La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03
«A MADAME DE MORTSAUF.
»Combien de choses n'avais-je pas à vous dire en arrivant, auxquelles je pensais pendant le chemin et que j'oublie en vous voyant! Oui, dès que je vous vois, chère Henriette, je ne trouve plus mes paroles en harmonie avec les reflets de votre âme qui grandissent votre beauté; puis j'éprouve près de vous un bonheur tellement infini, que le sentiment actuel efface les sentiments de la vie antérieure. Chaque fois, je nais à une vie plus étendue et suis comme le voyageur qui, en montant quelque grand rocher, découvre à chaque pas un nouvel horizon. A chaque nouvelle conversation, n'ajoutai-je pas à mes immenses trésors un nouveau trésor? Là, je crois, est le secret des longs, des inépuisables attachements. Je ne puis donc vous parler de vous que loin de vous. En votre présence, je suis trop ébloui pour voir, trop heureux pour interroger mon bonheur, trop plein de vous pour être moi, trop éloquent par vous pour parler, trop ardent à saisir le moment présent pour me souvenir du passé. Sachez bien cette constante ivresse pour m'en pardonner les erreurs. Près de vous, je ne puis que sentir. Néanmoins j'oserai vous dire, ma chère Henriette, que jamais, dans les nombreuses joies que vous avez faites, je n'ai ressenti de félicités semblables aux délices qui remplirent mon âme hier quand, après cette tempête horrible où vous avez lutté contre le mal avec un courage surhumain, vous êtes revenue à moi seul, au milieu du demi-jour de votre chambre, où cette malheureuse scène m'a conduit. Moi seul ai su de quelles lueurs peut briller une femme quand elle arrive des portes de la mort aux portes de la vie, et que l'aurore d'une renaissance vient nuancer son front. Combien votre voix était harmonieuse! Combien les mots, même les vôtres, me semblaient petits alors que dans le son de votre voix adorée reparaissaient les ressentiments vagues d'une douleur passée, mêlés aux consolations divines par lesquelles vous m'avez enfin rassuré, en me donnant ainsi vos premières pensées. Je vous connaissais brillant de toutes les splendeurs humaines; mais hier j'ai entrevu une nouvelle Henriette qui serait à moi si Dieu le voulait. Hier j'ai entrevu je ne sais quel être dégagé des entraves corporelles qui nous empêchent de secouer les feux de l'âme. Tu étais bien belle dans ton abattement, bien majestueuse dans ta faiblesse. Hier j'ai trouvé quelque chose de plus beau que ta beauté, quelque chose de plus doux que ta voix; des lumières plus étincelantes que ne l'est la lumière de tes yeux, des parfums pour lesquels il n'est point de mots; hier ton âme a été visible et palpable. Ah! j'ai bien souffert de n'avoir pu t'ouvrir mon cœur pour t'y faire revivre. Enfin, hier, j'ai quitté la terreur respectueuse que tu m'inspires, cette défaillance ne nous avait-elle pas rapprochés? Alors j'ai su ce que c'était que respirer en respirant avec toi, quand la crise le permit d'aspirer notre air. Combien de prières élevées au ciel en un moment! Si je n'ai pas expiré en traversant les espaces que j'ai franchis pour aller demander à Dieu de te laisser encore à moi, l'on ne meurt ni de joie ni de douleur. Ce moment m'a laissé des souvenirs ensevelis dans mon âme et qui ne reparaîtront jamais à sa surface sans que mes yeux se mouillent de pleurs; chaque joie en augmentera le sillon, chaque douleur les fera plus profonds. Oui, les craintes dont mon âme fut agitée hier seront un terme de comparaison pour toutes mes douleurs à venir, comme les joies que tu m'as prodiguées, chère éternelle pensée de ma vie! domineront toutes les joies que la main de Dieu daignera m'épancher. Tu m'as fait comprendre l'amour divin, cet amour sûr qui, plein de sa force et de sa durée, ne connaît ni soupçons ni jalousies.»
Une mélancolie profonde me rongeait l'âme, le spectacle de cette vie intérieure était navrant pour un cœur jeune et neuf aux émotions sociales; trouver cet abîme à l'entrée du monde, un abîme sans fond, une mer morte. Cet horrible concert d'infortunes me suggéra des pensées infinies, et j'eus à mon premier pas dans la vie sociale une immense mesure à laquelle les autres scènes rapportées ne pouvaient plus être que petites. Ma tristesse fit juger à monsieur et madame de Chessel que mes amours étaient malheureuses, et j'eus le bonheur de ne nuire en rien à ma grande Henriette par ma passion.
Le lendemain, quand j'entrai dans le salon, elle y était seule; elle me contempla pendant un instant en me tendant la main, et me dit:—L'ami sera donc toujours trop tendre? Ses yeux devinrent humides, elle se leva, puis me dit avec un ton de supplication désespérée:—Ne m'écrivez plus ainsi!
Monsieur de Mortsauf était prévenant. La comtesse avait repris son courage et son front serein; mais son teint trahissait ses souffrances de la veille, qui étaient calmées sans être éteintes. Elle me dit le soir, en nous promenant dans les feuilles sèches de l'automne qui résonnaient sous nos pas:—La douleur est infinie, la joie a des limites. Mot qui révélait ses souffrances, par la comparaison qu'elle en faisait avec ses félicités fugitives.
—Ne médisez pas de la vie, lui dis-je: vous ignorez l'amour, et il a des voluptés qui rayonnent jusque dans les cieux.
—Taisez-vous, dit-elle, je n'en veux rien connaître. Le Groënlandais mourrait en Italie! Je suis calme et heureuse près de vous, je puis vous dire toutes mes pensées; ne détruisez pas ma confiance. Pourquoi n'auriez-vous pas la vertu du prêtre et le charme de l'homme libre?
—Vous feriez avaler des coupes de ciguë, lui dis-je en lui mettant la main sur mon cœur qui battait à coups pressés.
—Encore! s'écria-t-elle en retirant sa main comme si elle eût ressenti quelque vive douleur. Voulez-vous donc m'ôter le triste plaisir de faire étancher le sang de mes blessures par une main amie? N'ajoutez pas à mes souffrances, vous ne les savez pas toutes! les plus secrètes sont les plus difficiles à dévorer. Si vous étiez femme, vous comprendriez en quelle mélancolie mêlée de dégoût tombe une âme fière, alors qu'elle se voit l'objet d'attentions qui ne réparent rien et avec lesquelles on croit tout réparer. Pendant quelques jours je vais être courtisée, on va vouloir se faire pardonner le tort que l'on s'est donné. Je pourrais alors obtenir un assentiment aux volontés les plus déraisonnables. Je suis humiliée par cet abaissement, par ces caresses qui cessent le jour où l'on croit que j'ai tout oublié. Ne devoir la bonne grâce de son maître qu'à ses fautes...
—A ses crimes, dis-je vivement.
—N'est-ce pas une affreuse condition d'existence? dit-elle en me jetant un triste sourire. Puis, je ne sais pas user de ce pouvoir passager. En ce moment, je ressemble aux chevaliers qui ne portaient pas de coup à leur adversaire tombé. Voir à terre celui que nous devons honorer, le relever pour en recevoir de nouveaux coups, souffrir de sa chute plus qu'il n'en souffre lui-même, et se trouver déshonorée si l'on profite d'une passagère influence, même dans un but d'utilité; dépenser sa force, épuiser les trésors de l'âme en ces luttes sans noblesse, ne régner qu'au moment où l'on reçoit de mortelles blessures! Mieux vaut la mort. Si je n'avais pas d'enfants, je me laisserais aller au courant de cette vie; mais, sans mon courage inconnu, que deviendraient-ils? je dois vivre pour eux, quelque douloureuse que soit la vie. Vous me parlez d'amour?... eh! mon ami, songez donc en quel enfer je tomberais si je donnais à cet être sans pitié, comme le sont tous les gens faibles, le droit de me mépriser? Je ne supporterais pas un soupçon! La pureté de ma conduite fait ma force. La vertu, cher enfant, a des eaux saintes où l'on se retrempe et d'où l'on sort renouvelé à l'amour de Dieu!
—Écoutez, chère Henriette, je n'ai plus qu'une semaine à demeurer ici, je veux que...
—Ah! vous nous quittez... dit-elle en m'interrompant.
—Mais ne dois-je pas savoir ce que mon père décidera de moi? Voici bientôt trois mois...
—Je n'ai pas compté les jours, me répondit-elle avec l'abandon de la femme émue. Elle se recueillit et me dit:—Marchons, allons à Frapesle.
Elle appela le comte, ses enfants, demanda son châle; puis, quand tout fut prêt, elle si lente, si calme, eut une activité de Parisienne, et nous partîmes en troupe pour aller à Frapesle y faire une visite que la comtesse ne devait pas. Elle s'efforça de parler à madame de Chessel, qui heureusement fut très-prolixe dans ses réponses. Le comte et monsieur de Chessel s'entretinrent de leurs affaires. J'avais peur que monsieur de Mortsauf ne vantât sa voiture et son attelage, mais il fut d'un goût parfait; son voisin le questionna sur les travaux qu'il entreprenait à la Cassine et à la Rhétorière. En entendant la demande, je regardai le comte en croyant qu'il s'abstiendrait d'un sujet de conversation si fatal en souvenirs, si cruellement amer pour lui; mais il prouva combien il était urgent d'améliorer l'état de l'agriculture dans le canton, de bâtir de belles fermes dont les locaux fussent sains et salubres; enfin, il s'attribua glorieusement les idées de sa femme. Je contemplai la comtesse en rougissant. Ce manque de délicatesse chez un homme qui dans certaines occasions en montrait tant, cet oubli de la scène mortelle, cette adoption des idées contre lesquelles il s'était si violemment élevé, cette croyance en soi me pétrifiaient.
Quand monsieur de Chessel lui dit:—Croyez-vous pouvoir retrouver vos dépenses?
—Au delà! fit-il avec un geste affirmatif.
De semblables crises ne s'expliquaient que par le mot démence. Henriette, la céleste créature, était radieuse. Le comte ne paraissait-il pas homme de sens, bon administrateur, excellent agronome? elle caressait avec ravissement les cheveux de Jacques, heureuse pour elle, heureuse pour son fils! Quel comique horrible, quel drame railleur! j'en fus épouvanté. Plus tard, quand le rideau de la scène sociale se releva pour moi, combien de Mortsauf n'ai-je pas vus, moins les éclairs de loyauté, moins la religion de celui-ci! Quelle singulière et mordante puissance est celle qui perpétuellement jette au fou un ange, à l'homme d'amour sincère et poétique une femme mauvaise, au petit la grande, et à ce magot une belle et sublime créature; à la noble Juana de Mancini le capitaine Diard, de qui vous avez su l'histoire à Bordeaux; à madame de Beauséant un d'Ajuda, à madame d'Aiglemont son mari, au marquis d'Espard sa femme? J'ai cherché long-temps le sens de cette énigme, je vous l'avoue. J'ai fouillé bien des mystères, j'ai découvert la raison de plusieurs lois naturelles, le sens de quelques hiéroglyphes divins; de celui-ci, je ne sais rien, je l'étudie toujours comme une figure du casse-tête indien dont les brames se sont réservé la construction symbolique. Ici le génie du mal est trop visiblement le maître, et je n'ose accuser Dieu. Malheur sans remède, qui donc s'amuse à vous tisser? Henriette et son Philosophe Inconnu auraient-ils donc raison? leur mysticisme contiendrait-il le sens général de l'humanité?
Les derniers jours que je passai dans ce pays furent ceux de l'automne effeuillée, jours obscurcis de nuages qui parfois cachèrent le ciel de la Touraine, toujours si pur et si chaud dans cette belle saison. La veille de mon départ, madame de Mortsauf m'emmena sur la terrasse, avant le dîner.
—Mon cher Félix, me dit-elle après un tour fait en silence sous les arbres dépouillés, vous allez entrer dans le monde, et je veux vous y accompagner en pensée. Ceux qui ont beaucoup souffert ont beaucoup vécu; ne croyez pas que les âmes solitaires ne sachent rien de ce monde, elles le jugent. Si je dois vivre par mon ami, je ne veux être mal à l'aise ni dans son cœur ni dans sa conscience; au fort du combat il est bien difficile de se souvenir de toutes les règles, permettez-moi de vous donner quelques enseignements de mère à fils. Le jour de votre départ je vous remettrai, cher enfant! une longue lettre où vous trouverez mes pensées de femme sur le monde, sur les hommes, sur la manière d'aborder les difficultés dans ce grand remuement d'intérêts; promettez-moi de ne la lire qu'à Paris? Ma prière est l'expression d'une de ces fantaisies de sentiment qui sont notre secret à nous autres femmes; je ne crois pas qu'il soit impossible de la comprendre, mais peut-être serions-nous chagrines de la savoir comprise; laissez-moi ces petits sentiers où la femme aime à se promener seule.
—Je vous le promets, lui dis-je en lui baisant les mains.
—Ah! dit-elle, j'ai encore un serment à vous demander; mais engagez-vous d'avance à le souscrire.
—Oh! oui, lui dis-je en croyant qu'il allait être question de fidélité.
—Il ne s'agit pas de moi, reprit-elle en souriant avec amertume. Félix, ne jouez jamais dans quelque salon que ce puisse être; je n'excepte celui de personne.
—Je ne jouerai jamais, lui répondis-je.
—Bien, dit-elle. Je vous ai trouvé un meilleur usage du temps que vous dissiperiez au jeu; vous verrez que là où les autres doivent perdre tôt ou tard, vous gagnerez toujours.
—Comment?
—La lettre vous le dira, répondit-elle d'un air enjoué qui ôtait à ses recommandations le caractère sérieux dont sont accompagnées celles des grands-parents.
La comtesse me parla pendant une heure environ et me prouva la profondeur de son affection en me révélant avec quel soin elle m'avait étudié pendant ces trois derniers mois; elle entra dans les derniers replis de mon cœur, en tâchant d'y appliquer le sien; son accent était varié, convaincant, ses paroles tombaient d'une lèvre maternelle, et montraient autant par le ton que par la substance combien les liens nous attachaient déjà l'un à l'autre.
—Si vous saviez, dit-elle en finissant, avec quelles anxiétés je vous suivrai dans votre route, quelle joie si vous allez droit, quels pleurs si vous vous heurtez à des angles! Croyez-moi, mon affection est sans égale; elle est à la fois involontaire et choisie. Ah! je voudrais vous voir heureux, puissant, considéré, vous qui serez pour moi comme un rêve animé.
Elle me fit pleurer. Elle était à la fois douce et terrible; son sentiment se mettait trop audacieusement à découvert, il était trop pur pour permettre le moindre espoir au jeune homme altéré de plaisir. En retour de ma chair laissée en lambeaux dans son cœur, elle me versait des lueurs incessantes et incorruptibles de ce divin amour qui ne satisfaisait que l'âme. Elle montait à des hauteurs où les ailes diaprées de l'amour qui me fit dévorer ses épaules ne pouvaient me porter; pour arriver près d'elle, un homme devait avoir conquis les ailes blanches du séraphin.
—En toutes choses, lui dis-je, je penserai: Que dirait mon Henriette?
—Bien, je veux être l'étoile et le sanctuaire, dit-elle en faisant allusion aux rêves de mon enfance, et cherchant à m'en offrir la réalisation pour tromper mes désirs.
—Vous serez ma religion et ma lumière, vous serez tout, m'écriai-je.
—Non, répondit-elle, je ne puis être la source de vos plaisirs.
Elle soupira, et me jeta le sourire des peines secrètes, ce sourire de l'esclave un moment révolté. Dès ce jour, elle fut non pas la bien-aimée, mais la plus aimée; elle ne fut pas dans mon cœur comme une femme qui veut une place, qui s'y grave par le dévouement ou par l'excès du plaisir; non, elle eut tout le cœur, et fut quelque chose de nécessaire au jeu des muscles; elle devint ce qu'était la Béatrix du poète florentin, la Laure sans tache du poète vénitien, la mère des grandes pensées, la cause inconnue des résolutions qui sauvent, le soutien de l'avenir, la lumière qui brille dans l'obscurité comme le lys dans les feuillages sombres. Oui, elle dicta ces hautes déterminations qui coupent la part au feu, qui restituent la chose en péril; elle m'a donné cette constance à la Coligny pour vaincre les vainqueurs, pour renaître de la défaite, pour lasser les plus forts lutteurs.
Le lendemain, après avoir déjeuné à Frapesle et fait mes adieux à mes hôtes si complaisants à l'égoïsme de mon amour, je me rendis à Clochegourde. Monsieur et madame de Mortsauf avaient projeté de me reconduire à Tours, d'où je devais partir dans la nuit pour Paris. Pendant ce chemin la comtesse fut affectueusement muette, elle prétendit d'abord avoir la migraine; puis elle rougit de ce mensonge et le pallia soudain en disant qu'elle ne me voyait point partir sans regret. Le comte m'invita à venir chez lui, quand en l'absence des Chessel j'aurais l'envie de voir la vallée de l'Indre. Nous nous séparâmes héroïquement, sans larmes apparentes; mais, comme quelques enfants maladifs, Jacques eut un mouvement de sensibilité qui lui fit répandre quelques larmes, tandis que Madeleine, déjà femme, serrait la main de sa mère.
—Cher petit! dit la comtesse en baisant Jacques avec passion.
Quand je me trouvai seul à Tours, il me prit après le dîner une de ces rages inexpliquées que l'on n'éprouve qu'au jeune âge. Je louai un cheval et franchis en cinq quarts d'heure la distance entre Tours et Pont-de-Ruan. Là, honteux de montrer ma folie, je courus à pied dans le chemin, et j'arrivai comme un espion, à pas de loup, sous la terrasse. La comtesse n'y était pas, j'imaginai qu'elle souffrait; j'avais gardé la clef de la petite porte, j'entrai; elle descendait en ce moment le perron avec ses deux enfants pour venir respirer, triste et lente, la douce mélancolie empreinte sur ce paysage, au coucher du soleil.
—Ma mère, voilà Félix, dit Madeleine.
—Oui, moi, lui dis-je à l'oreille. Je me suis demandé pourquoi j'étais à Tours, quand il m'était encore facile de vous voir. Pourquoi ne pas accomplir un désir que dans huit jours je ne pourrai plus réaliser?
—Il ne nous quitte pas, ma mère, cria Jacques en sautant à plusieurs reprises.
—Tais-toi donc, dit Madeleine, tu vas attirer ici le général.
—Ceci n'est pas sage, reprit-elle, quelle folie!
Cette consonnance dite dans les larmes par sa voix, quel paiement de ce qu'on devrait appeler les calculs usuraires de l'amour!
—J'avais oublié de vous rendre cette clef, lui dis-je en souriant.
—Vous ne reviendrez donc plus? dit-elle.
—Est-ce que nous nous quittons? demandai-je en lui jetant un regard qui lui fit abaisser ses paupières pour voiler sa muette réponse.
Je partis après quelques moments passés dans une de ces heureuses stupeurs des âmes arrivées là où finit l'exaltation et où commence la folle extase. Je m'en allai d'un pas lent, en me retournant sans cesse. Quand au sommet du plateau je contemplai la vallée une dernière fois, je fus saisi du contraste qu'elle m'offrit en la comparant à ce qu'elle était quand j'y vins: ne verdoyait-elle pas, ne flambait-elle pas alors comme flambaient, comme verdoyaient mes désirs et mes espérances? Initié maintenant aux sombres et mélancoliques mystères d'une famille, partageant les angoisses d'une Niobé chrétienne, triste comme elle, l'âme rembrunie, je trouvais en ce moment la vallée au ton de mes idées. En ce moment les champs étaient dépouillés, les feuilles des peupliers tombaient, et celles qui restaient avaient la couleur de la rouille; les pampres étaient brûlés, la cime des bois offrait les teintes graves de cette couleur tannée que jadis les rois adoptaient pour leur costume et qui cachait la pourpre du pouvoir sous le brun des chagrins. Toujours en harmonie avec mes pensées, la vallée où se mouraient les rayons jaunes d'un soleil tiède, me présentait encore une vivante image de mon âme. Quitter une femme aimée est une situation horrible ou simple, selon les natures; moi je me trouvai soudain comme dans un pays étranger dont j'ignorais la langue; je ne pouvais me prendre à rien, en voyant des choses auxquelles je ne sentais plus mon âme attachée. Alors l'étendue de mon amour se déploya, et ma chère Henriette s'éleva de toute sa hauteur dans ce désert où je ne vécus que par son souvenir. Elle fut une figure si religieusement adorée que je résolus de rester sans souillure en présence de ma divinité secrète, et me revêtis idéalement de la robe blanche des lévites, imitant ainsi Pétrarque qui ne se présenta jamais devant Laure de Noves qu'entièrement habillé de blanc. Avec quelle impatience j'attendis la première nuit où, de retour chez mon père, je pourrais lire cette lettre que je touchais durant le voyage comme un avare tâte une somme en billets qu'il est forcé de porter sur lui. Pendant la nuit je baisais le papier sur lequel Henriette avait manifesté ses volontés, où je devais reprendre les mystérieuses effluves échappées de sa main, d'où les accentuations de sa voix s'élanceraient dans mon entendement recueilli. Je n'ai jamais lu ses lettres que comme je lus la première, au lit et au milieu d'un silence absolu; je ne sais pas comment on peut lire autrement des lettres écrites par une personne aimée; cependant il est des hommes indignes d'être aimés qui mêlent la lecture de ces lettres aux préoccupations du jour, la quittent et la reprennent avec une odieuse tranquillité. Voici, Natalie, l'adorable voix qui tout à coup retentit dans le silence de la nuit, voici la sublime figure qui se dressa pour me montrer du doigt le vrai chemin dans le carrefour où j'étais arrivé.
«Quel bonheur, mon ami, d'avoir à rassembler les éléments épars de mon expérience pour vous la transmettre et vous en armer contre les dangers du monde à travers lequel vous devrez vous conduire habilement! J'ai ressenti les plaisirs permis de l'affection maternelle, en m'occupant de vous durant quelques nuits. Pendant que j'écrivais ceci, phrase à phrase, en me transportant par avance dans la vie que vous mènerez, j'allais parfois à ma fenêtre. En voyant de là les tours de Frapesle éclairées par la lune, souvent je me disais: «Il dort, et je veille pour lui!» Sensations charmantes qui m'ont rappelé les premiers bonheurs de ma vie, alors que je contemplais Jacques endormi dans son berceau, en attendant son réveil pour lui donner mon lait. N'êtes-vous pas un homme-enfant de qui l'âme doit être réconfortée par quelques préceptes dont vous n'avez pu vous nourrir dans ces affreux colléges où vous avez tant souffert; mais que, nous autres femmes, avons le privilége de vous présenter! Ces riens influent sur vos succès, ils les préparent et les consolident. Ne sera-ce pas une maternité spirituelle que cet engendrement du système auquel un homme doit rapporter les actions de sa vie, une maternité bien comprise par l'enfant? Cher Félix, laissez-moi, quand même je commettrais ici quelques erreurs, imprimer à notre amitié le désintéressement qui la sanctifiera: vous livrer au monde, n'est-ce pas renoncer à vous? mais je vous aime assez pour sacrifier mes jouissances à votre bel avenir. Depuis bientôt quatre mois vous m'avez fait étrangement réfléchir aux lois et aux mœurs qui régissent notre époque. Les conversations que j'ai eues avec ma tante, et dont le sens vous appartient, à vous qui la remplacez! les événements de sa vie que monsieur de Mortsauf m'a racontés; les paroles de mon père à qui la cour fut si familière; les plus grandes comme les plus petites circonstances, tout a surgi dans ma mémoire au profit de mon enfant adoptif que je vois près de se lancer au milieu des hommes, presque seul; près de se diriger sans conseil dans un pays où plusieurs périssent par leurs bonnes qualités étourdiment déployées, où certains réussissent par leurs mauvaises bien employées.
«Avant tout, méditez l'expression concise de mon opinion sur la société considérée dans son ensemble, car avec vous peu de paroles suffisent. J'ignore si les sociétés sont d'origine divine ou si elles sont inventées par l'homme, j'ignore également en quel sens elles se meuvent; ce qui me semble certain, est leur existence; dès que vous les acceptez au lieu de vivre à l'écart, vous devez en tenir les conditions constitutives pour bonnes; entre elles et vous, demain il se signera comme un contrat. La société d'aujourd'hui se sert-elle plus de l'homme qu'elle ne lui profite? je le crois; mais que l'homme y trouve plus de charges que de bénéfices, ou qu'il achète trop chèrement les avantages qu'il en recueille, ces questions regardent le législateur et non l'individu. Selon moi, vous devez donc obéir en toute chose à la loi générale, sans la discuter, qu'elle blesse ou flatte votre intérêt. Quelque simple que puisse vous paraître ce principe, il est difficile en ses applications; il est comme une sève qui doit s'infiltrer dans les moindres tuyaux capillaires pour vivifier l'arbre, lui conserver sa verdure, développer ses fleurs, et bonifier ses fruits si magnifiquement qu'il excite une admiration générale. Cher, les lois ne sont pas toutes écrites dans un livre, les mœurs aussi créent des lois, les plus importantes sont les moins connues; il n'est ni professeurs, ni traités, ni école pour ce droit qui régit vos actions, vos discours, votre vie extérieure, la manière de vous présenter au monde ou d'aborder la fortune. Faillir à ces lois secrètes, c'est rester au fond de l'état social au lieu de le dominer. Quand même cette lettre ferait de fréquents pléonasmes avec vos pensées, laissez-moi donc vous confier ma politique de femme.
«Expliquer la société par la théorie du bonheur individuel pris avec adresse aux dépens de tous, est une doctrine fatale dont les déductions sévères amènent l'homme à croire que tout ce qu'il s'attribue secrètement sans que la loi, le monde ou l'individu s'aperçoivent d'une lésion, est bien ou dûment acquis. D'après cette charte, le voleur habile est absous, la femme qui manque à ses devoirs sans qu'on en sache rien est heureuse et sage; tuez un homme sans que la justice en ait une seule preuve, si vous conquérez ainsi quelque diadème à la Macbeth, vous avez bien agi; votre intérêt devient une loi suprême, la question consiste à tourner, sans témoins ni preuves, les difficultés que les mœurs et les lois mettent entre vous et vos satisfactions. A qui voit ainsi la société, le problème que constitue une fortune à faire, mon ami, se réduit à jouer une partie dont les enjeux sont un million ou le bagne, une position politique ou le déshonneur. Encore le tapis vert n'a-t-il pas assez de drap pour tous les joueurs, et faut-il une sorte de génie pour combiner un coup. Je ne vous parle ni de croyances religieuses, ni de sentiments; il s'agit ici des rouages d'une machine d'or et de fer, et de ses résultats immédiats dont s'occupent les hommes. Cher enfant de mon cœur, si vous partagez mon horreur envers cette théorie des criminels, la société ne s'expliquera donc à vos yeux que comme elle s'explique dans tout entendement sain, par la théorie des devoirs. Oui, vous vous devez les uns aux autres sous mille formes diverses. Selon moi, le duc et pair se doit bien plus à l'artisan ou au pauvre, que le pauvre et l'artisan ne se doivent au duc et pair. Les obligations contractées s'accroissent en raison des bénéfices que la société présente à l'homme, d'après ce principe, vrai en commerce comme en politique, que la gravité des soins est partout en raison de l'étendue des profits. Chacun paie sa dette à sa manière. Quand notre pauvre homme de la Rhétorière vient se coucher fatigué de ses labours, croyez-vous qu'il n'ait pas rempli des devoirs; il a certes mieux accompli les siens que beaucoup de gens haut placés. En considérant ainsi la société dans laquelle vous voudrez une place en harmonie avec votre intelligence et vos facultés, vous avez donc à poser, comme principe générateur, cette maxime: ne se rien permettre ni contre sa conscience ni contre la conscience publique. Quoique mon insistance puisse vous sembler superflue, je vous supplie, oui, votre Henriette vous supplie de bien peser le sens de ces deux paroles. Simples en apparence, elles signifient, cher, que la droiture, l'honneur, la loyauté, la politesse sont les instruments les plus sûrs et les plus prompts de votre fortune. Dans ce monde égoïste, une foule de gens vous diront que l'on ne fait pas son chemin par les sentiments, que les considérations morales trop respectées retardent leur marche; vous verrez des hommes mal élevés, mal-appris ou incapables de toiser l'avenir, froissant un petit, se rendant coupables d'une impolitesse envers une vieille femme, refusant de s'ennuyer un moment avec quelque bon vieillard, sous prétexte qu'ils ne leur sont utiles à rien; plus tard vous apercevrez ces hommes accrochés à des épines qu'ils n'auront pas épointées, et manquant leur fortune pour un rien; tandis que l'homme rompu de bonne heure à cette théorie des devoirs, ne rencontrera point d'obstacles; peut-être arrivera-t-il moins promptement, mais sa fortune sera solide et restera quand celle des autres croulera!
»Quand je vous dirai que l'application de cette doctrine exige avant tout la science des manières, vous trouverez peut-être que ma jurisprudence sent un peu la cour et les enseignements que j'ai reçus dans la maison de Lenoncourt. O mon ami! j'attache la plus grande importance à cette instruction, si petite en apparence. Les habitudes de la grande compagnie vous sont aussi nécessaires que peuvent l'être les connaissances étendues et variées que vous possédez; elles les ont souvent suppléées: certains ignorants en fait, mais doués d'un esprit naturel, habitués à mettre de la suite dans leurs idées, sont arrivés à une grandeur qui fuyait de plus dignes qu'eux. Je vous ai bien étudié, Félix, afin de savoir si votre éducation, prise en commun dans les colléges, n'avait rien gâté chez vous. Avec quelle joie ai-je reconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque, Dieu seul le sait! Chez beaucoup de personnes élevées dans ces traditions, les manières sont purement extérieures; car la politesse exquise, les belles façons viennent du cœur et d'un grand sentiment de dignité personnelle, voilà pourquoi, malgré leur éducation, quelques nobles ont mauvais ton, tandis que certaines personnes d'extraction bourgeoise ont naturellement bon goût, et n'ont plus qu'à prendre quelques leçons pour se donner, sans imitation gauche, d'excellentes manières. Croyez-en une pauvre femme qui ne sortira jamais de sa vallée, ce ton noble, cette simplicité gracieuse empreinte dans la parole, dans le geste, dans la tenue et jusque dans la maison, constitue comme une poésie physique dont le charme est irrésistible; jugez de sa puissance quand elle prend sa source dans le cœur? La politesse, cher enfant, consiste à paraître s'oublier pour les autres; chez beaucoup de gens, elle est une grimace sociale qui se dément aussitôt que l'intérêt trop froissé montre le bout de l'oreille, un grand devient alors ignoble. Mais, et je veux que vous soyez ainsi, Félix, la vraie politesse implique une pensée chrétienne; elle est comme la fleur de la charité, et consiste à s'oublier réellement. En souvenir d'Henriette, ne soyez donc pas une fontaine sans eau, ayez l'esprit et la forme! Ne craignez pas d'être souvent la dupe de cette vertu sociale, tôt ou tard vous recueillerez le fruit de tant de grains en apparence jetés au vent. Mon père a remarqué jadis qu'une des façons les plus blessantes dans la politesse mal entendue est l'abus des promesses. Quand il vous sera demandé quelque chose que vous ne sauriez faire, refusez net en ne laissant aucune fausse espérance; puis accordez promptement ce que vous voulez octroyer: vous acquerrez ainsi la grâce du refus et la grâce du bienfait, double loyauté qui relève merveilleusement un caractère. Je ne sais si l'on ne nous en veut pas plus d'un espoir déçu qu'on ne nous sait gré d'une faveur. Surtout, mon ami, car ces petites choses sont bien dans mes attributions, et je puis m'appesantir sur ce que je crois savoir, ne soyez ni confiant, ni banal, ni empressé, trois écueils! La trop grande confiance diminue le respect, la banalité nous vaut le mépris, le zèle nous rend excellents à exploiter. Et d'abord, cher enfant, vous n'aurez pas plus de deux ou trois amis dans le cours de votre existence, votre entière confiance est leur bien; la donner à plusieurs, n'est-ce pas les trahir? Si vous vous liez avec quelques hommes plus intimement qu'avec d'autres, soyez donc discret sur vous-même, soyez toujours réservé comme si vous deviez les avoir un jour pour compétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis; les hasards de la vie le voudront ainsi. Gardez donc une attitude qui ne soit ni froide ni chaleureuse, sachez trouver cette ligne moyenne sur laquelle un homme peut demeurer sans rien compromettre. Oui, croyez que le galant homme est aussi loin de la lâche complaisance de Philinte que de l'âpre vertu d'Alceste. Le génie du poète comique brille dans l'indication du milieu vrai que saisissent les spectateurs nobles; certes, tous pencheront plus vers les ridicules de la vertu que vers le souverain mépris caché sous la bonhomie de l'égoïsme; mais ils sauront se préserver de l'un et de l'autre. Quant à la banalité, si elle fait dire de vous par quelques niais que vous êtes un homme charmant, les gens habitués à sonder, à évaluer les capacités humaines, déduiront votre tare et vous serez promptement déconsidéré, car la banalité est la ressource des gens faibles; or les faibles sont malheureusement méprisés par une société qui ne voit dans chacun de ses membres que des organes; peut-être d'ailleurs a-t-elle raison, la nature condamne à mort les êtres imparfaits. Aussi peut-être les touchantes protections de la femme sont-elles engendrées par le plaisir qu'elle trouve à lutter contre une force aveugle, à faire triompher l'intelligence du cœur sur la brutalité de la matière. Mais la société, plus marâtre que mère, adore les enfants qui flattent sa vanité. Quant au zèle, cette première et sublime erreur de la jeunesse qui trouve un contentement réel à déployer ses forces et commence ainsi par être la dupe d'elle-même avant d'être celle d'autrui, gardez-le pour vos sentiments partagés, gardez-le pour la femme et pour Dieu. N'apportez ni au bazar du monde ni aux spéculations de la politique des trésors en échange desquels ils vous rendront des verroteries. Vous devez croire la voix qui vous commande la noblesse en toute chose, alors qu'elle vous supplie de ne pas vous prodiguer inutilement; car malheureusement les hommes vous estiment en raison de votre utilité, sans tenir compte de votre valeur. Pour employer une image qui se grave en votre esprit poétique, que le chiffre soit d'une grandeur démesurée, tracé en or, écrit au crayon, ce ne sera jamais qu'un chiffre. Comme l'a dit un homme de cette époque: «n'ayez jamais de zèle!» Le zèle effleure la duperie, il cause des mécomptes; vous ne trouveriez jamais au-dessus de vous une chaleur en harmonie avec la vôtre: les rois comme les femmes croient que tout leur est dû. Quelque triste que soit ce principe, il est vrai, mais ne déflore point l'âme. Placez vos sentiments purs en des lieux inaccessibles où leurs fleurs soient passionnément admirées, où l'artiste rêvera presque amoureusement au chef-d'œuvre. Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments. Faire ce qu'on doit n'est pas faire ce qui plaît. Un homme doit aller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheur sa vie à une femme. Une des règles les plus importantes de la science des manières, est un silence presque absolu sur vous-même. Donnez-vous la comédie, quelque jour, de parler de vous-même à des gens de simple connaissance; entretenez-les de vos souffrances, de vos plaisirs ou de vos affaires; vous verrez l'indifférence succédant à l'intérêt joué; puis, l'ennui venu, si la maîtresse du logis ne vous interrompt poliment, chacun s'éloignera sous des prétextes habilement saisis. Mais voulez-vous grouper autour de vous toutes les sympathies, passer pour un homme aimable et spirituel, d'un commerce sûr? entretenez-les d'eux-mêmes, cherchez un moyen de les mettre en scène, même en soulevant des questions en apparence inconciliables avec les individus; les fronts s'animeront, les bouches vous souriront, et quand vous serez parti chacun fera votre éloge. Votre conscience et la voix du cœur vous diront la limite où commence la lâcheté des flatteries, où finit la grâce de la conversation. Encore un mot sur le discours en public. Mon ami, la jeunesse est toujours encline à je ne sais quelle promptitude de jugement qui lui fait honneur, mais qui la dessert; de là venait le silence imposé par l'éducation d'autrefois aux jeunes gens qui faisaient auprès des grands un stage pendant lequel ils étudiaient la vie; car, autrefois, la Noblesse comme l'Art avait ses apprentis, ses pages dévoués aux maîtres qui les nourrissaient. Aujourd'hui la jeunesse possède une science de serre chaude, partant tout acide, qui la porte à juger avec sévérité les actions, les pensées et les écrits; elle tranche avec le fil d'une lame qui n'a pas encore servi. N'ayez pas ce travers. Vos arrêts seraient des censures qui blesseraient beaucoup de personnes autour de vous, et tous pardonneront moins peut-être une blessure secrète qu'un tort que vous donneriez publiquement. Les jeunes gens sont sans indulgence, parce qu'ils ne connaissent rien de la vie ni de ses difficultés. Le vieux critique est bon et doux, le jeune critique est implacable; celui-ci ne sait rien, celui-là sait tout. D'ailleurs, il est au fond de toutes les actions humaines un labyrinthe de raisons déterminantes, desquelles Dieu s'est réservé le jugement définitif. Ne soyez sévère que pour vous-même. Votre fortune est devant vous, mais personne en ce monde ne peut faire la sienne sans aide; pratiquez donc la maison de mon père, l'entrée vous en est acquise, les relations que vous vous y créerez vous serviront en mille occasions; mais n'y cédez pas un pouce de terrain à ma mère, elle écrase celui qui s'abandonne et admire la fierté de celui qui lui résiste; elle ressemble au fer qui, battu, peut se joindre au fer, mais qui brise par son contact tout ce qui n'a pas sa dureté. Cultivez donc ma mère; si elle vous veut du bien, elle vous introduira dans les salons où vous acquerrez cette fatale science du monde, l'art d'écouter, de parler, de répondre, de vous présenter, de sortir; le langage précis, ce je ne sais quoi qui n'est pas plus la supériorité que l'habit ne constitue le génie, mais sans lequel le plus beau talent ne sera jamais admis. Je vous connais assez pour être sûre de ne me faire aucune illusion en vous voyant par avance comme je souhaite que vous soyez: simple dans vos manières, doux de ton, fier sans fatuité, respectueux près des vieillards, prévenant sans servilité, discret surtout. Déployez votre esprit, mais ne servez pas d'amusement aux autres; car, sachez bien que si votre supériorité froisse un homme médiocre, il se taira, puis il dira de vous:—«Il est très-amusant!» terme de mépris. Que votre supériorité soit toujours léonine. Ne cherchez pas d'ailleurs à complaire aux hommes. Dans vos relations avec eux, je vous recommande une froideur qui puisse arriver jusqu'à cette impertinence dont ils ne peuvent se fâcher; tous respectent celui qui les dédaigne, et ce dédain vous conciliera la faveur de toutes les femmes qui vous estimeront en raison du peu de cas que vous ferez des hommes. Ne souffrez jamais près de vous des gens déconsidérés, quand même ils ne mériteraient pas leur réputation, car le monde nous demande également compte de nos amitiés et de nos haines; à cet égard, que vos jugements soient long-temps et mûrement pesés, mais qu'ils soient irrévocables. Quand les hommes repoussés par vous auront justifié votre répulsion, votre estime sera recherchée; ainsi vous inspirerez ce respect tacite qui grandit un homme parmi les hommes. Vous voilà donc armé de la jeunesse qui plaît, de la grâce qui séduit, de la sagesse qui conserve les conquêtes. Tout ce que je viens de vous dire peut se résumer par un vieux mot: noblesse oblige!
»Maintenant appliquez ces préceptes à la politique des affaires. Vous entendrez plusieurs personnes disant que la finesse est l'élément du succès, que le moyen de percer la foule est de diviser les hommes pour se faire faire place. Mon ami, ces principes étaient bons au Moyen-Age, quand les princes avaient des forces rivales à détruire les unes par les autres; mais aujourd'hui tout est à jour, et ce système vous rendrait de fort mauvais services. En effet, vous rencontrerez devant vous, soit un homme loyal et vrai, soit un ennemi traître, un homme qui procédera par la calomnie, par la médisance, par la fourberie. Eh! bien, sachez que vous n'avez pas de plus puissant auxiliaire que celui-ci, l'ennemi de cet homme est lui-même; vous pouvez le combattre en vous servant d'armes loyales, il sera tôt ou tard méprisé. Quant au premier, votre franchise vous conciliera son estime; et, vos intérêts conciliés (car tout s'arrange), il vous servira. Ne craignez pas de vous faire des ennemis, malheur à qui n'en a pas dans le monde où vous allez; mais tâchez de ne donner prise ni au ridicule ni à la déconsidération; je dis tâchez, car à Paris un homme ne s'appartient pas toujours, il est soumis à de fatales circonstances; vous n'y pourrez éviter ni la boue du ruisseau, ni la tuile qui tombe. La morale a ses ruisseaux d'où les gens déshonorés essaient de faire jaillir sur les plus nobles personnes la boue dans laquelle ils se noient. Mais vous pouvez toujours vous faire respecter en vous montrant dans toutes les sphères implacable dans vos dernières déterminations. Dans ce conflit d'ambitions, au milieu de ces difficultés entrecroisées, allez toujours droit au fait, marchez résolument à la question, et ne vous battez jamais que sur un point, avec toutes vos forces. Vous savez combien monsieur de Mortsauf haïssait Napoléon, il le poursuivait de sa malédiction, il veillait sur lui comme la justice sur le criminel, il lui redemandait tous les soirs le duc d'Enghien, la seule infortune, seule mort qui lui ait fait verser des larmes; eh! bien, il l'admirait comme le plus hardi des capitaines, il m'en a souvent expliqué la tactique. Cette stratégie ne peut-elle donc s'appliquer dans la guerre des intérêts? elle y économiserait le temps comme l'autre économisait les hommes et l'espace; songez à ceci, car une femme se trompe souvent en ces choses que nous jugeons par instinct et par sentiment. Je puis insister sur un point: toute finesse, toute tromperie est découverte et finit par nuire, tandis que toute situation me paraît être moins dangereuse quand un homme se place sur le terrain de la franchise. Si je pouvais citer mon exemple, je vous dirais qu'à Clochegourde, forcée par le caractère de monsieur de Mortsauf à prévenir tout litige, à faire arbitrer immédiatement les contestations qui seraient pour lui comme une maladie dans laquelle il se complairait en y succombant, j'ai toujours tout terminé moi-même en allant droit au nœud et disant à l'adversaire: Dénouons, ou coupons? Il vous arrivera souvent d'être utile aux autres, de leur rendre service, et vous en serez peu récompensé; mais n'imitez pas ceux qui se plaignent des hommes et se vantent de ne trouver que des ingrats. N'est-ce pas se mettre sur un piédestal? puis n'est-il pas un peu niais d'avouer son peu de connaissance du monde? Mais ferez-vous le bien comme un usurier prête son argent? Ne le ferez-vous pas pour le bien en lui-même? Noblesse oblige! Néanmoins ne rendez pas de tels services que vous forciez les gens à l'ingratitude, car ceux-là deviendraient pour vous d'irréconciliables ennemis: il y a le désespoir de l'obligation, comme le désespoir de la ruine, qui prête des forces incalculables. Quant à vous, acceptez le moins que vous pourrez des autres. Ne soyez le vassal d'aucune âme, ne relevez que de vous-même. Je ne vous donne d'avis, mon ami, que sur les petites choses de la vie. Dans le monde politique, tout change d'aspect, les règles qui régissent votre personne fléchissent devant les grands intérêts. Mais si vous parveniez à la sphère où se meuvent les grands hommes, vous seriez, comme Dieu, seul juge de vos résolutions. Vous ne serez plus alors un homme, vous serez la loi vivante; vous ne serez plus un individu, vous vous serez incarné la nation. Mais si vous jugez, vous serez jugé aussi. Plus tard vous comparaîtrez devant les siècles, et vous savez assez l'histoire pour avoir apprécié les sentiments et les actes qui engendrent la vraie grandeur.
»J'arrive à la question grave, à votre conduite auprès des femmes. Dans les salons où vous irez, ayez pour principe de ne pas vous prodiguer en vous livrant au petit manége de la coquetterie. Un des hommes qui, dans l'autre siècle, eurent le plus de succès, avait l'habitude de ne jamais s'occuper que d'une seule personne dans la même soirée, et de s'attacher à celles qui paraissent négligées. Cet homme, cher enfant, a dominé son époque. Il avait sagement calculé que, dans un temps donné, son éloge serait obstinément fait par tout le monde. La plupart des jeunes gens perdent leur plus précieuse fortune, le temps nécessaire pour se créer des relations qui sont la moitié de la vie sociale; comme ils plaisent par eux-mêmes, ils ont peu de choses à faire pour qu'on s'attache à leurs intérêts; mais ce printemps est rapide, sachez le bien employer. Cultivez donc les femmes influentes. Les femmes influentes sont les vieilles femmes, elles vous apprendront les alliances, les secrets de toutes les familles, et les chemins de traverse qui peuvent vous mener rapidement au but. Elles seront à vous de cœur; la protection est leur dernier amour quand elles ne sont pas dévotes; elles vous serviront merveilleusement, elles vous prôneront et vous rendront désirables. Fuyez les jeunes femmes! Ne croyez pas qu'il y ait le moindre intérêt personnel dans ce que je vous dis? La femme de cinquante ans fera tout pour vous et la femme de vingt ans rien; celle-ci veut toute votre vie, l'autre ne vous demandera qu'un moment, une attention. Raillez les jeunes femmes, prenez d'elles tout en plaisanterie, elles sont incapables d'avoir une pensée sérieuse. Les jeunes femmes, mon ami, sont égoïstes, petites, sans amitié vraie, elles n'aiment qu'elles, elles vous sacrifieraient à un succès. D'ailleurs, toutes veulent du dévouement, et votre situation exigera qu'on en ait pour vous, deux prétentions inconciliables. Aucune d'elles n'aura l'entente de vos intérêts, toutes penseront à elles et non à vous, toutes vous nuiront plus par leur vanité qu'elles ne vous serviront par leur attachement; elles vous dévoreront sans scrupule votre temps, vous feront manquer votre fortune, vous détruiront de la meilleure grâce du monde. Si vous vous plaignez, la plus sotte d'entre elles vous prouvera que son gant vaut le monde, que rien n'est plus glorieux que de la servir. Toutes vous diront qu'elles donnent le bonheur, et vous feront oublier vos belles destinées: leur bonheur est variable, votre grandeur sera certaine. Vous ne savez pas avec quel art perfide elles s'y prennent pour satisfaire leurs fantaisies, pour convertir un goût passager en un amour qui commence sur la terre et doit se continuer dans le ciel. Le jour où elles vous quitteront elles vous diront que le mot je n'aime plus justifie l'abandon, comme le mot j'aime excusait leur amour, que l'amour est involontaire. Doctrine absurde, cher! Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujours semblable à lui-même; il est égal et pur, sans démonstrations violentes; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune de cœur. Rien de ces choses ne se trouve parmi les femmes mondaines, elles jouent toutes la comédie: celle-ci vous intéressera par ses malheurs, elle paraîtra la plus douce et la moins exigeante des femmes; mais, quand elle se sera rendue nécessaire, elle vous dominera lentement et vous fera faire ses volontés; vous voudrez être diplomate, aller, venir, étudier les hommes, les intérêts, les pays? non, vous resterez à Paris ou à sa terre, elle vous coudra malicieusement à sa jupe; et plus vous montrerez de dévouement, plus elle sera ingrate. Celle-là tentera de vous intéresser par sa soumission, elle se fera votre page, elle vous suivra romanesquement au bout du monde, elle se compromettra pour vous garder et sera comme une pierre à votre cou. Vous vous noierez un jour, et la femme surnagera. Les moins rusées des femmes ont des piéges infinis; la plus imbécile triomphe par le peu de défiance qu'elle excite; la moins dangereuse serait une femme galante qui vous aimerait sans savoir pourquoi, qui vous quitterait sans motif, et vous reprendrait par vanité. Mais toutes vous nuiront dans le présent ou dans l'avenir. Toute jeune femme qui va dans le monde, qui vit de plaisirs et de vaniteuses satisfactions, est une femme à demi corrompue qui vous corrompra. Là, ne sera pas la créature chaste et recueillie dans l'âme de laquelle vous régnerez toujours. Ah! elle sera solitaire celle qui vous aimera: ses plus belles fêtes seront vos regards, elle vivra de vos paroles. Que cette femme soit donc pour vous le monde entier, car vous serez tout pour elle: aimez-la bien, ne lui donnez ni chagrins ni rivales, n'excitez pas sa jalousie. Être aimé, cher, être compris, est le plus grand bonheur, je souhaite que vous le goûtiez, mais ne compromettez pas la fleur de votre âme, soyez bien sûr du cœur où vous placerez vos affections. Cette femme ne sera jamais elle, elle ne devra jamais penser à elle, mais à vous; elle ne vous disputera rien, elle n'entendra jamais ses propres intérêts et saura flairer pour vous un danger là où vous n'en verrez point, là où elle oubliera le sien propre; enfin si elle souffre, elle souffrira sans se plaindre, elle n'aura point de coquetterie personnelle, mais elle aura comme un respect de ce que vous aimerez en elle. Répondez à cet amour en le surpassant. Si vous êtes assez heureux pour rencontrer ce qui manquera toujours à votre pauvre amie, un amour également inspiré, également ressenti; songez, quelle que soit la perfection de cet amour, que dans une vallée vivra pour vous une mère de qui le cœur est si creusé par le sentiment dont vous l'avez rempli, que vous n'en pourrez jamais trouver le fond. Oui, je vous porte une affection dont l'étendue ne vous sera jamais connue: pour qu'elle se montre ce qu'elle est, il faudrait que vous eussiez perdu cette belle intelligence, et alors vous ne sauriez pas jusqu'où pourrait aller mon dévouement. Suis-je suspecte en vous disant d'éviter les jeunes femmes, toutes plus ou moins artificieuses, moqueuses, vaniteuses, futiles, gaspilleuses; de vous attacher aux femmes influentes, à ces imposantes douairières, pleines de sens comme l'était ma tante, et qui vous serviront si bien, qui vous défendront contre les accusations secrètes en les détruisant, qui diront de vous ce que vous ne pourriez en dire vous-même? Enfin, ne suis-je pas généreuse en vous ordonnant de réserver vos adorations pour l'ange au cœur pur? Si ce mot, noblesse oblige, contient une grande partie de mes premières recommandations, mes avis sur vos relations avec les femmes sont aussi dans ce mot de chevalerie: les servir toutes, n'en aimer qu'une.
»Votre instruction est immense, votre cœur conservé par la souffrance est resté sans souillure; tout est beau, tout est bien en vous, veuillez donc! Votre avenir est maintenant dans ce seul mot, le mot des grands hommes. N'est-ce pas, mon enfant, que vous obéirez à votre Henriette, que vous lui permettrez de continuer à vous dire ce qu'elle pense de vous et de vos rapports avec le monde: j'ai dans l'âme un œil qui voit l'avenir pour vous comme pour mes enfants, laissez-moi donc user de cette faculté, à votre profit, don mystérieux que m'a fait la paix de ma vie et qui, loin de s'affaiblir, s'entretient dans la solitude et le silence. Je vous demande en retour de me donner un grand bonheur: je veux vous voir grandissant parmi les hommes, sans qu'un seul de vos succès me fasse plisser le front; je veux que vous mettiez promptement votre fortune à la hauteur de votre nom et pouvoir me dire que j'ai contribué mieux que par le désir à votre grandeur. Cette secrète coopération est le seul plaisir que je puisse me permettre. J'attendrai. Je ne vous dis pas adieu. Nous sommes séparés, vous ne pouvez avoir ma main sous vos lèvres; mais vous devez bien avoir entrevu quelle place vous occupez dans le cœur de
»Votre Henriette.»
Quand j'eus fini cette lettre, je sentais palpiter sous mes doigts un cœur maternel au moment où j'étais encore glacé par le sévère accueil de ma mère. Je devinai pourquoi la comtesse m'avait interdit en Touraine la lecture de cette lettre, elle craignait sans doute de voir tomber ma tête à ses pieds et de les sentir mouillés par mes pleurs.
Je fis enfin la connaissance de mon frère Charles qui jusqu'alors avait été comme un étranger pour moi; mais il eut dans ses moindres relations une morgue qui mettait trop de distance entre nous pour que nous nous aimassions en frères; tous les sentiments doux reposent sur l'égalité des âmes, et il n'y eut entre nous aucun point de cohésion. Il m'enseignait doctoralement ces riens que l'esprit ou le cœur devinent; à tout propos, il paraissait se défier de moi; si je n'avais pas eu pour point d'appui mon amour, il m'eût rendu gauche et bête en affectant de croire que je ne savais rien. Néanmoins il me présenta dans le monde où ma niaiserie devait faire valoir ses qualités. Sans les malheurs de mon enfance, j'aurais pu prendre sa vanité de protecteur pour de l'amitié fraternelle; mais la solitude morale produit les mêmes effets que la solitude terrestre: le silence permet d'y apprécier les plus légers retentissements, et l'habitude de se réfugier en soi-même développe une sensibilité dont la délicatesse révèle les moindres nuances des affections qui nous touchent. Avant d'avoir connu madame de Mortsauf, un regard dur me blessait, l'accent d'un mot brusque me frappait au cœur; j'en gémissais, mais sans rien savoir de la vie des caresses; tandis qu'à mon retour de Clochegourde, je pouvais établir des comparaisons qui perfectionnaient ma science prématurée. L'observation qui repose sur des souffrances ressenties est incomplète. Le bonheur a sa lumière aussi. Je me laissai d'autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droit d'aînesse, que je n'étais pas la dupe de Charles.
J'allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n'entendis point parler d'Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, la simplicité même, ne m'en parla; mais à la manière dont il me reçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Au moment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause à tout débutant la vue du grand monde, au moment où j'y entrevoyais des plaisirs en comprenant les ressources qu'il offre aux ambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximes d'Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20 mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand; moi, par le conseil de la comtesse avec qui j'entretenais une correspondance active de mon côté seulement, j'y accompagnai le duc de Lenoncourt. La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protection quand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Les courtisans du malheur sont peu nombreux; la jeunesse a des admirations naïves, des fidélités sans calcul; le roi savait juger les hommes; ce qui n'eût pas été remarqué aux Tuileries le fut donc beaucoup à Gand, et j'eus le bonheur de plaire à Louis XVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avec des dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il y avait un mot pour moi, m'apprit que Jacques était malade. Monsieur de Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son fils que de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajouté quelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée. Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instants au chevet de Jacques, n'ayant de repos ni le jour ni la nuit: supérieure aux taquineries, mais sans force pour les dominer quand elle employait toute son âme à soigner son enfant, Henriette devait désirer le secours d'une amitié qui lui avait rendu la vie moins pesante; ne fût-ce que pour s'en servir à occuper monsieur de Mortsauf. Déjà plusieurs fois j'avais emmené le comte au dehors quand il menaçait de la tourmenter; innocente ruse dont le succès m'avait valu quelques-uns de ces regards qui expriment une reconnaissance passionnée où l'amour voit des promesses. Quoique je fusse impatient de marcher sur les traces de Charles envoyé récemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque de mes jours justifier les prédictions d'Henriette et m'affranchir de la vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d'indépendance, l'intérêt que j'avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant la figure endolorie de madame de Mortsauf; je résolus de quitter la cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu me récompensa. L'émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pas retourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à y porter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roi n'oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuse entreprise; il me fit agréer sans me consulter, et j'acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourde tout en servant la bonne cause.
Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, je revins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j'eus le bonheur d'accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers la fin de mai, poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j'étais signalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner à son manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, à travers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de route suivant l'occurrence. J'atteignis Saumur, de Saumur je vins à Chinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois de Nueil où je rencontrai le comte à cheval dans une lande; il me prit en croupe, et m'amena chez lui, sans que nous eussions vu personne qui pût me reconnaître.
—Jacques est mieux, avait été son premier mot.
Je lui avouai ma position de fantassin diplomatique traqué comme une bête fauve, et le gentilhomme s'arma de son royalisme pour disputer à monsieur de Chessel le danger de me recevoir. En apercevant Clochegourde, il me sembla que les huit mois qui venaient de s'écouler étaient un songe. Quand le comte dit à sa femme en me précédant:—Devinez qui je vous amène?... Félix.
—Est-ce possible! demanda-t-elle les bras pendants et le visage stupéfié.
Je me montrai, nous restâmes tous deux immobiles, elle clouée sur son fauteuil, moi sur le seuil de sa porte, nous contemplant avec l'avide fixité de deux amants qui veulent réparer par un seul regard tout le temps perdu; mais honteuse d'une surprise qui laissait son cœur sans voile, elle se leva, je m'approchai.
—J'ai bien prié pour vous, me dit-elle après m'avoir tendu sa main à baiser.
Elle me demanda des nouvelles de son père; puis elle devina ma fatigue, et alla s'occuper de mon gîte; tandis que le comte me faisait donner à manger, car je mourais de faim. Ma chambre fut celle qui se trouvait au-dessus de la sienne, celle de sa tante; elle m'y fit conduire par le comte, après avoir mis le pied sur la première marche de l'escalier en délibérant sans doute avec elle-même si elle m'y accompagnerait; je me retournai, elle rougit, me souhaita un bon sommeil, et se retira précipitamment. Quand je descendis pour dîner, j'appris les désastres de Waterloo, la fuite de Napoléon, la marche des alliés sur Paris et le retour probable des Bourbons. Ces événements étaient tout pour le comte, ils ne furent rien pour nous. Savez-vous la plus grande nouvelle, après les enfants caressés, car je ne vous parle pas de mes alarmes en voyant la comtesse pâle et maigrie; je connaissais le ravage que pouvait faire un geste d'étonnement, et n'exprimai que du plaisir en la voyant. La grande nouvelle pour nous fut: «—Vous aurez de la glace!» Elle s'était souvent dépitée l'année dernière de ne pas avoir d'eau assez fraîche pour moi qui, n'ayant pas d'autre boisson, l'aimais glacée. Dieu sait au prix de combien d'importunités elle avait fait construire une glacière! Vous savez mieux que personne qu'il suffit à l'amour, d'un mot, d'un regard, d'une inflexion de voix, d'une attention légère en apparence; son plus beau privilége est de se prouver par lui-même. Hé! bien, son mot, son regard, son plaisir me révélèrent l'étendue de ses sentiments, comme je lui avais naguère dit tous les miens par ma conduite au trictrac. Mais les naïfs témoignages de sa tendresse abondèrent: le septième jour après mon arrivée, elle redevint fraîche; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse; je retrouvai mon cher lys embelli, mieux épanoui, de même que je trouvai mes trésors de cœur augmentés. N'est-ce pas seulement chez les petits esprits, ou dans les cœurs vulgaires, que l'absence amoindrit les sentiments, efface les traits de l'âme et diminue les beautés de la personne aimée? Pour les imaginations ardentes, pour les êtres chez lesquels l'enthousiasme passe dans le sang, le teint d'une pourpre nouvelle, et chez qui la passion prend les formes de la constance, l'absence n'a-t-elle pas l'effet des supplices qui raffermissaient la foi des premiers chrétiens, et leur rendaient Dieu visible? N'existe-t-il pas chez un cœur rempli d'amour des souhaits incessants qui donnent plus de prix aux formes désirées en les faisant entrevoir colorées par le feu des rêves? n'éprouve-t-on pas des irritations qui communiquent le beau de l'idéal aux traits adorés en les chargeant de pensées? Le passé, repris souvenir à souvenir, s'agrandit; l'avenir se meuble d'espérances. Entre deux cœurs où surabondent ces nuages électriques, une première entrevue devint alors comme un bienfaisant orage qui ravive la terre et la féconde en y portant les subites lumières de la foudre. Combien de plaisirs suaves ne goûtai-je pas en voyant que chez nous ces pensers, ces ressentiments étaient réciproques? De quel œil charmé je suivis les progrès du bonheur chez Henriette! Une femme qui revit sous les regards de l'aimé donne peut-être une plus grande preuve de sentiment que celle qui meurt tuée par un doute, ou séchée sur sa tige, faute de sève; je ne sais qui des deux est la plus touchante. La renaissance de madame de Mortsauf fut naturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, comme ceux du soleil et de l'onde sur les fleurs abattues. Comme notre vallée d'amour, Henriette avait eu son hiver, elle renaissait comme elle au printemps. Avant le dîner, nous descendîmes sur notre chère terrasse. Là, tout en caressant la tête de son pauvre enfant, devenu plus débile que je ne l'avais vu, qui marchait aux flancs de sa mère, silencieux comme s'il couvait encore une maladie, elle me raconta ses nuits passées au chevet du malade.—Durant ces trois mois, elle avait, disait-elle, vécu d'une vie tout intérieure; elle avait habité comme un palais sombre en craignant d'entrer en de somptueux appartements où brillaient des lumières, où se donnaient des fêtes à elle interdites, et à la porte desquels elle se tenait, un œil à son enfant, l'autre sur une figure indistincte, une oreille pour écouter les douleurs, une autre pour entendre une voix. Elle disait des poésies suggérées par la solitude, comme aucun poète n'en a jamais inventé; mais tout cela naïvement, sans savoir qu'il y eût le moindre vestige d'amour, ni trace de voluptueuse pensée, ni poésie orientalement suave, comme une rose du Frangistan. Quand le comte nous rejoignit, elle continua du même ton, en femme fière d'elle-même, qui peut jeter un regard d'orgueil à son mari, et mettre sans rougir un baiser sur le front de son fils. Elle avait beaucoup prié, elle avait tenu Jacques pendant des nuits entières sous ses mains jointes, ne voulant pas qu'il mourût.
—J'allais, disait-elle, jusqu'aux portes du sanctuaire demander sa vie à Dieu. Elle avait eu des visions; elle me les racontait; mais au moment où elle prononça de sa voix d'ange ces paroles merveilleuses:—Quand je dormais, mon cœur veillait!
—C'est-à-dire que vous avez été presque folle, répondit le comte en l'interrompant.
Elle se tut, atteinte d'une vive douleur, comme si c'était la première blessure reçue, comme si elle eût oublié que, depuis treize ans, jamais cet homme n'avait manqué de lui décocher une flèche au cœur. Oiseau sublime atteint dans son vol par ce grossier grain de plomb, elle tomba dans un stupide abattement.
—Hé! quoi, monsieur, dit-elle après une pause, jamais une de mes paroles ne trouvera-t-elle grâce au tribunal de votre esprit? n'aurez-vous jamais d'indulgence pour ma faiblesse, ni de compréhension pour mes idées de femme?
Elle s'arrêta. Déjà cet ange se repentait de ses murmures, et mesurait d'un regard son passé comme son avenir: pourrait-elle être comprise, n'allait-elle pas faire jaillir une virulente apostrophe? Ses veines bleues battirent violemment dans ses tempes, elle n'eut point de larmes, mais le vert de ses yeux devint pâle; puis elle abaissa ses regards vers la terre pour ne pas voir dans les miens sa peine agrandie, ses sentiments devinés, son âme caressée en mon âme, et surtout la compatissance encolorée d'un jeune amour prêt, comme un chien fidèle, à dévorer celui qui blesse sa maîtresse, sans discuter ni la force ni la qualité de l'assaillant. En ces cruels moments il fallait voir l'air de supériorité que prenait le comte; il croyait triompher de sa femme, et l'accablait alors d'une grêle de phrases qui répétaient la même idée et ressemblaient à des coups de hache rendant le même son.
—Il est donc toujours le même? lui dis-je quand le comte nous quitta forcément réclamé par son piqueur qui vint le chercher.
—Toujours, me répondit Jacques.
—Toujours excellent, mon fils, dit-elle à Jacques en essayant ainsi de soustraire monsieur de Mortsauf au jugement de ses enfants. Vous voyez le présent, vous ignorez le passé, vous ne sauriez critiquer votre père sans commettre quelque injustice; mais eussiez-vous la douleur de voir votre père en faute, l'honneur des familles exige que vous ensevelissiez de tels secrets dans le plus profond silence.
—Comment vont les changements à la Cassine et à la Rhétorière? lui demandai-je pour la tirer de ses amères pensées.
—Au delà de mes espérances, me dit-elle. Les bâtiments finis, nous avons trouvé deux fermiers excellents qui ont pris l'une à quatre mille cinq cents francs, impôts payés, l'autre à cinq mille francs; et les baux sont consentis pour quinze ans. Nous avons déjà planté trois mille pieds d'arbres sur les deux nouvelles fermes. Le parent de Manette est enchanté d'avoir la Rabelaye. Martineau tient la Baude. Le bien de nos quatre fermiers consiste en prés et en bois, dans lesquels ils ne portent point, comme le font quelques fermiers peu consciencieux, les fumiers destinés à nos terres de labour. Ainsi nos efforts ont été couronnés par le plus beau succès. Clochegourde, sans les réserves que nous nommons la ferme du château, sans les bois ni les clos, rapporte dix-neuf mille francs, et les plantations nous ont préparé de belles annuités. Je bataille pour faire donner nos terres réservées à Martineau, notre garde, qui maintenant peut se faire remplacer par son fils. Il en offre trois mille francs si monsieur de Mortsauf veut lui bâtir une ferme à la Commanderie. Nous pourrions alors dégager les abords de Clochegourde, achever notre avenue projetée jusqu'au chemin de Chinon, et n'avoir que nos vignes et nos bois à soigner. Si le roi revient, notre pension reviendra; nous y consentirons après quelques jours de croisière contre le bon sens de notre femme. La fortune de Jacques sera donc indestructible. Ces derniers résultats obtenus, je laisserai monsieur thésauriser pour Madeleine, que le roi dotera d'ailleurs selon l'usage. J'ai la conscience tranquille; ma tâche s'accomplit. Et vous? me dit-elle.
Je lui expliquai ma mission, et lui fis voir combien son conseil avait été fructueux et sage. Était-elle douée de seconde vue pour ainsi pressentir les événements?
—Ne vous l'ai-je pas écrit? dit-elle. Pour vous seul, je puis exercer une faculté surprenante, dont je n'ai parlé qu'à monsieur de la Berge, mon confesseur, et qu'il explique par une intervention divine. Souvent, après quelques méditations profondes, provoquées par des craintes sur l'état de mes enfants, mes yeux se fermaient aux choses de la terre et voyaient dans une autre région: quand j'y apercevais Jacques et Madeleine lumineux, ils étaient pendant un certain temps en bonne santé; si je les y trouvais enveloppés d'un brouillard, ils tombaient bientôt malades. Pour vous, non-seulement je vous vois toujours brillant, mais j'entends une voix douce qui m'explique sans paroles, par une communication mentale, ce que vous devez faire. Par quelle loi ne puis-je user de ce don merveilleux que pour mes enfants et pour vous? dit-elle en tombant dans la rêverie. Dieu veut-il leur servir de père? se demanda-t-elle après une pause.
—Laissez-moi croire, lui dis-je, que je n'obéis qu'à vous!
Elle me jeta l'un de ces sourires entièrement gracieux qui me causaient une si grande ivresse de cœur, que je n'aurais pas alors senti un coup mortel.
—Dès que le roi sera dans Paris, allez-y, quittez Clochegourde, reprit-elle. Autant il est dégradant de quêter des places et des grâces, autant il est ridicule de ne pas être à portée de les accepter. Il se fera de grands changements. Les hommes capables et sûrs seront nécessaires au roi, ne lui manquez pas; vous entrerez jeune aux affaires, et vous vous en trouverez bien; car, pour les hommes d'état comme pour les acteurs, il est des choses de métier que le génie ne révèle pas, il faut les apprendre. Mon père tient ceci du duc de Choiseul. Songez à moi, me dit-elle après une pause, faites-moi goûter les plaisirs de la supériorité dans une âme toute à moi. N'êtes-vous pas mon fils?
—Votre fils? repris-je d'un air boudeur.
—Rien que mon fils, dit-elle en se moquant de moi, n'est-ce pas avoir une assez belle place dans mon cœur?
La cloche sonna le dîner, elle prit mon bras et s'y appuya complaisamment.
—Vous avez grandi, me dit-elle en montant les escaliers. Quand nous fûmes au perron, elle m'agita le bras comme si mes regards l'atteignaient trop vivement; quoiqu'elle eût les yeux baissés, elle savait bien que je ne regardais qu'elle; elle me dit alors de cet air faussement impatienté, si gracieux, si coquet:—Allons, voyez donc un peu notre chère vallée? Elle se retourna, mit son ombrelle de soie blanche au-dessus de nos têtes, en collant Jacques sur elle; et le geste de tête par lequel elle me montra l'Indre, la toue, les prés, prouvait que depuis mon séjour et nos promenades elle s'était entendue avec ces horizons fumeux, avec leurs sinuosités vaporeuses. La nature était le manteau sous lequel s'abritaient ses pensées. Elle savait maintenant ce que soupire le rossignol pendant les nuits, et ce que répète le chantre des marais en psalmodiant sa note plaintive.
A huit heures, le soir, je fus témoin d'une scène qui m'émut profondément et que je n'avais jamais pu voir, car je restais toujours à jouer avec monsieur de Mortsauf, pendant qu'elle se passait dans la salle à manger avant le coucher des enfants. La cloche sonna deux coups, tous les gens de la maison vinrent.
—Vous êtes notre hôte, soumettez-vous à la règle du couvent? dit-elle en m'entraînant par la main avec cet air d'innocente raillerie qui distingue les femmes vraiment pieuses.
Le comte nous suivit. Maîtres, enfants, domestiques, tous s'agenouillèrent, têtes nues, en se mettant à leurs places habituelles. C'était le tour de Madeleine à dire les prières: la chère petite les prononça de sa voix enfantine dont les tons ingénus se détachèrent avec clarté dans l'harmonieux silence de la campagne et prêtèrent aux phrases la sainte candeur de l'innocence, cette grâce des anges. Ce fut la plus émouvante prière que j'aie entendue. La nature répondait aux paroles de l'enfant par les mille bruissements du soir, accompagnement d'orgue légèrement touché. Madeleine était à droite de la comtesse et Jacques à la gauche. Les touffes gracieuses de ces deux têtes entre lesquelles s'élevait la coiffure nattée de la mère et que dominaient les cheveux entièrement blancs et le crâne jauni de monsieur de Mortsauf, composaient un tableau dont les couleurs répétaient en quelque sorte à l'esprit les idées réveillées par les mélodies de la prière; enfin, pour satisfaire aux conditions de l'unité qui marque le sublime, cette assemblée recueillie était enveloppée par la lumière adoucie du couchant dont les teintes rouges coloraient la salle, en laissant croire ainsi aux âmes, ou poétiques, ou superstitieuses, que les feux du ciel visitaient ces fidèles serviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dans l'égalité voulue par l'Église. En me reportant aux jours de la vie patriarcale, mes pensées agrandissaient encore cette scène déjà si grande par sa simplicité. Les enfants dirent bonsoir à leur père, les gens nous saluèrent, la comtesse s'en alla, donnant une main à chaque enfant, et je rentrai dans le salon avec le comte.
—Nous vous ferons faire votre salut par là et votre enfer par ici, me dit-il en montrant le trictrac.
La comtesse nous rejoignit une demi-heure après et avança son métier près de notre table.
—Ceci est pour vous, dit-elle en déroulant le canevas; mais depuis trois mois l'ouvrage a bien langui. Entre cet œillet rouge et cette rose, mon pauvre enfant a souffert.
—Allons, allons, dit monsieur de Mortsauf, ne parlons pas de cela. Six-cinq, monsieur l'envoyé du roi.
Quand je me couchai, je me recueillis pour l'entendre allant et venant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fus travaillé par des idées folles qu'inspiraient d'intolérables désirs.—Pourquoi ne serait-elle pas à moi? me disais-je. Peut-être est-elle comme moi, plongée dans cette tourbillonnante agitation des sens? A une heure, je descendis, je pus marcher sans faire de bruit, j'arrivai devant sa porte, je m'y couchai: l'oreille appliquée à la fente, j'entendis son égale et douce respiration d'enfant. Quand le froid m'eut saisi, je remontai, je me remis au lit et dormis tranquillement jusqu'au matin. Je ne sais à quelle prédestination, à quelle nature doit s'attribuer le plaisir que je trouve à m'avancer jusqu'au bord des précipices, à sonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir le froid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuil de sa porte où j'ai pleuré de rage, sans qu'elle ait jamais su que le lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers, sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite et adorée; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est une inspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires, quelques-uns m'ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devant une batterie pour savoir s'ils échapperaient à la mitraille, et s'ils seraient heureux en chevauchant ainsi l'abîme des probabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre. Le lendemain j'allai cueillir et faire deux bouquets; le comte les admira, lui que rien en ce genre n'émouvait, et pour qui le mot de Champcenetz, «il fait des cachots en Espagne,» semblait avoir été dit.
Je passai quelques jours à Clochegourde, n'allant faire que de courtes visites à Frapesle, où je dînai trois fois cependant. L'armée française vint occuper Tours. Quoique je fusse évidemment la vie et la santé de madame de Mortsauf, elle me conjura de gagner Châteauroux, pour revenir en toute hâte à Paris, par Issoudun et Orléans. Je voulus résister, elle commanda disant que le génie familier avait parlé; j'obéis. Nos adieux furent cette fois trempés de larmes, elle craignait pour moi l'entraînement du monde où j'allais vivre. Ne fallait-il pas entrer sérieusement dans le tournoiement des intérêts, des passions, des plaisirs qui font de Paris une mer aussi dangereuse aux chastes amours qu'à la pureté des consciences. Je lui promis de lui écrire chaque soir les événements et les pensées de la journée, même les plus frivoles. A cette promesse, elle appuya sa tête alanguie sur mon épaule, et me dit:—N'oubliez rien, tout m'intéressera.
Elle me donna des lettres pour le duc et la duchesse chez lesquels j'allai le second jour de mon arrivée.
—Vous avez du bonheur, me dit le duc, dînez ici, venez avec moi ce soir au château, votre fortune est faite. Le roi vous a nommé ce matin, en disant: «Il est jeune, capable et fidèle!» Et le roi regrettait de ne pas savoir si vous étiez mort ou vivant, en quel lieu vous avaient jeté les événements, après vous être si bien acquitté de votre mission.
Le soir j'étais maître des requêtes au Conseil-d'État, et j'avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d'une durée égale à celle de son règne, place de confiance, sans faveur éclatante, mais sans chance de disgrâce, qui me mit au cœur du gouvernement et fut la source de mes prospérités. Madame de Mortsauf avait vu juste, je lui devais donc tout: pouvoir et richesse, le bonheur et la science; elle me guidait et m'encourageait, purifiait mon cœur et donnait à mes vouloirs cette unité sans laquelle les forces de la jeunesse se dépensent inutilement. Plus tard j'eus un collègue. Chacun de nous fut de service pendant six mois. Nous pouvions nous suppléer l'un l'autre au besoin; nous avions une chambre au château, notre voiture et de larges rétributions pour nos frais quand nous étions obligés de voyager. Singulière situation! Être les disciples secrets d'un monarque à la politique duquel ses ennemis ont rendu depuis une éclatante justice, de l'entendre jugeant tout, intérieur, extérieur, d'être sans influence patente, et de se voir parfois consultés comme Laforêt par Molière, de sentir les hésitations d'une vieille expérience, affermies par la conscience de la jeunesse. Notre avenir était d'ailleurs fixé de manière à satisfaire l'ambition. Outre mes appointements de maître des requêtes, payés par le budget du Conseil d'État, le roi me donnait mille francs par mois sur sa cassette, et me remettait souvent lui-même quelques gratifications. Quoique le roi sentît qu'un jeune homme de vingt-trois ans ne résisterait pas long-temps au travail dont il m'accablait, mon collègue, aujourd'hui pair de France, ne fut choisi que vers le mois d'août 1817. Ce choix était si difficile, nos fonctions exigeaient tant de qualités, que le roi fut long-temps à se décider. Il me fit l'honneur de me demander quel était celui des jeunes gens entre lesquels il hésitait avec qui je m'accorderais le mieux. Parmi eux se trouvait un de mes camarades de la pension Lepître, et je ne l'indiquai point, Sa Majesté me demanda pourquoi.
—Le Roi, lui dis-je, a choisi des hommes également fidèles, mais de capacités différentes, j'ai nommé celui que je crois le plus habile, certain de toujours bien vivre avec lui.
Mon jugement coïncidait avec celui du roi, qui me sut toujours gré du sacrifice que j'avais fait. En cette occasion, il me dit:—Vous serez Monsieur le Premier. Il ne laissa pas ignorer cette circonstance à mon collègue qui, en retour de ce service, m'accorda son amitié. La considération que me marqua le duc de Lenoncourt donna la mesure à celle dont m'environna le monde. Ces mots: «Le roi prend un vif intérêt à ce jeune homme; ce jeune homme a de l'avenir, le roi le goûte,» auraient tenu lieu de talents, mais ils communiquaient au gracieux accueil dont les jeunes gens sont l'objet ce je ne sais quoi qu'on accorde au pouvoir. Soit chez le duc de Lenoncourt, soit chez ma sœur qui épousa vers ce temps son cousin le marquis de Listomère, le fils de la vieille parente chez qui j'allais à l'île Saint-Louis, je fis insensiblement la connaissance des personnes les plus influentes au faubourg Saint-Germain.
Henriette me mit bientôt au cœur de la société dite le Petit-Château, par les soins de la princesse de Blamont-Chauvry, de qui elle était la petite-belle-nièce; elle lui écrivit si chaleureusement à mon sujet, que la princesse m'invita sur-le-champ à la venir voir; je la cultivai, je sus lui plaire, et elle devint non pas ma protectrice, mais une amie dont les sentiments eurent je ne sais quoi de maternel. La vieille princesse prit à cœur de me lier avec sa fille madame d'Espard, avec la duchesse de Langeais, la vicomtesse de Beauséant et la duchesse de Maufrigneuse, des femmes qui tour à tour tinrent le sceptre de la mode et qui furent d'autant plus gracieuses pour moi, que j'étais sans prétention auprès d'elles, et toujours prêt à leur être agréable. Mon frère Charles, loin de me renier, s'appuya dès lors sur moi; mais ce rapide succès lui inspira une secrète jalousie qui plus tard me causa bien des chagrins. Mon père et ma mère, surpris de cette fortune inespérée, sentirent leur vanité flattée, et m'adoptèrent enfin pour leur fils; mais, comme leur sentiment était en quelque sorte artificiel, pour ne pas dire joué, ce retour eut peu d'influence sur un cœur ulcéré; d'ailleurs, les affections entachées d'égoïsme excitent peu les sympathies; le cœur abhorre les calculs et les profits de tout genre.
J'écrivais fidèlement à ma chère Henriette, qui me répondait une ou deux lettres par mois. Son esprit planait ainsi sur moi, ses pensées traversaient les distances et me faisaient une atmosphère pure. Aucune femme ne pouvait me captiver. Le roi sut ma réserve; sous ce rapport, il était de l'école de Louis XV, et me nommait en riant mademoiselle de Vandenesse, mais la sagesse de ma conduite lui plaisait fort. J'ai la conviction que la patience dont j'avais pris l'habitude pendant mon enfance et surtout à Clochegourde servit beaucoup à me concilier les bonnes grâces du roi, qui fut toujours excellent pour moi. Il eut sans doute la fantaisie de lire mes lettres, car il ne fut pas long-temps la dupe de ma vie de demoiselle. Un jour, le duc était de service, j'écrivais sous la dictée du roi, qui, voyant entrer le duc de Lenoncourt, nous enveloppa d'un regard malicieux.
—Hé! bien, ce diable de Mortsauf veut donc toujours vivre? lui dit-il de sa belle voix d'argent à laquelle il savait communiquer à volonté le mordant de l'épigramme.
—Toujours, répondit le duc.
—La comtesse de Mortsauf est un ange que je voudrais cependant bien voir ici, reprit le roi; mais si je ne puis rien, mon chancelier, dit-il en se tournant vers moi, sera plus heureux. Vous avez six mois à vous, je me décide à vous donner pour collègue le jeune homme dont nous parlions hier. Amusez-vous bien à Clochegourde, monsieur Caton! Et il se fit rouler hors du cabinet en souriant.
Je volai comme une hirondelle en Touraine. Pour la première fois j'allais me montrer à celle que j'aimais, non-seulement un peu moins niais, mais encore dans l'appareil d'un jeune homme élégant dont les manières avaient été formées par les salons les plus polis, dont l'éducation avait été achevée par les femmes les plus gracieuses, qui avait enfin recueilli le prix de ses souffrances, et qui avait mis en usage l'expérience du plus bel ange que le ciel ait commis à la garde d'un enfant. Vous savez comment j'étais équipé pendant les trois mois de mon premier séjour à Frapesle. Quand je revins à Clochegourde lors de ma mission en Vendée, j'étais vêtu comme un chasseur. Je portais une veste verte à boutons blancs rougis, un pantalon à raies, des guêtres de cuir et des souliers. La marche, les halliers m'avaient si mal arrangé, que le comte fut obligé de me prêter du linge. Cette fois, deux ans de séjour à Paris, l'habitude d'être avec le roi, les façons de la fortune, ma croissance achevée, une physionomie jeune qui recevait un lustre inexplicable de la placidité d'une âme magnétiquement unie à l'âme pure qui de Clochegourde rayonnait sur moi, tout m'avait transformé: j'avais de l'assurance sans fatuité, j'avais un contentement intérieur de me trouver, malgré ma jeunesse, au sommet des affaires; j'avais la conscience d'être le soutien secret de la plus adorable femme qui fût ici-bas, son espoir inavoué. Peut-être eus-je un petit mouvement de vanité quand le fouet des postillons claqua dans la nouvelle avenue qui de la route de Chinon menait à Clochegourde, et qu'une grille que je ne connaissais pas s'ouvrit au milieu d'une enceinte circulaire récemment bâtie. Je n'avais pas écrit mon arrivée à la comtesse, voulant lui causer une surprise, et j'eus doublement tort: d'abord, elle éprouva le saisissement que donne un plaisir long-temps espéré, mais considéré comme impossible; puis, elle me prouva que toutes les surprises calculées étaient de mauvais goût.
Quand Henriette vit le jeune homme là où elle n'avait jamais vu qu'un enfant, elle abaissa son regard vers la terre par un mouvement d'une tragique lenteur; elle se laissa prendre et baiser la main sans témoigner ce plaisir intime dont j'étais averti par son frisonnement de sensitive; et quand elle releva son visage pour me regarder encore, je la trouvai pâle.
—Hé! bien, vous n'oubliez donc pas vos vieux amis? me dit monsieur de Mortsauf, qui n'était ni changé ni vieilli.
Les deux enfants me sautèrent au cou. J'aperçus à la porte la figure grave de l'abbé de Dominis, précepteur de Jacques.
—Oui, dis-je au comte; j'aurai désormais par an six mois de liberté qui vous appartiendront toujours. Hé! bien, qu'avez-vous? dis-je à la comtesse en lui passant mon bras pour lui envelopper la taille et la soutenir, en présence de tous les siens.
—Oh! laissez-moi, me dit-elle en bondissant, ce n'est rien.
Je lus dans son âme, et répondis à sa pensée secrète en lui disant:—Ne reconnaissez-vous donc plus votre fidèle esclave?
Elle prit mon bras, quitta le comte, ses enfants, l'abbé, les gens accourus, et me mena loin de tous en tournant le boulingrin, mais en restant sous leurs yeux; puis, quand elle jugea que sa voix ne serait point entendue:—Félix, mon ami, dit-elle, pardonnez la peur à qui n'a qu'un fil pour se diriger dans un labyrinthe souterrain, et qui tremble de le voir se briser. Répétez-moi que je suis plus que jamais Henriette pour vous, que vous ne m'abandonnerez point, que rien ne prévaudra contre moi, que vous serez toujours un ami dévoué. J'ai vu tout à coup dans l'avenir, et vous n'y étiez pas, comme toujours, la face brillante et les yeux sur moi; vous me tourniez le dos.
—Henriette, idole dont le culte l'emporte sur celui de Dieu, lys, fleur de ma vie, comment ne savez-vous donc plus, vous qui êtes ma conscience, que je me suis si bien incarné à votre cœur que mon âme est ici quand ma personne est à Paris? Faut-il donc vous dire que je suis venu en dix-sept heures, que chaque tour de roue emportait un monde de pensées et de désirs qui a éclaté comme une tempête aussitôt que je vous ai vue...
—Dites, dites! Je suis sûre de moi, je puis vous entendre sans crime. Dieu ne veut pas que je meure: il vous envoie à moi comme il dispense son souffle à ses créations, comme il épand la pluie des nuées sur une terre aride; dites, dites! m'aimez-vous saintement?
—Saintement.
—A jamais?
—A jamais.
—Comme une vierge Marie, qui doit rester dans ses voiles et sous sa couronne blanche?
—Comme une vierge Marie visible.
—Comme une sœur?
—Comme une sœur trop aimée.
—Comme une mère?
—Comme une mère secrètement désirée.
—Chevaleresquement, sans espoir?
—Chevaleresquement, mais avec espoir.
—Enfin, comme si vous n'aviez encore que vingt ans, et que vous portiez votre petit méchant habit bleu du bal?
—Oh! mieux. Je vous aime ainsi, et je vous aime encore comme... Elle me regarda dans une vive appréhension... comme vous aimait votre tante.
—Je suis heureuse: vous avez dissipé mes terreurs, dit-elle en revenant vers la famille étonnée de notre conférence secrète; mais soyez bien enfant ici! car vous êtes encore un enfant. Si votre politique est d'être homme avec le roi, sachez, monsieur qu'ici la vôtre est de rester enfant. Enfant, vous serez aimé. Je résisterai toujours à la force de l'homme; mais que refuserais-je à l'enfant! rien: il ne peut rien vouloir que je ne puisse accorder.—Les secrets sont dits, fit-elle en regardant le comte d'un air malicieux où reparaissait la jeune fille et son caractère primitif. Je vous laisse, je vais m'habiller.
Jamais, depuis trois ans, je n'avais entendu sa voix si pleinement heureuse. Pour la première fois je connus ces jolis cris d'hirondelle, ces notes enfantines dont je vous ai parlé. J'apportais un équipage de chasse à Jacques, à Madeleine une boîte à ouvrage dont sa mère se servit toujours; enfin je réparai la mesquinerie à laquelle m'avait condamné jadis la parcimonie de ma mère. La joie que témoignaient les deux enfants, enchantés de se montrer l'un à l'autre leurs cadeaux, parut importuner le comte, toujours chagrin quand on ne s'occupait pas de lui. Je fis un signe d'intelligence à Madeleine, et je suivis le comte, qui voulait causer de lui-même avec moi. Il m'emmena vers la terrasse; mais nous nous arrêtâmes sur le perron à chaque fait grave dont il m'entretenait.
—Mon pauvre Félix, me dit-il, vous les voyez tous heureux et bien portants: moi, je fais ombre au tableau: j'ai pris leurs maux, et je bénis Dieu de me les avoir donnés. Autrefois j'ignorais ce que j'avais; mais aujourd'hui je le sais: j'ai le pylore attaqué, je ne digère plus rien.
—Par quel hasard êtes-vous devenu savant comme un professeur de l'École de médecine? lui dis-je en souriant. Votre médecin est-il assez indiscret pour vous dire ainsi...
—Dieu me préserve de consulter les médecins, s'écria-t-il en manifestant la répulsion que la plupart des malades imaginaires éprouvent pour la médecine.
Je subis alors une conversation folle, pendant laquelle il me fit les plus ridicules confidences, se plaignant de sa femme, de ses gens, de ses enfants et de la vie, en prenant un plaisir évident à répéter ses dires de tous les jours à un ami qui, ne les connaissant pas, pouvait s'en étonner, et que la politesse obligeait à l'écouter avec intérêt. Il dut être content de moi, car je lui prêtais une profonde attention, en essayant de pénétrer ce caractère inconcevable, et de deviner les nouveaux tourments qu'il infligeait à sa femme et qu'elle me taisait. Henriette mit fin à ce monologue en apparaissant sur le perron, le comte l'aperçut, hocha la tête et me dit:—Vous m'écoutez, vous, Félix; mais ici personne ne me plaint!
Il s'en alla comme s'il eût eu la conscience du trouble qu'il aurait porté dans mon entretien avec Henriette, ou que, par une attention chevaleresque pour elle, il eût su qu'il lui faisait plaisir en nous laissant seuls. Son caractère offrait des désinences vraiment inexplicables, car il était jaloux comme le sont tous les gens faibles; mais aussi sa confiance dans la sainteté de sa femme était sans bornes; peut-être même les souffrances de son amour-propre blessé par la supériorité de cette haute vertu engendraient-elles son opposition constante aux volontés de la comtesse, qu'il bravait comme les enfants bravent leurs maîtres ou leurs mères. Jacques prenait sa leçon, Madeleine faisait sa toilette: pendant une heure environ je pus donc me promener seul avec la comtesse sur la terrasse.
—Hé! bien, cher ange, lui dis-je, la chaîne s'est alourdie, les sables se sont enflammés, les épines ne multiplient?
—Taisez-vous, me dit-elle en devinant les pensées que m'avait suggérées ma conversation avec le comte; vous êtes ici, tout est oublié! Je ne souffre point, je n'ai pas souffert!
Elle fit quelques pas légers, comme pour aérer sa blanche toilette, pour livrer au zéphyr ses ruches de tulle neigeuses, ses manches flottantes, ses rubans frais, sa pèlerine et les boucles fluides de sa coiffure à la Sévigné; et je la vis pour la première fois, jeune fille, gaie de sa gaieté naturelle, prête à jouer comme un enfant. Je connus alors et les larmes du bonheur et la joie que l'homme éprouve à donner le plaisir.
—Belle fleur humaine que caresse ma pensée et que baise mon âme! ô mon lys! lui dis-je, toujours intact et droit sur sa tige, toujours blanc, fier, parfumé, solitaire!
—Assez, monsieur, dit-elle en souriant. Parlez-moi de vous, racontez-moi bien tout.
Nous eûmes alors sous cette mobile voûte de feuillages frémissants une longue conversation pleine de parenthèses interminables, prise, quittée et reprise, où je la mis au fait de ma vie, de mes occupations; je lui décrivis mon appartement à Paris, car elle voulut tout savoir; et, bonheur alors inapprécié, je n'avais rien à lui cacher. En connaissant ainsi mon âme et tous les détails de cette existence remplie par d'écrasants travaux, en apprenant l'étendue de ces fonctions où, sans une probité sévère, on pouvait si facilement tromper, s'enrichir, mais que j'exerçais avec tant de rigueur que le roi, lui dis-je, m'appelait mademoiselle de Vandenesse, elle saisit ma main et la baisa en y laissant tomber une larme de joie. Cette subite transposition des rôles, cet éloge si magnifique, cette pensée si rapidement exprimée, mais plus rapidement comprise: «Voici le maître que j'aurais voulu, voilà mon rêve!» tout ce qu'il y avait d'aveux dans cette action, où l'abaissement était de la grandeur, où l'amour se trahissait dans une région interdite aux sens, cet orage de choses célestes me tomba sur le cœur et m'écrasa. Je me sentis petit, j'aurais voulu mourir à ses pieds.
—Ah! dis-je, vous nous surpasserez toujours en tout. Comment pouvez-vous douter de moi? car on en a douté tout à l'heure, Henriette.
—Non pour le présent, reprit-elle en me regardant avec une douceur ineffable qui, pour moi seulement, voilait la lumière de ses yeux; mais en vous voyant si beau, je me suis dit:—Nos projets sur Madeleine seront dérangés par quelque femme qui devinera les trésors cachés dans votre cœur, qui vous adorera, qui nous volera notre Félix et brisera tout ici.
—Toujours Madeleine! dis-je en exprimant une surprise dont elle ne s'affligea qu'à demi. Est-ce donc à Madeleine que je suis fidèle?
Nous tombâmes dans un silence que monsieur de Mortsauf vint malencontreusement interrompre. Je dus, le cœur plein, soutenir une conversation hérissée de difficultés, où mes sincères réponses sur la politique alors suivie par le roi heurtèrent les idées du comte qui me força d'expliquer les intentions de Sa Majesté. Malgré mes interrogations sur ses chevaux, sur la situation de ses affaires agricoles, s'il était content de ses cinq fermes, s'il couperait les arbres d'une vieille avenue; il en revenait toujours à la politique avec une taquinerie de vieille fille et une persistance d'enfant, car ces sortes d'esprits se heurtent volontiers aux endroits où brille la lumière, ils y retournent toujours en bourdonnant sans rien pénétrer, et fatiguent l'âme comme les grosses mouches fatiguent l'oreille en fredonnant le long des vitres. Henriette se taisait. Pour éteindre cette conversation que la chaleur du jeune âge pouvait enflammer, je répondis par des monosyllabes approbatifs en évitant ainsi d'inutiles discussions; mais monsieur de Mortsauf avait beaucoup trop d'esprit pour ne pas sentir tout ce que ma politesse avait d'injurieux. Au moment où, fâché d'avoir toujours raison, il se cabra, ses sourcils et les rides de son front jouèrent, ses yeux jaunes éclatèrent, son nez ensanglanté se colora davantage, comme le jour où, pour la première fois, je fus témoin d'un de ses accès de démence; Henriette me jeta des regards suppliants en me faisant comprendre qu'elle ne pouvait déployer en ma faveur l'autorité dont elle usait pour justifier ou pour défendre ses enfants. Je répondis alors au comte en le prenant au sérieux et maniant avec une excessive adresse son esprit ombrageux.
—Pauvre cher, pauvre cher! disait-elle en murmurant plusieurs fois ces deux mots qui arrivaient à mon oreille comme une brise. Puis quand elle crut pouvoir intervenir avec succès, elle nous dit en s'arrêtant:—Savez-vous, messieurs, que vous êtes parfaitement ennuyeux?
Ramené par cette interrogation à la chevaleresque obéissance due aux femmes, le comte cessa de parler politique; nous l'ennuyâmes à notre tour en disant des riens, et il nous laissa libres de nous promener en prétendant que la tête lui tournait à parcourir ainsi continuellement le même espace.
Mes tristes conjectures étaient vraies. Les doux paysages, la tiède atmosphère, le beau ciel, l'enivrante poésie de cette vallée qui, pendant quinze ans, avait calmé les lancinantes fantaisies de ce malade, étaient impuissants aujourd'hui. A l'époque de la vie où chez les autres hommes les aspérités se fondent et les angles s'émoussent, le caractère du vieux gentilhomme était encore devenu plus agressif que par le passé. Depuis quelques mois, il contredisait pour contredire, sans raison, sans justifier ses opinions: il demandait le pourquoi de toute chose, s'inquiétait d'un retard ou d'une commission, se mêlait à tout propos des affaires intérieures, et se faisait rendre compte des moindres minuties du ménage de manière à fatiguer sa femme ou ses gens, en ne leur laissant point leur libre arbitre. Jadis il ne s'irritait jamais sans quelque motif spécieux, maintenant son irritation était constante. Peut-être les soins de sa fortune, les spéculations de l'agriculture, une vie de mouvement avaient-ils jusqu'alors détourné son humeur atrabilaire en donnant une pâture à ses inquiétudes, en employant l'activité de son esprit; et peut-être aujourd'hui le manque d'occupations mettait-il sa maladie aux prises avec elle-même; ne s'exerçant plus au dehors, elle se produisait par des idées fixes, le moi moral s'était emparé du moi physique. Il était devenu son propre médecin; il compulsait des livres de médecine, croyait avoir les maladies dont il lisait les descriptions, et prenait alors pour sa santé des précautions inouïes, variables, impossibles à prévoir, partant impossibles à contenter. Tantôt il ne voulait pas de bruit, et quand la comtesse établissait autour de lui un silence absolu, tout à coup il se plaignait d'être comme dans une tombe, il disait qu'il y avait un milieu entre ne pas faire du bruit et le néant de la Trappe. Tantôt il affectait une parfaite indifférence des choses terrestres, la maison entière respirait; ses enfants jouaient, les travaux ménagers s'accomplissaient sans aucune critique; soudain au milieu du bruit, il s'écriait lamentablement:—«On veut me tuer!»—Ma chère, s'il s'agissait de vos enfants, vous sauriez bien deviner ce qui les gêne, disait-il à sa femme en aggravant l'injustice de ces paroles par le ton aigre et froid dont il les accompagnait. Il se vêtait et se devêtait à tout moment, en étudiant les plus légères variations de l'atmosphère, et ne faisait rien sans consulter le baromètre. Malgré les maternelles attentions de sa femme, il ne trouvait aucune nourriture à son goût, car il prétendait avoir un estomac délabré dont les douloureuses digestions lui causaient des insomnies continuelles; et néanmoins il mangeait, buvait, digérait, dormait avec une perfection que le plus savant médecin aurait admirée. Ses volontés changeantes lassaient les gens de sa maison, qui, routiniers comme le sont tous les domestiques, étaient incapables de se conformer aux exigences de systèmes incessamment contraires. Le comte ordonnait-il de tenir les fenêtres ouvertes sous prétexte que le grand air était désormais nécessaire à sa santé; quelques jours après, le grand air, ou trop humide ou trop chaud, devenait intolérable; il grondait alors, il entamait une querelle, et, pour avoir raison, il niait souvent sa consigne antérieure. Ce défaut de mémoire ou cette mauvaise foi lui donnait gain de cause dans toutes les discussions où sa femme essayait de l'opposer à lui-même. L'habitation de Clochegourde était devenue si insupportable que l'abbé de Dominis, homme profondément instruit, avait pris le parti de chercher la résolution de quelques problèmes, et se retranchait dans une distraction affectée. La comtesse n'espérait plus, comme par le passé, pouvoir enfermer dans le cercle de la famille les accès de ces folles colères; déjà les gens de la maison avaient été témoins de scènes où l'exaspération sans motif de ce vieillard prématuré passa les bornes; ils étaient si dévoués à la comtesse qu'il n'en transpirait rien au dehors, mais elle redoutait chaque jour un éclat public de ce délire que le respect humain ne contenait plus. J'appris plus tard d'affreux détails sur la conduite du comte envers sa femme; au lieu de la consoler, il l'accablait de sinistres prédictions et la rendait responsable des malheurs à venir, parce qu'elle refusait les médications insensées auxquelles il voulait soumettre ses enfants. La comtesse se promenait-elle avec Jacques et Madeleine, le comte lui prédisait un orage, malgré la pureté du ciel; si par hasard l'événement justifiait son pronostic, la satisfaction de son amour-propre le rendait insensible au mal de ses enfants; l'un d'eux était-il indisposé, le comte employait tout son esprit à rechercher la cause de cette souffrance dans le système de soins adopté par sa femme et qu'il épiloguait dans les plus minces détails, en concluant toujours par ces mots assassins: «Si vos enfants retombent malades, vous l'aurez bien voulu.» Il agissait ainsi dans les moindres détails de l'administration domestique où il ne voyait jamais que le pire côté des choses, se faisant à tout propos l'avocat du diable, suivant une expression de son vieux cocher. La comtesse avait indiqué pour Jacques et Madeleine des heures de repas différentes des siennes, et les avait ainsi soustraits à la terrible action de la maladie du comte, en attirant sur elle tous les orages. Madeleine et Jacques voyaient rarement leur père. Par une de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comte n'avait pas la plus légère conscience du mal dont il était l'auteur. Dans la conversation confidentielle que nous avions eue, il s'était surtout plaint d'être trop bon pour tous les siens. Il maniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui comme eût fait un singe; puis, après avoir blessé sa victime, il niait l'avoir touchée. Je compris alors d'où provenaient les lignes comme marquées avec le fil d'un rasoir sur le front de la comtesse, et que j'avais aperçues en la revoyant. Il est chez les âmes nobles une pudeur qui les empêche d'exprimer leurs souffrances, elles en dérobent orgueilleusement l'étendue à ceux qu'elles aiment par un sentiment de charité voluptueuse. Aussi, malgré mes instances, n'arrachai-je pas tout d'un coup cette confidence à Henriette. Elle craignait de me chagriner, elle me faisait des aveux interrompus par de subites rougeurs; mais j'eus bientôt deviné l'aggravation que le désœuvrement du comte avait apportée dans les peines domestiques de Clochegourde.
—Henriette, lui dis-je quelques jours après, en lui prouvant que j'avais mesuré la profondeur de ses nouvelles misères, n'avez-vous pas eu tort de si bien arranger votre terre que le comte n'y trouve plus à s'occuper?
—Cher, me dit-elle en souriant, ma situation est assez critique pour mériter toute mon attention, croyez que j'en ai bien étudié les ressources, et toutes sont épuisées. En effet, les tracasseries ont toujours été grandissant. Comme monsieur de Mortsauf et moi nous sommes toujours en présence, je ne puis les affaiblir en les divisant sur plusieurs points, tout serait également douloureux pour moi. J'ai songé à distraire monsieur de Mortsauf, en lui conseillant d'établir une magnanerie à Clochegourde où il existe déjà quelques mûriers, vestiges de l'ancienne industrie de la Touraine; mais j'ai reconnu qu'il serait tout aussi despote au logis, et que j'aurais de plus les mille ennuis de cette entreprise. Apprenez, monsieur l'observateur, me dit-elle, que dans le jeune âge les mauvaises qualités de l'homme sont contenues par le monde, arrêtées dans leur essor par le jeu des passions, gênées par le respect humain; plus tard, dans la solitude, chez un homme âgé, les petits défauts se montrent d'autant plus terribles qu'ils ont été long-temps comprimés. Les faiblesses humaines sont essentiellement lâches, elles ne comportent ni paix ni trêve; ce que vous leur avez accordé hier, elles l'exigent aujourd'hui, demain et toujours; elles s'établissent dans les concessions et les étendent. La puissance est clémente, elle se rend à l'évidence, elle est juste et paisible; tandis que les passions engendrées par la faiblesse sont impitoyables; elles sont heureuses quand elles peuvent agir à la manière des enfants qui préfèrent les fruits volés en secret à ceux qu'ils peuvent manger à table; ainsi monsieur de Mortsauf éprouve une joie véritable à me surprendre; et lui qui ne tromperait personne me trompe avec délices, pourvu que la ruse reste dans le for intérieur.
Un mois environ après mon arrivée, un matin, en sortant de déjeuner, la comtesse me prit par le bras, se sauva par une porte à claire-voie qui donnait dans le verger, et m'entraîna vivement dans les vignes.
—Ah! il me tuera, dit-elle. Cependant je veux vivre, ne fût-ce que pour mes enfants! Comment, pas un jour de relâche! Toujours marcher dans les broussailles, manquer de tomber à tout moment, et à tout moment rassembler ses forces pour garder son équilibre. Aucune créature ne saurait suffire à de telles dépenses d'énergie. Si je connaissais bien le terrain sur lequel doivent porter mes efforts, si ma résistance était déterminée, l'âme s'y plierait; mais non, chaque jour l'attaque change de caractère, et me surprend sans défense; ma douleur n'est pas une, elle est multiple. Félix, Félix, vous ne sauriez imaginer quelle forme odieuse a prise sa tyrannie, et quelles sauvages exigences lui ont suggérées ses livres de médecine. Oh! mon ami... dit-elle en appuyant sa tête sur mes épaules, sans achever sa confidence. Que devenir, que faire? reprit-elle en se débattant contre les pensées qu'elle n'avait pas exprimées. Comment résister? Il me tuera. Non, je me tuerai moi-même, et c'est un crime cependant! M'enfuir? et mes enfants! Me séparer? mais comment, après quinze ans de mariage, dire à mon père que je ne puis demeurer avec monsieur de Mortsauf, quand, si mon père ou ma mère viennent, il sera posé, sage, poli, spirituel. D'ailleurs les femmes mariées ont-elles des pères, ont-elles des mères? elles appartiennent corps et biens à leurs maris. Je vivais tranquille, sinon heureuse, je puisais quelques forces dans ma chaste solitude, je l'avoue; mais si je suis privée de ce bonheur négatif, je deviendrai folle aussi moi. Ma résistance est fondée sur de puissantes raisons qui ne me sont pas personnelles. N'est-ce pas un crime que de donner le jour à des pauvres créatures condamnées par avance à de perpétuelles douleurs? Cependant ma conduite soulève de si graves questions que je ne puis les décider seule; je suis juge et partie. J'irai demain à Tours consulter l'abbé Birotteau, mon nouveau directeur; car mon cher et vertueux abbé de la Berge est mort, dit-elle en s'interrompant. Quoiqu'il fût sévère, sa force apostolique me manquera toujours; son successeur est un ange de douceur qui s'attendrit au lieu de réprimander; néanmoins, au cœur de la religion quel courage ne se retremperait? quelle raison ne s'affermirait à la voix de l'Esprit-Saint?—Mon Dieu, reprit-elle en séchant ses larmes et levant les yeux au ciel, de quoi me punissez-vous? Mais, il faut le croire, dit-elle en appuyant ses doigts sur mon bras, oui, croyons-le, Félix, nous devons passer par un creuset rouge avant d'arriver saints et parfaits dans les sphères supérieures. Dois-je me taire? me défendez-vous, mon Dieu, de crier dans le sein d'un ami? l'aimé-je trop? Elle me pressa sur son cœur comme si elle eût craint de me perdre:—Qui me résoudra ces doutes? Ma conscience ne me reproche rien. Les étoiles rayonnent d'en haut sur les hommes; pourquoi l'âme, cette étoile humaine, n'envelopperait-elle pas de ses feux un ami, quand on ne laisse aller à lui que de pures pensées?
J'écoutais cette horrible clameur en silence, tenant la main moite de cette femme dans la mienne plus moite encore; je la serrais avec une force à laquelle Henriette répondait par une force égale.
—Vous êtes donc par là? cria le comte qui venait à nous, la tête nue.
Depuis mon retour il voulait obstinément se mêler à nos entretiens, soit qu'il en espérât quelque amusement, soit qu'il crût que la comtesse me contait ses douleurs et se plaignait dans mon sein, soit encore qu'il fût jaloux d'un plaisir qu'il ne partageait point.
—Comme il me suit! dit-elle avec l'accent du désespoir. Allons voir les clos, nous l'éviterons. Baissons-nous le long des haies pour qu'il ne nous aperçoive pas.
Nous nous fîmes un rempart d'une haie touffue, nous gagnâmes les clos en courant, et nous nous trouvâmes bientôt loin du comte, dans une allée d'amandiers.
—Chère Henriette, lui dis-je alors en serrant son bras contre mon cœur, et m'arrêtant pour la contempler dans sa douleur, vous m'avez naguère dirigé savamment à travers les voies périlleuses du grand monde; permettez-moi de vous donner quelques instructions pour vous aider à finir le duel sans témoins dans lequel vous succomberiez infailliblement, car vous ne vous battez point avec des armes égales. Ne luttez pas plus long-temps contre un fou...
—Chut! dit-elle en réprimant des larmes qui roulèrent dans ses yeux.
—Écoutez-moi, chère! Après une heure de ces conversations que je suis obligé de subir par amour pour vous, souvent ma pensée est pervertie, ma tête est lourde; le comte me fait douter de mon intelligence, les mêmes idées répétées se gravent malgré moi dans mon cerveau. Les monomanies bien caractérisées ne sont pas contagieuses; mais, quand la folie réside dans la manière d'envisager les choses, et qu'elle se cache sous des discussions constantes, elle peut causer des ravages sur ceux qui vivent auprès d'elle. Votre patience est sublime, mais ne vous mène-t-elle pas à l'abrutissement? Ainsi pour vous, pour vos enfants, changez de système avec le comte. Votre adorable complaisance a développé son égoïsme, vous l'avez traité comme une mère traite un enfant qu'elle gâte; mais aujourd'hui, si vous voulez vivre... Et, dis-je en la regardant, vous le voulez! déployez l'empire que vous avez sur lui. Vous le savez, il vous aime et vous craint, faites-vous craindre davantage, opposez à ses volontés diffuses une volonté rectiligne. Étendez votre pouvoir comme il a su étendre, lui, les concessions que vous lui avez faites, et renfermez sa maladie dans une sphère morale, comme on renferme les fous dans une loge.
—Cher enfant, me dit-elle en souriant avec amertume, une femme sans cœur peut seule jouer ce rôle. Je suis mère, je serais un mauvais bourreau. Oui, je sais souffrir, mais faire souffrir les autres! jamais, dit-elle, pas même pour obtenir un résultat honorable ou grand. D'ailleurs, ne devrais-je pas faire mentir mon cœur, déguiser ma voix, armer mon front, corrompre mon geste... ne me demandez pas de tels mensonges. Je puis me placer entre monsieur de Mortsauf et ses enfants, je recevrai ses coups pour qu'ils n'atteignent ici personne; voilà tout ce que je puis pour concilier tant d'intérêts contraires.
—Laisse-moi t'adorer! sainte, trois fois sainte! dis-je en mettant un genou en terre, en baisant sa robe et y essuyant des pleurs qui me vinrent aux yeux.
—Mais, s'il vous tue, lui dis-je.
Elle pâlit, et répondit en levant les yeux au ciel:—La volonté de Dieu sera faite!
—Savez-vous ce que le roi disait à votre père à propos de vous? «Ce diable de Mortsauf vit donc toujours!»
—Ce qui est une plaisanterie dans la bouche du roi, répondit-elle, est un crime ici.
Malgré nos précautions, le comte nous avait suivis à la piste; il nous atteignit tout en sueur sous un noyer où la comtesse s'était arrêtée pour me dire cette parole grave; en le voyant, je me mis à parler vendange. Eut-il d'injustes soupçons? je ne sais; mais il resta sans mot dire à nous examiner, sans prendre garde à la fraîcheur que distillent les noyers. Après un moment employé par quelques paroles insignifiantes entrecoupées de pauses très-significatives, le comte dit avoir mal au cœur et à la tête; il se plaignit doucement, sans quêter notre pitié, sans nous peindre ses douleurs par des images exagérées. Nous n'y fîmes aucune attention. En rentrant, il se sentit plus mal encore, parla de se mettre au lit, et s'y mit sans cérémonie, avec un naturel qui ne lui était pas ordinaire. Nous profitâmes de l'armistice que nous donnait son humeur hypocondriaque, et nous descendîmes à notre chère terrasse, accompagnés de Madeleine.
—Allons nous promener sur l'eau, dit la comtesse après quelques tours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nous aujourd'hui.
Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous y sautons, et nous voilà remontant l'Indre avec lenteur. Comme trois enfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords, les demoiselles bleues ou vertes; et la comtesse s'étonnait de pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de ses poignants chagrins; mais le calme de la nature, qui marche insouciante de nos luttes, n'exerce-t-il pas sur nous un charme consolateur? L'agitation d'un amour plein de désirs contenus s'harmonie à celle de l'eau, les fleurs que la main de l'homme n'a point perverties expriment ses rêves les plus secrets, le voluptueux balancement d'une barque imite vaguement les pensées qui flottent dans l'âme. Nous éprouvâmes l'engourdissante influence de cette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature, déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de plus éclatants rayons en participant à la lumière si largement versée par le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme un sentier sur lequel nous volions. Enfin, n'étant pas diverti par le mouvement qu'exige la marche à pied, notre esprit s'empara de la création. La joie tumultueuse d'une petite fille en liberté, si gracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos, n'était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut remplie par un heureux amour. Pour vous peindre cette heure, non dans ses détails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai que nous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nous entouraient; nous sentions hors de nous le bonheur que chacun de nous souhaitait; il nous pénétrait si vivement que la comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l'eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient; mais sa bouche, qui s'entr'ouvrait comme une rose à l'air, se serait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sons graves parfaitement unis aux sons élevés, elle m'a toujours rappelé la mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouvera plus jamais.
—Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcher que sur les rives qui sont à vous?
—Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha! nous avons maintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu'à Clochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d'acheter quarante arpents de prairie avec les économies de ces deux années et l'arriéré de sa pension. Cela vous étonne?
—Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous! m'écriai-je. Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous du pont de Ruan, à un endroit où l'Indre est large, et où l'on péchait.
—Hé! bien, Martineau? dit-elle.
—Ah! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuis trois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nous n'avons rien pris.
Nous abordâmes afin d'assister aux derniers coups de filet, et nous nous plaçâmes tous trois à l'ombre d'un bouillard, espèce de peuplier dont l'écorce est blanche, qui se trouve sur le Danube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, et qui jette au printemps un coton blanc soyeux, l'enveloppe de sa fleur. La comtesse avait repris son auguste sérénité; elle se repentait presque de m'avoir dévoilé ses douleurs et d'avoir crié comme Job, au lieu de pleurer comme la Madeleine, une Madeleine sans amours, ni fêtes, ni dissipations, mais non sans parfums ni beautés. La seine ramenée à ses pieds fut pleine de poissons: des tanches, des barbillons, des brochets, des perches et une énorme carpe sautillant sur l'herbe.
—C'est un fait exprès, dit le garde.
Les ouvriers écarquillaient leurs yeux en admirant cette femme qui ressemblait à une fée dont la baguette aurait touché les filets. En ce moment le piqueur parut, chevauchant à travers la prairie au grand galop, et lui causa d'horribles tressaillements. Nous n'avions pas Jacques avec nous, et la première pensée des mères est, comme l'a si poétiquement dit Virgile, de serrer leurs enfants sur leur sein au moindre événement.
—Jacques! cria-t-elle. Où est Jacques? Qu'est-il arrivé à mon fils?
Elle ne m'aimait pas! Si elle m'avait aimé, elle aurait eu pour mes souffrances cette expression de lionne au désespoir.
—Madame la comtesse, monsieur le comte se trouve plus mal.
Elle respira, courut avec moi, suivie de Madeleine.
—Revenez lentement, me dit-elle; que cette chère fille ne s'échauffe pas. Vous le voyez, la course de monsieur de Mortsauf par ce temps si chaud l'avait mis en sueur, et sa station sous le noyer a pu devenir la cause d'un malheur.
Ce mot, dit au milieu de son trouble, accusait la pureté de son âme. La mort du comte, un malheur! Elle gagna rapidement Clochegourde, passa par la brèche d'un mur et traversa les clos. Je revins lentement en effet. L'expression d'Henriette m'avait éclairé, mais comme éclaire la foudre qui ruine les moissons engrangées. Durant cette promenade sur l'eau, je m'étais cru le préféré; je sentis amèrement qu'elle était de bonne foi dans ses paroles. L'amant qui n'est pas tout n'est rien. J'aimais donc seul avec les désirs d'un amour qui sait tout ce qu'il veut, qui se repaît par avance de caresses espérées, et se contente des voluptés de l'âme parce qu'il y mêle celles que lui réserve l'avenir. Si Henriette aimait, elle ne connaissait rien ni des plaisirs de l'amour ni de ses tempêtes. Elle vivait du sentiment même, comme une sainte avec Dieu. J'étais l'objet auquel s'étaient rattachées ses pensées, ses sensations méconnues, comme un essaim s'attache à quelque branche d'arbre fleuri; mais je n'étais pas le principe, j'étais un accident de sa vie, je n'étais pas toute sa vie. Roi détrôné, j'allais me demandant qui pouvait me rendre mon royaume. Dans ma folle jalousie, je me reprochais de n'avoir rien osé, de n'avoir pas resserré les liens d'une tendresse qui me semblait alors plus subtile que vraie par les chaînes du droit positif que crée la possession.
L'indisposition du comte, déterminée peut-être par le froid du noyer, devint grave en quelques heures. J'allai quérir à Tours un médecin renommé, monsieur Origet, que je ne pus ramener que dans la soirée; mais il resta pendant toute la nuit et le lendemain à Clochegourde. Quoiqu'il eût envoyé chercher une grande quantité de sangsues par le piqueur, il jugea qu'une saignée était urgente, et n'avait point de lancette sur lui. Aussitôt je courus à Azay par un temps affreux, je réveillai le chirurgien, monsieur Deslandes, et le contraignis à venir avec une célérité d'oiseau. Dix minutes plus tard, le comte eût succombé; la saignée le sauva. Malgré ce premier succès, le médecin pronostiquait la fièvre inflammatoire la plus pernicieuse, une de ces maladies comme en font les gens qui se sont bien portés pendant vingt ans. La comtesse atterrée croyait être la cause de cette fatale crise. Sans force pour me remercier de mes soins, elle se contentait de me jeter quelques sourires dont l'expression équivalait au baiser qu'elle avait mis sur ma main; j'aurais voulu y lire les remords d'un illicite amour, mais c'était l'acte de contrition d'un repentir qui faisait mal à voir dans une âme si pure, c'était l'expression d'une admirative tendresse pour celui qu'elle regardait comme noble, en s'accusant, elle seule, d'un crime imaginaire. Certes, elle aimait comme Laure de Noves aimait Pétrarque, et non comme Francesca da Rimini aimait Paolo: affreuse découverte pour qui rêvait l'union de ces deux sortes d'amour! La comtesse gisait, le corps affaissé, les bras pendants, sur un fauteuil sale dans cette chambre qui ressemblait à la bauge d'un sanglier. Le lendemain soir, avant de partir, le médecin dit à la comtesse, qui avait passé la nuit, de prendre une garde. La maladie devait être longue.
—Une garde, répondit-elle, non, non. Nous le soignerons, s'écria-t-elle en me regardant; nous nous devons de le sauver!
A ce cri, le médecin nous jeta un coup d'œil observateur, plein d'étonnement. L'expression de cette parole était de nature à lui faire soupçonner quelque forfait manqué. Il promit de revenir deux fois par semaine, indiqua la marche à tenir à monsieur Deslandes et désigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu'on vînt le chercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuit de sommeil sur deux, je lui demandai de me laisser veiller le comte alternativement avec elle. Ainsi je la décidai, non sans peine, à s'aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans la maison, pendant un moment où le comte s'assoupit, j'entendis chez Henriette un douloureux gémissement. Mon inquiétude devint si vive que j'allai la trouver; elle était à genoux devant son prie-Dieu, fondant en larmes, et s'accusait:—Mon Dieu, si tel est le prix d'un murmure, criait-elle, je ne me plaindrai jamais.
—Vous l'avez quitté! dit-elle en me voyant.
—Je vous entendais pleurer et gémir, j'ai eu peur pour vous.
—Oh! moi, dit-elle, je me porte bien!
Elle voulut être certaine que monsieur de Mortsauf dormît; nous descendîmes tous deux, et tous deux à la clarté d'une lampe nous le regardâmes: le comte était plus affaibli par la perte du sang tiré à flots qu'il n'était endormi; ses mains agitées cherchaient à ramener sa couverture sur lui.
—On prétend que c'est des gestes de mourants, dit-elle. Ah! s'il mourait de cette maladie que nous avons causée, je ne me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant la main sur la tête du comte par un geste solennel.
—J'ai tout fait pour le sauver, lui dis-je.
—Oh! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis la grande coupable.
Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avec ses cheveux, et le baisa saintement; mais je ne vis pas avec une joie secrète qu'elle s'acquittait de cette caresse comme d'une expiation.
—Blanche, à boire, dit le comte d'une voix éteinte.
—Vous voyez, il ne connaît que moi, me dit-elle en lui apportant un verre.
Et par son accent, par ses manières affectueuses, elle cherchait à insulter aux sentiments qui nous liaient, en les immolant au malade.
—Henriette, lui dis-je, allez prendre quelque repos, je vous en supplie.
—Plus d'Henriette, dit-elle en m'interrompant avec une impérieuse précipitation.
—Couchez-vous afin de ne pas tomber malade. Vos enfants, lui-même vous ordonnent de vous soigner, il est des cas où l'égoïsme devient une sublime vertu.
—Oui, dit-elle.
Elle s'en alla me recommandant son mari par des gestes qui eussent accusé quelque prochain délire, s'ils n'avaient pas eu les grâces de l'enfance mêlées à la force suppliante du repentir. Cette scène, terrible en la mesurant à l'état habituel de cette âme pure, m'effraya; je craignis l'exaltation de sa conscience. Quand le médecin revint, je lui révélai les scrupules d'hermine effarouchée qui poignaient ma blanche Henriette. Quoique discrète, cette confidence dissipa les soupçons de monsieur Origet, et il calma les agitations de cette belle âme en disant qu'en tout état de cause le comte devait subir cette crise, et que sa station sous le noyer avait été plus utile que nuisible en déterminant la maladie.
Pendant cinquante-deux jours, le comte fut entre la vie et la mort; nous veillâmes chacun à notre tour, Henriette et moi, vingt-six nuits. Certes, monsieur de Mortsauf dut son salut à nos soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle nous exécutions les ordres de monsieur Origet. Semblables aux médecins philosophes que de sagaces observations autorisent à douter des belles actions quand elles ne sont que le secret accomplissement d'un devoir, cet homme, tout en assistant au combat d'héroïsme qui se passait entre la comtesse et moi, ne pouvait s'empêcher de nous épier par des regards inquisitifs, tant il avait peur de se tromper dans son admiration.
—Dans une semblable maladie, me dit-il lors de sa troisième visite, la mort rencontre un prompt auxiliaire dans le moral, quand il se trouve aussi gravement altéré que l'est celui du comte. Le médecin, la garde, les gens qui entourent le malade tiennent sa vie entre leurs mains; car alors un seul mot, une crainte vive exprimée par un geste, ont la puissance du poison.
En me parlant ainsi, Origet étudiait mon visage et ma contenance; mais il vit dans mes yeux la claire expression d'une âme candide. En effet, durant le cours de cette cruelle maladie, il ne se forma pas dans mon intelligence la plus légère de ces mauvaises idées involontaires qui parfois sillonnent les consciences les plus innocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend à l'unité par l'assimilation. Le monde moral doit être régi par un principe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Près d'Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu'un désir reprochable devait à jamais vous éloigner d'elle. Ainsi, non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi la vertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux, le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d'attendri dans les paroles et dans les manières; il semblait se dire:—Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure et l'oublient! Par un contraste qui, selon cet excellent homme, était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur de Mortsauf fut patient, plein d'obéissance, ne se plaignit jamais et montra la plus merveilleuse docilité; lui qui, bien portant, ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Le secret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, était une secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d'une bravoure irrécusable! Cette peur pourrait assez bien expliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que lui avaient prêté ses malheurs.
Vous l'avouerai-je, Natalie, et le croirez-vous? ces cinquante jours et le mois qui les suivit furent les plus beaux moments de ma vie. L'amour n'est-il pas dans les espaces infinis de l'âme comme est dans une belle vallée le grand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et les torrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bord et les plus élevés quartiers de roc; il s'agrandit aussi bien par les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui, quand on aime, tout arrive à l'amour. Les premiers grands dangers passés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie. Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu'exigeait le comte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devint propre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échoués dans une île déserte; car non-seulement les malheurs isolent, mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société. Puis l'intérêt du malade nous obligea d'avoir des points de contact qu'aucun autre événement n'aurait autorisés. Combien de fois nos mains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas en rendant quelque service au comte! n'avais-je pas à soutenir, à aider Henriette! Souvent emportée par une nécessité comparable à celle du soldat en vedette, elle oubliait de manger; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, un repas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce fut une scène d'enfance à côté d'une tombe entr'ouverte. Elle me commandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelque souffrance au comte, et m'employait à mille menus ouvrages. Pendant le premier temps où l'intensité du danger étouffait, comme durant une bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faits de la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum que toute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans ses regards, dans son maintien quand elle est en présence du monde ou de sa famille, et qui n'est plus de mise en déshabillé. Ne venait-elle pas me relever aux premiers chants de l'oiseau, dans ses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois les éblouissants trésors que, dans mes folles espérances, je considérais comme miens? Tout en restant imposante et fière, pouvait-elle ainsi ne pas être familière? D'ailleurs pendant les premiers jours le danger ôta si bien toute signification passionnée aux privautés de notre intime union, qu'elle n'y vit point de mal; puis, quand vint la réflexion, elle songea peut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que de changer ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblement apprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblement confiante, sûre de moi comme d'elle-même. J'entrai donc plus avant dans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriette contrainte d'aimer davantage celui qui s'efforçait d'être sa seconde âme. Bientôt je n'attendis plus sa main toujours irrésistiblement abandonnée au moindre coup d'œil solliciteur; je pouvais, sans qu'elle se dérobât à ma vue, suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant les longues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil du malade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regards attendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveiller le comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin les mille événements de cette fusion complète de deux cœurs longtemps séparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de la scène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve à laquelle succombent souvent les affections les plus vives qui ne résistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui se détachent en éprouvant cette cohésion constante où l'on trouve la vie ou lourde ou légère à porter. Vous savez quel ravage fait la maladie d'un maître, quelle interruption dans les affaires, le temps manque pour tout; la vie embarrassée chez lui dérange les mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique tout tombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile au dehors; il allait parler aux fermiers, se rendait chez les gens d'affaires, recevait les fonds; si elle était l'âme, il était le corps. Je me fis son intendant pour qu'elle pût soigner le comte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta tout sans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté de plus que ces soins de maison partagés, que ces ordres transmis en son nom. Je m'entretenais souvent le soir avec elle, dans sa chambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeries donnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, à me faire occuper sa place à table, à m'envoyer parler au garde; et tout cela dans une complète innocence, mais non sans cet intime plaisir qu'éprouve la plus vertueuse femme du monde à trouver un biais où se réunissent la stricte observation des lois et le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie, le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison; et alors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s'occuper de moi, de me rendre l'objet d'une foule de soins. Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, mais délicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personne et de ses qualités, de me faire apercevoir le changement qui s'opérerait en elle si elle était comprise! Cette fleur, incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage, s'épanouit à mes regards, et pour moi seul; elle prit autant de joie à se déployer que j'en sentis en y jetant l'œil curieux de l'amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combien j'étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuit au chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matin avant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plus absolu silence; sans être avertis, Jacques et Madeleine jouaient au loin; elle usait de mille supercheries pour conquérir le droit de mettre elle-même mon couvert; enfin, elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements, avec quelle fauve finesse d'hirondelle, quel vermillon sur les joues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration de lynx! Ces expansions de l'âme se peignent-elles? Souvent elle était accablée de fatigue; mais si par hasard en ces moments de lassitude il s'agissait de moi, pour moi comme pour ses enfants elle trouvait de nouvelles forces, elle s'élançait agile, vive et joyeuse. Comme elle aimait à jeter sa tendresse en rayons dans l'air! Ah! Natalie, oui, certaines femmes partagent ici-bas les priviléges des Esprits Angéliques, et répandent comme eux cette lumière que Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, disait être intelligente, mélodieuse et parfumée. Sûre de ma discrétion, Henriette se plut à me relever le pesant rideau qui nous cachait l'avenir, en me laissant voir en elle deux femmes: la femme enchaînée qui m'avait séduit malgré ses rudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser mon amour. Quelle différence! madame de Mortsauf était le bengali transporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton, muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste; Henriette était l'oiseau chantant ses poèmes orientaux dans son bocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant de branche en branche parmi les roses d'un immense volkaméria toujours fleuri. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Ce continuel feu de joie était un secret entre nos deux esprits, car l'œil de l'abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plus redoutable pour Henriette que celui de monsieur de Mortsauf; mais elle prenait comme moi grand plaisir à donner à sa pensée des tours ingénieux; elle cachait son contentement sous la plaisanterie, et couvrait d'ailleurs les témoignages de sa tendresse du brillant pavillon de la reconnaissance.
—Nous avons mis votre amitié à de rudes épreuves, Félix! Nous pouvons bien lui permettre les licences que nous permettons à Jacques, monsieur l'abbé? disait-elle à table.
Le sévère abbé répondait par l'aimable sourire de l'homme pieux qui lit dans les cœurs et les trouve purs; il exprimait d'ailleurs pour la comtesse le respect mélangé d'adoration qu'inspirent les anges. Deux fois, en ces cinquante jours, la comtesse s'avança peut-être au delà des bornes dans lesquelles se renfermait notre affection; mais encore ces deux événements furent-ils enveloppés d'un voile qui ne se leva qu'au jour des aveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jours de la maladie du comte, au moment où elle se repentit de m'avoir traité si sévèrement en me retirant les innocents priviléges accordés à ma chaste tendresse, je l'attendais, elle devait me remplacer. Trop fatigué, je m'étais endormi, la tête appuyée sur la muraille. Je me réveillai soudain en me sentant le front touché par je ne sais quoi de frais qui me donna une sensation comparable à celle d'une rose qu'on y eût appuyée. Je vis la comtesse à trois pas de moi, qui me dit:—«J'arrive!» Je m'en allai; mais en lui souhaitant le bonjour, je lui pris la main, et la sentis humide et tremblante.
—Souffrez-vous? lui dis-je.
—Pourquoi me faites-vous cette question? me demanda-t-elle. Je la regardai, rougissant, confus:—J'ai rêvé, dis-je.
Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, qui avait positivement annoncé la convalescence du comte, je me trouvais avec Jacques et Madeleine sous le perron où nous étions tous trois couchés sur les marches, emportés par l'attention que demandait une partie d'onchets que nous faisions avec des tuyaux de paille et des crochets armés d'épingles. Monsieur de Mortsauf dormait. En attendant que son cheval fût attelé, le médecin et la comtesse causaient à voix basse dans le salon. Monsieur Origet s'en alla sans que je m'aperçusse de son départ. Après l'avoir reconduit, Henriette s'appuya sur la fenêtre d'où elle nous contempla sans doute pendant quelque temps, à notre insu. La soirée était une de ces soirées chaudes où le ciel prend les teintes du cuivre, où la campagne envoie dans les échos mille bruits confus. Un dernier rayon de soleil se mourait sur les toits, les fleurs des jardins embaumaient les airs, les clochettes des bestiaux ramenés aux étables retentissaient au loin. Nous nous conformions au silence de cette heure tiède en étouffant nos cris de peur d'éveiller le comte. Tout à coup, malgré le bruit onduleux d'une robe, j'entendis la contraction gutturale d'un soupir violemment réprimé; je m'élançai dans le salon, j'y vis la comtesse assise dans l'embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur la figure; elle reconnut mon pas, et me fit un geste impérieux pour m'ordonner de la laisser seule. Je vins, le cœur pénétré de crainte, et voulus lui ôter son mouchoir de force, elle avait le visage baigné de larmes; elle s'enfuit dans sa chambre, et n'en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuis cinquante jours, je l'emmenai sur la terrasse et lui demandai compte de son émotion; mais elle affecta la gaieté la plus folle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnée Origet.
—Henriette, Henriette, lui dis-je, vous la saviez au moment où je vous ai vue pleurant. Entre nous deux un mensonge serait une monstruosité. Pourquoi m'avez-vous empêché d'essuyer ces larmes? M'appartenaient-elles donc?
—J'ai pensé, me dit-elle, que pour moi cette maladie a été comme une halte dans la douleur. Maintenant que je ne tremble plus pour monsieur de Mortsauf, il faut trembler pour moi.
Elle avait raison. La santé du comte s'annonça par le retour de son humeur fantasque: il commençait à dire que ni sa femme, ni moi, ni le médecin ne savaient le soigner, nous ignorions tous et sa maladie et son tempérament, et ses souffrances et les remèdes convenables. Origet, infatué de je ne sais quelle doctrine, voyait une altération dans les humeurs, tandis qu'il ne devait s'occuper que du pylore. Un jour, il nous regarda malicieusement comme un homme qui nous aurait épiés ou bien devinés, et il dit en souriant à sa femme:—Eh! bien, ma chère, si j'étais mort, vous m'auriez regretté, sans doute, mais, avouez-le, vous vous seriez résignée...
—J'aurais porté le deuil de cour, rose et noir, répondit-elle en riant afin de faire taire son mari.
Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteur déterminait sagement en s'opposant à ce que l'on satisfît la faim du convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui ne pouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère du comte se montra d'autant plus terrible qu'il avait pour ainsi dire sommeillé. Forte de ses ordonnances du médecin et de l'obéissance de ses gens, stimulée par moi qui vis dans cette lutte un moyen de lui apprendre à exercer sa domination sur son mari, la comtesse s'enhardit à la résistance; elle sut opposer un front calme à la démence et aux cris; elle s'habitua, le prenant pour ce qu'il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses. J'eus le bonheur de lui voir saisir enfin le gouvernement de cet esprit maladif. Le comte criait, mais il obéissait, et il obéissait surtout après avoir beaucoup crié. Malgré l'évidence des résultats, Henriette pleurait parfois à l'aspect de ce vieillard décharné, faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeux pâles, aux mains tremblantes; elle se reprochait ses duretés, elle ne résistait pas souvent à la joie qu'elle voyait dans les yeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au delà des défenses du médecin. Elle se montra d'ailleurs d'autant plus douce et gracieuse pour lui qu'elle l'avait été pour moi; mais il y eut cependant des différences qui remplirent mon cœur d'une joie illimitée. Elle n'était pas infatigable, elle savait appeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices se succédaient un peu trop rapidement et qu'il se plaignait de ne pas être compris.
La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissement de monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda mon bras pour se rendre à l'église; je l'y menai; mais pendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madame de Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.
—Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puis me jeter à l'eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner mon manteau pour le réchauffer; enfin je lui pardonnerais, mais sans oublier l'offense.
Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.
—Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actions de grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix fut sauvée des mains d'une populace furieuse qui voulait la tuer, et quand la reine lui demanda: Que faisiez-vous? elle répondit: Je priais pour eux! La femme est ainsi. Moi je suis un homme et nécessairement imparfait.
—Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avec violence, peut-être valez-vous mieux que moi.
—Oui, repris-je, car je donnerais l'éternité pour un seul jour de bonheur, et vous!...
—Et moi? dit-elle en me regardant avec fierté.
Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de son regard.
—Moi! reprit-elle, de quel moi parlez-vous? Je sens bien des moi en moi! Ces deux enfants, ajouta-t-elle en montrant Madeleine et Jacques, sont des moi. Félix, dit-elle avec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste? Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pour récompenser celui qui me sacrifie sa vie? Cette pensée est horrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femme ainsi déchue peut-elle se relever? son bonheur peut-il l'absoudre? Vous me feriez bientôt décider ces questions!... Oui, je vous livre enfin un secret de ma conscience: cette idée m'a souvent traversé le cœur, je l'ai souvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmes dont vous m'avez demandé compte avant-hier...
—Ne donnez-vous pas trop d'importance à certaines choses que les femmes vulgaires mettent à haut prix et que vous devriez...
—Oh! dit-elle en m'interrompant, leur en donnez-vous moins?
Cette logique arrêta tout raisonnement.
—Hé! bien, reprit-elle, sachez-le! Oui, j'aurais la lâcheté d'abandonner ce pauvre vieillard dont je suis la vie! Mais, mon ami, ces deux petites créatures si faibles qui sont en avant de nous, Madeleine et Jacques, ne resteraient-ils pas avec leur père? Eh! bien, croyez-vous, je vous le demande, croyez-vous qu'ils vécussent trois mois sous la domination insensée de cet homme? Si en manquant à mes devoirs, il ne s'agissait que de moi... Elle laissa échapper un superbe sourire. Mais n'est-ce pas tuer mes deux enfants? leur mort serait certaine. Mon Dieu, s'écria-t-elle, pourquoi parlons-nous de ces choses? Mariez-vous, et laissez-moi mourir!
Elle dit ces paroles d'un ton si amer, si profond, qu'elle étouffa la révolte de ma passion.
—Vous avez crié, là-haut, sous ce noyer; je viens de crier, moi, sous ces aulnes, voilà tout. Je me tairai désormais.
—Vos générosités me tuent, dit-elle en levant les yeux au ciel.
Nous étions arrivés sur la terrasse, nous y trouvâmes le comte assis dans un fauteuil, au soleil. L'aspect de cette figure fondue, à peine animée par un sourire faible, éteignit les flammes sorties des cendres. Je m'appuyai sur la balustrade, en contemplant le tableau que m'offrait ce moribond, entre ses deux enfants toujours malingres, et sa femme pâlie par les veilles, amaigrie par les excessifs travaux, par les alarmes et peut-être par les joies de ces deux terribles mois, mais que les émotions de cette scène avaient colorée outre mesure. A l'aspect de cette famille souffrante, enveloppée des feuillages tremblotants à travers lesquels passait la grise lumière d'un ciel d'automne nuageux, je sentis en moi-même se dénouer les liens qui rattachent le corps à l'esprit. Pour la première fois, j'éprouvai ce spleen moral que connaissent, dit-on, les plus robustes lutteurs au fort de leurs combats, espèce de folie froide qui fait un lâche de l'homme le plus brave, un dévot d'un incrédule, qui rend indifférent à toute chose, même aux sentiments les plus vitaux, à l'honneur, à l'amour; car le doute nous ôte la connaissance de nous-mêmes, et nous dégoûte de la vie. Pauvres créatures nerveuses que la richesse de votre organisation livre sans défense à je ne sais quel fatal génie, où sont vos pairs et vos juges? Je conçus comment le jeune audacieux qui avançait déjà la main sur le bâton des maréchaux de France, habile négociateur autant qu'intrépide capitaine, avait pu devenir l'innocent assassin que je voyais! Mes désirs, aujourd'hui couronnés de roses, pouvaient avoir cette fin? Épouvanté par la cause autant que par l'effet, demandant comme l'impie où était ici la Providence, je ne pus retenir deux larmes qui roulèrent sur mes joues.
—Qu'as-tu, mon bon Félix? me dit Madeleine de sa voix enfantine.
Puis Henriette acheva de dissiper ces noires vapeurs et ces ténèbres par un regard de sollicitude qui rayonna dans mon âme comme le soleil. En ce moment, le vieux piqueur m'apporta de Tours une lettre dont la vue m'arracha je ne sais quel cri de surprise, et qui fit trembler madame de Mortsauf par contre-coup. Je voyais le cachet du cabinet, le roi me rappelait. Je lui tendis la lettre, elle la lut d'un regard.
—Il s'en va! dit le comte.
—Que vais-je devenir? me dit-elle en apercevant pour la première fois son désert sans soleil.
Nous restâmes dans une stupeur de pensée qui nous oppressa tous également, car nous n'avions jamais si bien senti que nous nous étions tous nécessaires les uns aux autres. La comtesse eut, en me parlant de toutes choses, même indifférentes, un son de voix nouveau, comme si l'instrument eût perdu plusieurs cordes, et que les autres se fussent détendues. Elle eut des gestes d'apathie et des regards sans lueur. Je la priai de me confier ses pensées.
—En ai-je? me dit-elle.
Elle m'entraîna dans sa chambre, me fit asseoir sur son canapé, fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant moi, et me dit:—Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an, prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment et pourquoi.
Je me penchai lentement vers son front, elle ne se baissa pas pour éviter mes lèvres, je les appuyai saintement, sans coupable ivresse, sans volupté chatouilleuse, mais avec un solennel attendrissement. Voulait-elle tout sacrifier? Allait-elle seulement, comme je l'avais fait, au bord du précipice? Si l'amour l'avait amenée à se livrer, elle n'eût pas eu ce calme profond, ce regard religieux, et ne m'eût pas dit de sa voix pure:—Vous ne m'en voulez plus?
Je partis au commencement de la nuit, elle voulut m'accompagner par la route de Frapesle, et nous nous arrêtâmes au noyer; je le lui montrai, lui disant comment de là je l'avais aperçue quatre ans auparavant:—La vallée était bien belle! m'écriai-je.
—Et maintenant? reprit-elle vivement.
—Vous êtes sous le noyer, lui dis-je, et la vallée est à nous.
Elle baissa la tête, et notre adieu se fit là. Elle remonta dans sa voiture avec Madeleine, et moi dans la mienne, seul. De retour à Paris, je fus heureusement absorbé par des travaux pressants qui me donnèrent une violente distraction et me forcèrent à me dérober au monde qui m'oublia. Je correspondis avec madame de Mortsauf, à qui j'envoyais mon journal toutes les semaines, et qui me répondait deux fois par mois. Vie obscure et pleine, semblable à ces endroits touffus, fleuris et ignorés, que j'avais admirés naguère encore au fond des bois en faisant de nouveaux poèmes de fleurs pendant les deux dernières semaines.
O vous qui aimez! imposez-vous de ces belles obligations, chargez-vous de règles à accomplir comme l'Église en a donné pour chaque jour aux chrétiens. C'est de grandes idées que les observances rigoureuses créées par la Religion Romaine, elles tracent toujours plus avant dans l'âme les sillons du devoir par la répétition des actes qui conservent l'espérance et la crainte. Les sentiments courent toujours vifs dans ces ruisseaux creusés qui retiennent les eaux, les purifient, rafraîchissent incessamment le cœur, et fertilisent la vie par les abondants trésors d'une foi cachée, source divine où se multiplie l'unique pensée d'un unique amour.
Ma passion, qui recommençait le Moyen-Age et rappelait la chevalerie, fut connue je ne sais comment; peut-être le roi et le duc de Lenoncourt en causèrent-ils. De cette sphère supérieure, l'histoire à la fois romanesque et simple d'un jeune homme qui adorait pieusement une femme belle sans public, grande dans la solitude, fidèle sans l'appui du devoir, se répandit sans doute au cœur du faubourg Saint-Germain? Dans les salons, je me trouvais l'objet d'une attention gênante, car la modestie de la vie a des avantages qui, une fois éprouvés, rendent insupportable l'éclat d'une mise en scène constante. De même que les yeux habitués à ne voir que des couleurs douces sont blessés par le grand jour, de même il est certains esprits auxquels déplaisent les violents contrastes. J'étais alors ainsi; vous pouvez vous en étonner aujourd'hui; mais prenez patience, les bizarreries du Vandenesse actuel vont s'expliquer. Je trouvais donc les femmes bienveillantes et le monde parfait pour moi. Après le mariage du duc de Berry, la cour reprit du faste, les fêtes françaises revinrent. L'occupation étrangère avait cessé, la prospérité reparaissait, les plaisirs étaient possibles. Des personnages illustres par leur rang, ou considérables par leur fortune, abondèrent de tous les points de l'Europe dans la capitale de l'intelligence où se retrouvent les avantages des autres pays et leurs vices agrandis, aiguisés par l'esprit français. Cinq mois après avoir quitté Clochegourde au milieu de l'hiver, mon bon ange m'écrivit une lettre désespérée en me racontant une grave maladie de son fils, et à laquelle il avait échappé, mais qui laissait des craintes pour l'avenir; le médecin avait parlé de précautions à prendre pour la poitrine, mot terrible qui, prononcé par la science, teint en noir toutes les heures d'une mère. A peine Henriette respirait-elle, à peine Jacques entrait-il en convalescence, que sa sœur inspira des inquiétudes. Madeleine, cette jolie plante qui répondait si bien à la culture maternelle, subissait une crise prévue, mais redoutable pour une si frêle constitution. Abattue déjà par les fatigues que lui avait causées la longue maladie de Jacques, la comtesse se trouvait sans courage pour supporter ce nouveau coup, et le spectacle que lui présentaient ces deux chers êtres la rendait insensible aux tourments redoublés du caractère de son mari. Ainsi, des orages de plus en plus troubles et chargés de graviers déracinaient par leurs vagues âpres les espérances le plus profondément plantées dans son cœur. Elle s'était d'ailleurs abandonnée à la tyrannie du comte, qui, de guerre lasse, avait regagné le terrain perdu.