La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03
—Peste! fit du Bousquier, rien que les liqueurs de madame Amphoux qui ne servent qu'aux quatre fêtes carillonnées!
—C'est décidément un mariage arrangé depuis un an par correspondance, dit monsieur le Président du Ronceret. Le directeur des postes reçoit ici, depuis un an, des lettres timbrées d'Odessa.
Madame Granson frissonna. Monsieur le chevalier de Valois, quoiqu'il eût dîné comme quatre, pâle jusque dans la section senestre de sa figure, sentit qu'il allait livrer son secret et dit:—Ne trouvez-vous pas qu'il fait froid aujourd'hui, je suis gelé?
—C'est le voisinage de la Russie, fit du Bousquier.
Le chevalier le regarda d'un air qui voulait dire:—Bien joué.
Mademoiselle Cormon apparut si radieuse, si triomphante, qu'on la trouva belle. Cet éclat extraordinaire n'était pas dû seulement au sentiment; toute la masse de son sang tempêtait en elle-même depuis le matin, et ses nerfs étaient agités par le pressentiment d'une grande crise: il fallait toutes ces circonstances pour lui avoir permis de se ressembler si peu à elle-même. Avec quel bonheur elle fit les solennelles présentations du vicomte au chevalier, du chevalier au vicomte, de tout Alençon à monsieur de Troisville, de monsieur de Troisville à ceux d'Alençon! Par un hasard assez explicable, le vicomte et le chevalier, ces deux natures aristocratiques, se mirent à l'instant même à l'unisson; elles se reconnurent; tous deux se regardèrent comme deux hommes de la même sphère. Ils se mirent à causer, debout devant la cheminée; le cercle s'était formé devant eux, et leur conversation, quoique faite sotto voce, fut écoutée dans un religieux silence. Pour bien saisir l'effet de cette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée à cuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à la cheminée.
M. DE VALOIS.
Monsieur le vicomte vient, dit-on, s'établir ici?
M. DE TROISVILLE.
Oui, monsieur, je viens y chercher une maison... (mademoiselle Cormon se retourne, la tasse à la main). Et il me la faut grande, pour loger... (mademoiselle Cormon tend la tasse) ma famille. (Les yeux de la vieille fille se troublent.)
M. DE VALOIS.
Vous êtes marié?
M. DE TROISVILLE.
Depuis seize ans, avec la fille de la princesse Sherbellof.
Mademoiselle Cormon tomba foudroyée: du Bousquier la vit chanceler, il s'élança, la reçut dans ses bras, on ouvrit la porte. Le fougueux républicain, conseillé par Josette, trouva des forces pour emporter la vieille fille dans sa chambre où il la déposa sur le lit. Josette, armée de ciseaux, coupa le corset serré outre mesure. Du Bousquier jeta brutalement des gouttes d'eau sur le visage de mademoiselle de Cormon et sur le corsage qui s'étala comme une inondation de la Loire. La malade ouvrit les yeux, vit du Bousquier, et la pudeur lui fit jeter un cri en reconnaissant cet homme. Du Bousquier se retira, laissant entrer six femmes à la tête desquelles était madame Granson rayonnante de joie.
Qu'avait fait le chevalier de Valois? Fidèle à son système, il avait couvert la retraite.
—Cette pauvre mademoiselle Cormon, dit-il à monsieur de Troisville en regardant l'assemblée dont le rire fut réprimé par ses coups d'œil aristocratiques, le sang la tourmente horriblement, elle n'a pas voulu se faire saigner avant d'aller au Prébaudet (sa terre), et voilà l'effet des mouvements du sang au printemps.
—Elle est venue par la pluie ce matin, dit l'abbé de Sponde, elle a pu prendre un peu de froid qui aura causé cette petite révolution à laquelle elle est sujette. Mais ce ne sera rien.
—Elle me disait avant-hier qu'elle ne l'avait pas eue depuis trois mois, en ajoutant que ça lui jouerait un mauvais tour, reprit le chevalier.
—Ah! tu es marié? dit Jacquelin en regardant monsieur de Troisville qui buvait son café à petits coups.
Le fidèle domestique épousa le désappointement de sa maîtresse, il la devina, il remporta les liqueurs de madame Amphoux offertes au célibataire et non au mari d'une Russe. Tous ces petits détails furent remarqués et prêtèrent à rire.
L'abbé de Sponde savait le motif du voyage de monsieur de Troisville; mais, par un effet de sa distraction, il n'en avait rien dit, ne sachant pas que sa nièce pût porter à monsieur de Troisville le moindre intérêt. Quant au vicomte, préoccupé par l'objet de son voyage et, comme beaucoup de maris, peu pressé de parler de sa femme, il n'avait pas eu l'occasion de se dire marié; d'ailleurs il croyait mademoiselle Cormon instruite. Du Bousquier reparut et fut questionné à outrance.
L'une des six femmes descendit en annonçant que mademoiselle Cormon allait beaucoup mieux, et que son médecin était venu; mais elle devait rester au lit, il paraissait urgent de la saigner. Le salon fut bientôt plein. L'absence de mademoiselle Cormon permit aux dames de s'entretenir de la scène tragi-comique étendue, commentée, embellie, historiée, brodée, festonnée, coloriée, enjolivée qui venait d'avoir lieu et qui devait le lendemain occuper tout Alençon de mademoiselle Cormon.
—Ce bon monsieur du Bousquier, comme il vous portait! Quelle poigne! dit Josette à sa maîtresse. Vraiment, il était pâle de votre mal, il vous aime toujours.
Cette phrase servit de clôture à cette solennelle et terrible journée.
Le lendemain, pendant toute la matinée, les moindres circonstances de cette comédie couraient dans toutes les maisons d'Alençon, et, disons-le à la honte de cette ville, elles y causaient un rire universel. Le lendemain, mademoiselle Cormon, à qui la saignée avait fait beaucoup de bien, eût paru sublime aux plus intrépides rieurs s'ils avaient été témoins de la dignité noble, de la magnifique résignation chrétienne qui l'anima quand elle donna le bras à son mystificateur involontaire pour aller déjeuner. Cruels farceurs qui la plaisantiez, pourquoi ne la vîtes-vous pas disant au vicomte:—Madame de Troisville trouvera difficilement ici un appartement qui lui convienne; faites-moi la grâce, monsieur, d'accepter ma maison pendant tout le temps que vous serez à vous en arranger une en ville.
—Mais, mademoiselle, j'ai deux filles et deux garçons, nous vous gênerions beaucoup.
—Ne me refusez pas, dit-elle avec un regard plein d'attrition.
—Je vous l'offrais dans la réponse que je vous ai faite à tout hasard, dit l'abbé, mais vous ne l'avez pas reçue.
—Quoi, mon oncle, vous saviez...
La pauvre fille s'arrêta. Josette fit un soupir. Ni le vicomte de Troisville ni l'oncle ne s'aperçurent de rien. Après le déjeuner, l'abbé de Sponde emmena le vicomte, comme ils en étaient convenus la veille, pour lui montrer dans Alençon les maisons qu'il pouvait acquérir ou les emplacements convenables pour bâtir.
Restée seule au salon, mademoiselle Cormon dit à Josette d'un air lamentable:—Mon enfant, je suis à cette heure la fable de toute la ville.
—Eh! bien, mademoiselle, mariez-vous!
—Mais, ma fille, je ne me suis point préparée à faire un choix.
—Bah! si j'étais à votre place, je prendrais monsieur du Bousquier.
—Josette, monsieur de Valois dit qu'il est si républicain!
—Ils ne savent ce qu'ils disent, vos messieurs: ils prétendent qu'il volait la République, il ne l'aimait donc point, dit Josette en s'en allant.
—Cette fille a étonnamment d'esprit, pensa mademoiselle Cormon qui demeura seule en proie à ses perplexités.
Elle entrevoyait qu'un prompt mariage était le seul moyen d'imposer silence à la ville. Ce dernier échec, si évidemment honteux, était de nature à lui faire prendre un parti extrême, car les personnes dépourvues d'esprit sortent difficilement des sentiers bons ou mauvais dans lesquels elles entrent. Chacun des deux vieux garçons avait compris la situation dans laquelle allait être la vieille fille; aussi tous deux s'étaient-ils promis de venir dans la matinée savoir de ses nouvelles, et, en style de garçon, pousser sa pointe. Monsieur de Valois jugea que la circonstance exigeait une toilette minutieuse, il prit un bain, il se pansa extraordinairement. Pour la première et dernière fois, Césarine le vit mettant avec une incroyable adresse un soupçon de rouge. Du Bousquier, lui, ce grossier républicain, animé par une volonté drue, ne fit pas la moindre attention à sa toilette, il accourut le premier. Ces petites choses décident de la fortune des hommes, comme de celle des empires. La charge de Kellermann à Marengo, l'arrivée de Blücher à Waterloo, le dédain de Louis XIV pour le prince Eugène, le curé de Denain; toutes ces grandes causes de fortune ou de catastrophes, l'histoire les enregistre; mais personne n'en profite pour ne rien négliger dans les petits faits de sa vie. Aussi, voyez ce qui arrive? La duchesse de Langeais (voir l'Histoire des Treize) se fait religieuse pour n'avoir pas eu dix minutes de patience, le juge Popinot (voir l'Interdiction) remet au lendemain pour aller interroger le marquis d'Espard, Charles Grandet vient par Bordeaux au lieu de revenir par Nantes, et l'on appelle ces événements des hasards, des fatalités. Un soupçon de rouge à mettre tua les espérances du chevalier de Valois, ce gentilhomme ne pouvait périr que de cette manière: il avait vécu par les Grâces, il devait mourir de leur main. Pendant que le chevalier donnait un dernier coup d'œil à sa toilette, le gros du Bousquier entrait au salon de la fille désolée. Cette entrée se combina avec une pensée favorable au républicain, à travers une délibération où le chevalier avait néanmoins tous les avantages.
—Dieu le veut, se dit la vieille fille en voyant du Bousquier.
—Mademoiselle, vous ne trouverez pas mon empressement mauvais; je n'ai pas voulu me fier à cette grosse bête de René pour savoir de vos nouvelles, et je suis venu moi-même.
—Je vais parfaitement bien, répondit-elle d'une voix émue. Je vous remercie, monsieur du Bousquier, fit-elle après une pause et d'une voix très-accentuée, de la peine que vous avez prise et que je vous ai donnée hier.....
Elle se souvenait d'avoir été dans les bras de du Bousquier, et ce hasard surtout lui paraissait un ordre du ciel. Elle avait été vue pour la première fois par un homme, sa ceinture brisée, son lacet rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur écrin.
—Je vous portais de si grand cœur que je vous ai trouvée légère.
Ici mademoiselle Cormon regarda du Bousquier comme elle n'avait encore regardé aucun homme dans le monde. Encouragé, le fournisseur jeta une œillade à la vieille fille.
—C'est dommage, ajouta-t-il, que cela ne m'ait pas donné le droit de vous garder pour toujours à moi. (Elle écouta d'un air ravi.)—Évanouie, là, sur ce lit, entre nous, vous étiez ravissante; je n'ai jamais vu dans ma vie de plus belle personne, et j'ai vu beaucoup de femmes!... Les femmes grasses ont cela de bien qu'elles sont superbes à voir, elles n'ont qu'à se montrer, elles triomphent!
—Vous voulez vous moquer de moi, fit la vieille fille, et ce n'est pas bien quand toute la ville interprète mal peut-être ce qui m'est arrivé hier.
—Aussi vrai que j'ai nom du Bousquier, mademoiselle, je n'ai jamais changé de sentiments à votre égard, et votre premier refus ne m'a pas découragé.
La vieille fille avait les yeux baissés. Il y eut un moment de silence cruel pour du Bousquier. Mais mademoiselle Cormon prit son parti, elle releva ses paupières, des larmes roulaient dans ses yeux, elle regarda du Bousquier tendrement.
—Si cela est, monsieur, dit-elle d'une voix tremblante, promettez-moi seulement de vivre en chrétien, de ne jamais contrarier mes habitudes religieuses, de me laisser maîtresse de choisir mes directeurs, et je vous accorde ma main, dit-elle en la lui tendant.
Du Bousquier saisit cette bonne grosse main pleine d'écus, et la baisa saintement.
—Mais, dit-elle en lui laissant baiser sa main, je demande encore une chose.
—Elle est accordée, et si elle est impossible, elle se fera (réminiscence de Beaujon).
—Je désire, reprit la vieille fille, que notre mariage se fasse dans le plus bref délai, que toute la ville le sache ce soir. Puis... (elle hésita) pour l'amour de moi, il faut vous charger d'un péché que je sais être énorme, car le mensonge est un des sept péchés capitaux; mais vous vous en confesserez, n'est-ce pas? Nous en ferons tous deux pénitence... Ils se regardèrent tous deux tendrement.—D'ailleurs, peut-être rentre-t-il dans les mensonges que l'Église nomme officieux...
—Serait-elle comme Suzanne? se disait du Bousquier. Quel bonheur!—Hé! bien, mademoiselle? dit-il à haute voix.
—Il faut, reprit-elle, que vous puissiez prendre sur vous...
—Quoi?
—De dire que ce mariage était convenu depuis six mois entre nous...
—Charmante femme, dit le fournisseur avec le ton d'un homme qui se dévoue, on ne fait ces sacrifices que pour une créature adorée pendant dix ans.
—Malgré mes rigueurs donc? lui dit-elle.
—Oui, malgré vos rigueurs.
—Monsieur du Bousquier, je vous avais mal jugé.
Elle lui retendit sa grosse main rouge que rebaisa du Bousquier.
En ce moment, la porte s'ouvrit, les deux amants regardèrent qui entrait et ils aperçurent le délicieux mais tardif chevalier de Valois.
—Ah! dit-il en entrant, vous voilà debout, belle reine.
Elle sourit au chevalier et sentit au cœur une pression. Monsieur de Valois était remarquablement jeune, séduisant; il avait l'air de Lauzun entrant au Palais-Royal chez Mademoiselle.
—Eh! cher du Bousquier, dit-il d'un ton railleur, tant il se croyait sûr du succès, monsieur de Troisville et l'abbé de Sponde examinent votre maison comme des toiseurs.
—Ma foi, dit du Bousquier, si le vicomte de Troisville en veut, elle est à lui pour quarante mille francs. Elle me devient fort inutile! Si mademoiselle me le permet... Il faut que cela se sache.—Mademoiselle, puis-je le dire?—Oui!—Hé! bien, soyez le premier, mon cher chevalier, à qui j'apprenne... (mademoiselle Cormon baissa les yeux) l'honneur, dit l'ancien fournisseur, la faveur que me fait mademoiselle, et que j'ai gardée sous le secret depuis quelques mois. Nous nous marions dans quelques jours, le contrat est rédigé, nous le signerons demain. Vous comprenez que ma maison de la rue du Cygne me devient inutile. Je cherchais sous main des acquéreurs, et l'abbé de Sponde, qui le savait, a naturellement conduit chez moi monsieur de Troisville...
Ce gros mensonge avait une telle couleur de vérité, que le chevalier y fut pris. Mon cher chevalier était comme la revanche prise par Pierre-le-Grand à Pultawa de toutes ses précédentes défaites. Du Bousquier se vengeait là délicieusement de mille traits piquants qu'il avait reçus en silence. Dans son triomphe, il fit un geste de jeune homme, il se passa la main dans son faux toupet comme si c'était une chevelure véritable, et... il l'enleva.
—Je vous en félicite l'un et l'autre, dit le chevalier d'un air agréable, et souhaite que vous finissiez comme les contes de fées: Ils furent très-heureux et eurent beau—coup D'ENFANTS! Et il massait une prise de tabac.—Mais, monsieur, vous oubliez que vous avez un faux toupet, ajouta-t-il d'une voix railleuse.
Du Bousquier rougit, car il avait le faux toupet à dix pouces de son crâne. Mademoiselle Cormon leva les yeux, vit la nudité du crâne et baissa les yeux par pudeur. Du Bousquier lança sur le chevalier le plus venimeux regard que jamais crapaud ait arrêté sur sa proie.
—Canailles d'aristocrates qui m'avez dédaigné, je vous écraserai quelque jour! pensait-il.
Le chevalier de Valois crut avoir ressaisi tous ses avantages. Mais mademoiselle Cormon n'était point fille à comprendre la connexité que mettait le chevalier entre son souhait et le faux toupet, d'ailleurs l'eût-elle comprise, sa main ne lui appartenait plus. Monsieur de Valois vit bien que tout était perdu. En effet, l'innocente fille, en apercevant ces deux hommes muets, voulut les occuper.
—Faites donc tous deux un piquet, dit-elle sans y mettre de malice.
Du Bousquier sourit, et alla, comme futur maître du logis, prendre la table de piquet. Le chevalier de Valois, soit qu'il eût perdu la tête, soit qu'il voulût rester là pour étudier les causes de son désastre, et y remédier, se laissa faire comme un mouton qu'on mène à la boucherie. Il avait reçu le plus violent coup de massue qui puisse atteindre un homme; un gentilhomme pouvait être étourdi à moins. Bientôt le digne abbé de Sponde et le vicomte de Troisville rentrèrent. Aussitôt mademoiselle Cormon se leva, courut dans l'antichambre, prit son oncle à part, lui dit sa résolution à l'oreille, et apprenant que la maison de du Bousquier convenait à monsieur de Troisville, elle pria celui-ci de lui rendre le service de dire que son oncle la savait à vendre; car elle n'osa pas confier ce mensonge à l'abbé, de peur d'une distraction. Le mensonge prospéra mieux que si c'eût été une action vertueuse. Dans la soirée, tout Alençon apprit la grande nouvelle. Depuis quatre jours, la ville était occupée comme aux jours néfastes de 1814 et de 1815. Les uns riaient, les autres admettaient le mariage, ceux-ci le blâmaient, ceux-là l'approuvaient. La classe moyenne d'Alençon en fut heureuse, c'était une conquête. Le lendemain, chez les Gordes, le chevalier de Valois dit un mot cruel.
—Les Cormon finissent comme ils ont commencé: d'intendant à fournisseur, il n'y a que la main!
La nouvelle du choix fait par mademoiselle de Cormon atteignit au cœur le pauvre Athanase, mais il ne laissa rien transpirer des horribles agitations auxquelles il fut en proie. Quand il apprit le mariage, il était chez le président du Ronceret où sa mère faisait un boston; madame Granson regarda son fils dans une glace, elle le trouva pâle; mais il l'était depuis le matin, car il avait entendu parler vaguement de ce mariage; mademoiselle Cormon était une carte sur laquelle il jouait sa vie, le froid pressentiment d'une catastrophe l'enveloppait déjà. Lorsque l'âme et l'imagination ont agrandi le malheur, en ont fait un fardeau trop lourd pour les épaules et pour le front; quand une espérance long-temps caressée, dont les réalisations apaiseraient le vautour ardent qui ronge le cœur, vient à manquer, et que l'homme n'a foi ni en lui malgré ses forces, ni en Dieu malgré sa puissance, alors il se brise. Athanase était un fruit de l'éducation impériale. La fatalité, cette religion de l'empereur, descendit du trône jusque dans les derniers rangs de l'armée, jusque sur les bancs du collége. Athanase arrêta ses yeux sur le jeu de madame du Ronceret avec une stupeur qui pouvait si bien passer pour de l'indifférence, que madame Granson crut s'être trompée sur les sentiments de son fils. Cette apparente insouciance expliquait son refus de faire à ce mariage le sacrifice de ses opinions libérales, mot qui venait d'être créé pour l'empereur Alexandre, et qui procédait, je crois, de madame de Staël par Benjamin Constant. A compter de cette fatale soirée, Athanase alla se promener à l'endroit le plus pittoresque de la Sarthe, sur une rive d'où les dessinateurs qui se sont occupés d'Alençon se sont placés pour y prendre des points de vue. Il s'y trouve des moulins. La rivière égaie les prairies. Les bords de la Sarthe sont garnis d'arbres élégants de forme et bien jetés. Si le paysage est plat, il ne manque pas des grâces décentes qui distinguent la France où les yeux ne sont jamais ni fatigués par un jour oriental, ni attristés par de trop constantes brumes. Ce lieu était solitaire. En province, personne ne fait attention à une jolie vue, soit que chacun soit blasé, soit défaut de poésie dans l'âme. S'il existe en province un mail, un plan, une promenade d'où se découvre une riche perspective, c'est l'endroit où personne ne va. Athanase affectionna cette solitude animée par l'eau, où les prés reverdissaient sous les premiers sourires du soleil printanier. Ceux qui l'y voyaient assis sous un peuplier, et qui recevaient son regard profond, dirent parfois à madame Granson:—Votre fils a quelque chose.
—Je sais ce qu'il fait! répondait la mère d'un air satisfait en donnant à entendre qu'il méditait une grande œuvre.
Athanase ne se mêla plus de politique, il n'eut plus d'opinion; mais il parut, à plusieurs reprises, assez gai, gai d'ironie comme ceux qui insultent à eux seuls tout un monde. Ce jeune homme, en dehors de toutes les idées, de tous les plaisirs de la province, intéressait peu de personnes, il n'était même pas matière à curiosité. Si l'on parla de lui à sa mère, ce fut à cause d'elle. Il n'y eut pas une âme qui sympathisât avec celle d'Athanase; pas une femme, pas un ami ne vinrent à lui pour sécher ses larmes, il les jeta dans la Sarthe. Si la magnifique Suzanne eût passé par là, combien de malheurs n'aurait pas enfantés cette rencontre, car ces deux êtres se seraient aimés! Elle y vint cependant. L'ambition de Suzanne eut pour cause le récit d'une aventure assez extraordinaire qui, vers 1799, avait commencé à l'auberge du More, et dont le récit avait ravagé sa cervelle d'enfant. Une fille de Paris, belle comme les anges, avait été chargée par la police de se faire aimer du marquis de Montauran, l'un des chefs envoyés par les Bourbons pour commander les Chouans; elle l'avait rencontré précisément à l'auberge du More au retour de son expédition de Mortagne: elle l'avait séduit et l'avait livré. Cette fantastique personne, ce pouvoir de la beauté sur l'homme, tout dans l'affaire de Marie de Verneuil et du marquis de Montauran, éblouit Suzanne; elle éprouva dès l'âge de raison un désir de se jouer des hommes. Quelques mois après sa fuite, elle ne se refusa donc pas à traverser sa ville natale pour aller en Bretagne avec un artiste. Elle voulut voir Fougères où s'était dénouée l'aventure du marquis de Montauran, et parcourir le théâtre de cette guerre pittoresque dont les tragédies, encore peu connues, avaient bercé son jeune âge. Puis elle désirait traverser Alençon dans un si brillant entourage et si bien métamorphosée que personne ne la reconnut. Elle comptait en un seul moment mettre sa mère à l'abri du malheur, et délicatement envoyer au pauvre Athanase la somme qui, dans notre époque, est pour le génie ce qu'était, au Moyen-âge, le cheval de combat et l'armure que Rebecca procure à Ivanhoé.
Un mois se passa dans les plus étranges alternatives, relativement au mariage de mademoiselle Cormon. Il y eut un parti d'Incrédules qui nia le mariage, et un parti de Croyants qui l'affirma. Au bout de quinze jours, le parti des Incrédules reçut un vigoureux échec: la maison de du Bousquier fut vendue quarante-trois mille francs à monsieur de Troisville, qui ne voulait qu'une maison fort simple à Alençon; car il devait aller plus tard à Paris quand la princesse Sherbellof serait décédée: il comptait attendre paisiblement cet héritage en s'occupant à reconstituer sa terre. Ceci semblait positif. Les Incrédules ne se laissèrent pas accabler. Ils prétendirent que, marié ou non, du Bousquier faisait une excellente affaire; sa maison ne lui était revenue qu'à vingt-sept mille francs. Les Croyants furent battus par cette péremptoire observation des Incrédules. Choisnel, le notaire de mademoiselle Cormon, n'avait pas encore entendu parler du premier mot relativement au contrat, dirent encore les Incrédules. Les Croyants, fermes dans leur foi, remportèrent, le vingtième jour, une victoire signalée sur les Incrédules. Monsieur Lepressoir, notaire des Libéraux, vint chez mademoiselle Cormon où le contrat fut signé. Ce fut le premier des nombreux sacrifices que devait faire mademoiselle Cormon à son mari. Du Bousquier portait une haine profonde à Choisnel; il lui attribuait le premier refus qu'il avait essuyé chez les Gordes, et le refus de mademoiselle Armande avait, selon lui, dicté celui de mademoiselle Cormon. Le vieil athlète du Directoire fit si bien auprès de la noble fille, qui croyait avoir mal jugé la belle âme du fournisseur, qu'elle voulut expier ses torts: elle sacrifia son notaire à l'amour! néanmoins, elle lui communiqua le contrat, et Choisnel, qui était un homme digne de Plutarque, défendit par écrit les intérêts de mademoiselle Cormon. Cette circonstance seule faisait traîner le mariage en longueur. Mademoiselle Cormon reçut plusieurs lettres anonymes. Elle apprit, à son grand étonnement, que Suzanne était une fille aussi vierge qu'elle pouvait l'être elle-même, et que le séducteur au faux toupet ne devait jamais se trouver pour quelque chose en de pareilles aventures. Mademoiselle Cormon dédaigna les lettres anonymes; mais elle écrivit à Suzanne, dans le but d'éclairer la religion de la Société de Maternité. Suzanne, qui sans doute avait appris le futur mariage de du Bousquier, avoua sa ruse, envoya mille francs à l'Association, et desservit fortement le vieux fournisseur. Mademoiselle Cormon convoqua la Société de Maternité, qui tint une séance extraordinaire, où l'on prit un arrêté portant que le bureau ne secourrait plus les malheurs à échoir, mais uniquement ceux échus. Nonobstant ces menées qui défrayaient la ville de cancans distillés avec friandise, les bans se publiaient aux Églises et à la Mairie. Athanase dut préparer les actes. Par mesure de pudeur publique et de sûreté générale, la fiancée alla au Prébaudet où du Bousquier, flanqué d'atroces et somptueux bouquets, se rendait le matin et revenait pour dîner, le soir. Enfin, par une pluvieuse et triste journée de juin, à midi, le mariage entre mademoiselle Cormon et le sieur du Bousquier, disaient les Incrédules, eut lieu à la paroisse d'Alençon, à la vue de tout Alençon. Les époux se rendirent de chez eux à la Mairie, de la Mairie à l'église dans une calèche, magnifique pour Alençon, que du Bousquier avait fait venir de Paris en secret. La perte de la vieille carriole fut aux yeux de toute la ville une espèce de calamité. Le sellier de la Porte de Séez jetait les hauts cris, car il perdait cinquante francs de rente que lui rapportaient les raccommodages, Alençon vit avec effroi le luxe s'introduisant dans la ville par la maison Cormon. Chacun craignit le renchérissement des denrées, l'exhaussement du prix des loyers, et l'invasion des mobiliers parisiens. Il y eut des personnes assez piquées de curiosité pour donner quelque dix sous à Jacquelin afin de regarder de près la calèche attentatoire à l'économie du pays. Les deux chevaux achetés en Normandie effrayèrent aussi beaucoup.
—Si nous achetons ainsi nous-mêmes nos chevaux, dit la société du Ronceret, nous ne les vendrons donc plus à ceux qui les viennent chercher.
Quoique bête, le raisonnement parut profond en ce qu'il empêchait le pays d'accaparer l'argent étranger. Pour la province, la richesse des nations consiste moins dans l'active rotation de l'argent que dans un stérile entassement. Enfin la meurtrière prophétie de la vieille fille fut accomplie. Pénélope succomba à la pleurésie qu'elle avait gagnée quarante jours avant le mariage, rien ne la put sauver. Madame Granson, Mariette, madame du Coudrai, madame du Ronceret, toute la ville remarqua que madame du Bousquier était entrée à l'église du pied gauche! présage d'autant plus horrible que déjà le mot La Gauche prenait une acception politique. Le prêtre chargé de lire la formule ouvrit par hasard son livre à l'endroit du De profundis. Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n'en augura bien. Tout alla de mal en pis. Il n'y eut point de noces, car les nouveau-mariés partirent pour le Prébaudet. Les coutumes parisiennes allaient donc triompher des coutumes provinciales, se disait-on. Le soir, Alençon commenta toutes ces niaiseries; et il y eut un déchaînement assez général chez les personnes qui comptaient sur une de ces noces de Gamache qui se font toujours en province, et que la société considère comme lui étant dues. La noce de Mariette et de Jacquelin se fit gaiement: ils furent les deux seules personnes qui contredirent les sinistres prophéties.
Du Bousquier voulut employer le gain fait sur sa maison à restaurer et moderniser l'hôtel Cormon. Il avait décidé de passer deux saisons au Prébaudet, et il y emmena son oncle de Sponde. Cette nouvelle répandit l'effroi dans la ville, où chacun pressentit que du Bousquier allait entraîner le pays dans la funeste voie du comfort. Cette peur s'augmenta quand les gens de la ville aperçurent un matin du Bousquier venant du Prébaudet au Val-Noble pour surveiller ses travaux, dans un tilbury attelé d'un nouveau cheval, ayant à ses côtés René en livrée. Le premier acte de son administration avait été de placer toutes les économies de sa femme en rentes sur le Grand-Livre, lesquelles étaient à 67 fr. 50 cent. Dans l'espace d'une année, pendant laquelle il joua constamment à la hausse, il se fit une fortune personnelle presque aussi considérable que l'était celle de sa femme. Mais ces foudroyants présages, ces innovations perturbatrices furent dépassés par un événement qui se rattachait à ce mariage et le fit paraître encore plus funeste. Le soir même de la célébration, Athanase et sa mère se trouvaient, après leur dîner, devant un petit feu de bourrées, nommées des régalades, et que la servante leur allumait au dessert dans le salon.
—Eh! bien, nous irons ce soir chez le président du Ronceret, puisque nous voilà sans mademoiselle Cormon, dit madame Granson. Mon Dieu! je ne m'habituerai jamais à l'appeler madame du Bousquier, ce nom-là me déchire les lèvres.
Athanase regarda sa mère d'un air mélancolique et contraint, il ne pouvait plus sourire, et il voulait comme saluer cette naïve pensée qui pansait sa blessure sans la guérir.
—Maman, dit-il en reprenant sa voix d'enfance, tant sa voix fut douce, de même qu'il reprenait ce mot abandonné depuis quelques années; ma chère maman, ne sortons pas encore, il fait si bon là, devant ce feu!
La mère entendit sans la comprendre cette suprême prière d'une mortelle douleur.
—Restons, mon enfant, dit-elle. J'aime certes mieux causer avec toi, écouter tes projets, que de faire un boston où je puis perdre mon argent.
—Tu es belle ce soir, j'aime à te regarder. Puis je suis dans un courant d'idées qui s'harmonient à ce pauvre petit salon où nous avons tant souffert.
—Où nous souffrirons encore, mon pauvre Athanase, jusqu'à ce que tes ouvrages réussissent. Moi, je suis faite à la misère; mais toi, mon trésor, voir ta belle jeunesse passée sans plaisir! rien que du travail dans ta vie! Cette pensée est une maladie pour une mère; elle me tourmente le soir, et le matin elle me réveille. Mon Dieu! mon Dieu! que vous ai-je fait? de quel crime me punissez-vous?
Elle quitta sa bergère, prit une petite chaise et se colla contre Athanase de manière à mettre sa tête sur la poitrine de son enfant. Il y a toujours la grâce de l'amour chez une maternité vraie. Athanase baisa sa mère sur les yeux, sur ses cheveux gris, au front, avec la sainte volonté d'appuyer son âme partout où s'appuyaient ses lèvres.
—Je ne réussirai jamais, dit-il en essayant de tromper sa mère sur la funeste résolution qu'il roulait dans sa tête.
—Bah! ne vas-tu pas te décourager? Comme tu le dis, la pensée peut tout. Avec dix bouteilles d'encre, dix rames de papier et sa forte volonté, Luther a bouleversé l'Europe? Eh! bien, tu t'illustreras, et tu feras le bien avec les mêmes moyens qui lui ont servi à faire le mal. N'as-tu pas dit cela? Moi, je t'écoute, vois-tu; je te comprends plus que tu ne le crois, car je te porte encore dans mon sein, et la moindre de tes pensées y retentit comme autrefois le plus léger de tes mouvements.
—Je ne réussirai pas ici, vois-tu, maman; et je ne veux pas te donner le spectacle de mes déchirements, de mes luttes, de mes angoisses. Oh! ma mère, laisse-moi quitter Alençon; je veux aller souffrir loin de toi.
—Je veux être toujours à tes côtés, moi, reprit orgueilleusement la mère. Souffrir sans ta mère, ta pauvre mère qui sera ta servante s'il le faut, qui se cachera pour ne pas te nuire si tu le demandais; ta mère qui alors ne t'accuserait point d'orgueil. Non, non, Athanase, nous ne nous séparerons jamais.
Athanase embrassa sa mère avec l'ardeur d'un agonisant qui embrasse la vie.
—Je le veux cependant, reprit-il. Sans cela, tu me perdrais... Cette double douleur, la tienne et la mienne, me tuerait. Il vaut mieux que je vive, n'est-ce pas?
Madame Granson regarda son fils d'un air hagard.—Voilà donc ce que tu couves! On me le disait bien. Ainsi tu pars!
—Oui.
—Tu ne partiras pas sans me tout dire, sans me prévenir. Il te faut un trousseau, de l'argent. J'ai des louis cousus dans mon jupon de dessous, il faut que je te les donne.
Athanase pleura.
—C'est tout ce que je voulais te dire, reprit-il. Maintenant je vais te conduire chez le président. Allons...
Le fils et la mère sortirent. Athanase quitta sa mère sur le pas de la porte de la maison où elle allait passer la soirée. Il regarda long-temps la lumière qui s'échappait par les fentes des volets; il s'y colla, il éprouva la plus frénétique des joies quand, au bout d'un quart d'heure, il entendit sa mère disant:—Grande indépendance en cœur!
—Pauvre mère! je l'ai trompée, s'écria-t-il en gagnant la rive de la Sarthe.
Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tant médité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grosses pierres pour s'asseoir. Il contempla cette belle nature alors éclairée par la lune; il revit en quelques heures tout son avenir de gloire: il passa dans les villes émues à son nom; il entendit les applaudissements de la foule; il respira l'encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s'élança radieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoqua toutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquet olympique. Cette magie avait été possible pendant un moment, maintenant elle s'était à jamais évanouie. Dans ce moment suprême il étreignit son bel arbre, auquel il s'était attaché comme à un ami; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de sa redingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Il alla reconnaître l'endroit profond qu'il avait choisi depuis long-temps; il s'y glissa résolument en tâchant de ne point faire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures et demie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parla pas d'Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l'ouvrit et lut ce peu de mots: Ma bonne mère, je suis parti, ne m'en veux pas!
—Il a fait là un beau coup! s'écria-t-elle. Et son linge, et de l'argent! Il m'écrira, j'irai le retrouver. Ces pauvres enfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle se coucha tranquille.
La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévue par les pêcheurs. Ces crues d'eaux troubles amènent des anguilles entraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu ses engins dans l'endroit où s'était jeté le pauvre Athanase en croyant qu'on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, le pêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu'avait la pauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer à recevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut, comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. La veille, le pauvre homme de génie n'avait pas un seul protecteur; le lendemain de sa mort, mille voix s'écrièrent:—«Je l'aurais si bien aidé, moi!» Il est si commode de se poser charitable gratis. Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Le gentilhomme raconta, dans un esprit de vengeance, le naïf, le sincère, le bel amour d'Athanase pour mademoiselle Cormon. Madame Granson, éclairée par le chevalier, se rappela mille petites circonstances, et confirma les récits de monsieur de Valois. L'histoire devint touchante, quelques femmes pleurèrent. Madame Granson eut une douleur concentrée, muette, qui fut peu comprise. Il est pour les mères en deuil deux genres de douleur. Souvent le monde est dans le secret de leur perte; leur fils apprécié, admiré, jeune ou beau, sur une belle route et voguant vers la fortune, ou déjà glorieux, excite d'universels regrets; le monde s'associe au deuil et l'atténue en l'agrandissant. Mais il y a la douleur des mères qui seules savent ce qu'était leur enfant, qui seules en ont reçu les sourires, qui ont observé seules les trésors de cette vie trop tôt tranchée; cette douleur cache son crêpe dont la couleur fait pâlir celle des autres deuils; mais elle ne se décrit point, et heureusement il est peu de femmes qui sachent quelle corde du cœur est alors à jamais coupée. Avant que madame du Bousquier ne revînt à la ville, la présidente de Ronceret, l'une de ses bonnes amies, était allée déjà lui jeter ce cadavre sur les roses de sa joie, lui apprendre à quel amour elle s'était refusée; elle lui répandit tout doucettement mille gouttes d'absinthe sur le miel de son premier mois de mariage. Quand madame du Bousquier rentra dans Alençon, elle rencontra par hasard madame Granson au coin du Val-Noble! Le regard de la mère, mourant de chagrin, atteignit la vieille fille au cœur. Ce fut à la fois mille malédictions dans une seule, mille flammèches dans un rayon. Madame du Bousquier en fut épouvantée, ce regard lui avait prédit, souhaité le malheur. Le soir même de la catastrophe, madame Granson, l'une des personnes les plus opposées au curé de la ville, et qui tenait pour le desservant de Saint-Léonard, frémit en songeant à l'inflexibilité des doctrines catholiques professées par son propre parti. Après avoir mis elle-même son fils dans un linceul, en pensant à la mère du Sauveur, madame Granson se rendit, l'âme agitée d'une horrible angoisse, à la maison de l'assermenté. Elle trouva le modeste prêtre occupé à emmagasiner les chanvres et les lins qu'il donnait à filer à toutes les femmes, à toutes les filles pauvres de la ville afin que jamais les ouvrières ne manquassent d'ouvrage, charité bien entendue qui sauva plus d'un ménage incapable de mendier. Le curé quitta ses chanvres et s'empressa d'emmener madame Granson dans sa salle où la mère désolée reconnut, en voyant le souper du curé, la frugalité de son propre ménage.
—Monsieur l'abbé, dit-elle, je viens vous supplier... Elle fondit en larmes sans pouvoir achever.
—Je sais ce qui vous amène, répondit le saint homme; mais je me fie à vous, madame, et à votre parente madame du Bousquier, pour apaiser Monseigneur à Séez. Oui, je prierai pour votre malheureux enfant; oui, je dirai des messes; mais évitons tout scandale et ne donnons pas lieu aux méchants de la ville de se rassembler dans l'église... Moi seul, sans clergé, nuitamment...
—Oui, oui, comme vous voudrez, pourvu qu'il soit en terre sainte! dit la pauvre mère en prenant la main du prêtre et la baisant.
Vers minuit donc, une bière fut clandestinement portée à la paroisse par quatre jeunes gens, les camarades les plus aimés d'Athanase. Il s'y trouvait quelques amies de madame Granson, groupes de femmes noires et voilées; puis les sept ou huit jeunes gens qui avaient reçu quelques confidences de ce talent expiré. Quatre torches éclairaient la bière couverte d'un crêpe. Le curé, servi par un discret enfant de chœur, dit une messe mortuaire. Puis le suicidé fut conduit sans bruit dans un coin du cimetière où une croix de bois noirci, sans inscription, indiqua sa place à la mère. Athanase vécut et mourut dans les ténèbres. Aucune voix n'accusa le curé, l'évêque garda le silence. La piété de la mère racheta l'impiété du fils.
Quelques mois après, un soir, la pauvre femme, insensée de douleur, et mue par une de ces inexplicables soifs qu'ont les malheureux de se plonger les lèvres dans leur amer calice, voulut aller voir l'endroit où son fils s'était noyé. Son instinct lui disait peut-être qu'il y avait des pensées à reprendre sous ce peuplier; peut-être aussi désirait-elle voir ce que son fils avait vu pour la dernière fois? Il y a des mères qui mourraient de ce spectacle, d'autres s'y livrent à une sainte adoration. Les patients anatomistes de la nature humaine ne sauraient trop répéter les vérités contre lesquelles doivent se briser les éducations, les lois et les systèmes philosophiques. Disons-le souvent: il est absurde de vouloir ramener les sentiments à des formules identiques; en se produisant chez chaque homme, ils se combinent avec les éléments qui lui sont propres, et prennent sa physionomie.
Madame Granson vit venir de loin une femme qui s'écria sur le lieu fatal:—C'est donc là!
Une seule personne pleura là, comme y pleurait la mère. Cette créature était Suzanne. Arrivée le matin à l'hôtel du More, elle avait appris la catastrophe. Si le pauvre Athanase avait vécu, elle aurait pu faire ce que de nobles personnes, sans argent, rêvent de faire, et ce à quoi ne pensent jamais les riches, elle eût envoyé quelque mille francs en écrivant dessus: Argent dû à votre père par un camarade qui vous le restitue. Cette ruse angélique avait été inventée par Suzanne pendant son voyage.
La courtisane aperçut madame Granson, et s'éloigna précipitamment en lui disant:—Je l'aimais!
Suzanne, fidèle à sa nature, ne quitta pas Alençon sans changer en fleurs de nénuphar les fleurs d'oranger qui couronnaient la mariée. Elle, la première, déclara que madame du Bousquier ne serait jamais que mademoiselle Cormon. Elle vengea d'un coup de langue Athanase et le cher chevalier de Valois.
Alençon fut témoin d'un suicide continu bien autrement pitoyable, car Athanase fut promptement oublié par la société qui veut et doit promptement oublier ses morts. Le pauvre chevalier de Valois mourut de son vivant, il se suicida tous les matins pendant quatorze ans. Trois mois après le mariage de du Bousquier, la société remarqua, non sans étonnement, que le linge du chevalier devenait roux, et ses cheveux furent irrégulièrement peignés. Ébouriffé, le chevalier de Valois n'existait plus! Quelques dents d'ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humain pussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si elles étaient de la légion étrangère ou indigènes, végétales ou animales, si l'âge les arrachait au chevalier ou si elles étaient oubliées dans le tiroir de sa toilette. La cravate se roula sur elle-même, indifférente à l'élégance! Les têtes de nègre pâlirent en s'encrassant. Les rides du visage se plissèrent, se noircirent et la peau se parchemina. Les ongles incultes se bordèrent parfois d'un liséré de velours noir. Le gilet se montra sillonné de roupies oubliées qui s'étalèrent comme des feuilles d'automne. Le coton des oreilles ne fut plus que rarement renouvelé. La tristesse siégea sur ce front et glissa ses teintes jaunes au fond des rides. Enfin, les ruines si savamment réprimées lézardèrent ce bel édifice et montrèrent combien l'âme a de puissance sur le corps; puisque l'homme blond, le cavalier, le jeune premier mourut quand faillit l'espoir. Jusqu'alors, le nez du chevalier s'était produit sous une forme gracieuse; jamais il n'en était tombé ni pastille noire humide ni goutte d'ambre; mais le nez du chevalier barbouillé de tabac qui débordait sous les narines, et déshonoré par les roupies qui profitaient de la gouttière située au milieu de la lèvre supérieure; ce nez, qui ne se souciait plus de paraître aimable, révéla les énormes soins que le chevalier prenait autrefois de lui-même et fit comprendre, par leur étendue, la grandeur, la persistance des desseins de l'homme sur mademoiselle Cormon. Il fut écrasé par un calembour de du Coudrai qu'il fit d'ailleurs destituer. Ce fut la première vengeance que le bénin chevalier poursuivit; mais ce calembour était assassin et dépassait de cent coudées tous les calembours du Conservateur des hypothèques. Monsieur du Coudrai, voyant cette révolution nasale, avait nommé le chevalier, Nérestan. Enfin, les anecdotes imitèrent les dents; puis les bons mots devinrent rares; mais l'appétit se soutint, le gentilhomme ne sauva que l'estomac dans ce naufrage de toutes ses espérances; s'il prépara mollement ses prises, il mangea toujours effroyablement. Vous devinerez le désastre que cet événement amena dans les idées en apprenant que monsieur de Valois s'entretint moins fréquemment avec la princesse Goritza. Un jour il vint chez le marquis de Gordes avec un mollet devant son tibia. Cette banqueroute des grâces fut horrible, je vous jure, et frappa tout Alençon. Ce quasi-jeune homme devenu vieillard, ce personnage qui sous l'affaissement de son âme passait de cinquante à quatre-vingt-dix ans, effraya la société. Puis il livra son secret, il avait attendu, guetté mademoiselle Cormon; il avait, chasseur patient, ajusté son coup pendant dix ans, et il avait manqué la bête. Enfin la République impuissante l'emportait sur la vaillante Aristocratie et en pleine restauration. La forme triomphait du fond, l'esprit était vaincu par la matière, la diplomatie par l'insurrection. Dernier malheur! une grisette blessée révéla le secret des matinées du chevalier, il passa pour un libertin. Les Libéraux lui jetèrent les enfants trouvés de du Bousquier, et le faubourg Saint-Germain d'Alençon les accepta très-orgueilleusement; il en rit, il dit:—Ce bon chevalier, que vouliez-vous qu'il fît? Il plaignit le chevalier, le mit dans son giron, ranima ses sourires, et une haine effroyable s'amassa sur la tête de du Bousquier. Onze personnes passèrent aux Gordes et quittèrent le salon Cormon.
Ce mariage eut surtout pour effet de dessiner les partis dans Alençon. La maison de Gordes y figura la haute aristocratie, car les Troisville revenus s'y rattachèrent. La maison Cormon représenta, sous l'habile influence de du Bousquier, cette fatale opinion qui sans être vraiment libérale, ni résolument royaliste, enfanta les 221 au jour où la lutte se précisa entre le plus auguste, le plus grand, le seul vrai pouvoir, la Royauté, et le plus faux, le plus changeant, le plus oppresseur pouvoir, le pouvoir dit parlementaire qu'exercent des assemblées électives. Le salon du Ronceret, secrètement allié au salon Cormon, fut hardiment libéral.
A son retour du Prébaudet, l'abbé de Sponde éprouva de continuelles souffrances qu'il refoula dans son âme et sur lesquelles il se tut devant sa nièce, mais il ouvrit son cœur à mademoiselle de Gordes à laquelle il avoua que, folie pour folie, il eût préféré le chevalier de Valois à monsieur du Bousquier. Jamais le cher chevalier n'aurait eu le mauvais goût de contrarier un pauvre vieillard qui n'avait plus que quelques jours à vivre. Du Bousquier avait tout détruit au logis. L'abbé dit en roulant de maigres larmes dans ses yeux éteints:—Mademoiselle, je n'ai plus le couvert où je me promène depuis cinquante ans! Mes bien-aimés tilleuls ont été rasés! Au moment de ma mort, la République m'apparaît encore sous la forme d'un horrible bouleversement à domicile!
—Il faut pardonner à votre nièce, dit le chevalier de Valois. Les idées républicaines sont la première erreur de la jeunesse qui cherche la liberté, mais qui trouve le plus horrible des despotismes, celui de la canaille impuissante. Votre pauvre nièce n'est pas punie par où elle a péché.
—Que vais-je devenir dans une maison où dansent des femmes nues peintes sur les murs? Où retrouver les tilleuls sous lesquels je lisais mon bréviaire!
Semblable à Kant qui ne put donner de lien à ses pensées, lorsqu'on lui eut abattu le sapin qu'il avait l'habitude de regarder pendant ses méditations, de même le bon abbé ne put obtenir le même élan dans ses prières en marchant à travers des allées sans ombre. Du Bousquier avait fait planter un jardin anglais!
—C'était mieux, disait madame du Bousquier sans le penser, mais l'abbé Couturier l'avait autorisée à commettre beaucoup de choses pour plaire à son mari.
Cette restauration ôta tout son lustre, sa bonhomie, son air patriarcal à la vieille maison. Semblable au chevalier de Valois dont l'incurie pouvait passer pour une abdication, de même la majesté bourgeoise du salon des Cormon n'exista plus quand il fut blanc et or, meublé d'ottomanes en acajou, et tendu de soie bleue. La salle à manger, ornée à la moderne, remplit les plats moins chauds, on n'y mangeait plus aussi bien qu'autrefois. Monsieur du Coudrai prétendit qu'il se sentait les calembours arrêtés dans le gosier par les figures peintes sur les murs, et qui le regardaient dans le blanc des yeux. A l'extérieur, la province y respirait encore; mais l'intérieur de la maison révélait le fournisseur du Directoire. Ce fut le mauvais goût de l'agent de change: des colonnes de stuc, des portes en glace, des profils grecs, des moulures sèches, tous les styles mêlés, une magnificence hors de propos. La ville d'Alençon glosa pendant quinze jours de ce luxe qui parut inouï; puis, quelques mois après, elle en fut orgueilleuse, et plusieurs riches fabricants renouvelèrent leur mobilier et se firent de beaux salons. Les meubles modernes commencèrent à se montrer dans la ville. On y vit des lampes astrales! L'abbé de Sponde pénétra l'un des premiers les malheurs secrets que ce mariage devait apporter dans la vie intime de sa nièce bien-aimée. Le caractère de simplicité noble qui régissait leur commune existence fut perdu dès le premier hiver, pendant lequel du Bousquier donna deux bals par mois. Entendre les violons et la profane musique des fêtes mondaines dans cette sainte maison! l'abbé priait à genoux pendant que durait cette joie! Puis, le système politique de ce grave salon fut lentement perverti. Le Grand-Vicaire devina du Bousquier: il frémit de son ton impérieux; il aperçut quelques larmes dans les yeux de sa nièce alors qu'elle perdit le gouvernement de sa fortune, et que son mari lui laissa seulement l'administration du linge, de la table et des choses qui sont le lot des femmes. Rose n'eut plus d'ordres à donner. La volonté de monsieur était seule écoutée par Jaquelin devenu exclusivement cocher, par René, le groom, par un chef venu de Paris, car Mariette ne fut plus que fille de cuisine. Madame du Bousquier n'eut que Josette à régenter. Sait-on combien il en coûte de renoncer aux délicieuses habitudes du pouvoir? Si le triomphe de la volonté est un des enivrants plaisirs de la vie des grands hommes, il est toute la vie des êtres bornés. Il faut avoir été ministre et disgracié pour connaître l'amère douleur qui saisit madame du Bousquier, alors qu'elle fut réduite à l'ilotisme le plus complet. Elle montait souvent en voiture contre son gré, elle voyait des gens qui ne lui convenaient pas; elle n'avait plus le maniement de son cher argent, elle qui s'était vue libre de dépenser ce qu'elle voulait et qui alors ne dépensait rien. Toute limite imposée n'inspire-t-elle pas le désir d'aller au delà? Les souffrances les plus vives ne viennent-elles pas du libre arbitre contrarié? Ces commencements furent des roses. Chaque concession faite à l'autorité maritale fut alors conseillée par l'amour de la pauvre fille pour son époux. Du Bousquier se comporta d'abord admirablement pour sa femme; il fut excellent, il lui donna des raisons valables à chaque nouvel empiétement. Cette chambre, si long-temps déserte, entendit le soir la voix des deux époux au coin du feu. Aussi, pendant les deux premières années de son mariage, madame du Bousquier se montra-t-elle très-satisfaite. Elle avait ce petit air délibéré, finaud qui distingue les jeunes femmes après un mariage d'amour. Le sang ne la tourmentait plus. Cette contenance dérouta les rieurs, démentit les bruits qui couraient sur du Bousquier et déconcerta les observateurs du cœur humain. Rose-Marie-Victoire craignait tant, en déplaisant à son époux, en le heurtant, de le désaffectionner, d'être privée de sa compagnie, qu'elle lui aurait sacrifié tout, même son oncle. Les petites joies niaises de madame du Bousquier trompèrent le pauvre abbé de Sponde, qui supporta mieux ses souffrances personnelles en pensant que sa nièce était heureuse. Alençon pensa d'abord comme l'abbé. Mais il y avait un homme plus difficile à tromper que toute la ville! Le chevalier de Valois, réfugié sur le mont sacré de la haute aristocratie, passait sa vie chez les Gordes; il écoutait les médisances et les caquetages, il pensait nuit et jour à ne pas mourir sans vengeance. Il avait abattu l'homme aux calembours, il voulait atteindre du Bousquier au cœur. Le pauvre abbé comprit les lâchetés du premier et dernier amour de sa nièce, il frémit en devinant la nature hypocrite de son neveu, et ses manœuvres perfides. Quoique du Bousquier se contraignît en pensant à la succession de son oncle, et ne voulût lui causer aucun chagrin, il lui porta un dernier coup qui le mit au tombeau. Si vous voulez expliquer le mot intolérance par le mot fermeté de principes, si vous ne voulez pas condamner dans l'âme catholique de l'ancien Grand-Vicaire le stoïcisme que Walter Scott vous fait admirer dans l'âme puritaine du père de Jeanie Deans, si vous voulez reconnaître dans l'Église romaine le potiùs mori quàm fœdari que vous admirez dans l'opinion républicaine, vous comprendrez la douleur qui saisit le grand abbé de Sponde alors qu'il vit dans le salon de son neveu le prêtre apostat, renégat, relaps, hérétique, l'ennemi de l'Église, le curé fauteur du serment constitutionnel. Du Bousquier, dont la secrète ambition était de régenter le pays, voulut, pour premier gage de son pouvoir, réconcilier le desservant de Saint-Léonard avec le curé de la paroisse, et il atteignit à son but. Sa femme crut accomplir une œuvre de paix, là où, selon l'incommutable abbé, il y avait trahison. Monsieur de Sponde se vit seul dans sa foi. L'évêque vint chez du Bousquier et parut satisfait de la cessation des hostilités. Les vertus de l'abbé François avaient tout vaincu, excepté le Romain Catholique capable de s'écrier avec Corneille:
L'abbé mourut quand expira l'Orthodoxie dans le diocèse.
En 1819, la succession de l'abbé de Sponde porta les revenus territoriaux de madame du Bousquier à vingt-cinq mille livres, sans compter ni le Prébaudet, ni la maison du Val-Noble. Ce fut vers ce temps que du Bousquier rendit à sa femme le capital des économies qu'elle lui avait livrées; il le lui fit employer à l'acquisition de biens contigus au Prébaudet, et rendit ainsi ce domaine l'un des plus considérables du Département, car les terres appartenant à l'abbé de Sponde jouxtaient celles du Prébaudet. Personne ne connaissait la fortune personnelle de du Bousquier, il faisait valoir ses capitaux chez les Keller à Paris, où il faisait quatre voyages par an. Mais, à cette époque, il passa pour l'homme le plus riche du département de l'Orne. Cet homme habile, l'éternel candidat des Libéraux, à qui sept ou huit voix manquèrent constamment dans toutes les batailles électorales livrées sous la Restauration, et qui ostensiblement répudiait les Libéraux en voulant se faire élire comme royaliste ministériel, sans pouvoir jamais vaincre les répugnances de l'administration, malgré le secours de la congrégation et de la magistrature; ce républicain haineux, enragé d'ambition, conçut de lutter avec le royalisme et l'aristocratie dans ce pays, au moment où ils y triomphaient. Du Bousquier s'appuya sur le sacerdoce par les trompeuses apparences d'une piété bien jouée: il accompagna sa femme à la messe, il donna de l'argent pour les couvents de la ville, il soutint la congrégation du Sacré-Cœur, il se prononça pour le clergé dans toutes les occasions où le clergé combattit la Ville, le Département ou l'État. Secrètement soutenu par les Libéraux, protégé par l'Église, demeurant royaliste constitutionnel, il côtoya sans cesse l'aristocratie du département pour la ruiner, et il la ruina. Attentif aux fautes commises par les sommités nobiliaires et par le gouvernement, il réalisa, la bourgeoisie aidant, toutes les améliorations que la Noblesse, la Pairie et le Ministère devaient inspirer, diriger, et qu'ils entravaient par suite de la niaise jalousie des pouvoirs en France. L'opinion constitutionnelle l'emporta dans l'affaire du curé, dans l'érection du théâtre, dans toutes les questions d'agrandissement pressenties par du Bousquier, qui les faisait proposer par le parti libéral, auquel il s'adjoignait au plus fort des débats, en objectant le bien du pays. Du Bousquier industrialisa le Département. Il accéléra la prospérité de la province en haine des familles logées sur la route de Bretagne. Il préparait ainsi sa vengeance contre les gens à châteaux, et surtout contre les Gordes, au sein desquels un jour il fut sur le point d'enfoncer un poignard envenimé. Il donna des fonds pour relever les manufactures de point d'Alençon; il raviva le commerce des toiles, la ville eut une filature. En s'inscrivant ainsi dans tous les intérêts et au cœur de la masse, en faisant ce que la Royauté ne faisait point, du Bousquier ne hasardait pas un liard. Soutenu par sa fortune, il pouvait attendre les réalisations que souvent les gens entreprenants, mais gênés, sont forcés d'abandonner à d'heureux successeurs. Il se posa comme banquier. Ce Laffitte au petit pied commanditait toutes les inventions nouvelles en prenant ses sûretés. Il faisait très bien ses affaires en faisant le bien public; il était le moteur des Assurances, le protecteur des nouvelles entreprises de voitures publiques; il suggérait les pétitions pour demander à l'administration les chemins et les ponts nécessaires. Ainsi prévenu, le gouvernement voyait un empiétement sur son autorité. Les luttes s'engageaient maladroitement, car le bien du pays exigeait que la Préfecture cédât. Du Bousquier aigrissait la noblesse de province contre la noblesse de cour et contre la pairie. Enfin il prépara l'effrayante adhésion d'une forte partie du royalisme constitutionnel à la lutte que soutinrent le Journal des Débats et monsieur de Châteaubriand contre le trône, ingrate Opposition basée sur des intérêts ignobles, et qui fut une des causes de triomphe de la bourgeoisie et du journalisme en 1830. Aussi, du Bousquier, comme les gens qu'il représente, eut-il le bonheur de voir passer le convoi de la Royauté, sans qu'aucune sympathie l'accompagnât dans la province désaffectionnée par les mille causes qui se trouvent encore incomplétement énumérées ici. Le vieux républicain, chargé de messes, et qui pendant quinze ans avait joué la comédie afin de satisfaire sa vendetta, renversa lui-même le drapeau blanc de la Mairie aux applaudissements du peuple. Aucun homme, en France, ne jeta sur le nouveau trône élevé en août 1830 un regard plus enivré de joyeuse vengeance. Pour lui, l'avénement de la branche cadette était le triomphe de la Révolution. Pour lui, le triomphe du drapeau tricolore était la résurrection de la Montagne, qui, cette fois, allait abattre les gentilshommes par des procédés plus sûrs que celui de la guillotine, en ce que son action serait moins violente. La Pairie sans hérédité, la Garde nationale qui met sur le même lit de camp l'épicier du coin et le marquis, l'abolition des majorats réclamée par un bourgeois-avocat, l'Église catholique privée de sa suprématie, toutes les inventions législatives d'août 1830 furent pour du Bousquier la plus savante application des principes de 1793. Depuis 1830, cet homme est Receveur-Général. Il s'est appuyé, pour parvenir, sur ses liaisons avec le duc d'Orléans, père du roi Louis-Philippe, et avec monsieur de Folmon, l'ancien intendant de la duchesse douairière d'Orléans. On lui donne quatre-vingt mille livres de rente. Aux yeux de son pays, monsieur du Bousquier est un homme de bien, un homme respectable, invariable dans ses principes, intègre, obligeant. Alençon lui doit son association au mouvement industriel qui en fait le premier anneau par lequel la Bretagne se rattachera peut-être un jour à ce qu'on nomme la civilisation moderne. Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voitures propres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, des coupés, des landaus, des cabriolets et des tilburys, sans s'en étonner. Les bourgeois et les propriétaires, effrayés d'abord de voir le prix des choses augmentant, reconnurent plus tard que cette augmentation avait un contre-coup financier dans leurs revenus. Le mot prophétique du président du Ronceret:—Du Bousquier est un homme très-fort! fut adopté par le pays. Mais, malheureusement pour sa femme, ce mot est un horrible contre-sens. Le mari ne ressemble en rien à l'homme public et politique. Ce grand citoyen, si libéral au dehors, si bonhomme, animé de tant d'amour pour son pays, est despote au logis et parfaitement dénué d'amour conjugal. Cet homme si profondément astucieux, hypocrite, rusé, ce Cromwell du Val-Noble, se comporte dans son ménage comme il se comportait envers l'aristocratie, qu'il caressait pour l'égorger. Comme son ami Bernadotte, il chaussa d'un gant de velours sa main de fer. Sa femme ne lui donna pas d'enfants. Le mot de Suzanne, les insinuations du chevalier de Valois se trouvèrent ainsi justifiées. Mais la bourgeoisie libérale, la bourgeoisie royaliste-constitutionnelle, les hobereaux, la magistrature et le parti-prêtre, comme disait le Constitutionnel, donnèrent tort à madame du Bousquier. Monsieur du Bousquier l'avait épousée si vieille! disait-on. D'ailleurs quel bonheur pour cette pauvre femme, car à son âge il était si dangereux d'avoir des enfants! Si madame du Bousquier confiait en pleurant ses désespoirs périodiques à madame du Coudrai, à madame du Ronceret, ces dames lui disaient:—Mais vous êtes folle, ma chère, vous ne savez pas ce que vous désirez, un enfant serait votre mort! Puis, beaucoup d'hommes qui rattachaient, comme monsieur du Coudrai, leurs espérances au triomphe de du Bousquier, faisaient chanter ses louanges par leurs femmes. La vieille fille était assassinée par ces phrases cruelles.
—Vous êtes bienheureuse, ma chère, d'avoir épousé un homme capable, vous éviterez les malheurs des femmes qui sont mariées à des gens sans énergie, incapables de conduire leur fortune, de diriger leurs enfants.
—Votre mari vous rend la reine du pays, ma belle. Il ne vous laissera jamais dans l'embarras, celui-là! Il mène tout dans Alençon.
—Mais je voudrais, disait la pauvre femme, qu'il se donnât moins de peine pour le public, et qu'il...
—Vous êtes bien difficile, ma chère madame du Bousquier, toutes les femmes vous envient votre mari.
Mal jugée par le monde, qui commença par lui donner tort, la chrétienne trouva, dans son intérieur, une ample carrière à déployer ses vertus. Elle vécut dans les larmes et ne cessa d'offrir au monde un visage placide. Pour une âme pieuse, n'était-ce pas un crime que cette pensée qui lui becqueta toujours le cœur: J'aimais le chevalier de Valois, et je suis la femme de du Bousquier! L'amour d'Athanase se dressait aussi sous la forme d'un remords et la poursuivait dans ses rêves. La mort de son oncle, dont les chagrins avaient éclaté, lui rendit son avenir encore plus douloureux, car elle pensa toujours aux souffrances que son oncle dut éprouver en voyant le changement des doctrines politiques et religieuses de la maison Cormon. Souvent le malheur tombe avec la rapidité de la foudre, comme chez madame Granson; mais il s'étendit, chez la vieille fille, comme une goutte d'huile qui ne quitte l'étoffe qu'après l'avoir lentement imbibée.
Le chevalier de Valois fut le malicieux artisan de l'infortune de madame du Bousquier. Il avait à cœur de détromper sa religion surprise; car le chevalier, si expert en amour, devina du Bousquier marié comme il avait deviné du Bousquier garçon. Mais le profond républicain était difficile à surprendre: son salon était naturellement fermé au chevalier de Valois, comme à tous ceux qui, dans les premiers jours de son mariage, avaient renié la maison Cormon. Puis il était supérieur au ridicule, il tenait une immense fortune, il régnait dans Alençon, il se souciait de sa femme comme Richard III se serait soucié de voir crever le cheval à l'aide duquel il aurait gagné la bataille. Pour plaire à son mari, madame du Bousquier avait rompu avec la maison de Gordes, où elle n'allait plus; mais, quand son mari la laissait seule pendant ses séjours à Paris, elle faisait alors une visite à mademoiselle Armande. Or, deux ans après son mariage, précisément à la mort de l'abbé de Sponde, mademoiselle de Gordes aborda madame du Bousquier au sortir de Saint-Léonard, où elles avaient entendu une messe noire dite pour l'abbé. La généreuse fille crut qu'en cette circonstance elle devait des consolations à l'héritière en pleurs. Elles allèrent ensemble, en causant du cher défunt, de Saint-Léonard au Cours; et, du Cours, elles atteignirent l'hôtel de Gordes où mademoiselle Armande entraîna madame du Bousquier par le charme de sa conversation. La pauvre femme désolée aima peut-être à s'entretenir de son oncle avec une personne que son oncle aimait tant. Puis elle voulut recevoir les compliments du vieux marquis de Gordes, qu'elle n'avait pas vu depuis près de trois années. Il était une heure et demie, elle trouva là le chevalier de Valois venu pour dîner, qui, tout en la saluant, lui prit les mains.
—Eh! bien, chère vertueuse et bien-aimée dame, lui dit-il d'une voix émue, nous avons perdu notre saint ami; nous avons épousé votre deuil; oui, votre perte est aussi vivement sentie ici que chez vous... mieux, ajouta-t-il en faisant allusion à du Bousquier.
Après quelques paroles d'oraison funèbre où chacun fit sa phrase, le chevalier prit galamment le bras de madame du Bousquier et le mit sur le sien, le pressa fort adorablement et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre.
—Êtes-vous heureuse au moins? dit-il avec une voix paternelle.
—Oui, dit-elle en baissant les yeux.
En entendant ce oui, madame de Troisville, la fille de la princesse Sherbellof et la vieille marquise de Castéran vinrent se joindre au chevalier, accompagnées de mademoiselle de Gordes. Toutes allèrent se promener dans le jardin en attendant le dîner, sans que madame du Bousquier, hébétée par la douleur, se fût aperçue que les dames et le chevalier menaient une petite conspiration de curiosité. «Nous la tenons, sachons le mot de l'énigme?» était une phrase écrite dans les regards que ces personnes se jetèrent.
—Pour que votre bonheur fût complet, dit mademoiselle Armande, il vous faudrait des enfants, un beau garçon comme mon neveu...
Une larme roula dans les yeux de madame du Bousquier.
—J'ai entendu dire que vous étiez la seule coupable en cette affaire, que vous aviez peur d'une grossesse? dit le chevalier.
—Moi, dit-elle naïvement, j'achèterais un enfant par cent années d'enfer.
Sur la question ainsi posée, il s'émut une discussion conduite avec une excessive délicatesse par madame la vicomtesse de Troisville et la vieille marquise de Castéran qui entortillèrent si bien la pauvre vieille fille qu'elle livra, sans s'en douter, les secrets de son ménage. Mademoiselle Armande avait pris le bras du chevalier et s'était éloignée, afin de laisser les trois femmes causer mariage. Madame du Bousquier fut alors désabusée des mille déceptions de son mariage; et comme elle était restée bestiote, elle amusa ses confidentes par de délicieuses naïvetés. Quoique dans le premier moment le mensonger mariage de mademoiselle Cormon fît rire toute la ville bientôt initiée aux manœuvres de du Bousquier, néanmoins madame du Bousquier gagna l'estime et la sympathie de toutes les femmes. Tant que mademoiselle Cormon avait couru sus au mariage sans réussir à se marier, chacun se moquait d'elle; mais quand chacun apprit la situation exceptionnelle où la plaçait la sévérité de ses principes religieux, tout le monde l'admira. Cette pauvre madame du Bousquier remplaça cette bonne demoiselle Cormon. Le chevalier rendit ainsi pour quelque temps du Bousquier odieux et ridicule, mais le ridicule finit par s'affaiblir; et, quand chacun eut dit son mot sur lui, la médisance se lassa. Puis à cinquante-sept ans, le muet républicain semblait à beaucoup de personnes avoir droit à la retraite. Cette circonstance envenima la haine que du Bousquier portait à la maison de Gordes à un tel point, qu'elle le rendit impitoyable au jour de la vengeance, Madame du Bousquier reçut l'ordre de ne jamais mettre le pied dans cette maison. Par représailles du tour que lui avait joué le chevalier de Valois, du Bousquier, qui venait de créer le Courrier de l'Orne, y fit insérer l'annonce suivante:
«Il sera délivré une inscription de mille francs de rente à la personne qui pourra démontrer l'existence d'un monsieur de Pombreton, avant, pendant ou après l'émigration.»
Quoique son mariage fût essentiellement négatif, madame du Bousquier y vit des avantages: ne valait-il pas mieux encore s'intéresser à l'homme le plus remarquable de la ville, que de vivre seule? Du Bousquier était encore préférable aux chiens, aux chats, aux serins qu'adorent les célibataires; il portait à sa femme un sentiment plus réel et moins intéressé que ne l'est celui des servantes, des confesseurs, et des capteurs de successions. Plus tard, elle vit dans son mari l'instrument de la colère céleste, car elle reconnut des péchés innombrables dans tous ses désirs de mariage; elle se regarda comme justement punie ainsi des malheurs qu'elle avait causés à madame Granson, et de la mort anticipée de son oncle. Obéissant à cette religion qui ordonne de baiser les verges avec lesquelles on administre la correction, elle vantait son mari, elle l'approuvait publiquement; mais, au confessionnal ou le soir dans ses prières, elle pleurait souvent en demandant pardon à Dieu des apostasies de son mari qui pensait le contraire de ce qu'il disait, qui souhaitait la mort de l'aristocratie et de l'Église, les deux religions de la maison Cormon. Trouvant en elle-même tous ses sentiments froissés et immolés, mais forcée par le devoir à faire le bonheur de son époux, à ne lui nuire en rien, et attachée à lui par une indéfinissable affection que peut-être l'habitude engendra, sa vie était un contre-sens perpétuel. Elle avait épousé un homme dont elle haïssait la conduite et les opinions, mais dont elle devait s'occuper avec une tendresse obligée. Souvent elle était aux anges quand du Bousquier mangeait ses confitures, quand il trouvait le dîner bon; elle veillait à ce que ses moindres désirs fussent satisfaits. S'il oubliait la bande de son journal sur une table; au lieu de la jeter, madame disait:—René, laissez cela, monsieur ne l'a pas mis là sans intention. Du Bousquier allait-il en voyage, elle s'inquiétait du manteau, du linge; elle prenait pour son bonheur matériel les plus minutieuses précautions. S'il allait au Prébaudet, elle consultait le baromètre dès la veille pour savoir s'il ferait beau. Elle épiait ses volontés dans son regard, à la manière d'un chien qui, tout en dormant, entend et voit son maître. Si le gros du Bousquier, vaincu par cet amour ordonné, la saisissait par la taille, l'embrassait sur le front, et lui disait:—Tu es une bonne femme! des larmes de plaisir venaient aux yeux de la pauvre créature. Il est probable que du Bousquier se croyait obligé à des dédommagements qui lui conciliaient le respect de Rose-Marie-Victoire, car la vertu catholique n'ordonne pas une dissimulation aussi complète que le fut celle de madame du Bousquier. Mais souvent la sainte femme restait muette en entendant les discours que tenaient chez elle les gens haineux qui se cachaient sous les opinions royalistes-constitutionnelles. Elle frémissait en prévoyant la perte de l'Église; elle risquait parfois un mot stupide, une observation que du Bousquier coupait en deux par un regard. Les contrariétés de cette existence ainsi tiraillée finirent par hébéter madame du Bousquier, qui trouva plus simple et plus digne de concentrer son intelligence sans la produire au dehors, en se résignant à mener une vie purement animale. Elle eut alors une soumission d'esclave, et regarda comme une œuvre méritoire d'accepter l'abaissement dans lequel la mit son mari. L'accomplissement des volontés maritales ne lui causa jamais le moindre murmure. Cette brebis craintive chemina dès lors dans la voie que lui traça le berger; elle ne quitta plus le giron de l'Église, et se livra aux pratiques religieuses les plus sévères, sans penser ni à Satan, ni à ses pompes, ni à ses œuvres. Elle offrit ainsi la réunion des vertus chrétiennes les plus pures, et du Bousquier devint certes l'un des hommes les plus heureux du royaume de France et de Navarre.
—Elle sera niaise jusqu'à son dernier soupir, dit le cruel Conservateur destitué qui dînait cependant chez elle deux fois par semaine.
Cette histoire serait étrangement incomplète si l'on n'y mentionnait pas la coïncidence de la mort du chevalier de Valois avec la mort de la mère de Suzanne. Le chevalier mourut avec la monarchie, en août 1830. Il alla se joindre au cortége du roi Charles X à Nonancourt, et l'escorta pieusement jusqu'à Cherbourg avec tous les Troisville, les Castéran, les Gordes, etc. Le vieux gentilhomme avait pris sur lui cinquante mille francs, somme à laquelle montaient ses économies et le prix de sa rente; il l'offrit à l'un des fidèles amis de ses maîtres pour la transmettre au roi, en objectant sa mort prochaine, en disant que cette somme venait des bontés de Sa Majesté, qu'enfin l'argent du dernier des Valois appartenait à la Couronne. On ne sait si la ferveur de son zèle vainquit les répugnances du Bourbon qui abandonnait son beau royaume de France sans en emporter un liard, et qui dut être attendri par le dévouement du chevalier; mais il est certain que Césarine, légataire universelle de monsieur de Valois, recueillit à peine six cents livres de rente. Le chevalier revint à Alençon aussi cruellement atteint par la douleur que par la fatigue, et il expira quand Charles X toucha la terre étrangère.
Madame du Valnoble et son protecteur, qui craignait alors les vengeances du parti libéral, se trouvèrent heureux d'avoir un prétexte de venir incognito dans le village où mourut la mère de Suzanne. A la vente qui eut lieu par suite du décès du chevalier de Valois, Suzanne, désirant un souvenir de son premier et bon ami, fit pousser sa tabatière jusqu'au prix excessif de mille francs. Le portrait de la princesse Goritza valait à lui seul cette somme. Deux ans après, un jeune élégant, qui faisait collection des belles tabatières du dernier siècle, obtint de Suzanne celle du chevalier recommandée par une façon merveilleuse. Le bijou confident des plus belles amours du monde et le plaisir de toute une vieillesse, se trouve donc exposé dans une espèce de musée privé. Si les morts savent ce qui se fait après eux, la tête du chevalier doit en ce moment rougir à gauche.
Quand cette histoire n'aurait d'autre effet que d'inspirer aux possesseurs de quelques reliques adorées une sainte peur, et les faire recourir à un codicille pour statuer immédiatement sur le sort de ces précieux souvenirs d'un bonheur qui n'est plus en les léguant à des mains fraternelles, elle aurait rendu d'énormes services à la portion chevaleresque et amoureuse du public; mais elle renferme une moralité bien plus élevée!... ne démontre-t-elle pas la nécessité d'un enseignement nouveau? N'invoque-t-elle pas, de la sollicitude si éclairée des ministres de l'instruction publique, la création de chaires d'anthropologie, science dans laquelle l'Allemagne nous devance? Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toutes parts, ils servent à tout, ils expliquent tout. S'ils sont, selon l'École Humanitaire, les flambeaux de l'histoire, ils sauveront les empires de toute révolution, pour peu que les professeurs d'histoire fassent pénétrer les explications qu'ils en donnent, jusque dans les masses départementales! Si mademoiselle Cormon eût été lettrée, s'il eût existé dans le département de l'Orne un professeur d'anthropologie, enfin si elle avait lu l'Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugale eussent-ils jamais eu lieu? Elle aurait peut-être recherché pourquoi le poète italien nous montre Angélique préférant Médor, qui était un blond chevalier de Valois, à Roland dont la jument était morte et qui ne savait que se mettre en fureur. Médor ne serait-il pas la figure mythique des courtisans de la royauté féminine, et Roland le mythe des révolutions désordonnées, furieuses, impuissantes qui détruisent tout sans rien produire. Nous publions, en en déclinant la responsabilité, cette opinion d'un élève de Ballanche.
Aucun renseignement ne nous est parvenu sur les petites têtes de nègres en diamants. Vous pouvez voir aujourd'hui madame de Valnoble à l'Opéra. Grâce à la première éducation que lui a donnée le chevalier de Valois, elle a presque l'air d'une femme comme il faut.
Madame du Bousquier vit encore, n'est-ce pas dire qu'elle souffre toujours? En atteignant à l'âge de soixante ans, époque à laquelle les femmes se permettent des aveux, elle a dit en confidence à madame du Coudrai dont le mari retrouva sa place en août 1830, qu'elle ne supportait pas l'idée de mourir fille.
Paris, octobre 1836.
IMP. S. RAÇON.
MADEMOISELLE D'ESGRIGNON.
Quand je la voyais venant de loin sur le cours... et qu'elle y amenait Victurnien, son neveu, etc., etc.
(LE CABINET DES ANTIQUES.)
LES RIVALITÉS.
(DEUXIÈME HISTOIRE).
LE CABINET DES ANTIQUES.
A MONSIEUR LE BARON DE HAMMER-PURGSTALL,
Conseiller aulique, auteur de l'Histoire de l'Empire ottoman.
Cher baron,
Vous vous êtes si chaudement intéressé à ma longue et vaste histoire des mœurs françaises au dix-neuvième siècle, et vous avez accordé de tels encouragements à mon œuvre, que vous m'avez ainsi donné le droit d'attacher votre nom à l'un des fragments qui en feront partie. N'êtes-vous pas un des plus graves représentants de la consciencieuse et studieuse Allemagne? Votre approbation ne doit-elle pas en commander d'autres et protéger mon entreprise? Je suis si fier de l'avoir obtenue, que j'ai tâché de la mériter en continuant mes travaux avec cette intrépidité qui a caractérisé vos études et la recherche de tous les documents sans lesquels le monde littéraire n'aurait pas eu le monument élevé par vous. Votre sympathie pour des labeurs que vous avez connus et appliqués aux intérêts de la société orientale la plus éclatante, et souvent soutenu l'ardeur de mes veilles occupées par les détails de notre société moderne: ne serez-vous pas heureux de le savoir, vous dont la naïve bonté peut se comparer à celle de notre La Fontaine?
Je souhaite, cher baron, que ce témoignage de ma vénération pour vous et votre œuvre vienne vous trouver à Dobling, et vous y rappelle, ainsi qu'à tous les vôtres, un de vos plus sincères admirateurs et amis.
De Balzac.
Dans une des moins importantes Préfectures de France, au centre de la ville, au coin d'une rue, est une maison; mais les noms de cette rue et de cette ville doivent être cachés ici. Chacun appréciera les motifs de cette sage retenue exigée par les convenances. Un écrivain touche à bien des plaies en se faisant l'annaliste de son temps!... La maison s'appelait l'hôtel d'Esgrignon; mais sachez encore que d'Esgrignon est un nom de convention, sans plus de réalité que n'en ont les Belval, les Floricour, les Derville de la comédie, les Adalbert ou les Monbreuse du roman. Enfin, les noms des principaux personnages seront également changés. Ici l'auteur voudrait rassembler des contradictions, entasser des anachronismes, pour enfouir la vérité sous un tas d'invraisemblances et de choses absurdes; mais, quoi qu'il fasse, elle poindra toujours, comme une vigne mal arrachée repousse en jets vigoureux, à travers un vignoble labouré.
L'hôtel d'Esgrignon était tout bonnement la maison où demeurait un vieux gentilhomme, nommé Charles-Marie-Victor-Ange Carol, marquis d'Esgrignon ou des Grignons, suivant d'anciens titres. La société commerçante et bourgeoise de la ville avait épigrammatiquement nommé son logis un hôtel, et depuis une vingtaine d'années la plupart des habitants avaient fini par dire sérieusement l'hôtel d'Esgrignon en désignant la demeure du marquis.
Le nom de Carol (les frères Thierry l'eussent orthographié Karawl) était le nom glorieux d'un des plus puissants chefs venus jadis du Nord pour conquérir et féodaliser les Gaules. Jamais les Carol n'avaient plié la tête, ni devant les Communes, ni devant la Royauté, ni devant l'Église, ni devant la Finance. Chargés autrefois de défendre une Marche française, leur titre de marquis était à la fois un devoir, un honneur, et non le simulacre d'une charge supposée; le fief d'Esgrignon avait toujours été leur bien. Vraie noblesse de province, ignorée depuis deux cents ans à la cour, mais pure de tout alliage, mais souveraine aux États, mais respectée des gens du pays comme une superstition et à l'égal d'une bonne vierge qui guérit les maux de dents, cette maison s'était conservée au fond de sa province comme les pieux charbonnés de quelque pont de César se conservent au fond d'un fleuve. Pendant treize cents ans, les filles avaient été régulièrement mariées sans dot ou mises au couvent; les cadets avaient constamment accepté leurs légitimes maternelles, étaient devenus soldats, évêques, ou s'étaient mariés à la cour. Un cadet de la maison d'Esgrignon fut amiral, fut fait duc et pair, et mourut sans postérité. Jamais le marquis d'Esgrignon, chef de la branche aînée, ne voulut accepter le titre de duc.
—Je tiens le marquisat d'Esgrignon aux mêmes conditions que le roi tient l'État de France, dit-il au connétable de Luynes qui n'était alors à ses yeux qu'un très-petit compagnon. Comptez que, durant les troubles, il y eut des d'Esgrignon décapités. Le sang franc se conserva, noble et fier, jusqu'en l'an 1789. Le marquis d'Esgrignon actuel n'émigra pas: il devait défendre sa Marche. Le respect qu'il avait inspiré aux gens de la campagne préserva sa tête de l'échafaud; mais la haine des vrais Sans-Culottes fut assez puissante pour le faire considérer comme émigré, pendant le temps qu'il fut obligé de se cacher. Au nom du peuple souverain, le District déshonora la terre d'Esgrignon, les bois furent nationalement vendus, malgré les réclamations personnelles du marquis, alors âgé de quarante ans. Mademoiselle d'Esgrignon, sa sœur, étant mineure, sauva quelques portions du fief par l'entremise d'un jeune intendant de la famille, qui demanda le partage de présuccession au nom de sa cliente: le château, quelques fermes lui furent attribués par la liquidation que fit la République. Le fidèle Chesnel fut obligé d'acheter en son nom, avec les deniers que lui apporta le marquis, certaines parties du domaine auxquelles son maître tenait particulièrement, telles que l'église, le presbytère et les jardins du château.
Les lentes et rapides années de la Terreur étant passées, le marquis d'Esgrignon, dont le caractère avait imposé des sentiments respectueux à la contrée, voulut revenir habiter son château avec sa sœur mademoiselle d'Esgrignon, afin d'améliorer les biens au sauvetage desquels s'était employé maître Chesnel, son ancien intendant, devenu notaire. Mais, hélas! le château pillé, démeublé, n'était-il pas trop vaste, trop coûteux pour un propriétaire dont tous les droits utiles avaient été supprimés, dont les forêts avaient été dépecées, et qui, pour le moment, ne pouvait pas tirer plus de neuf mille francs en sac des terres conservées de ses anciens domaines?
Quand le notaire ramena son ancien maître, au mois d'octobre 1800, dans le vieux château féodal, il ne put se défendre d'une émotion profonde en voyant le marquis immobile, au milieu de la cour, devant ses douves comblées, regardant ses tours rasées au niveau des toits. Le Franc contemplait en silence et tour à tour le ciel et la place où étaient jadis les jolies girouettes des tourelles gothiques, comme pour demander à Dieu la raison de ce déménagement social. Chesnel seul pouvait comprendre la profonde douleur du marquis, alors nommé le citoyen Carol. Ce grand d'Esgrignon resta long-temps muet, il aspira la senteur patrimoniale de l'air et jeta la plus mélancolique des interjections.
—Chesnel, dit-il, plus tard nous reviendrons ici, quand les troubles seront finis; mais jusqu'à l'édit de pacification je ne saurais y habiter, puisqu'ils me défendent d'y rétablir mes armes.
Il montra le château, se retourna, remonta sur son cheval et accompagna sa sœur venue dans une mauvaise carriole d'osier appartenant au notaire. A la ville, plus d'hôtel d'Esgrignon. La noble maison avait été démolie, sur son emplacement s'étaient élevées deux manufactures. Maître Chesnel employa le dernier sac de louis du marquis à acheter, au coin de la place, une vieille maison à pignon, à girouette, à tourelle, à colombier où jadis était établi d'abord le Bailliage seigneurial, puis le Présidial, et qui appartenait au marquis d'Esgrignon. Moyennant cinq cents louis, l'acquéreur national rétrocéda ce vieil édifice au légitime propriétaire. Ce fut alors que, moitié par raillerie, moitié sérieusement, cette maison fut appelée hôtel d'Esgrignon.
En 1800, quelques émigrés rentrèrent en France, les radiations des noms inscrits sur les fatales listes s'obtenaient assez facilement. Parmi les personnes nobles qui revinrent les premières dans la ville, se trouvèrent le baron de Nouastre et sa fille: ils étaient ruinés. Monsieur d'Esgrignon leur offrit généreusement un asile où le baron mourut deux mois après, consumé de chagrins. Mademoiselle de Nouastre avait vingt-deux ans, les Nouastre étaient du plus pur sang noble, le marquis d'Esgrignon l'épousa pour continuer sa maison; mais elle mourut en couches, tuée par l'inhabileté du médecin, et laissa fort heureusement un fils aux d'Esgrignon. Le pauvre vieillard (quoique le marquis n'eût alors que cinquante-trois ans, l'adversité et les cuisantes douleurs de sa vie avaient constamment donné plus de douze mois aux années), ce vieillard donc perdit la joie de ses vieux jours en voyant expirer la plus jolie des créatures humaines, une noble femme en qui revivaient les grâces maintenant imaginaires des figures féminines du seizième siècle. Il reçut un de ces coups terribles dont les retentissements se répètent dans tous les moments de la vie. Après être resté quelques instants debout devant le lit, il baisa le front de sa femme étendue comme une sainte, les mains jointes; il tira sa montre, en brisa la roue, et alla la suspendre à la cheminée. Il était onze heures avant midi.
—Mademoiselle d'Esgrignon, prions Dieu que cette heure ne soit plus fatale à notre maison. Mon oncle, monseigneur l'archevêque, a été massacré à cette heure, à cette heure mourut aussi mon père...
Il s'agenouilla près du lit, en s'y appuyant la tête; sa sœur l'imita. Puis, après un moment, tous deux ils se relevèrent: mademoiselle d'Esgrignon fondait en larmes, le vieux marquis regardait l'enfant, la chambre et la morte d'un œil sec. A son opiniâtreté de Franc cet homme joignait une intrépidité chrétienne.
Ceci se passait dans la deuxième année de notre siècle. Mademoiselle d'Esgrignon avait vingt-sept ans. Elle était belle. Un parvenu, fournisseur des armées de la République, né dans le pays, riche de mille écus de rente, obtint de maître Chesnel, après en avoir vaincu les résistances, qu'il parlât de mariage en sa faveur à mademoiselle d'Esgrignon. Le frère et la sœur se courroucèrent autant l'un que l'autre d'une semblable hardiesse. Chesnel fut au désespoir de s'être laissé séduire par le sieur du Croisier. Depuis ce jour, il ne retrouva plus ni dans les manières ni dans les paroles du marquis d'Esgrignon cette caressante bienveillance qui pouvait passer pour de l'amitié. Désormais, le marquis eut pour lui de la reconnaissance. Cette reconnaissance noble et vraie causait de perpétuelles douleurs au notaire. Il est des cœurs sublimes auxquels la gratitude semble un payement énorme, et qui préfèrent la douce égalité de sentiment que donnent l'harmonie des pensées et la fusion volontaire des âmes. Maître Chesnel avait goûté le plaisir de cette honorable amitié; le marquis l'avait élevé jusqu'à lui. Pour le vieux noble, ce bonhomme était moins qu'un enfant et plus qu'un serviteur, il était l'homme-lige volontaire, le serf attaché par tous les liens du cœur à son suzerain. On ne comptait plus avec le notaire, tout se balançait par les continuels échanges d'une affection vraie. Aux yeux du marquis, le caractère officiel que le notariat donnait à Chesnel ne signifiait rien, son serviteur lui semblait déguisé en notaire. Aux yeux de Chesnel, le marquis était un être qui appartenait toujours à une race divine; il croyait à la Noblesse, il se souvenait sans honte que son père ouvrait les portes du salon et disait: Monsieur le marquis est servi. Son dévouement à la noble maison ruinée ne procédait pas d'une foi mais d'un égoïsme, il se considérait comme faisant partie de la famille. Son chagrin fut profond. Quand il osa parler de son erreur au marquis malgré la défense du marquis:—Chesnel, lui répondit le vieux noble d'un ton grave, tu ne te serais pas permis de si injurieuses suppositions avant les Troubles. Que sont donc les nouvelles doctrines si elles t'ont gâté?
Maître Chesnel avait la confiance de toute la ville, il y était considéré; sa haute probité, sa grande fortune contribuaient à lui donner de l'importance; il eut dès lors une aversion décidée pour le sieur du Croisier. Quoique le notaire fût peu rancuneux, il fit épouser ses répugnances à bon nombre de familles. Du Croisier, homme haineux et capable de couver une vengeance pendant vingt ans, conçut pour le notaire et pour la famille d'Esgrignon une de ces haines sourdes et capitales, comme il s'en rencontre en province. Ce refus le tuait aux yeux des malicieux provinciaux parmi lesquels il était venu passer ses jours, et qu'il voulait dominer. Ce fut une catastrophe si réelle que les effets ne tardèrent pas à s'en faire sentir. Du Croisier fut également refusé par une vieille fille à laquelle il s'adressa en désespoir de cause. Ainsi les plans ambitieux qu'il avait formés d'abord manquèrent une première fois par le refus de mademoiselle d'Esgrignon, de qui l'alliance lui aurait donné l'entrée dans le faubourg Saint-Germain de la province, puis le second refus le déconsidéra si fortement qu'il eut beaucoup de peine à se maintenir dans la seconde société de la ville.
En 1805, monsieur de La Roche-Guyon, l'aîné d'une des plus anciennes familles du pays, qui s'était jadis alliée aux d'Esgrignon, fit demander, par maître Chesnel, la main de mademoiselle d'Esgrignon. Mademoiselle Marie-Armande-Claire d'Esgrignon refusa d'entendre le notaire.
—Vous devriez avoir deviné que je suis mère, mon cher Chesnel, lui dit-elle en achevant de coucher son neveu, bel enfant de cinq ans.
Le vieux marquis se leva pour aller au-devant de sa sœur, qui revenait du berceau; il lui baisa la main respectueusement; puis, en se rasseyant, il retrouva la parole pour dire: Vous êtes une d'Esgrignon, ma sœur!
La noble fille tressaillit et pleura. Dans ses vieux jours, monsieur d'Esgrignon, père du marquis, avait épousé la petite-fille d'un traitant anobli sous Louis XIV. Ce mariage fut considéré comme une horrible mésalliance par la famille, mais sans importance, puisqu'il n'en était résulté qu'une fille. Armande savait cela. Quoique son frère fût excellent pour elle, il la regardait toujours comme une étrangère, et ce mot la légitimait. Mais aussi sa réponse ne couronnait-elle pas admirablement la noble conduite qu'elle avait tenue depuis onze années, lorsque, à partir de sa majorité, chacune de ses actions fut marquée au coin du dévouement le plus pur? Elle avait une sorte de culte pour son frère.
—Je mourrai mademoiselle d'Esgrignon, dit-elle simplement au notaire.
Il n'y a point pour vous de plus beau titre, répondit Chesnel qui crut lui faire un compliment.
La pauvre fille rougit.
—Tu as dit une sottise, Chesnel, répliqua le vieux marquis tout à la fois flatté du mot de son ancien serviteur et peiné du chagrin qu'il causait à sa sœur. Une d'Esgrignon peut épouser un Montmorency: notre sang n'est pas aussi mêlé que l'a été le leur. Les d'Esgrignon portent d'or à deux bandes de gueules, et rien, depuis neuf cents ans, n'a changé dans leur écusson; il est tel que le premier jour.
«Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré de femme qui ait autant que mademoiselle d'Esgrignon frappé mon imagination, dit Blondet à qui la littérature contemporaine est, entre autres choses, redevable de cette histoire. J'étais à la vérité fort jeune, j'étais un enfant, et peut-être les images qu'elle a laissées dans ma mémoire doivent-elles la vivacité de leurs teintes à la disposition qui nous entraîne alors vers les choses merveilleuses... Quand je la voyais venant de loin sur le Cours où je jouais avec d'autres enfants, et qu'elle y amenait Victurnien, son neveu, j'éprouvais une émotion qui tenait beaucoup des sensations produites par le galvanisme sur les êtres morts. Quelque jeune que je fusse, je me sentais comme doué d'une nouvelle vie. Mademoiselle Armande avait les cheveux d'un blond fauve, ses joues étaient couvertes d'un très-fin duvet à reflets argentés que je me plaisais à voir en me mettant de manière que la coupe de sa figure fût illuminée par le jour, et je me laissais aller aux fascinations de ces yeux d'émeraude qui rêvaient et me jetaient du feu quand ils tombaient sur moi. Je feignais de me rouler sur l'herbe devant elle en jouant, mais je tâchais d'arriver à ses pieds mignons pour les admirer de plus près. La molle blancheur de son teint, la finesse de ses traits, la pureté des lignes de son front, l'élégance de sa taille mince me surprenaient sans que je m'aperçusse de l'élégance de sa taille, ni de la beauté de son front, ni de l'ovale parfait de son visage. Je l'admirais comme on prie à mon âge, sans trop savoir pourquoi. Quand mes regards perçants avaient enfin attiré les siens, et qu'elle disait de sa voix mélodieuse, qui me semblait déployer plus de volume que toutes les autres voix:—Que fais-tu là, petit? pourquoi me regardes-tu? je venais, je me tortillais, je me mordais les doigts, je rougissais et je disais:—Je ne sais pas. Si par hasard elle passait sa main blanche dans mes cheveux en me demandant mon âge, je m'en allais en courant et en lui répondant de loin:—Onze ans! Quand, en lisant les Mille et une Nuits, je voyais apparaître une reine ou une fée, je leur prêtais les traits et la démarche de mademoiselle d'Esgrignon. Quand mon maître de dessin me fit copier des têtes d'après l'antique, je remarquais que ces têtes étaient coiffées comme l'était mademoiselle d'Esgrignon. Plus tard, quand ces folles idées s'en allèrent une à une, mademoiselle Armande, pour laquelle les hommes se dérangeaient respectueusement sur le Cours afin de lui faire place, et qui contemplaient les jeux de sa longue robe brune jusqu'à ce qu'ils l'eussent perdue de vue, mademoiselle Armande resta vaguement dans ma mémoire comme un type. Ses formes exquises, dont la rondeur était parfois révélée par un coup de vent, et que je savais retrouver malgré l'ampleur de sa robe, ses formes revinrent dans mes rêves de jeune homme. Puis, encore plus tard, quand je songeai gravement à quelques mystères de la pensée humaine, je crus me souvenir que mon respect m'était inspiré par les sentiments exprimés sur la figure et dans l'attitude de mademoiselle d'Esgrignon. L'admirable calme de cette tête intérieurement ardente, la dignité des mouvements, la sainteté des devoirs accomplis me touchaient et m'imposaient. Les enfants sont plus pénétrables qu'on ne le croit par les invisibles effets des idées: ils ne se moquent jamais d'une personne vraiment imposante, la véritable grâce les touche, la beauté les attire parce qu'ils sont beaux et qu'il existe des liens mystérieux entre les choses de même nature. Mademoiselle d'Esgrignon fut une de mes religions. Aujourd'hui jamais ma folle imagination ne grimpe l'escalier en colimaçon d'un antique manoir sans s'y peindre mademoiselle Armande comme le génie de la Féodalité. Quand je lis les vieilles chroniques, elle paraît à mes yeux sous les traits des femmes célèbres, elle est tour à tour Agnès, Marie Touchet, Gabrielle, je lui prête tout l'amour perdu dans son cœur, et qu'elle n'exprima jamais. Cette céleste figure, entrevue à travers les nuageuses illusions de l'enfance, vient maintenant au milieu des nuées de mes rêves.»
Souvenez-vous de ce portrait, fidèle au moral comme au physique! Mademoiselle d'Esgrignon est une des figures les plus instructives de cette histoire: elle vous apprendra ce que, faute d'intelligence, les vertus les plus pures peuvent avoir de nuisible.
Pendant les années 1804 et 1805 les deux tiers des familles émigrées revinrent en France, et presque toutes celles de la province où demeurait monsieur le marquis d'Esgrignon se replantèrent dans le sol paternel. Mais il y eut alors des défections. Quelques gentilshommes prirent du service, soit dans les armées de Napoléon, soit à sa cour; d'autres firent des alliances avec certains parvenus. Tous ceux qui entrèrent dans le mouvement impérial reconstituèrent leurs fortunes et retrouvèrent leurs bois par la munificence de l'empereur, beaucoup d'entre eux restèrent à Paris; mais il y eut huit ou neuf familles nobles qui demeurèrent fidèles à la noblesse proscrite et à leurs idées sur la monarchie écroulée: les Roche-Guyon, les Nouâtre, les Gordon, les Castéran, les Troisville, etc., ceux-ci pauvres, ceux-là riches; mais le plus ou le moins d'or ne se comptait pas: l'antiquité, la conservation de la race étaient tout pour elles, absolument comme pour un antiquaire le poids de la médaille est peu de chose en comparaison et de la pureté des lettres et de la tête et de l'ancienneté du coin. Ces familles prirent pour chef le marquis d'Esgrignon: sa maison devint leur cénacle. Là l'Empereur et Roi ne fut jamais que monsieur de Buonaparte; là le souverain était Louis XVIII, alors à Mittau; là le Département fut toujours la Province et la Préfecture une Intendance. L'admirable conduite, la loyauté de gentilhomme, l'intrépidité du marquis d'Esgrignon lui valaient de sincères hommages; de même que ses malheurs, sa constance, son inaltérable attachement à ses opinions, lui méritaient en ville un respect universel. Cette admirable ruine avait toute la majesté des grandes choses détruites. Sa délicatesse chevaleresque était si bien connue qu'en plusieurs circonstances il fut pris par des plaideurs pour unique arbitre. Tous les gens bien élevés qui appartenaient au système impérial, et même les autorités, avaient pour ses préjugés autant de complaisance qu'ils montraient d'égard pour sa personne. Mais une grande partie de la société nouvelle, les gens qui, sous la restauration, devaient s'appeler les Libéraux et à la tête desquels se trouva secrètement du Croisier, se moquaient de l'oasis aristocratique où il n'était donné à personne d'entrer sans être bon gentilhomme et irréprochable. Leur animosité fut d'autant plus forte que beaucoup d'honnêtes gens, de dignes hobereaux, quelques personnes de la haute administration s'obstinaient à considérer le salon du marquis d'Esgrignon comme le seul où il y eût bonne compagnie. Le préfet, chambellan de l'Empereur, faisait des démarches pour y être reçu: il y envoyait humblement sa femme, qui était une Grandlieu. Les exclus avaient donc, en haine de ce petit faubourg Saint-Germain de province, donné le sobriquet de Cabinet des Antiques au salon du marquis d'Esgrignon, qu'ils nommaient monsieur Carol, et auquel le percepteur des contributions adressait toujours son avertissement avec cette parenthèse (ci-devant des Grignons). Cette ancienne manière d'écrire le nom constituait une taquinerie, puisque l'orthographe de d'Esgrignon avait prévalu.
«Quant à moi, disait Émile Blondet, si je veux rassembler mes souvenirs d'enfance, j'avouerai que le mot Cabinet des Antiques me faisait toujours rire, malgré mon respect, dois-je dire mon amour pour mademoiselle Armande. L'hôtel d'Esgrignon donnait sur deux rues à l'angle desquelles elle était située, en sorte que le salon avait deux fenêtres sur l'une et deux fenêtres sur l'autre de ces rues, les plus passantes de la ville. La Place du Marché se trouvait à cinq cents pas de l'hôtel. Ce salon était alors comme une cage de verre, et personne n'allait ou venait dans la ville sans y jeter un coup d'œil. Cette pièce me sembla toujours, à moi, bambin de douze ans, être une de ces curiosités rares qui se trouvent plus tard, quand on y songe, sur les limites du réel et du fantastique, sans qu'on puisse savoir si elles sont plus d'un côté que de l'autre. Ce salon, autrefois la salle d'audience, était élevé sur un étage de caves à soupiraux grillés, où gisaient jadis les criminels de la province, mais où se faisait alors la cuisine du marquis. Je ne sais pas si la magnifique et haute cheminée du Louvre, si merveilleusement sculptée, m'a causé plus d'étonnement que je n'en ressentis en voyant pour la première fois l'immense cheminée de ce salon brodée comme un melon, et au-dessus de laquelle était un grand portrait équestre de Henri III (sous qui cette province, ancien duché d'apanage, fut réunie à la Couronne), exécuté en ronde bosse et encadré de dorures. Le plafond était formé de poutres de châtaignier qui composaient des caissons intérieurement ornés d'arabesques. Ce plafond magnifique avait été doré sur ses arêtes, mais la dorure se voyait à peine. Les murs, tendus de tapisseries flamandes représentaient le jugement de Salomon en six tableaux encadrés de thyrses dorés où se jouaient des amours et des satyres. Le marquis avait fait parqueter ce salon. Parmi les débris des châteaux qui se vendirent de 1793 à 1795, le notaire s'était procuré des consoles dans le goût du siècle de Louis XIV, un meuble en tapisserie, des tables, des cartels, des feux, des girandoles qui complétaient merveilleusement ce grandissime salon en disproportion avec toute la maison, mais qui heureusement avait une antichambre aussi haute d'étage, l'ancienne salle des Pas-Perdus du Présidial, à laquelle communiquait la chambre des délibérations, convertie en salle à manger. Sous ces vieux lambris, oripeaux d'un temps qui n'était plus, s'agitaient en première ligne huit ou dix douairières, les unes au chef branlant, les autres desséchées et noires comme des momies; celles-ci roides, celles-là inclinées, toutes encaparaçonnées d'habits plus ou moins fantasques en opposition avec la mode; des têtes poudrées à cheveux bouclés, des bonnets à coques, des dentelles rousses. Les peintures les plus bouffonnes ou les plus sérieuses n'ont jamais atteint à la poésie divagante de ces femmes, qui reviennent dans mes rêves et grimacent dans mes souvenirs aussitôt que je rencontre une vieille femme dont la figure ou la toilette me rappellent quelques-uns de leurs traits. Mais, soit que le malheur m'ait initié aux secrets des infortunes, soit que j'aie compris tous les sentiments humains, surtout les regrets et le vieil âge, je n'ai jamais pu retrouver nulle part, ni chez les mourants, ni chez les vivants, la pâleur de certains yeux gris, l'effrayante vivacité de quelques yeux noirs. Enfin ni Maturin ni Hoffmann, les deux plus sinistres imaginations de ce temps, ne m'ont causé l'épouvante que me causèrent les mouvements automatiques de ces corps busqués. Le rouge des acteurs ne m'a point surpris, j'avais vu là du rouge invétéré, du rouge de naissance, disait un de mes camarades au moins aussi espiègle que je pouvais l'être. Il s'agitait là des figures aplaties, mais creusées par des rides qui ressemblaient aux têtes de casse-noisettes sculptées en Allemagne. Je voyais à travers les carreaux des corps bossués, des membres mal attachés dont je n'ai jamais tenté d'expliquer l'économie ni la contexture; des mâchoires carrées et très-apparentes, des os exorbitants, des hanches luxuriantes. Quand ces femmes allaient et venaient, elles ne me semblaient pas moins extraordinaires que quand elles gardaient leur immobilité mortuaire, alors qu'elles jouaient aux cartes. Les hommes de ce salon offraient les couleurs grises et fanées des vieilles tapisseries, leur vie était frappée d'indécision; mais leur costume se rapprochait beaucoup des costumes alors en usage, seulement leurs cheveux blancs, leurs visages flétris, leur teint de cire, leurs fronts ruinés, la pâleur des yeux leur donnaient à tous une ressemblance avec les femmes qui détruisait la réalité de leur costume. La certitude de trouver ces personnages invariablement attablés ou assis aux mêmes heures achevait de leur prêter à mes yeux je ne sais quoi de théâtral, de pompeux, de surnaturel. Jamais je ne suis entré depuis dans ces garde-meubles célèbres, à Paris, à Londres, à Vienne, à Munich, où de vieux gardiens vous montrent les splendeurs des temps passés, sans que je les peuplasse des figures du Cabinet des Antiques. Nous nous proposions souvent entre nous, écoliers de huit à dix ans, comme une partie de plaisir d'aller voir ces raretés sous leur cage de verre. Mais aussitôt que je voyais la suave mademoiselle Armande, je tressaillais, puis j'admirais avec un sentiment de jalousie ce délicieux enfant, Victurnien, chez lequel nous pressentions tous une nature supérieure à la nôtre. Cette jeune et fraîche créature, au milieu de ce cimetière réveillé avant le temps, nous frappait par je ne sais quoi d'étrange. Sans nous rendre un compte exact de nos idées, nous nous sentions bourgeois et petits devant cette cour orgueilleuse.»
Les catastrophes de 1813 et de 1814, qui abattirent Napoléon, rendirent la vie aux hôtes du Cabinet des Antiques, et surtout l'espoir de retrouver leur ancienne importance; mais les événements de 1815, les malheurs de l'occupation étrangère, puis les oscillations du gouvernement ajournèrent jusqu'à la chute de monsieur Decazes les espérances de ces personnages si bien peints par Blondet. Cette histoire ne prit donc de consistance qu'en 1822.
En 1822, malgré les bénéfices que la Restauration apportait aux émigrés la fortune du marquis d'Esgrignon n'avait pas augmenté. De tous les nobles atteints par les lois révolutionnaires, aucun ne fut plus maltraité. La majeure portion de ses revenus consistait, avant 1789, en droits domaniaux résultant, comme chez quelques grandes familles, de la mouvance de ses fiefs, que les seigneurs s'efforçaient de détailler afin de grossir le produit de leurs lods et ventes. Les familles qui se trouvèrent dans ce cas furent ruinées sans aucun espoir de retour, l'ordonnance par laquelle Louis XVIII restitua les biens non vendus aux Émigrés ne pouvait leur rien rendre; et, plus tard, la loi sur l'indemnité ne devait pas les indemniser. Chacun sait que leurs droits supprimés furent rétablis, au profit de l'État, sous le nom même de Domaines. Le marquis appartenait nécessairement à cette fraction du parti royaliste qui ne voulut aucune transaction avec ceux qu'il nommait, non pas les révolutionnaires, mais les révoltés, plus parlementairement appelés Libéraux ou Constitutionnels. Ces royalistes, surnommés Ultras par l'Opposition, eurent pour chefs et pour héros les courageux orateurs de la Droite, qui, dès la première séance royale, tentèrent, comme monsieur de Polignac, de protester contre la charte de Louis XVIII, en la regardant comme un mauvais édit arraché par la nécessité du moment, et sur lequel la Royauté devait revenir. Ainsi, loin de s'associer à la rénovation de mœurs que voulut opérer Louis XVIII, le marquis restait tranquille, au port d'armes des purs de la Droite, attendant la restitution de son immense fortune, et n'admettant même pas la pensée de cette indemnité qui préoccupa le ministère de M. de Villèle, et qui devait consolider le trône en éteignant la fatale distinction, maintenue alors malgré les lois, entre les propriétés. Les miracles de la Restauration de 1814, ceux plus grands du retour de Napoléon en 1815, les prodiges de la nouvelle fuite de la Maison de Bourbon et de son second retour, cette phase quasi-fabuleuse de l'histoire contemporaine surprit le marquis à soixante-sept ans. A cet âge, les plus fiers caractères de notre temps, moins abattus qu'usés par les événements de la Révolution et de l'Empire, avaient au fond des provinces converti leur activité en idées passionnées, inébranlables; ils étaient presque tous retranchés dans l'énervante et douce habitude de la vie qu'on y mène. N'est-ce pas le plus grand malheur qui puisse affliger un parti, que d'être représenté par des vieillards, quand déjà ses idées sont taxées de vieillesse? D'ailleurs, lorsqu'en 1818 le Trône légitime parut solidement assis, le marquis se demanda ce qu'un septuagénaire irait faire à la cour, quelle charge, quel emploi pouvait-il y exercer? Le noble et fier d'Esgrignon se contenta donc, et dut se contenter du triomphe de la Monarchie et de la Religion, en attendant les résultats de cette victoire inespérée, disputée, qui fut simplement un armistice. Il continuait donc alors à trôner dans son salon, si bien nommé le Cabinet des Antiques. Sous la Restauration, ce surnom de douce moquerie s'envenima lorsque les vaincus de 1793 se trouvèrent les vainqueurs.
Cette ville ne fut pas plus préservée que la plupart des autres villes de province des haines et des rivalités engendrées par l'esprit de parti. Contre l'attente générale, du Croisier avait épousé la vieille fille riche qui l'avait refusé d'abord, et quoiqu'il eût pour rival auprès d'elle l'enfant gâté de l'aristocratie de la ville, un certain chevalier dont le nom illustre sera suffisamment caché en ne le désignant, suivant un vieil usage d'autrefois suivi par la ville, que par son titre; car il était là le Chevalier comme à la cour le comte d'Artois était Monsieur. Non-seulement ce mariage avait engendré l'une de ces guerres à toutes armes comme il s'en fait en province, mais il avait encore accéléré cette séparation entre la haute et la petite aristocratie, entre les éléments bourgeois et les éléments nobles réunis un moment sous la pression de la grande autorité napoléonienne; division subite qui fit tant de mal à notre pays. En France, ce qu'il y a de plus national, est la vanité. La masse des vanités blessées y a donné soif d'égalité; tandis que, plus tard, les plus ardents novateurs trouveront l'égalité impossible. Les Royalistes piquèrent au cœur les Libéraux dans les endroits les plus sensibles. En province surtout, les deux partis se prêtèrent réciproquement des horreurs, et se calomnièrent honteusement. On commit alors en politique les actions les plus noires pour attirer à soi l'opinion publique, pour capter les voix de ce parterre imbécile qui jette ses bras aux gens assez habiles pour les armer. Ces luttes s'y formulèrent en quelques individus. Ces individus, qui se haïssaient comme ennemis politiques, devinrent aussitôt ennemis particuliers. En province, il est difficile de ne pas se prendre corps à corps, à propos des questions ou des intérêts qui, dans la capitale, apparaissent sous leurs formes générales, théoriques, et qui dès lors grandissent assez les champions pour que monsieur Laffitte, par exemple, ou Casimir Périer respectent l'homme dans monsieur de Villèle ou dans monsieur de Peyronnet. Monsieur Laffitte, qui fit tirer sur les ministres, les aurait cachés dans son hôtel, s'ils y étaient venus le 29 juillet 1830. Benjamin Constant envoya son livre sur la religion au vicomte de Châteaubriand, en l'accompagnant d'une lettre flatteuse où il avoue avoir reçu quelque bien du ministre de Louis XVIII. A Paris, les hommes sont des systèmes, en Province les systèmes deviennent des hommes, et des hommes à passions incessantes, toujours en présence, s'épiant dans leur intérieur, épiloguant leurs discours, s'observant comme deux duellistes prêts à s'enfoncer six pouces de lame au côté, à la moindre distraction, et tâchant de se donner des distractions, enfin occupés à leur haine comme des joueurs sans pitié. Les épigrammes, les calomnies y atteignent l'homme sous prétexte d'atteindre le parti. Dans cette guerre faite courtoisement et sans fiel au Cabinet des Antiques, mais poussée à l'hôtel du Croisier jusqu'à l'emploi des armes empoisonnées des Sauvages; la fine raillerie, les avantages de l'esprit étaient du côté des nobles. Sachez-le bien: de toutes les blessures, celles que font la langue et l'œil, la moquerie et le dédain sont incurables. Le Chevalier, du moment où il se retrancha sur le Mont-Sacré de l'aristocratie, en abandonnant les salons mixtes, dirigea ses bons mots sur le salon de du Croisier; il attisa le feu de la guerre sans savoir jusqu'où l'esprit de vengeance pouvait mener le salon de du Croisier contre le Cabinet des Antiques. Il n'entrait que des purs à l'hôtel d'Esgrignon, de loyaux gentilshommes et des femmes sûres les unes des autres; Il ne s'y commettait aucune indiscrétion. Les discours, les idées bonnes ou mauvaises, justes ou fausses, belles ou ridicules, ne donnaient point prise à la plaisanterie. Les Libéraux devaient s'attaquer aux actions politiques pour ridiculiser les nobles; tandis que les intermédiaires, les gens administratifs, tous ceux qui courtisaient ces hautes puissances, leur rapportaient sur le camp libéral des faits et des propos qui prêtaient beaucoup à rire. Cette infériorité vivement sentie redoublait encore chez les adhérents de du Croisier leur soif de vengeance. En 1822, du Croisier se mit à la tête de l'industrie du Département, comme le marquis d'Esgrignon fut à la tête de la noblesse. Chacun d'eux représenta donc un parti. Au lieu de se dire sans feintise homme de la Gauche pure, du Croisier avait ostensiblement adopté les opinions que formulèrent un jour les 221. Il pouvait ainsi réunir chez lui les magistrats, l'administration et la finance du Département. Le salon de du Croisier, puissance au moins égale à celle du cabinet des Antiques, plus nombreux, plus jeune, plus actif, remuait le Département; tandis que l'autre demeurait tranquille et comme annexé au pouvoir que ce parti gêna souvent, car il en favorisa les fautes, il en exigea même quelques-unes qui furent fatales à la Monarchie. Les Libéraux, qui n'avaient jamais pu faire élire un de leurs candidats dans ce département rebelle à leurs commandements, savaient qu'après sa nomination du Croisier siégerait au centre gauche, le plus près possible de la Gauche pure. Les correspondants de du Croisier étaient les frères Keller, trois banquiers, dont l'aîné brillait parmi les dix-neuf de la Gauche, phalange illustrée par tous les journaux libéraux, et qui tenaient par alliance au comte de Gondreville, un pair constitutionnel qui restait dans la faveur de Louis XVIII. Ainsi l'Opposition constitutionnelle était toujours prête à reporter au dernier moment ses voix visiblement accordées à un candidat postiche, sur du Croisier, s'il gagnait assez de voix royalistes pour obtenir la majorité. Chaque élection, où les royalistes repoussaient du Croisier, candidat dont la conduite était admirablement devinée, analysée, jugée par les sommités royalistes qui relevaient du marquis d'Esgrignon, augmentait encore la haine de l'homme et de son parti. Ce qui anime le plus les factions les unes contre les autres, est l'inutilité d'un piége péniblement tendu.
En 1822, les hostilités, fort vives durant les quatre premières années de la Restauration, semblaient assoupies. Le salon de du Croisier et le Cabinet des Antiques, après avoir reconnu l'un et l'antre leur fort et leur faible, attendaient sans doute les effets du hasard, cette Providence des partis. Les esprits ordinaires se contentaient de ce calme apparent qui trompait le trône; mais ceux qui vivaient plus intimement avec du Croisier savaient que chez lui comme chez tous les hommes en qui la vie ne réside plus qu'à la tête, la passion de la vengeance est implacable quand surtout elle s'appuie sur l'ambition politique. En ce moment, du Croisier, qui jadis blanchissait et rougissait au nom des d'Esgrignon ou du Chevalier, qui tressaillait en prononçant ou entendant prononcer le mot de Cabinet des Antiques, affectait la gravité d'un sauvage. Il souriait à ses ennemis, haïs, observés d'heure en heure plus profondément. Il paraissait avoir pris le parti de vivre tranquillement, comme s'il eût désespéré de la victoire. Un de ceux qui secondaient les calculs de cette rage froidie, était le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, un hobereau qui avait prétendu aux honneurs du Cabinet des Antiques sans avoir pu les obtenir.
La petite fortune des d'Esgrignon, soigneusement administrée par le notaire Chesnel, suffisait difficilement à l'entretien de ce digne gentilhomme qui vivait noblement, mais sans le moindre faste. Quoique le précepteur du comte Victurnien d'Esgrignon, l'espoir de la maison, fût un ancien Oratorien donné par Monseigneur l'Évêque, et qu'il habitât l'hôtel; encore lui fallait-il quelques appointements. Les gages d'une cuisinière, ceux d'une femme de chambre pour mademoiselle Armande, du vieux valet de chambre de monsieur le marquis et de deux autres domestiques, la nourriture de quatre maîtres, les frais d'une éducation pour laquelle on ne négligea rien, absorbaient entièrement les revenus, malgré l'économie de mademoiselle Armande, malgré la sage administration de Chesnel, malgré l'affection des domestiques. Le vieux notaire ne pouvait encore faire aucune réparation dans le château dévasté, il attendait la fin des baux pour trouver une augmentation de revenus due soit aux nouvelles méthodes d'agriculture, soit à l'abaissement des valeurs monétaires, et qui allait porter ses fruits à l'expiration de contrats passés en 1809. Le marquis n'était point initié aux détails du ménage ni à l'administration de ses biens. La révélation des excessives précautions employées pour joindre les deux bouts de l'année, suivant l'expression des ménagères, eût été pour lui comme un coup de foudre. Chacun le voyant arrivé bientôt au terme de sa carrière, hésitait à dissiper ses erreurs. La grandeur de la maison d'Esgrignon, à laquelle personne ne pensait ni à la Cour, ni dans l'État; qui, passé les portes de la ville et quelques localités du département, était tout à fait inconnue, revivait aux yeux du marquis et de ses adhérents dans tout son éclat. La maison d'Esgrignon allait reprendre un nouveau degré de splendeur en la personne de Victurnien, au moment où les nobles spoliés rentreraient dans leurs biens, et même quand ce bel héritier pourrait apparaître à la Cour pour entrer au service du Roi, par suite épouser, comme jadis faisaient les d'Esgrignon, une Montmorency, une Rohan, une Crillon, une Fesenzac, une Bouillon, enfin une fille réunissant toutes les distinctions de la noblesse, de la richesse, de la beauté, de l'esprit et du caractère. Les personnes qui venaient faire leur partie le soir, le Chevalier, les Troisville (prononcez Tréville), les La Roche-Guyon, les Castéran (prononcez Catéran), le duc de Gordon habitués depuis longtemps à considérer le grand marquis comme un immense personnage, l'entretenaient dans ses idées. Il n'y avait rien de mensonger dans cette croyance, elle eût été juste si l'on avait pu effacer les quarante dernières années de l'histoire de France. Mais les consécrations les plus respectables, les plus vraies du Droit, comme Louis XVIII avait essayé de les inscrire en datant la Charte de la vingt-et-unième année de son règne, n'existent que ratifiées par un consentement universel: il manquait aux d'Esgrignon le fond de la langue politique actuelle, l'argent, ce grand relief de l'aristocratie moderne; il leur manquait aussi la continuation de l'historique, cette renommée qui se prend à la cour aussi bien que sur les champs de bataille, dans les salons de la diplomatie comme à la Tribune, à l'aide d'un livre comme à propos d'une aventure, et qui est comme une Sainte-Ampoule versée sur la tête de chaque génération nouvelle. Une famille noble, inactive, oubliée est une fille sotte, laide, pauvre et sage, les quatre points cardinaux du malheur. Le mariage d'une demoiselle de Troisville avec le général Montcornet, loin d'éclairer le Cabinet des Antiques, faillit causer une rupture entre les Troisville et le salon d'Esgrignon qui déclara que les Troisville se galvaudaient.
Parmi tout ce monde, une seule personne ne partageait pas ces illusions. N'est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel? Quoique son dévouement assez prouvé par cette histoire fût absolu envers cette grande famille alors réduite à trois personnes, quoiqu'il acceptât toutes ces idées et les trouvât de bon aloi, il avait trop de sens et faisait trop bien les affaires de la plupart des familles du département pour ne pas suivre l'immense mouvement des esprits, pour ne pas reconnaître le grand changement produit par l'Industrie et par les mœurs modernes. L'ancien intendant voyait la Révolution passée de l'action dévorante de 1793 qui avait armé les hommes, les femmes, les enfants, dressé des échafauds, coupé des têtes et gagné des batailles européennes, à l'action tranquille des idées qui consacraient les événements. Après le défrichement et les semailles, venait la récolte. Pour lui, la Révolution avait composé l'esprit de la génération nouvelle, il en touchait les faits au fond de mille plaies, il les trouvait irrévocablement accomplis. Cette tête de Roi coupée, cette Reine suppliciée, ce partage des biens nobles, constituaient à ses yeux des engagements qui liaient trop d'intérêts pour que les intéressés en laissassent attaquer les résultats. Chesnel voyait clair. Son fanatisme pour les d'Esgrignon était entier sans être aveugle, et le rendait ainsi bien plus beau. La foi qui fait voir à un jeune moine les anges du paradis est bien inférieure à la puissance du vieux moine qui les lui montre. L'ancien intendant ressemblait au vieux moine, il aurait donné sa vie pour défendre une châsse vermoulue. Chaque fois qu'il essayait d'expliquer, avec mille ménagements, à son ancien maître les nouveautés, en employant tantôt une forme railleuse, tantôt en affectant la surprise ou la douleur, il rencontrait sur les lèvres du marquis le sourire du prophète, et dans son âme la conviction que ces folies passeraient comme toutes les autres. Personne n'a remarqué combien les événements ont aidé ces nobles champions des ruines à persister dans leurs croyances. Que pouvait répondre Chesnel quand le vieux marquis faisait un geste imposant et disait:—Dieu a balayé Buonaparte, ses armées et ses nouveaux grands vassaux, ses trônes et ses vastes conceptions! Dieu nous délivrera du reste? Chesnel baissait tristement la tête sans oser répliquer:—Dieu ne voudra pas balayer la France! Ils étaient beaux tous deux: l'un en se redressant contre le torrent des faits, comme un antique morceau de granit moussu droit dans un abîme alpestre; l'autre en observant le cours des eaux et pensant à les utiliser. Le bon et vénérable notaire gémissait en remarquant les ravages irréparables que ces croyances faisaient dans l'esprit, dans les mœurs et les idées à venir du comte Victurnien d'Esgrignon.
Idolâtré par sa tante, idolâtré par son père, ce jeune héritier était, dans toute l'acception du mot, un enfant gâté qui justifiait d'ailleurs les illusions paternelles et maternelles, car sa tante était vraiment une mère pour lui; mais quelque tendre et prévoyante que soit une fille, il lui manquera toujours je ne sais quoi de la maternité. La seconde vue d'une mère ne s'acquiert point. Une tante, aussi chastement unie à son nourrisson que l'était mademoiselle Armande à Victurnien, peut l'aimer autant que l'aimerait la mère, être aussi attentive, aussi bonne, aussi délicate, aussi indulgente qu'une mère; mais elle ne sera pas sévère avec les ménagements et les à-propos de la mère; mais son cœur n'aura pas ces avertissements soudains, ces hallucinations inquiètes des mères, chez qui, quoique rompues, les attaches nerveuses ou morales par lesquelles l'enfant tient à elles, vibrent encore, et qui toujours en communication avec lui reçoivent les secousses de toute peine, tressaillent à tout bonheur comme à un événement de leur propre vie. Si la Nature a considéré la femme comme un terrain neutre, physiquement parlant, elle ne lui a pas défendu en certains cas de s'identifier complétement à son œuvre: quand la maternité morale se joint à la maternité naturelle, vous voyez alors ces admirables phénomènes, inexpliqués plutôt qu'inexplicables, qui constituent les préférences maternelles. La catastrophe de cette histoire prouve donc encore une fois cette vérité connue: une mère ne se remplace pas. Une mère prévoit le mal, long-temps avant qu'une fille comme mademoiselle Armande ne l'admette, même quand il est fait. L'une prévoit le désastre, l'autre y remédie. La maternité factice d'une fille comporte d'ailleurs des adorations trop aveugles pour qu'elle puisse réprimander un beau garçon.
La pratique de la vie, l'expérience des affaires avaient donné au vieux notaire une défiance observatrice et perspicace qui le faisait arriver au pressentiment maternel. Mais il était si peu de chose dans cette maison, surtout depuis l'espèce de disgrâce encourue à propos du mariage projeté par lui entre une d'Esgrignon et du Croisier, que dès lors il s'était promis de suivre aveuglément les doctrines de la famille. Simple soldat, fidèle à son poste et prêt à mourir, son avis ne pouvait jamais être écouté même au fort de l'orage; à moins que le hasard ne le plaçât, comme dans l'Antiquaire le mendiant du Roi au bord de la mer, quand le lord et sa fille y sont surpris par la marée.
Du Croisier avait aperçu la possibilité d'une horrible vengeance dans les contre-sens de l'éducation donnée à ce jeune noble. Il espérait, suivant une belle expression de l'auteur qui vient d'être cité, noyer l'agneau dans le lait de sa mère. Cette espérance lui avait inspiré sa résignation taciturne et mis sur les lèvres son sourire de sauvage.
Le dogme de sa suprématie fut inculqué au comte Victurnien dès qu'une idée put lui entrer dans la cervelle. Hors le Roi, tous les seigneurs du royaume étaient ses égaux. Au-dessous de la noblesse, il n'y avait pour lui que des inférieurs, des gens avec lesquels il n'avait rien de commun, envers lesquels il n'était tenu à rien, des ennemis vaincus, conquis, desquels il ne fallait faire aucun compte, dont les opinions devaient être indifférentes à un gentilhomme, et qui tous lui devaient du respect. Ces opinions, Victurnien les poussa malheureusement à l'extrême, excité par la logique rigoureuse qui conduit les enfants et les jeunes gens aux dernières conséquences du bien comme du mal. Il fut d'ailleurs confirmé dans ses croyances par ses avantages extérieurs. Enfant d'une beauté merveilleuse, il devint le jeune homme le plus accompli qu'un père puisse désirer pour fils. De taille moyenne, mais bien fait, il était mince, délicat en apparence, mais musculeux. Il avait les yeux bleus étincelants des d'Esgrignon, leur nez courbé, finement modelé, l'ovale parfait de leur visage, leurs cheveux blonds cendrés, leur blancheur de teint, leur élégante démarche, leurs extrémités gracieuses, des doigts effilés et retroussés, la distinction de ces attaches du pied et du poignet, lignes heureuses et déliées qui indiquent la race chez les hommes comme chez les chevaux. Adroit, leste à tous les exercices du corps, il tirait admirablement le pistolet, faisait des armes comme un Saint-George, montait à cheval comme un paladin. Il flattait enfin toutes les vanités qu'apportent les parents à l'extérieur de leurs enfants, fondées d'ailleurs sur une idée juste, sur l'influence excessive de la beauté. Privilége semblable à celui de la noblesse, la beauté ne se peut acquérir, elle est partout reconnue, et vaut souvent plus que la fortune et le talent, elle n'a besoin que d'être montée pour triompher, on ne lui demande que d'exister. Outre ces deux grands priviléges, la noblesse et la beauté, le hasard avait doué Victurnien d'Esgrignon d'un esprit ardent, d'une merveilleuse aptitude à tout comprendre, et d'une belle mémoire. Son instruction avait été dès lors parfaite. Il était beaucoup plus savant que ne le sont ordinairement les jeunes nobles de province qui deviennent des chasseurs, des fumeurs et des propriétaires très-distingués, mais qui traitent assez cavalièrement les sciences et les lettres, les arts et la poésie, tous les talents dont la supériorité les offusque. Ces dons de nature et cette éducation devaient suffire à réaliser un jour les ambitions du marquis d'Esgrignon: il voyait son fils maréchal de France si Victurnien voulait être militaire, ambassadeur si la diplomatie le tentait, ministre si l'administration lui souriait; tout lui appartenait dans l'État. Enfin, pensée flatteuse pour un père, le comte n'aurait pas été d'Esgrignon, il eût percé par son propre mérite. Cette heureuse enfance, cette adolescence dorée n'avait jamais rencontré d'opposition à ses désirs. Victurnien était le roi du logis, personne n'y bridait les volontés de ce petit prince, qui naturellement devint égoïste comme un prince, entier comme le plus fougueux cardinal du moyen-âge, impertinent et audacieux, vices que chacun divinisait en y voyant les qualités essentielles au noble.
Le Chevalier était un homme de ce bon temps où les mousquetaires gris désolaient les théâtres de Paris, rossaient le guet et les huissiers, faisaient mille tours de page et trouvaient un sourire sur les lèvres du Roi, pourvu que les choses fussent drôles. Ce charmant séducteur, ancien héros de ruelles, contribua beaucoup au malheureux dénouement de cette histoire. Cet aimable vieillard, qui ne trouvait personne pour le comprendre, fut très-heureux de rencontrer cette admirable figure de Faublas en herbe qui lui rappelait sa jeunesse. Sans apprécier la différence des temps, il jeta les principes des roués encyclopédistes dans cette jeune âme, en narrant les anecdotes du règne de Louis XV, en glorifiant les mœurs de 1750, racontant les orgies des petites maisons, et les folies faites pour les courtisanes, et les excellents tours joués aux créanciers, enfin toute la morale qui a défrayé le comique de Dancourt et l'épigramme de Beaumarchais. Malheureusement cette corruption cachée sous une excessive élégance se parait d'un esprit voltairien. Si le Chevalier allait trop loin parfois, il mettait comme correctif les lois de la bonne compagnie auxquelles un gentilhomme doit toujours obéir. Victurnien ne comprenait de tous ces discours que ce qui flattait ses passions. Il voyait d'abord son vieux père riant de compagnie avec le Chevalier. Les deux vieillards regardaient l'orgueil inné d'un d'Esgrignon comme une barrière assez forte contre toutes les choses inconvenantes, et personne au logis n'imaginait qu'un d'Esgrignon pût s'en permettre de contraires à l'honneur. L'honneur, ce grand principe monarchique, planté dans tous les cœurs de cette famille comme un phare, éclairait les moindres actions, animait les moindres pensées des d'Esgrignon. Ce bel enseignement qui seul aurait dû faire subsister la noblesse: «Un d'Esgrignon ne doit pas se permettre telle ou telle chose, il a un nom qui rend l'avenir solidaire du passé,» était comme un refrain avec lequel le vieux marquis, mademoiselle Armande, Chesnel et les habitués de l'hôtel avaient bercé l'enfance de Victurnien. Ainsi, le bon et le mauvais se trouvaient en présence et en forces égales dans cette jeune âme.
Quand, à dix-huit ans, Victurnien se produisit dans la ville, il remarqua dans le monde extérieur de légères oppositions avec le monde intérieur de l'hôtel d'Esgrignon, mais il n'en chercha point les causes. Les causes étaient à Paris. Il ne savait pas encore que les personnes, si hardies en pensée et en discours le soir chez son père, étaient très-circonspectes en présence des ennemis avec lesquels leurs intérêts les obligeaient de frayer. Son père avait conquis son franc parler. Personne ne songeait à contredire un vieillard de soixante-dix ans, et d'ailleurs tout le monde passait volontiers à un homme violemment dépouillé, sa fidélité à l'ancien ordre de choses. Trompé par les apparences, Victurnien se conduisit de manière à se mettre à dos toute la bourgeoisie de la ville. Il eut à la chasse des difficultés poussées un peu trop loin par son impétuosité, qui se terminèrent par des procès graves, étouffés à prix d'argent par Chesnel, et desquels on n'osait parler au marquis. Jugez de son étonnement si le marquis d'Esgrignon eût appris que son fils était poursuivi pour avoir chassé sur ses terres, dans ses domaines, dans ses forêts, sous le règne d'un fils de saint Louis! On craignait trop ce qui pouvait s'ensuivre pour l'initier à ces misères, disait Chesnel. Le jeune comte se permit en ville quelques autres escapades, traitées d'amourettes par le Chevalier, mais qui finirent par coûter à Chesnel des dots données à des jeunes filles séduites par d'imprudentes promesses de mariage: autres procès, nommés dans le Code, détournements de mineures; lesquels, par suite de la brutalité de la nouvelle justice, eussent conduit on ne sait où le jeune comte, sans la prudente intervention de Chesnel. Ces victoires sur la justice bourgeoise enhardissaient Victurnien. Habitué à se tirer de ces mauvais pas, le jeune comte ne reculait point devant une plaisanterie. Il regardait les tribunaux comme des épouvantails à peuple qui n'avaient point prise sur lui. Ce qu'il eût blâmé chez les roturiers était un excusable amusement pour lui. Cette conduite, ce caractère, cette pente à mépriser les lois nouvelles pour n'obéir qu'aux maximes du code noble, furent étudiés, analysés, éprouvés par quelques personnes habiles appartenant au parti du Croisier. Ces gens s'en appuyèrent pour faire croire au peuple que les calomnies du libéralisme étaient des révélations, et que le retour à l'ancien ordre de choses dans toute sa pureté, se trouvaient au fond de la politique ministérielle. Quel bonheur, pour eux, d'avoir une semi-preuve de leurs assertions! Le Président du Ronceret se prêtait admirablement, aussi bien que le Procureur du Roi, à toutes les conditions compatibles avec les devoirs de la magistrature; il s'y prêtait même par calcul au delà des bornes, heureux de faire crier le parti libéral à propos d'une concession trop large. Il excitait ainsi les passions contre la maison d'Esgrignon en paraissant la servir. Ce traître avait l'arrière-pensée de se montrer incorruptible à temps, quand il serait appuyé sur un fait grave, et soutenu par l'opinion publique. Les mauvaises dispositions du comte furent perfidement encouragées par deux ou trois jeunes gens de ceux qui lui composèrent une suite, qui captèrent ses bonnes grâces en lui faisant la cour, qui le flattèrent et obéirent à ses idées en essayant de confirmer sa croyance dans la suprématie du noble, à une époque où le noble n'aurait pu conserver son pouvoir qu'en usant pendant un demi-siècle d'une prudence extrême. Du Croisier espérait réduire les d'Esgrignon à la dernière misère, voir leur château abattu, leurs terres mises à l'enchère et vendues en détail, par suite de leur faiblesse pour ce jeune étourdi dont les folies devaient tout compromettre. Il n'allait pas plus loin, il ne croyait pas, comme le Président du Ronceret, que Victurnien donnerait autrement prise à la justice. La vengeance de ces deux hommes était d'ailleurs bien secondée par l'excessif amour-propre de Victurnien et par son amour pour le plaisir. Le fils du Président du Ronceret, jeune homme de dix-sept ans, à qui le rôle d'agent provocateur allait à merveille, était un des compagnons et le plus perfide courtisan du comte. Du Croisier soldait cet espion d'un nouveau genre, le dressait admirablement à la chasse des vertus de ce noble et bel enfant; il le dirigeait moqueusement dans l'art de stimuler les mauvaises dispositions de sa proie. Félicien du Ronceret était précisément une nature envieuse et spirituelle, un jeune sophiste à qui souriait une semblable mystification, et qui y trouvait ce haut amusement qui manque en province aux gens d'esprit.
De dix-huit à vingt et un ans Victurnien coûta près de quatre-vingt mille francs au pauvre notaire, sans que ni mademoiselle Armande, ni le marquis en fussent informés. Les procès assoupis entraient pour plus de moitié dans cette somme, et les profusions du jeune homme avaient employé le reste. Des dix mille livres de rente du marquis, cinq mille étaient nécessaires à la tenue de la maison; l'entretien de mademoiselle Armande, malgré sa parcimonie, et celui du marquis employaient plus de deux mille francs, la pension du bel héritier présomptif n'allait donc pas à cent louis. Qu'étaient deux mille francs, pour paraître convenablement? La toilette seule emportait cette rente. Victurnien faisait venir son linge, ses habits, ses gants, sa parfumerie de Paris. Victurnien avait voulu un joli cheval anglais à monter, un cheval de tilbury et un tilbury. Monsieur du Croiser avait un cheval anglais et un tilbury. La noblesse devait-elle se laisser écraser par la Bourgeoisie? Puis le jeune comte avait voulu un groom à la livrée de sa maison. Flatté de donner le ton à la ville, au Département, à la jeunesse, il était entré dans le monde des fantaisies et du luxe qui vont si bien aux jeunes gens beaux et spirituels. Chesnel fournissait à tout, non sans user, comme les anciens Parlements, du droit de remontrance, mais avec une douceur angélique.
—Quel dommage qu'un si bon homme soit si ennuyeux! se disait Victurnien chaque fois que le notaire appliquait une somme sur quelque plaie saignante.
Veuf et sans enfants, Chesnel avait adopté le fils de son ancien maître au fond de son cœur, il jouissait de le voir traversant la grande rue de la ville, perché sur le double coussin de son tilbury, fouet en main, une rose à la boutonnière, joli, bien mis, envié par tous. Lorsque dans un besoin pressant, une perte au jeu chez les Troisville, chez le duc de Gordon, à la Préfecture ou chez le Receveur-Général, Victurnien venait, la voix calme, le regard inquiet, le geste patelin, trouver sa Providence, le vieux notaire, dans une modeste maison de la rue du Bercail, il avait ville-gagnée en se montrant.
—Hé! bien, qu'avez-vous, monsieur le comte, que vous est-il arrivé, demandait le vieillard d'une voix altérée.
Dans les grandes occasions, Victurnien s'asseyait, prenait un air mélancolique et rêveur, il se laissait questionner en faisant des minauderies. Après avoir donné les plus grandes anxiétés au bonhomme, qui commençait à redouter les suites d'une dissipation si soutenue, il avouait une peccadille soldée par un billet de mille francs. Chesnel, outre son étude, possédait environ douze mille livres de rentes. Ce fonds n'était pas inépuisable. Les quatre-vingt mille francs dévorés constituaient ses économies réservées pour le temps où le marquis enverrait son fils à Paris, ou pour faciliter quelque beau mariage. Clairvoyant quand Victurnien n'était pas là, Chesnel perdait une à une les illusions que caressaient le marquis et sa sœur. En reconnaissant chez cet enfant un manque total d'esprit de conduite, il désirait le marier à quelque noble fille, sage et prudente. Il se demandait comment un jeune homme pouvait penser si bien et se conduire si mal, en lui voyant faire le lendemain le contraire de ce qu'il avait promis la veille. Mais il n'y a jamais rien de bon à attendre des jeunes gens qui avouent leurs fautes, s'en repentent et les recommencent. Les hommes à grands caractères n'avouent leurs fautes qu'à eux-mêmes, ils s'en punissent eux-mêmes. Quant aux faibles ils retombent dans l'ornière, en trouvant le bord trop difficile à côtoyer. Victurnien, chez qui de semblables tuteurs avaient, de concert avec ses compagnons et ses habitudes, assoupli le ressort de l'orgueil secret des grands hommes, était arrivé soudain à la faiblesse des voluptueux, dans le moment de sa vie où, pour s'exercer, sa force aurait eu besoin du régime de contrariétés et de misères qui forma les prince Eugène, les Frédéric II et les Napoléon. Chesnel apercevait chez Victurnien cette indomptable fureur pour les jouissances qui doit être l'apanage des hommes doués de grandes facultés et qui sentent la nécessité d'en contre-balancer le fatigant exercice par d'égales compensations en plaisirs, mais qui mènent aux abîmes les gens habiles seulement pour les voluptés. Le bonhomme s'épouvantait par moments; mais, par moments aussi, les profondes saillies et l'esprit étendu qui rendaient ce jeune homme si remarquable le rassuraient. Il se disait ce que disait le marquis quand le bruit de quelque escapade arrivait à son oreille:—Il faut que jeunesse se passe! Quand Chesnel se plaignait au Chevalier de la propension du jeune comte à faire des dettes, le Chevalier l'écoutait en massant une prise de tabac d'un air moqueur.
—Expliquez-moi donc ce qu'est la Dette Publique, mon cher Chesnel, lui répondait-il. Hé! diantre! si la France a des dettes, pourquoi Victurnien n'en aurait-il pas? Aujourd'hui comme toujours, les princes ont des dettes, tous les gentilshommes ont des dettes. Voudriez-vous par hasard que Victurnien vous apportât des économies? Vous savez ce que fit notre grand Richelieu, non pas le cardinal, c'était un misérable qui tuait la noblesse, mais le maréchal, quand son petit-fils le prince de Chinon, le dernier des Richelieu, lui montra qu'il n'avait pas dépensé à l'Université l'argent de ses menus-plaisirs?
—Non, monsieur le Chevalier.
—Hé! bien, il jeta la bourse par la fenêtre, à un balayeur des cours, en disant à son petit-fils: On ne t'apprend donc pas ici à être prince?
Chesnel baissait la tête, sans mot dire. Puis le soir, avant de s'endormir, l'honnête vieillard pensait que ces doctrines étaient funestes à une époque où la police correctionnelle existait pour tout le monde: il y voyait en germe la ruine de la grande maison d'Esgrignon.
Sans ces explications qui peignent tout un côté de l'histoire de la vie provinciale sous l'Empire et la Restauration, il eût été difficile de comprendre la scène par laquelle commence cette aventure, et qui eut lieu vers la fin du mois d'octobre de l'année 1822, dans le Cabinet des Antiques, un soir, après le jeu, quand les nobles habitués, les vieilles comtesses, les jeunes marquises, les simples baronnes eurent soldé leurs comptes. Le vieux gentilhomme se promenait de long en long dans son salon, où mademoiselle d'Esgrignon allait éteignant elle-même les bougies aux tables de jeu, il ne se promenait pas seul, il était avec le Chevalier. Ces deux débris du siècle précédent causaient de Victurnien. Le Chevalier avait été chargé de faire à son sujet des ouvertures au marquis.
—Oui, marquis, disait le Chevalier, votre fils perd ici son temps et sa jeunesse, vous devez enfin l'envoyer à la Cour.
—J'ai toujours songé que, si mon grand âge m'interdisait d'aller à la Cour, où, entre nous soit dit, je ne sais pas ce que je ferais en voyant ce qui se passe et au milieu des gens nouveaux que reçoit le Roi, j'enverrais du moins mon fils présenter nos hommages à Sa Majesté. Le Roi doit donner quelque chose au comte, quelque chose comme un régiment, un emploi dans sa maison, enfin, le mettre à même de gagner ses éperons. Mon oncle l'archevêque a souffert un cruel martyre, j'ai guerroyé sans déserter le camp comme ceux qui ont cru de leur devoir de suivre les princes: selon moi, le Roi était en France, sa noblesse devait l'entourer. Eh! bien, personne ne songe à nous, tandis que Henri IV aurait écrit déjà aux d'Esgrignon: Venez, mes amis! nous avons gagné la partie. Enfin nous sommes quelque chose de mieux que les Troisville, et voici deux Troisville nommés pairs de France, un autre est député de la Noblesse (il prenait les Grands Colléges électoraux pour les assemblées de son Ordre). Vraiment on ne pense pas plus à nous que si nous n'existions pas! J'attendais le voyage que les princes devaient faire par ici; mais les princes ne viennent pas à nous, il faut donc aller à eux.
—Je suis enchanté de savoir que vous pensez à produire notre cher Victurnien dans le monde, dit habilement le Chevalier. Cette ville est un trou dans lequel il ne doit pas enterrer ses talents. Tout ce qu'il peut y rencontrer, c'est quéque Normande ben sotte, ben mal apprise et riche. Qué qu'il en ferait?... sa femme. Ah! bon Dieu!
—J'espère bien qu'il ne se mariera qu'après être parvenu à quelque belle charge du Royaume ou de la Couronne, dit le vieux marquis. Mais il y a des difficultés graves.
Voici les seules difficultés que le marquis apercevait à l'entrée de la carrière pour son fils.
—Mon fils, reprit-il après une pause marquée par un soupir, le comte d'Esgrignon ne peut pas se présenter comme un va-nu-pieds, il faut l'équiper. Hélas! nous n'avons plus, comme il y a deux siècles, nos gentilshommes de suite. Ah! Chevalier, cette démolition de fond en comble, elle me trouve toujours au lendemain du premier coup de marteau donné par monsieur de Mirabeau. Aujourd'hui, il ne s'agit plus que d'avoir de l'argent, c'est tout ce que je vois de clair dans les bienfaits de la Restauration. Le Roi ne vous demande pas si vous descendez des Valois, ou si vous êtes un des conquérants de la Gaule, il vous demande si vous payez mille francs de Tailles. Je ne saurais donc envoyer le comte à la Cour sans quelque vingt mille écus...
—Oui, avec cette bagatelle, il pourra se montrer galamment, dit le Chevalier.
—Hé! bien, dit mademoiselle Armande, j'ai prié Chesnel de venir ce soir. Croiriez-vous, Chevalier, que, depuis le jour où Chesnel m'a proposé d'épouser ce misérable du Croisier...
—Ah! c'était bien indigne, mademoiselle, s'écria le Chevalier.
—Impardonnable, dit le marquis.
—Hé! bien, reprit mademoiselle Armande, mon frère n'a jamais pu se décider à demander quoi que ce soit à Chesnel.
—A votre ancien domestique? reprit le Chevalier. Ah! marquis, mais vous feriez à Chesnel un honneur, un honneur dont il serait reconnaissant jusqu'à son dernier soupir.
—Non, répondit le gentilhomme, je ne trouve pas la chose digne.
—Il s'agit bien de digne, la chose est nécessaire, reprit le Chevalier en faisant un léger haut-le-corps.
—Jamais! s'écria le marquis en ripostant par un geste qui décida le Chevalier à risquer un grand coup pour éclairer le vieillard.
—Hé! bien, dit le Chevalier, si vous ne le savez pas, je vous dirai, moi, que Chesnel a déjà donné quelque chose à votre fils, quelque chose comme...
—Mon fils est incapable d'avoir accepté quoi que ce soit de Chesnel, s'écria le vieillard en se redressant et interrompant le Chevalier. Il a pu vous demander, à vous, vingt-cinq louis...
—Quelque chose comme cent mille livres, dit le Chevalier en continuant.
—Le comte d'Esgrignon doit cent mille livres à un Chesnel, s'écria le vieillard en donnant les signes d'une profonde douleur. Ah! s'il n'était pas fils unique, il partirait ce soir pour les îles avec un brevet de capitaine! Devoir à des usuriers avec lesquels on s'acquitte par de gros intérêts, bon! mais Chesnel, un homme auquel on s'attache.
—Oui! notre adorable Victurnien a mangé cent mille livres, mon cher marquis, reprit le Chevalier en secouant les grains de tabac tombés sur son gilet, c'est peu, je le sais. A son âge, moi! Enfin, laissons nos souvenirs, marquis. Le comte est en province, toute proportion gardée, ce n'est pas mal, il ira loin; je lui vois les dérangements des hommes qui plus tard accomplissent de grandes choses...
—Et il dort là-haut sans avoir rien dit à son père, s'écria le marquis.
—Il dort avec l'innocence d'un enfant qui n'a encore fait le malheur que de cinq à six petites bourgeoises, et auquel il faut maintenant des duchesses, répondit le Chevalier.
—Mais il appelle sur lui la lettre de cachet.
—Ils ont supprimé les lettres de cachet, dit le Chevalier. Quand on a essayé de créer une justice exceptionnelle, vous savez comme on a crié. Nous n'avons pu maintenir les cours prévôtales que monsieur de Buonaparte appelait Commissions militaires.
—Hé! bien, qu'allons-nous devenir quand nous aurons des enfants fous, ou trop mauvais sujets, nous ne pourrons donc plus les enfermer? dit le marquis.
Le Chevalier regarda le père au désespoir et n'osa lui répondre:—Nous serons forcés de les bien élever...
—Et vous ne m'avez rien dit de cela, mademoiselle d'Esgrignon, reprit le marquis en interpellant sa sœur.
Ces paroles dénotaient toujours une irritation, il l'appelait ordinairement ma sœur.
—Mais, Monsieur, quand un jeune homme vif et bouillant reste oisif dans une ville comme celle-ci, que voulez-vous qu'il fasse? dit mademoiselle d'Esgrignon qui ne comprenait pas la colère de son frère.
—Hé! diantre, des dettes, reprit le Chevalier, il joue, il a de petites aventures, il chasse, tout cela coûte horriblement aujourd'hui.
—Allons, reprit le marquis, il est temps de l'envoyer au Roi. Je passerai la matinée demain à écrire à nos parents.
—Je connais quelque peu les ducs de Navarreins, de Lenoncourt, de Maufrigneuse, de Chaulieu, dit le Chevalier qui se savait cependant bien oublié.
—Mon cher Chevalier, il n'est pas besoin de tant de façons pour présenter un d'Esgrignon à la Cour, dit le marquis en l'interrompant. Cent mille livres, se dit-il, ce Chesnel est bien hardi. Voilà les effets de ces maudits Troubles. Mons Chesnel protége mon fils. Et il faut que je lui demande... Non, ma sœur, vous ferez cette affaire. Chesnel prendra ses sûretés sur nos biens pour le tout. Puis lavez la tête à ce jeune étourdi, car il finirait par se ruiner.
Le Chevalier et mademoiselle d'Esgrignon trouvaient simples et naturelles ces paroles, si comiques pour tout autre qui les aurait entendues. Loin de là, ces deux personnages furent très-émus de l'expression presque douloureuse qui se peignit sur les traits du vieillard. En ce moment, monsieur d'Esgrignon était sous le poids de quelque prévision sinistre, il devinait presque son époque. Il alla s'asseoir sur une bergère, au coin du feu, oubliant Chesnel qui devait venir, et auquel il ne voulait rien demander.
Le marquis d'Esgrignon avait alors la physionomie que les imaginations un peu poétiques lui voudraient. Sa tête presque chauve avait encore des cheveux blancs soyeux, placés à l'arrière de la tête et retombant par mèches plates, mais bouclées aux extrémités. Son beau front plein de noblesse, ce front que l'on admire dans la tête de Louis XV, dans celle de Beaumarchais et dans celle du maréchal de Richelieu, n'offrait au regard ni l'ampleur carrée du maréchal de Saxe, ni le cercle petit, dur, serré, trop plein de Voltaire; mais une gracieuse forme convexe, finement modelée, à tempes molles et dorées. Ses yeux brillants jetaient ce courage et ce feu que l'âge n'abat point. Il avait le nez des Condé, l'aimable bouche des Bourbons de laquelle il ne sort que des paroles spirituelles ou bonnes, comme en disait toujours le comte d'Artois. Ses joues plus en talus que niaisement rondes étaient en harmonie avec son corps sec, ses jambes fines et sa main potelée. Il avait le cou serré par une cravate mise comme celle des marquis représentés dans toutes les gravures qui ornent les ouvrages du dernier siècle, et que vous voyez à Saint-Preux comme à Lovelace, aux héros du bourgeois Diderot comme à ceux de l'élégant Montesquieu (voir les premières éditions de leurs œuvres). Le marquis portait toujours un grand gilet blanc brodé d'or, sur lequel brillait le ruban de commandeur de Saint-Louis; un habit bleu à grandes basques, à pans retroussés et fleurdelisés, singulier costume qu'avait adopté le Roi; mais le marquis n'avait point abandonné la culotte française, ni les bas de soie blancs, ni les boucles. Dès six heures du soir, il se montrait dans sa tenue. Il ne lisait que la Quotidienne et la Gazette de France, deux journaux que les feuilles constitutionnelles accusaient d'obscurantisme, de mille énormités monarchiques et religieuses, et que le marquis, lui, trouvait pleines d'hérésies et d'idées révolutionnaires. Quelque exagérés que soient les organes d'une opinion, ils sont toujours au-dessous des purs de leur parti; de même que le peintre de ce magnifique personnage sera certes taxé d'avoir outre-passé le vrai, tandis qu'il adoucit quelques tons trop crus, et qu'il éteint des parties trop ardentes chez son modèle. Le marquis d'Esgrignon avait mis ses coudes sur ses genoux, et se tenait la tête dans ses mains. Pendant tout le temps qu'il médita, mademoiselle Armande et le Chevalier se regardèrent sans se communiquer leurs idées. Le marquis souffrait-il de devoir l'avenir de son fils à son ancien intendant? Doutait-il de l'accueil qu'on ferait au jeune comte? Regrettait-il de n'avoir rien préparé pour l'entrée de son héritier dans le monde brillant de la Cour, en demeurant au fond de sa province où l'avait retenu sa pauvreté, car comment aurait-il paru à la Cour? Il soupira fortement en relevant la tête. Ce soupir était un de ceux que rendait alors la véritable et loyale aristocratie, celle des gentilshommes de province, alors si négligés, comme la plupart de ceux qui avaient saisi leur épée et résisté pendant l'orage.
—Qu'a-t-on fait pour les Montauran, pour les Ferdinand qui sont morts ou ne se sont jamais soumis? se dit-il à voix basse. A ceux qui ont lutté le plus courageusement, on a jeté de misérables pensions, quelque lieutenance de Roi dans une forteresse, à la frontière. Évidemment il doutait de la Royauté. Mademoiselle d'Esgrignon essayait de rassurer son frère sur l'avenir de ce voyage, quand on entendit sur le petit pavé sec de la rue, le long des fenêtres du salon, un pas qui annonçait Chesnel. Le notaire se montra bientôt à la porte que Joséphin, le vieux valet de chambre du comte, ouvrit sans annoncer.
—Chesnel, mon garçon.....
Le notaire avait soixante-neuf ans, une tête chenue, un visage carré, vénérable, des culottes d'une ampleur qui eussent mérité de Sterne une description épique; des bas drapés, des souliers à agrafes d'argent, un habit en façon de chasuble, et un grand gilet de tuteur.
—..... Tu as été bien outrecuidant de prêter de l'argent au comte d'Esgrignon? tu mériterais que je te le rendisse à l'instant et que nous ne te vissions jamais, car tu as donné des ailes à ses vices.
Il y eut un moment de silence comme à la Cour quand le Roi réprimande publiquement un courtisan. Le vieux notaire avait une attitude humble et contrite.
—Chesnel, cet enfant m'inquiète, reprit le marquis avec bonté, je veux l'envoyer à Paris, pour y servir le Roi. Tu t'entendras avec ma sœur pour qu'il y paraisse convenablement... Nous réglerons nos comptes...
Le marquis se retira gravement, en saluant Chesnel par un geste familier.
—Je remercie monsieur le marquis de ses bontés, dit le vieillard qui restait debout.
Mademoiselle Armande se leva pour accompagner son frère; elle avait sonné, le valet de chambre était à la porte, un flambeau à la main, pour aller coucher son maître.
—Asseyez-vous, Chesnel, dit la vieille fille en revenant.
Par ses délicatesses de femme, mademoiselle Armande ôtait toute rudesse au commerce du marquis avec son ancien intendant; quoique sous cette rudesse, Chesnel devinât une affection magnifique. L'attachement du marquis pour son ancien domestique constituait une passion semblable à celle que le maître a pour son chien, et qui le porterait à se battre avec qui donnerait un coup de pied à sa bête: il la regarde comme une partie intégrante de son existence, comme une chose qui, sans être tout à fait lui, le représente dans ce qu'il a de plus cher, les sentiments.
—Il était temps de faire quitter cette ville à monsieur le comte, mademoiselle, dit sentencieusement le notaire.
—Oui, répondit-elle. S'est-il permis quelque nouvelle escapade?
—Non, mademoiselle.
—Eh! bien, pourquoi l'accusez-vous?
—Mademoiselle, je ne l'accuse pas. Non, je ne l'accuse pas. Je suis bien loin de l'accuser. Je ne l'accuserai même jamais, quoi qu'il fasse!
La conversation tomba. Le Chevalier, être éminemment compréhensif, se mit à bâiller comme un homme talonné par le sommeil. Il s'excusa gracieusement de quitter le salon et sortit ayant envie de dormir autant que de s'aller noyer: le démon de la curiosité lui écarquillait les yeux, et de sa main délicate ôtait le coton que le Chevalier avait dans les oreilles.
—Hé! bien, Chesnel, y a-t-il quelque chose de nouveau? dit mademoiselle Armande inquiète.
—Oui, reprit Chesnel, il s'agit de ces choses dont il est impossible de parler à monsieur le marquis: il tomberait foudroyé par une apoplexie.
—Dites donc, reprit-elle en penchant sa belle tête sur le dos de sa bergère et laissant aller ses bras le long de sa taille comme une personne qui attend le coup de la mort sans se défendre.
—Mademoiselle, monsieur le comte, qui a tant d'esprit, est le jouet de petites gens en train d'épier une grande vengeance: ils nous voudraient ruinés, humiliés! Le Président du Tribunal, le sieur du Ronceret, a, comme vous savez, les plus hautes prétentions nobiliaires...
—Son grand-père était procureur, dit mademoiselle Armande.
—Je le sais, dit le notaire. Aussi ne l'avez-vous pas reçu chez vous; il ne va pas non plus chez messieurs de Troisville, ni chez le duc de Gordon, ni chez le marquis de Casteran; mais il est un des piliers du salon du Croisier. Monsieur Félicien du Ronceret, avec qui votre neveu peut frayer sans trop se compromettre (il lui faut des compagnons), eh! bien, ce jeune homme est le conseiller de toutes ses folies, lui et deux ou trois autres qui sont du parti de votre ennemi, de l'ennemi de monsieur le Chevalier, de celui qui ne respire que vengeance contre vous et contre toute la noblesse. Tous espèrent vous ruiner par votre neveu, le voir tombé dans la boue. Cette conspiration est menée par ce sycophante de du Croisier qui fait le royaliste; sa pauvre femme ignore tout, vous la connaissez, je l'aurais su plus tôt si elle avait des oreilles pour entendre le mal. Pendant quelque temps, ces jeunes fous n'étaient pas dans le secret, ils n'y mettaient personne; mais, à force de rire, les meneurs se sont compromis, les niais ont compris, et, depuis les dernières escapades du comte, ils se sont échappés à dire quelques mots quand ils étaient ivres. Ces mots m'ont été rapportés par des personnes chagrines de voir un si beau, un si noble et si charmant jeune homme se perdant à plaisir. Dans ce moment, on le plaint, dans quelques jours il sera... je n'ose....
—Méprisé, dites, dites, Chesnel! s'écria douloureusement mademoiselle Armande.
—Hélas! comment voulez-vous empêcher les meilleures gens de la ville, qui ne savent que faire du matin jusqu'au soir, de contrôler les actions de leur prochain? Ainsi, les pertes de monsieur le comte au jeu ont été calculées. Voilà, depuis deux mois, trente mille francs d'envolés; et chacun se demande où il les prend. Quand on en parle devant moi, je vous les rappelle à l'ordre! Ah! mais.... Croyez-vous, leur disais-je ce matin, si l'on a pris les droits utiles et les terres de la maison d'Esgrignon, qu'on ait mis la main sur les trésors? Le jeune comte a le droit de se conduire à sa guise; et tant qu'il ne vous devra pas un sou, vous n'avez pas à dire un mot.
Mademoiselle Armande tendit sa main sur laquelle le vieux notaire mit un respectueux baiser.
—Bon Chesnel! Mon ami, comment nous trouverez-vous des fonds pour ce voyage? Victurnien ne peut aller à la Cour sans s'y tenir à son rang.
—Oh! mademoiselle, j'ai emprunté sur le Jard.
—Comment, vous n'aviez plus rien! Mon Dieu, s'écria-t-elle, comment ferons-nous pour vous récompenser?
—En acceptant les cent mille francs que je tiens à votre disposition. Vous comprenez que l'emprunt a été secrètement mené pour ne pas vous déconsidérer. Aux yeux de la ville, j'appartiens à la maison d'Esgrignon.
Quelques larmes vinrent aux yeux de mademoiselle Armande; Chesnel, les voyant, prit un pli de la robe de cette noble fille et le baisa.
—Ce ne sera rien, reprit-il, il faut que les jeunes gens jettent leur gourme. Le commerce des beaux salons de Paris changera le cours des idées du jeune homme. Et ici, vraiment, vos vieux amis sont les plus nobles cœurs, les plus dignes personnes du monde, mais ils ne sont pas amusants. Monsieur le comte pour se désennuyer est obligé de descendre, et il finirait par s'encanailler.
Le lendemain la vieille voiture de voyage de la maison d'Esgrignon vit le jour, et fut envoyée chez le sellier pour être mise en état. Le jeune comte fut solennellement averti par son père, après le déjeuner, des intentions formées à son égard: il irait à la Cour demander du service au Roi; en voyageant, il devait se déterminer pour une carrière quelconque. La marine ou l'armée de terre, les ministères ou les ambassades, la Maison du Roi, il n'avait qu'à choisir, tout lui serait ouvert. Le Roi saurait sans doute gré aux d'Esgrignon de ne lui avoir rien demandé, d'avoir réservé les faveurs du trône pour l'héritier de la maison.
Depuis ses folies le jeune d'Esgrignon avait flairé le monde parisien, et jugé la vie réelle. Comme il s'agissait pour lui de quitter la province et la maison paternelle, il écouta gravement l'allocution de son respectable père, sans lui répondre que l'on n'entrait ni dans la marine ni dans l'armée comme jadis; que, pour devenir sous-lieutenant de cavalerie sans passer par les Écoles spéciales, il fallait servir dans les Pages; que les fils des familles les plus illustres allaient à Saint-Cyr et à l'École Polytechnique, ni plus ni moins que les fils de roturiers, après des concours publics où les gentilshommes couraient la chance d'avoir le dessous avec les vilains. En éclairant son père, il pouvait ne pas avoir les fonds nécessaires pour un séjour à Paris, il laissa donc croire au marquis et à sa tante Armande qu'il aurait à monter dans les carrosses du Roi, à paraître au rang que s'attribuaient les d'Esgrignon au temps actuel, et à frayer avec les plus grands seigneurs. Marri de ne donner à son fils qu'un domestique pour l'accompagner, le marquis lui offrit son vieux valet Joséphin, un homme de confiance qui aurait soin de lui, qui veillerait fidèlement à ses affaires, et de qui le pauvre père se défaisait, espérant le remplacer auprès de lui par un jeune domestique.
—Souvenez-vous, mon fils, lui dit-il, que vous êtes un Carol, que votre sang est un sang pur de toute mésalliance, que votre écusson a pour devise: Il est nôtre! qu'il vous permet d'aller partout la tête haute, et de prétendre à des reines. Rendez grâce à votre père, comme moi je fis au mien. Nous devons à l'honneur de nos ancêtres, saintement conservé, de pouvoir regarder tout en face, et de n'avoir à plier le genou que devant une maîtresse, devant le roi et devant Dieu. Voilà le plus grand de vos priviléges.
Le bon Chesnel avait assisté au déjeuner, il ne s'était pas mêlé des recommandations héraldiques, ni des lettres aux puissances du jour; mais il avait passé la nuit à écrire à l'un de ses vieux amis, un des plus anciens notaires de Paris. La paternité factice et réelle que Chesnel portait à Victurnien serait incomprise, si l'on omettait de donner cette lettre, comparable peut être au discours de Dédale à Icare. Ne faut-il pas remonter jusqu'à la mythologie pour trouver des comparaisons dignes de cet homme antique?