ai quittée il y a six jours, répondit Canalis.

—Elle va bien? reprit le duc.

—Parfaitement bien.

—Ayez la bonté de me rappeler à son souvenir quand vous lui écrirez.

—On la dit charmante? reprit Modeste en s'adressant au duc.

—Monsieur le baron, répondit le Grand-Écuyer, peut en parler plus savamment que moi.

—Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur d'Hérouville; mais je suis partial, mademoiselle, c'est mon amie depuis dix ans; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle m'a préservé des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-même m'a fait entrer dans la voie où je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poëte comme moi; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance.

Ceci fut dit avec des larmes dans la voix.

—Combien nous devons aimer celle qui vous a dicté tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poëte sans muse?

—Il serait sans cœur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n'a jamais aimé que Voltaire, répondit Canalis.

—Ne m'avez-vous pas fait l'honneur de me dire à Paris, demanda le Breton à Canalis, que vous n'éprouviez aucun des sentiments que vous exprimez?

—La botte est droite, mon brave soldat, répondit le poëte en souriant, mais apprenez qu'il est permis d'avoir à la fois beaucoup de cœur et dans la vie intellectuelle et dans la vie réelle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les éprouver, et les éprouver sans pouvoir les exprimer. La Brière, mon ami que voici, aime à en perdre l'esprit, dit-il avec générosité en regardant Modeste; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, à moins de me faire illusion, que je pourrais donner à mon amour une forme littéraire en harmonie avec sa puissance; mais je ne réponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grâce un peu trop cherchée, de ne pas être demain sans esprit...

Ainsi, le poëte triomphait de tout obstacle, il brûlait en l'honneur de son amour les bâtons qu'on lui jetait entre les jambes, et Modeste restait ébahie de cet esprit parisien qu'elle ne connaissait pas et qui brillantait les déclamations du discoureur.

—Quel sauteur! dit Butscha dans l'oreille du petit Latournelle après avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur d'avoir pour épouse une femme pieuse, servie en réponse à un mot de madame Mignon.

Modeste eut sur les yeux comme un bandeau; le prestige du débit et l'attention qu'elle prêtait à Canalis, par parti pris, l'empêcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la déclamation, le défaut de simplicité, l'emphase substituée au sentiment et toutes les incohérences qui dictèrent au clerc son mot un peu trop cruel. Là où monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle s'étonnaient de l'inconséquence de Canalis sans tenir compte de l'inconséquence d'une conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poëte, et se disait en l'entraînant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie: «Il m'aime!» Butscha, comme tous les spectateurs de ce qu'il faut appeler cette représentation, fut frappé du défaut principal des égoïstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habitués à pérorer dans les salons. Soit qu'il comprît d'avance ce que l'interlocuteur voulait dire, soit qu'il n'écoutât point, ou soit qu'il eût la faculté d'écouter tout en pensant à autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui déconcerte la parole autant qu'il blesse la vanité. Ne pas écouter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mépris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de répondre à un discours qui veut une réponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se préoccupe. Si d'un homme haut placé, cette impertinence s'accepte sans protêt, elle engendre au fond des cœurs un levain de haine et de vengeance; mais d'un égal, elle va jusqu'à dissoudre l'amitié. Quand, par hasard, Melchior se force à écouter, il tombe dans un autre défaut, il ne fait que se prêter, il ne se donne pas. Sans être aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant l'écouteur et le laisse mécontent. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que l'aumône de l'attention. A bon entendeur, salut! n'est pas seulement un précepte évangélique, c'est encore une excellente spéculation; observez-le, on vous passera tout, jusqu'à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l'intention de plaire à Modeste; mais, s'il fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-même avec les autres.

Modeste, impitoyable pour les dix martyrs qu'elle faisait, pria Canalis de lire une de ses pièces de vers, elle voulait un échantillon du talent de lecture si vanté. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poésies qui passe pour être la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulée Vitalis, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bâillements.

—Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises en éventail, je n'aurai jamais vu d'homme aussi accompli que vous...

Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idées de chacun.

—Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, répondit Canalis. Voici sans doute plus de littérature et de conversation qu'il n'en faut à des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console.

Ce détail indique les dangers que court le héros d'un salon à sortir, comme Canalis, de sa sphère; il ressemble alors à l'acteur chéri d'un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théâtre supérieur.

On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprès du poëte, au grand désespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrès de la fascination exercée par Canalis. La Brière ignorait le don de séduction que possédait Melchior et que la nature a souvent refusé aux êtres vrais, assez généralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacité de moyens qu'on pourrait appeler la voltige de l'esprit; il comporte même un peu de mimique; mais n'y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comédien dans un poëte? Entre exprimer des sentiments qu'on n'éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succès sur le théâtre de la vie privée, la différence est grande; néanmoins, si l'hypocrisie nécessaire à l'homme du monde a gangrené le poëte, il arrive à transporter les facultés de son talent dans l'expression d'un sentiment nécessaire, comme le grand homme voué à la solitude finit par transborder son cœur dans son esprit.

—Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La Brière, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira!

Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le duc d'Hérouville, il resta sombre, inquiet, attentif; mais là où l'homme de cour étudiait les incartades de la jeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d'une jalousie noire et concentrée, il n'avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha.

—C'est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que désagréable, et d'ailleurs elle a raison! Canalis est charmant, il a de l'esprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poésie dans ses amplifications...

—Est-ce un honnête homme? demanda Butscha.

—Oh! oui, répondit La Brière. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis à l'influence d'une Modeste, les petits travers que lui a donnés madame de Chaulieu...

—Vous êtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais, est-il capable d'aimer, et l'aimera-t-il?

—Je ne sais pas, répondit La Brière. A-t-elle parlé de moi? demanda-t-il après un moment de silence.

—Oui, dit Butscha qui redit à La Brière le mot échappé à Modeste sur les déguisements.

Le Référendaire alla se jeter sur un banc, et s'y cacha la tête dans ses mains; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir à Butscha; mais le nain était homme à les deviner.

—Qu'avez-vous, monsieur? demanda Butscha.

—Elle a raison!... dit La Brière en se relevant brusquement, je suis un misérable.

Il raconta la tromperie à laquelle l'avait convié Canalis; mais en faisant observer à Butscha qu'il avait voulu détromper Modeste avant qu'elle se fût démasquée, et il se répandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinée. Butscha reconnut sympathiquement l'amour dans sa vigoureuse et sapide naïveté, dans ses vraies, dans ses profondes anxiétés.

—Mais pourquoi, dit-il au Référendaire, ne vous développez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices...

—Ah! vous n'avez donc pas senti, lui dit La Brière, votre gorge se serrer dès qu'il s'agit de lui parler... Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien à la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fût-ce que d'un œil distrait...

—Mais vous avez eu assez de jugement pour être d'une tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit à son digne père:—Vous êtes une ganache.

—Monsieur, je l'aime trop pour ne pas avoir senti comme la lame d'un poignard entrer dans mon cœur, en l'entendant ainsi donner un démenti aux perfections que je lui trouve.

—Canalis, lui, l'a justifiée, répondit Butscha.

—Si elle avait plus d'amour-propre que de cœur, elle ne serait pas regrettable, répliqua La Brière.

En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son père et madame Dumay, pour respirer l'air d'une nuit étoilée. Pendant que sa fille se promenait avec le poëte, Charles Mignon se détacha d'elle pour venir auprès de La Brière.

—Votre ami, monsieur, aurait dû se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention.

—Ne vous hâtez pas de juger un poëte avec la sévérité que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, répondit La Brière. Le poëte a sa mission. Il est destiné par sa nature à voir la poésie des questions, de même qu'il exprime celle de toute chose; aussi, là où vous le croyez en opposition avec lui-même, est-il fidèle à sa vocation. C'est le peintre, faisant également bien une madone et une courtisane. Molière a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et Molière avait certes le jugement sain. Ces jeux de l'esprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, n'ont aucune influence sur le caractère chez les vrais grands hommes.

Charles Mignon serra la main à La Brière, en lui disant:—Cette facilité pourrait néanmoins servir à se justifier à soi-même des actions diamétralement opposées, surtout en politique.

—Ah! mademoiselle, répondait en ce moment Canalis d'une voix câline à une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicité des sensations ôte la moindre force aux sentiments. Les poëtes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. D'abord ne soyez pas jalouse de ce qu'on appelle la Muse. Heureuse la femme d'un homme occupé! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de l'oisiveté des maris sans fonctions ou à qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d'une Parisienne est la liberté, la royauté chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre à une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre à la tyrannie exercée par les petits esprits. Nous avons mieux à faire... Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe très éloignée pour moi, je voudrais que ma femme eût la liberté morale que garde une maîtresse et qui peut-être est la source où elle puise toutes ses séductions.

Canalis déploya sa verve et ses grâces en parlant amour, mariage, adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusqu'à ce que monsieur Mignon, qui vint les rejoindre, eût trouvé dans un moment de silence l'occasion de prendre sa fille par le bras et de l'amener devant Ernest à qui le digne soldat avait conseillé de tenter une explication.

—Mademoiselle, dit Ernest d'une voix altérée, il m'est impossible de rester sous le poids de votre mépris. Je ne me défends pas, je ne cherche pas à me justifier, je veux seulement vous faire observer qu'avant de lire votre flatteuse lettre adressée à la personne, et non plus au poëte, la dernière enfin, je voulais, et je vous l'ai fait savoir par un mot écrit du Havre, dissiper l'erreur où vous étiez. Tous les sentiments que j'ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincères. Une espérance a lui pour moi quand, à Paris, monsieur votre père s'est dit pauvre; mais, maintenant, si tout est perdu, si je n'ai plus que des regrets éternels, pourquoi resterais-je ici où tout est supplice pour moi?... Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravé dans mon cœur.

—Monsieur, répondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maîtresse ici; mais, certes, je serais au désespoir d'y retenir ceux qui n'y trouvent ni plaisir ni bonheur.

Elle laissa le Référendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants après tous les personnages de cette scène domestique, de nouveau réunis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprès du duc d'Hérouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusée Parisienne; elle s'intéressait à son jeu, lui donnait les conseils qu'il demandait, et trouva l'occasion de lui dire des choses flatteuses en élevant le hasard de la noblesse sur la même ligne que les hasards du talent et de la beauté. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en s'en montrant éloigné; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brûla. La fierté de Modeste, son dédain alarmèrent le poëte, il revint à elle en donnant le spectacle d'une jalousie d'autant plus visible qu'elle était jouée. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait l'exercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc d'Hérouville n'avait jamais connu pareille fête: une femme lui souriait! A onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prétendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, Canalis en la trouvant excessivement coquette, et La Brière navré de sa dureté.

Pendant huit jours l'héritière fut avec ses trois prétendus ce qu'elle avait été durant cette soirée, en sorte que le poëte parut l'emporter sur ses rivaux, malgré les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de l'espoir au duc d'Hérouville. Les irrévérences de Modeste envers son père, les libertés excessives qu'elle prenait avec lui; ses impatiences avec sa mère aveugle en lui rendant comme à regret ces petits services qui naguère étaient le triomphe de sa piété filiale, semblaient être l'effet d'un caractère fantasque et d'une gaieté tolérée dès l'enfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale à elle-même, et attribuait ses légèretés, ses incartades à son esprit d'indépendance. Elle avouait au duc et à Canalis son peu de goût pour l'obéissance, et le regardait comme un obstacle réel à son établissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prétendus, à la manière de ceux qui trouent la terre pour en ramener de l'or, du charbon, du tuf ou de l'eau.

—Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour où l'installation de la famille à la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bonté de mon père qui ne s'est jamais démentie, avec l'indulgence de mon adorable mère.

—Ils se savent aimés, mademoiselle, dit La Brière.

—Soyez sûre, mademoiselle, que votre mari connaîtra toute la valeur de son trésor, ajouta le duc.

—Vous avez plus d'esprit et de résolution qu'il n'en faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant.

Modeste sourit comme Henri IV dut sourire après avoir révélé, par trois réponses à une question insidieuse, le caractère de ses trois principaux ministres à un ambassadeur étranger.

Le jour du dîner, Modeste, entraînée par la préférence qu'elle accordait à Canalis, se promena longtemps seule avec lui sur le terrain sablé qui se trouvait entre la maison et le boulingrin orné de fleurs. Aux gestes du poëte, à l'air de la jeune héritière, il était facile de voir qu'elle écoutait favorablement Canalis; aussi les deux demoiselles d'Hérouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tête-à-tête; et, avec l'adresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur l'éclat d'une charge de la couronne, en expliquant la différence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne; elles tâchèrent de griser Modeste en s'adressant à son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinées à laquelle une femme pouvait alors aspirer.

—Avoir pour fils un duc, s'écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, qu'on donne à ses enfants.

—A quel hasard, dit Canalis assez mécontent d'avoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succès que monsieur le Grand-Écuyer a eu jusqu'à présent dans l'affaire où ce titre peut le plus servir les prétentions d'un homme?

Les deux demoiselles jetèrent à Canalis un regard chargé d'autant de venin qu'en insinue la morsure d'une vipère, et furent si décontenancées par le sourire railleur de Modeste, qu'elles se trouvèrent sans un mot de réponse.

—Monsieur le Grand-Écuyer, dit Modeste à Canalis, ne vous a jamais reproché l'humilité que vous inspire votre gloire: pourquoi lui en vouloir de sa modestie?

—Il ne s'est d'ailleurs pas encore rencontré, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui n'avaient que la fortune de cette position; d'autres qui, sans la fortune, en avaient tout l'esprit; et j'avoue que nous avons bien fait d'attendre que Dieu nous offrît l'occasion de connaître une personne en qui se rencontrent et la noblesse et l'esprit et la fortune d'une duchesse d'Hérouville.

—Il y a, ma chère Modeste, dit Hélène d'Hérouville en emmenant sa nouvelle amie à quelques pas de là, mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poëtes à Paris qui le valent; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinée à prendre le voile faute d'une dot, je ne voudrais pas de lui! Vous ne savez d'ailleurs pas ce que c'est qu'un jeune homme exploité depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il n'y a vraiment qu'une vieille femme de soixante ans bientôt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligé le grand poëte, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un défaut insupportable; mais la duchesse n'en souffre pas autant, il est vrai, qu'en souffrirait une femme, elle ne l'a pas toujours chez elle comme on a un mari...

Et, pratiquant l'une des manœuvres particulières aux femmes entre elles, Hélène d'Hérouville répéta d'oreille à oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu colportaient sur le poëte. Ce petit détail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait déjà la fortune du comte de la Bastie.

En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup varié sur les trois personnages qui prétendaient à la main de Modeste. Ce changement, tout au désavantage de Canalis, se basait sur des considérations de nature à faire profondément réfléchir les porteurs d'une gloire quelconque. On ne peut nier, à voir la passion avec laquelle on poursuit un autographe, que la curiosité publique ne soit vivement excitée par la Célébrité. La plupart des gens de province ne se rendent évidemment pas un compte exact des procédés que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une côtelette; car, lorsqu'ils aperçoivent un homme vêtu des rayons de la mode ou resplendissant d'une faveur plus ou moins passagère, mais toujours enviée, les uns disent:—«Oh! c'est ça!» ou bien:—«C'est drôle!» et autres exclamations bizarres. En un mot, le charme étrange que cause toute espèce de gloire, même justement acquise, ne subsiste pas. C'est, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme l'éclair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de même que le soleil, chaude et lumineuse à distance, est, si l'on s'en approche, froide comme la sommité d'une alpe. Peut-être l'homme n'est-il réellement grand que pour ses pairs; peut-être les défauts inhérents à la condition humaine disparaissent-ils plutôt à leurs yeux qu'à ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poëte serait donc tenu de déployer les grâces mensongères des gens qui savent se faire pardonner leur obscurité par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours; car, outre le génie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poëte du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier à cette loi sociale, vit succéder une insultante indifférence à l'éblouissement causé par sa conversation des premières soirées. L'esprit prodigué sans mesure produit sur l'âme l'effet d'une boutique de cristaux sur les yeux; c'est assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientôt de se montrer homme ordinaire, le poëte rencontra de nombreux écueils sur un terrain où La Brière conquit les suffrages de ceux qui d'abord l'avaient trouvé maussade. On éprouva le besoin de se venger de la réputation de Canalis en lui préférant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon Référendaire n'offensait aucun amour-propre; en revenant à lui, chacun lui découvrit du cœur, une grande modestie, une discrétion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc d'Hérouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poëte, inégal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes; tandis que le jeune Conseiller, d'un caractère égal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les récompenses sans les quêter, et faisait des économies. Canalis avait d'ailleurs donné raison aux bourgeois qui l'observaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller à des mouvements d'impatience, à des abattements, à ces mélancolies sans raison apparente, à ces changements d'humeur, fruits du tempérament nerveux des poëtes. Ces originalités (le mot de la province) engendrées par l'inquiétude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu à laquelle il devait écrire sans pouvoir s'y résoudre, furent soigneusement remarquées par la douce Américaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus d'une causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. L'attention ne fut plus la même, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours; tandis qu'Ernest commençait à se faire écouter. Depuis deux jours, le poëte essayait donc de séduire Modeste, et profitait de tous les instants où il pouvait se trouver seul avec elle pour l'envelopper dans les filets d'un langage passionné. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir l'héritière écoutait de délicieux concetti délicieusement dits; et, inquiètes d'un tel progrès, elles venaient de recourir à l'ultima ratio des femmes en pareil cas, à ces calomnies qui manquent rarement leur effet en s'adressant aux répugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant à table, le poëte aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle d'Hérouville, et jugea nécessaire de se proposer lui-même pour mari dès qu'il pourrait parler à Modeste. En entendant quelques propos aigres-doux, quoique polis, échangés entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude à Butscha son voisin pour lui montrer le poëte et le Grand-Écuyer.

—Ils se démoliront l'un par l'autre, lui dit-il à l'oreille.

—Canalis a bien assez de génie pour se démolir à lui tout seul, répondit le nain.

Pendant le dîner, qui fut d'une excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades à faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenée à manifester le désir de voir une chasse à courre, plaisir qui lui était inconnu. Aussitôt le duc proposa de donner à mademoiselle Mignon le spectacle d'une chasse dans une forêt de la Couronne, à quelques lieues du Havre. Grâce à ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de déployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la séduire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de s'y introduire par un mariage. Des coups d'œil échangés entre le duc et les deux demoiselles d'Hérouville que surprit Canalis, disaient assez: «A nous l'héritière!» pour que le poëte, réduit à ses splendeurs personnelles, se hâtât d'obtenir un gage d'affection. Presque effrayée de s'être avancée au delà de ses intentions avec les d'Hérouville, Modeste, en se promenant après le dîner dans le parc, affecta d'aller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiosité de jeune fille, et assez légitime, elle laissa deviner les calomnies dites par Hélène; et sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret qu'il promit.

—Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde; votre probité s'en effarouche et moi j'en ris, j'en suis même heureux. Ces demoiselles doivent croire les intérêts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours.

Et, profitant aussitôt de l'avantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit à sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimée en remerciant Modeste d'une confidence où il se dépêchait de voir un peu d'amour, qu'elle se vit tout aussi compromise avec le poëte qu'avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nécessité d'être hardi, se déclara nettement. Il fit à Modeste des serments où sa poésie rayonna comme la lune ingénieusement invoquée, où brilla la description de la beauté de cette charmante blonde admirablement habillée pour cette fête de famille. Cette exaltation de commande, à laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entière servirent de complices, entraîna cet avide amant au delà de toute raison; car il parla de son désintéressement et sut rajeunir par les grâces de son style le fameux thème: Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumière et ton cœur! de tous les amants qui connaissent bien la fortune d'un beau-père.

—Monsieur, dit Modeste après avoir savouré la mélodie de ce concerto si admirablement exécuté sur un thème connu, la liberté que me laissent mes parents m'a permis de vous entendre; mais c'est à eux que vous devriez vous adresser.

—Eh bien! s'écria Canalis, dites-moi que, si j'obtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obéir.

—Je sais d'avance, répondit-elle, que mon père a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil d'une vieille maison comme la vôtre, car il désire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils.

—Eh! chère Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie à un ange gardien tel que vous?

—Vous me permettrez de ne pas décider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles d'Hérouville.

En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanités du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intérêts. Mademoiselle d'Hérouville, à qui, pour la distinguer de sa nièce Hélène, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait à entendre au notaire que la place de président du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, était une retraite due à son talent de légiste et à sa probité. Butscha, qui se promenait avec La Brière et qui s'effrayait des progrès de l'audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment où l'on rentra pour se livrer aux taquinages de l'inévitable whist.

—Mademoiselle, j'espère que vous ne lui dites pas encore Melchior?... lui demanda-t-il à voix basse.

—Peu s'en faut! mon nain mystérieux, répondit-elle en souriant à faire damner un ange.

—Grand Dieu! s'écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frôlèrent les marches.

—Eh bien! ne vaut-il pas ce haineux et sombre Référendaire à qui vous vous intéressez? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n'appartient qu'aux jeunes filles, comme si la Virginité leur prêtait des ailes pour s'envoler si haut. Est-ce votre petit monsieur de La Brière qui m'accepterait sans dot? dit-elle après une pause.

—Demandez à monsieur votre père? répliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste à une distance respectable des fenêtres. Écoutez-moi, mademoiselle. Vous savez que celui qui vous parle est prêt à vous donner non seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, à tout moment; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-être vous ne diriez pas à votre père. Eh bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage désintéressé qui vous fait jeter ce reproche à la face du pauvre Ernest?

—Oui.

—Y croyez-vous?

—Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu'elle lui avait trouvés, m'a l'air de mettre en doute la puissance de mon amour-propre.

—Vous riez, chère mademoiselle; ainsi rien n'est sérieux, et j'espère alors que vous vous moquez de lui.

—Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelqu'un de ceux qui me font l'honneur de me vouloir pour femme? Sachez, maître Jean, que, même en ayant l'air de mépriser le plus méprisable des hommages, une fille est toujours flattée de l'obtenir...

—Ainsi, je vous flatte?... dit le clerc en montrant sa figure illuminée comme l'est une ville pour une fête.

—Vous?... dit-elle. Vous me témoignez la plus précieuse de toutes les amitiés, un sentiment désintéressé comme celui d'une mère pour sa fille! ne vous comparez à personne, car mon père lui-même est obligé de se dévouer à moi.—Elle fit une pause.—Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent à ce mot, mais ce que je vous accorde est éternel, et ne connaîtra jamais de vicissitudes.

—Eh bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trésor. Le poëte vous a déployé tout à l'heure la dentelle de ses précieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chanté son amour sur la plus belle corde de sa lyre, n'est-ce pas?... Si dès que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous le voyez changeant de conduite, embarrassé, froid; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime?...

—Ce serait un Francisque Althor?... demanda-t-elle avec un geste où se peignit un amer dégoût.

—Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de décoration, dit Butscha. Non seulement, je veux que ce soit subit; mais, après, je ne désespère pas de vous rendre votre poëte amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cœur aussi gracieusement qu'il soutient le pour et le contre dans la même soirée, sans quelquefois s'en apercevoir.

—Si vous avez raison, dit-elle, à qui se fier?...

—A celui qui vous aime véritablement.

—Au petit duc?...

Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impénétrable, elle ne sourcilla pas.

—Mademoiselle, me permettez-vous d'être le traducteur des pensées tapies au fond de votre cœur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer.

—Eh! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privé-actuel serait encore un miroir?...

—Non, mais un écho, répondit-il en accompagnant ce mot d'un geste empreint d'une sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j'ai bien compris, moi nain, l'infinie délicatesse de votre cœur, il vous répugnerait d'être adorée comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous êtes éminemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse à vos pieds et de qui vous seriez éternellement sûre, que vous ne voudriez d'un égoïste, comme Canalis, qui se préférerait à vous... Pourquoi? je n'en sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que j'ai lu dans vos yeux, et qui peut-être est celui de toutes les filles. Néanmoins, vous avez dans votre grande âme un besoin d'adoration. Quand un homme est à vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens.—On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de génuflexions dans le moral; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi deviné-je la malice cachée de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Écuyer, quand il vous parle, quand vous lui répondez. Vous ne pouvez jamais être malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le choisissez pour mari, mais vous ne l'aimerez point. Le froid de l'égoïsme et la chaleur excessive d'une extase continuelle produisent sans doute dans le cœur de toutes les femmes une négation. Évidemment, ce n'est pas ce triomphe perpétuel qui vous prodiguera les délices infinies du mariage que vous rêvez, où il se rencontre des obéissances qui rendent fière, où l'on fait de grands petits sacrifices cachés avec bonheur, où l'on ressent des inquiétudes sans cause, où l'on attend avec ivresse des succès, où l'on plie avec joie devant des grandeurs imprévues, où l'on est compris jusque dans ses secrets, où parfois une femme protége de son amour son protecteur...

—Vous êtes sorcier! dit Modeste.

—Vous ne trouverez pas non plus cette douce égalité de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en épousant un Canalis, un homme qui ne pense qu'à lui, dont le moi est la note unique, dont l'attention ne s'est pas encore abaissée jusqu'à se prêter à votre père ou au Grand-Écuyer!... un ambitieux du second ordre à qui votre dignité, votre obéissance importent peu, qui fera de vous une chose nécessaire dans sa maison, et qui vous insulte déjà par son indifférence en fait d'honneur! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mère, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime à lui-même, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poëte qui n'est qu'un petit comédien, ni à Sa Seigneurie qui ne serait pour vous qu'un beau mariage et non pas un mari...

—Butscha, mon cœur est un livre blanc où vous gravez vous-même ce que vous y lisez, répondit Modeste. Vous êtes entraîné par votre haine de province contre tout ce qui vous force à regarder plus haut que la tête. Vous ne pardonnez pas au poëte d'être un homme politique, de posséder une belle parole, d'avoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions...

—Lui?... mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lâcheté d'un Vilquin.

—Oh! faites-lui jouer cette scène de comédie, et...

—Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en. Jusque-là, mademoiselle, amusez-vous à entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux.

Modeste rentra gaiement au salon où, seul de tous les hommes, La Brière, assis dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où, sans doute, il avait contemplé son idole, se leva comme si quelque huissier eût crié: La Reine! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive éloquence particulière au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. L'amour parlé ne vaut pas l'amour prouvé, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. Là est le grand argument des séducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, l'amant dédaigné la suivit d'un long regard en dessous, humble à la façon de Butscha, presque craintif. La jeune héritière remarqua cette contenance en allant se placer auprès de Canalis au jeu de qui elle parut s'associer. Durant la conversation, La Brière apprit par un mot de Modeste à son père qu'elle reprendrait mercredi l'exercice du cheval; elle lui faisait observer qu'il lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuosité de ses habits d'écuyère. Le Référendaire lança sur le nain un regard qui petilla comme un incendie; et, quelques instants après, ils piétinaient tous deux sur la terrasse.

—Il est neuf heures, dit Ernest à Butscha, je pars pour Paris à franc étrier, j'y puis être demain matin à dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de l'amitié pour vous; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dévouement.

—Allez, vous êtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de l'argent, vous!...

—Prévenez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et qu'il invente un prétexte pour justifier une absence de deux jours.

Une heure après, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures à Paris où son premier soin fut de retenir une place à la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus célèbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l'art pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite pour une Russe qui n'avait pu la payer après l'avoir commandée, une chasse au renard sculptée dans l'or, et terminée par un rubis d'un prix exorbitant pour les appointements d'un Référendaire; toutes ses économies y passèrent, il s'agissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des La Bastie, et vingt heures pour les exécuter à la place de celles qui s'y trouvaient. Cette chasse, un chef-d'œuvre de délicatesse, fut ajustée à une cravache de caoutchouc, et mise dans un étui de maroquin rouge doublé de velours sur lequel on grava deux M entrelacés. Le mercredi matin, La Brière était arrivé par la malle, et à temps pour déjeuner avec Canalis. Le poëte avait caché l'absence de son secrétaire en le disant occupé d'un travail envoyé de Paris. Butscha, qui se trouvait à la Poste pour tendre la main au Référendaire à l'arrivée de la malle, courut porter à Françoise Cochet cette œuvre d'art en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste.

—Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste à sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une œillade à La Brière que la cravache était heureusement parvenue à sa destination.

—Moi, répondit Ernest, je vais me coucher...

—Ah bah! s'écria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus.

On allait déjeuner, naturellement le poëte offrit au clerc de se mettre à table. Butscha restait avec l'intention de se faire inviter au besoin par La Brière, en voyant sur la physionomie de Germain le succès d'une malice de bossu que doit faire prévoir sa promesse à Modeste.

—Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain à l'oreille de Canalis.

Canalis et Germain allèrent dans le salon sur un clignotement d'œil du domestique à son maître.

—Ce matin, monsieur, je suis allé voir pêcher, une partie proposée avant-hier par un patron de barque de qui j'ai fait la connaissance.

Germain n'avoua pas avoir eu le mauvais goût de jouer au billard dans un café du Havre où Butscha l'avait enveloppé d'amis pour agir à volonté sur lui.

—Eh bien, dit Canalis, au fait, vivement.

—Monsieur le baron, j'ai entendu sur monsieur Mignon une discussion à laquelle j'ai poussé de mon mieux, on ne savait pas à qui j'appartenais. Ah! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, très modeste. Le vaisseau sur lequel le père est venu n'est pas à lui, mais à des marchands de la Chine avec lesquels il devra loyalement compter. On débite à ce sujet des choses peu flatteuses pour l'honneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, j'ai pris la liberté de vous prévenir; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe... En revenant, j'ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle où se promènent les négociants parmi lesquels je me suis faufilé hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vêtu, se sont mis à causer du Havre; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvés d'accord avec les pêcheurs, que je manquerais à mes devoirs en me taisant. Voilà pourquoi j'ai laissé monsieur s'habiller, se lever seul...

—Que faire? s'écria Canalis en se trouvant engagé de manière à ne pouvoir plus revenir sur ses promesses à Modeste.

—Monsieur connaît mon attachement, dit Germain en voyant le poëte comme foudroyé, il ne s'étonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot là-dessus; et, s'il ne se déboutonne pas à la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien à la troisième. Il serait d'ailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme Philoxène l'a entendu dire à madame la duchesse, ne vînt pas à bout d'un clerc du Havre.

En ce moment, Butscha, l'auteur inconnu de cette partie de pêche, invitait le Référendaire à se taire sur le sujet de son voyage à Paris, et à ne pas contrarier sa manœuvre à table. Le clerc avait tiré parti d'une réaction défavorable à Charles Mignon qui s'opérait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis d'autrefois qui pendant son absence avaient oublié sa femme et ses enfants. En apprenant qu'il se donnait un grand dîner à la villa Mignon, chacun se flatta d'être un des convives et s'attendit à recevoir une invitation; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens étaient les seuls invités, il se fit une clameur de haro sur l'orgueil du négociant; son affectation à ne voir personne, à ne pas descendre au Havre, fut alors remarquée et attribuée à un mépris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientôt que les fonds nécessaires au réméré de Vilquin avaient été fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnés de supposer calomnieusement que Charles était venu confier au dévouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prévoyait des discussions avec ses prétendus associés de Canton. Les demi-mots de Charles dont l'intention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens à qui le mot fut donné, prêtaient un air de vraisemblance à ces fables grossières, auxquelles chacun crut en obéissant à l'esprit de dénigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vanté l'immense fortune d'un des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, à qui les pêcheurs devaient plus d'un service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit à Germain qu'un de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congédié par suite de la vente du brick sur lequel le colonel était revenu. Le brick se vendait pour le compte d'un nommé Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs.

—Germain, dit Canalis au moment où le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Basoche de Normandie doit remporter des souvenirs de l'hospitalité d'un poëte... Et puis, il a de l'esprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur l'épaule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne; nous ne nous épargnerons pas non plus, Ernest?... Il y a bien, ma foi! deux ans que je ne me suis grisé, reprit-il en regardant La Brière.

—Avec du vin?... cela se conçoit, répondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-même! Vous buvez à même, en fait de louanges. Ah! vous êtes beau, vous êtes poëte, vous êtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation à la hauteur de votre génie, et vous plaisez à toutes les femmes, même à ma patronne. Aimé de la plus belle sultane Validé que j'aie vue (je n'ai encore vu que celle-là), vous pouvez, si vous le voulez, épouser mademoiselle de La Bastie... Tenez, rien qu'à faire l'inventaire du présent sans compter votre avenir (un beau titre, la pairie, une ambassade!...), me voilà soûl, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin d'autrui.

—Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune!... Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances.

—Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif.

—Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poëte en souriant de l'interruption, vous savez aussi bien que moi que chaumière rime avec misère.

A table, Butscha se développa dans le rôle du Trigaudin de la Maison en loterie, à effrayer Ernest, qui ne connaissait pas les charges d'Étude: elles valent les charges d'atelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, l'histoire des fortunes, celle des alcôves et les crimes commis le code à la main, ce qu'on appelle, en Normandie, se tirer d'affaire comme on peut. Il n'épargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier comme un orage par une gouttière.

—Sais-tu, La Brière, que ce brave garçon-là, dit Canalis en versant du vin à Butscha, ferait un fameux secrétaire d'ambassade?...

—A dégoter son patron! reprit le nain en jetant à Canalis un regard où l'insolence se noya dans le petillement du gaz acide carbonique. J'ai assez peu de reconnaissance et assez d'intrigue pour vous monter sur les épaules. Un poëte portant un avorton!... ça se voit quelquefois, et même assez souvent... dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur d'épées. Eh! mon cher grand génie, vous êtes un homme supérieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot d'imbécile, on le met dans le dictionnaire, mais il n'est pas dans le cœur humain. La reconnaissance n'a de valeur qu'à certain mont qui n'est ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup à ma patronne pour m'avoir élevé? mais la ville entière lui a soldé ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chère des monnaies. Je n'admets pas le bien dont on se constitue des rentes d'amour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un débet, voilà tout. Quant à l'intrigue, elle est ma divinité. Comment! dit-il à un geste de Canalis, vous n'adoreriez pas la faculté qui permet à un homme souple de l'emporter sur l'homme de génie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supérieurs, et la connaissance de l'heure du berger en toute chose. Demandez à la diplomatie si le plus beau de tous les succès n'est pas le triomphe de la ruse sur la force? Si j'étais votre secrétaire, monsieur le baron, vous seriez bientôt premier ministre, parce que j'y aurais le plus puissant intérêt!... Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits talents en ce genre? Oyez? Vous aimez à l'adoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. L'enfant a mon estime, c'est une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-là, des Parisiennes en province!... Notre Modeste est femme à lancer un homme... Elle a de ça, dit-il, en donnant en l'air un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc: que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours?...

—Achevons cette bouteille, dit le poëte en remplissant le verre de Butscha.

—Vous allez me griser! dit le clerc en lampant un neuvième verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit où je puisse dormir une heure? Mon patron est sobre comme un chameau qu'il est, et madame Latournelle aussi. L'un et l'autre, ils auraient la dureté de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui n'en aurais plus, j'ai des actes à faire!... Puis, reprenant ses idées antérieures sans transition, à la manière des gens gris, il s'écria:—Et quelle mémoire?... Elle égale ma reconnaissance.

—Butscha, s'écria le poëte, tout à l'heure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis.

—Du tout, reprit le clerc. Oublier, c'est presque toujours se souvenir! Allez! marchez! je suis taillé pour faire un fameux secrétaire...

—Comment t'y prendrais-tu pour renvoyer le duc? dit Canalis, charmé de voir la conversation aller d'elle-même à son but.

—Ça, ne vous regarde pas! fit le clerc en lâchant un hoquet majeur.

Butscha roula sa tête sur ses épaules et ses yeux de Germain à La Brière, de La Brière à Canalis, à la manière des gens qui, sentant venir l'ivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient; car, dans le naufrage de l'ivresse, on peut observer que l'amour-propre est le seul sentiment qui surnage.

—Dites donc, grand poëte, vous êtes pas mal farceur! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez à Paris votre ami à franc étrier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon... Je blague, tu blagues, nous blaguons... Bon! Mais faites-moi l'honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nécessaire à mon état. En ma qualité de premier clerc de maître Latournelle, mon cœur est un carton à cadenas...... Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J'aime Modeste, elle est mon élève, elle doit faire un beau mariage..... Et j'emboiserais le duc, s'il le fallait. Mais vous épousez...

—Germain, le café, les liqueurs... dit Canalis.

—Des liqueurs?... répéta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut résister à une petite séduction. Ah! mes pauvres actes!... il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bête comme un avantage matrimonial et capable de f... f... flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future épouse; il se croit bel homme parce qu'il a cinq pieds six pouces... un imbécile.

—Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte...

—Elle me consulte...

—Eh bien! croyez-vous qu'elle m'aime? demanda le poëte.

Ui, plus que le duc! répondit le nain en sortant d'une espèce de torpeur qu'il jouait à merveille. Elle vous aime à cause de votre désintéressement. Elle me disait que pour vous elle était capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dépenser que mille écus par an, d'employer sa vie à vous prouver qu'en l'épousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crânement (un hoquet) honnête, allez! et instruite, elle n'ignore de rien, cette fille-là!

—Çà et trois cent mille francs, dit Canalis.

—Oh! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon... Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi l'estimé-je...) Pour bien établir sa fille unique il se dépouillera de tout... Ce colonel est habitué par votre Restauration (un hoquet) à rester en demi-solde, il sera très heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs à la petite... Mais n'oublions pas Dumay, qui destine sa fortune à Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. Néanmoins, comme ils m'écoutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit: «Vous mettez trop à votre habitation; si Vilquin vous la laisse, voilà deux cent mille francs qui ne rapporteront rien... Il resterait donc cent mille francs à faire boulotter... ce n'est pas assez, à mon avis...» En ce moment, le colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi! Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux... Qui donc a pareille dot dans le département? dit Butscha qui leva les doigts pour compter.—Deux à trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche qu'il toucha de l'index de la droite, et d'un!—La nue propriété de la villa Mignon, reprit-il en renversant l'index gauche, et de deux!—Tertiò, la fortune de Dumay! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mère Modeste est une fille d'un million, une fois que les deux militaires seront allés demander le mot d'ordre au père Éternel.

Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres, dégrisait autant Canalis qu'elle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune était colossale. Il laissa tomber sa tête dans la paume de sa main droite; et, accoudé majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant à lui-même.

—Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une héritière d'un million, ce sera rare comme le désintéressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, l'intérêt de sa dot; mais elle est bien gentille... bien gentille... bien gentille. C'est, voyez-vous? (à un poëte, il faut des images!...) c'est une hermine malicieuse comme un singe.

—Que me disais-tu donc? s'écria doucement Canalis en regardant La Brière, qu'elle avait six millions?...

—Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j'ai dû me taire, je suis lié par un serment, et c'est peut-être trop en dire déjà, que de...

—Un serment à qui?

—A monsieur Mignon.

—Comment! Ernest, toi qui sais combien la fortune m'est nécessaire...

Butscha ronflait.

—... Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, à me marier, tu me laisserais froidement m'enfoncer?... dit Canalis en pâlissant. Mais, c'est une affaire entre amis, et notre amitié, mon cher, comporte un pacte antérieur à celui que t'a demandé ce rusé Provençal...

—Mon cher, dit Ernest, j'aime trop Modeste pour...

—Imbécile! je te la laisse, cria le poëte. Ainsi romps ton serment?...

—Me jures-tu, ta parole d'homme, d'oublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne t'avait jamais été faite, quoi qu'il arrive?...

—Je le jure, par la mémoire de ma mère.

—Eh bien! à Paris, monsieur Mignon m'a dit qu'il était bien loin d'avoir la fortune colossale dont m'ont parlé les Mongenod. L'intention du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille. Maintenant, Melchior, le père avait-il de la défiance? était-il sincère? Je n'ai pas à résoudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme.

—Un bas-bleu! d'une instruction à épouvanter, qui a tout lu! qui sait tout... en théorie, s'écria Canalis à un geste que fit La Brière, un enfant gâté, élevée dans le luxe dès ses premières années, et qui en est sevrée depuis cinq ans?... Ah! mon pauvre ami, songes-y bien.

—Ode et code! dit Butscha en se réveillant, vous faites dans l'Ode et moi dans le Code, il n'y a qu'un C de différence entre nous. Or, code vient de coda, queue! Vous m'avez régalé, je vous aime... ne vous laissez pas faire au code!... Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crème de thé. Le père Mignon, c'est aussi une crème, la crème des honnêtes gens... Eh bien! montez à cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez l'aborder franchement, parlez-lui dot, il vous répondra net, et vous verrez le fond du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous êtes un grand homme; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble?... Je serai votre secrétaire, puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte... Allez, marchez, laissez-lui épouser la fille.

Canalis se leva pour aller s'habiller.

—Pas un mot... il court à son suicide, dit posément à La Brière Butscha froid comme Gobenheim, et qui fit à Canalis un signe familier aux gamins de Paris.—Adieu! mon maître, reprit le clerc en criant à tue-tête, vous me permettez de renarder dans le kiosque de madame Amaury?...

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