← Retour

La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03

16px
100%
Agrandir

IMP. S. RAÇON.

MONSIEUR BLONDET.

Le bonhomme aimait passionnément l'horticulture..... il avait l'ambition de créer de nouvelles espèces.....

(LE CABINET DES ANTIQUES.)

La victime des manœuvres de ce président machiavélique, monsieur Blondet, une de ces curieuses figures enfouies en province comme de vieilles médailles dans une crypte, avait alors environ soixante-sept ans; il portait bien son âge, il était de haute taille, et son encolure rappelait les chanoines du bon temps. Son visage, percé par les mille trous de la petite vérole qui lui avait déformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas de physionomie, il était coloré très-également d'une teinte rouge, et animé par deux petits yeux vifs, habituellement sardoniques, et par un certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocat avant la Révolution, il avait été fait Accusateur Public; mais il fut le plus doux de ces terribles fonctionnaires. Le bonhomme Blondet, on l'appelait ainsi, avait amorti l'action révolutionnaire en acquiesçant à tout et n'exécutant rien. Forcé d'emprisonner quelques nobles, il avait mis tant de lenteur à leur procès, qu'il leur fit atteindre au neuf thermidor avec une adresse qui lui avait concilié l'estime générale. Certes, le bonhomme Blondet aurait dû être Président du Tribunal; mais, lors de la réorganisation des tribunaux, il fut écarté par Napoléon dont l'éloignement pour les républicains reparaissait dans les moindres détails du gouvernement. La qualification d'ancien Accusateur Public, inscrite en marge du nom de Blondet, fit demander par l'Empereur à Cambacérès s'il n'y avait pas dans le pays quelque rejeton d'une vieille famille parlementaire à mettre à sa place. Du Ronceret, dont le père avait été Conseiller au Parlement, fut donc nommé. Malgré la répugnance de l'Empereur, l'archi-chancelier, dans l'intérêt de la justice, maintint Blondet juge, en disant que le vieil avocat était un des plus forts jurisconsultes de France. Le talent du juge, ses connaissances dans l'ancien Droit et plus tard dans la nouvelle législation eussent dû le mener fort loin; mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisait prodigieusement ses connaissances judiciaires et s'occupait presque exclusivement d'une science étrangère à sa profession, et pour laquelle il réservait ses prétentions, son temps et ses capacités. Le bonhomme aimait passionnément l'horticulture, il était en correspondance avec les plus célèbres amateurs, il avait l'ambition de créer de nouvelles espèces, il s'intéressait aux découvertes de la botanique, il vivait enfin dans le monde des fleurs. Comme tous les fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes, et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal et ses procès, sa vie réelle n'étaient donc rien auprès de la vie fantastique et pleine d'émotions que menait le vieillard, de plus en plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à son jardin, les douces habitudes de l'horticulteur clouèrent le bonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût été nommé député sous l'Empire, il eût sans doute brillé dans le Corps Législatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. A l'âge de quarante ans, il fit la folie d'épouser une jeune fille de dix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de son mariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet, alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet du Département une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eut du Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, un second fils nommé Émile. Madame Blondet, qui aurait pu stimuler l'ambition de son mari, qui aurait pu l'emporter sur les fleurs, favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plus quitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tant que vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutte avec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, et prit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautés incessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait, arrosait, marcottait, greffait, mariait et panachait ses fleurs, madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pour briller dans les salons de la Préfecture; un seul intérêt, l'éducation d'Émile, qui certes appartenait encore à sa passion, pouvait l'arracher aux soins de cette belle affection, que la ville finit par admirer. Cet enfant de l'amour était aussi joli, aussi spirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé par l'amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissait Émile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d'une résignation parfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme en conservant une attitude noble et digne, à la façon des grands seigneurs du dix-huitième siècle; mais, comme tous les gens de goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre son fils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l'intrus, en l'envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu'une pension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse ne lui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritable père, Émile Blondet eût été perdu. La maison du juge est une des plus jolies de la ville. Située presqu'en face de la Préfecture, elle a sur la rue principale une petite cour proprette, séparée de la chaussée par une vieille grille de fer contenue entre deux pilastres en brique. Entre chacun de ces pilastres et la maison voisine se trouvent deux autres grilles assises sur de petits murs également en brique et à hauteur d'appui. Cette cour, large de dix et longue de vingt toises, est divisée en deux massifs de fleurs, par le pavé de brique qui mène de la grille à la porte de la maison. Ces deux massifs, renouvelés avec soin, offrent à l'admiration publique leurs triomphants bouquets en toute saison. Du bas de ces deux monceaux de fleurs, s'élance sur le pan des murs des deux maisons voisines un magnifique manteau de plantes grimpantes. Les pilastres sont enveloppés de chèvrefeuilles et ornés de deux vases en terre cuite, où des cactus acclimatés présentent aux regards étonnés des ignorants leurs monstrueuses feuilles hérissées de leurs piquantes défenses, qui semblent dues à une maladie botanique. La maison, bâtie en brique dont les fenêtres sont décorées d'une marge cintrée également en brique, montre sa façade simple, égayée par des persiennes d'un vert vif. Sa porte vitrée permet de voir par un long corridor au bout duquel est une autre porte vitrée, l'allée principale d'un jardin d'environ deux arpents. Les massifs de cet enclos s'aperçoivent souvent par les croisées du salon et de la salle à manger, qui correspondent entre elles comme celles du corridor. Du côté de la rue, la brique a pris depuis deux siècles une teinte de rouille et de mousse entremêlée de tons verdâtres en harmonie avec la fraîcheur des massifs et de leurs arbustes. Il est impossible au voyageur qui traverse la ville de ne pas aimer cette maison si gracieusement encaissée, fleurie, moussue jusque sur ses toits que décorent deux pigeons en poterie.

Outre cette vieille maison à laquelle rien n'avait été changé depuis un siècle, le juge possédait environ quatre mille livres de rente en terres. Sa vengeance, assez légitime, consistait à faire passer cette maison, les terres et son siège, à son fils Joseph, et la ville entière connaissait ses intentions. Il avait fait un testament en faveur de ce fils, par lequel il l'avantageait de tout ce que le Code permet à un père de donner à l'un de ses enfants, au détriment de l'autre. De plus, le bonhomme thésaurisait depuis quinze ans pour laisser à ce niais la somme nécessaire pour rembourser à son frère Émile la portion qu'on ne pouvait lui ôter. Chassé de la maison paternelle, Émile Blondet avait su conquérir une position distinguée à Paris; mais plus morale que positive. Sa paresse, son laisser-aller, son insouciance avaient désespéré son véritable père qui, destitué dans une des réactions ministérielles si fréquentes sous la Restauration, était mort presque ruiné, doutant de l'avenir d'un enfant doué par la nature des plus brillantes qualités. Émile Blondet était soutenu par l'amitié d'une demoiselle de Troisville, mariée au comte de Montcornet, et qu'il avait connue avant son mariage. Sa mère vivait encore au moment où les Troisville revinrent d'émigration. Madame Blondet tenait à cette famille par des liens éloignés, mais suffisants pour y introduire Émile. La pauvre femme pressentait l'avenir de son fils, elle le voyait orphelin, pensée qui lui rendait la mort doublement amère; aussi lui cherchait-elle des protecteurs. Elle sut lier Émile avec l'aînée des demoiselles de Troisville à laquelle il plut infiniment, mais qui ne pouvait l'épouser. Cette liaison fut semblable à celle de Paul et Virginie. Madame Blondet essaya de donner de la durée à cette mutuelle affection qui devait passer comme passent ordinairement ces enfantillages, qui sont comme les dînettes de l'amour, en montrant à son fils un appui dans la famille Troisville. Quand, déjà mourante, madame Blondet apprit le mariage de mademoiselle de Troisville avec le général Montcornet, elle vint la prier solennellement de ne jamais abandonner Émile et de le patronner dans le monde parisien où la fortune du général l'appelait à briller. Heureusement pour lui, Émile se protégea lui-même. A vingt ans, il débuta comme un maître dans le monde littéraire. Son succès ne fut pas moindre dans la société choisie où le lança son père qui d'abord put fournir aux profusions du jeune homme. Cette célébrité précoce, la belle tenue d'Émile resserrèrent peut-être les liens de l'amitié qui l'unissait à la comtesse. Peut-être madame de Montcornet, qui avait du sang russe dans les veines, sa mère était fille de la princesse Sherbellof, eût-elle renié son ami d'enfance pauvre et luttant avec tout son esprit contre les obstacles de la vie parisienne et littéraire; mais, quand vinrent les tiraillements de la vie aventureuse d'Émile, leur attachement était inaltérable de part et d'autre. En ce moment, Blondet, que le jeune d'Esgrignon avait trouvé à Paris devant lui à son premier souper, passait pour un des flambeaux du journalisme. On lui accordait une grande supériorité dans le monde politique, et il dominait sa réputation. Le bonhomme Blondet ignorait complétement la puissance que le gouvernement constitutionnel avait donnée aux journaux; personne ne s'avisait de l'entretenir d'un fils dont il ne voulait pas entendre parler; il ne savait donc rien de cet enfant maudit ni de son pouvoir.

L'intégrité du juge égalait sa passion pour les fleurs, il ne connaissait que le Droit. Il recevait les plaideurs, les écoutait, causait avec eux et leur montrait ses fleurs; il acceptait d'eux des graines précieuses, mais sur le siége, il devenait le juge le plus impartial du monde. Sa manière de procéder était si connue, que les plaideurs ne le venaient plus voir que pour lui remettre des pièces qui pouvaient éclairer sa religion. Personne ne cherchait à le tromper. Son savoir, ses lumières et son insouciance pour ses talents réels, le rendaient tellement indispensable à du Ronceret que, sans ses raisons matrimoniales, le Président aurait encore secrètement contrarié par tous les moyens possibles la demande du vieux juge en faveur de son fils; car, si le savant vieillard quittait le Tribunal, le Président était hors d'état de prononcer un jugement. Le bonhomme Blondet ne savait pas qu'en quelques heures, son fils Émile pouvait accomplir ses désirs. Il vivait avec une simplicité digne des héros de Plutarque. Le soir il examinait les procès, le matin il soignait ses fleurs, et pendant le jour il jugeait. La jolie servante, devenue mûre et ridée comme une pomme à Pâques, avait soin de la maison, tenue selon les us et coutumes d'une avarice rigoureuse. Mademoiselle Cadot avait toujours sur elle les clefs des armoires et du fruitier; elle était infatigable: elle allait elle-même au marché, faisait les appartements et la cuisine, et ne manquait jamais d'entendre sa messe le matin. Pour donner une idée de la vie intérieure de ce ménage, il suffira de dire que le père et le fils ne mangeaient jamais que des fruits gâtés, par suite de l'habitude qu'avait mademoiselle Cadot de toujours donner au dessert les plus avancés; que l'on ignorait la jouissance du pain frais, et qu'on y observait les jeûnes ordonnés par l'Église. Le jardinier était rationné comme un soldat, et constamment observé par cette vieille Validé, traitée avec tant de déférence, qu'elle dînait avec ses maîtres. Aussi trottait-elle continuellement de la salle à la cuisine pendant les repas. Le mariage de Joseph Blondet avec mademoiselle Blandureau avait été soumis par le père et la mère de cette héritière à la nomination de ce pauvre avocat sans cause à la place de juge-suppléant. Dans le désir de rendre son fils capable d'exercer ses fonctions, le père se tuait de lui marteler la cervelle à coups de leçons pour en faire un routinier. Le fils Blondet passait presque toutes ses soirées dans la maison de sa prétendue où, depuis son retour de Paris, Félicien du Ronceret avait été admis, sans que le vieux ni le jeune Blondet en conçussent la moindre crainte. Les principes économiques qui présidaient à cette vie mesurée avec une exactitude digne du Peseur d'Or de Gérard Dow, où il n'entrait pas un grain de sel de trop, où pas un profit n'était oublié, cédaient cependant aux exigences de la serre et du jardinage. Le jardin était la folie de Monsieur, disait mademoiselle Cadot, qui ne considérait pas son aveugle amour pour Joseph comme une folie, elle partageait à l'égard de cet enfant la prédilection du père: elle le choyait, lui reprisait ses bas, et aurait voulu voir employer à son usage l'argent mis à l'horticulture. Ce jardin, merveilleusement tenu par un seul jardinier, avait des allées sablées en sable de rivière, sans cesse ratissées, et de chaque côté desquelles ondoyaient les plates-bandes pleines des fleurs les plus rares. Là, tous les parfums, toutes les couleurs, des myriades de petits pots exposés au soleil, des lézards sur les murs, des serfouettes, des binettes enrégimentées, enfin l'attirail des choses innocentes et l'ensemble des productions gracieuses qui justifient cette charmante passion. Au bout de sa serre, le juge avait établi un vaste amphithéâtre où sur des gradins siégeaient cinq ou six mille pots de pélargonium, magnifique et célèbre assemblée que la ville et plusieurs personnes des départements circonvoisins venaient voir à sa floraison. A son passage par cette ville, l'impératrice Marie-Louise avait honoré cette curieuse serre de sa visite, et fut si fort frappée de ce spectacle qu'elle en parla à Napoléon, et l'empereur donna la croix au vieux juge. Comme le savant horticulteur n'allait dans aucune société, hormis la maison Blandureau, il ignorait les démarches faites à la sourdine par le Président. Ceux qui avaient pu pénétrer les intentions de du Ronceret, le redoutaient trop pour avertir les inoffensifs Blondet.

Quant à Michu, ce jeune homme, puissamment protégé, s'occupait beaucoup plus de plaire aux femmes de la société la plus élevée où les recommandations de la famille de Cinq-Cygne l'avaient fait admettre, que des affaires excessivement simples d'un Tribunal de province. Riche d'environ dix mille livres de rente, il était courtisé par les mères, et menait une vie de plaisirs. Il faisait son Tribunal par acquit de conscience, comme on fait ses devoirs au Collége; il opinait du bonnet, en disant à tout:—Oui, cher président. Mais, sous cet apparent laissez-aller, il cachait l'esprit supérieur d'un homme qui avait étudié à Paris et qui s'était distingué déjà comme Substitut. Habitué à traiter largement tous les sujets, il faisait rapidement ce qui occupait long-temps le vieux Blondet et le Président, auxquels il résumait souvent les questions difficiles à résoudre. Dans les conjonctures délicates, le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant, ils lui confiaient les délibérés épineux et s'émerveillaient toujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieux Blondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l'aristocratie la plus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehors des intrigues et des petitesses départementales, il était de toutes les parties de campagne, gambadait avec les jeunes personnes, courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier. Enfin, il s'acquittait à merveille de son rôle de magistrat fashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu'il savait faire intervenir à propos, en homme d'esprit. Il plaisait infiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté les mœurs de la province sans les critiquer. Aussi s'efforçait-on de lui rendre supportable le temps de son exil.

Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jeté dans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence, l'affaire de Victurnien n'eût pas eu lieu. Sa dextérité, son habitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et du Croisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés, dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pour ourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté, qu'une fois la Justice saisie et l'affaire ébruitée, il n'y aurait plus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, le Parquet n'eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être en référer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le fils aîné de l'une des plus nobles familles du royaume. En pareille circonstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir, eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte qui pouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussent agi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moins qu'elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l'autel. L'accueil de la plainte de du Croisier et l'arrestation du jeune comte n'avaient donc pas eu lieu facilement. Voici comment le Président et du Croisier s'y étaient pris pour arriver à leurs fins.

Monsieur Sauvager, jeune avocat royaliste, arrivé au grade judiciaire de premier Substitut à force de servilisme ministériel, régnait au Parquet en l'absence de son chef. Il dépendait de lui de lancer un réquisitoire en admettant la plainte de du Croisier. Sauvager, homme de rien et sans aucune espèce de fortune, vivait de sa place. Aussi le pouvoir comptait-il entièrement sur un homme qui attendait tout de lui. Le Président exploita cette situation. Dès que la pièce arguée de faux fut entre les mains de du Croisier, le soir même, madame la présidente du Ronceret, soufflée par son mari, eut une longue conversation avec monsieur Sauvager, auquel elle fit observer combien la carrière de la magistrature debout était incertaine: un caprice ministériel, une seule faute y tuait l'avenir d'un homme.

—Soyez homme de conscience, donnez vos conclusions contre le pouvoir quand il a tort. Vous êtes perdu. Vous pouvez, lui dit-elle, profiter en ce moment de votre position pour faire un beau mariage qui vous mettra pour toujours à l'abri des mauvaises chances, en vous donnant une fortune au moyen de laquelle vous pourrez vous caser dans la magistrature assise. L'occasion est belle. Monsieur du Croisier n'aura jamais d'enfants, tout le monde sait le pourquoi; sa fortune et celle de sa femme iront à sa nièce, mademoiselle Duval. Monsieur Duval est un maître de forges dont la bourse a déjà quelque volume, et son père, qui vit encore, a du bien. Le père et le fils ont à eux deux un million, ils le doubleront aidés par du Croisier, maintenant lié avec la haute banque et les gros industriels de Paris. Monsieur et madame Duval jeune donneront, certes, leur fille à l'homme qui sera présenté par son oncle du Croisier, en considération des deux fortunes qu'il doit laisser à sa nièce, car du Croisier fera sans doute avantager au contrat mademoiselle Duval de toute la fortune de sa femme, qui n'a pas d'héritiers. Vous connaissez la haine de du Croisier pour les d'Esgrignon, rendez-lui service, soyez son homme, accueillez une plainte en faux qu'il va vous déposer contre le jeune d'Esgrignon, poursuivez le comte immédiatement, sans consulter le Procureur du Roi. Puis, priez Dieu que, pour avoir été magistrat impartial contre le gré du pouvoir, le ministre vous destitue, votre fortune est faite! Vous aurez une charmante femme et trente mille livres de rente en dot, sans compter quatre millions d'espérance dans une dizaine d'années.

En deux soirées, le premier Substitut avait été gagné. Le Président et monsieur Sauvager avaient tenu l'affaire secrète pour le vieux juge, pour le juge suppléant, et pour le second substitut. Sûr de l'impartialité de Blondet en présence des faits, le Président avait la majorité sans compter Camusot. Mais tout manquait par la défection imprévue du juge d'instruction. Le Président voulait un jugement de mise en accusation avant que le Procureur du Roi ne fût averti. Camusot ou le second Substitut n'allaient-ils pas le prévenir?

Maintenant, en expliquant la vie intérieure du juge d'instruction Camusot, peut-être apercevra-t-on les raisons qui permettaient à Chesnel de considérer ce jeune magistrat comme acquis aux d'Esgrignon, et qui lui avaient donné la hardiesse de le suborner en pleine rue. Camusot, fils de la première femme d'un marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, objet de l'ambition de son père, avait été destiné à la magistrature. En épousant sa femme, il avait épousé la protection d'un huissier du Cabinet du Roi, protection sourde, mais efficace, qui lui avait déjà valu sa nomination de juge, et, plus tard, celle de Juge d'Instruction. Il n'avait pas eu plus de mille écus de rente constitués par ses père et mère à son contrat; mademoiselle Thirion ne lui avait pas apporté plus de vingt mille francs de dot, c'était donc un pauvre ménage que le sien, car les appointements d'un juge en province ne s'élèvent pas au-dessus de quinze cents francs. Cependant les Juges d'instruction ont un supplément d'environ mille francs à raison des dépenses et des travaux extraordinaires de leurs fonctions. Malgré les fatigues qu'elles donnent, ces places sont assez enviées; mais elles sont révocables: aussi madame Camusot venait-elle de gronder son mari d'avoir découvert sa pensée au Président. Marie-Cécile-Amélie Thirion, depuis trois ans de mariage, s'était aperçue de la bénédiction de Dieu par la régularité de deux accouchements heureux, une fille et un garçon; mais elle suppliait Dieu de ne plus la tant bénir. Encore quelques bénédictions, et sa gêne deviendrait misère. La fortune de monsieur Camusot le père devait se faire long-temps attendre. D'ailleurs cette riche succession ne pouvait pas donner plus de huit ou dix mille francs de rente aux enfants du négociant qui étaient quatre. Puis, quand se réaliserait ce que tous les faiseurs de mariage appellent des espérances, le juge n'aurait-il pas des enfants à établir? Chacun concevra donc la situation d'une petite femme pleine de sens et de résolution, comme était madame Camusot; elle avait trop bien senti l'importance d'un faux pas fait par son mari dans sa carrière, pour ne pas se mêler des affaires judiciaires.

Enfant unique d'un ancien serviteur du roi Louis XVIII, un valet qui l'avait suivi en Italie, en Courlande, en Angleterre, et que le Roi avait récompensé par la seule place qu'il pût remplir, celle d'huissier de son cabinet par quartier, Amélie avait reçu chez elle comme un reflet de la Cour. Thirion lui dépeignait les grands seigneurs, les ministres, les personnages qu'il annonçait, introduisait, et voyait passant et repassant. Élevée comme à la porte des Tuileries, cette jeune femme avait donc pris une teinture des maximes qui s'y pratiquent, et adopté le dogme de l'obéissance absolue au pouvoir. Aussi avait-elle sagement jugé qu'en se rangeant du côté des d'Esgrignon, son mari plairait à madame la duchesse de Maufrigneuse, à deux puissantes familles desquelles son père s'appuierait, en un moment opportun, auprès du Roi. A la première occasion, Camusot pouvait être nommé juge à Paris. Cette promotion rêvée, désirée à tout moment, devait apporter six mille francs d'appointements, les douceurs d'un logement chez son père ou chez les Camusot, et tous les avantages des deux fortunes paternelles. Si l'adage: loin des yeux, loin du cœur, est vrai pour la plupart des femmes, il est vrai surtout en fait de sentiments de famille et de protections ministérielles ou royales. De tout temps les gens qui servent personnellement les rois font très-bien leurs affaires: on s'intéresse à un homme, fût-ce un valet, en le voyant tous les jours.

Madame Camusot, qui se considérait comme de passage, avait pris une petite maison dans la rue du Cygne. La ville n'est pas assez passante pour que l'industrie des appartements garnis s'y exerce. Ce ménage n'était pas d'ailleurs assez riche pour vivre dans un hôtel, comme monsieur Michu. La Parisienne avait donc été obligée d'accepter les meubles du pays. La modicité de ses revenus l'avait obligée à prendre cette maison remarquablement laide, mais qui ne manquait pas d'une certaine naïveté de détails. Appuyée à la maison voisine de manière à présenter sa façade à la cour, elle n'avait à chaque étage qu'une fenêtre sur la rue. La cour, bordée dans sa largeur par deux murailles ornées de rosiers et d'alaternes, avait au fond, en face de la maison, un hangar assis sur deux arcades en briques. Une petite porte bâtarde donnait entrée à cette sombre maison encore assombrie par un grand noyer planté au milieu de la cour. Au rez-de-chaussée, où l'on montait par un perron à double rampe et à balustrades en fer très-ouvragé, mais rongé par la rouille, se trouvait sur la rue une salle à manger, et de l'autre côté la cuisine. Le fond du corridor qui séparait ces deux chambres était occupé par un escalier en bois. Le premier étage ne se composait que de deux pièces, dont l'une servait de cabinet au magistrat, et l'autre de chambre à coucher. Le second étage en mansarde contenait également deux chambres, une pour la cuisinière et l'autre pour la femme de chambre qui gardait avec elle les enfants. Aucune pièce de la maison n'avait de plafond, toutes présentaient ces solives blanchies à la chaux, dont les entre-deux sont plafonnés de blanc-en-bourre. Les deux chambres du premier étage et la salle d'en bas avaient de ces lambris à formes contournées, où s'est exercée la patience des menuisiers du dernier siècle. Ces boiseries, peintes en gris-sale, étaient du plus triste aspect. Le cabinet du juge était celui d'un avocat de province: un grand bureau et un fauteuil d'acajou, la bibliothèque de l'étudiant en Droit, et ses meubles mesquins apportés de Paris. La chambre de madame était indigène: elle avait des ornements bleus et blancs, un tapis, un de ces mobiliers hétéroclites qui semblent à la mode et qui sont tout simplement les meubles dont les formes n'ont pas été adoptées à Paris. Quant à la salle du rez-de-chaussée, elle était ce qu'est une salle en province, nue, froide, à papiers de tenture humides et passés.

C'était dans cette chambre mesquine, sans autre vue que celle de ce noyer, de ces murs à feuillage noir et de la rue presque déserte, que passait toutes ses journées une femme assez vive et légère, habituée aux plaisirs, au mouvement de Paris, seule la plupart du temps, ou recevant des visites ennuyeuses et sottes qui lui faisaient préférer sa solitude à des caquetages vides, où le moindre trait d'esprit auquel elle se laissait aller donnait lieu à d'interminables commentaires et envenimait sa situation. Occupée de ses enfants, moins par goût que pour mettre un intérêt dans sa vie presque solitaire, elle ne pouvait exercer sa pensée que sur les intrigues qui se nouaient autour d'elle, sur les menées des gens de province, sur leurs ambitions enfermées dans des cercles étroits. Aussi pénétrait-elle promptement des mystères auxquels ne songeait pas son mari. Son hangar plein de bois, où sa femme de chambre faisait des savonnages, n'était pas ce qui frappait ses regards, quand, assise à la fenêtre de sa chambre, elle tenait à la main quelque broderie interrompue: elle contemplait Paris où tout est plaisir, où tout est plein de vie, elle en rêvait les fêtes et pleurait d'être dans cette froide prison de province. Elle se désolait d'être dans un pays paisible, où jamais il n'arriverait ni conspiration, ni grande affaire. Elle se voyait pour long-temps sous l'ombre de ce noyer.

Madame Camusot était une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d'un front très-busqué, d'une bouche rentrée, d'un menton relevé, traits que la jeunesse rendait supportables, mais qui devaient lui donner de bonne heure un air vieux. Ses yeux vifs et spirituels, mais qui exprimaient un peu trop son innocente envie de parvenir, et la jalousie que lui causait son infériorité présente, allumaient comme deux lumières dans sa figure commune, et la relevaient par une certaine force de sentiment que le succès devait éteindre plus tard. Elle usait de beaucoup d'industrie pour sa toilette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait, elle méditait ses atours avec sa femme de chambre venue avec elle de Paris, et maintenait ainsi la réputation des Parisiennes en province. Sa causticité la rendait redoutable, elle n'était pas aimée. Avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmes inoccupées, obligées d'employer leur journée, elle avait fini par découvrir les opinions secrètes du Président. Aussi conseillait-elle depuis quelque temps à Camusot de lui déclarer la guerre. L'affaire du jeune comte était une excellente occasion. Avant de venir en soirée chez monsieur du Croisier, elle n'avait pas eu de peine à démontrer à son mari, qu'en cette affaire, le premier Substitut allait contre les intentions de ses chefs. Le rôle de Camusot était de se faire un marchepied de ce procès criminel, en favorisant la maison d'Esgrignon, bien autrement puissante que le parti du Croisier.

—Sauvager n'épousera jamais mademoiselle Duval qu'on lui aura montrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels du Val-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cette affaire si malheureuse pour les d'Esgrignon et si perfidement entamée par le Président au profit de du Croisier, ne sera favorable qu'à toi, lui avait-elle dit en rentrant.

Cette rusée Parisienne avait également deviné les manœuvres secrètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu'il avait de déjouer les efforts du vieux Blondet, mais elle ne voyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril de leur situation; elle jouissait de cette comédie commencée, sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surpris par elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur de Chesnel en faveur de Félicien du Ronceret. Dans le cas où la position de son mari serait menacée par le Président, madame Camusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillant l'attention de l'horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu'il voulait transplanter chez lui.

Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels du Croisier et le Président avaient gagné le premier Substitut, Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêts groupés autour des fleurs de lis du Tribunal, compta sur le Procureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux juges pour les d'Esgrignon paralysaient tout. Enfin, le notaire connaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne pas savoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pour l'œuvre de toute sa vie, pour la nomination de son fils à la place de juge suppléant. Ainsi Chesnel s'endormit plein d'espérance en se promettant d'aller voir monsieur Blondet, pour lui offrir de réaliser les espérances qu'il caressait depuis si long-temps, en l'éclairant sur les perfidies du président du Ronceret. Après avoir gagné le vieux juge, il irait parlementer avec le Juge d'Instruction auquel il espérait pouvoir prouver, sinon l'innocence, au moins l'imprudence de Victurnien, et réduire l'affaire à une simple étourderie de jeune homme. Chesnel ne dormit ni paisiblement ni long-temps; car, avant le jour, sa gouvernante l'éveilla pour lui présenter le plus séduisant personnage de cette histoire, le plus adorable jeune homme du monde, madame la duchesse de Maufrigneuse, venue seule en calèche, et habillée en homme.

—J'arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle au notaire qui croyait rêver. J'ai cent mille francs que le Roi m'a donnés sur sa Cassette pour acheter l'innocence de Victurnien, si son adversaire est corruptible. Si nous échouons, j'ai du poison pour le soustraire à tout, même à l'accusation. Mais nous n'échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j'ai fait avertir de ce qui se passe, me suit: il n'a pu venir avec moi, il a voulu prendre les ordres du Garde des Sceaux.

Chesnel rendit scène pour scène à la duchesse: il s'enveloppa de sa robe de chambre et tomba à ses pieds qu'il baisa, non sans demander pardon de l'oubli que la joie lui faisait commettre.

—Nous sommes sauvés, criait-il tout en donnant des ordres à Brigitte pour qu'elle préparât ce dont pouvait avoir besoin la duchesse après une nuit passée à courir la poste.

Il fit un appel au courage de la belle Diane, en lui démontrant la nécessité d'aller chez le Juge d'Instruction au petit jour, afin que personne ne fût dans le secret de cette démarche, et ne pût même présumer que la duchesse de Maufrigneuse fût venue.

—N'ai-je pas un passe-port en règle? dit-elle en lui montrant une feuille où elle était désignée comme monsieur le vicomte Félix de Vandenesse, Maître des Requêtes et Secrétaire particulier du Roi. Ne sais-je pas bien jouer mon rôle d'homme? reprit-elle en rehaussant les faces de sa perruque à la Titus et agitant sa cravache.

—Ah! madame la duchesse, vous êtes un ange! s'écria Chesnel les larmes aux yeux. (Elle devait toujours être un ange, même en homme!) Boutonnez votre redingote, enveloppez-vous jusqu'au nez dans votre manteau, prenez mon bras, et courons chez Camusot avant que personne ne puisse nous rencontrer.

—Je verrai donc un homme qui s'appelle Camusot? dit-elle.

—Et qui a le nez de son nom, répondit Chesnel.

Quoiqu'il eût la mort au cœur, le vieux notaire jugea nécessaire d'obéir à tous les caprices de la duchesse, de rire quand elle rirait, de pleurer avec elle; mais il gémit de la légèreté d'une femme qui, tout en accomplissant une grande chose, y trouvait néanmoins matière à plaisanter. Que n'aurait-il pas fait pour sauver le jeune homme? Pendant que Chesnel s'habilla, madame de Maufrigneuse dégusta la tasse de café à la crème que Brigitte lui servit, et convint de la supériorité des cuisinières de province sur les Chefs de Paris, qui dédaignent ces menus détails si importants pour les gourmets. Grâce aux prévoyances que nécessitaient les goûts de son maître pour la bonne chère, Brigitte avait pu offrir à la duchesse une excellente collation. Chesnel et son gentil compagnon se dirigèrent vers la maison de monsieur et madame Camusot.

—Ah! il y a une madame Camusot, dit la duchesse, l'affaire pourra s'arranger.

—Et d'autant mieux, lui répondit Chesnel, que madame s'ennuie assez visiblement d'être parmi nous autres provinciaux, elle est de Paris.

—Ainsi nous ne devons pas avoir de secret pour elle.

—Vous serez juge de ce qu'il faudra taire ou révéler, dit humblement Chesnel. Je crois qu'elle sera très-flattée de donner l'hospitalité à la duchesse de Maufrigneuse. Pour ne rien compromettre, il vous faudra sans doute rester chez elle jusqu'à la nuit, à moins que vous n'y trouviez des inconvénients.

—Est-elle bien, madame Camusot? demanda la duchesse d'un air fat.

—Elle est un peu la reine chez elle, répondit le notaire.

—Elle doit alors se mêler des affaires du Palais, reprit la duchesse. Il n'y a qu'en France, cher monsieur Chesnel, que l'on voit les femmes si bien épouser leurs maris qu'elles en épousent les fonctions, le commerce ou les travaux. En Italie, en Angleterre, en Espagne, les femmes se font un point d'honneur de laisser leurs maris se débattre avec les affaires; elles mettent à les ignorer la même persévérance que nos bourgeoises françaises déploient pour être au fait des affaires de la communauté. N'est-ce pas ainsi que vous appelez cela judiciairement? D'une jalousie incroyable, en fait de politique conjugale, les Françaises veulent tout savoir. Aussi, dans les moindres difficultés de la vie en France, sentez-vous la main de la femme qui conseille, guide, éclaire son mari. La plupart des hommes ne s'en trouvent pas mal, en vérité. En Angleterre, un homme marié pourrait être mis vingt-quatre heures en prison pour dettes, sa femme, à son retour, lui ferait une scène de jalousie.

—Nous sommes arrivés sans avoir fait la moindre rencontre, dit Chesnel. Madame la duchesse, vous devez avoir d'autant plus d'empire ici, que le père de madame Camusot est un huissier du Cabinet du Roi, nommé Thirion.

—Et le roi n'y a pas songé! il ne pense à rien, s'écria-t-elle. Thirion nous a introduits, le prince de Cadignan, monsieur de Vandenesse et moi! Nous sommes les maîtres céans. Combinez bien tout avec le mari pendant que je vais parler à la femme.

La femme de chambre, qui lavait, débarbouillait, habillait les deux enfants, introduisit les deux étrangers dans la petite salle sans feu.

—Allez porter cette carte à votre maîtresse, dit la duchesse à l'oreille de la femme de chambre, et ne la laissez lire qu'à elle. Si vous êtes discrète, on vous récompensera, ma petite.

La femme de chambre demeura comme frappée de la foudre en entendant cette voix de femme et voyant cette délicieuse figure de jeune homme.

—Éveillez monsieur Camusot, lui dit Chesnel, et dites que je l'attends pour une affaire importante.

La femme de chambre monta. Quelques instants après, madame Camusot s'élança en peignoir à travers les escaliers, et introduisit le bel étranger après avoir poussé Camusot, en chemise, dans son cabinet avec tous ses vêtements, en lui ordonnant de s'habiller et de l'y attendre. Ce coup de théâtre avait été produit par la carte où était gravé: MADAME LA DUCHESSE DE MAUFRIGNEUSE. La fille de l'huissier du Cabinet du Roi avait tout compris.

—Eh! bien, monsieur Chesnel, ne dirait-on pas que le tonnerre vient de tomber ici? s'écria la femme de chambre à voix basse. Monsieur s'habille dans son cabinet, vous pouvez y monter.

—Silence sur tout ceci, répondit le notaire.

Chesnel, en se sentant appuyé par une grande dame qui avait l'assentiment verbal du Roi aux mesures à prendre pour sauver le comte d'Esgrignon, prit un air d'autorité qui le servit auprès de Camusot beaucoup mieux que l'air humble avec lequel il l'aurait entretenu, s'il eût été seul et sans secours.

—Monsieur, lui dit-il, mes paroles hier au soir ont pu vous étonner, mais elles sont sérieuses. La maison d'Esgrignon compte sur vous pour bien instruire une affaire d'où elle doit sortir sans tache.

—Monsieur, répondit le juge, je ne relèverai point ce qu'il y a de blessant pour moi et d'attentatoire à la Justice dans vos paroles, car, jusqu'à un certain point, votre position près de la maison d'Esgrignon l'excuse. Mais...

—Monsieur, pardonnez-moi de vous interrompre, dit Chesnel. Je viens vous dire des choses que vos supérieurs pensent et n'osent pas avouer, mais que les gens d'esprit devinent, et vous êtes homme d'esprit. A supposer que le jeune homme eût agi imprudemment, croyez-vous que le Roi, que la Cour, que le Ministère fussent flattés de voir un nom comme celui des d'Esgrignon traîné à la Cour d'Assises? Est-il dans l'intérêt, non-seulement du royaume, mais du pays, que les maisons historiques tombent? L'égalité, aujourd'hui le grand mot de l'Opposition, ne trouve-t-elle pas une garantie dans l'existence d'une haute aristocratie consacrée par le temps? Eh! bien, non seulement il n'y a pas eu la moindre imprudence, mais nous sommes des innocents tombés dans un piége.

—Je suis curieux de savoir comment! dit le juge.

—Monsieur, reprit Chesnel, pendant deux ans, le sieur du Croisier a constamment laissé tirer sur lui pour de fortes sommes par monsieur le comte d'Esgrignon. Nous produirons des traites pour plus de cent mille écus, constamment acquittées par lui, et dont les sommes ont été remises par moi.... saisissez-bien ceci?.... soit avant, soit après l'échéance. Monsieur le comte d'Esgrignon est en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui, antérieur à l'effet argué de faux? ne reconnaîtrez-vous pas alors dans la plainte une œuvre de haine et de parti? n'est-ce pas une odieuse calomnie que cette accusation portée par les adversaires les plus dangereux du trône et de l'autel contre l'héritier d'une vieille famille? Il n'y a pas eu plus de faux dans cette affaire qu'il ne s'en est fait dans mon Étude. Mandez par devers vous madame du Croisier, laquelle ignore encore la plainte en faux, elle vous déclarera que je lui ai porté les fonds, et qu'elle les a gardés pour les remettre à son mari absent qui ne les lui réclame pas. Interrogez du Croisier à ce sujet? il vous dira qu'il ignore ma remise à madame du Croisier.

—Monsieur, répondit le Juge d'Instruction, vous pouvez émettre de pareilles assertions dans le salon de monsieur d'Esgrignon ou chez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajoutera foi; mais un Juge d'Instruction, à moins d'être imbécile, ne croira pas qu'une femme aussi soumise à son mari que l'est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille écus sans en rien dire à son mari, ni qu'un vieux notaire n'ait pas instruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour en ville.

—Le vieux notaire était allé à Paris, monsieur, pour arrêter le cours des dissipations du jeune homme.

—Je n'ai pas encore interrogé le comte d'Esgrignon, reprit le juge, ses réponses éclaireront ma religion.

—Il est au secret? demanda le notaire.

—Oui, répondit le juge.

—Monsieur, s'écria Chesnel qui vit le danger, l'Instruction peut être conduite pour ou contre nous; mais vous choisirez ou de constater, d'après la déposition de madame du Croisier, la remise des valeurs antérieurement à l'effet, ou d'interroger un pauvre jeune homme inculpé qui, dans son trouble, peut ne se souvenir de rien et se compromettre. Vous chercherez le plus croyable ou de l'oubli d'une femme ignorante en affaires, ou d'un faux commis par un d'Esgrignon.

—Il ne s'agit pas de tout cela, reprit le juge, il s'agit de savoir si monsieur le comte d'Esgrignon a converti le bas d'une lettre que lui adressait du Croisier en une lettre de change.

—Eh! il le pouvait, s'écria tout à coup madame Camusot qui entra vivement, suivie du bel inconnu. Monsieur Chesnel avait remis les fonds... Elle se pencha vers son mari.—Tu seras juge-suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le Roi lui-même dans cette affaire, j'en ai la certitude, on ne t'oubliera pas, lui dit-elle à l'oreille. Tu vois dans ce jeune homme la duchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l'as vue, et fais tout pour le jeune comte, hardiment.

—Messieurs, dit le juge, quand l'Instruction serait conduite dans le sens favorable à l'innocence du jeune comte, puis-je répondre du jugement à intervenir? Monsieur Chesnel et toi, ma bonne, vous connaissez les dispositions de monsieur le Président.

—Ta, ta, ta, dit madame Camusot, va voir toi-même ce matin monsieur Michu, et apprends-lui l'arrestation du jeune comte, vous serez déjà deux contre deux, j'en réponds. Michu est de Paris, lui! et tu connais son dévouement pour la noblesse. Bon chien chasse de race.

En ce moment, mademoiselle Cadot fit entendre sa voix à la porte, en disant qu'elle apportait une lettre pressée. Le juge sortit et rentra, en lisant ces mots:

Monsieur le vice-président du Tribunal prie monsieur Camusot de siéger à l'audience de ce jour et des jours suivants, pour que le Tribunal soit au complet pendant l'absence de monsieur le président. Il lui fait ses compliments.

—Plus d'instruction de l'affaire d'Esgrignon, s'écria madame Camusot. Ne te l'avais-je pas dit, mon ami, qu'ils te joueraient quelque mauvais tour? Le Président est allé te calomnier auprès du Procureur-Général et du Président de la Cour. Avant que tu puisses instruire l'affaire, tu seras changé. Est ce clair?

—Vous resterez, monsieur, dit la duchesse, le Procureur du Roi arrivera, je l'espère, à temps.

—Quand le Procureur du Roi viendra, dit avec feu la petite madame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui, dit-elle en regardant son mari stupéfait. Ah! vieil hypocrite de Président, tu joues au plus fin avec nous, tu t'en souviendras! Tu veux nous servir un plat de ton métier, tu en auras deux apprêtés par la main de ta servante, Cécile-Amélie Thirion. Pauvre bonhomme Blondet! il est heureux pour lui que le Président soit en voyage pour nous faire destituer, son grand dadais de fils épousera mademoiselle Blandureau. Je vais aller retourner les semis au père Blondet. Toi, Camusot, va chez monsieur Michu pendant que madame la duchesse et moi nous irons trouver le vieux Blondet. Attends-toi à entendre dire par toute la ville que je me suis promenée ce matin avec un amant.

Madame Camusot donna le bras à la duchesse, et l'emmena par les endroits déserts de la ville pour arriver sans mauvaise rencontre à la porte du vieux juge. Chesnel alla pendant ce temps conférer avec le jeune comte à la prison, où Camusot le fit introduire en secret. Les cuisinières, les domestiques, et autres gens levés de bonne heure en province, qui virent madame Camusot et la duchesse dans des chemins détournés prirent le jeune homme pour un amant venu de Paris. Comme Cécile-Amélie l'avait prévu, le soir, la nouvelle de ses déportements circulait dans la ville, et y occasionnait plus d'une médisance. Madame Camusot et son amant prétendu trouvèrent le vieux Blondet dans sa serre, il salua la femme de son collègue et son compagnon en jetant sur ce charmant jeune homme un regard inquiet et scrutateur.

—J'ai l'honneur de vous présenter un des cousins de mon mari, dit-elle à monsieur Blondet en lui montrant la duchesse, un des horticulteurs les plus distingués de Paris, qui revient de Bretagne, et ne peut passer que cette journée avec nous. Monsieur a entendu parler de vos fleurs et de vos arbustes, et j'ai pris la liberté de venir de grand matin.

—Ah! monsieur est horticulteur, dit le vieux juge.

La duchesse s'inclina sans parler.

—Voici, dit le juge, mon cafier et mon arbre à thé.

—Pourquoi donc, dit madame Camusot, monsieur le Président est-il parti? Je gage que son absence concerne monsieur Camusot.

—Précisément. Voici, monsieur, le cactus le plus original qui existe, dit-il en montrant dans un pot une plante qui avait l'air d'un rotin couvert de lèpre, il vient de la Nouvelle-Hollande. Vous êtes bien jeune, monsieur, pour être horticulteur.

—Quittez vos fleurs, cher monsieur Blondet, dit madame Camusot, il s'agit de vous, de vos espérances, du mariage de votre fils avec mademoiselle Blandureau. Vous êtes la dupe du Président.

—Bah! dit le juge d'un air incrédule.

—Oui, reprit-elle. Si vous cultiviez un peu plus le monde, et un peu moins vos fleurs, vous sauriez que la dot et les espérances que vous avez plantées, arrosées, binées, sarclées, sont sur le point d'être cueillies par des mains rusées.

—Madame!...

—Ah! personne en ville n'aura le courage de rompre en visière au Président en vous avertissant. Moi, qui ne suis pas de la ville, et qui, grâce à ce brave jeune homme, irai bientôt à Paris, je vous apprends que le successeur de Chesnel a formellement demandé la main de Claire Blandureau pour le petit du Ronceret, à qui ses père et mère donnent cinquante mille écus. Quant à Félicien, il promet de se faire recevoir avocat pour être nommé juge.

Le vieux juge laissa tomber le pot qu'il avait à la main pour le montrer à la duchesse.

—Ah! mon cactus! ah! mon fils! Mademoiselle Blandureau!... Tiens, la fleur du cactus est cassée!

—Non, tout peut s'arranger, lui dit madame Camusot en riant. Si vous voulez voir votre fils juge dans un mois d'ici, nous allons vous dire comment il faut vous y prendre...

—Monsieur, passez là, vous verrez mes pélargonium, un spectacle magique à la floraison. Pourquoi, dit-il à madame Camusot, me parlez-vous de ces affaires devant votre cousin?

—Tout dépend de lui, riposta madame Camusot. La nomination de votre fils est à jamais perdue si vous dites un mot de ce jeune homme.

—Bah!

—Ce jeune homme est une fleur.

—Ah!

—C'est la duchesse de Maufrigneuse, envoyée par le Roi pour sauver le jeune d'Esgrignon, arrêté hier par suite d'une plainte en faux portée par du Croisier. Madame la duchesse a la parole du Garde des Sceaux, il ratifiera les promesses qu'elle nous fera...

—Mon cactus est sauvé! dit le juge qui examinait sa plante précieuse. Allez, j'écoute.

—Consultez-vous avec Camusot et Michu pour étouffer l'affaire au plus tôt, et votre fils sera nommé. Sa nomination arrivera alors assez à temps pour vous permettre de déjouer les intrigues des du Ronceret auprès des Blandureau. Votre fils sera mieux que juge-suppléant, il aura la succession de monsieur Camusot dans l'année. Le Procureur du Roi arrive aujourd'hui, monsieur Sauvager sera sans doute forcé de donner sa démission, à cause de sa conduite dans cette affaire. Mon mari vous montrera des pièces au Palais qui établissent l'innocence du comte, et qui prouvent que le faux est un guet-apens tendu par du Croisier.

Le vieux juge entra dans le cirque olympique de ses six mille pélargonium, et y salua la duchesse.

—Monsieur, dit-il, si ce que vous voulez est légal, cela pourra se faire.

—Monsieur, répondit la duchesse, remettez votre démission demain à monsieur Chesnel, je vous promets de vous faire envoyer dans la semaine la nomination de votre fils, mais ne la donnez qu'après avoir entendu monsieur le Procureur du Roi vous confirmer mes paroles. Vous vous comprenez mieux entre vous autres gens de justice. Seulement faites-lui savoir que la duchesse de Maufrigneuse vous a engagé sa parole. Silence sur mon voyage ici, dit-elle.

Le vieux juge lui baisa la main, et se mit à cueillir sans pitié les plus belles fleurs qu'il lui offrit.

—Y pensez-vous! donnez-les à madame, lui dit la duchesse, il n'est pas naturel de voir des fleurs à un homme qui donne le bras à une jolie femme.

—Avant d'aller au Palais, lui dit madame Camusot, allez vous informer chez le successeur de Chesnel des propositions faites par lui au nom de monsieur et de madame du Ronceret.

Le vieux juge, ébahi de la duplicité du Président, resta planté sur ses jambes, à sa grille, en regardant les deux femmes qui se sauvèrent par les chemins détournés. Il voyait crouler l'édifice si péniblement bâti durant dix années pour son enfant chéri. Était-ce possible? il soupçonna quelque ruse et courut chez le successeur de Chesnel. A neuf heures et demie, avant l'audience, le vice-président Blondet, le juge Camusot et Michu se trouvèrent avec une remarquable exactitude dans la Chambre du Conseil, dont la porte fut fermée avec soin par le vieux juge en voyant entrer Camusot et Michu qui vinrent ensemble.

—Hé bien! monsieur le vice-président, dit Michu, monsieur Sauvager a requis un mandat contre un comte d'Esgrignon, sans consulter le Procureur du Roi, pour servir la passion d'un du Croisier, un ennemi du gouvernement du Roi. C'est un vrai cen-dessus-dessous. Le Président, de son côté, part pour arrêter l'Instruction! Et nous ne savons rien de ce procès? Voulait-on par hasard nous forcer la main?

—Voici le premier mot que j'entends sur cette affaire, dit le vieux juge furieux de la démarche faite par le Président chez les Blandureau.

Le successeur de Chesnel, l'homme des du Ronceret, venait d'être victime d'une ruse inventée par le vieux juge pour savoir la vérité, il avait avoué le secret.

—Heureusement que nous vous en parlons, mon cher maître, dit Camusot à Blondet, autrement vous auriez pu renoncer à asseoir jamais votre fils sur les fleurs de lis, et à le marier à mademoiselle Blandureau.

—Mais il ne s'agit pas de mon fils, ni de son mariage, dit le juge, il s'agit du jeune comte d'Esgrignon: est-il ou n'est-il pas coupable?

—Il paraît, dit monsieur Michu, que les fonds auraient été remis à madame du Croisier par Chesnel, on a fait un crime d'une simple irrégularité. Le jeune homme aurait, suivant la plainte, pris un bas de lettre où était la signature de du Croisier pour la convertir en un effet sur les Keller.

—Une imprudence! dit Camusot.

—Mais si du Croisier avait encaissé la somme, dit Blondet, pourquoi s'est-il plaint?

—Il ne sait pas encore que la somme a été remise à sa femme, ou il feint de ne pas le savoir, dit Camusot.

—Vengeance de gens de province, dit Michu.

—Ça m'a pourtant l'air d'être un faux, dit le vieux Blondet.

—Vous croyez, dit Camusot. Mais d'abord, en supposant que le jeune comte n'ait pas eu le droit de tirer sur du Croisier, il n'y aurait pas imitation de signature. Mais il s'est cru ce droit par l'avis que Chesnel lui a donné d'un versement opéré par lui Chesnel.

—Eh! bien, où voyez-vous donc un faux? dit le vieux juge. L'essence du faux, en matière civile, est de constituer un dommage à autrui.

—Ah! il est clair, en tenant la version de du Croisier pour vraie, que la signature a été détournée de sa destination afin de toucher la somme au mépris d'une défense faite par du Croisier à ses banquiers, dit Camusot.

—Ceci, messieurs, dit Blondet, me paraît une misère, une vétille. Vous aviez la somme, je devais attendre peut-être un titre de vous; mais, moi, comte d'Esgrignon, j'étais dans un besoin urgent, j'ai... Allons donc! votre plainte est de la passion, de la vengeance! Pour qu'il y ait faux, le législateur a voulu l'intention de soustraire une somme, de se faire attribuer un profit quelconque auquel on n'aurait pas droit. Il n'y a eu de faux ni dans les termes de la loi romaine, ni dans l'esprit de la jurisprudence actuelle, toujours en nous tenant dans le Civil, car il ne s'agit pas ici de faux en écriture publique ou authentique. En matière privée, le faux entraîne une intention de voler, mais ici, où est le vol? Dans quel temps vivons-nous, messieurs? Le Président nous quitte pour faire manquer une Instruction qui devrait être finie! Je ne connais monsieur le Président que d'aujourd'hui, mais je lui payerai l'arriéré de mon erreur; il minutera désormais ses jugements lui-même. Vous devez mettre à ceci la plus grande célérité, monsieur Camusot.

—Oui. Mon avis, dit Michu, est au lieu d'une mise en liberté sous caution, de tirer de là ce jeune homme immédiatement. Tout dépend des interrogations à poser à du Croisier et à sa femme. Vous pouvez les mander pendant l'audience, monsieur Camusot, recevoir leurs dépositions avant quatre heures, faire votre rapport cette nuit, et nous jugerons l'affaire demain avant l'audience.

—Pendant que les avocats plaideront, nous conviendrons de la marche à suivre, dit Blondet à Camusot.

Les trois juges entrèrent en séance après avoir revêtu leurs robes.

A midi, Monseigneur et mademoiselle Armande étaient arrivés à l'hôtel d'Esgrignon où se trouvaient déjà Chesnel et monsieur Couturier. Après une conférence assez courte entre le directeur de madame du Croisier et le prélat, le prêtre alla sur-le-champ chez sa pénitente.

A onze heures du matin, du Croisier reçut un mandat de comparution qui le mandait, entre une heure et deux, dans le cabinet du Juge d'Instruction. Il y vint, en proie à des soupçons légitimes. Le Président, incapable de prévoir l'arrivée de la duchesse de Maufrigneuse, celle du Procureur du Roi, ni la confédération subite des trois juges, avait oublié de tracer à du Croisier un plan de conduite au cas où l'Instruction commencerait. Ni l'un ni l'autre ne crurent à tant de célérité. Du Croisier s'empressa d'obéir au mandat, afin de connaître les dispositions de monsieur Camusot. Il fut donc obligé de répondre. Le juge lui adressa sommairement les six interrogations suivantes:—L'effet argué de faux, ne portait-il pas une signature vraie?—Avait-il eu, avant cet effet, des affaires avec monsieur le comte d'Esgrignon?—Monsieur le comte d'Esgrignon n'avait-il pas tiré sur lui des lettres de change avec ou sans avis?—N'avait-il pas écrit une lettre par laquelle il autorisait monsieur d'Esgrignon à toujours faire fond sur lui?—Chesnel n'avait-il pas plusieurs fois déjà soldé ses comptes?—N'avait-il pas été absent à telle époque?

Ces questions furent résolues affirmativement par du Croisier. Malgré des explications verbeuses, le juge ramenait toujours le banquier à l'alternative d'un oui ou d'un non. Quand les demandes et les réponses furent consignées au procès-verbal, le juge termina par cette foudroyante interrogation:—Du Croisier savait-il que l'argent de l'effet argué de faux était déposé chez lui, suivant une déclaration de Chesnel et une lettre d'avis dudit Chesnel au comte d'Esgrignon, cinq jours avant la date de l'effet?

Cette dernière question épouvanta du Croisier. Il demanda ce que signifiait un pareil interrogatoire. S'il était, lui, le coupable et monsieur le comte d'Esgrignon le plaignant? Il fit observer que si les fonds étaient chez lui, il n'eût pas rendu de plainte.

—La Justice s'éclaire, dit le juge en le renvoyant non sans avoir constaté cette dernière observation de du Croisier.

—Mais, monsieur, les fonds...

—Les fonds sont chez vous, dit le juge.

Chesnel, également cité, comparut pour expliquer l'affaire. La véracité de ses assertions fut corroborée par la déposition de madame du Croisier. Le juge avait déjà interrogé le comte d'Esgrignon qui, soufflé par Chesnel, produisit la première lettre par laquelle du Croisier lui écrivait de tirer sur lui, sans lui faire l'injure de déposer les fonds d'avance. Puis il déposa une lettre écrite par Chesnel, par laquelle le notaire le prévenait du versement des cent mille écus chez monsieur du Croisier. Avec de pareils éléments, l'innocence du jeune comte devait triompher devant le Tribunal. Quand du Croisier revint du Palais chez lui, son visage était blanc de colère, et sur ses lèvres frissonnait la légère écume d'une rage concentrée. Il trouva sa femme assise dans son salon, au coin de la cheminée, et lui faisant des pantoufles en tapisserie; elle trembla quand elle leva les yeux sur lui, mais elle avait pris son parti.

—Madame, s'écria du Croisier en balbutiant, quelle déposition avez-vous faite devant le juge? Vous m'avez déshonoré, perdu, trahi.

—Je vous ai sauvé, monsieur, répondit-elle. Si vous avez l'honneur de vous allier un jour aux d'Esgrignon, par le mariage de votre nièce avec le jeune comte, vous le devrez à ma conduite d'aujourd'hui.

—Miracle! l'ânesse de Balaam a parlé, s'écria-t-il, je ne m'étonnerai plus de rien. Et où sont les cent mille écus que monsieur Camusot dit être chez moi?

—Les voici, répondit-elle en tirant le paquet des billets de banque de dessous le coussin de sa bergère. Je n'ai point commis de péché mortel en déclarant que monsieur Chesnel me les avait remis.

—En mon absence?

—Vous n'étiez pas là.

—Vous me le jurez par votre salut éternel?

—Je le jure, dit-elle d'une voix calme.

—Pourquoi ne m'avoir rien dit? demanda-t-il.

—J'ai eu tort en ceci, répondit sa femme, mais ma faute tourne à votre avantage. Votre nièce sera quelque jour marquise d'Esgrignon et peut-être serez-vous Député si vous vous conduisez bien dans cette déplorable affaire. Vous êtes allé trop loin, sachez revenir.

Du Croisier se promena dans son salon en proie à une horrible agitation, et sa femme attendit, dans une agitation égale, le résultat de cette promenade. Enfin, du Croisier sonna.

—Je ne recevrai personne ce soir, fermez la grande porte, dit-il à son valet de chambre. A tous ceux qui viendront vous direz que madame et moi nous sommes à la campagne. Nous partirons aussitôt après le dîner, que vous avancerez d'une demi-heure.

Dans la soirée, tous les salons, les petits marchands, les pauvres, les mendiants, la noblesse, le commerce, toute la ville enfin parlait de la grande nouvelle: l'arrestation du comte d'Esgrignon soupçonné d'avoir commis un faux. Le comte d'Esgrignon irait en Cour d'Assises, il serait condamné, marqué. La plupart des personnes à qui l'honneur de la maison d'Esgrignon était cher, niaient le fait. Quand il fit nuit, Chesnel vint prendre chez madame Camusot le jeune inconnu qu'il conduisit à l'hôtel d'Esgrignon où mademoiselle Armande l'attendait. La pauvre fille mena chez elle la belle Maufrigneuse, à laquelle elle donna son appartement. Monseigneur l'évêque occupait celui de Victurnien. Quand la noble Armande se vit seule avec la duchesse, elle lui jeta le plus déplorable regard.

—Vous deviez bien votre secours au pauvre enfant qui s'est perdu pour vous, madame, dit-elle, un enfant à qui tout le monde ici se sacrifie.

La duchesse avait déjà jeté son coup d'œil de femme sur la chambre de mademoiselle d'Esgrignon, et y avait vu l'image de la vie de cette sublime fille: vous eussiez dit de la cellule d'une religieuse, à voir cette pièce nue, froide et sans luxe. La duchesse, émue en contemplant le passé, le présent et l'avenir de cette existence, en reconnaissant le contraste inouï qu'y produisait sa présence, ne put retenir des larmes qui roulèrent sur ses joues et lui servirent de réponse.

—Ah! j'ai tort, pardonnez-moi, madame la duchesse? reprit la chrétienne qui l'emporta sur la tante de Victurnien, vous ignoriez notre misère, mon neveu était incapable de vous l'avouer. D'ailleurs, en vous voyant, tout se conçoit, même le crime!

Mademoiselle Armande, sèche et maigre, pâle, mais belle comme une de ces figures effilées et sévères que les peintres allemands ont seuls su faire, eut aussi les yeux mouillés.

—Rassurez-vous, cher ange, dit enfin la duchesse, il est sauvé.

—Oui, mais l'honneur, mais son avenir! Chesnel me l'a dit: le Roi sait la vérité.

—Nous songerons à réparer le mal, dit la duchesse.

Mademoiselle Armande descendit au salon, et trouva le Cabinet des Antiques au grand complet. Autant pour fêter Monseigneur que pour entourer le marquis d'Esgrignon, chacun des habitués était venu. Chesnel, posté dans l'antichambre, recommandait à chaque arrivant le plus profond silence sur la grande affaire, afin que le vénérable marquis n'en sût jamais rien. Le loyal Franc était capable de tuer son fils ou de tuer du Croisier; dans cette circonstance, il lui aurait fallu un criminel d'un côté ou de l'autre. Par un singulier hasard, le marquis, heureux du retour de son fils à Paris, parla plus qu'à l'ordinaire de Victurnien. Victurnien allait être placé bientôt par le Roi, le Roi s'occupait enfin des d'Esgrignon. Chacun, la mort dans l'âme, exaltait la bonne conduite de Victurnien. Mademoiselle Armande préparait les voies à la soudaine apparition de son neveu, en disant à son frère que Victurnien viendrait sans doute les voir et qu'il devait être en route.

—Bah! dit le marquis debout devant sa cheminée, s'il fait bien ses affaires là où il est, il doit y rester, et ne pas songer à la joie que son vieux père aurait à le voir. Le service du Roi avant tout.

La plupart de ceux qui entendirent cette phrase frissonnèrent. Le procès pouvait livrer l'épaule d'un d'Esgrignon au fer du bourreau! Il y eut un moment d'affreux silence. La vieille marquise de Casteran ne put retenir une larme qu'elle versa sur son rouge en détournant la tête.

Le lendemain, à midi, par un temps superbe, toute la population en rumeur était dispersée par groupes dans la rue qui traversait la ville, et il n'y était question que de la grande affaire. Le jeune comte était-il ou n'était il pas en prison? En ce moment, on aperçut le tilbury bien connu du comte d'Esgrignon descendant par le haut de la rue Saint-Blaise, et venant de la Préfecture. Ce tilbury était mené par le comte accompagné d'un charmant jeune homme inconnu, tous deux gais, riant, causant, ayant des roses du Bengale à la boutonnière. Ce fut un de ces coups de théâtre qu'il est impossible de décrire. A dix heures, un jugement de non-lieu, parfaitement motivé, avait rendu la liberté au jeune comte. Du Croisier y fut foudroyé par un attendu qui réservait au comte d'Esgrignon ses droits pour le poursuivre en calomnie. Le vieux Chesnel remontait, comme par hasard, la Grande-Rue, et disait à qui voulait l'entendre, que du Croisier avait tendu le plus infâme des piéges à l'honneur de la maison d'Esgrignon, et que, s'il n'était pas poursuivi comme calomniateur, il devait cette condescendance à la noblesse de sentiment qui animait les d'Esgrignon. Le soir de cette fameuse journée, après le coucher du marquis d'Esgrignon, le jeune comte, mademoiselle Armande et le beau petit page qui allait repartir se trouvèrent seuls avec le chevalier, à qui l'on ne put cacher le sexe de ce charmant cavalier et qui fut le seul dans la ville, hormis les trois juges et madame Camusot, de qui la présence de la duchesse fut connue.

—La maison d'Esgrignon est sauvée, dit Chesnel, mais elle ne se relèvera pas de ce choc d'ici à cent ans. Il faut maintenant payer les dettes, et vous ne pouvez plus, monsieur le comte, faire autre chose que vous marier avec une héritière.

—Et la prendre où elle sera, dit la duchesse.

—Une seconde mésalliance, s'écria mademoiselle Armande.

La duchesse se mit à rire.

Il vaut mieux se marier que de mourir, dit-elle en sortant de la poche de son gilet un petit flacon donné par l'apothicairerie du château des Tuileries.

Mademoiselle Armande fit un geste d'effroi, le vieux Chesnel prit la main de la belle Maufrigneuse et la lui baisa sans permission.

—Vous êtes donc fous, ici? reprit la duchesse. Vous voulez donc rester au quinzième siècle quand nous sommes au dix-neuvième? Mes chers enfants, il n'y a plus de noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l'êtes quand vous aurez de l'argent. Épousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide des priviléges qui restent à la noblesse française. Monsieur de Talleyrand n'a-t-il pas épousé madame Grandt sans se compromettre? Souvenez-vous de Louis XIV marié à la veuve Scarron.

—Il ne l'avait pas épousée pour son argent, dit mademoiselle Armande.

—Recevriez-vous la comtesse d'Esgrignon, si c'était la nièce d'un du Croisier? dit Chesnel.

—Peut-être, répondit la duchesse, mais le roi, sans aucun doute, la verrait avec plaisir. Vous ne savez donc pas ce qui se passe! dit-elle en voyant l'étonnement peint sur tous les visages. Victurnien est venu à Paris, il sait comment y vont les choses. Nous étions plus puissants sous Napoléon. Victurnien, épousez mademoiselle Duval, épousez qui vous voudrez, elle sera marquise d'Esgrignon tout aussi bien que je suis duchesse de Maufrigneuse.

—Tout est perdu, même l'honneur, dit le Chevalier en faisant un geste.

—Adieu, Victurnien, dit la duchesse en l'embrassant au front, nous ne nous verrons plus. Ce que vous avez de mieux à faire est de vivre sur vos terres, l'air de Paris ne vous vaut rien.

—Diane? cria le jeune comte au désespoir.

—Monsieur, vous vous oubliez étrangement, dit froidement la duchesse en quittant son rôle d'homme et de maîtresse et redevenant non-seulement ange, mais encore duchesse, non-seulement duchesse, mais la Célimène de Molière.

La duchesse de Maufrigneuse salua dignement ces quatre personnages, et obtint du Chevalier la dernière larme d'admiration qu'il eût au service du beau sexe.

—Comme elle ressemble à la princesse Goritza! s'écria-t-il à voix basse.

Diane avait disparu. Le fouet du postillon disait à Victurnien que le beau roman de sa première passion était fini. En danger, Diane avait encore pu voir dans le jeune comte son amant; mais, sauvé, la duchesse le méprisait comme un homme faible qu'il était.

Six mois après, Camusot fut nommé juge-suppléant à Paris, et plus tard Juge d'Instruction. Michu devint Procureur du Roi. Le bonhomme Blondet passa Conseiller à la Cour royale, y resta le temps nécessaire pour prendre sa retraite et revint habiter sa jolie petite maison. Joseph Blondet eut le siége de son père au Tribunal pour le reste de ses jours, mais sans aucune chance d'avancement, et fut l'époux de mademoiselle Blandureau, qui s'ennuie aujourd'hui dans cette maison de briques et de fleurs, autant qu'une carpe dans un bassin de marbre. Enfin, Michu, Camusot reçurent la croix de la Légion-d'Honneur, et le vieux Blondet reçut celle d'officier. Quant au premier Substitut du Procureur du Roi, monsieur Sauvager, il fut envoyé en Corse au grand contentement de du Croisier qui, certes, ne voulait pas lui donner sa nièce.

Du Croisier, stimulé par le président du Ronceret, appela du jugement de non-lieu en Cour Royale et perdit. Dans tout le Département, les Libéraux soutinrent que le petit d'Esgrignon avait commis un faux. Les Royalistes, de leur côté, racontèrent les horribles trames que la vengeance avait fait ourdir à l'infâme du Croisier. Un duel eut lieu entre du Croisier et Victurnien. Le hasard des armes fut pour l'ancien fournisseur, qui blessa dangereusement le jeune comte et maintint ses dires. La lutte entre les deux partis fut encore envenimée par cette affaire que les Libéraux remettaient sur le tapis à tout propos. Du Croisier, toujours repoussé aux Élections, ne voyait aucune chance de faire épouser sa nièce au jeune comte, surtout après son duel.

Un mois après la confirmation du jugement en Cour royale, Chesnel, épuisé par cette lutte horrible où ses forces morales et physiques furent ébranlées, mourut dans son triomphe comme un vieux chien fidèle qui a reçu les défenses d'un marcassin dans le ventre. Il mourut aussi heureux qu'il pouvait l'être, en laissant la Maison quasi-ruinée et le jeune homme dans la misère, perdu d'ennui, sans aucune chance d'établissement. Cette cruelle pensée, jointe à son abattement, acheva sans doute le pauvre vieillard. Au milieu de tant de ruines, accablé par tant de chagrins, il reçut une grande consolation: le vieux marquis, sollicité par sa sœur, lui rendit toute son amitié. Ce grand personnage vint dans la petite maison de la rue du Bercail, il s'assit au chevet du lit de son vieux serviteur, dont tous les sacrifices lui étaient inconnus. Chesnel se dressa sur son séant, et récita le cantique de Siméon, le marquis lui permit de se faire enterrer dans la chapelle du château, le corps en travers, et au bas de la fosse où ce quasi-dernier d'Esgrignon devait reposer lui-même.

Ainsi mourut l'un des derniers représentants de cette belle et grande domesticité, mot que l'on prend souvent en mauvaise part, et auquel nous donnons ici sa signification réelle en lui faisant exprimer l'attachement féodal du serviteur au maître. Ce sentiment, qui n'existait plus qu'au fond de la province et chez quelques vieux serviteurs de la royauté, honorait également et la Noblesse qui inspirait de semblables affections, et la bourgeoisie qui les concevait. Ce noble et magnifique dévouement est impossible aujourd'hui. Les maisons nobles n'ont plus de serviteurs, de même qu'il n'y a plus de Roi de France ni de pairs héréditaires, ni de biens immuablement fixés dans les maisons historiques pour en perpétuer les splendeurs nationales. Chesnel n'était pas seulement un de ces grands hommes inconnus de la vie privée, il était donc aussi une grande chose. La continuité de ses sacrifices ne lui donne-t-elle pas je ne sais quoi de grave et de sublime? ne dépasse-t-elle pas l'héroïsme de la bienfaisance, qui est toujours un effort momentané? La vertu de Chesnel appartient essentiellement aux classes placées entre les misères du peuple et les grandeurs de l'aristocratie, et qui peuvent unir ainsi les modestes vertus du Bourgeois aux sublimes pensées du Noble, en les éclairant aux flambeaux d'une solide instruction.

Victurnien, jugé défavorablement à la cour, n'y pouvait plus trouver ni fille riche, ni emploi. Le Roi se refusa constamment à donner la pairie aux d'Esgrignon, seule faveur qui pût tirer Victurnien de la misère. Du vivant de son père, il était impossible de marier le jeune comte avec une héritière bourgeoise, il dut vivre mesquinement dans la maison paternelle avec les souvenirs de ses deux années de splendeur parisienne et d'amour aristocratique. Triste et morne, il végétait entre son père au désespoir, qui attribuait à une maladie de langueur l'état où il voyait son fils, et sa tante dévorée de chagrin. Chesnel n'était plus là. Le marquis mourut en 1830, après avoir vu le Roi Charles X passant à Nonancourt où ce grand d'Esgrignon alla, suivi de la noblesse valide du Cabinet des Antiques, lui rendre ses devoirs et se joindre au maigre cortége de la monarchie vaincue. Acte de courage qui semblera tout simple aujourd'hui, mais que l'enthousiasme de la Révolte rendit alors sublime!

—Les Gaulois triomphent! fut le dernier mot du marquis.

La victoire de du Croisier fut alors complète, car le nouveau marquis d'Esgrignon, huit jours après la mort de son vieux père, accepta mademoiselle Duval pour femme, elle avait trois millions de dot, du Croisier et sa femme assuraient leur fortune à mademoiselle Duval au contrat. Du Croisier dit, pendant la cérémonie du mariage, que la maison d'Esgrignon était la plus honorable de toutes les maisons nobles de France. Vous voyez tous les hivers le marquis d'Esgrignon, qui doit réunir un jour plus de cent mille écus de rente, à Paris où il mène la joyeuse vie des garçons, n'ayant plus des grands seigneurs d'autrefois que son indifférence pour sa femme, de laquelle il n'a nul souci.

—Quant à mademoiselle d'Esgrignon, disait Émile Blondet à qui l'on doit les détails de cette aventure, si elle ne ressemble plus à la céleste figure entrevue pendant mon enfance, elle est certes, à soixante-sept ans, la plus douloureuse et la plus intéressante figure du Cabinet des Antiques où elle trône encore. Je l'ai vue au dernier voyage que je fis dans mon pays, pour y aller chercher les papiers nécessaires à mon mariage. Quand mon père apprit qui j'épousais, il demeura stupéfait, il ne retrouva la parole qu'au moment où je lui dis que j'étais Préfet.—Tu es né préfet! me répondit-il en souriant. En faisant un tour par la ville, je rencontrai mademoiselle Armande qui m'apparut plus grande que jamais! Il m'a semblé voir Marius sur les ruines de Carthage. Ne survit-elle pas à ses religions, à ses croyances détruites? elle ne croit plus qu'en Dieu. Habituellement triste, muette, elle ne conserve, de son ancienne beauté, que des yeux d'un éclat surnaturel. Quand je l'ai vue allant à la messe, son livre à la main, je n'ai pu m'empêcher de penser qu'elle demande à Dieu de la retirer de ce monde.

Aux Jardies, juillet 1837.

Agrandir

IMP. S. RAÇON.

LE COMTE DE MORTSAUF.

Maigre et de haute taille, il avait l'attitude d'un gentilhomme, etc.....

(LE LYS DANS LA VALLÉE.)

LE LYS DANS LA VALLÉE.


A MONSIEUR J.-B. NACQUART,
MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE DE MÉDECINE.

Cher docteur, voici l'une des pierres les plus travaillées dans la seconde assise d'un édifice littéraire lentement et laborieusement construit; j'y veux inscrire votre nom, autant pour remercier le savant qui me sauva jadis, que pour célébrer l'ami de tous les jours.

De Balzac.


A MADAME LA COMTESSE NATALIE DE MANERVILLE.

«Je cède à ton désir. Le privilége de la femme que nous aimons plus qu'elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l'avenir. Aujourd'hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien, Natalie: en t'obéissant, j'ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur? pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d'un silence? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens? Enfin, tu l'as deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout: oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s'agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J'ai d'imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s'aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent trop soudainement, s'il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent, souviens-toi que tu m'as menacé si je ne t'obéissais pas, ne me punis donc point de t'avoir obéi? Je voudrais que ma confidence redoublât ta tendresse. A ce soir.

»Félix.»

A quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subits en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s'ouvrent? Quel poète nous dira les douleurs de l'enfant dont les lèvres sucent un sein amer, et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d'un œil sévère? La fiction qui représenterait ces pauvres cœurs opprimés par les êtres placés autour d'eux pour favoriser les développements de leur sensibilité, serait la véritable histoire de ma jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moi nouveau-né? quelle disgrâce physique ou morale me valait la froideur de ma mère? étais-je donc l'enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est un reproche? Mis en nourrice à la campagne, oublié par ma famille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle, j'y comptai pour si peu de chose que j'y subissais la compassion des gens. Je ne connais ni le sentiment, ni l'heureux hasard à l'aide desquels j'ai pu me relever de cette première déchéance: chez moi l'enfant ignore, et l'homme ne sait rien. Loin d'adoucir mon sort, mon frère et mes deux sœurs s'amusèrent à me faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachent leurs peccadilles et qui leur apprend déjà l'honneur, fut nul à mon égard; bien plus, je me vis souvent puni pour les fautes de mon frère, sans pouvoir réclamer contre cette injustice; la courtisanerie, en germe chez les enfants, leur conseillait-elle de contribuer aux persécutions qui m'affligeaient, pour se ménager les bonnes grâces d'une mère également redoutée par eux? était-ce un effet de leur penchant à l'imitation? était-ce besoin d'essayer leurs forces, ou manque de pitié? Peut-être ces causes réunies me privèrent-elles des douceurs de la fraternité. Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais rien aimer, et la nature m'avait fait aimant! Un ange recueille-t-il les soupirs de cette sensibilité sans cesse rebutée? Si dans quelques âmes les sentiments méconnus tournent en haine, dans la mienne ils se concentrèrent et s'y creusèrent un lit d'où, plus tard, ils jaillirent sur ma vie. Suivant les caractères, l'habitude de trembler relâche les fibres, engendre la crainte, et la crainte oblige à toujours céder. De là vient une faiblesse qui abâtardit l'homme et lui communique je ne sais quoi d'esclave. Mais ces continuelles tourmentes m'habituèrent à déployer une force qui s'accrut par son exercice et prédisposa mon âme aux résistances morales. Attendant toujours une douleur nouvelle, comme les martyrs attendaient un nouveau coup, tout mon être dut exprimer une résignation morne sous laquelle les grâces et les mouvements de l'enfance furent étouffés, attitude qui passa pour un symptôme d'idiotie et justifia les sinistres pronostics de ma mère. La certitude de ces injustices excita prématurément dans mon âme la fierté, ce fruit de la raison, qui sans doute arrêta les mauvais penchants qu'une semblable éducation encourageait. Quoique délaissé par ma mère, j'étais parfois l'objet de ses scrupules, parfois elle parlait de mon instruction et manifestait le désir de s'en occuper; il me passait alors des frissons horribles en songeant aux déchirements que me causerait un contact journalier avec elle. Je bénissais mon abandon, et me trouvais heureux de pouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observer des insectes, à regarder le bleu du firmament. Quoique l'isolement dût me porter à la rêverie, mon goût pour les contemplations vint d'une aventure qui vous peindra mes premiers malheurs. Il était si peu question de moi que souvent la gouvernante oubliait de me faire coucher. Un soir, tranquillement blotti sous un figuier, je regardais une étoile avec cette passion curieuse qui saisit les enfants, et à laquelle ma précoce mélancolie ajoutait une sorte d'intelligence sentimentale. Mes sœurs s'amusaient et criaient; j'entendais leur lointain tapage comme un accompagnement à mes idées. Le bruit cessa, la nuit vint. Par hasard, ma mère s'aperçut de mon absence. Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terrible mademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de ma mère en prétendant que j'avais la maison en horreur; que si elle n'eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfui déjà; je n'étais pas imbécile, mais sournois; parmi tous les enfants commis à ses soins, elle n'en avait jamais rencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que les miennes. Elle feignit de me chercher et m'appela, je répondis; elle vint au figuier où elle savait que j'étais.—Que faisiez-vous donc là? me dit-elle.—Je regardais une étoile.—Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nous écoutait du haut de son balcon, connaît-on l'astronomie à votre âge?—Ah! madame, s'écria mademoiselle Caroline, il a lâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut une rumeur générale. Mes sœurs s'étaient amusées à tourner ce robinet pour voir couler l'eau; mais, surprises par l'écartement d'une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaient perdu la tête et s'étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet. Atteint et convaincu d'avoir imaginé cette espiéglerie, accusé de mensonge quand j'affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni. Mais châtiment horrible! je fus persiflé sur mon amour pour les étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir. Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez les enfants que chez les hommes; les enfants ont sur eux l'avantage de ne penser qu'à la chose défendue, qui leur offre alors des attraits irrésistibles. J'eus donc souvent le fouet pour mon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais mes chagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfant bégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premières paroles. A l'âge de douze ans, au collége, je la contemplais encore en éprouvant d'indicibles délices, tant les impressions reçues au matin de la vie laissent de profondes traces au cœur.

De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu'il est bel homme, il était le privilégié de mon père, l'amour de ma mère, l'espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bien fait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, à cinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville, conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de mon père. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mes camarades apportaient d'abondantes provisions. Ce contraste entre mon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Les célèbres rillettes et rillons de Tours formaient l'élément principal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entre le déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l'heure coïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques; si j'en entendis parler avant d'être mis en pension, je n'avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain; mais elle n'aurait pas été de mode à la pension, mon envie n'en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu'inspiraient à l'une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu'en sa qualité de femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dans les regards aussi bien que vous y lisez l'amour: je devins alors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presque tous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenter leurs excellentes rillettes en me demandant si je savais comment elles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n'en avais pas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus de porc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffes cuites; ils douanaient mon panier, n'y trouvaient que des fromages d'Olivet, ou des fruits secs, et m'assassinaient d'un:—Tu n'as donc pas de quoi? qui m'apprit à mesurer la différence mise entre mon frère et moi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse. La première fois que, dupe d'un sentiment généreux, j'avançai la main pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerte d'un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux rires des camarades prévenus de ce dénoûment. Si les esprits les plus distingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudre l'enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé? A ce jeu, combien d'enfants seraient devenus gourmands, quêteurs, lâches! Pour éviter les persécutions, je me battis. Le courage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet de haine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir en sortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein de cailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, apprit cet événement à ma mère, elle s'écria:—Ce maudit enfant ne nous donnera que des chagrins! J'entrai dans une horrible défiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j'inspirais en famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Une seconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés en mon âme. Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, ma fierté s'appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi se continua l'impossibilité d'épancher les sentiments dont mon pauvre cœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, le maître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de ma mauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fit exporter à Pont-le-Voy, collége dirigé par des Oratoriens qui recevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classe des Pas latins, où restaient aussi les écoliers de qui l'intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huit ans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici comment et pourquoi. Je n'avais que trois francs par mois pour mes menus plaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles, encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvant acheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des choses nécessaires aux amusements du collége, j'étais banni des jeux; pour y être admis, j'aurais dû flagorner les riches ou flatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, que se permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur. Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, je lisais là les livres que nous distribuait mensuellement le bibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond de cette solitude monstrueuse, quelles angoisses engendrait mon abandon? Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à la première distribution de prix où j'obtins les deux plus estimés, le prix de thème et celui de version? En venant les recevoir sur le théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n'eus ni mon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre était rempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser le distributeur, suivant l'usage, je me précipitai dans son sein et j'y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans le poêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employée par les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsi mes camarades décampaient tous joyeusement le matin; tandis que moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, je restais dans les cours avec les Outre-mer, nom donné aux écoliers dont les familles se trouvaient aux îles ou à l'étranger. Le soir, durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faits avec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s'agrandissant en raison de la circonférence des sphères sociales où j'entrerai. Combien d'efforts n'ai-je pas tentés pour infirmer l'arrêt qui me condamnait à ne vivre qu'en moi! Combien d'espérances long-temps conçues avec mille élancements d'âme et détruites en un jour! Pour décider mes parents à venir au collége, je leur écrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-être emphatiquement exprimés, mais ces lettres auraient-elles dû m'attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironie sur mon style? Sans me décourager, je promettais de remplir les conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée, j'implorais l'assistance de mes sœurs à qui j'écrivais aux jours de leur fête et de leur naissance, avec l'exactitude des pauvres enfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approches de la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlais de triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, je les attendais en m'exaltant le cœur, je les annonçais à mes camarades; et quand, à l'arrivée des familles, le pas du vieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans les cours, j'éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais ce vieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m'accusai d'avoir maudit l'existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissait la palme promise par le Beati qui lugent! du Sauveur. Lors de ma première communion, je me jetai donc dans les mystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idées religieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits. Animé d'une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveur les miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. A cinq ans je m'envolais dans une étoile, à douze ans j'allais frapper aux portes du Sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songes inénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent ma tendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J'ai souvent attribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner mon âme à de divines destinées, elles ont doué mes yeux de la faculté de voir l'esprit intime des choses; elles ont préparé mon cœur aux magies qui font le poète malheureux, quand il a le fatal pouvoir de comparer ce qu'il sent à ce qui est, les grandes choses voulues au peu qu'il obtient; elles ont écrit dans ma tête un livre où j'ai pu lire ce que je devais exprimer, elles ont mis sur mes lèvres le charbon de l'improvisateur.

Mon père conçut quelques doutes sur la portée de l'enseignement oratorien, et vint m'enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Paris dans une Institution située au Marais. J'avais quinze ans. Examen fait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-le-Voy fut jugé digne d'être en troisième. Les douleurs que j'avais éprouvées en famille, à l'école, au collége, je les retrouvai sous une nouvelle forme pendant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m'avait point donné d'argent. Quand mes parents savaient que je pouvais être nourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu. Durant le cours de ma vie collégiale, j'ai connu mille camarades environ, et n'ai rencontré chez aucun l'exemple d'une pareille indifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepître avait eu des relations avec mon père à l'époque où des royalistes dévoués essayèrent d'enlever au Temple la reine Marie-Antoinette; ils avaient renouvelé connaissance; monsieur Lepître se crut donc obligé de réparer l'oubli de mon père, mais la somme qu'il me donna mensuellement fut médiocre, car il ignorait les intentions de ma famille. La pension était installée à l'ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l'heure où le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy. Monsieur Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy, véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt à choyer: il était le secret chaperon de nos écarts, le confident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre les loueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. Si l'usage du sucre et du café constituait un luxe chez les parents, il annonçait parmi nous une supériorité vaniteuse qui aurait engendré notre passion, si la pente à l'imitation, si la gourmandise, si la contagion de la mode n'eussent pas suffi. Doisy nous faisait crédit, il nous supposait à tous des sœurs ou des tantes qui approuvent le point d'honneur des écoliers et payent leurs dettes. Je résistai long-temps aux blandices de la buvette. Si mes juges eussent connu la force des séductions, les héroïques aspirations de mon âme vers le stoïcisme, les rages contenues pendant ma longue résistance, ils eussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler. Mais, enfant, pouvais-je avoir cette grandeur d'âme qui fait mépriser le mépris d'autrui? Puis je sentis peut-être les atteintes de plusieurs vices sociaux dont la puissance fut augmentée par ma convoitise. Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mère vinrent à Paris. Le jour de leur arrivée me fut annoncé par mon frère: il habitait Paris et ne m'avait pas fait une seule visite. Mes sœurs étaient du voyage, et nous devions voir Paris ensemble. Le premier jour nous irions dîner au Palais-Royal afin d'être tout portés au Théâtre-Français. Malgré l'ivresse que me causa ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par le vent d'orage qui impressionne si rapidement les habitués du malheur. J'avais à déclarer cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent à mes parents. J'inventai de prendre mon frère pour drogman de Doisy, pour interprète de mon repentir, pour médiateur de mon pardon. Mon père pencha vers l'indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, son œil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. «Que serais-je plus tard, si dès l'âge de dix-sept ans je faisais de semblables équipées! Étais-je bien son fils? Allais-je ruiner ma famille? Étais-je donc seul au logis? La carrière embrassée par mon frère Charles n'exigeait-elle pas une dotation indépendante, déjà méritée par une conduite qui glorifiait sa famille, tandis que j'en serais la honte? Mes deux sœurs se marieraient-elles sans dot? Ignorais-je donc le prix de l'argent et ce que je coûtais? A quoi servaient le sucre et le café dans une éducation? Se conduire ainsi, n'était-ce pas apprendre tous les vices?» Marat était un ange en comparaison de moi. Après avoir subi le choc de ce torrent qui charria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à ma pension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé de voir Talma dans Britannicus. Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation de douze ans.

Quand j'eus fini mes humanités, mon père me laissa sous la tutelle de monsieur Lepître: je devais apprendre les mathématiques transcendantes, faire une première année de Droit et commencer de hautes études. Pensionnaire en chambre et libéré des classes, je crus à une trêve entre la misère et moi. Mais malgré mes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, mon père continua le système qui m'avait envoyé jadis à l'école sans provisions de bouche, au collége sans menus plaisirs, et donné Doisy pour créancier. J'eus peu d'argent à ma disposition. Que tenter à Paris sans argent? D'ailleurs, ma liberté fut savamment enchaînée. Monsieur Lepître me faisait accompagner à l'École de Droit par un gâcheux qui me remettait aux mains du professeur, et venait me reprendre. Une jeune fille aurait été gardée avec moins de précautions que les craintes de ma mère n'en inspirèrent pour conserver ma personne. Paris effrayait à bon droit mes parents. Les écoliers sont secrètement occupés de ce qui préoccupe aussi les demoiselles dans leurs pensionnats; quoi qu'on fasse, celles-ci parleront toujours de l'amant, et ceux-là de la femme. Mais à Paris, et dans ce temps, les conversations entre camarades étaient dominées par le monde oriental et sultanesque du Palais-Royal. Le Palais-Royal était un Eldorado d'amour où le soir les lingots couraient tout monnayés. Là cessaient les doutes les plus vierges, là pouvaient s'apaiser nos curiosités allumées! Le Palais-Royal et moi, nous fûmes deux asymptotes, dirigées l'une vers l'autre sans pouvoir se rencontrer. Voici comment le sort déjoua mes tentatives. Mon père m'avait présenté chez une de mes tantes qui demeurait dans l'île Saint-Louis, où je dus aller dîner les jeudis et les dimanches, conduit par madame ou par monsieur Lepître, qui, ces jours-là, sortaient et me reprenaient le soir en revenant chez eux. Singulières récréations! La marquise de Listomère était une grande dame cérémonieuse qui n'eut jamais la pensée de m'offrir un écu. Vieille comme une cathédrale, peinte comme une miniature, somptueuse dans sa mise, elle vivait dans son hôtel comme si Louis XV ne fût pas mort, et ne voyait que des vieilles femmes et des gentilshommes, société de corps fossiles où je croyais être dans un cimetière. Personne ne m'adressait la parole, et je ne me sentais pas la force de parler le premier. Les regards hostiles ou froids me rendaient honteux de ma jeunesse qui semblait importune à tous. Je basai le succès de mon escapade sur cette indifférence, en me proposant de m'esquiver un jour, aussitôt le dîner fini, pour voler aux Galeries de bois. Une fois engagée dans un whist, ma tante ne faisait plus attention à moi. Jean, son valet de chambre, se souciait peu de monsieur Lepître; mais ce malheureux dîner se prolongeait malheureusement en raison de la vétusté des mâchoires ou de l'imperfection des râteliers. Enfin un soir, entre huit et neuf heures, j'avais gagné l'escalier, palpitant comme Bianca Capello le jour de sa fuite; mais, quand le suisse m'eut tiré le cordon, je vis le fiacre de monsieur Lepître dans la rue, et le bonhomme qui me demandait de sa voix poussive. Trois fois le hasard s'interposa fatalement entre l'enfer du Palais-Royal et le paradis de ma jeunesse. Le jour où, me trouvant honteux à vingt ans de mon ignorance, je résolus d'affronter tous les périls pour en finir; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepître pendant qu'il montait en voiture, opération difficile, il était gros comme Louis XVIII et pied-bot; eh! bien, ma mère arrivait en chaise de poste! Je fus arrêté par son regard et demeurai comme l'oiseau devant le serpent. Par quel hasard la rencontrai-je? Rien de plus naturel. Napoléon tentait ses derniers coups. Mon père, qui pressentait le retour des Bourbons, venait éclairer mon frère employé déjà dans la diplomatie impériale. Il avait quitté Tours avec ma mère. Ma mère s'était chargée de m'y reconduire pour me soustraire aux dangers dont la capitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment la marche des ennemis. En quelques minutes je fus enlevé de Paris, au moment où son séjour allait m'être fatal. Les tourments d'une imagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d'une vie attristée par de constantes privations, m'avaient contraint à me jeter dans l'étude, comme les hommes lassés de leur sort se confinaient autrefois dans un cloître. Chez moi, l'étude était devenue une passion qui pouvait m'être fatale en m'emprisonnant à l'époque où les jeunes gens doivent se livrer aux activités enchanteresses de leur nature printanière.

Ce léger croquis d'une jeunesse, où vous devinez d'innombrables élégies, était nécessaire pour expliquer l'influence qu'elle exerça sur mon avenir. Affecté par tant d'éléments morbides, à vingt ans passés, j'étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine de vouloirs se débattait avec un corps débile en apparence; mais qui, selon le mot d'un vieux médecin de Tours, subissait la dernière fusion d'un tempérament de fer. Enfant par le corps et vieux par la pensée, j'avais tant lu, tant médité, que je connaissais métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment où j'allais apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés et les chemins sablonneux de ses plaines. Des hasards inouïs m'avaient laissé dans cette délicieuse période où surgissent les premiers troubles de l'âme, où elle s'éveille aux voluptés, où pour elle tout est sapide et frais. J'étais entre ma puberté prolongée par mes travaux et une virilité qui poussait tardivement ses rameaux verts. Nul jeune homme ne fut, mieux que je ne l'étais, préparé à sentir, à aimer. Pour bien comprendre mon récit, reportez-vous donc à ce bel âge où la bouche est vierge de mensonges, où le regard est franc, quoique voilé par des paupières qu'alourdissent les timidités en contradiction avec le désir, où l'esprit ne se plie point au jésuitisme du monde, où la couardise du cœur égale en violence les générosités du premier mouvement.

Je ne vous parlerai point du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. La froideur de ses façons réprima l'essor de mes tendresses. En partant de chaque nouveau relais, je me promettais de parler; mais un regard, un mot effarouchaient les phrases prudemment méditées pour mon exorde. A Orléans, au moment de se coucher, ma mère me reprocha mon silence. Je me jetai à ses pieds, j'embrassai ses genoux en pleurant à chaudes larmes, je lui ouvris mon cœur, gros d'affection; j'essayai de la toucher par l'éloquence d'une plaidoirie affamée d'amour, et dont les accents eussent remué les entrailles d'une marâtre. Ma mère me répondit que je jouais la comédie. Je me plaignis de son abandon, elle m'appela fils dénaturé. J'eus un tel serrement de cœur, qu'à Blois je courus sur le pont pour me jeter dans la Loire. Mon suicide fut empêché par la hauteur du parapet.

A mon arrivée, mes deux sœurs, qui ne me connaissaient point, marquèrent plus d'étonnement que de tendresse; cependant plus tard, par comparaison, elles me parurent pleines d'amitié pour moi. Je fus logé dans une chambre, au troisième étage. Vous aurez compris l'étendue de mes misères quand je vous aurai dit que ma mère me laissa, moi, jeune homme de vingt ans, sans autre linge que celui de mon misérable trousseau de pension, sans autre garde-robe que mes vêtements de Paris. Si je volais d'un bout du salon à l'autre pour lui ramasser son mouchoir, elle ne me disait que le froid merci qu'une femme accorde à son valet. Obligé de l'observer pour reconnaître s'il y avait en son cœur des endroits friables où je pusse attacher quelques rameaux d'affection, je vis en elle une grande femme sèche et mince, joueuse, égoïste, impertinente comme toutes les Listomère chez qui l'impertinence se compte dans la dot. Elle ne voyait dans la vie que des devoirs à remplir; toutes les femmes froides que j'ai rencontrées se faisaient comme elle une religion du devoir: elle recevait nos adorations comme un prêtre reçoit l'encens à la messe; mon frère aîné semblait avoir absorbé le peu de maternité qu'elle avait au cœur. Elle nous piquait sans cesse par les traits d'une ironie mordante, l'arme des gens sans cœur, et de laquelle elle se servait contre nous qui ne pouvions lui rien répondre. Malgré ces barrières épineuses, les sentiments instinctifs tiennent par tant de racines, la religieuse terreur inspirée par une mère de laquelle il coûte trop de désespérer conserve tant de liens, que la sublime erreur de notre amour se continua jusqu'au jour où, plus avancés dans la vie, elle fut souverainement jugée. En ce jour commencent les représailles des enfants dont l'indifférence engendrée par les déceptions du passé, grossie des épaves limoneuses qu'ils en ramènent, s'étend jusque sur la tombe. Ce terrible despotisme chassa les idées voluptueuses que j'avais follement médité de satisfaire à Tours. Je me jetai désespérément dans la bibliothèque de mon père, où je me mis à lire tous les livres que je ne connaissais point. Mes longues séances de travail m'épargnèrent tout contact avec ma mère, mais elles aggravèrent ma situation morale. Parfois, ma sœur aînée, celle qui a épousé notre cousin le marquis de Listomère, cherchait à me consoler sans pouvoir calmer l'irritation à laquelle j'étais en proie. Je voulais mourir.

De grands événements, auxquels j'étais étranger, se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindre Louis XVIII à Paris, le duc d'Angoulême recevait, à son passage dans chaque ville, des ovations préparées par l'enthousiasme qui saisissait la vieille France au retour des Bourbons. La Touraine en émoi pour ses princes légitimes, la ville en rumeur, les fenêtres pavoisées, les habitants endimanchés, les apprêts d'une fête, et ce je ne sais quoi répandu dans l'air et qui grise, me donnèrent l'envie d'assister au bal offert au prince. Quand je me mis de l'audace au front pour exprimer ce désir à ma mère, alors trop malade pour pouvoir assister à la fête, elle se courrouça grandement. Arrivais-je du Congo pour ne rien savoir? Comment pouvais-je imaginer que notre famille ne serait pas représentée à ce bal? En l'absence de mon père et de mon frère, n'était-ce pas à moi d'y aller? N'avais-je pas une mère? ne pensait-elle pas au bonheur de ses enfants? En un moment le fils quasi désavoué devenait un personnage. Je fus autant abasourdi de mon importance que du déluge de raisons ironiquement déduites par lesquelles ma mère accueillit ma supplique. Je questionnai mes sœurs, j'appris que ma mère, à laquelle plaisaient ces coups de théâtre, s'était forcément occupée de ma toilette. Surpris par les exigences de ses pratiques, aucun tailleur de Tours n'avait pu se charger de mon équipement. Ma mère avait mandé son ouvrière à la journée, qui, suivant l'usage des provinces, savait faire toute espèce de couture. Un habit bleu-barbeau me fut secrètement confectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpins neufs furent facilement trouvés; les gilets d'homme se portaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père; pour la première fois j'eus une chemise à jabot dont les tuyaux gonflèrent ma poitrine et s'entortillèrent dans le nœud de ma cravate. Quand je fus habillé, je me ressemblais si peu, que mes sœurs me donnèrent par leurs compliments le courage de paraître devant la Touraine assemblée. Entreprise ardue! Cette fête comportait trop d'appelés pour qu'il y eût beaucoup d'élus. Grâce à l'exiguité de ma taille, je me faufilai sous une tente construite dans les jardins de la maison Papion, et j'arrivai près du fauteuil où trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur, ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornements dorés, par les toilettes et les diamants de la première fête publique à laquelle j'assistais. J'étais poussé par une foule d'hommes et de femmes qui se ruaient les uns sur les autres et se heurtaient dans un nuage de poussière. Les cuivres ardents et les éclats bourboniens de la musique militaire étaient étouffés sous les hourra de:—Vive le duc d'Angoulême! vive le roi! vivent les Bourbons! Cette fête était une débâcle d'enthousiasme où chacun s'efforçait de se surpasser dans le féroce empressement de courir au soleil levant des Bourbons, véritable égoïsme de parti qui me laissa froid, me rapetissa, me replia sur moi-même.

Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, j'eus un enfantin désir d'être duc d'Angoulême, de me mêler ainsi à ces princes qui paradaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeau fit éclore une ambition que mon caractère et les circonstances ennoblirent. Qui n'a pas jalousé cette adoration dont une répétition grandiose me fut offerte quelques mois après, quand Paris tout entier se précipita vers l'Empereur à son retour de l'île d'Elbe? Cet empire exercé sur les masses dont les sentiments et la vie se déchargent dans une seule âme, me voua soudain à la gloire, cette prêtresse qui égorge les Français aujourd'hui, comme autrefois la druidesse sacrifiait les Gaulois. Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté. Trop timide pour inviter une danseuse, et craignant d'ailleurs de brouiller les figures, je devins naturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne. Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Ce dernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir, je me réfugiai dans un coin au bout d'une banquette abandonnée, où je restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s'endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d'oiseau qui s'abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l'avais été par la fête; elle devint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies: le brillant des cheveux lissés au-dessus d'un cou velouté comme celui d'une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l'esprit. Après m'être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d'entendre; elle se retourna, me vit et me dit: «—Monsieur?» Ah! si elle avait dit: «—Mon petit bonhomme, qu'est-ce qui vous prend donc!» je l'aurais tuée peut-être; mais à ce monsieur! des larmes chaudes jaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d'une sainte colère, par une tête sublime couronnée d'un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d'amour. La pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies dans les larmes du repentir. Elle s'en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors le ridicule de ma position; alors seulement je compris que j'étais fagotté comme le singe d'un Savoyard. J'eus honte de moi. Je restai tout hébété, savourant la pomme que je venais de voler, gardant sur mes lèvres la chaleur de ce sang que j'avais aspiré, ne me repentant de rien, et suivant du regard cette femme descendue des cieux. Saisi par le premier aspect charnel de la grande fièvre du cœur, j'errai dans le bal devenu désert, sans pouvoir y retrouver mon inconnue. Je revins me coucher métamorphosé.

Une âme nouvelle, une âme aux ailes diaprées avait brisé sa larve. Tombée des steppes bleus où je l'admirais, ma chère étoile s'était donc faite femme en conservant sa clarté, ses scintillements et sa fraîcheur. J'aimai soudain sans rien savoir de l'amour. N'est-ce pas une étrange chose que cette première irruption du sentiment le plus vif de l'homme? J'avais rencontré dans le salon de ma tante quelques jolies femmes, aucune ne m'avait causé la moindre impression. Existe-t-il donc une heure, une conjonction d'astres, une réunion de circonstances expresses, une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passion exclusive, au temps où la passion embrasse le sexe entier? En pensant que mon élue vivait en Touraine, j'aspirais l'air avec délices, je trouvai au bleu du temps une couleur que je ne lui ai plus vue nulle part. Si j'étais ravi mentalement, je parus sérieusement malade, et ma mère eut des craintes mêlées de remords. Semblable aux animaux qui sentent venir le mal, j'allai m'accroupir dans un coin du jardin pour y rêver au baiser que j'avais volé. Quelques jours après ce bal mémorable, ma mère attribua l'abandon de mes travaux, mon indifférence à ses regards oppresseurs, mon insouciance de ses ironies et ma sombre attitude, aux crises naturelles que doivent subir les jeunes gens de mon âge. La campagne, cet éternel remède des affections auxquelles la médecine ne connaît rien, fut regardée comme le meilleur moyen de me sortir de mon apathie. Ma mère décida que j'irais passer quelques jours à Frapesle, château situé sur l'Indre entre Montbazon et Azay-le-Rideau, chez l'un de ses amis, à qui sans doute elle donna des instructions secrètes. Le jour où j'eus ainsi la clef des champs, j'avais si drument nagé dans l'océan de l'amour que je l'avais traversé. J'ignorais le nom de mon inconnue, comment la désigner, où la trouver? d'ailleurs, à qui pouvais-je parler d'elle? Mon caractère timide augmentait encore les craintes inexpliquées qui s'emparent des jeunes cœurs au début de l'amour, et me faisait commencer par la mélancolie qui termine les passions sans espoir. Je ne demandais pas mieux que d'aller, venir, courir à travers champs. Avec ce courage d'enfant qui ne doute de rien et comporte je ne sais quoi de chevaleresque, je me proposais de fouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied, en me disant à chaque jolie tourelle:—C'est là!

Donc, un jeudi matin je sortis de Tours par la barrière Saint-Éloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j'arrivai dans Poncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route de Chinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m'arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionné par personne. Pour un pauvre être écrasé par les différents despotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, le premier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens, apportait à l'âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup de raisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleine d'enchantements. Dans mon enfance, mes promenades ne m'avaient pas conduit à plus d'une lieue hors la ville. Mes courses aux environs de Pont-le-Voy, ni celles que je fis dans Paris, ne m'avaient gâté sur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait, des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respire dans le paysage de Tours avec lequel je m'étais familiarisé. Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j'étais donc exigeant à mon insu, comme ceux qui sans avoir la pratique d'un art en imaginent tout d'abord l'idéal. Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passant par les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l'Indre, et où mène un chemin de traverse que l'on prend à Champy. Ces landes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom de la commune d'où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu'au petit pays d'Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines; une magnifique coupe d'émeraude au fond de laquelle l'Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d'un étonnement voluptueux que l'ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé.—Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici? A cette pensée je m'appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m'interroge sur les changements que j'ai subis pendant le temps qui s'est écoulé depuis le dernier jour où j'en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point: le premier castel que je vis au penchant d'une lande était son habitation. Quand je m'assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L'amour infini, sans autre aliment qu'un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d'eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d'amour, par les bois de chênes qui s'avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps; si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l'automne; au printemps, l'amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s'y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l'âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l'Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j'aime la Touraine? je ne l'aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert; je l'aime comme un artiste aime l'art; je l'aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d'un convolvulus, flétrie si l'on y touche. Je descendis, l'âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil. Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusement découpées, couronnées de quelques bouquets d'arbres au milieu d'une prairie d'eau; quel autre nom donner à ces végétations aquatiques, si vivaces, si bien colorées, qui tapissent la rivière, surgissent au-dessus, ondulent avec elle, se laissent aller à ses caprices et se plient aux tempêtes de la rivière fouettée par la roue des moulins! Çà et là, s'élèvent des masses de gravier sur lesquelles l'eau se brise en y formant des franges où reluit le soleil. Les amaryllis, le nénuphar, le lys d'eau, les joncs, les flox décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. Un pont tremblant composé de poutrelles pourries, dont les piles sont couvertes de fleurs, dont les garde-fous plantés d'herbes vivaces et de mousses veloutées se penchent sur la rivière et ne tombent point; des barques usées, des filets de pêcheurs, le chant monotone d'un berger, les canards qui voguaient entre les îles ou s'épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie la Loire; des garçons meuniers, le bonnet sur l'oreille, occupés à charger leurs mulets; chacun de ces détails rendait cette scène d'une naïveté surprenante. Imaginez au delà du pont deux ou trois fermes, un colombier, des tourterelles, une trentaine de masures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles, de jasmins et de clématites; puis du fumier fleuri devant toutes les portes, des poules et des coqs par les chemins? voilà le village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d'une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux. Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers aux feuilles d'or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu des longues prairies où l'œil se perd sous un ciel chaud et vaporeux, vous aurez une idée d'un des mille points de vue de ce beau pays. Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, en observant les détails des collines qui meublent la rive opposée. Puis enfin j'atteignis un parc orné d'arbres centenaires qui m'indiqua le château de Frapesle. J'arrivai précisément à l'heure où la cloche annonçait le déjeuner. Après le repas, mon hôte, ne soupçonnant pas que j'étais venu de Tours à pied, me fit parcourir les alentours de sa terre où de toutes parts je vis la vallée sous toutes ses formes: ici par une échappée, là tout entière; souvent mes yeux furent attirés à l'horizon par la belle lame d'or de la Loire où, parmi les roulées, les voiles dessinaient de fantasques figures qui fuyaient emportées par le vent. En gravissant une crête, j'admirai pour la première fois le château d'Azay, diamant taillé à facettes, serti par l'Indre, monté sur des pilotis masqués de fleurs. Puis je vis dans un fond les masses romantiques du château de Saché, mélancolique séjour plein d'harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères aux poètes dont l'âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je le silence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieux épandu dans son vallon solitaire! Mais chaque fois que je retrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu, choisi par mon premier regard, je m'y arrêtais complaisamment.

—Hé! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l'un de ces pétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge, vous sentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.

Je n'aimai pas ce dernier mot, mais je demandai le nom du castel et celui du propriétaire.

—Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenant au comte de Mortsauf, le représentant d'une famille historique en Touraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indique l'aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Il descend d'un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsauf portent-ils d'or, à la croix de sable alezée potencée et contre-potencée, chargée en cœur d'une fleur de lys d'or au pied nourri, avec: Dieu saulve le Roi notre Sire, pour devise. Le comte est venu s'établir sur ce domaine au retour de l'émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourt, de la maison de Lenoncourt-Givry, qui va s'éteindre: madame de Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famille contraste si singulièrement avec l'illustration des noms, que, par orgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours à Clochegourde et n'y voient personne. Jusqu'à présent leur attachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude; mais je doute que le retour du roi change leur manière de vivre. En venant m'établir ici, l'année dernière, je suis allé leur faire une visite de politesse; ils me l'ont rendue et nous ont invités à dîner; l'hiver nous a séparés pour quelques mois; puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je ne suis à Frapesle que depuis peu de temps. Madame de Mortsauf est une femme qui pourrait occuper partout la première place.

—Vient-elle souvent à Tours?

—Elle n'y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y est allée dernièrement, au passage du duc d'Angoulême qui s'est montré fort gracieux pour monsieur de Mortsauf.

—C'est elle! m'écriai-je.

—Qui, elle?

—Une femme qui a de belles épaules.

—Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont de belles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n'êtes pas fatigué, nous pouvons passer la rivière, et monter à Clochegourde, où vous aviserez à reconnaître vos épaules.

J'acceptai, non sans rougir de plaisir et de honte. Vers quatre heures nous arrivâmes au petit château que mes yeux caressaient depuis si long-temps. Cette habitation, qui fait un bel effet dans le paysage, est en réalité modeste. Elle a cinq fenêtres de face, chacune de celles qui terminent la façade exposée au midi s'avance d'environ deux toises, artifice d'architecture qui simule deux pavillons et donne de la grâce au logis; celle du milieu sert de porte, et on en descend par un double perron dans des jardins étagés qui atteignent à une étroite prairie située le long de l'Indre. Quoiqu'un chemin communal sépare cette prairie de la dernière terrasse ombragée par une allée d'acacias et de vernis du Japon, elle semble faire partie des jardins; car le chemin est creux, encaissé d'un côté par la terrasse, et bordé de l'autre par une haie normande. Les pentes bien ménagées mettent assez de distance entre l'habitation et la rivière pour sauver les inconvénients du voisinage des eaux sans en ôter l'agrément. Sous la maison se trouvent des remises, des écuries, des resserres, des cuisines dont les diverses ouvertures dessinent des arcades. Les toits sont gracieusement contournés aux angles, décorés de mansardes à croisillons sculptés et de bouquets en plomb sur les pignons. La toiture, sans doute négligée pendant la révolution, est chargée de cette rouille produite par les mousses plates et rougeâtres qui croissent sur les maisons exposées au midi. La porte-fenêtre du perron est surmontée d'un campanile où reste sculpté l'écusson des Blamont-Chauvry: écartelé de gueules à un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation et d'or à deux lances de sable mises en chevron. La devise: Voyez tous, nul ne touche! me frappa vivement. Les supports, qui sont un griffon et un dragon de gueules enchaînés d'or, faisaient un joli effet sculptés. La Révolution avait endommagé la couronne ducale et le cimier qui se compose d'un palmier de sinople fruité d'or. Senart, Secrétaire du Comité de Salut public, était bailli de Saché avant 1781, ce qui explique ces dévastations.

Ces dispositions donnent une élégante physionomie à ce castel ouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol. Vu de la vallée, le rez-de-chaussée semble être au premier étage; mais du côté de la cour, il est de plain-pied avec une large allée sablée donnant sur un boulingrin animé par plusieurs corbeilles de fleurs. A droite et à gauche, les clos de vignes, les vergers et quelques pièces de terres labourables plantées de noyers, descendent rapidement, enveloppent la maison de leurs massifs, et atteignent les bords de l'Indre, que garnissent en cet endroit des touffes d'arbres dont les verts ont été nuancés par la nature elle-même. En montant le chemin qui côtoie Clochegourde, j'admirais ces masses si bien disposées, j'y respirais un air chargé de bonheur. La nature morale a-t-elle donc, comme la nature physique, ses communications électriques et ses rapides changements de température? Mon cœur palpitait à l'approche des événements secrets qui devaient le modifier à jamais, comme les animaux s'égaient en prévoyant un beau temps. Ce jour si marquant dans ma vie ne fut dénué d'aucune des circonstances qui pouvaient le solenniser. La Nature s'était parée comme une femme allant à la rencontre du bien-aimé, mon âme avait pour la première fois entendu sa voix, mes yeux l'avaient admirée aussi féconde, aussi variée que mon imagination me la représentait dans mes rêves de collége dont je vous ai dit quelques mots inhabiles à vous en expliquer l'influence, car ils ont été comme une Apocalypse où ma vie me fut figurativement prédite: chaque événement heureux ou malheureux s'y rattache par des images bizarres, liens visibles aux yeux de l'âme seulement. Nous traversâmes une première cour entourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, une grange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par les aboiements du chien de garde, un domestique vint à notre rencontre, et nous dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin, allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était au logis. Mon hôte me regarda. Je tremblais qu'il ne voulût pas voir madame de Mortsauf en l'absence de son mari, mais il dit au domestique de nous annoncer. Poussé par une avidité d'enfant, je me précipitai dans la longue antichambre qui traverse la maison.

—Entrez donc, messieurs! dit alors une voix d'or.

Quoique madame de Mortsauf n'eût prononcé qu'un mot au bal, je reconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayon de soleil remplit et dore le cachot d'un prisonnier. En pensant qu'elle pouvait se rappeler ma figure, je voulus m'enfuir; il n'était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, nos yeux se rencontrèrent. Je ne sais qui d'elle ou de moi rougit le plus fortement. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s'asseoir à sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestique eut approché deux fauteuils; elle acheva de tirer son aiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelques points et releva sa tête, à la fois douce et altière, vers monsieur de Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elle devait sa visite. Quoique curieuse de savoir la vérité sur mon apparition, elle ne nous regarda ni l'un ni l'autre; ses yeux furent constamment attachés sur la rivière; mais à la manière dont elle écoutait, vous eussiez dit que, semblable aux aveugles, elle savait reconnaître les agitations de l'âme dans les imperceptibles accents de la parole. Et cela était vrai. Monsieur de Chessel dit mon nom et fit ma biographie. J'étais arrivé depuis quelques mois à Tours, où mes parents m'avaient ramené chez eux quand la guerre avait menacé Paris. Enfant de la Touraine à qui la Touraine était inconnue, elle voyait en moi un jeune homme affaibli par des travaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s'y divertir, et auquel il avait montré sa terre, où je venais pour la première fois. Au bas du coteau seulement, je lui avais appris ma course de Tours à Frapesle, et craignant pour ma santé déjà si faible, il s'était avisé d'entrer à Clochegourde en pensant qu'elle me permettrait de m'y reposer. Monsieur de Chessel disait la vérité, mais un hasard heureux semble si fort cherché que madame de Mortsauf garda quelque défiance; elle tourna sur moi des yeux froids et sévères qui me firent baisser les paupières, autant par je ne sais quel sentiment d'humiliation que pour cacher des larmes que je retins entre mes cils. L'imposante châtelaine me vit le front en sueur; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car elle m'offrit ce dont je pouvais avoir besoin, en exprimant une bonté consolante qui me rendit la parole. Je rougissais comme une jeune fille en faute, et d'une voix chevrotante comme celle d'un vieillard, je répondis par un remercîment négatif.

—Tout ce que je souhaite, lui dis-je en levant les yeux sur les siens que je rencontrai pour la seconde fois, mais pendant un moment aussi rapide qu'un éclair, c'est de n'être pas renvoyé d'ici; je suis tellement engourdi par la fatigue, que je ne pourrais marcher.

—Pourquoi suspectez-vous l'hospitalité de notre beau pays? me dit-elle. Vous nous accorderez sans doute le plaisir de dîner à Clochegourde? ajouta-t-elle en se tournant vers son voisin.

Je jetai sur mon protecteur un regard où éclatèrent tant de prières qu'il se mit en mesure d'accepter cette proposition, dont la formule voulait un refus. Si l'habitude du monde permettait à monsieur de Chessel de distinguer ces nuances, un jeune homme sans expérience croit si fermement à l'union de la parole et de la pensée chez une belle femme, que je fus bien étonné quand, en revenant le soir, mon hôte me dit:—Je suis resté, parce que vous en mouriez d'envie; mais si vous ne raccommodez pas les choses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Ce si vous ne raccommodez pas les choses me fit long-temps rêver. Si je plaisais à madame de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir à celui qui m'avait introduit chez elle. Monsieur de Chessel me supposait donc le pouvoir de l'intéresser, n'était-ce pas me le donner? Cette explication corrobora mon espoir en un moment où j'avais besoin de secours.

—Ceci me semble difficile, répondit-il, madame de Chessel nous attend.

—Elle vous a tous les jours, reprit la comtesse, et nous pouvons l'avertir. Est-elle seule?

—Elle a monsieur l'abbé de Quélus.

—Eh! bien, dit-elle en se levant pour sonner, vous dînez avec nous.

Cette fois monsieur de Chessel la crut franche et me jeta des regards complimenteurs. Dès que je fus certain de rester pendant une soirée sous ce toit, j'eus à moi comme une éternité. Pour beaucoup d'êtres malheureux, demain est un mot vide de sens, et j'étais alors au nombre de ceux qui n'ont aucune foi dans le lendemain; quand j'avais quelques heures à moi, j'y faisais tenir toute une vie de voluptés. Madame de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle j'étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d'agir atteste un manque d'éducation ou son mépris pour celui qu'elle met ainsi comme à la porte du discours; mais ce fut embarras chez la comtesse. Si d'abord je crus qu'elle affectait de me traiter en enfant, si j'enviai le privilége des hommes de trente ans qui permettait à monsieur de Chessel d'entretenir sa voisine de sujets graves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en me disant que tout était pour lui; à quelques mois de là, je sus combien est significatif le silence d'une femme, et combien de pensées couvre une diffuse conversation. D'abord j'essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil; puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d'entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d'une flûte; il expirait onduleusement à l'oreille d'où il précipitait l'action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d'oiseau; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l'âme dans un monde surhumain. Combien de fois n'ai-je pas laissé continuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois ne me suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concerts de voix humaine, pour aspirer l'air qui sortait de sa lèvre chargé de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l'ardeur que j'aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein! Quel chant d'hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins! L'inattention de la comtesse me permit de l'examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belle parleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouait dans les boucles de sa chevelure. Cependant j'étais en proie à une terreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé les joies illimitées d'une passion vraie. J'avais peur qu'elle ne me surprît les yeux attachés à la place de ses épaules que j'avais si ardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et j'y succombais, je les regardais! mon œil déchirait l'étoffe, je revoyais la lentille qui marquait la naissance de la jolie raie par laquelle son dos était partagé, mouche perdue dans du lait, et qui depuis le bal flamboyait toujours le soir dans ces ténèbres où semble ruisseler le sommeil des jeunes gens dont l'imagination est ardente, dont la vie est chaste.

Je puis vous crayonner les traits principaux qui partout eussent signalé la comtesse aux regards; mais le dessin le plus correct, la couleur la plus chaude n'en exprimeraient rien encore. Sa figure est une de celles dont la ressemblance exige l'introuvable artiste de qui la main sait peindre le reflet des feux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie la science, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. Ses cheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et ces souffrances étaient sans doute causées par de subites réactions du sang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d'idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Ses yeux verdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles; mais s'il s'agissait de ses enfants, s'il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmes résignées, son œil lançait alors une lueur subtile qui semblait s'enflammer aux sources de la vie et devait les tarir; éclair qui m'avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédain formidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières aux plus hardis. Un nez grec, comme dessiné par Phidias et réuni par un double arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait son visage de forme ovale, et dont le teint, comparable au tissu des camélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses. Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoique développées. Vous comprendrez soudain ce genre de perfection, lorsque vous saurez qu'en s'unissant à l'avant-bras les éblouissants trésors qui m'avaient fasciné paraissaient ne devoir former aucun pli. Le bas de sa tête n'offrait point ces creux qui font ressembler la nuque de certaines femmes à des troncs d'arbres, ses muscles n'y dessinaient point de cordes et partout les lignes s'arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard comme pour le pinceau. Un duvet follet se mourait le long de ses joues, dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s'y faisait soyeuse. Ses oreilles petites et bien contournées étaient, suivant son expression, des oreilles d'esclave et de mère. Plus tard, quand j'habitai son cœur, elle me disait: «Voici monsieur de Mortsauf!» et avait raison, tandis que je n'entendais rien encore, moi dont l'ouïe possède une remarquable étendue. Ses bras étaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, comme dans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à fines côtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l'avantage sur les tailles rondes, si vous n'étiez pas une exception. La taille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsi construites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie; elles sont mieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle, la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez maintenant comment elle était faite. Elle avait le pied d'une femme comme il faut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit la vue quand il dépasse la robe. Quoiqu'elle fût mère de deux enfants, je n'ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fille qu'elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoi d'interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre nous ramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments. Ses qualités visibles ne peuvent d'ailleurs s'exprimer que par des comparaisons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cette bruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati, cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose, vous devinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde, naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses qui devenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait la verdure que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées, son esprit avait la profonde concision du sauvage; elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine et bachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière de s'asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot. Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur qui repose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappait parfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieur enseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie était devenue du mystère, elle faisait rêver au lieu d'inspirer l'attention galante que sollicitent les femmes, et laissait apercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêves bleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages. Cette révélation involontaire rendait pensifs ceux qui ne se sentaient pas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. La rareté de ses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants, elle ne regardait personne) donnait une incroyable solennité à ce qu'elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une chose avec cet air que savent prendre les femmes au moment où elles compromettent leur dignité par un aveu. Ce jour-là madame de Mortsauf avait une robe rose à mille raies, une collerette à large ourlet, une ceinture noire et des brodequins de cette même couleur. Ses cheveux simplement tordus sur sa tête étaient retenus par un peigne d'écaille. Telle est l'imparfaite esquisse promise. Mais la constante émanation de son âme sur les siens, cette essence nourrissante épandue à flots comme le soleil émet sa lumière; mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sa résignation aux heures nuageuses; tous ces tournoiements de la vie où le caractère se déploie, tiennent comme les effets du ciel à des circonstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entre elles que par le fond d'où elles détachent, et dont la peinture sera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire; véritable épopée domestique, aussi grande aux yeux du sage que le sont les tragédies aux yeux de la foule, et dont le récit vous attachera autant pour la part que j'y ai prise, que par sa similitude avec un grand nombre de destinées féminines.

Tout à Clochegourde portait le cachet d'une propreté vraiment anglaise. Le salon où restait la comtesse était entièrement boisé, peint en gris de deux nuances. La cheminée avait pour ornement une pendule contenue dans un bloc d'acajou surmonté d'une coupe, et deux grands vases en porcelaine blanche à filets d'or, d'où s'élevaient des bruyères du Cap. Une lampe était sur la console. Il y avait un trictrac en face de la cheminée. Deux larges embrasses en coton retenaient les rideaux de percale blanche, sans franges. Des housses grises, bordées d'un galon vert, recouvraient les siéges, et la tapisserie tendue sur le métier de la comtesse disait assez pourquoi son meuble était ainsi caché. Cette simplicité arrivait à la grandeur. Aucun appartement, parmi ceux que j'ai vus depuis, ne m'a causé des impressions aussi fertiles, aussi touffues que celles dont j'étais saisi dans ce salon de Clochegourde, calme et recueilli comme la vie de la comtesse, et où l'on devinait la régularité conventuelle de ses occupations. La plupart de mes idées, et même les plus audacieuses en science ou en politique, sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs; mais là verdoyait la plante inconnue qui jeta sur mon âme sa féconde poussière, là brillait la chaleur solaire qui développa mes bonnes et dessécha mes mauvaises qualités. De la fenêtre, l'œil embrassait la vallée depuis la colline où s'étale Pont-de-Ruan, jusqu'au château d'Azay, en suivant les sinuosités de la côte opposée que varient les tours de Frapesle, puis l'église, le bourg et le vieux manoir de Saché dont les masses dominent la prairie. En harmonie avec cette vie reposée et sans autres émotions que celles données par la famille, ces lieux communiquaient à l'âme leur sérénité. Si je l'avais rencontrée là pour la première fois, entre le comte et ses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe de bal, je ne lui aurais pas ravi ce délirant baiser dont j'eus alors des remords en croyant qu'il détruirait l'avenir de mon amour! Non, dans les noires dispositions où me mettait le malheur, j'aurais plié le genou, j'aurais baisé ses brodequins, j'y aurais laissé quelques larmes, et je serais allé me jeter dans l'Indre. Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bu le lait de cette coupe pleine d'amour, j'avais dans l'âme le goût et l'espérance de voluptés humaines; je voulais vivre et attendre l'heure du plaisir comme le sauvage épie l'heure de la vengeance; je voulais me suspendre aux arbres, ramper dans les vignes, me tapir dans l'Indre; je voulais avoir pour complices le silence de la nuit, la lassitude de la vie, la chaleur du soleil, afin d'achever la pomme délicieuse où j'avais déjà mordu. M'eût-elle demandé la fleur qui chante ou les richesses enfouies par les compagnons de Morgan l'exterminateur, je les lui aurais apportées afin d'obtenir les richesses certaines et la fleur muette que je souhaitais! Quand cessa le rêve où m'avait plongé la longue contemplation de mon idole, et pendant lequel un domestique vint et lui parla, je l'entendis causant du comte. Je pensai seulement alors qu'une femme devait appartenir à son mari. Cette pensée me donna des vertiges. Puis j'eus une rageuse et sombre curiosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments me dominèrent, la haine et la peur; une haine qui ne connaissait aucun obstacle et les mesurait tous sans les craindre; une peur vague, mais réelle du combat, de son issue, et d'ELLE surtout. En proie à d'indicibles pressentiments, je redoutais ces poignées de main qui déshonorent, j'entrevoyais déjà ces difficultés élastiques où se heurtent les plus rudes volontés et où elles s'émoussent; je craignais cette force d'inertie qui dépouille aujourd'hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmes passionnées.

—Voici monsieur de Mortsauf, dit-elle.

Je me dressai sur mes jambes comme un cheval effrayé. Quoique ce mouvement n'échappât ni à monsieur de Chessel ni à la comtesse, il ne me valut aucune observation muette, car il y eut une diversion faite par une jeune fille à qui je donnai six ans, et qui entra disant:—Voilà mon père.

—Eh! bien, Madeleine? fit sa mère.

L'enfant tendit à monsieur de Chessel la main qu'il demandait, et me regarda fort attentivement après m'avoir adressé son petit salut plein d'étonnement.

—Êtes-vous contente de sa santé? dit monsieur de Chessel à la comtesse.

—Elle va mieux, répondit-elle en caressant la chevelure de la petite déjà blottie dans son giron.

Une interrogation de monsieur de Chessel m'apprit que Madeleine avait neuf ans; je marquai quelque surprise de mon erreur, et mon étonnement amassa des nuages sur le front de la mère. Mon introducteur me jeta l'un de ces regards significatifs par lesquels les gens du monde nous font une seconde éducation. Là, sans doute était une blessure maternelle dont l'appareil devait être respecté. Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau était blanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleine n'aurait sans doute pas vécu dans l'atmosphère d'une ville. L'air de la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver, entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l'est une plante venue en serre malgré les rigueurs d'un climat étranger. Quoiqu'elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait en avoir l'âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs, ses yeux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrine étroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sans trêve où jusqu'alors la comtesse était victorieuse. Elle se faisait vive, sans doute pour éviter des chagrins à sa mère; car, en certains moments où elle ne s'observait plus, elle prenait l'attitude d'un saule-pleureur. Vous eussiez dit d'une petite Bohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant, épuisée, mais courageuse et parée pour son public.

—Où donc avez-vous laissé Jacques? lui demanda sa mère en la baisant sur la raie blanche qui partageait ses cheveux en deux bandeaux semblables aux ailes d'un corbeau.

—Il vient avec mon père.

En ce moment le comte entra suivi de son fils qu'il tenait par la main. Jacques, vrai portrait de sa sœur, offrait les mêmes symptômes de faiblesse. En voyant ces deux enfants frêles aux côtés d'une mère si magnifiquement belle, il était impossible de ne pas deviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de la comtesse et lui faisait taire une de ces pensées qui n'ont que Dieu pour confident, mais qui donnent au front de terribles signifiances. En me saluant, monsieur de Mortsauf me jeta le coup d'œil moins observateur que maladroitement inquiet d'un homme dont la défiance provient de son peu d'habitude à manier l'analyse. Après l'avoir mis au courant et m'avoir nommé, sa femme lui céda sa place, et nous quitta. Les enfants dont les yeux s'attachaient à ceux de leur mère, comme s'ils en tiraient leur lumière, voulurent l'accompagner, elle leur dit:—Restez, chers anges! et mit son doigt sur ses lèvres. Ils obéirent, mais leurs regards se voilèrent. Ah! pour s'entendre dire ce mot chers, quelles tâches n'aurait-on pas entreprises? Comme les enfants, j'eus moins chaud quand elle ne fut plus là. Mon nom changea les dispositions du comte à mon égard. De froid et sourcilleux il devint, sinon affectueux, du moins poliment empressé, me donna des marques de considération et parut heureux de me recevoir. Jadis mon père s'était dévoué pour nos maîtres à jouer un rôle grand mais obscur, dangereux mais qui pouvait être efficace. Quand tout fut perdu par l'accès de Napoléon au sommet des affaires, comme beaucoup de conspirateurs secrets, il s'était réfugié dans les douceurs de la province et de la vie privée, en acceptant des accusations aussi dures qu'imméritées; salaire inévitable des joueurs qui jouent le tout pour le tout, et succombent après avoir servi de pivot à la machine politique. Ne sachant rien de la fortune, rien des antécédents ni de l'avenir de ma famille, j'ignorais également les particularités de cette destinée perdue dont se souvenait le comte de Mortsauf. Cependant, si l'antiquité du nom, la plus précieuse qualité d'un homme à ses yeux, pouvait justifier l'accueil qui me rendit confus, je n'en appris la raison véritable que plus tard. Pour le moment, cette transition subite me mit à l'aise. Quand les deux enfants virent la conversation reprise entre nous trois, Madeleine dégagea sa tête des mains de son père, regarda la porte ouverte, se glissa dehors comme une anguille, et Jacques la suivit. Tous deux rejoignirent leur mère, car j'entendis leurs voix et leurs mouvements, semblables, dans le lointain, aux bourdonnements des abeilles autour de la ruche aimée.

Je contemplai le comte en tâchant de deviner son caractère mais je fus assez intéressé par quelques traits principaux pour en rester à l'examen superficiel de sa physionomie. Agé seulement de quarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina le dix-huitième siècle. La demi-couronne, qui ceignait monastiquement l'arrière de sa tête dégarnie de cheveux, venait mourir aux oreilles en caressant les tempes par des touffes grises mélangées de noir. Son visage ressemblait vaguement à celui d'un loup blanc qui a du sang au museau, car son nez était enflammé comme celui d'un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dont l'estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées par d'anciennes maladies. Son front plat, trop large pour sa figure qui finissait en pointe, ridé transversalement par marches inégales, annonçait les habitudes de la vie en plein air et non les fatigues de l'esprit, le poids d'une constante infortune et non les efforts faits pour la dominer. Ses pommettes, saillantes et brunes au milieu des tons blafards de son teint, indiquaient une charpente assez forte pour lui assurer une longue vie. Son œil clair, jaune et dur tombait sur vous comme un rayon du soleil en hiver, lumineux sans chaleur, inquiet sans pensée, défiant sans objet. Sa bouche était violente et impérieuse, son menton était droit et long. Maigre et de haute taille, il avait l'attitude d'un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention, qui se sait au-dessus des autres par le droit, au-dessous par le fait. Le laissez-aller de la campagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillement était celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que les voisins ne considèrent plus que la fortune territoriale. Ses mains brunies et nerveuses attestaient qu'il ne mettait de gants que pour monter à cheval ou le dimanche pour aller à la messe. Sa chaussure était grossière. Quoique les dix années d'émigration et les dix années de l'agriculteur eussent influé sur son physique, il subsistait en lui des vestiges de noblesse. Le libéral le plus haineux, mot qui n'était pas encore monnayé, aurait facilement reconnu chez lui la loyauté chevaleresque, les convictions immarcescibles du lecteur à jamais acquis à la Quotidienne. Il eût admiré l'homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans ses antipathies politiques, incapable de servir personnellement son parti, très-capable de le perdre, et sans connaissance des choses en France. Le comte était en effet un de ces hommes droits qui ne se prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout, bons à mourir l'arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais assez avares pour donner leur vie avant de donner leurs écus. Pendant le dîner je remarquai, dans la dépression de ses joues flétries et dans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, les traces de pensées importunes dont les élancements expiraient à la surface. En le voyant, qui ne l'eût compris? Qui ne l'aurait accusé d'avoir fatalement transmis à ses enfants ces corps auxquels manquait la vie! S'il se condamnait lui-même, il déniait aux autres le droit de le juger. Amer comme un pouvoir qui se sait fautif, mais n'ayant pas assez de grandeur ou de charme pour compenser la somme de douleur qu'il avait jetée dans la balance, sa vie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui ses traits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand sa femme rentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, je soupçonnai donc un malheur, comme lorsqu'en marchant sur les voûtes d'une cave les pieds ont en quelque sorte la conscience de la profondeur. En voyant ces quatre personnes réunies, en les embrassant de mes regards, allant de l'une à l'autre, étudiant leurs physionomies et leurs attitudes respectives, des pensées trempées de mélancolie tombèrent sur mon cœur comme une pluie fine et grise embrume un joli pays après quelque beau lever de soleil. Lorsque le sujet de la conversation fut épuisé, le comte me mit encore en scène au détriment de monsieur de Chessel, en apprenant à sa femme plusieurs circonstances concernant ma famille et qui m'étaient inconnues. Il me demanda mon âge. Quand je l'eus dit, la comtesse me rendit mon mouvement de surprise à propos de sa fille. Peut-être me donnait-elle quatorze ans. Ce fut, comme je le sus depuis, le second lien qui l'attacha si fortement à moi. Je lus dans son âme. Sa maternité tressaillit, éclairée par un tardif rayon de soleil que lui jetait l'espérance. En me voyant, à vingt ans passés, si malingre, si délicat et néanmoins si nerveux, une voix lui cria peut-être:—Ils vivront! Elle me regarda curieusement, et je sentis qu'en ce moment il se fondait bien des glaces entre nous. Elle parut avoir mille questions à me faire et les garda toutes.

—Si l'étude vous a rendu malade, dit-elle, l'air de notre vallée vous remettra.

—L'éducation moderne est fatale aux enfants, reprit le comte. Nous les bourrons de mathématiques, nous les tuons à coups de science, et les usons avant le temps. Il faut vous reposer ici, me dit-il, vous êtes écrasé sous l'avalanche d'idées qui a roulé sur vous. Quel siècle nous prépare cet enseignement mis à la portée de tous, si l'on ne prévient le mal en rendant l'instruction publique aux corporations religieuses!

Ces paroles annonçaient bien le mot qu'il dit un jour aux élections en refusant sa voix à un homme dont les talents pouvaient servir la cause royaliste:—Je me défierai toujours des gens d'esprit, répondit-il à l'entremetteur des voix électorales. Il nous proposa de faire le tour de ses jardins, et se leva.

—Monsieur... lui dit la comtesse.

—Eh! bien, ma chère?... répondit-il en se retournant avec une brusquerie hautaine qui dénotait combien il voulait être absolu chez lui, mais combien alors il l'était peu.

—Monsieur est venu de Tours à pied, monsieur de Chessel n'en savait rien, et l'a promené dans Frapesle.

—Vous avez fait une imprudence, me dit-il, quoique à votre âge!... Et il hocha la tête en signe de regret.

La conversation fut reprise. Je ne tardai pas à reconnaître combien son royalisme était intraitable, et de combien de ménagements il fallait user pour demeurer sans choc dans ses eaux. Le domestique, qui avait promptement mis une livrée, annonça le dîner. Monsieur de Chessel présenta son bras à madame de Mortsauf, et le comte saisit gaiement le mien pour passer dans la salle à manger, qui, dans l'ordonnance du rez-de-chaussée, formait le pendant du salon.

Carrelée en carreaux blancs fabriqués en Touraine, et boisée à hauteur d'appui, la salle à manger était tendue d'un papier verni qui figurait de grands panneaux encadrés de fleurs et de fruits; les fenêtres avaient des rideaux de percale ornés de galons rouges; les buffets étaient de vieux meubles de Boulle, et le bois des chaises, garnies en tapisserie faite à la main, était de chêne sculpté. Abondamment servie, la table n'offrit rien de luxueux: de l'argenterie de famille sans unité de forme, de la porcelaine de Saxe qui n'était pas encore redevenue à la mode, des carafes octogones, des couteaux à manche en agate, puis sous les bouteilles des ronds en laque de la Chine; mais des fleurs dans des seaux vernis et dorés sur leurs découpures à dents de loup. J'aimai ces vieilleries, je trouvai le papier Réveillon et ses bordures de fleurs superbes. Le contentement qui enflait toutes mes voiles m'empêcha de voir les inextricables difficultés mises entre elle et moi par la vie si cohérente de la solitude et de la campagne. J'étais près d'elle, à sa droite, je lui servais à boire. Oui, bonheur inespéré! je frôlais sa robe, je mangeais son pain. Au bout de trois heures, ma vie se mêlait à sa vie! Enfin nous étions liés par ce terrible baiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Je fus d'une lâcheté glorieuse: je m'étudiais à plaire au comte, qui se prêtait à toutes mes courtisaneries; j'aurais caressé le chien, j'aurais fait la cour aux moindres désirs des enfants; je leur aurais apporté des cerceaux, des billes d'agate; je leur aurais servi de cheval, je leur en voulais de ne pas s'emparer déjà de moi comme d'une chose à eux. L'amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyais confusément que la violence, la maussaderie, l'hostilité ruineraient mes espérances. Le dîner se passa tout en joies intérieures pour moi. En me voyant chez elle, je ne pouvais songer ni à sa froideur réelle, ni à l'indifférence que couvrit la politesse du comte. L'amour a, comme la vie, une puberté pendant laquelle il se suffit à lui-même. Je fis quelques réponses gauches en harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais que personne ne pouvait deviner, pas même elle, qui ne savait rien de l'amour. Le reste du temps fut comme un rêve. Ce beau rêve cessa quand, au clair de la lune et par un soir chaud et parfumé, je traversai l'Indre au milieu des blanches fantaisies qui décoraient les prés, les rives, les collines; en entendant le chant clair, la note unique, pleine de mélancolie que jette incessamment par temps égaux une rainette dont j'ignore le nom scientifique, mais que depuis ce jour solennel je n'écoute pas sans des délices infinies. Je reconnus un peu tard là, comme ailleurs, cette insensibilité de marbre contre laquelle s'étaient jusqu'alors émoussés mes sentiments; je me demandai s'il en serait toujours ainsi; je crus être sous une fatale influence; les sinistres événements du passé se débattirent avec les plaisirs purement personnels que j'avais goûtés. Avant de regagner Frapesle, je regardai Clochegourde et vis au bas une barque, nommée en Touraine une toue, attachée à un frêne, et que l'eau balançait. Cette toue appartenait à monsieur de Mortsauf, qui s'en servait pour pêcher.

—Eh! bien, me dit monsieur de Chessel quand nous fûmes sans danger d'être écoutés, je n'ai pas besoin de vous demander si vous avez retrouvé vos belles épaules; il faut vous féliciter de l'accueil que vous a fait monsieur de Mortsauf! Diantre, vous êtes du premier coup au cœur de la place.

Cette phrase, suivie de celle dont je vous ai parlé, ranima mon cœur abattu. Je n'avais pas dit un mot depuis Clochegourde, et monsieur de Chessel attribuait mon silence à mon bonheur.

—Comment! répondis-je avec un ton d'ironie qui pouvait aussi bien paraître dicté par la passion contenue.

—Il n'a jamais si bien reçu qui que ce soit.

—Je vous avoue que je suis moi-même étonné de cette réception, lui dis-je en sentant l'amertume intérieure que me dévoilait ce dernier mot.

Quoique je fusse trop inexpert des choses mondaines pour comprendre la cause du sentiment qu'éprouvait monsieur de Chessel, je fus néanmoins frappé de l'expression par laquelle il le trahissait. Mon hôte avait l'infirmité de s'appeler Durand, et se donnait le ridicule de renier le nom de son père, illustre fabricant, qui pendant la révolution avait fait une immense fortune. Sa femme était l'unique héritière des Chessel, vieille famille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de la plupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée, monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriver aux destinées qu'il rêvait. Il s'appela d'abord Durand de Chessel, puis D. de Chessel; il était alors monsieur de Chessel. Sous la Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertu de lettres octroyées par Louis XVIII. Ses enfants recueilleront les fruits de son courage sans en connaître la grandeur. Un mot de certain prince caustique a souvent pesé sur sa tête.—Monsieur de Chessel se montre généralement peu en Durant, dit-il. Cette phrase a long-temps régalé la Touraine. Les parvenus sont comme les singes desquels ils ont l'adresse: on les voit en hauteur, on admire leur agilité pendant l'escalade; mais, arrivés à la cime, on n'aperçoit plus que leurs côtés honteux. L'envers de mon hôte s'est composé de petitesses grossies par l'envie. La pairie et lui sont jusqu'à présent deux tangentes impossibles. Avoir une prétention et la justifier est l'impertinence de la force; mais être au-dessous de ses prétentions avouées constitue un ridicule constant dont se repaissent les petits esprits. Or, monsieur de Chessel n'a pas eu la marche rectiligne de l'homme fort: deux fois député, deux fois repoussé aux élections; hier directeur-général, aujourd'hui rien, pas même préfet, ses succès ou ses défaites ont gâté son caractère et lui ont donné l'âpreté de l'ambitieux invalide. Quoique galant homme, homme spirituel, et capable de grandes choses, peut-être l'envie qui passionne l'existence en Touraine, où les naturels du pays emploient leur esprit à tout jalouser, lui fut-elle funeste dans les hautes sphères sociales où réussissent peu ces figures crispées par le succès d'autrui, ces lèvres boudeuses, rebelles au compliment et faciles à l'épigramme. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenu davantage; mais malheureusement il avait assez de supériorité pour vouloir marcher toujours debout. En ce moment monsieur de Chessel était au crépuscule de son ambition, le royalisme lui souriait. Peut-être affectait-il les grandes manières, mais il fut parfait pour moi. D'ailleurs il me plut par une raison bien simple, je trouvais chez lui le repos pour la première fois. L'intérêt, faible peut-être, qu'il me témoignait, me parut, à moi malheureux enfant rebuté, une image de l'amour paternel. Les soins de l'hospitalité contrastaient tant avec l'indifférence qui m'avait jusqu'alors accablé, que j'exprimais une reconnaissance enfantine de vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres de Frapesle sont-ils si bien mêlés à l'aurore de mon bonheur que ma pensée les confond dans les souvenirs où j'aime à revivre. Plus tard, et précisément dans l'affaire des lettres-patentes, j'eus le plaisir de rendre quelques services à mon hôte. Monsieur de Chessel jouissait de sa fortune avec un faste dont s'offensaient quelques-uns de ses voisins; il pouvait renouveler ses beaux chevaux et ses élégantes voitures; sa femme était recherchée dans sa toilette; il recevait grandement; son domestique était plus nombreux que ne le veulent les habitudes du pays, il tranchait du prince. La terre de Frapesle est immense. En présence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte de Mortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient le milieu entre la patache et la chaise de poste, obligé par la médiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut donc Tourangeau jusqu'au jour où les faveurs royales rendirent à sa famille un éclat peut-être inespéré. Son accueil au cadet d'une famille ruinée dont l'écusson date des croisades lui servait à humilier la haute fortune, à rapetisser les bois, les guérets et les prairies de son voisin, qui n'était pas gentilhomme. Monsieur de Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujours vus poliment, mais sans aucun de ces rapports journaliers, sans cette agréable intimité qui aurait dû s'établir entre Clochegourde et Frapesle, deux domaines séparés par l'Indre, et d'où chacune des châtelaines pouvait, de sa fenêtre, faire un signe à l'autre.

La jalousie n'était pas la seule raison de la solitude où vivait le comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupart des enfants de grande famille, une incomplète et superficielle instruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, les usages de la cour, l'exercice des grandes charges de la couronne ou des places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisément à l'époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Il fut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie en France; dans cette persuasion, son exil avait été la plus déplorable des oisivetés. Quand se dispersa l'armée de Condé, où son courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s'attendit à bientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas, comme quelques émigrés, à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussi n'eut-il pas la force d'abdiquer son nom, pour gagner son pain dans les sueurs d'un travail méprisé. Ses espérances toujours appointées au lendemain, et peut-être aussi l'honneur l'empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina son courage. De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé, découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Si pour beaucoup d'hommes la misère est un tonique, il en est d'autres pour qui elle est un dissolvant, et le comte fut de ceux-ci. En pensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant par les chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avec les bergers du prince Esterhazy, auquel le voyageur demandait le pain que le gentilhomme n'aurait pas accepté du maître, et qu'il refusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n'ai jamais senti dans mon cœur de fiel pour l'émigré, même quand je le vis ridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur de Mortsauf m'avaient dit d'épouvantables douleurs, et je sympathise trop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte; il devint morose, tomba malade, et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospice allemand. Sa maladie était une inflammation du mésentère, cas souvent mortel, mais dont la guérison entraîne des changements d'humeur, et cause presque toujours l'hypocondrie. Ses amours, ensevelis dans le plus profond de son âme, et que moi seul ai découverts, furent des amours de bas étage, qui n'attaquèrent pas seulement sa vie, ils en ruinèrent encore l'avenir. Après douze ans de misères, il tourna les yeux vers la France où le décret de Napoléon lui permit de rentrer. Quand en passant le Rhin le piéton souffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée, il défaillit.—«La France! France! Je criai: «Voilà la France!» me dit-il, comme un enfant crie: Ma mère! quand il est blessé.» Riche avant de naître, il se trouvait pauvre; fait pour commander un régiment ou gouverner l'État, il était sans autorité, sans avenir; né sain et robuste, il revenait infirme et tout usé. Sans instruction au milieu d'un pays où les hommes et les choses avaient grandi, nécessairement sans influence possible, il se vit dépouillé de tout, même de ses forces corporelles et morales. Son manque de fortune lui rendit son nom pesant. Ses opinions inébranlables, ses antécédents à l'armée de Condé, ses chagrins, ses souvenirs, sa santé perdue, lui donnèrent une susceptibilité de nature à être peu ménagée en France, le pays des railleries. A demi mourant, il atteignit le Maine, où, par un hasard dû peut-être à la guerre civile, le gouvernement révolutionnaire avait oublié de faire vendre une ferme considérable en étendue, et que son fermier lui conservait en laissant croire qu'il en était le propriétaire. Quand la famille de Lenoncourt, qui habitait Givry, château situé près de cette ferme, sut l'arrivée du comte de Mortsauf, le duc Lenoncourt alla lui proposer de demeurer à Givry pendant le temps nécessaire pour s'arranger une habitation. La famille Lenoncourt fut noblement généreuse envers le comte, qui se répara là durant plusieurs mois de séjour, et fit des efforts pour cacher ses douleurs pendant cette première halte. Les Lenoncourt avaient perdu leurs immenses biens. Par le nom, monsieur de Mortsauf était un parti sortable pour leur fille. Loin de s'opposer à son mariage avec un homme âgé de trente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt en parut heureuse. Un mariage lui acquérait le droit de vivre avec sa tante, la duchesse de Verneuil, sœur du prince de Blamont-Chauvry, qui pour elle était une mère d'adoption.

Amie intime de la duchesse de Bourbon, madame de Verneuil faisait partie d'une société sainte dont l'âme était monsieur Saint-Martin, né en Touraine, et surnommé le Philosophe inconnu. Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertus conseillées par les hautes spéculations de l'illuminisme mystique. Cette doctrine donne la clef des mondes divins, explique l'existence par des transformations où l'homme s'achemine à de sublimes destinées, libère le devoir de sa dégradation légale, applique aux peines de la vie la douceur inaltérable du quaker, et ordonne le mépris de la souffrance en inspirant je ne sais quoi de maternel pour l'ange que nous portons au ciel. C'est le stoïcisme ayant un avenir. La prière active et l'amour pur sont les éléments de cette foi qui sort du catholicisme de l'Église romaine pour rentrer dans le christianisme de l'Église primitive. Mademoiselle de Lenoncourt resta néanmoins au sein de l'Église apostolique, à laquelle sa tante fut toujours également fidèle. Rudement éprouvée par les tourmentes révolutionnaires, la duchesse de Verneuil avait pris, dans les derniers jours de sa vie, une teinte de piété passionnée qui versa dans l'âme de son enfant chéri la lumière de l'amour céleste et l'huile de la joie intérieure, pour employer les expressions mêmes de Saint-Martin. La comtesse reçut plusieurs fois cet homme de paix et de vertueux savoir à Clochegourde après la mort de sa tante, chez laquelle il venait souvent. Saint-Martin surveilla de Clochegourde ses derniers livres imprimés à Tours chez Letourmy. Inspirée par la sagesse des vieilles femmes qui ont expérimenté les détroits orageux de la vie, madame de Verneuil donna Clochegourde à la jeune mariée, pour lui faire un chez elle. Avec la grâce des vieillards qui est toujours parfaite quand ils sont gracieux, la duchesse abandonna tout à sa nièce, en se contentant d'une chambre au-dessus de celle qu'elle occupait auparavant et que prit la comtesse. Sa mort presque subite jeta des crêpes sur les joies de cette union, et imprima d'ineffaçables tristesses sur Clochegourde comme sur l'âme superstitieuse de la mariée. Les premiers jours de son établissement en Touraine furent pour la comtesse le seul temps non pas heureux, mais insoucieux de sa vie.

Après les traverses de son séjour à l'étranger, monsieur de Mortsauf, satisfait d'entrevoir un clément avenir, eut comme une convalescence d'âme; il respira dans cette vallée les enivrantes odeurs d'une espérance fleurie. Forcé de songer à sa fortune, il se jeta dans les préparatifs de son entreprise agronomique et commença par goûter quelque joie; mais la naissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent et l'avenir: le médecin condamna le nouveau-né. Le comte cacha soigneusement cet arrêt à la mère; puis, il consulta pour lui-même et reçut de désespérantes réponses que confirma la naissance de Madeleine. Ces deux événements, une sorte de certitude intérieure sur la fatale sentence, augmentèrent les dispositions maladives de l'émigré. Son nom à jamais éteint, une jeune femme pure, irréprochable, malheureuse à ses côtés, vouée aux angoisses de la maternité, sans en avoir les plaisirs; cet humus de son ancienne vie d'où germaient de nouvelles souffrances lui tomba sur le cœur, et paracheva sa destruction. La comtesse devina le passé par le présent et lut dans l'avenir. Quoique rien ne soit plus difficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, la comtesse tenta cette entreprise digne d'un ange. En un jour, elle devint stoïque. Après être descendue dans l'abîme d'où elle put voir encore le ciel, elle se voua, pour un seul homme, à la mission qu'embrasse la sœur de charité pour tous; et afin de le réconcilier avec lui-même, elle lui pardonna ce qu'il ne se pardonnait pas. Le comte devint avare, elle accepta les privations imposées; il avait la crainte d'être trompé, comme l'ont tous ceux qui n'ont connu la vie du monde que pour en rapporter des répugnances, elle resta dans la solitude et se plia sans murmure à ses défiances; elle employa les ruses de la femme à lui faire vouloir ce qui était bien, il se croyait ainsi des idées et goûtait chez lui les plaisirs de la supériorité qu'il n'aurait eue nulle part. Puis, après s'être avancée dans la voie du mariage, elle se résolut à ne jamais sortir de Clochegourde, en reconnaissant chez le comte une âme hystérique dont les écarts pouvaient, dans un pays de malice et de commérage, nuire à ses enfants. Aussi, personne ne soupçonnait-il l'incapacité réelle de monsieur de Mortsauf, elle avait paré ses ruines d'un épais manteau de lierre. Le caractère variable, non pas mécontent, mais malcontent du comte, rencontra donc chez sa femme une terre douce et facile où il s'étendit en y sentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur des baumes.

Cet historique est la plus simple expression des discours arrachés à monsieur de Chessel par un secret dépit. Sa connaissance du monde lui avait fait entrevoir quelques-uns des mystères ensevelis à Clochegourde. Mais si, par sa sublime attitude, madame de Mortsauf trompait le monde, elle ne put tromper les sens intelligents de l'amour. Quand je me trouvai dans ma petite chambre, la prescience de la vérité me fit bondir dans mon lit, je ne supportai pas d'être à Frapesle lorsque je pouvais voir les fenêtres de sa chambre; je m'habillai, descendis à pas de loup, et sortis du château par la porte d'une tour où se trouvait un escalier en colimaçon. Le froid de la nuit me rasséréna. Je passai l'Indre sur le pont du moulin Rouge, et j'arrivai dans la bienheureuse toue en face de Clochegourde où brillait une lumière à la dernière fenêtre du côté d'Azay. Je retrouvai mes anciennes contemplations, mais paisibles, mais entremêlées par les roulades du chantre des nuits amoureuses, et par la note unique du rossignol des eaux. Il s'éveillait en moi des idées qui glissaient comme des fantômes en enlevant les crêpes qui jusqu'alors m'avaient dérobé mon bel avenir. L'âme et les sens étaient également charmés. Avec quelle violence mes désirs montèrent jusqu'à elle! Combien de fois je me dis comme un insensé son refrain:—L'aurai-je? Si durant les jours précédents l'univers s'était agrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. A elle, se rattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d'être tout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré. Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmure des eaux passant à travers les vannes des moulins, et entrecoupé par la voix des heures sonnées au clocher de Saché! Pendant cette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m'éclaira la vie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevalier castillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquelle nous commençons l'amour. A la première lueur dans le ciel, au premier cri d'oiseau, je me sauvai dans le parc de Frapesle; je ne fus aperçu par aucun homme de la campagne, personne ne soupçonna mon escapade, et je dormis jusqu'au moment où la cloche annonça le déjeuner. Malgré la chaleur, après le déjeuner, je descendis dans la prairie afin d'aller revoir l'Indre et ses îles, la vallée et ses coteaux dont je parus un admirateur passionné; mais avec cette vélocité de pieds qui défie celle du cheval échappé, je retrouvai mon bateau, mes saules et mon Clochegourde. Tout y était silencieux et frémissant comme est la campagne à midi. Les feuillages immobiles se découpaient nettement sur le fond bleu de ciel; les insectes qui vivent de la lumière, demoiselles vertes, cantharides, volaient à leurs frênes, à leurs roseaux; les troupeaux ruminaient à l'ombre, les terres rouges de la vigne brûlaient, et les couleuvres glissaient le long des talus. Quel changement dans ce paysage si frais et si coquet avant mon sommeil! Tout à coup je sautai hors de la barque et remontai le chemin pour tourner autour de Clochegourde d'où je croyais avoir vu sortir le comte. Je ne me trompais point, il allait le long d'une haie, et gagnait sans doute une porte donnant sur le chemin d'Azay qui longe la rivière.

—Comment vous portez-vous ce matin, monsieur le comte?

Il me regarda d'un air heureux, il ne s'entendait pas souvent nommer ainsi.

—Bien, dit-il, mais vous aimez donc la campagne, pour vous promener par cette chaleur?

—Ne m'a-t-on pas envoyé ici pour vivre en plein air?

—Hé! bien, voulez-vous venir voir couper mes seigles?

—Mais volontiers, lui dis-je. Je suis, je vous l'avoue, d'une ignorance incroyable. Je ne distingue pas le seigle du blé, ni le peuplier du tremble; je ne sais rien des cultures, ni des différentes manières d'exploiter une terre.

—Hé! bien, venez, dit-il joyeusement en revenant sur ses pas. Entrez par la petite porte d'en haut.

Il remonta le long de sa haie en dedans, moi en dehors.

—Vous n'apprendriez rien chez monsieur de Chessel, me dit-il, il est trop grand seigneur pour s'occuper d'autre chose que de recevoir les comptes de son régisseur.

Chargement de la publicité...