La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03
IMP. S. RAÇON.
LA COMTESSE DE MORTSAUF.
Enfin il me mena vers cette longue allée d'acacias.... où j'aperçus, sur un banc, Mme de Mortsauf occupée avec ses deux enfants.
(LE LYS DANS LA VALLÉE.)
Il me montra donc ses cours et ses bâtiments, les jardins d'agrément, les vergers et les potagers. Enfin, il me mena vers cette longue allée d'acacias et de vernis du Japon, bordée par la rivière, où j'aperçus à l'autre bout, sur un banc, madame de Mortsauf occupée avec ses deux enfants. Une femme est bien belle sous ces menus feuillages tremblants et découpés! Surprise peut-être de mon naïf empressement, elle ne se dérangea pas, sachant bien que nous irions à elle. Le comte me fit admirer la vue de la vallée, qui, de là, présente un aspect tout différent de ceux qu'elle avait déroulés selon les hauteurs où nous avions passé. Là, vous eussiez dit d'un petit coin de la Suisse. La prairie, sillonnée par les ruisseaux qui se jettent dans l'Indre, se découvre dans sa longueur, et se perd en lointains vaporeux. Du côté de Montbazon, l'œil aperçoit une immense étendue verte, et sur tous les autres points se trouve arrêté par des collines, par des masses d'arbres, par des rochers. Nous allongeâmes le pas pour aller saluer madame de Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisait Madeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une toux convulsive.
—Hé! bien, qu'y a-t-il? s'écria le comte en devenant blême.
—Il a mal à la gorge, répondit la mère qui semblait ne pas me voir, ce ne sera rien.
Elle lui tenait à la fois la tête et le dos, et de ses yeux sortaient deux rayons qui versaient la vie à cette pauvre faible créature.
—Vous êtes d'une incroyable imprudence, reprit le comte avec aigreur, vous l'exposez au froid de la rivière et l'asseyez sur un banc de pierre.
—Mais, mon père, le banc brûle, s'écria Madeleine.
—Ils étouffaient là-haut, dit la comtesse.
—Les femmes veulent toujours avoir raison! dit-il en me regardant.
Pour éviter de l'approuver ou de l'improuver par mon regard, je contemplais Jacques qui se plaignait de souffrir dans la gorge, et que sa mère emporta. Avant de nous quitter, elle put entendre son mari.
—Quand on a fait des enfants si mal portants, on devrait savoir les soigner! dit-il.
Paroles profondément injustes; mais son amour-propre le poussait à se justifier aux dépens de sa femme. La comtesse volait en montant les rampes et les perrons. Je la vis disparaissant par la porte-fenêtre. Monsieur de Mortsauf s'était assis sur le banc, la tête inclinée, songeur; ma situation devenait intolérable, il ne me regardait ni ne me parlait. Adieu cette promenade pendant laquelle je comptais me mettre si bien dans son esprit. Je ne me souviens pas d'avoir passé dans ma vie un quart d'heure plus horrible que celui-là. Je suais à grosses gouttes, me disant: M'en irai-je! ne m'en irai-je pas! Combien de pensées tristes s'élevèrent en lui pour lui faire oublier d'aller savoir comment se trouvait Jacques! Il se leva brusquement et vint auprès de moi. Nous nous retournâmes pour regarder la riante vallée.
—Nous remettrons à un autre jour notre promenade, monsieur le comte, lui dis-je alors avec douceur.
—Sortons! répondit-il. Je suis malheureusement habitué à voir souvent de semblables crises, moi qui donnerais ma vie sans aucun regret pour conserver celle de cet enfant.
—Jacques va mieux, il dort, mon ami, dit la voix d'or. Madame de Mortsauf se montra soudain au bout de l'allée, elle arriva sans fiel, sans amertume, et me rendit mon salut. Je vois avec plaisir, me dit-elle, que vous aimez Clochegourde.
—Voulez-vous, ma chère, que je monte à cheval et que j'aille chercher monsieur Deslandes? lui dit-il en témoignant le désir de se faire pardonner son injustice.
—Ne vous tourmentez point, dit-elle, Jacques n'a pas dormi cette nuit, voilà tout. Cet enfant est très-nerveux, il a fait un vilain rêve, et j'ai passé tout le temps à lui conter des histoires pour le rendormir. Sa toux est purement nerveuse, je l'ai calmée avec une pastille de gomme, et le sommeil l'a gagné.
—Pauvre femme! dit-il en lui prenant la main dans les siennes et lui jetant un regard mouillé, je n'en savais rien.
—A quoi bon vous inquiéter pour des riens? allez à vos seigles. Vous savez! Si vous n'êtes pas là, les métayers laisseront les glaneuses étrangères au bourg entrer dans le champ avant que les gerbes n'en soient enlevées.
—Je vais faire mon premier cours d'agriculture, madame, lui dis-je.
—Vous êtes à bonne école, répondit-elle en montrant le comte de qui la bouche se contracta pour exprimer ce sourire de contentement que l'on nomme familièrement faire la bouche en cœur.
Deux mois après seulement, je sus qu'elle avait passé cette nuit en d'horribles anxiétés, elle avait craint que son fils n'eût le croup. Et moi, j'étais dans ce bateau, mollement bercé par des pensées d'amour, imaginant que de sa fenêtre, elle me verrait adorant la lueur de cette bougie qui éclairait alors son front labouré par de mortelles alarmes. Le croup régnait à Tours, et y faisait d'affreux ravages. Quand nous fûmes à la porte, le comte me dit d'une voix émue:—Madame de Mortsauf est un ange! Ce mot me fit chanceler. Je ne connaissais encore que superficiellement cette famille, et le remords si naturel dont est saisie une âme jeune en pareille occasion, me cria: «De quel droit troublerais-tu cette paix profonde?»
Heureux de rencontrer pour auditeur un jeune homme sur lequel il pouvait remporter de faciles triomphes, le comte me parla de l'avenir que le retour des Bourbons préparait à la France. Nous eûmes une conversation vagabonde dans laquelle j'entendis de vrais enfantillages qui me surprirent étrangement. Il ignorait des faits d'une évidence géométrique; il avait peur des gens instruits; les supériorités, il les niait; il se moquait, peut-être avec raison, des progrès; enfin je reconnus en lui une grande quantité de fibres douloureuses qui obligeaient à prendre tant de précautions pour ne le point blesser, qu'une conversation suivie devenait un travail d'esprit. Quand j'eus pour ainsi dire palpé ses défauts, je m'y pliai avec autant de souplesse qu'en mettait la comtesse à les caresser. A une autre époque de ma vie, je l'eusse indubitablement froissé; mais, timide comme un enfant, croyant ne rien savoir, ou croyant que les hommes faits savaient tout, je m'ébahissais des merveilles obtenues à Clochegourde par ce patient agriculteur. J'écoutais ses plans avec admiration. Enfin, flatterie involontaire qui me valut la bienveillance du vieux gentilhomme, j'enviais cette jolie terre, sa position, ce paradis terrestre en le mettant bien au-dessus de Frapesle.
—Frapesle, lui dis-je, est une massive argenterie, mais Clochegourde est un écrin de pierres précieuses!
Phrase qu'il répéta souvent depuis en citant l'auteur.
—Hé! bien, avant que nous y vinssions, c'était une désolation, disait-il.
J'étais tout oreilles quand il me parlait de ses semis, de ses pépinières. Neuf aux travaux de la campagne, je l'accablais de questions sur les prix des choses, sur les moyens d'exploitation, et il me parut heureux d'avoir à m'apprendre tant de détails.
—Que vous enseigne-t-on donc? me demandait-il avec étonnement.
Dès cette première journée, le comte dit à sa femme en rentrant:—Monsieur Félix est un charmant jeune homme!
Le soir, j'écrivis à ma mère de m'envoyer des habillements et du linge, en lui annonçant que je restais à Frapesle. Ignorant la grande révolution qui s'accomplissait alors, et ne comprenant pas l'influence qu'elle devait exercer sur mes destinées, je croyais retourner à Paris pour y achever mon droit, et l'École ne reprenait ses cours que dans les premiers jours du mois de novembre; j'avais donc deux mois et demi devant moi.
Pendant les premiers moments de mon séjour, je tentai de m'unir intimement au comte, et ce fut un temps d'impressions cruelles. Je découvris en cet homme une irascibilité sans cause, une promptitude d'action dans un cas désespéré, qui m'effrayèrent. Il se rencontrait en lui des retours soudains du gentilhomme si valeureux à l'armée de Condé, quelques éclairs paraboliques de ces volontés qui peuvent, au jour des circonstances graves, trouer la politique à la manière des bombes, et qui, par les hasards de la droiture et du courage, font d'un homme condamné à vivre dans sa gentilhommière un d'Elbée, un Bonchamp, un Charette. Devant certaines suppositions, son nez se contractait, son front s'éclairait, et ses yeux lançaient une foudre aussitôt amollie. J'avais peur qu'en surprenant le langage de mes yeux, monsieur de Mortsauf ne me tuât sans réflexion. A cette époque, j'étais exclusivement tendre. La volonté, qui modifie si étrangement les hommes, commençait seulement à poindre en moi. Mes excessifs désirs m'avaient communiqué ces rapides ébranlements de la sensibilité qui ressemblent aux secousses de la peur. La lutte ne me faisait pas trembler, mais je ne voulais pas perdre la vie sans avoir goûté le bonheur d'un amour partagé. Les difficultés et mes désirs grandissaient sur deux lignes parallèles. Comment parler de mes sentiments? J'étais en proie à de navrantes perplexités. J'attendais un hasard, j'observais, je me familiarisais avec les enfants de qui je me fis aimer, je tâchais de m'identifier aux choses de la maison. Insensiblement le comte se contint moins avec moi. Je connus donc ses soudains changements d'humeur, ses profondes tristesses sans motif, ses soulèvements brusques, ses plaintes amères et cassantes, sa froideur haineuse, ses mouvements de folie réprimés, ses gémissements d'enfant, ses cris d'homme au désespoir, ses colères imprévues. La nature morale se distingue de la nature physique en ceci, que rien n'y est absolu: l'intensité des effets est en raison de la portée des caractères, ou des idées que nous groupons autour d'un fait. Mon maintien à Clochegourde, l'avenir de ma vie, dépendaient de cette volonté fantasque. Je ne saurais vous exprimer quelles angoisses pressaient mon âme, alors aussi facile à s'épanouir qu'à se contracter, quand en entrant, je me disais: Comment va-t-il me recevoir? Quelle anxiété de cœur me brisait alors que tout à coup un orage s'amassait sur ce front neigeux! C'était un qui-vive continuel. Je tombai donc sous le despotisme de cet homme. Mes souffrances me firent deviner celles de madame de Mortsauf. Nous commençâmes à échanger des regards d'intelligence, mes larmes coulaient quelquefois quand elle retenait les siennes. La comtesse et moi, nous nous éprouvâmes ainsi par la douleur. Combien de découvertes n'ai-je pas faites durant ces quarante premiers jours pleins d'amertumes réelles, de joies tacites, d'espérances tantôt abîmées, tantôt surnageant! Un soir je la trouvai religieusement pensive devant un coucher de soleil qui rougissait si voluptueusement les cimes en laissant voir la vallée comme un lit, qu'il était impossible de ne pas écouter la voix de cet éternel Cantique des Cantiques par lequel la nature convie ses créatures à l'amour. La jeune fille reprenait-elle des illusions envolées? la femme souffrait-elle de quelque comparaison secrète? Je crus voir dans sa pose un abandon profitable aux premiers aveux, et lui dis:—Il est des journées difficiles!
—Vous avez lu dans mon âme, me dit-elle, mais comment?
—Nous nous touchons par tant de points! répondis-je. N'appartenons-nous pas au petit nombre de créatures privilégiées pour la douleur et pour le plaisir, de qui les qualités sensibles vibrent toutes à l'unisson en produisant de grands retentissements intérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constante avec le principe des choses! Mettez-les dans un milieu où tout est dissonance, ces personnes souffrent horriblement, comme aussi leur plaisir va jusqu'à l'exaltation quand elles rencontrent les idées, les sensations ou les êtres qui leur sont sympathiques. Mais il est pour nous un troisième état dont les malheurs ne sont connus que des âmes affectées par la même maladie, et chez lesquelles se rencontrent de fraternelles compréhensions. Il peut nous arriver de n'être impressionnés ni en bien ni en mal. Un orgue expressif doué de mouvement s'exerce alors en nous dans le vide, se passionne sans objet, rend des sons sans produire de mélodie, jette des accents qui se perdent dans le silence! espèce de contradiction terrible d'une âme qui se révolte contre l'inutilité du néant. Jeux accablants dans lesquels notre puissance s'échappe tout entière sans aliment, comme le sang par une blessure inconnue. La sensibilité coule à torrents, il en résulte d'horribles affaiblissements, d'indicibles mélancolies pour lesquelles le confessionnal n'a pas d'oreilles. N'ai-je pas exprimé nos communes douleurs?
Elle tressaillit, et, sans cesser de regarder le couchant, elle me répondit:—Comment si jeune savez-vous ces choses? Avez-vous donc été femme?
—Ah! lui répondis-je d'une voix émue, mon enfance a été comme une longue maladie.
—J'entends tousser Madeleine, me dit-elle en me quittant avec précipitation.
La comtesse me vit assidu chez elle sans en prendre de l'ombrage, par deux raisons. D'abord elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis j'amusais le comte, je fus une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière. Enfin, j'avais fini par trouver une raison de venir qui nous parut plausible à tous. Je ne savais pas le trictrac, monsieur de Mortsauf me proposa de me l'enseigner, j'acceptai. Dans le moment où se fit notre accord, la comtesse ne put s'empêcher de m'adresser un regard de compassion qui voulait dire: «Mais vous vous jetez dans la gueule du loup!» Si je n'y compris rien d'abord, le troisième jour je sus à quoi je m'étais engagé. Ma patience que rien ne lasse, ce fruit de mon enfance, se mûrit pendant ce temps d'épreuves. Ce fut un bonheur pour le comte que de se livrer à de cruelles railleries quand je ne mettais pas en pratique le principe ou la règle qu'il m'avait expliqué; si je réfléchissais, il se plaignait de l'ennui que cause un jeu lent; si je jouais vite, il se fâchait d'être pressé; si je faisais des écoles, il me disait, en en profitant, que je me dépêchais trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme de férule dont je ne puis vous donner une idée qu'en me comparant à Épictète tombé sous le joug d'un enfant méchant. Quand nous jouâmes de l'argent, ses gains constants lui causèrent des joies déshonorantes, mesquines. Un mot de sa femme me consolait de tout, et le rendait promptement au sentiment de la politesse et des convenances. Bientôt je tombai dans les brasiers d'un supplice imprévu. A ce métier, mon argent s'en alla. Quoique le comte restât toujours entre sa femme et moi jusqu'au moment où je les quittais, quelquefois fort tard, j'avais toujours l'espérance de trouver un moment où je me glisserais dans son cœur; mais pour obtenir cette heure attendue avec la douloureuse patience du chasseur, ne fallait-il pas continuer ces taquines parties où mon âme était constamment déchirée, et qui emportaient tout mon argent! Combien de fois déjà n'étions-nous pas demeurés silencieux, occupés à regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans un ciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lune dans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre chose que:—La nuit est belle!
—La nuit est femme, madame.
—Quelle tranquillité!
—Oui, l'on ne peut pas être tout à fait malheureux ici.
A cette réponse elle revenait à sa tapisserie. J'avais fini par entendre en elle des remuements d'entrailles causés par une affection qui voulait sa place. Sans argent, adieu les soirées. J'avais écrit à ma mère de m'en envoyer; ma mère me gronda, et ne m'en donna pas pour huit jours. A qui donc en demander? Et il s'agissait de ma vie! Je retrouvais donc, au sein de mon premier grand bonheur, les souffrances qui m'avaient assailli partout; mais à Paris, au collége, à la pension, j'y avais échappé par une pensive abstinence, mon malheur avait été négatif; à Frapesle il devint actif; je connus alors l'envie du vol, ces crimes rêvés, ces épouvantables rages qui sillonnent l'âme et que nous devons étouffer sous peine de perdre notre propre estime. Les souvenirs des cruelles méditations, des angoisses que m'imposa la parcimonie de ma mère, m'ont inspiré pour les jeunes gens la sainte indulgence de ceux qui, sans avoir failli, sont arrivés sur le bord de l'abîme comme pour en mesurer la profondeur. Quoique ma probité, nourrie de sueurs froides, se soit fortifiée en ces moments où la vie s'entr'ouvre et laisse voir l'aride gravier de son lit, toutes les fois que la terrible justice humaine a tiré son glaive sur le cou d'un homme, je me suis dit: Les lois pénales ont été faites par des gens qui n'ont pas connu le malheur. En cette extrémité, je découvris, dans la bibliothèque de monsieur de Chessel, le traité du trictrac, et l'étudiai; puis mon hôte voulut bien me donner quelques leçons; moins durement mené, je pus faire des progrès, appliquer les règles et les calculs que j'appris par cœur. En peu de jours je fus en état de dompter mon maître; mais, quand je le gagnai, son humeur devint exécrable; ses yeux étincelèrent comme ceux des tigres, sa figure se crispa, ses sourcils jouèrent comme je n'ai vu jouer les sourcils de personne. Ses plaintes furent celles d'un enfant gâté. Parfois il jetait les dés, se mettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et me disait des injures. Ces violences eurent un terme. Quand j'eus acquis un jeu supérieur, je conduisis la bataille à mon gré; je m'arrangeai pour qu'à la fin tout fût à peu près égal, en le laissant gagner durant la première moitié de la partie, et rétablissant l'équilibre pendant la seconde moitié. La fin du monde aurait moins surpris le comte que la rapide supériorité de son écolier; mais il ne la reconnut jamais. Le dénoûment constant de nos parties fut une pâture nouvelle dont son esprit s'empara.
—Décidément, disait-il, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagnez toujours vers la fin de la partie, parce qu'alors j'ai perdu mes moyens.
La comtesse, qui savait le jeu, s'aperçut de mon manége dès la première fois, et devina d'immenses témoignages d'affection. Ces détails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horribles difficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cette petite chose! Mais l'amour, comme le Dieu de Bossuet, met au-dessus des plus riches victoires le verre d'eau du pauvre, l'effort du soldat qui périt ignoré. La comtesse me jeta l'un de ces remercîments muets qui brisent un cœur jeune: elle m'accorda le regard qu'elle réservait à ses enfants! Depuis cette bienheureuse soirée, elle me regarda toujours en me parlant. Je ne saurais expliquer dans quel état je fus en m'en allant. Mon âme avait absorbé mon corps, je ne pesais pas, je ne marchais point, je volais. Je sentais en moi-même ce regard, il m'avait inondé de lumière, comme son adieu, monsieur! avait fait retentir en mon âme les harmonies que contient l'O filii, ô filiæ! de la résurrection paschale. Je naissais à une nouvelle vie. J'étais donc quelque chose pour elle! Je m'endormis en des langes de pourpre. Des flammes passèrent devant mes yeux fermés en se poursuivant dans les ténèbres comme les jolis vermisseaux de feu qui courent les uns après les autres sur les cendres du papier brûlé. Dans mes rêves, sa voix devint je ne sais quoi de palpable, une atmosphère qui m'enveloppa de lumière et de parfums, une mélodie qui me caressa l'esprit. Le lendemain, son accueil exprima la plénitude des sentiments octroyés, et je fus dès lors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un des plus marquants de ma vie. Après le dîner nous nous promenâmes sur les hauteurs, nous allâmes dans une lande où rien ne pouvait venir, le sol en était pierreux, desséché, sans terre végétale; néanmoins il s'y trouvait quelques chênes et des buissons pleins de sinelles; mais au lieu d'herbes, s'étendait un tapis de mousses fauves, crépues, allumées par les rayons du soleil couchant, et sur lequel les pieds glissaient. Je tenais Madeleine par la main pour la soutenir, et madame de Mortsauf donnait le bras à Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa la terre avec sa canne, et me dit avec un accent horrible:—Voilà ma vie! Oh! mais avant de vous avoir connue, reprit-il en jetant un regard d'excuse sur sa femme. Réparation tardive, la comtesse avait pâli. Quelle femme n'aurait pas chancelé comme elle en recevant ce coup?
—Quelles délicieuses odeurs arrivent ici, et les beaux effets de lumière! m'écriai-je; je voudrais bien avoir à moi cette lande, j'y trouverais peut-être des trésors en la sondant; mais la plus certaine richesse serait votre voisinage. Qui d'ailleurs ne payerait pas cher une vue si harmonieuse à l'œil, et cette rivière serpentine où l'âme se baigne entre les frênes et les aulnes. Voyez la différence des goûts? Pour vous, ce coin de terre est une lande: pour moi, c'est un paradis.
Elle me remercia par un regard.
—Églogue! fit-il d'un ton amer, ici n'est pas la vie d'un homme qui porte votre nom. Puis il s'interrompit et dit:—Entendez-vous les cloches d'Azay? J'entends positivement sonner des cloches.
Madame de Mortsauf me regarda d'un air effrayé, Madeleine me serra la main.
—Voulez-vous que nous rentrions faire un trictrac? lui dis-je, le bruit des dés vous empêchera d'entendre celui des cloches.
Nous revînmes à Clochegourde en parlant à bâtons rompus. Le comte se plaignait de douleurs vives sans les préciser. Quand nous fûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissable incertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dans une contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait aux symptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J'imitai son silence. Si elle ne me pria point de m'en aller, peut-être crut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte et dissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclats la tuaient. Rien n'était plus difficile que de faire faire au comte cette partie de trictrac, dont il avait toujours grande envie. Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pour ne pas avoir l'air d'être obligé, peut-être par cela même qu'il en était ainsi. Si, par suite d'une conversation intéressante, j'oubliais pour un moment mes salamalek, il devenait maussade, âpre, blessant, et s'irritait de la conversation en contredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, je lui proposais une partie; alors il coquetait: «D'abord il était trop tard, disait-il, puis je ne m'en souciais pas.» Enfin des simagrées désordonnées, comme chez les femmes qui finissent par vous faire ignorer leurs véritables désirs. Je m'humiliais, je le suppliais de m'entretenir dans une science si facile à oublier faute d'exercice. Cette fois j'eus besoin d'une gaieté folle pour le décider à jouer. Il se plaignait d'étourdissements qui l'empêcheraient de calculer, il avait le crâne serré comme dans un étau, il entendait des sifflements, il étouffait et poussait des soupirs énormes. Enfin il consentit à s'attabler. Madame de Mortsauf nous quitta pour coucher ses enfants et faire dire les prières à sa maison. Tout alla bien pendant son absence, je m'arrangeai pour que monsieur de Mortsauf gagnât, et son bonheur le dérida brusquement. Le passage subit d'une tristesse qui lui arrachait de sinistres prédictions sur lui-même, à cette joie d'homme ivre, à ce rire fou et presque sans raison, m'inquiéta, me glaça. Je ne l'avais jamais vu dans un accès si franchement accusé. Notre connaissance intime avait porté ses fruits, il ne se gênait plus avec moi. Chaque jour il essayait de m'envelopper dans sa tyrannie, d'assurer une nouvelle pâture à son humeur, car il semble vraiment que les maladies morales soient des créatures qui ont leurs appétits, leurs instincts, et veulent augmenter l'espace de leur empire comme un propriétaire veut augmenter son domaine. La comtesse descendit, et vint près du trictrac pour mieux éclairer sa tapisserie, mais elle se mit à son métier dans une appréhension mal déguisée. Un coup funeste, et que je ne pus empêcher, changea la face du comte: de gaie, elle devint sombre; de pourpre, elle devint jaune, ses yeux vacillèrent. Puis arriva un dernier malheur que je ne pouvais ni prévoir ni réparer. Monsieur de Mortsauf amena pour lui-même un dé foudroyant qui décida sa ruine. Aussitôt il se leva, jeta la table sur moi, la lampe à terre, frappa du poing sur la console, et sauta par le salon, je ne saurais dire qu'il marcha. Le torrent d'injures, d'imprécations, d'apostrophes, de phrases incohérentes qui sortit de sa bouche, aurait fait croire à quelque antique possession, comme au Moyen Age. Jugez de mon attitude!
—Allez dans le jardin, me dit-elle en me pressant la main.
Je sortis sans que le comte s'aperçût de ma disparition. De la terrasse où je me rendis à pas lents, j'entendis les éclats de sa voix et ses gémissements qui partaient de sa chambre contiguë à la salle à manger. A travers la tempête, j'entendis aussi la voix de l'ange qui, par intervalles, s'élevait comme un chant de rossignol au moment où la pluie va cesser. Je me promenais sous les acacias par la plus belle nuit du mois d'août finissant, en attendant que la comtesse m'y rejoignît. Elle allait venir, son geste me l'avait promis. Depuis quelques jours une explication flottait entre nous, et semblait devoir éclater au premier mot qui ferait jaillir la source trop pleine en nos âmes. Quelle honte retardait l'heure de notre parfaite entente? Peut-être aimait-elle autant que je l'aimais ce tressaillement semblable aux émotions de la peur, qui meurtrit la sensibilité, pendant ces moments où l'on retient sa vie près de déborder, où l'on hésite à dévoiler son intérieur, en obéissant à la pudeur qui agite les jeunes filles avant qu'elles ne se montrent à l'époux aimé. Nous avions agrandi nous-mêmes par nos pensées accumulées cette première confidence devenue nécessaire. Une heure se passa. J'étais assis sur la balustrade en briques, quand le retentissement de son pas mêlé au bruit onduleux de la robe flottante anima l'air calme du soir. C'est des sensations auxquelles le cœur ne suffit pas.
—Monsieur de Mortsauf est maintenant endormi, me dit-elle. Quand il est ainsi, je lui donne une tasse d'eau dans laquelle on a fait infuser quelques têtes de pavots, et les crises sont assez éloignées pour que ce remède si simple ait toujours la même vertu. Monsieur, me dit-elle en changeant de ton et prenant sa plus persuasive inflexion de voix, un hasard malheureux vous a livré des secrets jusqu'ici soigneusement gardés, promettez-moi d'ensevelir dans votre cœur le souvenir de cette scène. Faites-le pour moi, je vous en prie. Je ne vous demande pas de serment, dites-moi le oui de l'homme d'honneur, je serai contente.
—Ai-je donc besoin de prononcer ce oui? lui dis-je. Ne nous sommes-nous jamais compris?
—Ne jugez point défavorablement monsieur de Mortsauf en voyant les effets de longues souffrances endurées pendant l'émigration, reprit-elle. Demain il ignorera complétement les choses qu'il aura dites, et vous le trouverez excellent et affectueux.
—Cessez, madame, lui répondis-je, de vouloir justifier le comte, je ferai tout ce que vous voudrez. Je me jetterais à l'instant dans l'Indre, si je pouvais ainsi renouveler monsieur de Mortsauf et vous rendre à une vie heureuse. La seule chose que je ne puisse refaire est mon opinion, rien n'est plus fortement tissu en moi. Je vous donnerais ma vie, je ne puis vous donner ma conscience; je puis ne pas l'écouter, mais puis-je l'empêcher de parler? or, dans mon opinion, monsieur de Mortsauf est...
—Je vous entends, dit-elle, en m'interrompant avec une brusquerie insolite, vous avez raison. Le comte est nerveux comme une petite maîtresse, reprit-elle pour adoucir l'idée de la folie en adoucissant le mot, mais il n'est ainsi que par intervalles, une fois au plus par année, lors des grandes chaleurs. Combien de maux a causés l'émigration! Combien de belles existences perdues! Il eût été, j'en suis certaine, un grand homme de guerre, l'honneur de son pays.
—Je le sais, lui dis-je en l'interrompant à mon tour, et lui faisant comprendre qu'il était inutile de me tromper.
Elle s'arrêta, posa l'une de ses mains sur son front, et me dit:—Qui vous a donc ainsi produit dans notre intérieur? Dieu veut-il m'envoyer un secours, une vive amitié qui me soutienne! reprit-elle en appuyant sa main sur la mienne avec force, car vous êtes bon, généreux... Elle leva les yeux vers le ciel, comme pour invoquer un visible témoignage qui lui confirmât ses secrètes espérances, et les reporta sur moi. Électrisé par ce regard qui jetait une âme dans la mienne, j'eus, selon la jurisprudence mondaine, un manque de tact; mais, chez certaines âmes, n'est-ce pas souvent précipitation généreuse au-devant d'un danger, envie de prévenir un choc, crainte d'un malheur qui n'arrive pas, et plus souvent encore n'est-ce pas l'interrogation brusque faite à un cœur, un coup donné pour savoir s'il résonne à l'unisson? Plusieurs pensées s'élevèrent en moi comme des lueurs, et me conseillèrent de laver la tache qui souillait ma candeur, au moment où je prévoyais une complète initiation.
—Avant d'aller plus loin, lui dis-je d'une voix altérée par des palpitations facilement entendues dans le profond silence où nous étions, permettez-moi de purifier un souvenir du passé?
—Taisez-vous, me dit-elle vivement en me mettant sur les lèvres un doigt qu'elle ôta aussitôt. Elle me regarda fièrement comme une femme trop haut située pour que l'injure puisse l'atteindre, et me dit d'une voix troublée:—Je sais de quoi vous voulez parler. Il s'agit du premier, du dernier, du seul outrage que j'aurai reçu! Ne parlez jamais de ce bal. Si la chrétienne vous a pardonné, la femme souffre encore.
—Ne soyez pas plus impitoyable que ne l'est Dieu, lui dis-je en gardant entre mes cils les larmes qui me vinrent aux yeux.
—Je dois être plus sévère, je suis plus faible, répondit-elle.
—Mais, repris-je avec une manière de révolte enfantine, écoutez-moi, quand ce ne serait que pour la première, la dernière et la seule fois de votre vie.
—Eh! bien, dit-elle, parlez! Autrement, vous croiriez que je crains de vous entendre.
Sentant alors que ce moment était unique en notre vie, je lui dis avec cet accent qui commande l'attention, que les femmes au bal m'avaient été toutes indifférentes comme celles que j'avais aperçues jusqu'alors; mais qu'en la voyant, moi de qui la vie était si studieuse, de qui l'âme était si peu hardie, j'avais été comme emporté par une frénésie qui ne pouvait être condamnée que par ceux qui ne l'avaient jamais éprouvée, que jamais cœur d'homme ne fut si bien empli du désir auquel ne résiste aucune créature et qui fait tout vaincre, même la mort...
—Et le mépris? dit-elle en m'arrêtant.
—Vous m'avez donc méprisé? lui demandai-je.
—Ne parlons plus de ces choses, dit-elle.
—Mais parlons-en! lui répondis-je avec une exaltation causée par une douleur surhumaine. Il s'agit de tout moi-même, de ma vie inconnue, d'un secret que vous devez connaître; autrement je mourrais de désespoir! Ne s'agit-il pas aussi de vous, qui, sans le savoir, avez été la Dame aux mains de laquelle reluit la couronne promise aux vainqueurs du tournoi.
Je lui contai mon enfance et ma jeunesse, non comme je vous l'ai dite, en la jugeant à distance; mais avec les paroles ardentes du jeune homme de qui les blessures saignaient encore. Ma voix retentit comme la hache des bûcherons dans une forêt. Devant elle tombèrent à grand bruit les années mortes, les longues douleurs qui les avaient hérissées de branches sans feuillages. Je lui peignis avec des mots enfiévrés une foule de détails terribles dont je vous ai fait grâce. J'étalai le trésor de mes vœux brillants, l'or vierge de mes désirs, tout un cœur brûlant conservé sous les glaces de ces Alpes entassées par un continuel hiver. Lorsque, courbé sous le poids de mes souffrances redites avec les charbons d'Isaïe, j'attendis un mot de cette femme qui m'écoutait la tête baissée, elle éclaira les ténèbres par un regard, elle anima les mondes terrestres et divins par un seul mot.
—Nous avons eu la même enfance! dit-elle en me montrant un visage où reluisait l'auréole des martyrs. Après une pause où nos âmes se marièrent dans cette même pensée consolante: Je n'étais donc pas seul à souffrir! la comtesse me dit de sa voix réservée pour parler à ses chers petits, comment elle avait eu le tort d'être une fille quand les fils étaient morts. Elle m'expliqua les différences que son état de fille sans cesse attachée aux flancs d'une mère mettait entre ses douleurs et celles d'un enfant jeté dans le monde des colléges. Ma solitude avait été comme un paradis, comparée au contact de la meule sous laquelle son âme fut sans cesse meurtrie, jusqu'au jour où sa véritable mère, sa bonne tante l'avait sauvée en l'arrachant à ce supplice dont elle me raconta les renaissantes douleurs. C'était les inexplicables pointilleries insupportables aux natures nerveuses qui ne reculent pas devant un coup de poignard et meurent sous l'épée de Damoclès: tantôt une expansion généreuse arrêtée par un ordre glacial, tantôt un baiser froidement reçu; un silence imposé, reproché tour à tour; des larmes dévorées qui lui restaient sur le cœur; enfin les mille tyrannies du couvent, cachées aux yeux des étrangers sous les apparences d'une maternité glorieusement exaltée. Sa mère tirait vanité d'elle, et la vantait; mais elle payait cher le lendemain ces flatteries nécessaires au triomphe de l'institutrice. Quand, à force d'obéissance et de douceur, elle croyait avoir vaincu le cœur de la mère et qu'elle s'ouvrait à elle, le tyran reparaissait armé de ces confidences. Un espion n'eût pas été si lâche ni si traître. Tous ses plaisirs de jeune fille, ses fêtes lui avaient été chèrement vendues, car elle était grondée d'avoir été heureuse, comme elle l'eût été pour une faute. Jamais les enseignements de sa noble éducation ne lui avaient été donnés avec amour, mais avec une blessante ironie. Elle n'en voulait point à sa mère, elle se reprochait seulement de ressentir moins d'amour que de terreur pour elle. Peut-être, pensait cet ange, ces sévérités étaient-elles nécessaires? ne l'avaient-elles pas préparée à sa vie actuelle? En l'écoutant, il me semblait que la harpe de Job de laquelle j'avais tiré de sauvages accords, maintenant maniée par des doigts chrétiens, y répondait en chantant les litanies de la Vierge au pied de la croix.
—Nous vivions dans la même sphère avant de nous retrouver ici, vous partie de l'orient et moi de l'occident.
Elle agita la tête par un mouvement désespéré:—A vous l'orient, à moi l'occident, dit-elle. Vous vivrez heureux, je mourrai de douleur! Les hommes font eux-mêmes les événements de leur vie, et la mienne est à jamais fixée. Aucune puissance ne peut briser cette lourde chaîne à laquelle la femme tient par un anneau d'or, emblème de la pureté des épouses.
Nous sentant alors jumeaux du même sein, elle ne conçut point que les confidences se fissent à demi entre frères abreuvés aux même sources. Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment où ils s'ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur. Elle avait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmes dont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindre choc, de même qu'une pierre jetée dans un lac en agite également la surface et la profondeur. En se mariant, elle possédait ses épargnes, ce peu d'or qui représente les heures joyeuses, les mille désirs du jeune âge; en un jour de détresse, elle l'avait généreusement donné sans dire que c'était des souvenirs et non des pièces d'or; jamais son mari ne lui en avait tenu compte, il ne se savait pas son débiteur! En échange de ce trésor englouti dans les eaux dormantes de l'oubli, elle n'avait pas obtenu ce regard mouillé qui solde tout, qui pour les âmes généreuses est comme un éternel joyau dont les feux brillent aux jours difficiles. Comme elle avait marché de douleur en douleur! Monsieur de Mortsauf oubliait de lui donner l'argent nécessaire à la maison; il se réveillait d'un rêve quand, après avoir vaincu toutes ses timidités de femme, elle lui en demandait; et jamais il ne lui avait une seule fois évité ces cruels serrements de cœur! Quelle terreur vint la saisir au moment où la nature maladive de cet homme ruiné s'était dévoilée! elle avait été brisée par le premier éclat de ses folles colères. Par combien de réflexions dures n'avait-elle point passé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figure qui domine l'existence d'une femme! De quelles horribles calamités furent suivies ses deux couches! Quel saisissement à l'aspect de deux enfants mort-nés? Quel courage pour se dire: «Je leur soufflerai la vie! je les enfanterai de nouveau tous les jours!» Puis quel désespoir de sentir un obstacle dans le cœur et dans la main d'où les femmes tirent leurs secours! Elle avait vu cet immense malheur déroulant ses savanes épineuses à chaque difficulté vaincue. A la montée de chaque rocher, elle avait aperçu de nouveaux déserts à franchir, jusqu'au jour où elle eut bien connu son mari, l'organisation de ses enfants, et le pays où elle devait vivre; jusqu'au jour où, comme l'enfant arraché par Napoléon aux tendres soins du logis, elle eut habitué ses pieds à marcher dans la boue et dans la neige, accoutumé son front aux boulets, toute sa personne à la passive obéissance du soldat. Ces choses que je vous résume, elle me les dit alors dans leur ténébreuse étendue, avec leur cortége de faits désolants, de batailles conjugales perdues, d'essais infructueux.
—Enfin, me dit-elle en terminant, il faudrait demeurer ici quelques mois pour savoir combien de peines me coûtent les améliorations de Clochegourde, combien de patelineries fatigantes pour lui faire vouloir la chose la plus utile à ses intérêts! Quelle malice d'enfant le saisit quand une chose due à mes conseils ne réussit pas tout d'abord! Avec quelle joie il s'attribue le bien! Quelle patience m'est nécessaire pour toujours entendre des plaintes quand je me tue à lui sarcler ses heures, à lui embaumer son air, à lui sabler, à lui fleurir les chemins qu'il a semés de pierres. Ma récompense est ce terrible refrain: «—Je vais mourir! la vie me pèse!» S'il a le bonheur d'avoir du monde chez lui, tout s'efface, il est gracieux et poli. Pourquoi n'est-il pas ainsi pour sa famille? Je ne sais comment expliquer ce manque de loyauté chez un homme parfois vraiment chevaleresque. Il est capable d'aller secrètement à franc étrier me chercher à Paris une parure comme il le fit dernièrement pour le bal de la ville. Avare pour sa maison, il serait prodigue pour moi, si je le voulais. Ce devrait être l'inverse: je n'ai besoin de rien, et sa maison est lourde. Dans le désir de lui rendre la vie heureuse, et sans songer que je serais mère, peut-être l'ai-je habitué à me prendre pour sa victime; moi qui en usant de quelques cajoleries, le mènerais comme un enfant, si je pouvais m'abaisser à jouer un rôle qui me semble infâme! Mais l'intérêt de la maison exige que je sois calme et sévère comme une statue de la Justice, et cependant, moi aussi, j'ai l'âme expansive et tendre!
—Pourquoi, lui dis-je, n'usez-vous pas de cette influence pour vous rendre maîtresse de lui, pour le gouverner?
—S'il ne s'agissait que de moi seule, je ne saurais ni vaincre son silence obtus, opposé pendant des heures entières à des arguments justes, ni répondre à des observations sans logique, de véritables raisons d'enfant. Je n'ai de courage ni contre la faiblesse ni contre l'enfance; elles peuvent me frapper sans que je leur résiste; peut-être opposerais-je la force à la force, mais je suis sans énergie contre ceux que je plains. S'il fallait contraindre Madeleine à quelque chose pour la sauver je mourrais avec elle. La pitié détend toutes mes fibres et mollifie mes nerfs. Aussi les violentes secousses de ces dix années m'ont-elles abattue; maintenant ma sensibilité si souvent attaquée est parfois sans consistance, rien ne la régénère; parfois l'énergie, avec laquelle je supportais les orages, me manque. Oui, parfois je suis vaincue. Faute de repos et de bains de mer où je retremperais mes fibres, je périrai. Monsieur de Mortsauf m'aura tuée et il mourra de ma mort.
—Pourquoi ne quittez-vous pas Clochegourde pour quelques mois? Pourquoi n'iriez-vous pas, accompagnée de vos enfants, au bord de la mer?
—D'abord, monsieur de Mortsauf se croirait perdu si je m'éloignais. Quoiqu'il ne veuille pas croire à sa situation, il en a la conscience. Il se rencontre en lui l'homme et le malade, deux natures différentes dont les contradictions expliquent bien des bizarreries! Puis, il aurait raison de trembler. Tout irait mal ici. Vous avez vu peut-être en moi la mère de famille occupée à protéger ses enfants contre le milan qui plane sur eux. Tâche écrasante, augmentée des soins exigés par monsieur de Mortsauf qui va toujours demandant:—Où est madame? Ce n'est rien. Je suis aussi le précepteur de Jacques, la gouvernante de Madeleine. Ce n'est rien encore! Je suis intendant et régisseur. Vous connaîtrez un jour la portée de mes paroles quand vous saurez que l'exploitation d'une terre est ici la plus fatigante des industries. Nous avons peu de revenus en argent, nos fermes sont cultivées à moitié, système qui veut une surveillance continuelle. Il faut vendre soi-même ses grains, ses bestiaux, ses récoltes de toute nature. Nous avons pour concurrents nos propres fermiers qui s'entendent au cabaret avec les consommateurs, et font les prix après avoir vendu les premiers. Je vous ennuierais si je vous expliquais les mille difficultés de notre agriculture. Quel que soit mon dévouement, je ne puis veiller à ce que nos colons n'amendent pas leurs propres terres avec nos fumiers; je ne puis, ni aller voir si nos métiviers ne s'entendent pas avec eux lors du partage des récoltes, ni savoir le moment opportun pour la vente. Or, si vous venez à penser au peu de mémoire de monsieur de Mortsauf, aux peines que vous m'avez vue prendre pour l'obliger à s'occuper de ses affaires, vous comprendrez la lourdeur de mon fardeau, l'impossibilité de le déposer un moment. Si je m'absentais, nous serions ruinés. Personne ne l'écouterait; la plupart du temps, ses ordres se contredisent; d'ailleurs personne ne l'aime, il est trop grondeur, il fait trop l'absolu; puis, comme tous les gens faibles, il écoute trop facilement ses inférieurs pour inspirer autour de lui l'affection qui unit les familles. Si je partais, aucun domestique ne resterait ici huit jours. Vous voyez bien que je suis attachée à Clochegourde comme ces bouquets de plomb le sont à nos toits. Je n'ai pas eu d'arrière-pensée avec vous, monsieur. Toute la contrée ignore les secrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez. N'en dites rien que de bon et d'obligeant, et vous aurez mon estime, ma reconnaissance, ajouta-t-elle encore d'une voix adoucie. A ce prix, vous pouvez toujours revenir à Clochegourde, vous y trouverez des cœurs amis.
—Mais, dis-je, moi je n'ai jamais souffert! Vous seule...
—Non, reprit-elle en laissant échapper ce sourire des femmes résignées qui fendrait le granit, ne vous étonnez pas de cette confidence, elle vous montre la vie comme elle est, et non comme votre imagination vous l'a fait espérer. Nous avons tous nos défauts et nos qualités. Si j'eusse épousé quelque prodigue, il m'aurait ruinée. Si j'eusse été donnée à quelque jeune homme ardent et voluptueux, il aurait eu des succès, peut-être n'aurais-je pas su le conserver, il m'aurait abandonnée, je serais morte de jalousie. Je suis jalouse! dit-elle avec un accent d'exaltation qui ressemblait au coup de tonnerre d'un orage qui passe. Hé! bien, monsieur m'aime autant qu'il peut m'aimer; tout ce que son cœur enferme d'affection, il le verse à mes pieds, comme la Madeleine a versé le reste de ses parfums aux pieds du Sauveur. Croyez-le! une vie d'amour est une fatale exception à la loi terrestre; toute fleur périt, les grandes joies ont un lendemain mauvais, quand elles ont un lendemain. La vie réelle est une vie d'angoisses: son image est dans cette ortie, venue au pied de la terrasse, et qui, sans soleil, demeure verte sur sa tige. Ici, comme dans les patries du nord, il est des sourires dans le ciel, rares il est vrai, mais qui paient bien des peines. Enfin les femmes qui sont exclusivement mères ne s'attachent-elles pas plus par les sacrifices que par les plaisirs? Ici j'attire sur moi les orages que je vois prêts à fondre sur les gens ou sur mes enfants, et j'éprouve en les détournant je ne sais quel sentiment qui me donne une force secrète. La résignation de la veille a toujours préparé celle du lendemain. Dieu ne me laisse d'ailleurs point sans espoir. Si d'abord la santé de mes enfants m'a désespérée, aujourd'hui plus ils avancent dans la vie, mieux ils se portent. Après tout, notre demeure s'est embellie, la fortune se répare. Qui sait si la vieillesse de monsieur ne sera pas heureuse par moi? Croyez-le! l'être qui se présente devant le Grand Juge, une palme verte à la main, lui ramenant consolés ceux qui maudissaient la vie, cet être a converti ses douleurs en délices. Si mes souffrances servent au bonheur de la famille, est-ce bien des souffrances?
—Oui, lui dis-je, mais elles étaient nécessaires comme le sont les miennes pour me faire apprécier les saveurs du fruit mûri dans nos roches; maintenant peut-être le goûterons-nous ensemble, peut-être en admirerons-nous les prodiges? ces torrents d'affection dont il inonde les âmes, cette sève qui ranime les feuilles jaunissantes. La vie ne pèse plus alors, elle n'est plus à nous. Mon Dieu! ne m'entendez-vous pas? repris-je en me servant du langage mystique auquel notre éducation religieuse nous avait habitués. Voyez par quelles voies nous avons marché l'un vers l'autre? quel aimant nous a dirigés sur l'océan des eaux amères, vers la source d'eau douce, coulant au pied des monts sur un sable pailleté, entre deux rives vertes et fleuries? N'avons-nous pas, comme les Mages, suivi la même étoile? Nous voici devant la crèche d'où s'éveille un divin enfant qui lancera ses flèches au front des arbres nus, qui nous ranimera le monde par ses cris joyeux, qui par des plaisirs incessants donnera du goût à la vie, rendra aux nuits leur sommeil, aux jours leur allégresse. Qui donc a serré chaque année de nouveaux nœuds entre nous? Ne sommes-nous pas plus que frère et sœur? Ne déliez jamais ce que le ciel a réuni. Les souffrances dont vous parlez étaient le grain répandu à flots par la main du Semeur pour faire éclore la moisson déjà dorée par le plus beau des soleils. Voyez! voyez! N'irons-nous pas ensemble tout cueillir brin à brin? Quelle force en moi, pour que j'ose vous parler ainsi! Répondez-moi donc, ou je ne repasserai pas l'Indre.
—Vous m'avez évité le mot amour, dit-elle en m'interrompant d'une voix sévère; mais vous avez parlé d'un sentiment que j'ignore et qui ne m'est point permis. Vous êtes un enfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois. Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme enivré de maternité! Je n'aime monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calcul de béatitudes éternelles à gagner; mais par un irrésistible sentiment qui l'attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je été violentée à mon mariage? Il fut décidé par ma sympathie pour les infortunes. N'était-ce pas aux femmes à réparer les maux du temps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrent blessés? Que vous dirai-je? j'ai ressenti je ne sais quel contentement égoïste en voyant que vous l'amusiez: n'est-ce pas la maternité pure? Ma confession ne vous a-t-elle donc pas assez montré les trois enfants auxquels je ne dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir une rosée réparatrice, et faire rayonner mon âme sans en laisser adultérer la moindre parcelle? N'aigrissez pas le lait d'une mère! Quoique l'épouse soit invulnérable en moi, ne me parlez donc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette défense si simple, je vous en préviens, l'entrée de cette maison vous serait à jamais fermée. Je croyais à de pures amitiés, à des fraternités volontaires, plus certaines que ne le sont les fraternités imposées. Erreur! Je voulais un ami qui ne fût pas un juge, un ami pour m'écouter en ces moments de faiblesse où la voix qui gronde est une voix meurtrière, un ami saint avec qui je n'eusse rien à craindre. La jeunesse est noble, sans mensonges, capable de sacrifices, désintéressée: en voyant votre persistance, j'ai cru, je l'avoue, à quelque dessein du ciel; j'ai cru que j'aurais une âme qui serait à moi seule comme un prêtre est à tous, un cœur où je pourrais épancher mes douleurs quand elles surabondent, crier quand mes cris sont irrésistibles et m'étoufferaient si je continuais à les dévorer. Ainsi mon existence, si précieuse à ces enfants, aurait pu se prolonger jusqu'au jour où Jacques serait devenu homme. Mais n'est-ce pas être trop égoïste? La Laure de Pétrarque peut-elle se recommencer? Je me suis trompée, Dieu ne le veut pas. Il faudra mourir à mon poste, comme le soldat sans ami. Mon confesseur est rude, austère; et... ma tante n'est plus!
Deux grosses larmes éclairées par un rayon de lune sortirent de ses yeux, roulèrent sur ses joues, en atteignirent le bas; mais je tendis la main assez à temps pour les recevoir, et les bus avec une avidité pieuse qu'excitèrent ces paroles déjà signées par dix ans de larmes secrètes, de sensibilité dépensée, de soins constants, d'alarmes perpétuelles, l'héroïsme le plus élevé de votre sexe! Elle me regarda d'un air doucement stupide.
—Voici, lui dis-je, la première, la sainte communion de l'amour. Oui, je viens de participer à vos douleurs, de m'unir à votre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divine substance. Aimer sans espoir est encore un bonheur. Ah! quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grande que celle d'avoir aspiré ces larmes! J'accepte ce contrat qui doit se résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sans arrière-pensée, et serai ce que vous voudrez que je sois.
Elle m'arrêta par un geste, et me dit de sa voix profonde:—Je consens à ce pacte, si vous voulez ne jamais presser les liens qui nous attacheront.
—Oui, lui dis-je, mais moins vous m'accorderez, plus certainement dois-je posséder.
—Vous commencez par une méfiance, répondit-elle en exprimant la mélancolie du doute.
—Non, mais par une jouissance pure. Écoutez! je voudrais de vous un nom qui ne fût à personne, comme doit être le sentiment que nous nous vouons.
—C'est beaucoup, dit-elle, mais je suis moins petite que vous ne le croyez. Monsieur de Mortsauf m'appelle Blanche. Une seule personne au monde, celle que j'ai le plus aimée, mon adorable tante, me nommait Henriette. Je redeviendrai donc Henriette pour vous.
Je lui pris la main et la baisai. Elle me l'abandonna dans cette confiance qui rend la femme si supérieure à nous, confiance qui nous accable. Elle s'appuya sur la balustrade en briques et regarda l'Indre.
—N'avez-vous pas tort, mon ami, dit-elle, d'aller du premier bond au bout de la carrière? Vous avez épuisé, par votre première aspiration, une coupe offerte avec candeur. Mais un vrai sentiment ne se partage pas, il doit être entier, ou il n'est pas. Monsieur de Mortsauf, me dit-elle après un moment de silence, est par-dessus tout loyal et fier. Peut-être seriez-vous tenté, pour moi, d'oublier ce qu'il a dit; s'il n'en sait rien, moi demain je l'en instruirai. Soyez quelque temps sans vous montrer à Clochegourde, il vous en estimera davantage. Dimanche prochain, au sortir de l'église, il ira lui-même à vous; je le connais, il effacera ses torts; et vous aimera de l'avoir traité comme un homme responsable de ses actions et de ses paroles.
—Cinq jours sans vous voir, sans vous entendre!
—Ne mettez jamais cette chaleur aux paroles que vous me direz, dit-elle.
Nous fîmes deux fois le tour de la terrasse en silence. Puis elle me dit d'un ton de commandement qui me prouvait qu'elle prenait possession de mon âme:—Il est tard, séparons-nous.
Je voulais lui baiser la main, elle hésita, me la rendit, et me dit d'une voix de prière:—Ne la prenez que lorsque je vous la donnerai, laissez-moi mon libre arbitre, sans quoi je serais une chose à vous, et cela ne doit pas être.
—Adieu, lui dis-je.
Je sortis par la petite porte d'en bas qu'elle m'ouvrit. Au moment où elle l'allait fermer, elle la rouvrit, me tendit sa main en me disant:—En vérité, vous avez été bien bon ce soir, vous avez consolé tout mon avenir; prenez, mon ami, prenez!
Je baisai sa main à plusieurs reprises; et quand je levai les yeux, je vis des larmes dans les siens. Elle remonta sur la terrasse, et me regarda encore un moment à travers la prairie. Quand je fus dans le chemin de Frapesle, je vis encore sa robe blanche éclairée par la lune; puis, quelques instants après, une lumière illumina sa chambre.
—O mon Henriette! me dis-je, à toi l'amour le plus pur qui jamais aura brillé sur cette terre!
Je regagnai Frapesle en me retournant à chaque pas. Je sentais en moi je ne sais quel contentement ineffable. Une brillante carrière s'ouvrait enfin au dévouement dont est gros tout jeune cœur, et qui chez moi fut si long-temps une force inerte! Semblable au prêtre qui, par un seul pas, s'est avancé dans une vie nouvelle, j'étais consacré, voué. Un simple oui, madame! m'avait engagé à garder pour moi seul en mon cœur un amour irrésistible, à ne jamais abuser de l'amitié pour amener à petits pas cette femme dans l'amour. Tous les sentiments nobles réveillés faisaient entendre en moi-même leurs voix confuses. Avant de me retrouver à l'étroit dans une chambre, je voulus voluptueusement rester sous l'azur ensemencé d'étoiles, entendre encore en moi-même ces chants de ramier blessé, les tons simples de cette confidence ingénue, rassembler dans l'air les effluves de cette âme qui toutes devaient venir à moi. Combien elle me parut grande, cette femme, avec son oubli profond du moi, sa religion pour les êtres blessés, faibles ou souffrants, avec son dévouement allégé des chaînes légales! Elle était là, sereine sur son bûcher de sainte et de martyre! J'admirais sa figure qui m'apparut au milieu des ténèbres, quand soudain je crus deviner un sens à ses paroles, une mystérieuse signifiance qui me la rendit complétement sublime. Peut-être voulait-elle que je fusse pour elle ce qu'elle était pour son petit monde? Peut-être voulait-elle tirer de moi sa force et sa consolation, me mettant ainsi dans sa sphère, sur sa ligne ou plus haut? Les astres, disent quelques hardis constructeurs des mondes, se communiquent ainsi le mouvement et la lumière. Cette pensée m'éleva soudain à des hauteurs éthérées. Je me retrouvai dans le ciel de mes anciens songes, et je m'expliquai les peines de mon enfance par le bonheur immense où je nageais.
Génies éteints dans les larmes, cœurs méconnus, saintes Clarisse Harlowe ignorées, enfants désavoués, proscrits innocents, vous tous qui êtes entrés dans la vie par ses déserts, vous qui partout avez trouvé les visages froids, les cœurs fermés, les oreilles closes, ne vous plaignez jamais! vous seuls pouvez connaître l'infini de la joie au moment où pour vous un cœur s'ouvre, une oreille vous écoute, un regard vous répond. Un seul jour efface les mauvais jours. Les douleurs, les méditations, les désespoirs, les mélancolies passées et non pas oubliées sont autant de liens par lesquels l'âme s'attache à l'âme confidente. Belle de nos désirs réprimés, une femme hérite alors des soupirs et des amours perdus, elle nous restitue agrandies toutes les affections trompées, elle explique les chagrins antérieurs comme la soulte exigée par le destin pour les éternelles félicités qu'elle donne au jour des fiançailles de l'âme. Les anges seuls disent le nom nouveau dont il faudrait nommer ce saint amour, de même que vous seuls, chers martyrs, saurez bien ce que madame de Mortsauf était soudain devenue pour moi, pauvre, seul!
Cette scène s'était passée un mardi, j'attendis jusqu'au dimanche sans passer l'Indre dans mes promenades. Pendant ces cinq jours, de grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comte reçut le brevet de maréchal-de-camp, la croix de Saint-Louis, et une pension de quatre mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry, nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à la cour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient fait partie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsauf devenait ainsi l'une des plus riches héritières du Maine. Sa mère était venue lui apporter cent mille francs économisés sur les revenus de Givry, le montant de sa dot qui n'avait point été payée, et dont le comte ne parlait jamais, malgré sa détresse. Dans les choses de la vie extérieure, la conduite de cet homme attestait le plus fier de tous les désintéressements. En joignant à cette somme ses économies, le comte pouvait acheter deux domaines voisins qui valaient environ neuf mille livres de rente. Son fils devant succéder à la pairie de son grand-père, il pensa tout à coup à lui constituer un majorat qui se composerait de la fortune territoriale des deux familles sans nuire à Madeleine, à laquelle la faveur du duc de Lenoncourt ferait sans doute faire un beau mariage. Ces arrangements et ce bonheur jetèrent quelque baume sur les plaies de l'émigré. La duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un événement dans le pays. Je songeais douloureusement que cette femme était une grande dame, et j'aperçus alors dans sa fille l'esprit de caste que couvrait à mes yeux la noblesse de ses sentiments. Qu'étais-je, moi pauvre, sans autre avenir que mon courage et mes facultés? Je ne pensais aux conséquences de la restauration, ni pour moi, ni pour les autres. Le dimanche, de la chapelle réservée où j'étais à l'église avec monsieur, madame de Chessel et l'abbé de Quélus, je lançais des regards avides sur une autre chapelle latérale où se trouvaient la duchesse et sa fille, le comte et les enfants. Le chapeau de paille qui me cachait mon idole ne vacilla pas, et cet oubli de moi sembla m'attacher plus vivement que tout le passé. Cette grande Henriette de Lenoncourt, qui maintenant était ma chère Henriette, et de qui je voulais fleurir la vie, priait avec ardeur; la foi communiquait à son attitude je ne sais quoi d'abîmé, de prosterné, une pose de statue religieuse, qui me pénétra.
Suivant l'habitude des cures de village, les vêpres devaient se dire quelque temps après la messe. Au sortir de l'église, madame de Chessel proposa naturellement à ses voisins de passer les deux heures d'attente à Frapesle, au lieu de traverser deux fois l'Indre et la prairie par la chaleur. L'offre fut agréée. Monsieur de Chessel donna le bras à la duchesse, madame de Chessel accepta celui du comte, je présentai le mien à la comtesse, et je sentis pour la première fois ce beau bras frais à mes flancs. Pendant le retour de la paroisse à Frapesle, trajet qui se faisait à travers les bois de Saché où la lumière filtrée dans les feuillages produisait, sur le sable des allées, ces jolis jours qui ressemblent à des soieries peintes, j'eus des sensations d'orgueil et des idées qui me causèrent de violentes palpitations.
—Qu'avez-vous? me dit-elle après quelques pas faits dans un silence que je n'osais rompre. Votre cœur bat trop vite?.....
—J'ai appris des événements heureux pour vous, lui dis-je, et comme ceux qui aiment bien, j'ai des craintes vagues. Vos grandeurs ne nuiront-elles point à vos amitiés?
—Moi! dit-elle, fi! Encore une idée semblable, et je ne vous mépriserais pas, je vous aurais oublié pour toujours.
Je la regardai, en proie à une ivresse qui dut être communicative.
—Nous profitons du bénéfice de lois que nous n'avons ni provoquées ni demandées, mais nous ne serons ni mendiants ni avides; et d'ailleurs vous savez bien, reprit-elle, que ni moi ni monsieur de Mortsauf nous ne pouvons sortir de Clochegourde. Par mon conseil, il a refusé le commandement auquel il avait droit dans la Maison Rouge. Il nous suffit que mon père ait sa charge! Notre modestie forcée, dit-elle en souriant avec amertume, a déjà bien servi notre enfant. Le roi, près duquel mon père est de service, a dit fort gracieusement qu'il reporterait sur Jacques la faveur dont nous ne voulions pas. L'éducation de Jacques, à laquelle il faut songer, est maintenant l'objet d'une grave discussion; il va représenter deux maisons, les Lenoncourt et les Mortsauf. Je ne puis avoir d'ambition que pour lui, voici donc mes inquiétudes augmentées. Non-seulement Jacques doit vivre, mais il doit encore devenir digne de son nom, deux obligations qui se contrarient. Jusqu'à présent j'ai pu suffire à son éducation en mesurant les travaux à ses forces, mais d'abord où trouver un précepteur qui me convienne? Puis, plus tard, quel ami me le conservera dans cet horrible Paris où tout est piége pour l'âme et danger pour le corps? Mon ami, me dit-elle d'une voix émue, à voir votre front et vos yeux, qui ne devinerait en vous l'un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs? prenez votre élan, soyez un jour le parrain de notre cher enfant. Allez à Paris, si votre frère et votre père ne vous secondent point, notre famille, ma mère surtout, qui a le génie des affaires, sera certes très-influente; profitez de notre crédit! vous ne manquerez alors ni d'appui, ni de secours dans la carrière que vous choisirez! mettez donc le superflu de vos forces dans une noble ambition...
—Je vous entends, lui dis-je en l'interrompant, mon ambition deviendra ma maîtresse. Je n'ai pas besoin de ceci pour être tout à vous. Non, je ne veux pas être récompensé de ma sagesse ici par des faveurs là-bas. J'irai, je grandirai seul, par moi-même. J'accepterais tout de vous; des autres, je ne veux rien.
—Enfantillage! dit-elle en murmurant mais en retenant mal un sourire de contentement.
—D'ailleurs, je me suis voué, lui dis-je. En méditant notre situation, j'ai pensé à m'attacher à vous par des liens qui ne puissent jamais se dénouer.
Elle eut un léger tremblement et s'arrêta pour me regarder.
—Que voulez-vous dire? fit-elle en laissant aller les deux couples qui nous précédaient et gardant ses enfants près d'elle.
—Hé! bien, répondis-je, dites-moi franchement comment vous voulez que je vous aime.
—Aimez-moi comme m'aimait ma tante, de qui je vous ai donné les droits en vous autorisant à m'appeler du nom qu'elle avait choisi pour elle parmi les miens.
—J'aimerai donc sans espérance, avec un dévouement complet. Hé! bien, oui, je ferai pour vous ce que l'homme fait pour Dieu. Ne l'avez-vous pas demandé? Je vais entrer dans un séminaire, j'en sortirai prêtre, et j'élèverai Jacques. Votre Jacques, ce sera comme un autre moi: conceptions politiques, pensée, énergie, patience, je lui donnerai tout. Ainsi, je demeurerai près de vous, sans que mon amour, pris dans la religion comme une image d'argent dans du cristal, puisse être suspecté. Vous n'avez à craindre aucune de ces ardeurs immodérées qui saisissent un homme et par lesquelles une fois déjà je me suis laissé vaincre. Je me consumerai dans la flamme, et vous aimerai d'un amour purifié.
Elle pâlit, et dit à mots pressés:—Félix, ne vous engagez pas en des liens qui, un jour, seraient un obstacle à votre bonheur. Je mourrais de chagrin d'avoir été la cause de ce suicide. Enfant, un désespoir d'amour est-il donc une vocation? Attendez les épreuves de la vie pour juger de la vie; je le veux, je l'ordonne. Ne vous mariez ni avec l'Église ni avec une femme, ne vous mariez d'aucune manière, je vous le défends. Restez libre. Vous avez vingt et un ans. A peine savez-vous ce que vous réserve l'avenir. Mon Dieu! vous aurais-je mal jugé? Cependant j'ai cru que deux mois suffisaient à connaître certaines âmes.
—Quel espoir avez-vous? lui dis-je en jetant des éclairs par les yeux.
—Mon ami, acceptez mon aide, élevez-vous, faites fortune, et vous saurez quel est mon espoir. Enfin, dit-elle en paraissant laisser échapper un secret, ne quittez jamais la main de Madeleine que vous tenez en ce moment.
Elle s'était penchée à mon oreille pour me dire ces paroles qui prouvaient combien elle était occupée de mon avenir.
—Madeleine? lui dis-je, jamais!
Ces deux mots nous rejetèrent dans un silence plein d'agitations. Nos âmes étaient en proie à ces bouleversements qui les sillonnent de manière à y laisser d'éternelles empreintes, Nous étions en vue d'une porte en bois par laquelle on entrait dans le parc de Frapesle, et dont il me semble encore voir les deux pilastres ruinés, couverts de plantes grimpantes et de mousses, d'herbes et de ronces. Tout à coup une idée, celle de la mort du comte, passa comme une flèche dans ma cervelle, et je lui dis:—Je vous comprends.
—C'est bien heureux, répondit-elle d'un ton qui me fit voir que je lui supposais une pensée qu'elle n'aurait jamais.
Sa pureté m'arracha une larme d'admiration que l'égoïsme de la passion rendit bien amère. En faisant un retour sur moi, je songeai qu'elle ne m'aimait pas assez pour souhaiter sa liberté. Tant que l'amour recule devant un crime, il nous semble avoir des bornes, et l'amour doit être infini. J'eus une horrible contraction de cœur.
—Elle ne m'aime pas, pensais-je.
Pour ne pas laisser lire dans mon âme, j'embrassai Madeleine sur ses cheveux.
—J'ai peur de votre mère, dis-je à la comtesse pour reprendre l'entretien.
—Et moi aussi, répondit-elle en faisant un geste plein d'enfantillage, mais n'oubliez pas de toujours la nommer madame la duchesse et de lui parler à la troisième personne. La jeunesse actuelle a perdu l'habitude de ces formes polies, reprenez-les? faites cela pour moi. D'ailleurs, il est de si bon goût de respecter les femmes, quel que soit leur âge, et de reconnaître les distinctions sociales sans les mettre en question. Les honneurs que vous rendez aux supériorités établies ne sont-ils pas la garantie de ceux qui vous sont dus? Tout est solidaire dans la Société. Le cardinal de la Rovère et Raphaël d'Urbin étaient autrefois deux puissances également révérées. Vous avez sucé dans vos lycées le lait de la Révolution, et vos idées politiques peuvent s'en ressentir, mais en avançant dans la vie, vous apprendrez combien les principes de liberté mal définis sont impuissants à créer le bonheur des peuples. Avant de songer, en ma qualité de Lenoncourt, à ce qu'est ou ce que doit être une aristocratie, mon bon sens de paysanne me dit que les Sociétés n'existent que par la hiérarchie. Vous êtes dans un moment de la vie où il faut choisir bien! Soyez de votre parti. Surtout, ajouta-t-elle en riant, quand il triomphe.
Je fus vivement touché par ces paroles où la profondeur politique se cachait sous la chaleur de l'affection, alliance qui donne aux femmes un si grand pouvoir de séduction; elles savent toutes prêter aux raisonnements les plus aigus les formes du sentiment. Il semblait que, dans son désir de justifier les actions du comte, Henriette eût prévu les réflexions qui devaient sourdre en mon âme au moment où je vis, pour la première fois, les effets de la courtisanerie. Monsieur de Mortsauf, roi dans son castel, entouré de son auréole historique, avait pris à mes yeux des proportions grandioses, et j'avoue que je fus singulièrement étonné de la distance qu'il mit entre la duchesse et lui, par des manières au moins obséquieuses. L'esclave a sa vanité, il ne veut obéir qu'au plus grand des despotes; je me sentais comme humilié de voir l'abaissement de celui qui me faisait trembler en dominant tout mon amour. Ce mouvement intérieur me fit comprendre le supplice des femmes de qui l'âme généreuse est accouplée à celle d'un homme de qui elles enterrent journellement les lâchetés. Le respect est une barrière qui protége également le grand et le petit, chacun de son côté peut se regarder en face. Je fus respectueux avec la duchesse, à cause de ma jeunesse; mais là où les autres voyaient une duchesse, je vis la mère de mon Henriette et mis une sorte de sainteté dans mes hommages. Nous entrâmes dans la grande cour de Frapesle, où nous trouvâmes la compagnie. Le comte de Mortsauf me présenta fort gracieusement à la duchesse, qui m'examina d'un air froid et réservé. Madame de Lenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitement conservée et qui avait de grandes manières. En voyant ses yeux d'un bleu dur, ses tempes rayées, son visage maigre et macéré, sa taille imposante et droite, ses mouvements rares, sa blancheur fauve qui se revoyait si éclatante dans sa fille, je reconnus la race froide d'où procédait ma mère, aussi promptement qu'un minéralogiste reconnaît le fer de Suède. Son langage était celui de la vieille cour, elle prononçait les oit en ait et disait frait pour froid, porteux au lieu de porteurs. Je ne fus ni courtisan, ni gourmé; je me conduisis si bien, qu'en allant à vêpres la comtesse me dit à l'oreille:—Vous êtes parfait!
Le comte vint à moi, me prit par la main et me dit:—Nous ne sommes pas fâchés, Félix? Si j'ai eu quelques vivacités, vous les pardonnerez à votre vieux camarade. Nous allons rester ici probablement à dîner, et nous vous inviterons pour jeudi, la veille du départ de la duchesse. Je vais à Tours y terminer quelques affaires. Ne négligez pas Clochegourde. Ma belle-mère est une connaissance que je vous engage à cultiver. Son salon donnera le ton au faubourg Saint-Germain. Elle a les traditions de la grande compagnie, elle possède une immense instruction, connaît le blason du premier comme du dernier gentilhomme en Europe.
Le bon goût du comte, peut-être les conseils de son génie domestique, se montrèrent dans les circonstances nouvelles où le mettait le triomphe de sa cause. Il n'eut ni arrogance ni blessante politesse, il fut sans emphase, et la duchesse fut sans airs protecteurs. Monsieur et madame de Chessel acceptèrent avec reconnaissance le dîner du jeudi suivant. Je plus à la duchesse, et ses regards m'apprirent qu'elle examinait en moi un homme de qui sa fille lui avait parlé. Quand nous revînmes de vêpres, elle me questionna sur ma famille et me demanda si le Vandenesse occupé déjà dans la diplomatie était mon parent.—Il est mon frère, lui dis-je. Elle devint alors affectueuse à demi. Elle m'apprit que ma grand'tante, la vieille marquise de Listomère, était une Grandlieu. Ses manières furent polies comme l'avaient été celles de monsieur de Mortsauf le jour où il me vit pour la première fois. Son regard perdit cette expression de hauteur par laquelle les princes de la terre vous font mesurer la distance qui se trouve entre eux et vous. Je ne savais presque rien de ma famille. La duchesse m'apprit que mon grand-oncle, vieil abbé que je ne connaissais même pas de nom, faisait partie du conseil privé, mon frère avait reçu de l'avancement; enfin, par un article de la Charte que je ne connaissais pas encore, mon père redevenait marquis de Vandenesse.
—Je ne suis qu'une chose, le serf de Clochegourde, dis-je tout bas à la comtesse.
Le coup de baguette de la Restauration s'accomplissait avec une rapidité qui stupéfiait les enfants élevés sous le régime impérial. Cette révolution ne fut rien pour moi. La moindre parole, le plus simple geste de madame de Mortsauf étaient les seuls événements auxquels j'attachais de l'importance. J'ignorais ce qu'était le conseil privé; je ne connaissais rien à la politique ni aux choses du monde; je n'avais d'autre ambition que celle d'aimer Henriette, mieux que Pétrarque n'aimait Laure. Cette insouciance me fit prendre pour un enfant par la duchesse. Il vint beaucoup de monde à Frapesle, nous y fûmes trente personnes à dîner. Quel enivrement pour un jeune homme de voir la femme qu'il aime être la plus belle entre toutes, devenir l'objet de regards passionnés, et de se savoir seul à recevoir la lueur de ses yeux chastement réservée; de connaître assez toutes les nuances de sa voix pour trouver dans sa parole, en apparence légère ou moqueuse, les preuves d'une pensée constante, même quand on se sent au cœur une jalousie dévorante contre les distractions du monde. Le comte, heureux des attentions dont il se vit l'objet, fut presque jeune; sa femme en espéra quelque changement d'humeur; moi je riais avec Madeleine qui, semblable aux enfants chez lesquels le corps succombe sous les étreintes de l'âme, me faisait rire par des observations étonnantes et pleines d'un esprit moqueur sans malignité, mais qui n'épargnait personne. Ce fut une belle journée. Un mot, un espoir né le matin avait rendu la nature lumineuse; et me voyant si joyeux, Henriette était joyeuse.
—Ce bonheur à travers sa vie grise et nuageuse lui sembla bien bon, me dit-elle le lendemain.
Le lendemain je passai naturellement la journée à Clochegourde; j'en avais été banni pendant cinq jours, j'avais soif de ma vie. Le comte était parti dès six heures pour aller faire dresser ses contrats d'acquisition à Tours. Un grave sujet de discorde s'était ému entre la mère et la fille. La duchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devait obtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenant sur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette, qui passait pour une femme heureuse, ne voulait dévoiler à personne, pas même au cœur d'une mère, ses horribles souffrances, ni trahir l'incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point le secret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf à Tours, où il devait se débattre avec les notaires. Moi seul, comme elle l'avait dit, connaissais les secrets de Clochegourde. Après avoir expérimenté combien l'air pur, le ciel bleu de cette vallée calmaient les irritations de l'esprit ou les amères douleurs de la maladie, et quelle influence l'habitation de Clochegourde exerçait sur la santé de ses enfants, elle opposait des refus motivés que combattait la duchesse, femme envahissante, moins chagrine qu'humiliée du mauvais mariage de sa fille. Henriette aperçut que sa mère s'inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreuse découverte! Comme toutes les mères habituées à continuer sur la femme mariée le despotisme qu'elles exerçaient sur la jeune fille, la duchesse procédait par des considérations qui n'admettaient point de répliques; elle affectait tantôt une amitié captieuse afin d'arracher un consentement à ses vues, tantôt une amère froideur pour avoir par la crainte ce que la douceur ne lui obtenait pas; puis, voyant ses efforts inutiles, elle déploya le même esprit d'ironie que j'avais observé chez ma mère. En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causent aux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l'établissement de leur indépendance. Vous qui, pour votre bonheur, avez la meilleure des mères, vous ne sauriez comprendre ces choses. Pour avoir une idée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée, ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bonté qui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel mon cœur l'a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d'une machine en acier poli. Cette mère n'avait jamais eu rien de cohérent avec sa fille; elle ne sut deviner aucune des véritables difficultés qui l'obligeaient à ne pas profiter des avantages de la Restauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelque amourette entre sa fille et moi. Ce mot, dont elle se servit pour exprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes que rien ne pouvait combler désormais. Quoique les familles enterrent soigneusement ces intolérables dissidences, pénétrez-y? vous trouverez dans presque toutes des plaies profondes, incurables, qui diminuent les sentiments naturels: ou c'est des passions réelles, attendrissantes, que la convenance des caractères rend éternelles et qui donnent à la mort un contre-coup dont les noires meurtrissures sont ineffaçables; ou des haines latentes qui glacent lentement le cœur et sèchent les larmes au jour des adieux éternels. Tourmentée hier, tourmentée aujourd'hui, frappée par tous, même par ses deux anges souffrants qui n'étaient complices ni des maux qu'ils enduraient ni de ceux qu'ils causaient, comment cette pauvre âme n'aurait-elle pas aimé celui qui ne la frappait point et qui voulait l'environner d'une triple haie d'épines, afin de la défendre des orages, de tout contact, de toute blessure? Si je souffrais de ces débats, j'en étais parfois heureux en sentant qu'elle se rejetait dans mon cœur, car Henriette me confia ses nouvelles peines. Je pus alors apprécier son calme dans la douleur, et la patience énergique qu'elle savait déployer. Chaque jour j'appris mieux le sens de ces mots:—Aimez-moi, comme m'aimait ma tante.
—Vous n'avez donc point d'ambition? me dit à dîner la duchesse d'un air dur.
—Madame, lui répondis-je en lui lançant un regard sérieux, je me sens une force à dompter le monde; mais je n'ai que vingt et un ans, et je suis tout seul.
Elle regarda sa fille d'un air étonné, elle croyait que, pour me garder près d'elle, sa fille éteignait en moi toute ambition. Le séjour que fit la duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un temps de gêne perpétuelle. La comtesse me recommandait le décorum, elle s'effrayait d'une parole doucement dite; et, pour lui plaire, il fallait endosser le harnais de la dissimulation. Le grand jeudi vint, ce fut un jour d'ennuyeux cérémonial, un de ces jours que haïssent les amants habitués aux cajoleries du laissez-aller quotidien, accoutumés à voir leur chaise à sa place et la maîtresse du logis tout à eux. L'amour a horreur de tout ce qui n'est pas lui-même. La duchesse alla jouir des pompes de la cour, et tout rentra dans l'ordre à Clochegourde.
Ma petite brouille avec le comte avait eu pour résultat de m'y implanter encore plus avant que par le passé: j'y pus venir à tout moment sans exciter la moindre défiance, et les antécédents de ma vie me portèrent à m'étendre comme une plante grimpante dans la belle âme où s'ouvrait pour moi le monde enchanteur des sentiments partagés. A chaque heure, de moment en moment, notre fraternel mariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent; nous nous établissions chacun dans notre position: la comtesse m'enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanches draperies d'un amour tout maternel; tandis que mon amour, séraphique en sa présence, devenait loin d'elle mordant et altéré comme un fer rouge; je l'aimais d'un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vous me demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, je demeurai dans les abusives croyances de l'amour platonique, je vous avouerai que je n'étais pas assez homme encore pour tourmenter cette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez ses enfants; toujours attendant un éclat, une orageuse variation d'humeur chez son mari; frappée par lui, quand elle n'était pas affligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine; assise au chevet de l'un d'eux quand son mari calmé pouvait lui laisser prendre un peu de repos. Le son d'une parole trop vive ébranlait son être, un désir l'offensait; pour elle, il fallait être amour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu'elle était pour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme, cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et les contentements qui suivent de tacites immolations. Sa conscience était contagieuse, son dévouement sans récompense terrestre imposait par sa persistance; cette vive et secrète piété qui servait de lien à ses autres vertus, agissait à l'entour comme un encens spirituel. Puis j'étais jeune! assez jeune pour concentrer ma nature dans le baiser qu'elle me permettait si rarement de mettre sur sa main dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamais la paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptés sensuelles. Si jamais deux âmes ne s'étreignirent avec plus d'ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plus victorieusement dompté. Enfin, plus tard, j'ai reconnu la cause de ce bonheur plein. A mon âge, aucun intérêt ne me distrayait le cœur, aucune ambition ne traversait le cours de ce sentiment déchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu'il emportait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans une femme; tandis que de la première femme aimée, nous aimons tout: ses enfants sont les nôtres, sa maison est la nôtre, ses intérêts sont nos intérêts, son malheur est notre plus grand malheur; nous aimons sa robe et ses meubles; nous sommes plus fâchés de voir ses blés versés que de savoir notre argent perdu; nous sommes prêts à gronder le visiteur qui dérange nos curiosités sur la cheminée. Ce saint amour nous fait vivre dans un autre, tandis que plus tard, hélas! nous attirons une autre vie en nous-mêmes, en demandant à la femme d'enrichir de ses jeunes sentiments nos facultés appauvries. Je fus bientôt de la maison, et j'éprouvai pour la première fois une de ces douceurs infinies qui sont à l'âme tourmentée ce qu'est un bain pour le corps fatigué; l'âme est alors rafraîchie sur toutes ses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Vous ne sauriez me comprendre, vous êtes femme, et il s'agit ici d'un bonheur que vous donnez, sans jamais recevoir le pareil. Un homme seul connaît le friand plaisir d'être, au sein d'une maison étrangère, le privilégié de la maîtresse, le centre secret de ses affections: les chiens n'aboient plus après vous, les domestiques reconnaissent, aussi bien que les chiens, les insignes cachés que vous portez; les enfants, chez lesquels rien n'est faussé, qui savent que leur part ne s'amoindrira jamais, et que vous êtes bienfaisant à la lumière de leur vie, ces enfants possèdent un esprit divinateur; ils se font chats pour vous, ils ont de ces bonnes tyrannies qu'ils réservent aux êtres adorés et adorants; ils ont des discrétions spirituelles et sont d'innocents complices; ils viennent à vous sur la pointe des pieds, vous sourient et s'en vont sans bruit. Pour vous, tout s'empresse, tout vous aime et vous rit. Les passions vraies semblent être de belles fleurs qui font d'autant plus de plaisir à voir que les terrains où elles se produisent sont plus ingrats. Mais si j'eus les délicieux bénéfices de cette naturalisation dans une famille où je trouvais des parents selon mon cœur, j'en eus aussi les charges. Jusqu'alors monsieur de Mortsauf s'était gêné pour moi; je n'avais vu que les masses de ses défauts, j'en sentis bientôt l'application dans toute son étendue, et vis combien la comtesse avait été noblement charitable en me dépeignant ses luttes quotidiennes. Je connus alors tous les angles de ce caractère intolérable: j'entendis ces criailleries continuelles à propos de rien, ces plaintes sur des maux dont aucun signe n'existait au dehors, ce mécontentement inné qui déflorait la vie, et ce besoin incessant de tyrannie qui lui aurait fait dévorer chaque année de nouvelles victimes. Quand nous nous promenions le soir, il dirigeait lui-même la promenade; mais quelle qu'elle fût, il s'y était toujours ennuyé; de retour au logis, il mettait sur les autres le fardeau de sa lassitude; sa femme en avait été la cause en le menant contre son gré là où elle voulait aller; ne se souvenant plus de nous avoir conduits, il se plaignait d'être gouverné par elle dans les moindres détails de la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui, d'être un zéro dans sa maison. Si ses duretés rencontraient une silencieuse patience, il se fâchait en sentant une limite à son pouvoir; il demandait aigrement si la religion n'ordonnait pas aux femmes de complaire à leurs maris, s'il était convenable de mépriser le père de ses enfants. Il finissait toujours par attaquer chez sa femme une corde sensible; et quand il l'avait fait résonner, il semblait goûter un plaisir particulier à ces nullités dominatrices. Quelquefois il affectait un mutisme morne, un abattement morbide, qui soudain effrayait sa femme de laquelle il recevait alors des soins touchants. Semblable à ces enfants gâtés qui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles, il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il était jaloux. Enfin, à la longue, je découvris que dans les plus petites, comme dans les plus grandes circonstances, le comte agissait envers ses domestiques, ses enfants et sa femme, comme envers moi au jeu de trictrac. Le jour où j'embrassai dans leurs racines et dans leurs rameaux ces difficultés qui, semblables à des lianes, étouffaient, comprimaient les mouvements et la respiration de cette famille, emmaillottaient de fils légers mais multipliés la marche du ménage, et retardaient l'accroissement de la fortune en compliquant les actes les plus nécessaires, j'eus une admirative épouvante qui domina mon amour, et le refoula dans mon cœur. Qu'étais-je, mon Dieu? Les larmes que j'avais bues engendrèrent en moi comme une ivresse sublime, et je trouvai du bonheur à épouser les souffrances de cette femme. Je m'étais plié naguère au despotisme du comte comme un contrebandier paie ses amendes; désormais, je m'offris volontairement aux coups du despote, pour être au plus près d'Henriette. La comtesse me devina, me laissa prendre une place à ses côtés, et me récompensa par la permission de partager ses douleurs, comme jadis l'apostat repenti, jaloux de voler au ciel de conserve avec ses frères, obtenait la grâce de mourir dans le cirque.
—Sans vous j'allais succomber à cette vie, me dit Henriette un soir où le comte avait été, comme les mouches par un jour de grande chaleur, plus piquant, plus acerbe, plus changeant qu'à l'ordinaire.
Le comte s'était couché. Nous restâmes, Henriette et moi, pendant une partie de la soirée, sous nos acacias: les enfants jouaient autour de nous, baignés dans les rayons du couchant. Nos paroles rares et purement exclamatives nous révélaient la mutualité des pensées par lesquelles nous nous reposions de nos communes souffrances. Quand les mots manquaient, le silence servait fidèlement nos âmes qui pour ainsi dire entraient l'une chez l'autre sans obstacle, mais sans y être conviés par le baiser: savourant toutes deux les charmes d'une torpeur pensive, elles s'engageaient dans les ondulations d'une même rêverie, se plongeaient ensemble dans la rivière, en sortaient rafraîchies comme deux nymphes aussi parfaitement unies que la jalousie le peut désirer, mais sans aucun lien terrestre. Nous allions dans un gouffre sans fond, nous revenions à la surface, les mains vides, en nous demandant par un regard:—«Aurons-nous un seul jour à nous parmi tant de jours?» Quand la volupté nous cueille de ces fleurs nées sans racines, pourquoi la chair murmure-t-elle? Malgré l'énervante poésie du soir qui donnait aux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et si purs; malgré cette religieuse atmosphère qui nous communiquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nous laissait tranquilles; le désir serpenta dans mes veines comme le signal d'un feu de joie. Après trois mois, je commençais à ne plus me contenter de la part qui m'était faite, et je caressais doucement la main d'Henriette en essayant de transborder ainsi les riches voluptés qui m'embrasaient. Henriette redevint madame de Mortsauf et me retira sa main; quelques pleurs roulèrent dans mes yeux, elle les vit et me jeta un regard tiède en portant sa main à mes lèvres.
Sachez donc bien, me dit-elle, que ceci me coûte des larmes! L'amitié qui veut une si grande faveur est bien dangereuse.
J'éclatai, je me répandis en reproches, je parlai de mes souffrances et du peu d'allégement que je demandais pour les supporter. J'osai lui dire qu'à mon âge, si les sens étaient tout âme, l'âme aussi avait un sexe; que je saurais mourir, mais non mourir les lèvres closes. Elle m'imposa silence en me lançant son regard fier, où je crus lire le: Et moi, suis-je sur des roses? du Cacique. Peut-être aussi me trompai-je. Depuis le jour où, devant la porte de Frapesle, je lui avais à tort prêté cette pensée qui faisait naître notre bonheur d'une tombe, j'avais honte de tacher son âme par des souhaits empreints de passion brutale. Elle prit la parole; et, d'une lèvre emmiellée, me dit qu'elle ne pouvait pas être tout pour moi, que je devais le savoir. Je compris, au moment où elle disait ces paroles, que, si je lui obéissais, je creuserais des abîmes entre nous deux. Je baissai la tête. Elle continua, disant qu'elle avait la certitude religieuse de pouvoir aimer un frère, sans offenser ni Dieu ni les hommes; qu'il y avait quelque douceur à faire de ce culte une image réelle de l'amour divin, qui, selon son bon Saint-Martin, est la vie du monde. Si je ne pouvais pas être pour elle quelque chose comme son vieux confesseur, moins qu'un amant, mais plus qu'un frère, il fallait ne plus nous voir. Elle saurait mourir en portant à Dieu ce surcroît de souffrances vives, supportées non sans larmes ni déchirements.
—J'ai donné, dit-elle en finissant, plus que je ne devais pour n'avoir plus rien à laisser prendre, et j'en suis déjà punie.
Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer une peine, et de l'aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leur dernier enfant.
Le lendemain je vins de bonne heure. Elle n'avait plus de fleurs pour les vases de son salon gris. Je m'élançai dans les champs, dans les vignes, et j'y cherchai des fleurs pour lui composer deux bouquets; mais tout en les cueillant une à une, les coupant au pied, les admirant, je pensai que les couleurs et les feuillages avaient une harmonie, une poésie qui se faisait jour dans l'entendement en charmant le regard, comme les phrases musicales réveillent mille souvenirs au fond des cœurs aimants et aimés. Si la couleur est la lumière organisée, ne doit-elle pas avoir un sens comme les combinaisons de l'air ont le leur? Aidé par Jacques et Madeleine, heureux tous trois de conspirer une surprise pour notre chérie, j'entrepris, sur les dernières marches du perron où nous établîmes le quartier-général de nos fleurs, deux bouquets par lesquels j'essayai de peindre un sentiment. Figurez-vous une source de fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombant en vagues frangées, et du sein de laquelle s'élançaient mes vœux en roses blanches, en lys à la coupe d'argent? Sur cette fraîche étoffe brillaient les bluets, les myosotis, les vipérines, toutes les fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marient si bien avec le blanc; n'est-ce pas deux innocences, celle qui ne sait rien et celle qui sait tout, une pensée de l'enfant, une pensée du martyr? L'amour a son blason, et la comtesse le déchiffra secrètement. Elle me jeta l'un de ces regards incisifs qui ressemblent au cri d'un malade touché dans sa plaie: elle était à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ce regard! la rendre heureuse, lui rafraîchir le cœur, quel encouragement! J'inventai donc la théorie du père Castel au profit de l'amour, et retrouvai pour elle une science perdue en Europe où les fleurs de l'écritoire remplacent les pages écrites en Orient avec des couleurs embaumées. Quel charme que de faire exprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs des fleurs écloses sous les rayons de l'amour! Je m'entendis bientôt avec les productions de la flore champêtre, comme un homme que j'ai rencontré plus tard à Grandlieu s'entendait avec les abeilles.
Deux fois par semaine, pendant le reste de mon séjour à Frapesle, je recommençai le long travail de cette œuvre poétique à l'accomplissement de laquelle étaient nécessaires toutes les variétés des graminées desquelles je fis une étude approfondie, moins en botaniste qu'en poète, étudiant plus leur esprit que leur forme. Pour trouver une fleur là où elle venait, j'allais souvent à d'énormes distances, au bord des eaux, dans les vallons, au sommet des rochers, en pleines landes, butinant des pensées au sein des bois et des bruyères. Dans ces courses, je m'initiai moi-même à des plaisirs inconnus au savant qui vit dans la méditation, à l'agriculteur occupé de spécialités, à l'artisan cloué dans les villes, au commerçant attaché à son comptoir; mais connus de quelques forestiers, de quelques bûcherons, de quelques rêveurs. Il est dans la nature des effets dont les signifiances sont sans bornes, et qui s'élèvent à la hauteur des plus grandes conceptions morales. Soit une bruyère fleurie, couverte des diamants de la rosée qui la trempe, et dans laquelle se joue le soleil, immensité parée pour un seul regard qui s'y jette à propos. Soit un coin de forêt environné de roches ruineuses, coupé de sables, vêtu de mousses, garni de genévriers, qui vous saisit par je ne sais quoi de sauvage, de heurté, d'effrayant, et d'où sort le cri de l'orfraie. Soit une lande chaude, sans végétation, pierreuse, à pans raides, dont les horizons tiennent de ceux du désert, et où je rencontrais une fleur sublime et solitaire, une pulsatille au pavillon de soie violette étalé pour ses étamines d'or; image attendrissante de ma blanche idole, seule dans sa vallée! Soit de grandes mares d'eau sur lesquelles la nature jette aussitôt des taches vertes, espèce de transition entre la plante et l'animal, où la vie arrive en quelques jours, des plantes et des insectes flottant là, comme un monde dans l'éther! Soit encore une chaumière avec son jardin plein de choux, sa vigne, ses palis, suspendue au-dessus d'une fondrière, encadrée par quelques maigres champs de seigle, figure de tant d'humbles existences! Soit une longue allée de forêt semblable à quelque nef de cathédrale, où les arbres sont des piliers, où leurs branches forment les arceaux de la voûte, au bout de laquelle une clairière lointaine aux jours mélangés d'ombres ou nuancés par les teintes rouges du couchant poind à travers les feuilles et montre comme les vitraux coloriés d'un chœur plein d'oiseaux qui chantent. Puis au sortir de ces bois frais et touffus, une jachère crayeuse où sur des mousses ardentes et sonores, des couleuvres repues rentrent chez elles en levant leurs têtes élégantes et fines. Jetez sur ces tableaux, tantôt des torrents de soleil ruisselant comme des ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignées comme les rides au front d'un vieillard, tantôt les tons froids d'un ciel faiblement orangé, sillonné de bandes d'un bleu pâle; puis écoutez? vous entendrez d'indéfinissables harmonies au milieu d'un silence qui confond. Pendant les mois de septembre et d'octobre, je n'ai jamais construit un seul bouquet qui m'ait coûté moins de trois heures de recherches, tant j'admirais, avec le suave abandon des poètes, ces fugitives allégories où pour moi se peignaient les phases les plus contrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où va maintenant fouiller ma mémoire. Souvent aujourd'hui je marie à ces grandes scènes le souvenir de l'âme alors épandue sur la nature. J'y promène encore la souveraine dont la robe blanche ondoyait dans les taillis, flottait sur les pelouses, et dont la pensée s'élevait, comme un fruit promis, de chaque calice plein d'étamines amoureuses.
Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n'eut de contagion plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désir trompé me faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avec ses notes; retours profonds sur lui-même, élans prodigieux vers le ciel. Madame de Mortsauf n'était plus qu'Henriette à leur aspect. Elle y revenait sans cesse, elle s'en nourrissait, elle y reprenait toutes les pensées que j'y avais mises, quand pour les recevoir elle relevait la tête de dessus son métier à tapisserie en disant:—Mon Dieu, que cela est beau! Vous comprendrez cette délicieuse correspondance par le détail d'un bouquet, comme d'après un fragment de poésie vous comprendriez Saadi. Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l'ivresse de la fécondation, qui fait qu'en bateau vous trempez vos mains dans l'onde, que vous livrez au vent votre chevelure, et que vos pensées reverdissent comme les touffes forestières? Une petite herbe, la flouve odorante, est un des plus puissants principes de cette harmonie voilée. Aussi personne ne peut-il la garder impunément près de soi. Mettez dans un bouquet ses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs et verts, d'inépuisables exhalations remueront au fond de votre cœur les roses en bouton que la pudeur y écrase. Autour du col évasé de la porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée des touffes blanches particulières au sédum des vignes en Touraine; vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d'une esclave soumise. De cette assise sortent les spirales des liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées; toutes s'avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrilles déliées, fleuries, sans cesse agitées de l'amourette purpurine qui verse à flots ses anthères presque jaunes; les pyramides neigeuses du paturin des champs et des eaux, la verte chevelure des bromes stériles, les panaches effilés de ces agrostis nommés les épis du vent; violâtres espérances dont se couronnent les premiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin où la lumière rayonne autour de ses herbes en fleurs. Mais déjà plus haut, quelques roses du Bengale clairsemées parmi les folles dentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabous de la reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blonds cheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des millefeuilles, les tiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, les vrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles; enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, de plus déchiré, des flammes et de triples dards, des feuilles lancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme les désirs entortillés au fond de l'âme. Du sein de ce prolixe torrent d'amour qui déborde, s'élance un magnifique double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s'ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l'air en reflétant le jour dans ses milles parcelles luisantes! Quelle femme enivrée par la senteur d'Aphrodise cachée dans la flouve, ne comprendra ce luxe d'idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l'amour qui demande un bonheur refusé dans les luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle? Mettez ce discours dans la lumière d'une croisée, afin d'en montrer les frais détails, les délicates oppositions, les arabesques, afin que la souveraine émue y voie une fleur plus épanouie et d'où tombe une larme; elle sera bien près de s'abandonner, il faudra qu'un ange ou la voix de son enfant la retienne au bord de l'abîme. Que donne-t-on à Dieu? des parfums, de la lumière et des chants, les expressions les plus épurées de notre nature. Eh! bien, tout ce qu'on offre à Dieu n'était-il pas offert à l'amour dans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment ses mélodies au cœur, en y caressant des voluptés cachées, des espérances inavouées, des illusions qui s'enflamment et s'éteignent comme des fils de la vierge par une nuit chaude.
Ces plaisirs neutres nous furent d'un grand secours pour tromper la nature irritée par les longues contemplations de la personne aimée, par ces regards qui jouissent en rayonnant jusqu'au fond des formes pénétrées. Ce fut pour moi, je n'ose dire pour elle, comme ces fissures par lesquelles jaillissent les eaux contenues dans un barrage invincible, et qui souvent empêchent un malheur en faisant une part à la nécessité. L'abstinence a des épuisements mortels que préviennent quelques miettes tombées une à une de ce ciel qui, de Dan à Sahara, donne la manne au voyageur. Cependant à l'aspect de ces bouquets, j'ai souvent surpris Henriette les bras pendants, abîmée en ces rêveries orageuses pendant lesquelles les pensées gonflent le sein, animent le front, viennent par vagues, jaillissent écumeuses, menacent et laissent une lassitude énervante. Jamais depuis je n'ai fait de bouquet pour personne! Quand nous eûmes créé cette langue à notre usage, nous éprouvâmes un contentement semblable à celui de l'esclave qui trompe son maître.
Pendant le reste de ce mois, quand j'accourais par les jardins, je voyais parfois sa figure collée aux vitres; et quand j'entrais au salon, je la trouvais à son métier. Si je n'arrivais pas à l'heure convenue sans que jamais nous l'eussions indiquée, parfois sa forme blanche errait sur la terrasse: et quand je l'y surprenais, elle me disait:—Je suis venue au devant de vous. Ne faut-il pas avoir un peu de coquetterie pour le dernier enfant?
Les cruelles parties de trictrac avaient été interrompues entre le comte et moi. Ses dernières acquisitions l'obligeaient à une foule de courses, de reconnaissances, de vérifications, de bornages et d'arpentages; il était occupé d'ordres à donner, de travaux champêtres qui voulaient l'œil du maître, et qui se décidaient entre sa femme et lui. Nous allâmes souvent, la comtesse et moi, le retrouver dans les nouveaux domaines avec ses deux enfants qui durant le chemin couraient après des insectes, des cerfs-volants, des couturières, et faisaient aussi leurs bouquets, ou, pour être exact, leurs bottes de fleurs. Se promener avec la femme qu'on aime, lui donner le bras, lui choisir son chemin! ces joies illimitées suffisent à une vie. Le discours est alors si confiant! Nous allions seuls, nous revenions avec le général, surnom de raillerie douce que nous donnions au comte quand il était de bonne humeur. Ces deux manières de faire la route nuançaient notre plaisir par des oppositions dont le secret n'est connu que des cœurs gênés dans leur union. Au retour, les mêmes félicités, un regard, un serrement de main, étaient entremêlés d'inquiétudes. La parole, si libre pendant l'aller, avait au retour de mystérieuses significations, quand l'un de nous trouvait, après quelque intervalle, une réponse à des interrogations insidieuses, ou qu'une discussion commencée se continuait sous ces formes énigmatiques auxquelles se prête si bien notre langue et que créent si ingénieusement les femmes. Qui n'a goûté le plaisir de s'entendre ainsi comme dans une sphère inconnue où les esprits se séparent de la foule et s'unissent en trompant les lois vulgaires? Un jour j'eus un fol espoir promptement dissipé quand, à une demande du comte, qui voulait savoir de quoi nous parlions, Henriette répondit par une phrase à double sens dont il se paya. Cette innocente raillerie amusa Madeleine et fit après coup rougir sa mère, qui m'apprit par un regard sévère qu'elle pouvait me retirer son âme comme elle m'avait naguère retiré sa main, voulant demeurer une irréprochable épouse. Mais cette union purement spirituelle a tant d'attraits que le lendemain nous recommençâmes.
Les heures, les journées, les semaines, s'enfuyaient ainsi pleines de félicités renaissantes. Nous arrivâmes à l'époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin du mois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson, permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle ni la fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scier les blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le pain devient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfin les craintes qu'inspirait le résultat des travaux champêtres où s'enfouit autant d'argent que de sueurs, ont disparu devant la grange pleine et les celliers prêts à s'emplir. La vendange est alors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourit toujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans ce pays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repas étant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, des aliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dans les familles patriarcales les enfants tiennent aux galas des anniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons où les maîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine de monde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d'ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l'année, chantent à tous propos. D'ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sont confondus: femmes, enfants, maîtres et gens, tout le monde participe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuvent expliquer l'hilarité transmise d'âge en âge, qui se développe en ces derniers beaux jours de l'année et dont le souvenir inspira jadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. Jamais les enfants, Jacques et Madeleine toujours malades, n'avaient été en vendange; j'étais comme eux, ils eurent je ne sais quelle joie enfantine de voir leurs émotions partagées; leur mère avait promis de nous y accompagner. Nous étions allés à Villaines, où se fabriquent les paniers du pays, nous en commander de fort jolis; il était question de vendanger à nous quatre quelques chaînées réservées à nos ciseaux; mais il était convenu qu'on ne mangerait pas trop de raisin. Manger dans les vignes le gros co de Touraine paraissait chose si délicieuse, que l'on dédaignait les plus beaux raisins sur la table. Jacques me fit jurer de n'aller voir vendanger nulle part, et de me réserver pour le clos de Clochegourde. Jamais ces deux petits êtres, habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plus roses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée. Ils babillaient pour babiller, allaient, trottaient, revenaient sans raison apparente; mais, comme les autres enfants, ils semblaient avoir trop de vie à secouer; monsieur et madame de Mortsauf ne les avaient jamais vus ainsi. Je redevins enfant avec eux, plus enfant qu'eux peut-être, car j'espérais aussi ma récolte. Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous y restâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à qui trouverait les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite son panier! C'était des allées et venues des ceps à la mère, il ne se cueillait pas une grappe qu'on ne la lui montrât. Elle se mit à rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après sa fille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine:—Et les miens, maman? Elle me répondit:—Cher enfant, ne t'échauffe pas trop! Puis me passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joue en ajoutant:—Tu es en nage! Ce fut la seule fois que j'entendis cette caresse de la voix, le tu des amants. Je regardai les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sinelles et de mûrons; j'écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes!... Ah! je gravai tout dans ma mémoire, tout jusqu'au jeune amandier sous lequel elle se tenait, fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l'aller vider dans le tonneau de vendange avec une application corporelle, silencieuse et soutenue, par une marche lente et mesurée qui laissa mon âme libre. Je goûtai l'ineffable plaisir d'un travail extérieur qui voiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sans ce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien le labeur uniforme contient de sagesse, et je compris les règles monastiques.
Pour la première fois depuis long-temps, le comte n'eut ni maussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc de Lenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, lui réjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, le général promit de faire danser le soir devant Clochegourde en l'honneur des Bourbons revenus; la fête fut ainsi complète pour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras; elle s'appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout le poids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et me dit à l'oreille:—Vous nous portez bonheur!
Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmes et sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu, mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentuée par sa voix si riche développait des plaisirs qu'aucune femme au monde ne pouvait plus me rendre.
—L'uniformité malheureuse de mes jours est rompue, la vie devient belle avec des espérances, me dit-elle après une pause. Oh! ne me quittez pas! ne trahissez jamais mes innocentes superstitions! soyez l'aîné qui devient la providence de ses frères!
Ici, Natalie, rien n'est romanesque: pour y découvrir l'infini des sentiments profonds, il faut dans sa jeunesse avoir jeté la sonde dans ces grands lacs au bord desquels on a vécu. Si pour beaucoup d'êtres les passions ont été des torrents de lave écoulés entre des rives desséchées, n'est-il pas des âmes où la passion contenue par d'insurmontables difficultés a rempli d'une eau pure le cratère du volcan?
Nous eûmes encore une fête semblable. Madame de Mortsauf voulait habituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donner connaissance des pénibles labeurs par lesquels s'obtient l'argent; elle leur avait donc constitué des revenus soumis aux chances de l'agriculture: à Jacques appartenait le produit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. A quelques jours de là, nous eûmes la récolte des marrons et celle des noix. Aller gauler les marronniers de Madeleine, entendre tomber les fruits que leur bogue faisait rebondir sur le velours mat et sec des terrains ingrats où vient le châtaignier; voir la gravité sérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas en estimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirs qu'elle se donnait sans contrôle; les félicitations de Manette la femme de charge qui seule suppléait la comtesse auprès de ses enfants; les enseignements que préparait le spectacle des peines nécessaires pour recueillir les moindres biens, si souvent mis en péril par les alternatives du climat, ce fut une scène où les ingénues félicités de l'enfance paraissaient charmantes au milieu des teintes graves de l'automne commencé. Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir serrer sa brune chevance, en partageant sa joie. Eh! bien, je tressaille encore aujourd'hui en me rappelant le bruit que faisait chaque hottée de marrons, roulant sur la bourre jaunâtre mêlée de terre qui servait de plancher. Le comte en prenait pour la maison; les métiviers, les gens, chacun autour de Clochegourde procurait des acheteurs à la Mignonne, épithète amie que dans le pays les paysans accordent volontiers même à des étrangers, mais qui semblait appartenir exclusivement à Madeleine.
Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers, il plut pendant quelques jours; mais je le consolai en lui conseillant de garder ses noix, pour les vendre un peu plus tard. Monsieur de Chessel m'avait appris que les noyers ne donnaient rien dans le Brehémont, ni dans le pays d'Amboise, ni dans celui de Vouvray. L'huile de noix est de grand usage en Touraine. Jacques devait trouver au moins quarante sous de chaque noyer, il en avait deux cents, la somme était donc considérable! il voulait s'acheter un équipement pour monter à cheval. Son désir émut une discussion publique où son père lui fit faire des réflexions sur l'instabilité des revenus, sur la nécessité de créer des réserves pour les années où les arbres seraient inféconds, afin de se procurer un revenu moyen. Je reconnus l'âme de la comtesse dans son silence; elle était joyeuse de voir Jacques écoutant son père, et le père reconquérant un peu de la sainteté qui lui manquait, grâce à ce sublime mensonge qu'elle avait préparé. Ne vous ai-je pas dit, en vous peignant cette femme, que le langage terrestre serait impuissant à rendre ses traits et son génie! Quand ces sortes de scènes arrivent, l'âme savoure leurs délices sans les analyser; mais avec quelle vigueur elles se détachent plus tard sur le fond ténébreux d'une vie agitée! pareilles à des diamants, elles brillent serties par des pensées pleines d'alliage, regrets fondus dans le souvenir des bonheurs évanouis! Pourquoi les noms des deux domaines récemment achetés, dont monsieur et madame de Mortsauf s'occupaient tant, la Cassine et la Rhétorière, m'émeuvent-ils plus que les plus beaux noms de la Terre-Sainte ou de la Grèce? Qui aime, le die! s'est écrié La Fontaine. Ces noms possèdent les vertus talismaniques des paroles constellées en usage dans les évocations, ils m'expliquent la magie, ils réveillent des figures endormies qui se dressent aussitôt et me parlent, ils me mettent dans cette heureuse vallée, ils créent un ciel et des paysages; mais les évocations ne se sont-elles pas toujours passées dans les régions du monde spirituel? Ne vous étonnez donc pas de me voir vous entretenant de scènes si familières. Les moindres détails de cette vie simple et presque commune ont été comme autant d'attaches faibles en apparence par lesquelles je me suis étroitement uni à la comtesse.
Les intérêts de ses enfants causaient à la comtesse autant de chagrins que lui en donnait leur faible santé. Je reconnus bientôt la vérité de ce qu'elle m'avait dit relativement à son rôle secret dans les affaires de la maison, auxquelles je m'initiai lentement en apprenant sur le pays des détails que doit savoir l'homme d'État. Après dix ans d'efforts, madame de Mortsauf avait changé la culture de ses terres; elle les avait mis en quatre, expression dont on se sert dans le pays pour expliquer les résultats de la nouvelle méthode suivant laquelle les cultivateurs ne sèment de blé que tous les quatre ans, afin de faire rapporter chaque année un produit à la terre. Pour vaincre l'obstination des paysans, il avait fallu résilier des baux, partager ses domaines en quatre grandes métairies, et les avoir à moitié, le cheptel particulier à la Touraine et aux pays d'alentour. Le propriétaire donne l'habitation, les bâtiments d'exploitation et les semences, à des colons de bonne volonté avec lesquels il partage les frais de culture et les produits. Ce partage est surveillé par un métivier, l'homme chargé de prendre la moitié due au propriétaire, système coûteux et compliqué par une comptabilité que varie à tout moment la nature des partages. La comtesse avait fait cultiver par monsieur de Mortsauf une cinquième ferme composée des terres réservées, sises autour de Clochegourde, autant pour l'occuper que pour démontrer par l'évidence des faits, à ses fermiers à moitié, l'excellence des nouvelles méthodes. Maîtresse de diriger les cultures, elle avait fait lentement, et avec sa persistance de femme, rebâtir deux de ses métairies sur le plan des fermes de l'Artois et de la Flandre. Il est aisé de deviner son dessein. Après l'expiration des baux à moitié, la comtesse voulait composer deux belles fermes de ses quatre métairies, et les louer en argent à des gens actifs et intelligents, afin de simplifier les revenus de Clochegourde. Craignant de mourir la première, elle tâchait de laisser au comte des revenus faciles à percevoir, et à ses enfants des biens qu'aucune impéritie ne pourrait faire péricliter. En ce moment les arbres fruitiers plantés depuis dix ans étaient en plein rapport. Les haies qui garantissaient les domaines de toute contestation future étaient poussées. Les peupliers, les ormes, tout était bien venu. Avec ses nouvelles acquisitions et en introduisant partout le nouveau système d'exploitation, la terre de Clochegourde, divisée en quatre grandes fermes, dont deux restaient à bâtir, était susceptible de rapporter seize mille francs en écus, à raison de quatre mille francs par chaque ferme; sans compter le clos de vigne, ni les deux cents arpents de bois qui les joignaient, ni la ferme modèle. Les chemins de ses quatre fermes pouvaient tous aboutir à une grande avenue qui de Clochegourde irait en droite ligne s'embrancher sur la route de Chinon. La distance entre cette avenue et Tours n'étant que de cinq lieues, les fermiers ne devaient pas lui manquer, surtout au moment où tout le monde parlait des améliorations faites par le comte, de ses succès, et de la bonification de ses terres. Dans chacun des deux domaines achetés, elle voulait faire jeter une quinzaine de mille francs pour convertir les maisons de maître en deux grandes fermes, afin de les mieux louer après les avoir cultivées pendant une année ou deux, en y envoyant pour régisseur un certain Martineau, le meilleur, le plus probe de ses métiviers, lequel allait se trouver sans place; car les baux à moitié de ses quatre métairies finissaient, et le moment de les réunir en deux fermes et de louer en argent était venu. Ses idées si simples, mais compliquées de trente et quelques mille francs à dépenser, étaient en ce moment l'objet de longues discussions entre elle et le comte; querelles affreuses, et dans lesquelles elle n'était soutenue que par l'intérêt de ses deux enfants. Cette pensée:—«Si je mourais demain, qu'adviendrait-il?» lui donnait des palpitations. Les âmes douces et paisibles chez lesquelles la colère est impossible, qui veulent faire régner autour d'elles leur profonde paix intérieure, savent seules combien de force est nécessaire pour ces luttes, quelles abondantes vagues de sang affluent au cœur avant d'entamer le combat, quelle lassitude s'empare de l'être quand après avoir lutté rien n'est obtenu. Au moment où ses enfants étaient moins étiolés, moins maigres, plus agiles, car la saison des fruits avait produit ses effets sur eux; au moment où elle les suivait d'un œil mouillé dans leurs jeux, en éprouvant un contentement qui renouvelait ses forces en lui rafraîchissant le cœur, la pauvre femme subissait les pointilleries injurieuses et les attaques lancinantes d'une âcre opposition. Le comte, effrayé de ces changements, en niait les avantages et la possibilité par un entêtement compacte. A des raisonnements concluants, il répondait par l'objection d'un enfant qui mettrait en question l'influence du soleil en été. La comtesse l'emporta. La victoire du bon sens sur la folie calma ses plaies, elle oublia ses blessures. Ce jour elle s'alla promener à la Cassine et à la Rhétorière, afin d'y décider les constructions. Le comte marchait seul en avant, les enfants nous séparaient, et nous étions tous deux en arrière suivant lentement, car elle me parlait de ce ton doux et bas qui faisait ressembler ses phrases à des flots menus, murmurés par la mer sur un sable fin.
«Elle était certaine du succès, me disait-elle. Il allait s'établir une concurrence pour le service de Tours à Chinon, entreprise par un homme actif, par un messager, cousin de Manette, qui voulait avoir une grande ferme sur la route. Sa famille était nombreuse: le fils aîné conduirait les voitures, le second ferait les roulages, le père, placé sur la route, à La Rabelaye, une des fermes à louer et située au centre, pourrait veiller au relais et cultiverait bien les terres en les amendant avec les fumiers que lui donneraient ses écuries. Quant à la seconde ferme, la Baude, celle qui se trouvait à deux pas de Clochegourde, un de leurs quatre colons, homme probe, intelligent, actif et qui sentait les avantages de la nouvelle culture, offrait déjà de la prendre à bail. Quant à la Cassine et à la Rhétorière, ces terres étaient les meilleures du pays; une fois les fermes bâties et les cultures en pleine valeur, il suffirait de les afficher à Tours. En deux ans, Clochegourde vaudrait ainsi vingt-quatre mille francs de rente environ; la Gravelotte, cette ferme du Maine, retrouvée par monsieur de Mortsauf, venait d'être prise à sept mille francs pour neuf ans; la pension du maréchal-de-camp était de quatre mille francs; si ces revenus ne constituaient pas encore une fortune, ils procuraient une grande aisance; plus tard, d'autres améliorations lui permettraient peut-être d'aller un jour à Paris pour y veiller l'éducation de Jacques, dans deux ans, quand la santé de l'héritier présomptif serait affermie.»
Avec quel tremblement elle prononça le mot Paris! J'étais au fond de ce projet, elle voulait se séparer le moins possible de l'ami. Sur ce mot je m'enflammai, je lui dis qu'elle ne me connaissait pas; que, sans lui en parler, j'avais comploté d'achever mon éducation en travaillant nuit et jour, afin d'être le précepteur de Jacques; car je ne supporterais pas l'idée de savoir dans son intérieur un jeune homme. A ces mots, elle devint sérieuse.
—Non, Félix, dit-elle, cela ne sera pas plus que votre prêtrise. Si vous avez par un seul mot atteint la mère jusqu'au fond de son cœur, la femme vous aime trop sincèrement pour vous laisser devenir victime de votre attachement. Une déconsidération sans remède serait le loyer de ce dévouement, et je n'y pourrais rien. Oh! non, que je ne vous sois funeste en rien! Vous, vicomte de Vandenesse, précepteur? Vous! dont la noble devise est: Ne se vend! Fussiez-vous un Richelieu, vous vous seriez à jamais barré la vie. Vous causeriez les plus grands chagrins à votre famille. Mon ami, vous ne savez pas ce qu'une femme comme ma mère sait mettre d'impertinence dans un regard protecteur, d'abaissement dans une parole, de mépris dans un salut.
—Et si vous m'aimez, que me fait le monde?
Elle feignit de ne pas avoir entendu, et dit en continuant:—Quoique mon père soit excellent et disposé à m'accorder ce que je lui demande, il ne vous pardonnerait pas de vous être mal placé dans le monde et se refuserait à vous y protéger. Je ne voudrais pas vous voir précepteur du Dauphin! Acceptez la société comme elle est, ne commettez point de fautes dans la vie. Mon ami, cette proposition insensée de....
—D'amour, lui dis-je à voix basse.
—Non, de charité, dit-elle en retenant ses larmes, cette pensée folle m'éclaire sur votre caractère; votre cœur vous nuira. Je réclame, dès ce moment, le droit de vous apprendre certaines choses; laissez à mes yeux de femme le soin de voir quelquefois pour vous? Oui, du fond de mon Clochegourde, je veux assister, muette et ravie, à vos succès. Quant au précepteur, eh! bien, soyez tranquille, nous trouverons un bon vieil abbé, quelque ancien savant jésuite, et mon père sacrifiera volontiers une somme pour l'éducation de l'enfant qui doit porter son nom. Jacques est mon orgueil. Il a pourtant onze ans, dit-elle, après une pause. Mais il en est de lui comme de vous: en vous voyant, je vous avais donné treize ans.
Nous étions arrivés à la Cassine où Jacques, Madeleine et moi nous la suivions comme des petits suivent leur mère; mais nous la gênions; je la laissai pour un moment et m'en allai dans le verger où Martineau l'aîné, son garde, examinait de compagnie avec Martineau cadet, le métivier, si les arbres devaient être ou non abattus; ils discutaient ce point comme s'il s'agissait de leurs propres biens. Je vis alors combien la comtesse était aimée. J'exprimai mon idée à un pauvre journalier qui, le pied sur sa bêche et le coude posé sur le manche, écoutait les deux docteurs en Pomologie.
—Ah! oui, monsieur, me répondit-il, c'est une bonne femme, et pas fière, comme toutes ces guenons d'Azay qui nous verraient crever comme des chiens plutôt que de nous céder un sou sur une toise de fossé! Le jour où cette femme quittera le pays, la Sainte Vierge en pleurera, et nous aussi. Elle sait ce qui lui est dû; mais elle connaît nos peines, et y a égard.
Avec quel plaisir je donnai tout mon argent à cet homme!
Quelques jours après, il vint un poney pour Jacques, que son père, excellent cavalier, voulait plier lentement aux fatigues de l'équitation. L'enfant eut un joli habillement de cavalier, acheté sur le produit des noyers. Le matin où il prit la première leçon, accompagné de son père, aux cris de Madeleine étonnée qui sautait sur le gazon autour duquel courait Jacques, ce fut pour la comtesse la première grande fête de sa maternité. Jacques avait une collerette brodée par sa mère, une petite redingote en drap bleu de ciel serrée par une ceinture de cuir verni, un pantalon blanc à plis et une toque écossaise d'où ses cheveux cendrés s'échappaient en grosses boucles: il était ravissant à voir. Aussi tous les gens de la maison se groupèrent-ils en partageant cette félicité domestique. Le jeune héritier souriait à sa mère en passant et se tenait sans peur. Ce premier acte d'homme chez cet enfant de qui la mort parut si souvent prochaine, l'espérance d'un bel avenir, garanti par cette promenade qui le lui montrait si beau, si joli, si frais, quelle délicieuse récompense! la joie du père, qui redevenait jeune et souriait pour la première fois depuis long-temps, le bonheur peint dans les yeux de tous les gens de la maison, le cri d'un vieux piqueur de Lenoncourt qui revenait de Tours, et qui, voyant la manière dont l'enfant tenait la bride, lui dit:—«Bravo, monsieur le vicomte!» c'en fut trop, madame de Mortsauf fondit en larmes. Elle, si calme dans ses douleurs, se trouva faible pour supporter la joie en admirant son enfant chevauchant sur ce sable où souvent elle l'avait pleuré par avance, en le promenant au soleil. En ce moment elle s'appuya sur mon bras, sans remords, et me dit:—Je crois n'avoir jamais souffert. Ne nous quittez pas aujourd'hui.
La leçon finie, Jacques se jeta dans les bras de sa mère qui le reçut et le garda sur elle avec la force que prête l'excès des voluptés, et ce fut des baisers, des caresses sans fin. J'allai faire avec Madeleine deux bouquets magnifiques pour en décorer la table en l'honneur du cavalier. Quand nous revînmes au salon, la comtesse me dit:—Le quinze octobre sera certes un grand jour! Jacques a pris sa première leçon d'équitation, et je viens de faire le dernier point de mon meuble.
—Hé! bien, Blanche, dit le comte en riant, je veux vous le payer.
Il lui offrit le bras, et l'amena dans la première cour où elle vit une calèche que son père lui donnait, et pour laquelle le comte avait acheté deux chevaux en Angleterre, amenés avec ceux du duc de Lenoncourt. Le vieux piqueur avait tout préparé dans la première cour, pendant la leçon. Nous entraînâmes la voiture, en allant voir le tracé de l'avenue qui devait mener en droite ligne de Clochegourde à la route de Chinon, et que les récentes acquisitions permettaient de faire à travers les nouveaux domaines. En revenant, la comtesse me dit d'un air plein de mélancolie:—Je suis trop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, il m'accable, et j'ai peur qu'il ne s'efface comme un rêve.
J'aimais trop passionnément pour ne pas être jaloux, et je ne pouvais lui rien donner, moi! Dans ma rage, je cherchais un moyen de mourir pour elle. Elle me demanda quelles pensées voilaient mes yeux, je les lui dis naïvement, elle en fut plus touchée que de tous les présents, et jeta du baume dans mon cœur quand, après m'avoir emmené sur le perron, elle me dit à l'oreille:—Aimez-moi comme m'aimait ma tante, ne sera-ce pas me donner votre vie? et si je la prends ainsi, n'est-ce pas me faire votre obligée à toute heure?
—Il était temps de finir ma tapisserie, reprit-elle en rentrant dans le salon où je lui baisai la main comme pour renouveler mes serments. Vous ne savez peut-être pas, Félix, pourquoi je me suis imposé ce long ouvrage? Les hommes trouvent dans les occupations de leur vie des ressources contre les chagrins, le mouvement des affaires les distrait; mais nous autres femmes, nous n'avons dans l'âme aucun point d'appui contre nos douleurs. Afin de pouvoir sourire à mes enfants et à mon mari quand j'étais en proie à de tristes images, j'ai senti le besoin de régulariser la souffrance par un mouvement physique. J'évitais ainsi les atonies qui suivent les grandes dépenses de force, aussi bien que les éclairs de l'exaltation.
L'action de lever le bras en temps égaux berçait ma pensée et communiquait à mon âme, où grondait l'orage, la paix du flux et du reflux en réglant ainsi ses émotions. Chaque point avait la confidence de mes secrets, comprenez-vous? Hé! bien, en faisant mon dernier fauteuil, je pensais trop a vous! oui, beaucoup trop, mon ami. Ce que vous mettez dans vos bouquets, moi je le disais à mes dessins.
Le dîner fut gai. Jacques, comme tous les enfants dont on s'occupe, me sauta au cou, en voyant les fleurs que je lui avais cueillies en guise de couronne. Sa mère affecta de me bouder à cause de cette infidélité; le cher enfant lui offrit ce bouquet jalousé, avec quelle grâce, vous le savez! Le soir, nous fîmes tous trois un tric-trac, moi seul contre monsieur et madame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Enfin, à la tombée du jour, ils me reconduisirent jusqu'au chemin de Frapesle, par une de ces tranquilles soirées dont les harmonies font gagner en profondeur aux sentiments ce qu'ils perdent en vivacité. Ce fut une journée unique en la vie de cette pauvre femme, un point brillant que vint souvent caresser son souvenir aux heures difficiles. En effet, les leçons d'équitation devinrent bientôt un sujet de discorde. La comtesse craignit avec raison les dures apostrophes du père pour le fils. Jacques maigrissait déjà, ses beaux yeux bleus se cernaient pour ne pas causer de chagrin à sa mère, il aimait mieux souffrir en silence. Je trouvai un remède à ses maux en lui conseillant de dire à son père qu'il était fatigué, quand le comte se mettrait en colère; mais ces palliatifs furent insuffisants: il fallut substituer le vieux piqueur au père, qui ne se laissa pas arracher son écolier sans des tiraillements. Les criailleries et les discussions revinrent; le comte trouva des textes à ses plaintes continuelles dans le peu de reconnaissance des femmes; il jeta vingt fois par jour la calèche, les chevaux et les livrées au nez de sa femme. Enfin il arriva l'un de ces événements auxquels les caractères de ce genre et les maladies de cette espèce aiment à se prendre: la dépense dépassa de moitié les prévisions à la Cassine et à la Rhétorière, où des murs et des planchers mauvais s'écroulèrent. Un ouvrier vient maladroitement annoncer cette nouvelle à monsieur de Mortsauf, au lieu de la dire à la comtesse. Ce fut l'objet d'une querelle commencée doucement, mais qui s'envenima par degrés, et où l'hypocondrie du comte, apaisée depuis quelques jours, demanda ses arrérages à la pauvre Henriette.
Ce jour-là, j'étais parti de Frapesle à dix heures et demie, après le déjeuner, pour venir faire à Clochegourde un bouquet avec Madeleine. L'enfant m'avait apporté sur la balustrade de la terrasse les deux vases, et j'allais des jardins aux environs, courant après les fleurs d'automne, si belles, mais si rares. En revenant de ma dernière course, je ne vis plus mon petit lieutenant à ceinture rose, à pèlerine dentelée, et j'entendis des cris à Clochegourde.
—Le général, me dit Madeleine en pleurs, et chez elle ce mot était un mot de haine contre son père, le général gronde notre mère, allez donc la défendre.
Je volai par les escaliers et j'arrivai dans le salon sans être aperçu ni salué par le comte ni par sa femme. En entendant les cris aigus du fou, j'allai fermer toutes les portes, puis je revins, j'avais vu Henriette aussi blanche que sa robe.
—Ne vous mariez jamais, Félix, me dit le comte; une femme est conseillée par le diable; la plus vertueuse inventerait le mal s'il n'existait pas, toutes sont des bêtes brutes.
J'entendis alors des raisonnements sans commencement ni fin. Se prévalant de ses négations antérieures, monsieur de Mortsauf répéta les niaiseries des paysans qui se refusaient aux nouvelles méthodes. Il prétendit que s'il avait dirigé Clochegourde, il serait deux fois plus riche qu'il ne l'était. En formulant ses blasphèmes violemment et injurieusement, il jurait, il sautait d'un meuble à l'autre, il les déplaçait et les cognait; puis au milieu d'une phrase il s'interrompait pour parler de sa moelle qui le brûlait, ou de sa cervelle qui s'échappait à flots, comme son argent. Sa femme le ruinait. Le malheureux, des trente et quelques mille livres de rentes qu'il possédait, elle lui en avait apporté déjà plus de vingt. Les biens du duc et ceux de la duchesse valaient plus de cinquante mille francs de rente, réservés à Jacques. La comtesse souriait superbement et regardait le ciel.
—Oui, s'écria-t-il, Blanche, vous êtes mon bourreau, vous m'assassinez; je vous pèse; tu veux te débarrasser de moi, tu es un monstre d'hypocrisie. Elle rit! Savez-vous pourquoi elle rit, Félix?
Je gardai le silence et baissai la tête.
—Cette femme, reprit-il en faisant la réponse à sa demande, elle me sèvre de tout bonheur, elle est autant à moi qu'à vous, et prétend être ma femme! Elle porte mon nom et ne remplit aucun des devoirs que les lois divines et humaines lui imposent, elle ment ainsi aux hommes et à Dieu. Elle m'excède de courses et me lasse pour que je la laisse seule; je lui déplais, elle me hait, et met tout son art à rester jeune fille; elle me rend fou par les privations qu'elle me cause, car tout se porte alors à ma pauvre tête; elle me tue à petit feu, et se croit une sainte, ça communie tous les mois.
La comtesse pleurait en ce moment à chaudes larmes, humiliée par l'abaissement de cet homme auquel elle disait pour toute réponse:—Monsieur! monsieur! monsieur!
Quoique les paroles du comte m'eussent fait rougir pour lui comme pour Henriette, elles me remuèrent violemment le cœur, car elles répondaient aux sentiments de chasteté, de délicatesse qui sont pour ainsi dire l'étoffe des premières amours.
—Elle est vierge à mes dépens, disait le comte.
A ce mot, la comtesse s'écria:—Monsieur!
—Qu'est-ce que c'est, dit-il, que votre monsieur impérieux? ne suis-je pas le maître? faut-il enfin vous l'apprendre?
Il s'avança sur elle en lui présentant sa tête de loup blanc devenue hideuse, car ses yeux jaunes eurent une expression qui le fit ressembler à une bête affamée sortant d'un bois. Henriette se coula de son fauteuil à terre pour recevoir le coup qui n'arriva pas; elle s'était étendue sur le parquet en perdant connaissance, toute brisée. Le comte fut comme un meurtrier qui sent jaillir à son visage le sang de sa victime, il resta tout hébété. Je pris la pauvre femme dans mes bras, le comte me la laissa prendre comme s'il se fût trouvé indigne de la porter; mais il alla devant moi pour m'ouvrir la porte de la chambre contiguë au salon, chambre sacrée où je n'étais jamais entré. Je mis la comtesse debout, et la tins un moment dans un bras, en passant l'autre autour de sa taille, pendant que monsieur de Mortsauf ôtait la fausse couverture, l'édredon, l'appareil du lit; puis, nous la soulevâmes et l'étendîmes tout habillée. En revenant à elle, Henriette nous pria par un geste de détacher sa ceinture; monsieur de Mortsauf trouva des ciseaux et coupa tout, je lui fis respirer des sels, elle ouvrit les yeux. Le comte s'en alla, plus honteux que chagrin. Deux heures se passèrent en un silence profond. Henriette avait sa main dans la mienne et me la pressait sans pouvoir parler. De temps en temps elle levait les yeux pour me dire par un regard qu'elle voulait demeurer calme et sans bruit; puis il y eut un moment de trêve où elle se releva sur son coude, et me dit à l'oreille:—Le malheureux! si vous saviez...
Elle se remit la tête sur l'oreiller. Le souvenir de ses peines passées joint à ses douleurs actuelles lui rendit des convulsions nerveuses que je n'avais calmées que par le magnétisme de l'amour; effet qui m'était encore inconnu, mais dont j'usai par instinct. Je la maintins avec une force tendrement adoucie; et pendant cette dernière crise, elle me jeta des regards qui me firent pleurer. Quand ces mouvements nerveux cessèrent, je rétablis ses cheveux en désordre, que je maniai pour la seule et unique fois de ma vie; puis je repris encore sa main et contemplai long-temps cette chambre à la fois brune et grise, ce lit simple à rideaux de perse, cette table couverte d'une toilette parée à la mode ancienne, ce canapé mesquin à matelas piqué. Que de poésie dans ce lieu! Quel abandon du luxe pour sa personne! son luxe était la plus exquise propreté. Noble cellule de religieuse mariée pleine de résignation sainte, où le seul ornement était le crucifix de son lit, au-dessus duquel se voyait le portrait de sa tante; puis, de chaque côté du bénitier, ses deux enfants dessinés par elle au crayon, et leurs cheveux du temps où ils étaient petits. Quelle retraite pour une femme de qui l'apparition dans le grand monde eût fait pâlir les plus belles! Tel était le boudoir où pleurait toujours la fille d'une illustre famille, inondée en ce moment d'amertume et se refusant à l'amour qui l'aurait consolée. Malheur secret, irréparable! Et des larmes chez la victime pour le bourreau, et des larmes chez le bourreau pour la victime. Quand les enfants et la femme de chambre entrèrent, je sortis. Le comte m'attendait, il m'admettait déjà comme un pouvoir médiateur entre sa femme et lui; et il me saisit par les mains en me criant:—Restez, restez, Félix!
—Malheureusement, lui dis-je, monsieur de Chessel a du monde, il ne serait pas convenable que ses convives cherchassent les motifs de mon absence; mais après le dîner je reviendrai.
Il sortit avec moi, me reconduisit jusqu'à la porte d'en bas sans me dire un mot; puis il m'accompagna jusqu'à Frapesle, sans savoir ce qu'il faisait. Enfin, là je lui dis:—Au nom du ciel, monsieur le comte, laissez-lui diriger votre maison, si cela peut lui plaire, et ne la tourmentez plus.
—Je n'ai pas long-temps à vivre, me dit-il d'un air sérieux; elle ne souffrira pas long-temps par moi, je sens que ma tête éclate.
Et il me quitta dans un accès d'égoïsme involontaire. Après le dîner, je revins savoir des nouvelles de madame de Mortsauf, que je trouvai déjà mieux. Si telles étaient, pour elle, les joies du mariage, si de semblables scènes se renouvelaient souvent, comment pouvait-elle vivre? Quel lent assassinat impuni! Pendant cette soirée, je compris par quelles tortures inouïes le comte énervait sa femme. Devant quel tribunal apporter de tels litiges? Ces réflexions m'hébétaient, je ne pus rien dire à Henriette; mais je passai la nuit à lui écrire. Des trois ou quatre lettres que je fis, il m'est resté ce commencement dont je ne fus pas content; mais s'il me parut ne rien exprimer, ou trop parler de moi quand je ne devais m'occuper que d'elle, il vous dira dans quel état était mon âme.