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La Comédie humaine - Volume 13. Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne

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LE CURÉ DE VILLAGE.


A HÉLÈNE.

La moindre barque n’est pas lancée à la mer, sans que les marins ne la mettent sous la protection de quelque vivant emblème ou d’un nom révéré; soyez donc, madame, à l’imitation de cette coutume, la patronne de cet ouvrage lancé dans notre océan littéraire, et puisse-t-il être préservé de la bourrasque par ce nom impérial que l’Église a fait saint, et que votre dévouement a doublement sanctifié pour moi.

de Balzac.


CHAPITRE PREMIER.
VÉRONIQUE.

Dans le Bas-Limoges, au coin de la rue de la Vieille-Poste et de la rue de la Cité, se trouvait, il y a trente ans, une de ces boutiques auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le moyen âge. De grandes dalles cassées en mille endroits, posées sur le sol qui se montrait humide par places, auraient fait tomber quiconque n’eût pas observé les creux et les élévations de ce singulier carrelage. Les murs poudreux laissaient voir une bizarre mosaïque de bois et de briques, de pierres et de fer tassés avec une solidité due au temps, peut-être au hasard. Le plancher, composé de poutres colossales, pliait depuis plus de cent ans sans rompre sous le poids des étages supérieurs. Bâtis en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en ardoises clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et conservaient une image naïve des constructions bourgeoises du vieux temps. Aucune des croisées encadrées de bois, jadis brodées de sculptures aujourd’hui détruites par les intempéries de l’atmosphère, ne se tenait d’aplomb: les unes donnaient du nez, les autres rentraient, quelques-unes voulaient se disjoindre; toutes avaient du terreau apporté on ne sait comment dans les fentes creusées par la pluie, et d’où s’élançaient au printemps quelques fleurs légères, de timides plantes grimpantes, des herbes grêles. La mousse veloutait les toits et les appuis. Le pilier du coin, quoiqu’en maçonnerie composite, c’est-à-dire de pierres mêlées de briques et de cailloux, effrayait le regard par sa courbure; il paraissait devoir céder quelque jour sous le poids de la maison, dont le pignon surplombait d’environ un demi-pied. Aussi l’autorité municipale et la grande voirie firent-elles abattre cette maison, après l’avoir achetée, afin d’élargir le carrefour. Ce pilier, situé à l’angle des deux rues, se recommandait aux amateurs d’antiquités limousines par une jolie niche sculptée où se voyait une vierge, mutilée pendant la Révolution. Les bourgeois à prétentions archéologiques y remarquaient les traces de la marge en pierre destinée à recevoir les chandeliers où la piété publique allumait des cierges, mettait ses ex-voto et des fleurs. Au fond de la boutique, un escalier de bois vermoulu conduisait aux deux étages supérieurs surmontés d’un grenier. La maison, adossée aux deux maisons voisines, n’avait point de profondeur, et ne tirait son jour que des croisées. Chaque étage ne contenait que deux petites chambres, éclairées chacune par une croisée, donnant l’une sur la rue de la Cité, l’autre sur la rue de la Vieille-Poste. Au moyen âge, aucun artisan ne fut mieux logé. Cette maison avait évidemment appartenu jadis à des faiseurs d’haubergeons, à des armuriers, à des couteliers, à quelques maîtres dont le métier ne haïssait pas le plein air; il était impossible d’y voir clair sans que les volets ferrés fussent enlevés sur chaque face où, de chaque côté du pilier, il y avait une porte, comme dans beaucoup de magasins situés au coin de deux rues. A chaque porte, après le seuil en belle pierre usée par les siècles, commençait un petit mur à hauteur d’appui, dans lequel était une rainure répétée à la poutre d’en haut sur laquelle reposait le mur de chaque façade. Depuis un temps immémorial on glissait de grossiers volets dans cette rainure, on les assujettissait par d’énormes bandes de fer boulonnées; puis, les deux portes une fois closes par un mécanisme semblable, les marchands se trouvaient dans leur maison comme dans une forteresse. En examinant l’intérieur que, pendant les premières vingt années de ce siècle, les Limousins virent encombré de ferrailles, de cuivre, de ressorts, de fers de roues, de cloches et de tout ce que les démolitions donnent de métaux, les gens qu’intéressait ce débris de la vieille ville, y remarquaient la place d’un tuyau de forge, indiqué par une longue traînée de suie, détail qui confirmait les conjectures des archéologues sur la destination primitive de la boutique. Au premier étage, étaient une chambre et une cuisine; le second avait deux chambres. Le grenier servait de magasin pour les objets plus délicats que ceux jetés pêle-mêle dans la boutique. Cette maison, louée d’abord, fut plus tard achetée par un nommé Sauviat, marchand forain, qui, de 1792 à 1796, parcourut les campagnes dans un rayon de cinquante lieues autour de l’Auvergne, en y échangeant des poteries, des plats, des assiettes, des verres, enfin les choses nécessaires aux plus pauvres ménages, contre de vieux fers, des cuivres, des plombs, contre tout métal sous quelque forme qu’il se déguisât. L’Auvergnat donnait une casserole en terre brune de deux sous pour une livre de plomb, ou pour deux livres de fer, bêche cassée, houe brisée, vieille marmite fendue; et, toujours juge en sa propre cause, il pesait lui-même sa ferraille. Dès la troisième année, Sauviat joignit à ce commerce celui de la chaudronnerie. En 1793, il put acquérir un château vendu nationalement, et le dépeça; le gain qu’il fit, il le répéta sans doute sur plusieurs points de la sphère où il opérait; plus tard, ces premiers essais lui donnèrent l’idée de proposer une affaire en grand à l’un de ses compatriotes à Paris. Ainsi, la Bande Noire, si célèbre par ses dévastations, naquit dans la cervelle du vieux Sauviat, le marchand forain que tout Limoges a vu pendant vingt-sept ans dans cette pauvre boutique au milieu de ses cloches cassées, de ses fléaux, de ses chaînes, de ses potences, de ses gouttières en plomb tordu, de ses ferrailles de toute espèce; on doit lui rendre la justice de dire qu’il ne connut jamais ni la célébrité, ni l’étendue de cette association; il n’en profita que dans la proportion des capitaux qu’il avait confiés à la fameuse maison Brézac. Fatigué de courir les foires et les villages, l’Auvergnat s’établit à Limoges, où il avait, en 1797, épousé la fille d’un chaudronnier veuf, nommé Champagnac. Quand mourut le beau-père, il acheta la maison où il avait établi d’une manière fixe son commerce de ferrailleur, après l’avoir encore exercé dans les campagnes pendant trois ans en compagnie de sa femme. Sauviat atteignait à sa cinquantième année quand il épousa la fille au vieux Champagnac, laquelle, de son côté, ne devait pas avoir moins de trente ans. Ni belle, ni jolie, la Champagnac était née en Auvergne, et le patois fut une séduction mutuelle; puis elle avait cette grosse encolure qui permet aux femmes de résister aux plus durs travaux; aussi accompagna-t-elle Sauviat dans ses courses. Elle rapportait du fer ou du plomb sur son dos, et conduisait le méchant fourgon plein de poteries avec lesquelles son mari faisait une usure déguisée. Brune, colorée, jouissant d’une riche santé, la Champagnac montrait, en riant, des dents blanches, hautes et larges comme des amandes; enfin elle avait le buste et les hanches de ces femmes que la nature a faites pour être mères. Si cette forte fille ne s’était pas plus tôt mariée, il fallait attribuer son célibat au sans dot d’Harpagon que pratiquait son père, sans avoir jamais lu Molière. Sauviat ne s’effraya point du sans dot; d’ailleurs un homme de cinquante ans ne devait pas élever de difficultés, puis sa femme allait lui épargner la dépense d’une servante. Il n’ajouta rien au mobilier de sa chambre, où, depuis le jour de ses noces jusqu’au jour de son déménagement, il n’y eut jamais qu’un lit à colonnes, orné d’une pente découpée et de rideaux en serge verte, un bahut, une commode, quatre fauteuils, une table et un miroir, le tout rapporté de différentes localités. Le bahut contenait dans sa partie supérieure une vaisselle en étain dont toutes les pièces étaient dissemblables. Chacun peut imaginer la cuisine d’après la chambre à coucher. Ni le mari, ni la femme ne savaient lire, léger défaut d’éducation qui ne les empêchait pas de compter admirablement et de faire le plus florissant de tous les commerces. Sauviat n’achetait aucun objet sans la certitude de pouvoir le revendre à cent pour cent de bénéfice. Pour se dispenser de tenir des livres et une caisse, il payait et vendait tout au comptant. Il avait d’ailleurs une mémoire si parfaite, qu’un objet, restât-il cinq ans dans sa boutique, sa femme et lui se rappelaient, à un liard près, le prix d’achat, enchéri chaque année des intérêts. Excepté pendant le temps où elle vaquait aux soins du ménage, la Sauviat était toujours assise sur une mauvaise chaise en bois adossée au pilier de sa boutique; elle tricotait en regardant les passants, veillant à sa ferraille et la vendant, la pesant, la livrant elle-même si Sauviat voyageait pour des acquisitions. A la pointe du jour on entendait le ferrailleur travaillant ses volets, le chien se sauvait par les rues, et bientôt la Sauviat venait aider son homme à mettre sur les appuis naturels que les petits murs formaient rue de la Vieille-Poste et rue de la Cité, des sonnettes, de vieux ressorts, des grelots, des canons de fusil cassés, des brimborions de leur commerce qui servaient d’enseigne et donnaient un air assez misérable à cette boutique où souvent il y avait pour vingt mille francs de plomb, d’acier et de cloches. Jamais, ni l’ancien brocanteur forain, ni sa femme, ne parlèrent de leur fortune; ils la cachaient comme un malfaiteur cache un crime, on les soupçonna long-temps de rogner les louis d’or et les écus. Quand mourut Champagnac, les Sauviat ne firent point d’inventaire, ils fouillèrent avec l’intelligence des rats tous les coins de sa maison, la laissèrent nue comme un cadavre, et vendirent eux-mêmes les chaudronneries dans leur boutique. Une fois par an, en décembre, Sauviat allait à Paris, et se servait alors de la voiture publique. Aussi, les observateurs du quartier présumaient-ils que pour dérober la connaissance de sa fortune, le ferrailleur opérait ses placements lui-même à Paris. On sut plus tard que, lié dans sa jeunesse avec un des plus célèbres marchands de métaux de Paris, Auvergnat comme lui, il faisait prospérer ses fonds dans la caisse de la maison Brézac, la colonne de cette fameuse association appelée la Bande Noire, qui s’y forma, comme il a été dit, d’après le conseil de Sauviat, un des participants.

Sauviat était un petit homme gras, à figure fatiguée, doué d’un air de probité qui séduisait le chaland, et cet air lui servait à bien vendre. La sécheresse de ses affirmations et la parfaite indifférence de son attitude aidaient ses prétentions. Son teint coloré se devinait difficilement sous la poussière métallique et noire qui saupoudrait ses cheveux crépus et sa figure marquée de petite vérole. Son front ne manquait pas de noblesse, il ressemblait au front classique prêté par tous les peintres à saint Pierre, le plus rude, le plus peuple et aussi le plus fin des apôtres. Ses mains étaient celles du travailleur infatigable, larges, épaisses, carrées et ridées par des espèces de crevasses solides. Son buste offrait une musculature indestructible. Il ne quitta jamais son costume de marchand forain: gros souliers ferrés, bas bleus tricotés par sa femme et cachés sous des guêtres en cuir, pantalon de velours vert bouteille, gilet à carreaux d’où pendait la clef en cuivre de sa montre d’argent attachée par une chaîne en fer que l’usage rendait luisant et poli comme de l’acier, une veste à petites basques en velours pareil au pantalon, puis autour du cou une cravate en rouennerie usée par le frottement de la barbe. Les dimanches et jours de fête, Sauviat portait une redingote de drap marron si bien soignée, qu’il ne la renouvela que deux fois en vingt ans.

La vie des forçats peut passer pour luxueuse comparée à celle des Sauviat, ils ne mangeaient de la viande qu’aux jours de fêtes carillonnées. Avant de lâcher l’argent nécessaire à leur subsistance journalière, la Sauviat fouillait dans ses deux poches cachées entre sa robe et son jupon, et n’en ramenait jamais que de mauvaises pièces rognées, des écus de six livres ou de cinquante-cinq sous, qu’elle regardait avec désespoir avant d’en changer une. La plupart du temps, les Sauviat se contentaient de harengs, de pois rouges, de fromage, d’œufs durs mêlés dans une salade, de légumes assaisonnés de la manière la moins coûteuse. Jamais ils ne firent de provisions, excepté quelques bottes d’ail ou d’oignons qui ne craignaient rien et ne coûtaient pas grand’chose; le peu de bois qu’ils consommaient en hiver, la Sauviat l’achetait aux fagotteurs qui passaient, et au jour le jour. A sept heures en hiver, à neuf heures en été, le ménage était couché, la boutique fermée et gardée par leur énorme chien qui cherchait sa vie dans les cuisines du quartier. La mère Sauviat n’usait pas pour trois francs de chandelle par an.

La vie sobre et travailleuse de ces gens fut animée par une joie, mais une joie naturelle, et pour laquelle ils firent leurs seules dépenses connues. En mai 1802, la Sauviat eut une fille. Elle s’accoucha toute seule, et vaquait aux soins de son ménage cinq jours après. Elle nourrit elle-même son enfant sur sa chaise, en plein vent, continuant à vendre la ferraille pendant que sa petite tétait. Son lait ne coûtant rien, elle laissa téter pendant deux ans sa fille, qui ne s’en trouva pas mal. Véronique devint le plus bel enfant de la basse-ville, les passants s’arrêtaient pour la voir. Les voisines aperçurent alors chez le vieux Sauviat quelques traces de sensibilité, car on l’en croyait entièrement privé. Pendant que sa femme lui faisait à dîner, le marchand gardait entre ses bras la petite, et la berçait en lui chantonnant des refrains auvergnats. Les ouvriers le virent parfois immobile, regardant Véronique endormie sur les genoux de sa mère. Pour sa fille, il adoucissait sa voix rude, il essuyait ses mains à son pantalon avant de la prendre. Quand Véronique essaya de marcher, le père se pliait sur ses jambes et se mettait à quatre pas d’elle en lui tendant les bras et lui faisant des mines qui contractaient joyeusement les plis métalliques et profonds de sa figure âpre et sévère. Cet homme de plomb, de fer et de cuivre redevint un homme de sang, d’os et de chair. Était-il le dos appuyé contre son pilier, immobile comme une statue, un cri de Véronique l’agitait: il sautait à travers les ferrailles pour la trouver, car elle passa son enfance à jouer avec les débris de châteaux amoncelés dans les profondeurs de cette vaste boutique, sans se blesser jamais; elle allait aussi jouer dans la rue ou chez les voisins, sans que l’œil de sa mère la perdît de vue. Il n’est pas inutile de dire que les Sauviat étaient éminemment religieux. Au plus fort de la Révolution, Sauviat observait le dimanche et les fêtes. A deux fois, il manqua de se faire couper le cou pour être allé entendre la messe d’un prêtre non assermenté. Enfin, il fut mis en prison, accusé justement d’avoir favorisé la fuite d’un évêque auquel il sauva la vie. Heureusement le marchand forain, qui se connaissait en limes et en barreaux de fer, put s’évader; mais il fut condamné à mort par contumace, et, par parenthèse, ne se présenta jamais pour la purger, il mourut mort. Sa femme partageait ses pieux sentiments. L’avarice de ce ménage ne cédait qu’à la voix de la religion. Les vieux ferrailleurs rendaient exactement le pain bénit, et donnaient aux quêtes. Si le vicaire de Saint-Étienne venait chez eux pour demander des secours, Sauviat ou sa femme allaient aussitôt chercher sans façons ni grimaces ce qu’ils croyaient être leur quote-part dans les aumônes de la paroisse. La Vierge mutilée de leur pilier fut toujours, dès 1799, ornée de buis à Pâques. A la saison des fleurs, les passants la voyaient fêtée par des bouquets rafraîchis dans des cornets de verre bleu, surtout depuis la naissance de Véronique. Aux processions, les Sauviat tendaient soigneusement leur maison de draps chargés de fleurs, et contribuaient à l’ornement, à la construction du reposoir, l’orgueil de leur carrefour.

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IMP. E. MARTINET.

SAUVIAT.

Pour sa fille il adoucissait sa voix rude.

(LE CURÉ DE CAMPAGNE.)

Véronique Sauviat fut donc élevée chrétiennement. Dès l’âge de sept ans, elle eut pour institutrice une sœur grise auvergnate à qui les Sauviat avaient rendu quelques petits services. Tous deux, assez obligeants tant qu’il ne s’agissait que de leur personne ou de leur temps, étaient serviables à la manière des pauvres gens, qui se prêtent eux-mêmes avec une sorte de cordialité. La sœur grise enseigna la lecture et l’écriture à Véronique, elle lui apprit l’histoire du peuple de Dieu, le Catéchisme, l’Ancien et le Nouveau-Testament, quelque peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crut que ce serait assez, c’était déjà trop. A neuf ans, Véronique étonna le quartier par sa beauté. Chacun admirait un visage qui pouvait être un jour digne du pinceau des peintres empressés à la recherche du beau idéal. Surnommée la petite Vierge, elle promettait d’être bien faite et blanche. Sa figure de madone, car la voix du peuple l’avait bien nommée, fut complétée par une riche et abondante chevelure blonde qui fit ressortir la pureté de ses traits. Quiconque a vu la sublime petite Vierge de Titien dans son grand tableau de la Présentation au Temple, saura ce que fut Véronique en son enfance: même candeur ingénue, même étonnement séraphique dans les yeux, même attitude noble et simple, même port d’infante.

A onze ans, elle eut la petite-vérole, et ne dut la vie qu’aux soins de la sœur Marthe. Pendant les deux mois que leur fille fut en danger, les Sauviat donnèrent à tout le quartier la mesure de leur tendresse. Sauviat n’alla plus aux ventes, il resta tout le temps dans sa boutique, montant chez sa fille, redescendant de moments en moments, la veillant toutes les nuits, de compagnie avec sa femme. Sa douleur muette parut trop profonde pour que personne osât lui parler, les voisins le regardaient avec compassion, et ne demandaient des nouvelles de Véronique qu’à la sœur Marthe. Durant les jours où le danger atteignit au plus haut degré, les passants et les voisins virent pour la seule et unique fois de la vie de Sauviat les larmes roulant long-temps entre ses paupières et tombant le long de ses joues creuses; il ne les essuya point, il resta quelques heures comme hébété, n’osant point monter chez sa fille, regardant sans voir, on aurait pu le voler.

Véronique fut sauvée, mais sa beauté périt. Cette figure, également colorée par une teinte où le brun et le rouge étaient harmonieusement fondus, resta frappée de mille fossettes qui grossirent la peau, dont la pulpe blanche avait été profondément travaillée. Le front ne put échapper aux ravages du fléau, il devint brun et demeura comme martelé. Rien n’est plus discordant que ces tons de brique sous une chevelure blonde, ils détruisent une harmonie préétablie. Ces déchirures du tissu, creuses et capricieuses, altérèrent la pureté du profil, la finesse de la coupe du visage, celle du nez, dont la forme grecque se vit à peine, celle du menton, délicat comme le bord d’une porcelaine blanche. La maladie ne respecta que ce qu’elle ne pouvait atteindre, les yeux et les dents. Véronique ne perdit pas non plus l’élégance et la beauté de son corps, ni la plénitude de ses lignes, ni la grâce de sa taille. Elle fut à quinze ans une belle personne, et ce qui consola les Sauviat, une sainte et bonne fille, occupée, travailleuse, sédentaire. A sa convalescence, et après sa première communion, son père et sa mère lui donnèrent pour habitation les deux chambres situées au second étage. Sauviat, si rude pour lui et pour sa femme, eut alors quelques soupçons du bien-être; il lui vint une vague idée de consoler sa fille d’une perte qu’elle ignorait encore. La privation de cette beauté qui faisait l’orgueil de ces deux êtres leur rendit Véronique encore plus chère et plus précieuse. Un jour, Sauviat apporta sur son dos un tapis de hasard, et le cloua lui-même dans la chambre de Véronique. Il garda pour elle, à la vente d’un château, le lit en damas rouge d’une grande dame, les rideaux, les fauteuils et les chaises en même étoffe. Il meubla de vieilles choses, dont le prix lui fut toujours inconnu, les deux pièces où vivait sa fille. Il mit des pots de réséda sur l’appui de la fenêtre, et rapporta de ses courses tantôt des rosiers, tantôt des œillets, toutes sortes de fleurs que lui donnaient sans doute les jardiniers ou les aubergistes. Si Véronique avait pu faire des comparaisons, et connaître le caractère, les mœurs, l’ignorance de ses parents, elle aurait su combien il y avait d’affection dans ces petites choses; mais elle les aimait avec un naturel exquis et sans réflexion. Véronique eut le plus beau linge que sa mère pouvait trouver chez les marchands. La Sauviat laissait sa fille libre de s’acheter pour ses vêtements les étoffes qu’elle désirait. Le père et la mère furent heureux de la modestie de leur fille, qui n’eut aucun goût ruineux. Véronique se contentait d’une robe de soie bleue pour les jours de fêtes, et portait les jours ouvrables une robe de gros mérinos en hiver, d’indienne rayée en été. Le dimanche, elle allait aux offices avec son père et sa mère, à la promenade après vêpres le long de la Vienne ou aux alentours. Les jours ordinaires, elle demeurait chez elle, occupée à remplir de la tapisserie, dont le prix appartenait aux pauvres, ayant ainsi les mœurs les plus simples, les plus chastes, les plus exemplaires. Elle ouvrait parfois du linge pour les hospices. Elle entremêla ses travaux de lectures, et ne lut pas d’autres livres que ceux que lui prêtait le vicaire de Saint-Étienne, un prêtre de qui la sœur Marthe avait fait faire la connaissance aux Sauviat.

Pour Véronique, les lois de l’économie domestique furent d’ailleurs entièrement suspendues. Sa mère, heureuse de lui servir une nourriture choisie, lui faisait elle-même une cuisine à part. Le père et la mère mangeaient toujours leurs noix et leur pain dur, leurs harengs, leurs pois fricassés avec du beurre salé, tandis que pour Véronique rien n’était ni assez frais ni assez beau. «—Véronique doit vous coûter cher, disait au père Sauviat un chapelier établi en face et qui avait pour son fils des projets sur Véronique en estimant à cent mille francs la fortune du ferrailleur. —Oui, voisin, oui, répondit le vieux Sauviat, elle pourrait me demander dix écus, je les lui donnerais tout de même. Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle ne demande jamais rien. C’est un agneau pour la douceur!» Véronique, en effet, ignorait le prix des choses; elle n’avait jamais eu besoin de rien; elle ne vit de pièce d’or que le jour de son mariage, elle n’eut jamais de bourse à elle; sa mère lui achetait et lui donnait tout à souhait, si bien que pour faire l’aumône à un pauvre, elle fouillait dans les poches de sa mère. «—Elle ne vous coûte pas cher, dit alors le chapelier. —Vous croyez cela, vous! répondit Sauviat. Vous ne vous en tireriez pas encore avec quarante écus par an. Et sa chambre! elle a chez elle pour plus de cent écus de meubles; mais quand on n’a qu’une fille, on peut se laisser aller. Enfin, le peu que nous possédons sera tout à elle. —Le peu? Vous devez être riche, père Sauviat. Voilà quarante ans que vous faites un commerce où il n’y a pas de pertes. —Ah! l’on ne me couperait pas les oreilles pour douze cents francs!» répondit le vieux marchand de ferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu la suave beauté qui recommandait son visage de petite fille à l’admiration publique, le père Sauviat redoubla d’activité. Son commerce se raviva si bien, qu’il fit dès lors plusieurs voyages par an à Paris. Chacun devina qu’il voulait compenser à force d’argent ce que, dans son langage, il appelait les déchets de sa fille. Quand Véronique eut quinze ans, il se fit un changement dans les mœurs intérieures de la maison. Le père et la mère montèrent à la nuit chez leur fille, qui, pendant la soirée, leur lisait, à la lueur d’une lampe placée derrière un globe de verre plein d’eau, la Vie des Saints, les Lettres édifiantes, enfin tous les livres prêtés par le vicaire. La vieille Sauviat tricotait en calculant qu’elle regagnait ainsi le prix de l’huile. Les voisins pouvaient voir de chez eux ces deux vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils comme deux figures chinoises, écoutant et admirant leur fille de toutes les forces d’une intelligence obtuse pour tout ce qui n’était pas commerce ou foi religieuse. Il s’est rencontré sans doute dans le monde des jeunes filles aussi pures que l’était Véronique; mais aucune ne fut ni plus pure, ni plus modeste. Sa confession devait étonner les anges et réjouir la sainte Vierge. A seize ans, elle fut entièrement développée et se montra comme elle devait être. Elle avait une taille moyenne, ni son père ni sa mère n’étaient grands; mais ses formes se recommandaient par une souplesse gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblement cherchées par les peintres, que la Nature trace d’elle-même si finement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux des connaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur des vêtements, qui se modèlent et se disposent toujours, quoi qu’on fasse, sur le nu. Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beauté par des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son plein et entier effet, s’il est permis d’emprunter ce terme énergique à la langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates, la main rouge et potelée d’une belle servante d’auberge, des pieds forts, mais réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il se passait en elle un phénomène ravissant et merveilleux qui promettait à l’amour une femme cachée à tous les yeux. Ce phénomène était peut-être une des causes de l’admiration que son père et sa mère manifestèrent pour sa beauté, qu’ils disaient être divine, au grand étonnement des voisins. Les premiers qui remarquèrent ce fait furent les prêtres de la cathédrale et les fidèles qui s’approchaient de la sainte table. Quand un sentiment violent éclatait chez Véronique, et l’exaltation religieuse à laquelle elle était livrée alors qu’elle se présentait pour communier doit se compter parmi les vives émotions d’une jeune fille si candide, il semblait qu’une lumière intérieure effaçât par ses rayons les marques de la petite-vérole. Le pur et radieux visage de son enfance reparaissait dans sa beauté première. Quoique légèrement voilé par la couche grossière que la maladie y avait étendue, il brillait comme brille mystérieusement une fleur sous l’eau de la mer que le soleil pénètre. Véronique était changée pour quelques instants: la petite Vierge apparaissait et disparaissait comme une céleste apparition. La prunelle de ses yeux, douée d’une grande contractilité, semblait alors s’épanouir, et repoussait le bleu de l’iris, qui ne formait plus qu’un léger cercle. Ainsi cette métamorphose de l’œil, devenu aussi vif que celui de l’aigle, complétait le changement étrange du visage. Était-ce l’orage des passions contenues, était-ce une force venue des profondeurs de l’âme qui agrandissait la prunelle en plein jour, comme elle s’agrandit ordinairement chez tout le monde dans les ténèbres, en brunissant ainsi l’azur de ces yeux célestes? Quoi que ce fût, il était impossible de voir froidement Véronique, alors qu’elle revenait de l’autel à sa place après s’être unie à Dieu, et qu’elle se montrait à la paroisse dans sa primitive splendeur. Sa beauté eût alors éclipsé celle des plus belles femmes. Quel charme pour un homme épris et jaloux que ce voile de chair qui devait cacher l’épouse à tous les regards, un voile que la main de l’amour lèverait et laisserait retomber sur les voluptés permises! Véronique avait des lèvres parfaitement arquées qu’on aurait crues peintes en vermillon, tant y abondait un sang pur et chaud. Son menton et le bas de son visage étaient un peu gras, dans l’acception que les peintres donnent à ce mot, et cette forme épaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie, l’indice d’une violence quasi-morbide dans la passion. Elle avait au-dessus de son front, bien modelé, mais presque impérieux, un magnifique diadème de cheveux volumineux, abondants et devenus châtains.

Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de son mariage, Véronique eut une attitude pensive et pleine de mélancolie. Dans une si profonde solitude, elle devait, comme les solitaires, examiner le grand spectacle de ce qui se passait en elle: le progrès de sa pensée, la variété des images, et l’essor des sentiments échauffés par une vie pure. Ceux qui levaient le nez en passant par la rue de la Cité pouvaient voir par les beaux jours la fille des Sauviat assise à sa fenêtre, cousant, brodant ou tirant l’aiguille au-dessus de son canevas d’un air assez songeur. Sa tête se détachait vivement entre les fleurs qui poétisaient l’appui brun et fendillé de ses croisées à vitraux retenus dans leur réseau de plomb. Quelquefois le reflet des rideaux de damas rouge ajoutait à l’effet de cette tête déjà si colorée; de même qu’une fleur empourprée, elle dominait le massif aérien si soigneusement entretenu par elle sur l’appui de sa fenêtre. Cette vieille maison naïve avait donc quelque chose de plus naïf: un portrait de jeune fille, digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow, encadré dans une de ces vieilles croisées quasi-détruites, frustes et brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. Quand un étranger, surpris de cette construction, restait béant à contempler le second étage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à se mettre en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr de trouver sa fille à la fenêtre. Le ferrailleur rentrait en se frottant les mains, et disait à sa femme en patois d’Auvergne «—Hé! la vieille, on admire ton enfant!»

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événements que menait Véronique, un accident qui n’eût pas eu d’importance chez toute autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur son avenir une horrible influence. Un jour de fête supprimée, qui restait ouvrable pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviat fermaient boutique, allaient à l’église et se promenaient, Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l’étalage d’un libraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut la fantaisie de l’acheter à cause de la gravure, son père paya cent sous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de sa redingote. «—Ne ferais-tu pas bien de le montrer à monsieur le vicaire? lui dit sa mère pour qui tout livre imprimé sentait toujours un peu le grimoire. —J’y pensais!» répondit simplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchants livres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœur de Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enleva le voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petite vierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu’elles ne l’étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle examina l’azur du ciel avec une fixité pleine d’exaltation; et des larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-là muette parle avec autorité; ce n’est pas toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leur sixième sens endormi; mais plus souvent peut-être un spectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’œil d’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musique aux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âme ou dans le corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cette noire maison, élevée par des parents simples, quasi-rustiques, et qui n’avait jamais entendu de mot impropre, dont la candide intelligence n’avait jamais reçu la moindre idée mauvaise; chez l’angélique élève de la sœur Marthe et du bon vicaire de Saint-Étienne, la révélation de l’amour, qui est la vie de la femme, lui fut faite par un livre suave, par la main du Génie. Pour tout autre, cette lecture eût été sans danger; pour elle, ce livre fut pire qu’un livre obscène. La corruption est relative. Il est des natures vierges et sublimes qu’une seule pensée corrompt, elle y fait d’autant plus de dégâts que la nécessité d’une résistance n’a pas été prévue.

Le lendemain, Véronique montra le livre au bon prêtre qui en approuva l’acquisition, tant la renommée de Paul et Virginie est enfantine, innocente et pure. Mais la chaleur des tropiques et la beauté des paysages; mais la candeur presque puérile d’un amour presque saint avaient agi sur Véronique. Elle fut amenée par la douce et noble figure de l’auteur vers le culte de l’Idéal, cette fatale religion humaine! Elle rêva d’avoir pour amant un jeune homme semblable à Paul. Sa pensée caressa de voluptueux tableaux dans une île embaumée. Elle nomma par enfantillage, une île de la Vienne, sise au-dessous de Limoges, presque en face le faubourg Saint-Martial, l’Ile-de-France. Sa pensée y habita le monde fantastique que se construisent toutes les jeunes filles, et qu’elles enrichissent de leurs propres perfections. Elle passa de plus longues heures à sa croisée, en regardant passer les artisans, les seuls hommes auxquels, d’après la modeste condition de ses parents, il lui était permis de songer. Habituée sans doute à l’idée d’épouser un homme du peuple, elle trouvait en elle-même des instincts qui repoussaient toute grossièreté. Dans cette situation, elle dut se plaire à composer quelques-uns de ces romans que toutes les jeunes filles se font pour elles seules. Elle embrassa peut-être avec l’ardeur naturelle à une imagination élégante et vierge, la belle idée d’ennoblir un de ces hommes, de l’élever à la hauteur où la mettaient ses rêves, elle fit peut-être un Paul de quelque jeune homme choisi par ses regards, seulement pour attacher ses folles idées sur un être, comme les vapeurs de l’atmosphère humide, saisies par la gelée, se cristallisent à une branche d’arbre, au bord du chemin. Elle dut se lancer dans un abîme profond, car si elle eut souvent l’air de revenir de bien haut en montrant sur son front comme un reflet lumineux, plus souvent encore elle semblait tenir à la main des fleurs cueillies au bord de quelque torrent suivi jusqu’au fond d’un précipice. Elle demanda par les soirées chaudes le bras de son vieux père, et ne manqua plus une promenade au bord de la Vienne où elle allait s’extasiant sur les beautés du ciel et de la campagne, sur les rouges magnificences du soleil couchant, sur les pimpantes délices des matinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum de poésie naturelle. Ses cheveux qu’elle nattait et tordait simplement sur sa tête, elle les lissa, les boucla. Sa toilette connut quelque recherche. La vigne qui croissait sauvage et naturellement jetée dans les bras du vieil ormeau fut transplantée, taillée, elle s’étala sur un treillis vert et coquet.

Au retour d’un voyage que fit à Paris le vieux Sauviat, alors âgé de soixante-dix ans, en décembre 1822, le vicaire vint un soir, et après quelques phrases insignifiantes: «—Pensez à marier votre fille, Sauviat! dit le prêtre. A votre âge, il ne faut plus remettre l’accomplissement d’un devoir important. —Mais Véronique veut-elle se marier? demanda le vieillard stupéfait. —Comme il vous plaira, mon père, répondit-elle en baissant les yeux. —Nous la marierons, s’écria la grosse mère Sauviat en souriant. —Pourquoi ne m’en as-tu rien dit avant mon départ, la mère! répliqua Sauviat. Je serai forcé de retourner à Paris.»

Jérôme-Baptiste Sauviat, en homme aux yeux de qui la fortune semblait constituer tout le bonheur, qui n’avait jamais vu que le besoin dans l’amour, et dans le mariage qu’un mode de transmettre ses biens à un autre soi-même, s’était juré de marier Véronique à un riche bourgeois. Depuis long-temps, cette idée avait pris dans sa cervelle la forme d’un préjugé. Son voisin, le chapelier, riche de deux mille livres de rente, avait déjà demandé pour son fils, auquel il cédait son établissement, la main d’une fille aussi célèbre que l’était Véronique dans le quartier par sa conduite exemplaire et ses mœurs chrétiennes. Sauviat avait déjà poliment refusé sans en parler à Véronique. Le lendemain du jour où le vicaire, personnage important aux yeux du ménage Sauviat, eut parlé de la nécessité de marier Véronique de laquelle il était le directeur, le vieillard se rasa, s’habilla comme pour un jour de fête, et sortit sans rien dire ni à sa fille ni à sa femme. L’une et l’autre comprirent que le père allait chercher un gendre. Le vieux Sauviat se rendit chez monsieur Graslin.

Monsieur Graslin, riche banquier de Limoges, était comme Sauviat un homme parti sans le sou de l’Auvergne, venu pour être commissionnaire, et qui, placé chez un financier en qualité de garçon de caisse, avait, semblable à beaucoup de financiers, fait son chemin à force d’économie, et aussi par d’heureuses circonstances. Caissier à vingt-cinq ans, associé dix ans après de la maison Perret et Grossetête, il avait fini par se trouver maître du comptoir après avoir désintéressé ces vieux banquiers, tous deux retirés à la campagne et qui lui laissèrent leurs fonds à manier, moyennant un léger intérêt. Pierre Graslin, alors âgé de quarante-sept ans, passait pour posséder au moins six cent mille francs. La réputation de fortune de Pierre Graslin avait récemment grandi dans tout le Département, chacun avait applaudi à sa générosité qui consistait à s’être bâti, dans le nouveau quartier de la place des Arbres, destiné à donner à Limoges une physionomie agréable, une belle maison sur le plan d’alignement, et dont la façade correspondait à celle d’un édifice public. Cette maison, achevée depuis six mois, Pierre Graslin hésitait à la meubler; elle lui coûtait si cher qu’il reculait le moment où il viendrait l’habiter. Son amour-propre l’avait entraîné peut-être au delà des lois sages qui jusqu’alors avaient gouverné sa vie. Il jugeait avec le bon sens de l’homme commercial, que l’intérieur de sa maison devait être en harmonie avec le programme de la façade. Le mobilier, l’argenterie, et les accessoires nécessaires à la vie qu’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon son estimation, coûter autant que la construction. Malgré les dires de la ville et les lazzi du commerce, malgré les charitables suppositions de son prochain, il resta confiné dans le vieux, humide et sale rez-de-chaussée où sa fortune s’était faite, rue Montantmanigne. Le public glosa: mais Graslin eut l’approbation de ses deux vieux commanditaires, qui le louèrent de cette fermeté peu commune. Une fortune, une existence comme celles de Pierre Graslin devaient exciter plus d’une convoitise dans une ville de province. Aussi plus d’une proposition de mariage avait-elle été, depuis dix ans, insinuée à monsieur Graslin. Mais l’état de garçon convenait si bien à un homme occupé du matin au soir, constamment fatigué de courses, accablé de travail, ardent à la poursuite des affaires comme le chasseur à celle du gibier, que Graslin ne donna dans aucun des piéges tendus par les mères ambitieuses qui convoitaient pour leurs filles cette brillante position. Graslin, ce Sauviat de la sphère supérieure, ne dépensait pas quarante sous par jour, et allait vêtu comme son second commis. Deux commis et un garçon de caisse lui suffisaient pour faire des affaires, immenses par la multiplicité des détails. Un commis expédiait la correspondance, un autre tenait la caisse. Pierre Graslin était, pour le surplus, l’âme et le corps. Ses commis, pris dans sa famille, étaient des hommes sûrs, intelligents, façonnés au travail comme lui-même. Quant au garçon de caisse, il menait la vie d’un cheval de camion. Levé dès cinq heures en tous temps, ne se couchant jamais avant onze heures, Graslin avait une femme à la journée, une vieille Auvergnate qui faisait la cuisine. La vaisselle de terre brune, le bon gros linge de maison étaient en harmonie avec le train de cette maison. L’Auvergnate avait ordre de ne jamais dépasser la somme de trois francs pour la totalité de la dépense journalière du ménage. Le garçon de peine servait de domestique. Les commis faisaient eux-mêmes leur chambre. Les tables en bois noirci, les chaises dépaillées, les casiers, les mauvais bois de lit, tout le mobilier qui garnissait le comptoir et les trois chambres situées au-dessus, ne valaient pas mille francs, y compris une caisse colossale, toute en fer, scellée dans les murs, léguée par ses prédécesseurs, et devant laquelle couchait le garçon de peine, avec deux chiens à ses pieds. Graslin ne hantait pas le monde où il était si souvent question de lui. Deux ou trois fois par an, il dînait chez le Receveur-général, avec lequel ses affaires le mettaient en relations suivies. Il mangeait encore quelquefois à la Préfecture; il avait été nommé membre du Conseil-général du département, à son grand regret. «—Il perdait là son temps,» disait-il. Parfois ses confrères, quand il concluait avec eux des marchés, le gardaient à déjeuner ou à dîner. Enfin il était forcé d’aller chez ses anciens patrons qui passaient les hivers à Limoges. Il tenait si peu aux relations de la société, qu’en vingt-cinq ans, Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à qui que ce soit. Quand Graslin passait dans la rue, chacun se le montrait, en se disant: «Voilà monsieur Graslin!» C’est-à-dire voilà un homme venu sans le sou à Limoges et qui s’est acquis une fortune immense! Le banquier auvergnat était un modèle que plus d’un père proposait à son enfant, une épigramme que plus d’une femme jetait à la face de son mari. Chacun peut concevoir par quelles idées cet homme devenu le pivot de toute la machine financière du Limousin, fut amené à repousser les diverses propositions de mariage qu’on ne se lassait pas de lui faire. Les filles de messieurs Perret et Grossetête avaient été mariées avant que Graslin eût été en position de les épouser, mais comme chacune de ces dames avait des filles en bas âge, on finit par laisser Graslin tranquille, imaginant que, soit le vieux Perret ou le fin Grossetête avait par avance arrangé le mariage de Graslin avec une de leurs petites-filles. Sauviat suivit plus attentivement et plus sérieusement que personne la marche ascendante de son compatriote, il l’avait connu lors de son établissement à Limoges; mais leurs positions respectives changèrent si fort, du moins en apparence, que leur amitié, devenue superficielle, se rafraîchissait rarement. Néanmoins, en qualité de compatriote, Graslin ne dédaigna jamais de causer avec Sauviat quand par hasard ils se rencontrèrent. Tous deux ils avaient conservé leur tutoiement primitif, mais en patois d’Auvergne seulement. Quand le Receveur-général de Bourges, le plus jeune des frères Grossetête, eut marié sa fille, en 1823, au plus jeune fils du comte de Fontaine, Sauviat devina que les Grossetête ne voulaient point faire entrer Graslin dans leur famille. Après sa conférence avec le banquier, le père Sauviat revint joyeux dîner dans la chambre de sa fille, et dit à ses deux femmes: «—Véronique sera madame Graslin. —Madame Graslin? s’écria la mère Sauviat stupéfaite. —Est-ce possible? dit Véronique à qui la personne de Graslin était inconnue, mais à l’imagination de laquelle il se produisait comme se produit un des Rothschild à celle d’une grisette de Paris. —Oui, c’est fait, dit solennellement le vieux Sauviat, Graslin meublera magnifiquement sa maison; il aura pour notre fille la plus belle voiture de Paris et les plus beaux chevaux du Limousin, il achètera une terre de cinq cent mille francs pour elle, et lui assurera son hôtel; enfin Véronique sera la première de Limoges, la plus riche du département, et fera ce qu’elle voudra de Graslin!»

Son éducation, ses idées religieuses, son affection sans bornes pour son père et sa mère, son ignorance empêchèrent Véronique de concevoir une seule objection; elle ne pensa même pas qu’on avait disposé d’elle sans elle. Le lendemain Sauviat partit pour Paris et fut absent pendant une semaine environ.

Pierre Graslin était, vous l’imaginez, peu causeur, il allait droit et promptement au fait. Chose résolue, chose exécutée. En février 1822, éclata comme un coup de foudre dans Limoges une singulière nouvelle: l’hôtel Graslin se meublait richement, des voitures de roulage venues de Paris se succédaient de jour en jour à la porte et se déballaient dans la cour. Il courut dans la ville des rumeurs sur la beauté, sur le bon goût d’un mobilier moderne ou antique, selon la mode. La maison Odiot expédiait une magnifique argenterie par la malle-poste. Enfin, trois voitures, une calèche, un coupé, un cabriolet, arrivaient entortillées de paille comme des bijoux. —Monsieur Graslin se marie! Ces mots furent dits par toutes les bouches dans une seule soirée, dans les salons de la haute société, dans les ménages, dans les boutiques, dans les faubourgs et bientôt dans tout le Limousin. Mais avec qui? Personne ne pouvait répondre. Il y avait un mystère à Limoges.

Au retour de Sauviat, eut lieu la première visite nocturne de Graslin, à neuf heures et demie. Véronique, prévenue, attendait, vêtue de sa robe de soie bleue à guimpe sur laquelle retombait une collerette de linon à grand ourlet. Pour toute coiffure, ses cheveux, partagés en deux bandeaux bien lissés, furent rassemblés en mamelon derrière la tête, à la grecque. Elle occupait une chaise de tapisserie auprès de sa mère assise au coin de la cheminée dans un grand fauteuil à dossier sculpté, garni de velours rouge, quelque débris de vieux château. Un grand feu brillait à l’âtre. Sur la cheminée, de chaque côté d’une horloge antique dont la valeur était certes inconnue aux Sauviat, six bougies dans deux vieux bras de cuivre figurant des sarments, éclairaient et cette chambre brune et Véronique dans toute sa fleur. La vieille mère avait mis sa meilleure robe. Par le silence de la rue, à cette heure silencieuse, sur les douces ténèbres du vieil escalier, apparut Graslin à la modeste et naïve Véronique, encore livrée aux suaves idées que le livre de Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait concevoir de l’amour.

Petit et maigre, Graslin avait une épaisse chevelure noire semblable aux crins d’un houssoir, qui faisait vigoureusement ressortir son visage, rouge comme celui d’un ivrogne émérite, et couvert de boutons âcres, saignants ou prêts à percer. Sans être ni la lèpre ni la dartre, ces fruits d’un sang échauffé par un travail continu, par les inquiétudes, par la rage du commerce, par les veilles, par la sobriété, par une vie sage, semblaient tenir de ces deux maladies. Malgré les avis de ses associés, de ses commis et de son médecin, le banquier n’avait jamais su s’astreindre aux précautions médicales qui eussent prévenu, tempéré cette maladie, d’abord légère et qui s’aggravait de jour en jour. Il voulait guérir, il prenait des bains pendant quelques jours, il buvait la boisson ordonnée, mais emporté par le courant des affaires, il oubliait le soin de sa personne. Il pensait à suspendre ses affaires pendant quelques jours, à voyager, à se soigner aux Eaux; mais quel est le chasseur de millions qui s’arrête? Dans cette face ardente, brillaient deux yeux gris, tigrés de fils verdâtres partant de la prunelle, et semés de points bruns; deux yeux avides, deux yeux vifs qui allaient au fond du cœur, deux yeux implacables, pleins de résolution, de rectitude, de calcul. Graslin avait un nez retroussé, une bouche à grosses lèvres lippues, un front cambré, des pommettes rieuses, des oreilles épaisses à larges bords corrodés par l’âcreté du sang; enfin c’était le satyre antique, un faune en redingote, en gilet de satin noir, le cou serré d’une cravate blanche. Les épaules fortes et nerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux, étaient déjà voûtées; et sous ce buste excessivement développé s’agitaient des jambes grêles, assez mal emmanchées à des cuisses courtes. Les mains maigres et velues montraient les doigts crochus des gens habitués à compter des écus. Les plis du visage allaient des pommettes à la bouche par sillons égaux comme chez tous les gens occupés d’intérêts matériels. L’habitude des décisions rapides se voyait dans la manière dont les sourcils étaient rehaussés vers chaque lobe du front. Quoique sérieuse et serrée, la bouche annonçait une bonté cachée, une âme excellente, enfouie sous les affaires, étouffée peut-être, mais qui pouvait renaître au contact d’une femme. A cette apparition, le cœur de Véronique se contracta violemment, il lui passa du noir devant les yeux, elle crut avoir crié; mais elle était restée muette, le regard fixe.

—Véronique, voici monsieur Graslin, lui dit alors le vieux Sauviat.

Véronique se leva, salua, retomba sur sa chaise, et regarda sa mère qui souriait au millionnaire, et qui paraissait, ainsi que Sauviat, si heureuse, mais si heureuse que la pauvre fille trouva la force de cacher sa surprise et sa violente répulsion. Dans la conversation qui eut lieu, il fut question de la santé de Graslin. Le banquier se regarda naïvement dans le miroir à tailles onglées et à cadre d’ébène. «—Je ne suis pas beau, mademoiselle, dit-il.» Et il expliqua les rougeurs de sa figure par sa vie ardente, il raconta comment il désobéissait aux ordres de la médecine, il se flatta de changer de visage dès qu’une femme commanderait dans son ménage, et aurait plus soin de lui que lui-même.

—Est-ce qu’on épouse un homme pour son visage, pays! dit le vieux ferrailleur en donnant à son compatriote une énorme tape sur la cuisse.

L’explication de Graslin s’adressait à ces sentiments naturels dont est plus ou moins rempli le cœur de toute femme. Véronique pensa qu’elle-même avait un visage détruit par une horrible maladie, et sa modestie chrétienne la fit revenir sur sa première impression. En entendant un sifflement dans la rue, Graslin descendit suivi de Sauviat inquiet. Tous deux remontèrent promptement. Le garçon de peine apportait un premier bouquet de fleurs, qui s’était fait attendre. Quand le banquier montra ce monceau de fleurs exotiques dont les parfums envahirent la chambre et qu’il l’offrit à sa future, Véronique éprouva des émotions bien contraires à celles que lui avait causées le premier aspect de Graslin, elle fut comme plongée dans le monde idéal et fantastique de la nature tropicale. Elle n’avait jamais vu de camélias blancs, elle n’avait jamais senti le cytise des Alpes, la citronnelle, le jasmin des Açores, les volcamérias, les roses musquées, toutes ces odeurs divines qui sont comme l’excitant de la tendresse, et qui chantent au cœur des hymnes de parfums. Graslin laissa Véronique en proie à cette émotion. Depuis le retour du ferrailleur, quand tout dormait dans Limoges, le banquier se coulait le long des murs jusqu’à la maison du père Sauviat. Il frappait doucement aux volets, le chien n’aboyait pas, le vieillard descendait, ouvrait à son pays, et Graslin passait une heure ou deux dans la pièce brune, auprès de Véronique. Là, Graslin trouva toujours son souper d’Auvergnat servi par la mère Sauviat. Jamais ce singulier amoureux n’arriva sans offrir à Véronique un bouquet composé des fleurs les plus rares, cueillies dans la serre de monsieur Grossetête, la seule personne de Limoges qui fût dans le secret de ce mariage. Le garçon de peine allait chercher nuitamment le bouquet que faisait le vieux Grossetête lui-même. En deux mois, Graslin vint cinquante fois environ; chaque fois il apporta quelque riche présent: des anneaux, une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.

Ces prodigalités incroyables, un mot les justifiera. La dot de Véronique se composait de presque toute la fortune de son père, sept cent cinquante mille francs. Le vieillard gardait une inscription de huit mille francs sur le Grand-livre achetée pour soixante mille livres en assignats par son compère Brézac, à qui, lors de son emprisonnement, il les avait confiées, et qui la lui avait toujours gardée, en le détournant de la vendre. Ces soixante mille livres en assignats étaient la moitié de la fortune de Sauviat au moment où il courut le risque de périr sur l’échafaud. Brézac avait été, dans cette circonstance, le fidèle dépositaire du reste, consistant en sept cents louis d’or, somme énorme avec laquelle l’Auvergnat se remit à opérer dès qu’il eut recouvré sa liberté. En trente ans, chacun de ces louis s’était changé en un billet de mille francs, à l’aide toutefois de la rente du Grand-livre, de la succession Champagnac, des bénéfices accumulés du commerce et des intérêts composés qui grossissaient dans la maison Brézac. Brézac avait pour Sauviat une probe amitié, comme en ont les Auvergnats entre eux. Aussi quand Sauviat allait voir la façade de l’hôtel Graslin, se disait-il en lui-même: «—Véronique demeurera dans ce palais!» Il savait qu’aucune fille en Limousin n’avait sept cent cinquante mille francs en mariage, et deux cent cinquante mille francs en espérance. Graslin, son gendre d’élection, devait donc infailliblement épouser Véronique.

Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain, parait son petit salon et qu’elle cachait aux voisins. Elle admira ces délicieux bijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets, ces rubis qui plaisent à toutes les filles d’Ève; elle se trouvait moins laide ainsi parée. Elle vit sa mère heureuse de ce mariage, et n’eut aucun terme de comparaison; elle ignorait d’ailleurs les devoirs, la fin du mariage; enfin elle entendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Étienne lui vantant Graslin comme un homme d’honneur, avec qui elle mènerait une vie honorable. Véronique consentit donc à recevoir les soins de monsieur Graslin. Quand, dans une vie recueillie et solitaire comme celle de Véronique, il se produit une seule personne qui vient tous les jours, cette personne ne saurait être indifférente: ou elle est haïe, et l’aversion justifiée par la connaissance approfondie du caractère la rend insupportable; ou l’habitude de la voir blase pour ainsi dire les yeux sur les défauts corporels. L’esprit cherche des compensations. Cette physionomie occupe la curiosité, d’ailleurs les traits s’animent, il en sort quelques beautés fugitives. Puis on finit par découvrir l’intérieur caché sous la forme. Enfin les premières impressions une fois vaincues, l’attachement prend d’autant plus de force, que l’âme s’y obstine comme à sa propre création. On aime. Là est la raison des passions conçues par de belles personnes pour des êtres laids en apparence. La forme, oubliée par l’affection, ne se voit plus chez une créature dont l’âme est alors seule appréciée. D’ailleurs la beauté, si nécessaire à une femme, prend chez l’homme un caractère si étrange, qu’il y a peut-être autant de dissentiment entre les femmes sur la beauté de l’homme qu’entre les hommes sur la beauté des femmes. Après mille réflexions, après bien des débats avec elle-même, Véronique laissa donc publier les bans. Dès lors, il ne fut bruit dans tout Limoges que de cette aventure incroyable. Personne n’en connaissait le secret, l’énormité de la dot. Si cette dot eût été connue, Véronique aurait pu choisir un mari; mais peut-être aussi eût-elle été trompée! Graslin passait pour s’être pris d’amour. Il vint des tapissiers de Paris, qui arrangèrent la belle maison. On ne parla dans Limoges que des profusions du banquier: on chiffrait la valeur des lustres, on racontait les dorures du salon, les sujets des pendules; on décrivait les jardinières, les chauffeuses, les objets de luxe, les nouveautés. Dans le jardin de l’hôtel Graslin, il y avait, au-dessus d’une glacière, une volière délicieuse, et chacun fut surpris d’y voir des oiseaux rares, des perroquets, des faisans de la Chine, des canards inconnus, car on vint les voir. Monsieur et madame Grossetête, vieilles gens considérés dans Limoges, firent plusieurs visites chez les Sauviat accompagnés de Graslin. Madame Grossetête, femme respectable, félicita Véronique sur son heureux mariage. Ainsi l’Église, la Famille, le Monde, tout jusqu’aux moindres choses fut complice de ce mariage.

Au mois d’avril, les invitations officielles furent remises chez toutes les connaissances de Graslin. Par une belle journée, une calèche et un coupé attelés à l’anglaise de chevaux limousins choisis par le vieux Grossetête, arrivèrent à onze heures devant la modeste boutique du ferrailleur, amenant, au grand émoi du quartier, les anciens patrons du marié et ses deux commis. La rue fut pleine de monde accouru pour voir la fille des Sauviat, à qui le plus renommé coiffeur de Limoges avait posé sur ses beaux cheveux la couronne des mariées, et un voile de dentelle d’Angleterre du plus haut prix. Véronique était simplement mise en mousseline blanche. Une assemblée assez imposante des femmes les plus distinguées de la ville attendait la noce à la cathédrale, où l’Évêque, connaissant la piété des Sauviat, daignait marier Véronique. La mariée fut trouvée généralement laide. Elle entra dans son hôtel, et y marcha de surprise en surprise. Un dîner d’apparat devait précéder le bal, auquel Graslin avait invité presque tout Limoges. Le dîner, donné à l’Évêque, au Préfet, au Président de la Cour, au Procureur-général, au Maire, au Général, aux anciens patrons de Graslin et à leurs femmes, fut un triomphe pour la mariée qui, semblable à toutes les personnes simples et naturelles, montra des grâces inattendues. Aucun des mariés ne savait danser, Véronique continua donc de faire les honneurs de chez elle, et se concilia l’estime, les bonnes grâces de la plupart des personnes avec lesquelles elle fit connaissance, en demandant à Grossetête, qui se prit de belle amitié pour elle, des renseignements sur chacun. Elle ne commit ainsi aucune méprise. Ce fut pendant cette soirée que les deux anciens banquiers annoncèrent la fortune, immense en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à sa fille. Dès neuf heures, le ferrailleur était allé se coucher chez lui, laissant sa femme présider au coucher de la mariée. Il fut dit dans toute la ville que madame Graslin était laide, mais bien faite.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maison à la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison de campagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes du faubourg Saint-Martial, où il voulut finir tranquillement ses jours avec sa femme. Les deux vieillards eurent un appartement dans l’hôtel Graslin, et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leur fille, qui prit souvent leur maison pour but de promenade. Ce repos faillit tuer le vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouva moyen d’occuper son beau-père. En 1823, le banquier fut obligé de prendre à son compte une manufacture de porcelaine, aux propriétaires de laquelle il avait avancé de fortes sommes, et qui ne pouvaient les lui rendre qu’en lui vendant leur établissement. Par ses relations et en y versant des capitaux, Graslin fit de cette fabrique une des premières de Limoges; puis il la revendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna donc la surveillance de ce grand établissement, situé précisément dans le faubourg Saint-Martial, à son beau-père qui, malgré ses soixante-douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cette affaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires en ville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activité passionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être à s’associer avec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’il y trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en 1827, par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, il tomba dans une charasse, espèce de boîte à claire-voie où s’emballent les porcelaines; il se fit une blessure légère à la jambe et ne la soigna pas; la gangrène s’y mit, il ne voulut jamais se laisser couper la jambe et mourut. La veuve abandonna deux cent cinquante mille francs environ dont se composait la succession de Sauviat, en se contentant d’une rente de deux cents francs par mois, qui suffisait amplement à ses besoins, et que son gendre prit l’engagement de lui servir. Elle garda sa petite maison de campagne, où elle vécut seule et sans servante, sans que sa fille pût la faire revenir sur cette décision maintenue avec l’obstination particulière aux vieilles gens. La mère Sauviat vint voir d’ailleurs presque tous les jours sa fille, de même que sa fille continua de prendre pour but de promenade la maison de campagne d’où l’on jouissait d’une charmante vue sur la Vienne. De là se voyait cette île affectionnée par Véronique, et de laquelle elle avait fait jadis son Ile-de-France.

Pour ne pas troubler par ces incidents l’histoire du ménage Graslin, il a fallu terminer celle des Sauviat en anticipant sur ces événements, utiles cependant à l’explication de la vie cachée que mena madame Graslin. La vieille mère, ayant remarqué combien l’avarice de Graslin pouvait gêner sa fille, s’était long-temps refusée à se dépouiller du reste de sa fortune; mais Véronique, incapable de prévoir un seul des cas où les femmes désirent la jouissance de leur bien, insista par des raisons pleines de noblesse, elle voulut alors remercier Graslin de lui avoir rendu sa liberté de jeune fille.

La splendeur insolite qui accompagna le mariage de Graslin avait froissé toutes ses habitudes et contrarié son caractère. Ce grand financier était un très-petit esprit. Véronique n’avait pas pu juger l’homme avec lequel elle devait passer sa vie. Durant ses cinquante-cinq visites, Graslin n’avait jamais laissé voir que l’homme commercial, le travailleur intrépide qui concevait, devinait, soutenait les entreprises, analysait les affaires publiques en les rapportant toutefois à l’échelle de la Banque. Fasciné par le million du beau-père, le parvenu se montra généreux par calcul; mais s’il fit grandement les choses, il fut entraîné par le printemps du mariage, et par ce qu’il nommait sa folie, par cette maison encore appelée aujourd’hui l’hôtel Graslin. Après s’être donné des chevaux, une calèche, un coupé, naturellement il s’en servit pour rendre ses visites de mariage, pour aller à ces dîners et à ces bals, nommés retours de noces, que les sommités administratives et les maisons riches rendirent aux nouveaux mariés. Dans le mouvement qui l’emportait en dehors de sa sphère, Graslin prit un jour de réception, et fit venir un cuisinier de Paris. Pendant une année environ, il mena donc le train que devait mener un homme qui possédait seize cent mille francs, et qui pouvait disposer de trois millions en comprenant les fonds qu’on lui confiait. Il fut alors le personnage le plus marquant de Limoges. Pendant cette année, il mit généreusement vingt-cinq pièces de vingt francs tous les mois dans la bourse de madame Graslin. Le beau monde de la ville s’occupa beaucoup de Véronique au commencement de son mariage, espèce de bonne fortune pour la curiosité presque toujours sans aliment en province. Véronique fut d’autant plus étudiée qu’elle apparaissait dans la société comme un phénomène; mais elle y demeura dans l’attitude simple et modeste d’une personne qui observait des mœurs, des usages, des choses inconnues en voulant s’y conformer. Déjà proclamée laide, mais bien faite, elle fut alors regardée comme bonne, mais stupide. Elle apprenait tant de choses, elle avait tant à écouter et à voir, que son air, ses discours prêtèrent à ce jugement une apparence de justesse. Elle eut d’ailleurs une sorte de torpeur qui ressemblait au manque d’esprit. Le mariage, ce dur métier, disait-elle, pour lequel l’Église, le Code et sa mère lui avaient recommandé la plus grande résignation, la plus parfaite obéissance, sous peine de faillir à toutes les lois humaines et de causer d’irréparables malheurs, la jeta dans un étourdissement qui atteignit parfois à un délire vertigineux. Silencieuse et recueillie, elle s’écoutait autant qu’elle écoutait les autres. En éprouvant la plus violente difficulté d’être, selon l’expression de Fontenelle, et qui allait croissant, elle était épouvantée d’elle-même. La nature regimba sous les ordres de l’âme, et le corps méconnut la volonté. La pauvre créature, prise au piége, pleura sur le sein de la grande mère des pauvres et des affligés, elle eut recours à l’Église, elle redoubla de ferveur, elle confia les embûches du démon à son vertueux directeur, elle pria. Jamais, en aucun temps de sa vie, elle ne remplit ses devoirs religieux avec plus d’élan qu’alors. Le désespoir de ne pas aimer son mari la précipitait avec violence au pied des autels, où des voix divines et consolatrices lui recommandaient la patience. Elle fut patiente et douce, elle continua de vivre en attendant les bonheurs de la maternité. «—Avez-vous vu ce matin madame Graslin, disaient les femmes entre elles, le mariage ne lui réussit pas, elle était verte. —Oui, mais auriez-vous donné votre fille à un homme comme monsieur Graslin? On n’épouse point impunément un pareil monstre.» Depuis que Graslin s’était marié, toutes les mères qui, pendant dix ans, l’avaient pourchassé, l’accablaient d’épigrammes. Véronique maigrissait et devenait réellement laide. Ses yeux se fatiguèrent, ses traits grossirent, elle parut honteuse et gênée. Ses regards offrirent cette triste froideur, tant reprochée aux dévotes. Sa physionomie prit des teintes grises. Elle se traîna languissamment pendant cette première année de mariage, ordinairement si brillante pour les jeunes femmes. Aussi chercha-t-elle bientôt des distractions dans la lecture, en profitant du privilége qu’ont les femmes mariées de tout lire. Elle lut les romans de Walter Scott, les poëmes de lord Byron, les œuvres de Schiller et de Goëthe, enfin la nouvelle et l’ancienne littérature. Elle apprit à monter à cheval, à danser et à dessiner. Elle lava des aquarelles et des sépia, recherchant avec ardeur toutes les ressources que les femmes opposent aux ennuis de la solitude. Enfin elle se donna cette seconde éducation que les femmes tiennent presque toutes d’un homme, et qu’elle ne tint que d’elle-même. La supériorité d’une nature franche, libre, élevée comme dans un désert, mais fortifiée par la religion, lui avait imprimé une sorte de grandeur sauvage et des exigences auxquelles le monde de la province ne pouvait offrir aucune pâture. Tous les livres lui peignaient l’amour, elle cherchait une application à ses lectures, et n’apercevait de passion nulle part. L’amour restait dans son cœur à l’état de ces germes qui attendent un coup de soleil. Sa profonde mélancolie engendrée par de constantes méditations sur elle-même la ramena par des sentiers obscurs aux rêves brillants de ses derniers jours de jeune fille. Elle dut contempler plus d’une fois ses anciens poëmes romanesques en en devenant alors à la fois le théâtre et le sujet. Elle revit cette île baignée de lumière, fleurie, parfumée où tout lui caressait l’âme. Souvent ses yeux pâlis embrassèrent les salons avec une curiosité pénétrante: les hommes y ressemblaient tous à Graslin, elle les étudiait et semblait interroger leurs femmes; mais en n’apercevant aucune de ses douleurs intimes répétées sur les figures, elle revenait sombre et triste, inquiète d’elle-même. Les auteurs qu’elle avait lus le matin répondaient à ses plus hauts sentiments, leur esprit lui plaisait; et le soir elle entendait des banalités qu’on ne déguisait même pas sous une forme spirituelle, des conversations sottes, vides, ou remplies par des intérêts locaux, personnels, sans importance pour elle. Elle s’étonnait de la chaleur déployée dans des discussions où il ne s’agissait point de sentiment, pour elle l’âme de la vie. On la vit souvent les yeux fixes, hébétée, pensant sans doute aux heures de sa jeunesse ignorante, passées dans cette chambre pleine d’harmonies, alors détruites comme elle. Elle sentit une horrible répugnance à tomber dans le gouffre de petitesses où tournaient les femmes parmi lesquelles elle était forcée de vivre. Ce dédain écrit sur son front, sur ses lèvres, et mal déguisé, fut pris pour l’insolence d’une parvenue. Madame Graslin observa sur tous les visages une froideur, et sentit dans tous les discours une âcreté dont les raisons lui furent inconnues, car elle n’avait pas encore pu se faire une amie assez intime pour être éclairée ou conseillée par elle; l’injustice qui révolte les petits esprits ramène en elles-mêmes les âmes élevées, et leur communique une sorte d’humilité; Véronique se condamna, chercha ses torts; elle voulut être affable, ou la prétendit fausse; elle redoubla de douceur, on la fit passer pour hypocrite, et sa dévotion venait en aide à la calomnie; elle fit des frais, elle donna des dîners et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, mal jugée, repoussée par l’orgueil bas et taquin qui distingue la société de province, où chacun est toujours armé de prétentions et d’inquiétudes, madame Graslin rentra dans la plus profonde solitude. Elle revint avec amour dans les bras de l’Église. Son grand esprit, entouré d’une chair si faible, lui fit voir dans les commandements multipliés du catholicisme autant de pierres plantées le long des précipices de la vie, autant de tuteurs apportés par de charitables mains pour soutenir la faiblesse humaine durant le voyage; elle suivit donc avec la plus grande rigueur les moindres pratiques religieuses. Le parti libéral inscrivit alors madame Graslin au nombre des dévotes de ville, elle fut classée parmi les Ultras. Aux différents griefs que Véronique avait innocemment amassés, l’esprit de parti joignit donc ses exaspérations périodiques: mais comme elle ne perdait rien à cet ostracisme, elle abandonna le monde, et se jeta dans la lecture qui lui offrait des ressources infinies. Elle médita sur les livres, elle compara les méthodes, elle augmenta démesurément la portée de son intelligence et l’étendue de son instruction, elle ouvrit ainsi la porte de son âme à la Curiosité. Durant ce temps d’études obstinées où la religion maintenait son esprit, elle obtint l’amitié de monsieur Grossetête, un de ces vieillards chez lesquels la vie de province a rouillé la supériorité, mais qui, au contact d’une vive intelligence, reprennent par places quelque brillant. Le bonhomme s’intéressa vivement à Véronique qui le récompensa de cette onctueuse et douce chaleur de cœur particulière aux vieillards en déployant, pour lui, le premier, les trésors de son âme et les magnificences de son esprit cultivé si secrètement, et alors chargé de fleurs. Le fragment d’une lettre écrite en ce temps à monsieur Grossetête peindra la situation où se trouvait cette femme qui devait donner un jour les gages d’un caractère si ferme et si élevé.

«Les fleurs que vous m’avez envoyées pour le bal étaient charmantes, mais elles m’ont suggéré de cruelles réflexions. Ces jolies créatures, cueillies par vous et destinées à mourir sur mon sein et dans mes cheveux en ornant une fête, m’ont fait songer à celles qui naissent et meurent dans vos bois sans avoir été vues, et dont les parfums n’ont été respirés par personne. Je me suis demandé pourquoi je dansais, pourquoi je me parais, de même que je demande à Dieu pourquoi je suis dans ce monde. Vous le voyez, mon ami, tout est piége pour le malheureux, les moindres choses ramènent les malades à leur mal; mais le plus grand tort de certains maux est la persistance qui les fait devenir une idée. Une douleur constante n’est-elle pas alors une pensée divine? Vous aimez les fleurs pour elles-mêmes; tandis que je les aime comme j’aime à entendre une belle musique. Ainsi, comme je vous le disais, le secret d’une foule de choses me manque. Vous, mon vieil ami, vous avez une passion, vous êtes horticulteur. A votre retour en ville, communiquez-moi votre goût, faites que j’aille à ma serre, d’un pied agile comme vous allez à la vôtre, contempler les développements des plantes, vous épanouir et fleurir avec elles, admirer ce que vous avez créé, voir des couleurs nouvelles, inespérées qui s’étalent et croissent sous vos yeux par la vertu de vos soins. Je sens un ennui navrant. Ma serre à moi ne contient que des âmes souffrantes. Les misères que je m’efforce de soulager m’attristent l’âme, et quand je les épouse, quand après avoir vu quelque jeune femme sans linge pour son nouveau-né, quelque vieillard sans pain, j’ai pourvu à leurs besoins, les émotions que m’a causées leur détresse calmée ne suffisent pas à mon âme. Ah! mon ami, je sens en moi des forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n’abattent point. En allant voir ma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend des envies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prison où quelque mauvais génie retient une créature gémissant et attendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une forme importune; mais la comparaison n’est pas juste. Chez moi, n’est-ce pas au contraire le corps qui s’ennuie, si je puis employer cette expression. La religion n’occupe-t-elle pas mon âme, la lecture et ses richesses ne nourrissent-elles pas incessamment mon esprit? Pourquoi désiré-je une souffrance qui romprait la paix énervante de ma vie? Si quelque sentiment, quelque manie à cultiver ne vient à mon aide, je me sens aller dans un gouffre où toutes les idées s’émoussent, où le caractère s’amoindrit, où les ressorts se détendent, où les qualités s’assouplissent, où toutes les forces de l’âme s’éparpillent, et où je ne serai plus l’être que la nature a voulu que je sois. Voilà ce que signifient mes cris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m’envoyer des fleurs. Votre amitié si douce et si bienveillante m’a, depuis quelques mois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse de savoir que vous jetez un coup d’œil ami sur mon âme à la fois déserte et fleurie, que vous avez une parole douce pour accueillir à son retour la fugitive à demi brisée qui a monté le cheval fougueux du Rêve.»

A l’expiration de la troisième année de son mariage, Graslin, voyant sa femme ne plus se servir de ses chevaux, et trouvant un bon marché, les vendit; il vendit les voitures, renvoya le cocher, se laissa prendre son cuisinier par l’Évêque, et le remplaça par une cuisinière. Il ne donna plus rien à sa femme, en lui disant qu’il paierait tous ses mémoires. Il fut le plus heureux mari du monde, en ne rencontrant aucune résistance à ses volontés chez cette femme qui lui avait apporté un million de fortune. Madame Graslin, nourrie, élevée sans connaître l’argent, sans être obligée de le faire entrer comme un élément indispensable dans la vie, était sans mérite dans son abnégation. Graslin retrouva dans un coin du secrétaire les sommes qu’il avait remises à sa femme, moins l’argent des aumônes et celui de la toilette, laquelle fut peu dispendieuse à cause des profusions de la corbeille de mariage. Graslin vanta Véronique à tout Limoges comme le modèle des femmes. Il déplora le luxe de ses ameublements, et fit tout empaqueter. La chambre, le boudoir et le cabinet de toilette de sa femme furent exceptés de ses mesures conservatrices qui ne conservèrent rien, car les meubles s’usent aussi bien sous les housses que sans housses. Il habita le rez-de-chaussée de sa maison, où ses bureaux étaient établis, il y reprit sa vie, en chassant aux affaires avec la même activité que par le passé. L’Auvergnat se crut un excellent mari d’assister au dîner et au déjeuner préparés par les soins de sa femme; mais son inexactitude fut si grande, qu’il ne lui arriva pas dix fois par mois de commencer les repas avec elle; aussi par délicatesse exigea-t-il qu’elle ne l’attendît point. Néanmoins Véronique restait jusqu’à ce que Graslin fût venu, pour le servir elle-même, voulant au moins accomplir ses obligations d’épouse en quelque point visible. Jamais le banquier, à qui les choses du mariage étaient assez indifférentes, et qui n’avait vu que sept cent cinquante mille francs dans sa femme, ne s’aperçut des répulsions de Véronique. Insensiblement, il abandonna madame Graslin pour les affaires. Quant il voulut mettre un lit dans une chambre attenant à son cabinet, elle s’empressa de le satisfaire. Ainsi, trois ans après leur mariage, ces deux êtres mal assortis se retrouvèrent chacun dans leur sphère primitive, heureux l’un et l’autre d’y retourner. L’homme d’argent, riche de dix-huit cent mille francs, revint avec d’autant plus de force à ses habitudes avaricieuses, qu’il les avait momentanément quittées; ses deux commis et son garçon de peine furent mieux logés, un peu mieux nourris; telle fut la différence entre le présent et le passé. Sa femme eut une cuisinière et une femme de chambre, deux domestiques indispensables; mais, excepté le strict nécessaire, il ne sortit rien de sa caisse pour son ménage. Heureuse de la tournure que les choses prenaient, Véronique vit dans le bonheur du banquier les compensations de cette séparation qu’elle n’eût jamais demandée: elle ne savait pas être aussi désagréable à Graslin que Graslin était repoussant pour elle. Ce divorce secret la rendit à la fois triste et joyeuse, elle comptait sur la maternité pour donner un intérêt à sa vie; mais malgré leur résignation mutuelle, les deux époux avaient atteint à l’année 1828 sans avoir d’enfant.

Ainsi, au milieu de sa magnifique maison, et enviée par toute une ville, madame Graslin se trouva dans la solitude où elle était dans le bouge de son père, moins l’espérance, moins les joies enfantines de l’ignorance. Elle y vécut dans les ruines de ses châteaux en Espagne, éclairée par une triste expérience, soutenue par sa foi religieuse, occupée des pauvres de la ville qu’elle combla de bienfaits. Elle faisait des layettes pour les enfants, elle donnait des matelas et des draps à ceux qui couchaient sur la paille; elle allait partout suivie de sa femme de chambre, une jeune Auvergnate que sa mère lui procura, et qui s’attacha corps et âme à elle; elle en fit un vertueux espion, chargée de découvrir les endroits où il y avait une souffrance à calmer, une misère à adoucir. Cette bienfaisance active, mêlée au plus strict accomplissement des devoirs religieux, fut ensevelie dans un profond mystère et dirigée d’ailleurs par les curés de la ville, avec qui Véronique s’entendait pour toutes ses bonnes œuvres, afin de ne pas laisser perdre entre les mains du vice l’argent utile à des malheurs immérités.

Pendant cette période, elle conquit une amitié tout aussi vive, tout aussi précieuse que celle du vieux Grossetête, elle devint l’ouaille bien-aimée d’un prêtre supérieur, persécuté pour son mérite incompris, un des Grands-vicaires du diocèse, nommé l’abbé Dutheil. Ce prêtre appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers quelques concessions, qui voudrait associer l’Église aux intérêts populaires pour lui faire reconquérir, par l’application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, qu’elle pourrait alors relier à la monarchie. Soit que l’abbé Dutheil eût reconnu l’impossibilité d’éclairer la cour de Rome et le haut clergé, soit qu’il eût sacrifié ses opinions à celles de ses supérieurs, il demeura dans les termes de la plus rigoureuse orthodoxie, tout en sachant que la seule manifestation de ses principes lui fermait le chemin de l’épiscopat. Ce prêtre éminent offrait la réunion d’une grande modestie chrétienne et d’un grand caractère. Sans orgueil ni ambition, il restait à son poste en y accomplissant ses devoirs au milieu des périls. Les Libéraux de la ville ignoraient les motifs de sa conduite, ils s’appuyaient de ses opinions et le comptaient comme un patriote, mot qui signifie révolutionnaire dans la langue catholique. Aimé par les inférieurs qui n’osaient proclamer son mérite, mais redouté par ses égaux qui l’observaient, il gênait l’Évêque. Ses vertus et son savoir, enviés peut-être, empêchaient toute persécution; il était impossible de se plaindre de lui, quoiqu’il critiquât les maladresses politiques par lesquelles le Trône et le Clergé se compromettaient mutuellement; il en signalait les résultats à l’avance et sans succès, comme la pauvre Cassandre, également maudite avant et après la chute de sa patrie. A moins d’une révolution, l’abbé Dutheil devait rester comme une de ces pierres cachées dans les fondations, et sur laquelle tout repose. On reconnaissait son utilité, mais on le laissait à sa place, comme la plupart des solides esprits dont l’avénement au pouvoir est l’effroi des médiocrités. Si, comme l’abbé de Lamennais, il eût pris la plume, il aurait été sans doute comme lui foudroyé par la cour de Rome. L’abbé Dutheil était imposant. Son extérieur annonçait une de ces âmes profondes, toujours unies et calmes à la surface. Sa taille élevée, sa maigreur, ne nuisaient point à l’effet général de ses lignes, qui rappelaient celles que le génie des peintres espagnols ont le plus affectionnées pour représenter les grands méditateurs monastiques, et celles trouvées récemment par Thorwaldsen pour les apôtres. Presque roides, ces longs plis du visage, en harmonie avec ceux du vêtement, ont cette grâce que le moyen âge a mise en relief dans les statues mystiques collées au portail de ses églises. La gravité des pensées, celle de la parole et celle de l’accent s’accordaient chez l’abbé Dutheil et lui seyaient bien. A voir ses yeux noirs, creusés par les austérités, et entourés d’un cercle brun, à voir son front jaune comme une vieille pierre, sa tête et ses mains presque décharnées, personne n’eût voulu entendre une voix et des maximes autres que celles qui sortaient de sa bouche. Cette grandeur purement physique, d’accord avec la grandeur morale, donnait à ce prêtre quelque chose de hautain, de dédaigneux, aussitôt démenti par sa modestie et par sa parole, mais qui ne prévenait pas en sa faveur. Dans un rang élevé, ces avantages lui eussent fait obtenir sur les masses cet ascendant nécessaire, et qu’elles laissent prendre sur elles par des hommes ainsi doués mais les supérieurs ne pardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de la grandeur, ni de déployer cette majesté tant prisée des anciens et qui manque si souvent aux organes du pouvoir moderne.

Par une de ces bizarreries qui ne semblera naturelle qu’aux plus fins courtisans, l’autre Vicaire-général, l’abbé de Grancour, petit homme gras, au teint fleuri, aux yeux bleus, et dont les opinions étaient contraires à celles de l’abbé Dutheil, allait assez volontiers avec lui, sans néanmoins rien témoigner qui pût lui ravir les bonnes grâces de l’Évêque, auquel il aurait tout sacrifié. L’abbé de Grancour croyait au mérite de son collègue, il en reconnaissait les talents, il admettait secrètement sa doctrine et la condamnait publiquement; car il était de ces gens que la supériorité attire et intimide, qui la haïssent et qui néanmoins la cultivent. «—Il m’embrasserait en me condamnant,» disait de lui l’abbé Dutheil. L’abbé de Grancour n’avait ni amis ni ennemis, il devait mourir Vicaire-général. Il se dit attiré chez Véronique par le désir de conseiller une si religieuse et si bienfaisante personne, et l’Évêque l’approuva; mais au fond il fut enchanté de pouvoir passer quelques soirées avec l’abbé Dutheil.

Ces deux prêtres vinrent dès lors voir assez régulièrement Véronique, afin de lui faire une sorte de rapport sur les malheureux, et discuter les moyens de les moraliser en les secourant. Mais d’année en année, monsieur Graslin resserra les cordons de sa bourse en apprenant, malgré les ingénieuses tromperies de sa femme et d’Aline, que l’argent demandé ne servait ni à la maison, ni à la toilette. Il se courrouça quand il calcula ce que la charité de sa femme coûtait à sa caisse. Il voulut compter avec la cuisinière, il entra dans les minuties de la dépense, et montra quel grand administrateur il était, en démontrant par la pratique que sa maison devait aller splendidement avec mille écus. Puis il composa, de clerc à maître, avec sa femme pour ses dépenses en lui allouant cent francs par mois, et vanta cet accord comme une magnificence royale. Le jardin de sa maison, livré à lui-même, fut fait le dimanche par le garçon de peine, qui aimait les fleurs. Après avoir renvoyé le jardinier, Graslin convertit la serre en un magasin où il déposa les marchandises consignées chez lui en garantie de ses prêts. Il laissa mourir de faim les oiseaux de la grande volière pratiquée au-dessus de la glacière, afin de supprimer la dépense de leur nourriture. Enfin il s’autorisa d’un hiver où il ne gela point pour ne plus payer le transport de la glace. En 1828, il n’était pas une chose de luxe qui ne fût condamnée. La parcimonie régna sans opposition à l’hôtel Graslin. La face du maître, améliorée pendant les trois ans passés près de sa femme qui lui faisait suivre avec exactitude les prescriptions du médecin, redevint plus rouge, plus ardente, plus fleurie que par le passé. Les affaires prirent une si grande extension, que le garçon de peine fut promu, comme le maître autrefois, aux fonctions de caissier, et qu’il fallut trouver un Auvergnat pour les gros travaux de la maison Graslin.

Ainsi, quatre ans après son mariage, cette femme si riche ne put disposer d’un écu. A l’avarice de ses parents succéda l’avarice de son mari. Madame Graslin ne comprit la nécessité de l’argent qu’au moment où sa bienfaisance fut gênée.

Au commencement de l’année 1828, Véronique avait retrouvé la santé florissante qui rendit si belle l’innocente jeune fille assise à sa fenêtre dans la vieille maison de la rue de la Cité; mais elle avait alors acquis une grande instruction littéraire, elle savait et penser et parler. Un jugement exquis donnait à son trait de la profondeur. Habituée aux petites choses du monde, elle portait avec une grâce infinie les toilettes à la mode. Quand par hasard, vers ce temps, elle reparaissait dans un salon, elle s’y vit, non sans surprise, entourée par une sorte d’estime respectueuse. Ce sentiment et cet accueil furent dus aux deux Vicaires-généraux et au vieux Grossetête. Instruits d’une si belle vie cachée et de bienfaits si constamment accomplis, l’Évêque et quelques personnes influentes avaient parlé de cette fleur de piété vraie, de cette violette parfumée de vertus, et il s’était fait alors en faveur et à l’insu de madame Graslin une de ces réactions qui, lentement préparées, n’en ont que plus de durée et de solidité. Ce revirement de l’opinion amena l’influence du salon de Véronique, qui fut dès cette année hanté par les supériorités de la ville, et voici comment. Le jeune vicomte de Grandville fut envoyé, vers la fin de cette année, en qualité de Substitut, au parquet de la cour de Limoges, précédé de la réputation que l’on fait d’avance en province à tous les Parisiens. Quelques jours après son arrivée, en pleine soirée de Préfecture, il répondit à une assez sotte demande, que la femme la plus aimable, la plus spirituelle, la plus distinguée de la ville était madame Graslin. «—Elle en est peut-être aussi la plus belle? demanda la femme du Receveur-général. —Je n’ose en convenir devant vous, répliqua-t-il. Je suis alors dans le doute. Madame Graslin possède une beauté qui ne doit vous inspirer aucune jalousie, elle ne se montre jamais au grand jour. Madame Graslin est belle pour ceux qu’elle aime, et vous êtes belle pour tout le monde. Chez madame Graslin, l’âme, une fois mise en mouvement par un enthousiasme vrai, répand sur sa figure une expression qui la change. Sa physionomie est comme un paysage triste en hiver, magnifique en été, le monde la verra toujours en hiver. Quand elle cause avec des amis sur quelque sujet littéraire ou philosophique, sur des questions religieuses qui l’intéressent, elle s’anime, et il apparaît soudain une femme inconnue d’une beauté merveilleuse.» Cette déclaration fondée sur la remarque du phénomène qui jadis rendait Véronique si belle à son retour de la sainte-table, fit grand bruit dans Limoges, où, pour le moment, le nouveau Substitut, à qui la place d’Avocat-général était, dit-on, promise, jouait le premier rôle. Dans toutes les villes de province, un homme élevé de quelques lignes au-dessus des autres devient pour un temps plus ou moins long l’objet d’un engouement qui ressemble à de l’enthousiasme, et qui trompe l’objet de ce culte passager. C’est à ce caprice social que nous devons les génies d’arrondissement, les gens méconnus et leurs fausses supériorités incessamment chagrinées. Cet homme que les femmes mettent à la mode, est plus souvent un étranger qu’un homme du pays; mais à l’égard du vicomte de Grandville, ces admirations, par un cas rare, ne se trompèrent point.

Madame Graslin était la seule avec laquelle le Parisien avait pu échanger ses idées et soutenir une conversation variée. Quelques mois après son arrivée, le Substitut attiré par le charme croissant de la conversation et des manières de Véronique, proposa donc à l’abbé Dutheil, et à quelques hommes remarquables de la ville, de jouer au whist chez madame Graslin. Véronique reçut alors cinq fois par semaine; car elle voulut se ménager pour sa maison, dit-elle, deux jours de liberté. Quand madame Graslin eut autour d’elle les seuls hommes supérieurs de la ville, quelques autres personnes ne furent pas fâchées de se donner un brevet d’esprit en faisant partie de sa société. Véronique admit chez elle les trois ou quatre militaires remarquables de la garnison et de l’état-major. La liberté d’esprit dont jouissaient ses hôtes, la discrétion absolue à laquelle on était tenu sans convention et par l’adoption des manières de la société la plus élevée, rendirent Véronique extrêmement difficile sur l’admission de ceux qui briguèrent l’honneur de sa compagnie. Les femmes de la ville ne virent pas sans jalousie madame Graslin entourée des hommes les plus spirituels, les plus aimables de Limoges; mais son pouvoir fut alors d’autant plus étendu qu’elle fut plus réservée; elle accepta quatre ou cinq femmes étrangères, venues de Paris avec leurs maris, et qui avaient en horreur le commérage des provinces. Si quelque personne en dehors de ce monde d’élite faisait une visite, par un accord tacite, la conversation changeait aussitôt, les habitués ne disaient plus que des riens. L’hôtel Graslin fut donc une oasis où les esprits supérieurs se désennuyèrent de la vie de province, où les gens attachés au gouvernement purent causer à cœur ouvert sur la politique sans avoir à craindre qu’on répétât leurs paroles, où l’on se moqua finement de tout ce qui était moquable, où chacun quitta l’habit de sa profession pour s’abandonner à son vrai caractère. Ainsi, après avoir été la plus obscure fille de Limoges, après avoir été regardée comme nulle, laide et sotte, au commencement de l’année 1828, madame Graslin fut regardée comme la première personne de la ville et la plus célèbre du monde féminin. Personne ne venait la voir le matin, car chacun connaissait ses habitudes de bienfaisance et la ponctualité de ses pratiques religieuses; elle allait presque toujours entendre la première messe, afin de ne pas retarder le déjeuner de son mari qui n’avait aucune régularité, mais qu’elle voulait toujours servir. Graslin avait fini par s’habituer à sa femme en cette petite chose. Jamais Graslin ne manquait à faire l’éloge de sa femme, il la trouvait accomplie, elle ne lui demandait rien, il pouvait entasser écus sur écus et s’épanouir dans le terrain des affaires; il avait ouvert des relations avec la maison Brézac, il voguait par une marche ascendante et progressive sur l’océan commercial; aussi, son intérêt surexcité le maintenait-il dans la calme et enivrante fureur des joueurs attentifs aux grands événements du tapis vert de la Spéculation.

Pendant cet heureux temps, et jusqu’au commencement de l’année 1829, madame Graslin arriva, sous les yeux de ses amis, à un point de beauté vraiment extraordinaire, et dont les raisons ne furent jamais bien expliquées. Le bleu de l’iris s’agrandit comme une fleur et diminua le cercle brun des prunelles, en paraissant trempé d’une lueur moite et languissante, pleine d’amour. On vit blanchir, comme un faîte à l’aurore, son front illuminé par des souvenirs, par des pensées de bonheur, et ses lignes se purifièrent à quelques feux intérieurs. Son visage perdit ces ardents tons bruns qui annonçaient un commencement d’hépatite, la maladie des tempéraments vigoureux ou des personnes dont l’âme est souffrante, dont les affections sont contrariées. Ses tempes devinrent d’une adorable fraîcheur. On voyait enfin souvent, par échappées, le visage céleste, digne de Raphaël, que la maladie avait encroûtée comme le temps encrasse une toile de ce grand maître. Ses mains semblèrent plus blanches, ses épaules prirent une délicieuse plénitude, ses mouvements jolis et animés rendirent à sa taille flexible et souple toute sa valeur. Les femmes de la ville l’accusèrent d’aimer monsieur de Grandville, qui d’ailleurs lui faisait une cour assidue, et à laquelle Véronique opposa les barrières d’une pieuse résistance. Le Substitut professait pour elle une de ces admirations respectueuses à laquelle ne se trompaient point les habitués de ce salon. Les prêtres et les gens d’esprit devinèrent bien que cette affection, amoureuse chez le jeune magistrat, ne sortait pas des bornes permises chez madame Graslin. Lassé d’une défense appuyée sur les sentiments les plus religieux, le vicomte de Grandville avait, à la connaissance des intimes de cette société, de faciles amitiés qui cependant n’empêchaient point sa constante admiration et son culte auprès de la belle madame Graslin, car telle était, en 1829, son surnom à Limoges. Les plus clairvoyants attribuèrent le changement de physionomie qui rendit Véronique encore plus charmante pour ses amis, aux secrètes délices qu’éprouve toute femme, même la plus religieuse, à se voir courtisée, à la satisfaction de vivre enfin dans le milieu qui convenait à son esprit, au plaisir d’échanger ses idées, et qui dissipa l’ennui de sa vie, au bonheur d’être entourée d’hommes aimables, instruits, de vrais amis dont l’attachement s’accroissait de jour en jour. Peut-être eût-il fallu des observateurs encore plus profonds, plus perspicaces ou plus défiants que les habitués de l’hôtel Graslin, pour deviner la grandeur sauvage, la force du peuple que Véronique avait refoulée au fond de son âme. Si quelquefois elle fut surprise en proie à la torpeur d’une méditation ou sombre, ou simplement pensive, chacun de ses amis savait qu’elle portait en son cœur bien des misères, qu’elle s’était sans doute initiée le matin à bien des douleurs, qu’elle pénétrait en des sentines où les vices épouvantaient par leur naïveté; souvent le Substitut, devenu bientôt Avocat-général la gronda de quelque bienfait inintelligent que, dans les secrets de ses instructions correctionnelles, la Justice avait trouvé comme un encouragement à des crimes ébauchés. «—Vous faut-il de l’argent pour quelques-uns de vos pauvres? lui disait alors le vieux Grossetête en lui prenant la main, je serai complice de vos bienfaits. —Il est impossible de rendre tout le monde riche!» répondait-elle en poussant un soupir. Au commencement de cette année, arriva l’événement qui devait changer entièrement la vie intérieure de Véronique, et métamorphoser la magnifique expression de sa physionomie, pour en faire d’ailleurs un portrait mille fois plus intéressant aux yeux des peintres. Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulut plus, au grand désespoir de sa femme, habiter son rez-de-chaussée, il remonta dans l’appartement conjugal où il se fit soigner. Ce fut bientôt une nouvelle à Limoges que l’état de madame Graslin, elle était grosse; sa tristesse, mélangée de joie, occupa ses amis qui devinèrent alors que, malgré ses vertus, elle s’était trouvée heureuse de vivre séparée de son mari. Peut-être avait-elle espéré de meilleures destinées, depuis le jour où l’Avocat-général lui fit la cour; car il avait déjà refusé d’épouser la plus riche héritière du Limousin. Dès lors les profonds politiques qui faisaient entre deux parties de whist la police des sentiments et des fortunes, avaient soupçonné le magistrat et la jeune femme de fonder sur l’état maladif du banquier des espérances presque ruinées par cet événement. Les troubles profonds qui marquèrent cette période de la vie de Véronique, les inquiétudes qu’un premier accouchement cause aux femmes, et qui, dit-on, offre des dangers alors qu’il arrive après la première jeunesse, rendirent ses amis plus attentifs auprès d’elle; chacun d’eux déploya mille petits soins qui lui prouvèrent combien leurs affections étaient vives et solides.

CHAPITRE II.
TASCHERON.

Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et le drame singulier du procès Tascheron, dans lequel le magistrat déploya les talents qui plus tard le firent nommer Procureur-général.

Un vieillard qui habitait une maison isolée dans le faubourg Saint-Étienne fut assassiné. Un grand jardin fruitier sépare du faubourg cette maison, également séparée de la campagne par un jardin d’agrément au bout duquel sont d’anciennes serres abandonnées. La rive de la Vienne forme devant cette habitation un talus rapide dont l’inclinaison permet de voir la rivière. La cour en pente finit à la berge par un petit mur où, de distance en distance s’élèvent des pilastres réunis par des grilles, plus pour l’ornement que pour la défense, car les barreaux sont en bois peint. Ce vieillard nommé Pingret, célèbre par son avarice, vivait avec une seule servante, une campagnarde à laquelle il faisait faire ses labours. Il soignait lui-même ses espaliers, taillait ses arbres, récoltait ses fruits, et les envoyait vendre en ville, ainsi que des primeurs à la culture desquelles il excellait. La nièce de ce vieillard et sa seule héritière, mariée à un petit rentier de la ville, monsieur des Vanneaulx, avait maintes fois prié son oncle de prendre un homme pour garder sa maison, en lui démontrant qu’il y gagnerait les produits de plusieurs carrés plantés d’arbres en plein vent, où il semait lui-même des grenailles, mais il s’y était constamment refusé. Cette contradiction chez un avare donnait matière à bien des causeries conjecturales dans les maisons où les des Vanneaulx passaient la soirée. Plus d’une fois, les plus divergentes réflexions entrecoupèrent les parties de boston. Quelques esprits matois avaient conclu en présumant un trésor enfoui dans les luzernes. —«Si j’étais à la place de madame des Vanneaulx disait un agréable rieur, je ne tourmenterais point mon oncle; si on l’assassine, eh! bien, on l’assassinera. J’hériterais.» Madame des Vanneaulx voulait faire garder son oncle, comme les entrepreneurs du Théâtre-Italien prient leur ténor à recettes de se bien couvrir le gosier, et lui donnent leur manteau quand il a oublié le sien. Elle avait offert au petit Pingret un superbe chien de basse-cour, le vieillard le lui avait renvoyé par Jeanne Malassis, sa servante: «—Votre oncle ne veut point d’une bouche de plus à la maison,» dit-elle à madame des Vanneaulx. L’événement prouva combien les craintes de la nièce étaient fondées. Pingret fut assassiné, pendant une nuit noire, au milieu d’un carré de luzerne où il ajoutait sans doute quelques louis à un pot plein d’or. La servante, réveillée par la lutte, avait eu le courage de venir au secours du vieil avare, et le meurtrier s’était trouvé dans l’obligation de la tuer pour supprimer son témoignage. Ce calcul, qui détermine presque toujours les assassins à augmenter le nombre de leurs victimes, est un malheur engendré par la peine capitale qu’ils ont en perspective. Ce double meurtre fut accompagné de circonstances bizarres qui devaient donner autant de chances à l’Accusation qu’à la Défense. Quand les voisins furent une matinée sans voir ni le petit père Pingret ni sa servante; lorsqu’en allant et venant, ils examinèrent sa maison à travers les grilles de bois et qu’ils trouvèrent, contre tout usage, les portes et les fenêtres fermées, il y eut dans le faubourg Saint-Étienne une rumeur qui remonta jusqu’à la rue des Cloches où demeurait madame des Vanneaulx. La nièce avait toujours l’esprit préoccupé d’une catastrophe, elle avertit la justice qui enfonça les portes. On vit bientôt dans les quatre carrés, quatre trous vides, et jonchés à l’entour par les débris de pots pleins d’or la veille. Dans deux des trous mal rebouchés, les corps du père Pingret et de Jeanne Malassis avaient été ensevelis avec leurs habits. La pauvre fille était accourue pieds nus, en chemise. Pendant que le Procureur du roi, le commissaire de police et le juge d’Instruction recueillaient les éléments de la procédure, l’infortuné des Vanneaulx recueillait les débris des pots, et calculait la somme volée d’après leur contenance. Les magistrats reconnurent la justesse des calculs, en estimant à mille pièces par pot les trésors envolés; mais ces pièces étaient-elles de quarante-huit ou de quarante, de vingt-quatre ou de vingt francs? Tous ceux qui, dans Limoges, attendaient des héritages, partagèrent la douleur des des Vanneaulx. Les imaginations limousines furent vivement stimulées par le spectacle de ces pots à or brisés. Quant au petit père Pingret, qui souvent venait vendre des légumes lui-même au marché, qui vivait d’oignons et de pain, qui ne dépensait pas trois cents francs par an, qui n’obligeait ou ne désobligeait personne, et n’avait pas fait un scrupule de bien dans le faubourg Saint-Étienne, il n’excita pas le moindre regret. Quant à Jeanne Malassis, son héroïsme, que le vieil avare aurait à peine récompensé, fut jugé comme intempestif; le nombre des âmes qui l’admirèrent fut petit en comparaison de ceux qui dirent: —Moi j’aurais joliment dormi!

Les gens de justice ne trouvèrent ni encre ni plume pour verbaliser dans cette maison nue, délabrée, froide et sinistre. Les curieux et l’héritier aperçurent alors les contresens qui se remarquent chez certains avares. L’effroi du petit vieillard pour la dépense éclatait sur les toits non réparés qui ouvraient leurs flancs à la lumière, à la pluie, à la neige; dans les lézardes vertes qui sillonnaient les murs, dans les portes pourries près de tomber au moindre choc, et les vitres en papier non huilé. Partout des fenêtres sans rideaux, des cheminées sans glaces ni chenets et dont l’âtre propre était garni d’une bûche ou de petits bois presque vernis par la sueur du tuyau; puis des chaises boiteuses, deux couchettes maigres et plates, des pots fêlés, des assiettes rattachées, des fauteuils manchots; à son lit, des rideaux que le temps avait brodés de ses mains hardies, un secrétaire mangé par les vers où il serrait ses graines, du linge épaissi par les reprises et les coutures; enfin un tas de haillons qui ne vivaient que soutenus par l’esprit du maître, et qui, lui mort, tombèrent en loques, en poudre, en dissolution chimique, en ruines, en je ne sais quoi sans nom, dès que les mains brutales de l’héritier furieux ou des gens officiels y touchèrent. Ces choses disparurent comme effrayées d’une vente publique. La grande majorité de la capitale du Limousin s’intéressa longtemps à ces braves des Vanneaulx qui avaient deux enfants; mais quand la Justice crut avoir trouvé l’auteur présumé du crime, ce personnage absorba l’attention, il devint un héros, et les des Vanneaulx restèrent dans l’ombre du tableau.

Vers la fin du mois de mars, madame Graslin avait éprouvé déjà quelques-uns de ces malaises que cause une première grossesse et qui ne peuvent plus se cacher. La Justice informait alors sur le crime commis au faubourg Saint-Étienne, et l’assassin n’était pas encore arrêté. Véronique recevait ses amis dans sa chambre à coucher, on y faisait la partie. Depuis quelques jours, madame Graslin ne sortait plus, elle avait eu déjà plusieurs de ces caprices singuliers attribués chez toutes les femmes à la grossesse; sa mère venait la voir presque tous les jours, et ces deux femmes restaient ensemble pendant des heures entières. Il était neuf heures, les tables de jeu restaient sans joueurs, tout le monde causait de l’assassinat et des des Vanneaulx. L’Avocat-général entra.

—Nous tenons l’assassin du père Pingret, dit-il d’un air joyeux.

—Qui est-ce? lui demanda-t-on de toutes parts.

—Un ouvrier porcelainier dont la conduite est excellente et qui devait faire fortune. Il travaillait à l’ancienne manufacture de votre mari, dit-il en se tournant vers madame Graslin.

—Qui est-ce? demanda Véronique d’une voix faible.

—Jean-François Tascheron.

—Le malheureux! répondit-elle. Oui, je l’ai vu plusieurs fois, mon pauvre père me l’avait recommandé comme un sujet précieux.

—Il n’y était déjà plus avant la mort de Sauviat, il avait passé dans la fabrique de messieurs Philippart qui lui ont fait des avantages, répondit la vieille Sauviat. Mais ma fille est-elle assez bien pour entendre cette conversation? dit-elle en regardant madame Graslin qui était devenue blanche comme ses draps.

Dès cette soirée, la vieille mère Sauviat abandonna sa maison et vint, malgré ses soixante-six ans, se constituer la garde-malade de sa fille. Elle ne quitta pas la chambre, les amis de madame Graslin la trouvèrent à toute heure héroïquement placée au chevet du lit où elle s’adonnait à son éternel tricot, couvant du regard Véronique comme au temps de la petite vérole, répondant pour elle et ne laissant pas toujours entrer les visites. L’amour maternel et filial de la mère et de la fille était si bien connu dans Limoges, que les façons de la vieille femme n’étonnèrent personne.

Quelques jours après, quand l’Avocat-général voulut raconter les détails que toute la ville recherchait avidement sur Jean-François Tascheron, en croyant amuser la malade, la Sauviat l’interrompit brusquement en lui disant qu’il allait encore causer de mauvais rêves à madame Graslin. Véronique pria monsieur de Grandville d’achever, en le regardant fixement. Ainsi les amis de madame Graslin connurent les premiers et chez elle, par l’Avocat-général, le résultat de l’instruction qui devait devenir bientôt publique. Voici, mais succinctement, les éléments de l’acte d’accusation que préparait alors le Parquet.

Jean-François Tascheron était fils d’un petit fermier chargé de famille qui habitait le bourg de Montégnac. Vingt ans avant ce crime, devenu célèbre en Limousin, le canton de Montégnac se recommandait par ses mauvaises mœurs. Le parquet de Limoges disait proverbialement que sur cent condamnés du Département, cinquante appartenaient à l’Arrondissement d’où dépendait Montégnac. Depuis 1816, deux ans après l’envoi du curé Bonnet, Montégnac avait perdu sa triste réputation, ses habitants avaient cessé d’envoyer leur contingent aux Assises. Ce changement fut attribué généralement à l’influence que monsieur Bonnet exerçait sur cette Commune, jadis le foyer des mauvais sujets qui désolèrent la contrée. Le crime de Jean-François Tascheron rendit tout à coup à Montégnac son ancienne renommée. Par un insigne effet du hasard, la famille Tascheron était presque la seule du pays qui eût conservé ces vieilles mœurs exemplaires et ces habitudes religieuses que les observateurs voient aujourd’hui disparaître de plus en plus dans les campagnes; elle avait donc fourni un point d’appui au curé, qui naturellement la portait dans son cœur. Cette famille, remarquable par sa probité, par son union, par son amour du travail, n’avait offert que de bons exemples à Jean-François Tascheron. Amené à Limoges par l’ambition louable de gagner honorablement une fortune dans l’industrie, ce garçon avait quitté le bourg au milieu des regrets de ses parents et de ses amis qui le chérissaient. Durant deux années d’apprentissage, sa conduite fut digne d’éloges, aucun dérangement sensible n’avait annoncé le crime horrible par lequel finissait sa vie. Jean-François Tascheron avait passé à étudier et à s’instruire le temps que les autres ouvriers donnent à la débauche ou au cabaret. Les perquisitions les plus minutieuses de la justice de province, qui a beaucoup de temps à elle, n’apportèrent aucune lumière sur les secrets de cette existence. Soigneusement questionnée, l’hôtesse de la maigre maison garnie où demeurait Jean-François, n’avait jamais logé de jeune homme dont les mœurs fussent aussi pures, dit-elle. Il était d’un caractère aimable et doux, quasi gai. Environ une année avant de commettre ce crime, son humeur parut changée, il découcha plusieurs fois par mois, et souvent quelques nuits de suite, dans quelle partie de la ville! elle l’ignorait. Seulement, elle pensa plusieurs fois, par l’état des souliers, que son locataire revenait de la campagne. Quoiqu’il sortît de la ville, au lieu de prendre des souliers ferrés, il se servait d’escarpins. Avant de partir, il se faisait la barbe, se parfumait et mettait du linge blanc. L’instruction étendit ses perquisitions jusque dans les maisons suspectes et chez les femmes de mauvaise vie, mais Jean-François Tascheron y était inconnu. L’instruction alla chercher des renseignements dans la classe des ouvrières et des grisettes, mais aucune des filles dont la conduite était légère n’avait eu de relations avec l’inculpé. Un crime sans motif est inconcevable, surtout chez un jeune homme à qui sa tendance vers l’instruction et son ambition devaient faire accorder des idées et un sens supérieurs à ceux des autres ouvriers. Le Parquet et le juge d’instruction attribuèrent à la passion du jeu l’assassinat commis par Tascheron; mais après de minutieuses recherches, il fut démontré que le prévenu n’avait jamais joué. Jean-François se renferma tout d’abord dans un système de dénégation qui, en présence du Jury, devait tomber devant les preuves, mais qui dénota l’intervention d’une personne pleine de connaissances judiciaires, ou douée d’un esprit supérieur.

Les preuves, dont voici les principales, étaient, comme dans beaucoup d’assassinats, à la fois graves et légères. L’absence de Tascheron pendant la nuit du crime, sans qu’il voulût dire où il était. Le prévenu ne daignait pas forger un alibi. Un fragment de sa blouse déchirée à son insu par la pauvre servante dans la lutte, emporté par le vent, retrouvé dans un arbre. Sa présence le soir autour de la maison remarquée par des passants, par des gens du faubourg, et qui, sans le crime, ne s’en seraient pas souvenus. Une fausse clef fabriquée par lui-même, pour entrer par la porte qui donnait sur la campagne, et assez habilement enterrée dans un des trous, à deux pieds en contre-bas, mais où fouilla par hasard monsieur des Vanneaulx, pour savoir si le trésor n’avait pas deux étages. L’instruction finit par trouver qui avait fourni le fer, qui prêta l’étau, qui donna la lime. Cette clef fut le premier indice, elle mit sur la voie de Tascheron arrêté sur la limite du Département, dans un bois où il attendait le passage d’une diligence. Une heure plus tard, il eût été parti pour l’Amérique. Enfin, malgré le soin avec lequel les marques des pas furent effacées dans les terres labourées et sur la boue du chemin, le garde-champêtre avait trouvé des empreintes d’escarpins, soigneusement décrites et conservées. Quand on fit des perquisitions chez Tascheron, les semelles de ses escarpins, adaptées à ces traces, y correspondirent parfaitement. Cette fatale coïncidence confirma les observations de la curieuse hôtesse. L’instruction attribua le crime à une influence étrangère et non à une résolution personnelle. Elle crut à une complicité, que démontrait l’impossibilité d’emporter les sommes enfouies. Quelque fort que soit un homme, il ne porte pas très-loin vingt-cinq mille francs en or. Si chaque pot contenait cette somme, les quatre avaient nécessité quatre voyages. Or, une circonstance singulière déterminait l’heure à laquelle le crime avait été commis. Dans l’effroi que les cris de son maître durent lui causer, Jeanne Malassis, en se levant, avait renversé la table de nuit sur laquelle était sa montre. Cette montre, le seul cadeau que lui eût fait l’avare en cinq ans, avait eu son grand ressort brisé par le choc, elle indiquait deux heures après minuit. Vers la mi-mars, époque du crime, le jour arrive entre cinq et six heures du matin. A quelque distance que les sommes eussent été transportées, Tascheron n’avait donc pu, dans le cercle des hypothèses embrassé par l’Instruction et le Parquet, opérer à lui seul cet enlèvement. Le soin avec lequel Tascheron avait ratissé les traces des pas en négligeant celles des siens révélait une mystérieuse assistance. Forcée d’inventer, la Justice attribua ce crime à une frénésie d’amour; et l’objet de cette passion ne se trouvant pas dans la classe inférieure, elle jeta les yeux plus haut. Peut-être une bourgeoise, sûre de la discrétion d’un jeune homme taillé en Séïde, avait-elle commencé un roman dont le dénoûment était horrible? Cette présomption était presque justifiée par les accidents du meurtre. Le vieillard avait été tué à coups de bêche. Ainsi son assassinat était le résultat d’une fatalité soudaine, imprévue, fortuite. Les deux amants avaient pu s’entendre pour voler, et non pour assassiner. L’amoureux Tascheron et l’avare Pingret, deux passions implacables s’étaient rencontrées sur le même terrain, attirées toutes deux par l’or dans les ténèbres épaisses de la nuit. Afin d’obtenir quelque lueur sur cette sombre donnée, la Justice employa contre une sœur très-aimée de Jean-François la ressource de l’arrestation et de la mise au secret, espérant pénétrer par elle les mystères de la vie privée du frère. Denise Tascheron se renferma dans un système de dénégation dicté par la prudence, et qui la fit soupçonner d’être instruite des causes du crime, quoiqu’elle ne sût rien. Cette détention allait flétrir sa vie. Le prévenu montrait un caractère bien rare chez les gens du peuple: il avait dérouté les plus habiles moutons avec lesquels il s’était trouvé, sans avoir reconnu leur caractère. Pour les esprits distingués de la magistrature, Jean-François était donc criminel par passion et non par nécessité, comme la plupart des assassins ordinaires qui passent tous par la police correctionnelle et par le bagne avant d’en venir à leur dernier coup. D’actives et prudentes recherches se firent dans le sens de cette idée; mais l’invariable discrétion du criminel laissa l’Instruction sans éléments. Une fois le roman assez plausible de cette passion pour une femme du monde admis, plus d’une interrogation captieuse fut lancée à Jean-François; mais sa discrétion triompha de toutes les tortures morales que l’habileté du juge d’Instruction lui imposait. Quand, par un dernier effort, le magistrat dit à Tascheron que la personne pour laquelle il avait commis le crime était connue et arrêtée, il ne changea pas de visage, et se contenta de répondre ironiquement: «—Je serais bien aise de la voir!» En apprenant ces circonstances, beaucoup de personnes partagèrent les soupçons des magistrats en apparence confirmés par le silence de Sauvage que gardait l’accusé. L’intérêt s’attacha violemment à un jeune homme qui devenait un problème. Chacun comprendra facilement combien ces éléments entretinrent la curiosité publique, et avec quelle avidité les débats allaient être suivis. Malgré les sondages de la police, l’Instruction s’était arrêtée sur le seuil de l’hypothèse sans oser pénétrer le mystère, elle y trouvait tant de dangers! En certains cas judiciaires, les demi-certitudes ne suffisent pas aux magistrats. On espérait donc voir la vérité surgir au grand jour de la Cour d’Assises, moment où bien des criminels se démentent.

Monsieur Graslin fut un des jurés désignés pour la session, en sorte que, soit par son mari, soit par monsieur de Grandville, Véronique devait savoir les moindres détails du procès criminel qui, pendant une quinzaine de jours, tint en émoi le Limousin et la France. L’attitude de l’accusé justifia la fabulation adoptée par la ville d’après les conjectures de la Justice; plus d’une fois, son œil plongea dans l’assemblée de femmes privilégiées qui vinrent savourer les mille émotions de ce drame réel. Chaque fois que le regard de cet homme embrassa cet élégant parterre par un rayon clair, mais impénétrable, il y produisit de violentes secousses, tant chaque femme craignait de paraître sa complice, aux yeux inquisiteurs du Parquet et de la Cour. Les inutiles efforts de l’Instruction reçurent alors leur publicité, et révélèrent les précautions prises par l’accusé pour assurer un plein succès à son crime. Quelques mois avant la fatale nuit, Jean-François s’était muni d’un passe-port pour l’Amérique du Nord. Ainsi le projet de quitter la France avait été formé, la femme devait donc être mariée, il eût sans doute été inutile de s’enfuir avec une jeune fille. Peut-être le crime avait-il eu pour but d’entretenir l’aisance de cette inconnue. La Justice n’avait trouvé sur les registres de l’Administration aucun passe-port pour ce pays au nom d’aucune femme. Au cas où la complice se fût procuré son passe-port à Paris, les registres y avaient été consultés, mais en vain, de même que dans les Préfectures environnantes. Les moindres détails des débats mirent en lumière les profondes réflexions d’une intelligence supérieure. Si les dames limousines les plus vertueuses attribuaient l’usage assez inexplicable dans la vie ordinaire d’escarpins pour aller dans la boue et dans les terres à la nécessité d’épier le vieux Pingret, les hommes les moins fats étaient enchantés d’expliquer combien les escarpins étaient utiles pour marcher dans une maison, y traverser les corridors, y monter par les croisées sans bruit. Donc, Jean-François et sa maîtresse (jeune, belle, romanesque, chacun composait un superbe portrait) avaient évidemment médité d’ajouter, par un faux, et son épouse sur le passe-port. Le soir, dans tous les salons, les parties étaient interrompues par les recherches malicieuses de ceux qui, se reportant en mars 1829, recherchaient quelles femmes alors étaient en voyage à Paris, quelles autres avaient pu faire ostensiblement ou secrètement les préparatifs d’une fuite. Limoges jouit alors de son procès Fualdès, orné d’une madame Manson inconnue. Aussi jamais ville de province ne fut-elle plus intriguée que l’était chaque soir Limoges après l’audience. On y rêvait de ce procès où tout grandissait l’accusé dont les réponses savamment repassées, étendues, commentées, soulevaient d’amples discussions. Quand un des jurés demanda pourquoi Tascheron avait pris un passe-port pour l’Amérique, l’ouvrier répondit qu’il voulait y établir une manufacture de porcelaines. Ainsi, sans compromettre son système de défense, il couvrait encore sa complice, en permettant à chacun d’attribuer son crime à la nécessité d’avoir des fonds pour accomplir un ambitieux projet.

Au plus fort de ces débats, il fut impossible que les amis de Véronique, pendant une soirée où elle paraissait moins souffrante, ne cherchassent pas à expliquer la discrétion du criminel. La veille, le médecin avait ordonné une promenade à Véronique. Le matin même elle avait donc pris le bras de sa mère pour aller, en tournant la ville, jusqu’à la maison de campagne de la Sauviat, où elle s’était reposée. Elle avait essayé de rester debout à son retour et avait attendu son mari; Graslin ne revint qu’à huit heures de la Cour d’Assises, elle venait de lui servir à dîner selon son habitude, elle entendit nécessairement la discussion de ses amis.

—Si mon pauvre père vivait encore, leur dit-elle, nous en aurions su davantage, ou peut-être cet homme ne serait-il pas devenu criminel. Mais je vous vois tous préoccupés d’une idée singulière. Vous voulez que l’amour soit le principe du crime, là-dessus je suis de votre avis; mais pourquoi croyez-vous que l’inconnue est mariée, ne peut-il pas avoir aimé une jeune fille que le père et la mère lui auraient refusée?

—Une jeune personne eût été plus tard légitimement à lui, répondit monsieur de Grandville. Tascheron est un homme qui ne manque pas de patience, il aurait eu le temps de faire loyalement fortune en attendant le moment où toute fille est libre de se marier contre la volonté de ses parents.

—J’ignorais, dit madame Graslin, qu’un pareil mariage fût possible; mais comment, dans une ville où tout se sait, où chacun voit ce qui se passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plus léger soupçon? Pour aimer, il faut au moins se voir ou s’être vus? Que pensez-vous, vous autres magistrats? demanda-t-elle en plongeant un regard fixe dans les yeux de l’Avocat-général.

—Nous croyons tous que la femme appartient à la classe de la bourgeoisie ou du commerce.

—Je pense le contraire, dit madame Graslin. Une femme de ce genre n’a pas les sentiments assez élevés.

Cette réponse concentra les regards de tout le monde sur Véronique, et chacun attendit l’explication de cette parole paradoxale.

—Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou le jour dans mon lit, il m’a été impossible de ne pas penser à cette mystérieuse affaire, et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron. Voilà pourquoi je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a des intérêts, sinon des sentiments, qui partagent son cœur et l’empêchent d’arriver à l’exaltation complète qui inspire une si grande passion. Il faut ne pas avoir d’enfant pour concevoir un amour qui réunisse les sentiments maternels à ceux qui procèdent du désir. Évidemment cet homme a été aimé par une femme qui voulait être son soutien. L’inconnue aura porté dans sa passion le génie auquel nous devons les belles œuvres des artistes, des poëtes, et qui chez la femme existe, mais sous une autre forme, elle est destinée à créer des hommes et non des choses. Nos œuvres, à nous, c’est nos enfants! Nos enfants sont nos tableaux, nos livres, nos statues. Ne sommes-nous pas artistes dans leur éducation première. Aussi, gagerais-je ma tête à couper que si l’inconnue n’est pas une jeune fille, elle n’est pas mère. Il faudrait chez les gens du Parquet la finesse des femmes pour deviner mille nuances qui leur échapperont sans cesse en bien des occasions. Si j’eusse été votre Substitut, dit-elle à l’Avocat-général, nous eussions trouvé la coupable, si toutefois l’inconnue est coupable. J’admets, comme monsieur l’abbé Dutheil, que les deux amants avaient conçu l’idée de s’enfuir, faute d’argent, pour vivre en Amérique, avec les trésors du pauvre Pingret. Le vol a engendré l’assassinat par la fatale logique qu’inspire la peine de mort aux criminels. Aussi, dit-elle en lançant à l’Avocat-général un regard suppliant, serait-ce une chose digne de vous, que de faire écarter la préméditation, vous sauveriez la vie à ce malheureux. Cet homme est grand malgré son crime, il réparerait peut-être ses fautes par un magnifique repentir. Les œuvres du repentir doivent entrer pour quelque chose dans les pensées de la Justice. Aujourd’hui n’y a-t-il pas mieux à faire qu’à donner sa tête, ou à fonder comme autrefois la cathédrale de Milan, pour expier des forfaits?

—Madame, vous êtes sublime dans vos idées, dit l’Avocat-général; mais, la préméditation écartée, Tascheron serait encore sous le poids de la peine de mort, à cause des circonstances graves et prouvées qui accompagnent le vol, la nuit, l’escalade, l’effraction, etc.

—Vous croyez donc qu’il sera condamné? dit-elle en abaissant ses paupières.

—J’en suis certain, le Parquet aura la victoire.

Un léger frisson fit crier la robe de madame Graslin, qui dit: —J’ai froid! Elle prit le bras de sa mère, et s’alla coucher.

—Elle est beaucoup mieux aujourd’hui, dirent ses amis.

Le lendemain, Véronique était à la mort. Quand son médecin manifesta son étonnement en la trouvant si près d’expirer, elle lui dit en souriant: —Ne vous avais-je pas prédit que cette promenade ne me vaudrait rien.

Depuis l’ouverture des débats, Tascheron se tenait sans forfanterie comme sans hypocrisie. Le médecin, toujours pour divertir la malade, essaya d’expliquer cette attitude que ses défenseurs exploitaient. Le talent de son avocat éblouissait l’accusé sur le résultat, il croyait échapper à la mort, disait le médecin. Par moments, on remarquait sur son visage une espérance qui tenait à un bonheur plus grand que celui de vivre. Les antécédents de la vie de cet homme, âgé de vingt-trois ans, contredisaient si bien les actions par lesquelles elle se terminait, que ses défenseurs objectaient son attitude comme une conclusion. Enfin les preuves accablantes dans l’hypothèse de l’Accusation devenaient si faibles dans le roman de la Défense, que cette tête fut disputée avec des chances favorables par l’avocat. Pour sauver la vie à son client, l’avocat se battit à outrance sur le terrain de la préméditation, il admit hypothétiquement la préméditation du vol, non celle des assassinats, résultat de deux luttes inattendues. Le succès parut douteux pour le Parquet comme pour le Barreau.

Après la visite du médecin, Véronique eut celle de l’Avocat-général, qui tous les matins la venait voir avant l’audience.

—J’ai lu les plaidoiries hier, lui dit-elle. Aujourd’hui vont commencer les répliques, je me suis si fort intéressée à l’accusé que je voudrais le voir sauvé; ne pouvez-vous une fois en votre vie abandonner un triomphe? Laissez-vous battre par l’avocat. Allons, faites-moi présent de cette vie, et vous aurez peut-être la mienne un jour!... Il y a doute après le beau plaidoyer de l’avocat de Tascheron, et bien...

—Votre voix est émue, dit le vicomte quasi surpris.

—Savez-vous pourquoi? répondit-elle. Mon mari vient de remarquer une horrible coïncidence, et qui, par suite de ma sensibilité, serait de nature à causer ma mort: j’accoucherai quand vous donnerez l’ordre de faire tomber cette tête.

—Puis-je réformer le Code? dit l’Avocat-général.

—Allez! vous ne savez pas aimer, répondit-elle en fermant les yeux.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, et renvoya le magistrat par un geste impératif.

Monsieur Graslin plaida fortement mais inutilement pour l’acquittement, en donnant une raison qui fut adoptée par deux jurés de ses amis, et qui lui avait été suggérée par sa femme:

—Si nous laissons la vie à cet homme, la famille des Vanneaulx retrouvera la succession Pingret. Cet argument irrésistible amena entre les jurés une scission de sept contre cinq qui nécessita l’adjonction de la Cour; mais la Cour se réunit à la minorité du Jury. Selon la jurisprudence de ce temps, cette réunion détermina la condamnation. Lorsque son arrêt lui fut prononcé, Tascheron tomba dans une fureur assez naturelle chez un homme plein de force et de vie, mais que les magistrats, les avocats, les jurés et l’auditoire n’ont presque jamais remarquée chez les criminels injustement condamnés. Pour tout le monde, le drame ne parut donc pas terminé par l’arrêt. Une lutte si acharnée donna dès lors, comme il arrive presque toujours dans ces sortes d’affaires, naissance à deux opinions diamétralement opposées sur la culpabilité du héros en qui les uns virent un innocent opprimé, les autres un criminel justement condamné. Les Libéraux tinrent pour l’innocence de Tascheron, moins par certitude que pour contrarier le pouvoir. «Comment, dirent-ils, condamner un homme sur la ressemblance de son pied avec la marque d’un autre pied? à cause de son absence, comme si tous les jeunes gens n’aiment pas mieux mourir que de compromettre une femme? Pour avoir emprunté des outils et acheté du fer? car il n’est pas prouvé qu’il ait fabriqué la clef. Pour un morceau de toile bleue accroché à un arbre, peut-être par le vieux Pingret, afin d’épouvanter les moineaux, et qui se rapporte par hasard à un accroc fait à notre blouse! A quoi tient la vie d’un homme! Enfin, Jean-François a tout nié, le Parquet n’a produit aucun témoin qui ait vu le crime!» Ils corroboraient, étendaient, paraphrasaient le système et les plaidoiries de l’avocat. Le vieux Pingret, qu’était-ce? Un coffre-fort crevé! disaient les esprits forts. Quelques gens prétendus progressifs, méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que les Saint-simoniens attaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idées économistes, allèrent plus loin: «Le père Pingret était le premier auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait volé son pays. Que d’entreprises auraient été fertilisées par ses capitaux inutiles! Il avait frustré l’Industrie, il était justement puni.» La servante? on la plaignait. Denise, qui, après avoir déjoué les ruses de la Justice, ne se permit pas aux débats une réponse sans avoir longtemps songé à ce qu’elle devait dire, excita le plus vif intérêt. Elle devint une figure comparable, dans un autre sens, à Jeanie Deans, de qui elle possédait la grâce et la modestie, la religion et la beauté. François Tascheron continua donc d’exciter la curiosité, non-seulement de la ville, mais encore de tout le Département, et quelques femmes romanesques lui accordèrent ouvertement leur admiration. «—S’il y a là-dedans quelque amour pour une femme placée au-dessus de lui, certes cet homme n’est pas un homme ordinaire, disaient-elles. Vous verrez qu’il mourra bien!» Cette question: Parlera-t-il? ne parlera-t-il pas? engendra des paris. Depuis l’accès de rage par lequel il accueillit sa condamnation, et qui eût pu être fatal à quelques personnes de la Cour ou de l’auditoire sans la présence des gendarmes, le criminel menaça tous ceux qui l’approchèrent indistinctement, et avec la rage d’une bête féroce; le geôlier fut forcé de lui mettre la camisole, autant pour l’empêcher d’attenter à sa vie que pour éviter les effets de sa furie. Une fois maintenu par ce moyen victorieux de toute espèce de violences, Tascheron exhala son désespoir en mouvements convulsifs qui épouvantaient ses gardiens, en paroles, en regards qu’au moyen-âge on eût attribués à la possession. Il était si jeune, que les femmes s’apitoyèrent sur cette vie pleine d’amour qui allait être tranchée. Le Dernier jour d’un Condamné, sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine de mort, ce grand soutien des sociétés, et qui avait paru depuis peu, comme exprès pour la circonstance, fut à l’ordre du jour dans toutes les conversations. Enfin, qui ne se montrait du doigt l’invisible inconnue, debout, les pieds dans le sang, élevée sur les planches des Assises comme sur un piédestal, déchirée par d’horribles douleurs, et condamnée au calme le plus parfait dans son ménage. On admirait presque cette Médée limousine, à blanche poitrine doublée d’un cœur d’acier, au front impénétrable. Peut-être était-elle, chez celui-ci ou chez celui-là, sœur ou cousine, ou femme ou fille d’un tel ou d’une telle. Quelle frayeur au sein des familles! Suivant un mot sublime de Napoléon, c’est surtout dans le domaine de l’imagination que la puissance de l’inconnu est incommensurable.

Quant aux cent mille francs volés aux sieur et dame des Vanneaulx, et qu’aucune recherche de police n’avait su retrouver, le silence constant du criminel fut une étrange défaite pour le Parquet. Monsieur de Grandville, qui remplaçait le Procureur-général alors à la Chambre des Députés, essaya le moyen vulgaire de laisser croire à une commutation de peine en cas d’aveux; mais quand il se montra, le condamné l’accueillit par des redoublements de cris furieux, de contorsions épileptiques, et lui lança des regards pleins de rage où éclatait le regret de ne pouvoir donner la mort. La Justice ne compta plus que sur l’assistance de l’Église au dernier moment. Les des Vanneaulx étaient allés maintes fois chez l’abbé Pascal, l’aumônier de la prison. Cet abbé ne manquait pas du talent particulier nécessaire pour se faire écouter des prisonniers, il affronta religieusement les transports de Tascheron, il essaya de lancer quelques paroles à travers les orages de cette puissante nature en convulsion. Mais la lutte de cette paternité spirituelle avec l’ouragan de ces passions déchaînées, abattit et lassa le pauvre abbé Pascal. «—Cet homme a trouvé son paradis ici-bas,» disait ce vieillard d’une voix douce. La petite madame des Vanneaulx consulta ses amies pour savoir si elle devait hasarder une démarche auprès du criminel. Le sieur des Vanneaulx parla de transactions. Dans son désespoir, il alla proposer à monsieur de Grandville de demander la grâce de l’assassin de son oncle, si cet assassin restituait les cent mille francs. L’Avocat-général répondit que la majesté royale ne descendait point à de tels compromis. Les des Vanneaulx se tournèrent vers l’avocat de Tascheron, auquel ils offrirent dix pour cent de la somme s’il parvenait à la faire recouvrer. L’avocat était le seul homme à la vue duquel Tascheron ne s’emportait pas; les héritiers l’autorisèrent à offrir dix autres pour cent au criminel, et dont il disposerait en faveur de sa famille. Malgré les incisions que ces castors pratiquaient sur leur héritage et malgré son éloquence, l’avocat ne put rien obtenir de son client. Les des Vanneaulx furieux maudirent et anathématisèrent le condamné. «—Non-seulement il est assassin, mais il est encore sans délicatesse! s’écria sérieusement des Vanneaulx sans connaître la fameuse complainte Fualdès, en apprenant l’insuccès de l’abbé Pascal et voyant tout perdu par le rejet probable du pourvoi en cassation. A quoi lui servira notre fortune, là où il va? Un assassinat, cela se conçoit, mais un vol inutile est inconcevable. Dans quel temps vivons-nous, pour que des gens de la société s’intéressent à un pareil brigand? il n’a rien pour lui. —Il a peu d’honneur, disait madame des Vanneaulx. —Cependant si la restitution compromet sa bonne amie? disait une vieille fille. —Nous lui garderions le secret, s’écriait le sieur des Vanneaulx. —Vous seriez coupable de non-révélation, répondait un avocat. —Oh! le gueux! fut la conclusion du sieur des Vanneaulx.

Une des femmes de la société de madame Graslin, qui lui rapportait en riant les discussions des des Vanneaulx, femme très-spirituelle, une de celles qui rêvent le beau idéal et veulent que tout soit complet, regrettait la fureur du condamné; elle l’aurait voulu froid, calme et digne. «—Ne voyez-vous pas, lui dit Véronique, qu’il écarte ainsi les séductions et déjoue les tentatives, il s’est fait bête féroce par calcul. —D’ailleurs, ce n’est pas un homme comme il faut, reprit la Parisienne exilée, c’est un ouvrier. —Un homme comme il faut en eût bientôt fini avec l’inconnue!» répondit madame Graslin.

Ces événements, pressés, tordus dans les salons, dans les ménages, commentés de mille manières, épluchés par les plus habiles langues de la ville, donnèrent un cruel intérêt à l’exécution du criminel, dont le pourvoi fut, deux mois après, rejeté par la Cour suprême. Quelle serait à ses derniers moments l’attitude du criminel, qui se vantait de rendre son supplice impossible en annonçant une défense désespérée? Parlerait-il? se démentirait-il? qui gagnerait le pari? Irez-vous? n’irez-vous pas? comment y aller? La disposition des localités, qui épargne aux criminels les angoisses d’un long trajet, restreint à Limoges le nombre des spectateurs élégants. Le Palais-de-Justice où est la prison occupe l’angle de la rue du Palais et de la rue du Pont-Hérisson. La rue du Palais est continuée en droite ligne par la courte rue de Monte-à-Regret qui conduit à la place d’Aîne ou des Arènes où se font les exécutions, et qui sans doute doit son nom à cette circonstance. Il y a donc peu de chemin, conséquemment peu de maisons, peu de fenêtres. Quelle personne de la société voudrait d’ailleurs se mêler à la foule populaire qui remplirait la place? Mais cette exécution, de jour en jour attendue, fut de jour en jour remise, au grand étonnement de la ville, et voici pourquoi. La pieuse résignation des grands scélérats qui marchent à la mort est un des triomphes que se réserve l’Église, et qui manque rarement son effet sur la foule; leur repentir atteste trop la puissance des idées religieuses pour que, tout intérêt chrétien mis à part, bien qu’il soit la principale vue de l’Église, le clergé ne soit pas navré de l’insuccès dans ces éclatantes occasions. En juillet 1829, la circonstance fut aggravée par l’esprit de parti qui envenimait les plus petits détails de la vie politique. Le parti libéral se réjouissait de voir échouer dans une scène si publique le parti-Prêtre, expression inventée par Montlosier, royaliste passé aux constitutionnels et entraîné par eux au delà de ses intentions. Les partis commettent en masse des actions infâmes qui couvriraient un homme d’opprobre; aussi, quand un homme les résume aux yeux de la foule, devient-il Robespierre, Jeffries, Laubardemont, espèces d’autels expiatoires où tous les complices attachent des ex voto secrets. D’accord avec l’Évêché, le parquet retarda l’exécution, autant dans l’espérance de savoir ce que la Justice ignorait du crime, que pour laisser la Religion triompher en cette circonstance. Cependant le pouvoir du Parquet n’était pas sans limites, et l’arrêt devait tôt ou tard s’exécuter. Les mêmes Libéraux qui, par opposition, considéraient Tascheron comme innocent et qui avaient tenté de battre en brèche l’arrêt de la Justice, murmuraient alors de ce que cet arrêt ne recevait pas son exécution. L’Opposition, quand elle est systématique, arrive à de semblables non-sens; car il ne s’agit pas pour elle d’avoir raison, mais de toujours fronder le pouvoir. Le Parquet eut donc, vers les premiers jours d’août, la main forcée par cette rumeur si souvent stupide, appelée l’Opinion publique. L’exécution fut annoncée. Dans cette extrémité, l’abbé Dutheil prit sur lui de proposer à l’Évêque un dernier parti dont la réussite devait avoir pour effet d’introduire dans ce drame judiciaire le personnage extraordinaire qui servit de lien à tous les autres, qui se trouve la plus grande de toutes les figures de cette Scène, et qui, par des voies familières à la Providence, devait amener madame Graslin sur le théâtre où ses vertus brillèrent du plus vif éclat, où elle se montra bienfaitrice sublime et chrétienne angélique.

Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline qui borde la Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortes murailles couronnées de balustrades, descendent par étages en obéissant aux chutes naturelles du terrain. L’élévation de cette colline est telle, que, sur la rive opposée, le faubourg Saint-Étienne semble couché au pied de la dernière terrasse. De là, selon la direction que prennent les promeneurs, la rivière se découvre, soit en enfilade, soit en travers, au milieu d’un riche panorama. Vers l’ouest, après les jardins de l’évêché, la Vienne se jette sur la ville par une élégante courbure que borde le faubourg Saint-Martial. Au delà de ce faubourg, à une faible distance, est une jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau, dont les massifs se voient des terrasses les plus avancées, et qui, par un effet de la perspective, se marient aux clochers du faubourg. En face du Cluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et de peupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nommée l’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des collines en amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité du bâtiment font de ce palais le monument le plus remarquable de cette ville où les constructions ne brillent ni par le choix des matériaux ni par l’architecture. Familiarisé depuis long-temps avec les aspects qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseurs de Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner de monsieur de Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faire attention aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintes violâtres que le couchant jetait sur les vieilles murailles et sur les balustrades des rampes, sur les maisons du faubourg et sur les eaux de la rivière. Il cherchait l’Évêque, alors assis à l’angle de sa dernière terrasse sous un berceau de vigne, où il était venu prendre son dessert en s’abandonnant aux charmes de la soirée. Les peupliers de l’île semblaient en ce moment diviser les eaux avec les ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies, auxquelles le soleil donnait l’apparence d’un feuillage d’or. Les lueurs du couchant diversement réfléchies par les masses de différents verts produisaient un magnifique mélange de tons pleins de mélancolie. Au fond de cette vallée, une nappe de bouillons pailletés frissonnait dans la Vienne sous la légère brise du soir, et faisait ressortir les plans bruns que présentaient les toits du faubourg Saint-Étienne. Les clochers et les faîtes du faubourg Saint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient aux pampres des treilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachée dans l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, tout contribuait à plonger le prélat dans la quiétude exigée par tous les auteurs qui ont écrit sur la digestion; ses yeux étaient machinalement attachés sur la rive droite de la rivière, à l’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint-Étienne, les murs du clos où le double meurtre du vieux Pingret et de sa servante avait été commis; mais quand sa petite félicité du moment fut troublée par les difficultés que ses Grands-vicaires lui rappelèrent, ses regards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtres attribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire le prélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alors cherché par les Vanneaulx et par la Justice.

—Monseigneur, dit l’abbé de Grancour en abordant l’évêque, tout est inutile, et nous aurons la douleur de voir mourir ce malheureux Tascheron en impie, il vociférera les plus horribles imprécations contre la religion, il accablera d’injures le pauvre abbé Pascal, il crachera sur le crucifix, il reniera tout, même l’enfer.

—Il épouvantera le peuple, dit l’abbé Dutheil. Ce grand scandale et l’horreur qu’il inspirera cacheront notre défaite et notre impuissance. Aussi disais-je en venant, à monsieur de Grancour, que ce spectacle rejettera plus d’un pécheur dans le sein de l’Église.

Troublé par ces paroles, l’évêque posa sur une table de bois rustique la grappe de raisin où il picorait et s’essuya les doigts en faisant signe de s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.

—L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.

—Il est malade de sa dernière scène à la prison, dit l’abbé de Grancour. Sans son indisposition, nous l’eussions amené pour expliquer les difficultés qui rendent impossibles toutes les tentatives que monseigneur ordonnerait de faire.

—Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôt qu’il aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’on veut lui faire entendre, dit un jeune prêtre assis auprès de l’Évêque.

Ce jeune homme doué d’une charmante physionomie tenait son bras droit accoudé sur la table, sa main blanche tombait nonchalamment sur les grappes de raisin parmi lesquelles il choisissait les grains les plus roux, avec l’aisance et la familiarité d’un commensal ou d’un favori. A la fois commensal et favori du prélat, ce jeune homme était le frère cadet du baron de Rastignac, que des liens de famille et d’affection attachaient à l’évêque de Limoges. Au fait des raisons de fortune qui vouaient ce jeune homme à l’Église, l’Évêque l’avait pris comme secrétaire particulier, pour lui donner le temps d’attendre une occasion d’avancement. L’abbé Gabriel portait un nom qui le destinait aux plus hautes dignités de l’Église.

—Y es-tu donc allé, mon fils? lui dit l’évêque.

—Oui, monseigneur, dès que je me suis montré, ce malheureux a vomi contre vous et moi les plus dégoûtantes injures, il se conduit de manière à rendre impossible la présence d’un prêtre auprès de lui. Monseigneur veut-il me permettre de lui donner un conseil?

—Écoutons la sagesse que Dieu met quelquefois dans la bouche des enfants, dit l’Évêque en souriant.

—N’a-t-il pas fait parler l’ânesse de Balaam? répondit vivement le jeune abbé de Rastignac.

—Selon certains commentateurs, elle n’a pas trop su ce qu’elle disait, répliqua l’Évêque en riant.

Les deux Grands-vicaires sourirent; d’abord la plaisanterie était de monseigneur, puis elle raillait doucement le jeune abbé que jalousaient les dignitaires et les ambitieux groupés autour du prélat.

—Mon avis, dit le jeune abbé, serait de prier monsieur de Grandville de surseoir encore à l’exécution. Quand le condamné saura qu’il doit quelques jours de retard à notre intercession, il feindra peut-être de nous écouter, et s’il nous écoute...

—Il persistera dans sa conduite en voyant les bénéfices qu’elle lui donne, dit l’Évêque en interrompant son favori. Messieurs, reprit-il après un moment de silence, la ville connaît-elle ces détails?

—Quelle est la maison où l’on n’en parle pas? dit l’abbé de Grancour. L’état où son dernier effort a mis le bon abbé Pascal est en ce moment le sujet de toutes les conversations.

—Quand Tascheron doit-il être exécuté? demanda l’Évêque.

—Demain, jour de marché, répondit monsieur de Grancour.

—Messieurs, la religion ne saurait avoir le dessous, s’écria l’Évêque. Plus l’attention est excitée par cette affaire, plus je tiens à obtenir un triomphe éclatant. L’Église se trouve en des conjonctures difficiles. Nous sommes obligés à faire des miracles dans une ville industrielle où l’esprit de sédition contre les doctrines religieuses et monarchiques a poussé des racines profondes, où le système d’examen né du protestantisme et qui s’appelle aujourd’hui libéralisme, quitte à prendre demain un autre nom, s’étend à toutes choses. Allez, messieurs, chez monsieur de Grandville, il est tout à nous, dites-lui que nous réclamons un sursis de quelques jours. J’irai voir ce malheureux.

—Vous! monseigneur, dit l’abbé de Rastignac. Si vous échouez, n’aurez-vous pas compromis trop de choses. Vous ne devez y aller que sûr du succès.

—Si monseigneur me permet de donner mon opinion, dit l’abbé Dutheil, je crois pouvoir offrir un moyen d’assurer le triomphe de la religion en cette triste circonstance.

Le prélat répondit par un signe d’assentiment un peu froid qui montrait combien le Vicaire-général avait peu de crédit.

—Si quelqu’un peut avoir de l’empire sur cette âme rebelle et la ramener à Dieu, dit l’abbé Dutheil en continuant, c’est le curé du village où il est né, monsieur Bonnet.

—Un de vos protégés, dit l’Évêque.

—Monseigneur, monsieur le curé Bonnet est un de ces hommes qui se protégent eux-mêmes et par leurs vertus militantes et par leurs travaux évangéliques.

Cette réponse si modeste et si simple fut accueillie par un silence qui eût gêné tout autre que l’abbé Dutheil; elle parlait des gens méconnus, et les trois prêtres voulurent y voir un de ces humbles, mais irréprochables sarcasmes habilement limés qui distinguent les ecclésiastiques habitués, en disant ce qu’ils veulent dire, à observer les règles les plus sévères. Il n’en était rien, l’abbé Dutheil ne songeait jamais à lui.

—J’entends parler de saint Aristide depuis trop de temps, répondit en souriant l’Évêque. Si je laissais cette lumière sous le boisseau, il y aurait de ma part ou injustice ou prévention. Vos Libéraux vantent votre monsieur Bonnet comme s’il appartenait à leur parti, je veux juger moi-même cet apôtre rural. Allez, messieurs, chez le Procureur-général demander de ma part un sursis, j’attendrai sa réponse avant d’envoyer à Montégnac notre cher abbé Gabriel qui nous ramènera ce saint homme. Nous mettrons Sa Béatitude à même de faire des miracles.

En entendant ce propos de prélat gentilhomme, l’abbé Dutheil rougit, mais il ne voulut pas relever ce qu’il offrait de désobligeant pour lui. Les deux Grands-vicaires saluèrent en silence et laissèrent l’Évêque avec son favori.

—Les secrets de la confession que nous sollicitons sont sans doute enterrés là, dit l’Évêque à son jeune abbé en lui montrant les ombres des peupliers qui atteignaient une maison isolée, sise entre l’île et le faubourg Saint-Étienne.

—Je l’ai toujours pensé, répondit Gabriel. Je ne suis pas juge, je ne veux pas être espion; mais si j’eusse été magistrat, je saurais le nom de la femme qui tremble à tout bruit, à toute parole, et dont néanmoins le front doit rester calme et pur, sous peine d’accompagner à l’échafaud le condamné. Elle n’a cependant rien à craindre: j’ai vu l’homme, il emportera dans l’ombre le secret de ses ardentes amours.

—Petit rusé, dit l’Évêque en tortillant l’oreille de son secrétaire et en lui désignant entre l’île et le faubourg Saint-Étienne l’espace qu’une dernière flamme rouge du couchant illuminait et sur lequel les yeux du jeune prêtre étaient fixés. La Justice aurait dû fouiller là, n’est-ce pas?...

—Je suis allé voir ce criminel pour essayer sur lui l’effet de mes soupçons; mais il est gardé par des espions: en parlant haut, j’eusse compromis la personne pour laquelle il meurt.

—Taisons-nous, dit l’Évêque, nous ne sommes pas les hommes de la Justice humaine. C’est assez d’une tête. D’ailleurs, ce secret reviendra tôt ou tard à l’Église.

La perspicacité que l’habitude des méditations donne aux prêtres était bien supérieure à celle du Parquet et de la Police. A force de contempler du haut de leurs terrasses le théâtre du crime, le prélat et son secrétaire avaient, à la vérité, fini par pénétrer des détails encore ignorés, malgré les investigations de l’Instruction, et les débats de la Cour d’assises. Monsieur de Grandville jouait au whist chez madame Graslin, il fallut attendre son retour, sa décision ne fut connue à l’Évêché que vers minuit. L’abbé Gabriel, à qui l’évêque donna sa voiture, partit vers deux heures du matin pour Montégnac. Ce pays, distant d’environ neuf lieues de la ville, est situé dans cette partie du Limousin qui longe les montagnes de la Corrèze et avoisine la Creuse. Le jeune abbé laissa donc Limoges en proie à toutes les passions soulevées par le spectacle promis pour le lendemain, et qui devait encore manquer.

CHAPITRE III.
LE CURÉ DE MONTÉGNAC.

Les prêtres et les dévots ont une tendance à observer, en fait d’intérêt, les rigueurs légales. Est-ce pauvreté? est-ce un effet de l’égoïsme auquel les condamne leur isolement et qui favorise en eux la pente de l’homme à l’avarice? est-ce un calcul de la parcimonie commandée par l’exercice de la Charité? Chaque caractère offre une explication différente. Cachée souvent sous une bonhomie gracieuse, souvent aussi sans détours, cette difficulté de fouiller à sa poche se trahit surtout en voyage. Gabriel de Rastignac, le plus joli jeune homme que depuis longtemps les autels eussent vu s’incliner sous leurs tabernacles, ne donnait que trente sous de pourboire aux postillons, il allait donc lentement. Les postillons mènent fort respectueusement les évêques qui ne font que doubler le salaire accordé par l’ordonnance, mais ils ne causent aucun dommage à la voiture épiscopale de peur d’encourir quelque disgrâce. L’abbé Gabriel, qui voyageait seul pour la première fois, disait d’une voix douce à chaque relais: «—Allez donc plus vite, messieurs les postillons. —Nous ne jouons du fouet, lui répondit un vieux postillon, que si les voyageurs jouent du pouce!» Le jeune abbé s’enfonça dans le coin de la voiture sans pouvoir s’expliquer cette réponse. Pour se distraire, il étudia le pays qu’il traversait, et fit à pied plusieurs des côtes sur lesquelles serpente la route de Bordeaux à Lyon.

A cinq lieues au delà de Limoges, après les gracieux versants de la Vienne et les jolies prairies en pente du Limousin qui rappellent la Suisse en quelques endroits, et particulièrement à Saint-Léonard, le pays prend un aspect triste et mélancolique. Il se trouve alors de vastes plaines incultes, des steppes sans herbe ni chevaux, mais bordés à l’horizon par les hauteurs de la Corrèze. Ces montagnes n’offrent aux yeux du voyageur ni l’élévation à pied droit des Alpes et leurs sublimes déchirures, ni les gorges chaudes et les cimes désolées de l’Apennin, ni le grandiose des Pyrénées; leurs ondulations, dues au mouvement des eaux, accusent l’apaisement de la grande catastrophe et le calme avec lequel les masses fluides se sont retirées. Cette physionomie, commune à la plupart des mouvements de terrain en France, a peut-être contribué autant que le climat à lui mériter le nom de douce que l’Europe lui a confirmé. Si cette plate transition, entre les paysages du Limousin, ceux de la Marche et ceux de l’Auvergne, présente au penseur et au poëte qui passent les images de l’infini, l’effroi de quelques âmes; si elle pousse à la rêverie la femme qui s’ennuie en voiture; pour l’habitant, cette nature est âpre, sauvage et sans ressources. Le sol de ces grandes plaines grises est ingrat. Le voisinage d’une capitale pourrait seul y renouveler le miracle qui s’est opéré dans la Brie pendant les deux derniers siècles. Mais là, manquent ces grandes résidences qui parfois vivifient ces déserts où l’agronome voit des lacunes, où la civilisation gémit, où le touriste ne trouve ni auberge ni ce qui le charme, le pittoresque. Les esprits élevés ne haïssent pas ces landes, ombres nécessaires dans le vaste tableau de la Nature. Récemment Cooper, ce talent si mélancolique, a magnifiquement développé la poésie de ces solitudes dans la Prairie. Ces espaces oubliés par la génération botanique, et que couvrent d’infertiles débris minéraux, des cailloux roulés, des terres mortes, sont des défis portés à la Civilisation. La France doit accepter la solution de ces difficultés, comme les Anglais celles offertes par l’Écosse où leur patiente, leur héroïque agriculture a changé les plus arides bruyères en fermes productives. Laissées à leur sauvage et primitif état, ces jachères sociales engendrent le découragement, la paresse, la faiblesse par défaut de nourriture, et le crime quand les besoins parlent trop haut. Ce peu de mots est l’histoire ancienne de Montégnac. Que faire dans une vaste friche négligée par l’Administration, abandonnée par la Noblesse, maudite par l’Industrie? la guerre à la société qui méconnaît ses devoirs. Aussi les habitants de Montégnac subsistaient-ils autrefois par le vol et par l’assassinat, comme jadis les Écossais des hautes terres. A l’aspect du pays, un penseur conçoit bien comment, vingt ans auparavant, les habitants de ce village étaient en guerre avec la Société. Ce grand plateau, taillé d’un côté par la vallée de la Vienne, de l’autre par les jolis vallons de la Marche, puis par l’Auvergne et barré par les monts corréziens, ressemble, agriculture à part, au plateau de la Beauce qui sépare le bassin de la Loire du bassin de la Seine, à ceux de la Touraine et du Berry, à tant d’autres qui sont comme des facettes à la surface de la France, et assez nombreuses pour occuper les méditations des plus grands administrateurs. Il est inouï qu’on se plaigne de l’ascension constante des masses populaires vers les hauteurs sociales, et qu’un gouvernement n’y trouve pas de remède, dans un pays où la Statistique accuse plusieurs millions d’hectares en jachère dont certaines parties offrent, comme en Berry, sept ou huit pieds d’humus. Beaucoup de ces terrains, qui nourriraient des villages entiers, qui produiraient immensément, appartiennent à des Communes rétives, lesquelles refusent de les vendre aux spéculateurs pour conserver le droit d’y faire paître une centaine de vaches. Sur tous ces terrains sans destination, est écrit le mot incapacité. Toute terre a quelque fertilité spéciale. Ce n’est ni les bras, ni les volontés qui manquent, mais la conscience et le talent administratifs. En France, jusqu’à présent, ces plateaux ont été sacrifiés aux vallées, le gouvernement a donné ses secours, a porté ses soins là où les intérêts se protégeaient d’eux-mêmes. La plupart de ces malheureuses solitudes manquent d’eau, premier principe de toute production. Les brouillards qui pouvaient féconder ces terres grises et mortes en y déchargeant leurs oxydes, les rasent rapidement, emportés par le vent, faute d’arbres qui, partout ailleurs, les arrêtent et y pompent des substances nourricières. Sur plusieurs points semblables, planter, ce serait évangéliser. Séparés de la grande ville la plus proche par une distance infranchissable pour des gens pauvres, et qui mettait un désert entre elle et eux, n’ayant aucun débouché pour leurs produits s’ils eussent produit quelque chose, jetés auprès d’une forêt inexploitée qui leur donnait du bois et l’incertaine nourriture du braconnage, les habitants étaient talonnés par la faim pendant l’hiver. Les terres n’offrant pas le fond nécessaire à la culture du blé, les malheureux n’avaient ni bestiaux, ni ustensiles aratoires, ils vivaient de châtaignes. Enfin, ceux qui, en embrassant dans un muséum l’ensemble des productions zoologiques, ont subi l’indicible mélancolie que cause l’aspect des couleurs brunes qui marquent les produits de l’Europe, comprendront peut-être combien la vue de ces plaines grisâtres doit influer sur les dispositions morales par la désolante pensée de l’infécondité qu’elles présentent incessamment. Il n’y a là ni fraîcheur, ni ombrage, ni contraste, aucune des idées, aucun des spectacles qui réjouissent le cœur. On y embrasserait un méchant pommier rabougri comme un ami.

Une route départementale, récemment faite, enfilait cette plaine à un point de bifurcation sur la grande route. Après quelques lieues, se trouvait au pied d’une colline, comme son nom l’indiquait, Montégnac, chef-lieu d’un canton où commence un des arrondissements de la Haute-Vienne. La colline dépend de Montégnac qui réunit dans sa circonscription la nature montagnarde et la nature des plaines. Cette Commune est une petite Écosse avec ses basses et ses hautes terres. Derrière la colline, au pied de laquelle gît le bourg, s’élève à une lieue environ un premier pic de la chaîne corrézienne. Dans cet espace s’étale la grande forêt dite de Montégnac, qui prend à la colline de Montégnac, la descend, remplit les vallons et les coteaux arides, pelés par grandes places, embrasse le pic et arrive jusqu’à la route d’Aubusson par une langue dont la pointe meurt sur un escarpement de ce chemin. L’escarpement domine une gorge par où passe la grande route de Bordeaux à Lyon. Souvent les voitures, les voyageurs, les piétons avaient été arrêtés au fond de cette gorge dangereuse par des voleurs dont les coups de main demeuraient impunis: le site les favorisait, ils gagnaient, par des sentiers à eux connus, les parties inaccessibles de la forêt. Un pareil pays offrait peu de prise aux investigations de la Justice. Personne n’y passait. Sans circulation, il ne saurait exister ni commerce, ni industrie, ni échange d’idées, aucune espèce de richesse: les merveilles physiques de la civilisation sont toujours le résultat d’idées primitives appliquées. La pensée est constamment le point de départ et le point d’arrivée de toute société. L’histoire de Montégnac est une preuve de cet axiome de science sociale. Quand l’administration put s’occuper des besoins urgents et matériels du pays, elle rasa cette langue de forêt, y mit un poste de gendarmerie qui accompagna la correspondance sur les deux relais; mais, à la honte de la gendarmerie, ce fut la parole et non le glaive, le curé Bonnet et non le brigadier Chervin qui gagna cette bataille civile, en changeant le moral de la population. Ce curé, saisi pour ce pauvre pays d’une tendresse religieuse, tenta de le régénérer, et parvint à son but.

Après avoir voyagé durant une heure dans ces plaines, alternativement caillouteuses et poudreuses, où les perdrix allaient en paix par compagnies, et faisaient entendre le bruit sourd et pesant de leurs ailes en s’envolant à l’approche de la voiture, l’abbé Gabriel, comme tous les voyageurs qui ont passé par là, vit poindre avec un certain plaisir les toits du bourg. A l’entrée de Montégnac est un de ces curieux relais de poste qui ne se voient qu’en France. Son indication consiste en une planche de chêne sur laquelle un prétentieux postillon a gravé ces mots: Pauste o chevos, noircis à l’encre, et attachée par quatre clous au-dessus d’une misérable écurie sans aucun cheval. La porte, presque toujours ouverte, a pour seuil une planche enfoncée sur champ, pour garantir des inondations pluviales le sol de l’écurie, plus bas que celui du chemin. Le désolé voyageur aperçoit des harnais blancs, usés, raccommodés, près de céder au premier effort des chevaux. Les chevaux sont au labour, au pré, toujours ailleurs que dans l’écurie. Si par hasard ils sont dans l’écurie, ils mangent; s’ils ont mangé, le postillon est chez sa tante ou chez sa cousine, il rentre des foins ou il dort; personne ne sait où il est, il faut attendre qu’on soit allé le chercher, il ne vient qu’après avoir fini sa besogne; quand il est arrivé, il se passe un temps infini avant qu’il n’ait trouvé une veste, son fouet, ou bricolé ses chevaux. Sur le pas de la maison, une bonne grosse femme s’impatiente plus que le voyageur, et, pour l’empêcher d’éclater, se donne plus de mouvement que ne s’en donneront les chevaux. Elle vous représente la maîtresse de poste dont le mari est aux champs. Le favori de monseigneur laissa sa voiture devant une écurie de ce genre, dont les murs ressemblaient à une carte de géographie, et dont la toiture en chaume, fleurie comme un parterre, cédait sous le poids des joubarbes. Après avoir prié la maîtresse de tout préparer pour son départ qui aurait lieu dans une heure, il demanda le chemin du presbytère; la bonne femme lui montra entre deux maisons une ruelle qui menait à l’église, le presbytère était auprès.

Pendant que le jeune abbé montait ce sentier plein de pierres et encaissé par des haies, la maîtresse de poste questionnait le postillon. Depuis Limoges, chaque postillon arrivant avait dit à son confrère partant les conjectures de l’Évêché promulguées par le postillon de la capitale. Ainsi, tandis qu’à Limoges les habitants se levaient en s’entretenant de l’exécution de l’assassin du père Pingret, sur toute la route, les gens de la campagne annonçaient la grâce de l’innocent obtenue par l’Évêque, et jasaient sur les prétendues erreurs de la justice humaine. Quand plus tard Jean-François serait exécuté, peut-être devait-il être regardé comme un martyr.

Après avoir fait quelques pas en gravissant ce sentier rougi par les feuilles de l’automne, noirs de mûrons et de prunelles, l’abbé Gabriel se retourna par le mouvement machinal qui nous porte tous à prendre connaissance des lieux où nous allons pour la première fois, espèce de curiosité physique innée que partagent les chevaux et les chiens. La situation de Montégnac lui fut expliquée par quelques sources qu’épanche la colline et par une petite rivière le long de laquelle passe la route départementale qui lie le chef-lieu de l’Arrondissement à la Préfecture. Comme tous les villages de ce plateau, Montégnac est bâti en terre séchée au soleil, et façonnée en carrés égaux. Après un incendie, une habitation peut se trouver construite en briques. Les toits sont en chaume. Tout y annonçait alors l’indigence. En avant de Montégnac, s’étendaient plusieurs champs de seigle, de raves et de pommes de terre, conquis sur la plaine. Au penchant de la colline, il vit quelques prairies à irrigations où l’on élève ces célèbres chevaux limousins, qui furent, dit-on, un legs des Arabes quand ils descendirent des Pyrénées en France, pour expirer entre Poitiers et Tours sous la hache des Francs que commandait Charles Martel. L’aspect des hauteurs avait de la sécheresse. Des places brûlées, rougeâtres, ardentes indiquaient la terre aride où se plaît le châtaignier. Les eaux, soigneusement appliquées aux irrigations, ne vivifiaient que les prairies bordées de châtaigniers, entourées de haies où croissait cette herbe fine et rare, courte et quasi-sucrée qui produit cette race de chevaux fiers et délicats, sans grande résistance à la fatigue, mais brillants, excellents aux lieux où ils naissent, et sujets à changer par leur transplantation. Quelques mûriers récemment apportés indiquaient l’intention de cultiver la soie. Comme la plupart des villages du monde, Montégnac n’avait qu’une seule rue, par où passait la route. Mais il y avait un haut et un bas Montégnac, divisés chacun par des ruelles tombant à angle droit sur la rue. Une rangée de maisons assises sur la croupe de la colline, présentait le gai spectacle de jardins étagés; leur entrée sur la rue nécessitait plusieurs degrés; les unes avaient leurs escaliers en terre, d’autres en cailloux, et, de ci de là, quelques vieilles femmes, assises, filant ou gardant les enfants, animaient la scène, entretenaient la conversation entre le haut et le bas Montégnac en se parlant à travers la rue ordinairement paisible, et se renvoyaient assez rapidement les nouvelles d’un bout à l’autre du bourg. Les jardins, pleins d’arbres fruitiers, de choux, d’oignons, de légumes, avaient tous des ruches le long de leurs terrasses. Puis une autre rangée de maisons à jardins inclinés sur la rivière, dont le cours était marqué par de magnifiques chènevières et par ceux d’entre les arbres fruitiers qui aiment les terres humides, s’étendait parallèlement; quelques-unes, comme celle de la poste, se trouvaient dans un creux et favorisaient ainsi l’industrie de quelques tisserands; presque toutes étaient ombragées par des noyers, l’arbre des terres fortes. De ce côté, dans le bout opposé à celui de la grande plaine, était une habitation plus vaste et plus soignée que les autres, autour de laquelle se groupaient d’autres maisons également bien tenues. Ce hameau, séparé du bourg par ses jardins, s’appelait déjà Les Tascherons, nom qu’il conserve aujourd’hui. La Commune était peu de chose par elle-même; mais il en dépendait une trentaine de métairies éparses. Dans la vallée, vers la rivière, quelques traînes semblables à celles de la Marche et du Berry, indiquaient les cours d’eau, dessinaient leurs franges vertes autour de cette commune, jetée là comme un vaisseau en pleine mer. Quand une maison, une terre, un village, un pays, ont passé d’un état déplorable à un état satisfaisant, sans être encore ni splendide ni même riche, la vie semble si naturelle aux êtres vivants, qu’au premier abord, le spectateur ne peut jamais deviner les efforts immenses, infinis de petitesse, grandioses de persistance, le travail enterré dans les fondations, les labours oubliés sur lesquels reposent les premiers changements. Aussi ce spectacle ne parut-il pas extraordinaire au jeune abbé quand il embrassa par un coup d’œil ce gracieux paysage. Il ignorait l’état de ce pays avant l’arrivée du curé Bonnet. Il fit quelques pas de plus en montant le sentier, et revit bientôt, à une centaine de toises au-dessus des jardins dépendant des maisons du Haut-Montégnac, l’église et le presbytère, qu’il avait aperçus les premiers de loin, confusément mêlés aux ruines imposantes et enveloppées par des plantes grimpantes du vieux castel de Montégnac, une des résidences de la maison de Navarreins au douzième siècle. Le presbytère, maison sans doute primitivement bâtie pour un garde principal ou pour un intendant, s’annonçait par une longue et haute terrasse plantée de tilleuls, d’où la vue planait sur le pays. L’escalier de cette terrasse et les murs qui la soutenaient étaient d’une ancienneté constatée par les ravages du temps. Les pierres de l’escalier, déplacées par la force imperceptible mais continue de la végétation, laissaient passer de hautes herbes et des plantes sauvages. La mousse plate qui s’attache aux pierres avait appliqué son tapis vert dragon sur la hauteur de chaque marche. Les nombreuses familles des pariétaires, la camomille, les cheveux de Vénus sortaient par touffes abondantes et variées entre les barbacanes de la muraille, lézardée malgré son épaisseur. La botanique y avait jeté la plus élégante tapisserie de fougères découpées, de gueules-de-loup violacées à pistils d’or, de vipérines bleues, de cryptogames bruns, si bien que la pierre semblait être un accessoire, et trouait cette fraîche tapisserie à de rares intervalles. Sur cette terrasse, le buis dessinait les figures géométriques d’un jardin d’agrément, encadré par la maison du curé, au-dessus de laquelle le roc formait une marge blanchâtre ornée d’arbres souffrants, et penchés comme un plumage. Les ruines du château dominaient et cette maison et l’église. Ce presbytère, construit en cailloux et en mortier, avait un étage surmonté d’un énorme toit en pente à deux pignons, sous lequel s’étendaient des greniers sans doute vides, vu le délabrement des lucarnes. Le rez-de-chaussée se composait de deux chambres séparées par un corridor, au fond duquel était un escalier de bois par lequel on montait au premier étage, également composé de deux chambres. Une petite cuisine était adossée à ce bâtiment du côté de la cour où se voyaient une écurie et une étable parfaitement désertes, inutiles, abandonnées. Le jardin potager séparait la maison de l’église. Une galerie en ruine allait du presbytère à la sacristie. Quand le jeune abbé vit les quatre croisées à vitrages en plomb, les murs bruns et moussus, la porte de ce presbytère en bois brut fendillé comme un paquet d’allumettes, loin d’être saisi par l’adorable naïveté de ces détails, par la grâce des végétations qui garnissaient les toits, les appuis en bois pourri des fenêtres, et les lézardes d’où s’échappaient de folles plantes grimpantes, par les cordons de vignes dont les pampres vrillés et les grappillons entraient par les fenêtres comme pour y apporter de riantes idées, il se trouva très-heureux d’être évêque en perspective, plutôt que curé de village. Cette maison toujours ouverte semblait appartenir à tous. L’abbé Gabriel entra dans la salle qui communiquait avec la cuisine, et y vit un pauvre mobilier: une table à quatre colonnes torses en vieux chêne, un fauteuil en tapisserie, des chaises tout en bois, un vieux bahut pour buffet. Personne dans la cuisine, excepté un chat qui révélait une femme au logis. L’autre pièce servait de salon. En y jetant un coup d’œil, le jeune prêtre aperçut des fauteuils en bois naturel et couverts en tapisserie. La boiserie et les solives du plafond étaient en châtaignier et d’un noir d’ébène. Il y avait une horloge dans une caisse verte à fleurs peintes, une table ornée d’un tapis vert usé, quelques chaises, et sur la cheminée deux flambeaux entre lesquels était un enfant Jésus en cire, sous sa cage de verre. La cheminée, revêtue de bois à moulures grossières, était cachée par un devant en papier dont le sujet représentait le bon Pasteur avec sa brebis sur l’épaule, sans doute le cadeau par lequel la fille du maire ou du juge de paix avait voulu reconnaître les soins donnés à son éducation. Le piteux état de la maison faisait peine à voir: les murs, jadis blanchis à la chaux étaient décolorés par places, teints à hauteur d’homme par des frottements; l’escalier à gros balustres et à marches en bois, quoique proprement tenu, paraissait devoir trembler sous le pied. Au fond, en face de la porte d’entrée, une autre porte ouverte donnant sur le jardin potager permit à l’abbé de Rastignac de mesurer le peu de largeur de ce jardin, encaissé comme par un mur de fortification taillé dans la pierre blanchâtre et friable de la montagne que tapissaient de riches espaliers, de longues treilles mal entretenues, et dont toutes les feuilles étaient dévorées de lèpre. Il revint sur ses pas, se promena dans les allées du premier jardin d’où se découvrit à ses yeux, par-dessus le village, le magnifique spectacle de la vallée, véritable oasis située au bord des vastes plaines qui, voilées par les légères brumes du matin, ressemblaient à une mer calme. En arrière, on apercevait d’un côté les vastes repoussoirs de la forêt bronzée, et de l’autre, l’église, les ruines du château perchées sur le roc, mais qui se détachaient vivement sur le bleu de l’Ether. En faisant crier sous ses pas le sable des petites allées en étoile, en rond, en losange, l’abbé Gabriel regarda tour à tour le village où les habitants réunis par groupes l’examinaient déjà, puis cette vallée fraîche avec ses chemins épineux, sa rivière bordée de saules si bien opposée à l’infini des plaines; il fut alors saisi par des sensations qui changèrent la nature de ses idées, il admira le calme de ces lieux, il fut soumis à l’influence de cet air pur, à la paix inspirée par la révélation d’une vie ramenée vers la simplicité biblique; il entrevit confusément les beautés de cette cure où il rentra pour en examiner les détails avec une curiosité sérieuse. Une petite fille, sans doute chargée de garder la maison, mais occupée à picorer dans le jardin, entendit, sur les grands carreaux qui dallaient les deux salles basses, les pas d’un homme chaussé de souliers craquant. Elle vint. Étonnée d’être surprise un fruit à la main, un autre entre les dents, elle ne répondit rien aux questions de ce beau, jeune, mignon abbé. La petite n’avait jamais cru qu’il pût exister un abbé semblable, éclatant de linge en batiste, tiré à quatre épingles, vêtu de beau drap noir, sans une tache ni un pli.

—Monsieur Bonnet, dit-elle enfin, monsieur Bonnet dit la messe, et mademoiselle Ursule est à l’église.

L’abbé Gabriel n’avait pas vu la galerie par laquelle le presbytère communiquait à l’église, il regagna le sentier pour y entrer par la porte principale. Cette espèce de porche en auvent regardait le village, on y parvenait par des degrés en pierres disjointes et usées qui dominaient une place ravinée par les eaux et ornée de ces gros ormes dont la plantation fut ordonnée par le protestant Sully. Cette église, une des plus pauvres églises de France où il y en a de bien pauvres, ressemblait à ces énormes granges qui ont au-dessus de leur porte un toit avancé soutenu par des piliers de bois ou de briques. Bâtie en cailloux et en mortier, comme la maison du curé, flanquée d’un clocher carré sans flèche et couvert en grosses tuiles rondes, cette église avait pour ornements extérieurs les plus riches créations de la Sculpture, mais enrichies de lumière et d’ombres, fouillées, massées et colorées par la Nature qui s’y entend aussi bien que Michel-Ange. Des deux côtés, le lierre embrassait les murailles de ses tiges nerveuses en dessinant à travers son feuillage autant de veines qu’il s’en trouve sur un écorché. Ce manteau, jeté par le Temps pour couvrir les blessures qu’il avait faites, était diapré par les fleurs d’automne nées dans les crevasses, et donnait asile à des oiseaux qui chantaient. La fenêtre en rosace, au-dessus de l’auvent du porche, était enveloppée de campanules bleues comme la première page d’un missel richement peint. Le flanc qui communiquait avec la cure, à l’exposition du nord, était moins fleuri, la muraille s’y voyait grise et rouge par grandes places où s’étalaient des mousses; mais l’autre flanc et le chevet entourés par le cimetière offraient des floraisons abondantes et variées. Quelques arbres, entre autres un amandier, un des emblèmes de l’espérance, s’étaient logés dans les lézardes. Deux pins gigantesques adossés au chevet servaient de paratonnerres. Le cimetière, bordé d’un petit mur en ruine que ses propres décombres maintenaient à hauteur d’appui, avait pour ornement une croix en fer montée sur un socle, garnie de buis bénit à Pâques par une de ces touchantes pensées chrétiennes oubliées dans les villes. Le curé de village est le seul prêtre qui vienne dire à ses morts au jour de la résurrection pascale: —Vous revivrez heureux! Çà et là quelques croix pourries jalonnaient les éminences couvertes d’herbes.

L’intérieur s’harmoniait parfaitement au négligé poétique de cet humble extérieur dont le luxe était fourni par le Temps, charitable une fois. Au dedans, l’œil s’attachait d’abord à la toiture, intérieurement doublée en châtaignier auquel l’âge avait donné les plus riches tons des vieux bois de l’Europe, et que soutenaient, à des distances égales, de nerveux supports appuyés sur des poutres transversales. Les quatre murs blanchis à la chaux n’avaient aucun ornement. La misère rendait cette paroisse iconoclaste sans le savoir. L’église, carrelée et garnie de bancs, était éclairée par quatre croisées latérales en ogive, à vitrages en plomb. L’autel, en forme de tombeau, avait pour ornement un grand crucifix au-dessus d’un tabernacle en noyer décoré de quelques moulures propres et luisantes, huit flambeaux à cierges économiques en bois peint en blanc, puis deux vases en porcelaine pleins de fleurs artificielles, que le portier d’un agent de change aurait rebutés, et desquels Dieu se contentait. La lampe du sanctuaire était une veilleuse placée dans un ancien bénitier portatif en cuivre argenté, suspendu par des cordes en soie qui venaient de quelque château démoli. Les fonts baptismaux étaient en bois comme la chaire et comme une espèce de cage pour les marguilliers, les patriciens du bourg. Un autel de la Vierge offrait à l’admiration publique deux lithographies coloriées, encadrées dans un petit cadre doré. Il était peint en blanc, décoré de fleurs artificielles plantées dans des vases tournés en bois doré, et recouvert par une nappe festonnée de méchantes dentelles rousses. Au fond de l’église, une longue croisée voilée par un grand rideau en calicot rouge, produisait un effet magique. Ce riche manteau de pourpre jetait une teinte rose sur les murs blanchis à la chaux, il semblait qu’une pensée divine rayonnât de l’autel et embrassât cette pauvre nef pour la réchauffer. Le couloir qui conduisait à la sacristie offrait sur une de ses parois le patron du village, un grand saint Jean-Baptiste avec son mouton, sculptés en bois et horriblement peints. Malgré tant de pauvreté, cette église ne manquait pas des douces harmonies qui plaisent aux belles âmes, et que les couleurs mettent si bien en relief. Les riches teintes brunes du bois relevaient admirablement le blanc pur des murailles, et se mariaient sans discordance à la pourpre triomphale jetée sur le chevet. Cette sévère trinité de couleurs rappelait la grande pensée catholique. A l’aspect de cette chétive maison de Dieu, si le premier sentiment était la surprise, il était suivi d’une admiration mêlée de pitié: n’exprimait-elle pas la misère du pays? ne s’accordait-elle pas à la simplicité naïve du presbytère? Elle était d’ailleurs propre et bien tenue. On y respirait comme un parfum de vertus champêtres, rien n’y trahissait l’abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée par la Prière, elle avait une âme, on le sentait sans s’expliquer comment.

L’abbé Gabriel se glissa doucement pour ne point troubler le recueillement de deux groupes placés en haut des bancs, auprès du maître-autel, qui était séparé de la nef à l’endroit où pendait la lampe, par une balustrade assez grossière, toujours en bois de châtaignier, et garnie de la nappe destinée à la communion. De chaque côté de la nef, une vingtaine de paysans et de paysannes, plongés dans la prière la plus fervente, ne firent aucune attention à l’étranger quand il monta le chemin étroit qui divisait les deux rangées de bancs. Arrivé sous la lampe, endroit d’où il pouvait voir les deux petites nefs qui figuraient la croix, et dont l’une conduisait à la sacristie, l’autre au cimetière, l’abbé Gabriel aperçut du côté du cimetière une famille vêtue de noir, et agenouillée sur le carreau; ces deux parties de l’église n’avaient pas de bancs. Le jeune abbé se prosterna sur la marche de la balustrade qui séparait le chœur de la nef, et se mit à prier, en examinant par un regard oblique ce spectacle qui lui fut bientôt expliqué.

L’évangile était dit. Le curé quitta sa chasuble et descendit de l’autel pour venir à la balustrade. Le jeune abbé, qui prévit ce mouvement, s’adossa au mur avant que monsieur Bonnet ne pût le voir. Dix heures sonnaient.

—Mes frères, dit le curé d’une voix émue, en ce moment même, un enfant de cette paroisse va payer sa dette à la justice humaine en subissant le dernier supplice, nous offrons le saint sacrifice de la messe pour le repos de son âme. Unissons nos prières afin d’obtenir de Dieu qu’il n’abandonne pas cet enfant dans ses derniers moments, et que son repentir lui mérite dans le ciel la grâce qui lui a été refusée ici-bas. La perte de ce malheureux, un de ceux sur lesquels nous avions le plus compté pour donner de bons exemples, ne peut être attribuée qu’à la méconnaissance des principes religieux...

Le curé fut interrompu par des sanglots qui partaient du groupe formé par la famille en deuil, et dans lequel le jeune prêtre, à ce surcroît d’affliction, reconnut la famille Tascheron, sans l’avoir jamais vue. D’abord étaient collés contre la muraille deux vieillards au moins septuagénaires, deux figures à rides profondes et immobiles, bistrées comme un bronze florentin. Ces deux personnages, stoïquement debout comme des statues dans leurs vieux vêtements rapetassés, devaient être le grand-père et la grand’mère du condamné. Leurs yeux rougis et vitreux semblaient pleurer du sang, leurs bras tremblaient tant, que les bâtons sur lesquels ils s’appuyaient rendaient un léger bruit sur le carreau. Après eux, le père et la mère, le visage caché dans leurs mouchoirs, fondaient en larmes. Autour de ces quatre chefs de la famille, se tenaient à genoux deux sœurs mariées, accompagnées de leurs maris. Puis, trois fils stupides de douleur. Cinq petits enfants agenouillés, dont le plus âgé n’avait que sept ans, ne comprenaient sans doute point ce dont il s’agissait, ils regardaient, ils écoutaient avec la curiosité torpide en apparence qui distingue le paysan, mais qui est l’observation des choses physiques poussée au plus haut degré. Enfin, la pauvre fille emprisonnée par un désir de la justice, la dernière venue, cette Denise, martyre de son amour fraternel, écoutait d’un air qui tenait à la fois de l’égarement et de l’incrédulité. Pour elle, son frère ne pouvait pas mourir. Elle représentait admirablement celle des trois Marie qui ne croyait pas à la mort du Christ, tout en en partageant l’agonie. Pâle, les yeux secs, comme le sont ceux des personnes qui ont beaucoup veillé, sa fraîcheur était déjà flétrie moins par les travaux champêtres que par le chagrin; mais elle avait encore la beauté des filles de la campagne, des formes pleines et rebondies, de beaux bras rouges, une figure toute ronde, des yeux purs, allumés en ce moment par l’éclair du désespoir. Sous le cou, à plusieurs places, une chair ferme et blanche que le soleil n’avait pas brunie annonçait une riche carnation, une blancheur cachée. Les deux filles mariées pleuraient; leurs maris, cultivateurs, patients, étaient graves. Les trois autres garçons, profondément tristes, tenaient leurs yeux abaissés vers la terre. Dans ce tableau horrible de résignation et de douleur sans espoir, Denise et sa mère offraient seules une teinte de révolte. Les autres habitants s’associaient à l’affliction de cette famille respectable par une sincère et pieuse commisération qui donnait à tous les visages la même expression, et qui monta jusqu’à l’effroi quand les quelques phrases du curé firent comprendre qu’en ce moment le couteau tombait sur la tête de ce jeune homme que tous connaissaient, avaient vu naître, avaient jugé sans doute incapable de commettre un crime. Les sanglots qui interrompirent la simple et courte allocution que le prêtre devait faire à ses ouailles, le troublèrent à un point qu’il la cessa promptement, en les invitant à prier avec ferveur. Quoique ce spectacle ne fût pas de nature à surprendre un prêtre, Gabriel de Rastignac était trop jeune pour ne pas être profondément touché. Il n’avait pas encore exercé les vertus du prêtre, il se savait appelé à d’autres destinées, il n’avait pas à aller sur toutes les brèches sociales où le cœur saigne à la vue des maux qui les encombrent; sa mission était celle du haut clergé qui maintient l’esprit de sacrifice, représente l’intelligence élevée de l’Église, et dans les occasions d’éclat déploie ces mêmes vertus sur de plus grands théâtres, comme les illustres évêques de Marseille et de Meaux, comme les archevêques d’Arles et de Cambrai. Cette petite assemblée de gens de la campagne pleurant et priant pour celui qu’ils supposaient supplicié dans une grande place publique, devant des milliers de gens venus de toutes parts pour agrandir encore le supplice par une honte immense; ce faible contre-poids de sympathies et de prières, opposé à cette multitude de curiosités féroces et de justes malédictions, était de nature à émouvoir, surtout dans cette pauvre église. L’abbé Gabriel fut tenté d’aller dire aux Tascheron: Votre fils, votre frère a obtenu un sursis. Mais il eut peur de troubler la messe, il savait d’ailleurs que ce sursis n’empêcherait pas l’exécution. Au lieu de suivre l’office, il fut irrésistiblement entraîné à observer le pasteur de qui l’on attendait le miracle de la conversion du criminel.

Sur l’échantillon du presbytère, Gabriel de Rastignac s’était fait un portrait imaginaire de monsieur Bonnet: un homme gros et court, à figure forte et rouge, un rude travailleur à demi paysan, hâlé par le soleil. Loin de là, l’abbé rencontra son égal. De petite taille et débile en apparence, monsieur Bonnet frappait tout d’abord par le visage passionné qu’on suppose à l’apôtre: une figure presque triangulaire commencée par un large front sillonné de plis, achevée des tempes à la pointe du menton par les deux lignes maigres que dessinaient ses joues creuses. Dans cette figure endolorie par un teint jaune comme la cire d’un cierge, éclataient deux yeux d’un bleu lumineux de foi, brûlant d’espérance vive. Elle était également partagée par un nez long, mince et droit, à narines bien coupées, sous lequel parlait toujours, même fermée, une bouche large à lèvres prononcées, et d’où il sortait une de ces voix qui vont au cœur. La chevelure châtaine, rare, fine et lisse sur la tête, annonçait un tempérament pauvre, soutenu seulement par un régime sobre. La volonté faisait toute la force de cet homme. Telles étaient ses distinctions. Ses mains courtes eussent indiqué chez tout autre une pente vers de grossiers plaisirs, et peut-être avait-il, comme Socrate, vaincu ses mauvais penchants. Sa maigreur était disgracieuse. Ses épaules se voyaient trop. Ses genoux semblaient cagneux. Le buste trop développé relativement aux extrémités lui donnait l’air d’un bossu sans bosse. En somme, il devait déplaire.

Les gens à qui les miracles de la Pensée, de la Foi, de l’Art sont connus, pouvaient seuls adorer ce regard enflammé du martyr, cette pâleur de la constance et cette voix de l’amour qui distinguaient le curé Bonnet. Cet homme, digne de la primitive Église qui n’existe plus que dans les tableaux du seizième siècle et dans les pages du martyrologe, était marqué du sceau des grandeurs humaines qui approchent le plus des grandeurs divines, par la Conviction dont le relief indéfinissable embellit les figures les plus vulgaires, dore d’une teinte chaude le visage des hommes voués à un Culte quelconque, comme il relève d’une sorte de lumière la figure de la femme glorieuse de quelque bel amour. La Conviction est la volonté humaine arrivée à sa plus grande puissance. Tout à la fois effet et cause, elle impressionne les âmes les plus froides, elle est une sorte d’éloquence muette qui saisit les masses.

En descendant de l’autel, le curé rencontra le regard de l’abbé Gabriel; il le reconnut, et quand le secrétaire de l’Évêché se présenta dans la sacristie, Ursule, à laquelle son maître avait donné déjà ses ordres, y était seule et invita le jeune abbé à la suivre.

—Monsieur, dit Ursule, femme d’un âge canonique, en emmenant l’abbé de Rastignac par la galerie dans le jardin, monsieur le curé m’a dit de vous demander si vous aviez déjeuné. Vous avez dû partir de grand matin de Limoges, pour être ici à dix heures, je vais donc tout préparer pour le déjeuner. Monsieur l’abbé ne trouvera pas ici la table de monseigneur; mais nous ferons de notre mieux. Monsieur Bonnet ne tardera pas à revenir, il est allé consoler ces pauvres gens... les Tascheron... Voici la journée où leur fils éprouve un bien terrible accident...

—Mais, dit enfin l’abbé Gabriel, où est la maison de ces braves gens? je dois emmener monsieur Bonnet à l’instant à Limoges d’après l’ordre de monseigneur. Ce malheureux ne sera pas exécuté aujourd’hui, monseigneur a obtenu un sursis...

—Ah! dit Ursule à qui la langue démangeait d’avoir à répandre cette nouvelle, monsieur a bien le temps d’aller leur porter cette consolation pendant que je vais apprêter le déjeuner, la maison aux Tascheron est au bout du village. Suivez le sentier qui passe au bas de la terrasse, il vous y conduira.

Quand Ursule eut perdu de vue l’abbé Gabriel, elle descendit pour semer cette nouvelle dans le village, en y allant chercher les choses nécessaires au déjeuner.

Le curé avait brusquement appris à l’église une résolution désespérée inspirée aux Tascheron par le rejet du pourvoi en cassation. Ces braves gens quittaient le pays, et devaient, dans cette matinée, recevoir le prix de leurs biens vendus à l’avance. La vente avait exigé des délais et des formalités imprévus par eux. Forcés de rester dans le pays depuis la condamnation de Jean-François, chaque jour avait été pour eux un calice d’amertume à boire. Ce projet accompli si mystérieusement ne transpira que la veille du jour où l’exécution devait avoir lieu. Les Tascheron crurent pouvoir quitter le pays avant cette fatale journée; mais l’acquéreur de leurs biens était un homme étranger au canton, un Corrézien à qui leurs motifs étaient indifférents, et qui d’ailleurs avait éprouvé des retards dans la rentrée de ses fonds. Ainsi la famille était obligée de subir son malheur jusqu’au bout. Le sentiment qui dictait cette expatriation était si violent dans ces âmes simples, peu habituées à des transactions avec la conscience, que le grand-père et la grand’mère, les filles et leurs maris, le père et la mère, tout ce qui portait le nom de Tascheron ou leur était allié de près, quittait le pays. Cette émigration peinait toute la commune. Le maire était venu prier le curé d’essayer de retenir ces braves gens. Selon la loi nouvelle, le père n’est plus responsable du fils, et le crime du père n’entache plus sa famille. En harmonie avec les différentes émancipations qui ont tant affaibli la puissance paternelle, ce système a fait triompher l’individualisme qui dévore la Société moderne. Aussi le penseur aux choses d’avenir voit-il l’esprit de famille détruit, là où les rédacteurs du nouveau code ont mis le libre arbitre et l’égalité. La famille sera toujours la base des sociétés. Nécessairement temporaire, incessamment divisée, recomposée pour se dissoudre encore, sans liens entre l’avenir et le passé, la famille d’autrefois n’existe plus en France. Ceux qui ont procédé à la démolition de l’ancien édifice ont été logiques en partageant également les biens de la famille, en amoindrissant l’autorité du père, en faisant de tout enfant le chef d’une nouvelle famille, en supprimant les grandes responsabilités, mais l’État social reconstruit est-il aussi solide avec ses jeunes lois, encore sans longues épreuves, que la monarchie l’était malgré ses anciens abus? En perdant la solidarité des familles, la Société a perdu cette force fondamentale que Montesquieu avait découverte et nommée l’Honneur. Elle a tout isolé pour mieux dominer, elle a tout partagé pour affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffres agglomérés comme des grains de blé dans un tas. Les Intérêts généraux peuvent-ils remplacer les Familles? le Temps a le mot de cette grande question. Néanmoins la vieille loi subsiste, elle a poussé des racines si profondes que vous en retrouvez de vivaces dans les régions populaires. Il est encore des coins de province où ce qu’on nomme le préjugé subsiste, où la famille souffre du crime d’un de ses enfants, ou d’un de ses pères. Cette croyance rendait le pays inhabitable aux Tascheron. Leur profonde religion les avait amenés à l’église le matin: était-il possible de laisser dire, sans y participer, la messe offerte à Dieu pour lui demander d’inspirer à leur fils un repentir qui le rendît à la vie éternelle, et d’ailleurs ne devaient-ils pas faire leurs adieux à l’autel de leur village. Mais le projet était consommé. Quand le curé, qui les suivit, entra dans leur principale maison, il trouva les sacs préparés pour le voyage. L’acquéreur attendait ses vendeurs avec leur argent. Le notaire achevait de dresser les quittances. Dans la cour, derrière la maison, une carriole attelée devait emmener les vieillards avec l’argent, et la mère de Jean-François. Le reste de la famille comptait partir à pied nuitamment.

Au moment où le jeune abbé entra dans la salle basse où se trouvaient réunis tous ces personnages, le curé de Montégnac avait épuisé les ressources de son éloquence. Les deux vieillards, insensibles à force de douleur, étaient accroupis dans un coin sur leurs sacs en regardant leur vieille maison héréditaire, ses meubles et l’acquéreur, et se regardant tour à tour comme pour se dire: Avons-nous jamais cru que pareil événement pût arriver? Ces vieillards qui, depuis longtemps, avaient résigné leur autorité à leur fils, le père du criminel, étaient, comme de vieux rois après leur abdication, redescendus au rôle passif des sujets et des enfants. Tascheron était debout, il écoutait le pasteur auquel il répondait à voix basse par des monosyllabes. Cet homme, âgé d’environ quarante-huit ans, avait cette belle figure que Titien a trouvée pour tous ses apôtres: une figure de foi, de probité sérieuse et réfléchie, un profil sévère, un nez coupé en angle droit, des yeux bleus, un front noble, des traits réguliers, des cheveux noirs et crépus, résistants, plantés avec cette symétrie qui donne du charme à ces figures brunies par les travaux en plein air. Il était facile de voir que les raisonnements du curé se brisaient devant une inflexible volonté. Denise était appuyée contre la huche au pain, regardant le notaire qui se servait de ce meuble comme d’une table à écrire, et à qui l’on avait donné le fauteuil de la grand’mère. L’acquéreur était assis sur une chaise à côté du tabellion. Les deux sœurs mariées mettaient la nappe sur la table et servaient le dernier repas que les ancêtres allaient offrir et faire dans leur maison, dans leur pays, avant d’aller sous des cieux inconnus. Les hommes étaient à demi assis sur un grand lit de serge verte. La mère, occupée à la cheminée, y battait une omelette. Les petits-enfants encombraient la porte devant laquelle était la famille de l’acquéreur. La vieille salle enfumée, à solives noires, et par la fenêtre de laquelle se voyait un jardin bien cultivé dont tous les arbres avaient été plantés par ces deux septuagénaires, était en harmonie avec leurs douleurs concentrées, qui se lisaient en tant d’expressions différentes sur ces visages. Le repas était surtout apprêté pour le notaire, pour l’acquéreur, pour les enfants et les hommes. Le père et la mère, Denise et ses sœurs avaient le cœur trop serré pour satisfaire leur faim. Il y avait une haute et cruelle résignation dans ces derniers devoirs de l’hospitalité champêtre accomplis. Les Tascheron, ces hommes antiques, finissaient comme on commence, en faisant les honneurs du logis. Ce tableau sans emphase et néanmoins plein de solennité frappa les regards du secrétaire de l’Évêché quand il vint apprendre au curé de Montégnac les intentions du prélat.

—Le fils de ce brave homme vit encore, dit Gabriel au curé.

A cette parole, comprise par tous au milieu du silence, les deux vieillards se dressèrent sur leurs pieds, comme si la trompette du Jugement dernier eût sonné. La mère laissa tomber sa poêle dans le feu. Denise jeta un cri de joie. Tous les autres demeurèrent dans une stupéfaction qui les pétrifia.

—Jean-François a sa grâce, cria tout à coup le village entier qui se rua vers la maison des Tascheron. C’est monseigneur l’évêque qui...

—Je savais bien qu’il était innocent, dit la mère.

—Cela n’empêche pas l’affaire, dit l’acquéreur au notaire qui lui répondit par un signe satisfaisant.

L’abbé Gabriel devint en un moment le point de mire de tous les regards, sa tristesse fit soupçonner une erreur, et pour ne pas la dissiper lui-même, il sortit suivi du curé, se plaça en dehors de la maison pour renvoyer la foule en disant aux premiers qui l’environnèrent que l’exécution n’était que remise. Le tumulte fut donc aussitôt remplacé par un horrible silence. Au moment où l’abbé Gabriel et le curé revinrent, ils virent sur tous les visages l’expression d’une horrible douleur, le silence du village avait été deviné.

—Mes amis, Jean-François n’a pas obtenu sa grâce, dit le jeune abbé voyant que le coup était porté; mais l’état de son âme a tellement inquiété monseigneur, qu’il a fait retarder le dernier jour de votre fils pour au moins le sauver dans l’éternité.

—Il vit donc, s’écria Denise.

Le jeune abbé prit à part le curé pour lui expliquer la situation périlleuse où l’impiété de son paroissien mettait la religion, et ce que l’évêque attendait de lui.

—Monseigneur exige ma mort, répondit le curé. J’ai déjà refusé à cette famille affligée d’aller assister ce malheureux enfant. Cette conférence et le spectacle qui m’attendrait me briseraient comme un verre. A chacun son œuvre. La faiblesse de mes organes, ou plutôt la trop grande mobilité de mon organisation nerveuse, m’interdit d’exercer ces fonctions de notre ministère. Je suis resté simple curé de village pour être utile à mes semblables dans la sphère où je puis accomplir une vie chrétienne. Je me suis bien consulté pour satisfaire et cette vertueuse famille et mes devoirs de pasteur envers ce pauvre enfant; mais à la seule pensée de monter avec lui sur la charrette des criminels, à la seule idée d’assister aux fatals apprêts, je sens un frisson de mort dans mes veines. On ne saurait exiger cela d’une mère, et pensez, monsieur, qu’il est né dans le sein de ma pauvre église.

—Ainsi, dit l’abbé Gabriel, vous refusez d’obéir à monseigneur?

—Monseigneur ignore l’état de ma santé, il ne sait pas que chez moi la nature s’oppose... dit monsieur Bonnet en regardant le jeune abbé.

—Il y a des moments où, comme Belzunce à Marseille, nous devons affronter des morts certaines, lui répliqua l’abbé Gabriel en l’interrompant.

En ce moment le curé sentit sa soutane tirée par une main, il entendit des pleurs, se retourna, et vit toute la famille agenouillée. Vieux et jeunes, petits et grands, hommes et femmes, tous tendaient des mains suppliantes. Il y eut un seul cri quand il leur montra sa face ardente.

—Sauvez au moins son âme!

La vieille grand’mère avait tiré le bas de la soutane, et l’avait mouillée de ses larmes.

—J’obéirai, monsieur.

Cette parole dite, le curé fut forcé de s’asseoir, tant il tremblait sur ses jambes. Le jeune secrétaire expliqua dans quel état de frénésie était Jean-François.

—Croyez-vous, dit l’abbé Gabriel en terminant, que la vue de sa jeune sœur puisse le faire chanceler?

—Oui, certes, répondit le curé. Denise, vous nous accompagnerez.

—Et moi aussi, dit la mère.

—Non, s’écria le père. Cet enfant n’existe plus, vous le savez. Aucun de nous ne le verra.

—Ne vous opposez pas à son salut, dit le jeune abbé, vous seriez responsable de son âme en nous refusant les moyens de l’attendrir. En ce moment, sa mort peut devenir encore plus préjudiciable que ne l’a été sa vie.

—Elle ira, dit le père. Ce sera sa punition pour s’être opposée à toutes les corrections que je voulais infliger à son garçon!

L’abbé Gabriel et monsieur Bonnet revinrent au presbytère, où Denise et sa mère furent invitées à se trouver au moment du départ des deux ecclésiastiques pour Limoges. En cheminant le long de ce sentier qui suivait les contours du Haut-Montégnac, le jeune homme put examiner, moins superficiellement qu’à l’église, le curé si fort vanté par le Vicaire-général; il fut influencé promptement en sa faveur par des manières simples et pleines de dignité, par cette voix pleine de magie, par des paroles en harmonie avec la voix. Le curé n’était allé qu’une seule fois à l’Évêché depuis que le prélat avait pris Gabriel de Rastignac pour secrétaire, à peine avait-il entrevu ce favori destiné à l’épiscopat, mais il savait quelle était son influence; néanmoins il se conduisit avec une aménité digne, où se trahissait l’indépendance souveraine que l’Église accorde aux curés dans leurs paroisses. Les sentiments du jeune abbé, loin d’animer sa figure, y imprimèrent un air sévère; elle demeura plus que froide, elle glaçait. Un homme capable de changer le moral d’une population devait être doué d’un esprit d’observation quelconque, être plus ou moins physionomiste; mais quand le curé n’eût possédé que la science du bien, il venait de prouver une sensibilité rare, il fut donc frappé de la froideur par laquelle le secrétaire de l’Évêque accueillait ses avances et ses aménités. Forcé d’attribuer ce dédain à quelque mécontentement secret, il cherchait en lui-même comment il avait pu le blesser, en quoi sa conduite était reprochable aux yeux de ses supérieurs. Il y eut un moment de silence gênant que l’abbé de Rastignac rompit par une interrogation pleine de morgue aristocratique.

—Vous avez une bien pauvre église, monsieur le curé?

—Elle est trop petite, répondit monsieur Bonnet. Aux grandes fêtes, les vieillards mettent des bancs sous le porche, les jeunes gens sont debout en cercle sur la place; mais il règne un tel silence, que ceux du dehors peuvent entendre ma voix.

Gabriel garda le silence pendant quelques instants. —Si les habitants sont si religieux, comment la laissez-vous dans un pareil état de nudité? reprit-il.

—Hélas! monsieur, je n’ai pas le courage d’y dépenser des sommes qui peuvent secourir les pauvres. Les pauvres sont l’église. D’ailleurs, je ne craindrais pas la visite de Monseigneur par un jour de Fête-Dieu! les pauvres rendent alors ce qu’ils ont à l’Église! N’avez-vous pas vu, monsieur, les clous qui sont de distance en distance dans les murs? ils servent à y fixer une espèce de treillage en fil de fer où les femmes attachent des bouquets. L’église est alors en entier revêtue de fleurs qui restent fleuries jusqu’au soir. Ma pauvre église, que vous trouvez si nue, est parée comme une mariée, elle embaume, le sol est jonché de feuillages au milieu desquels on laisse, pour le passage du Saint-Sacrement, un chemin de roses effeuillées. Dans cette journée, je ne craindrais pas les pompes de Saint-Pierre de Rome. Le Saint-Père a son or, moi j’ai mes fleurs; à chacun son miracle. Ah! monsieur, le bourg de Montégnac est pauvre, mais il est catholique. Autrefois on y dépouillait les passants, aujourd’hui le voyageur peut y laisser tomber un sac plein d’écus, il le retrouverait chez moi.

—Un tel résultat fait votre éloge, dit Gabriel.

—Il ne s’agit point de moi, répondit en rougissant le curé atteint par cette épigramme ciselée, mais de la parole de Dieu, du pain sacré.

—Du pain un peu bis, reprit en souriant l’abbé Gabriel.

—Le pain blanc ne convient qu’aux estomacs des riches, répondit modestement le curé.

Le jeune abbé prit alors les mains de monsieur Bonnet, et les lui serra cordialement.

—Pardonnez-moi, monsieur le curé, lui dit-il en se réconciliant avec lui tout à coup par un regard de ses beaux yeux bleus qui alla jusqu’au fond de l’âme du curé. Monseigneur m’a recommandé d’éprouver votre patience et votre modestie; mais je ne saurais aller plus loin, je vois déjà combien vous êtes calomnié par les éloges des Libéraux.

Le déjeuner était prêt: des œufs frais, du beurre, du miel et des fruits, de la crème et du café, servis par Ursule au milieu de bouquets de fleurs, sur une nappe blanche, sur la table antique, dans cette vieille salle à manger. La fenêtre, qui donnait sur la terrasse, était ouverte. La clématite, chargée de ses étoiles blanches relevées au cœur par le bouquet jaune de ses étamines frisées, encadrait l’appui. Un jasmin courait d’un côté, des capucines montaient de l’autre. En haut, les pampres déjà rougis d’une treille faisaient une riche bordure qu’un sculpteur n’aurait pu rendre, tant le jour découpé par les dentelures des feuilles lui communiquait de grâce.

—Vous trouvez ici la vie réduite à sa plus simple expression, dit le curé en souriant sans quitter l’air que lui imprimait la tristesse qu’il avait au cœur. Si nous avions su votre arrivée, et qui pouvait en prévoir les motifs! Ursule se serait procuré quelques truites de montagnes, il y a un torrent au milieu de la forêt qui en donne d’excellentes. Mais j’oublie que nous sommes en août et que le Gabou est à sec! J’ai la tête bien troublée...

—Vous vous plaisez beaucoup ici? demanda le jeune abbé.

—Oui, monsieur. Si Dieu le permet, je mourrai curé de Montégnac. J’aurais voulu que mon exemple fût suivi par des hommes distingués qui ont cru faire mieux en devenant philanthropes. La philanthropie moderne est le malheur des sociétés, les principes de la religion catholique peuvent seuls guérir les maladies qui travaillent le corps social. Au lieu de décrire la maladie et d’étendre ses ravages par des plaintes élégiaques, chacun aurait dû mettre la main à l’œuvre, entrer en simple ouvrier dans la vigne du Seigneur. Ma tâche est loin d’être achevée ici, monsieur: il ne suffit pas de moraliser les gens que j’ai trouvés dans un état affreux de sentiments impies, je veux mourir au milieu d’une génération entièrement convaincue.

—Vous n’avez fait que votre devoir, dit encore sèchement le jeune homme qui se sentit mordre au cœur par la jalousie.

—Oui, monsieur, répondit modestement le prêtre après lui avoir jeté un fin regard comme pour lui demander: Est-ce encore une épreuve? —Je souhaite à toute heure, ajouta-t-il, que chacun fasse le sien dans le royaume.

Cette phrase d’une signification profonde fut encore étendue par une accentuation qui prouvait qu’en 1829, ce prêtre aussi grand par la pensée que par l’humilité de sa conduite et qui subordonnait ses pensées à celles de ses supérieurs, voyait clair dans les destinées de la Monarchie et de l’Église.

Quand les deux femmes désolées furent venues, le jeune abbé, très-impatient de revenir à Limoges, les laissa au presbytère et alla voir si les chevaux étaient mis. Quelques instants après, il revint annoncer que tout était prêt pour le départ. Tous quatre ils partirent aux yeux de la population entière de Montégnac, groupée sur le chemin, devant la poste. La mère et la sœur du condamné gardèrent le silence. Les deux prêtres, voyant des écueils dans beaucoup de sujets, ne pouvaient ni paraître indifférents, ni s’égayer. En cherchant quelque terrain neutre pour la conversation, ils traversèrent la plaine, dont l’aspect influa sur la durée de leur silence mélancolique.

—Par quelles raisons avez-vous embrassé l’état ecclésiastique? demanda tout à coup l’abbé Gabriel au curé Bonnet par une étourdie curiosité qui le prit quand la voiture déboucha sur la grand’route.

—Je n’ai point vu d’état dans la prêtrise, répondit simplement le curé. Je ne comprends pas qu’on devienne prêtre par des raisons autres que les indéfinissables puissances de la Vocation. Je sais que plusieurs hommes se sont faits les ouvriers de la vigne du Seigneur après avoir usé leur cœur au service des passions: les uns ont aimé sans espoir, les autres ont été trahis; ceux-ci ont perdu la fleur de leur vie en ensevelissant soit une épouse chérie, soit une maîtresse adorée; ceux-là sont dégoûtés de la vie sociale à une époque où l’incertain plane sur toutes choses, même sur les sentiments, où le doute se joue des plus douces certitudes en les appelant des croyances. Plusieurs abandonnent la politique à une époque où le pouvoir semble être une expiation quand le gouverné regarde l’obéissance comme une fatalité. Beaucoup quittent une société sans drapeaux, où les contraires s’unissent pour détrôner le bien. Je ne suppose pas qu’on se donne à Dieu par une pensée cupide. Quelques hommes peuvent voir dans la prêtrise un moyen de régénérer notre patrie; mais selon mes faibles lumières, le prêtre patriote est un non-sens. Le prêtre ne doit appartenir qu’à Dieu. Je n’ai pas voulu offrir à notre Père, qui cependant accepte tout, les débris de mon cœur et les restes de ma volonté, je me suis donné tout entier. Dans une des touchantes Théories des religions païennes, la victime destinée aux faux dieux allait au temple couronnée de fleurs. Cette coutume m’a toujours attendri. Un sacrifice n’est rien sans la grâce. Ma vie est donc simple et sans le plus petit roman. Cependant si vous voulez une confession entière, je vous dirai tout. Ma famille est au-dessus de l’aisance, elle est presque riche. Mon père, seul artisan de sa fortune, est un homme dur, inflexible; il traite d’ailleurs sa femme et ses enfants comme il se traite lui-même. Je n’ai jamais surpris sur ses lèvres le moindre sourire. Sa main de fer, son visage de bronze, son activité sombre et brusque à la fois, nous comprimaient tous, femme, enfants, commis et domestiques, sous un despotisme sauvage. J’aurais pu, je parle pour moi seul, m’accommoder de cette vie si ce pouvoir eût produit une compression égale; mais quinteux et vacillant, il offrait des alternatives intolérables. Nous ignorions toujours si nous faisions bien ou si nous étions en faute, et l’horrible attente qui en résultait est insupportable dans la vie domestique. On aime mieux alors être dans la rue que chez soi. Si j’eusse été seul au logis, j’aurais encore tout souffert de mon père sans murmurer; mais mon cœur était déchiré par les douleurs acérées qui ne laissaient pas de relâche à une mère ardemment aimée dont les pleurs surpris me causaient des rages pendant lesquelles je n’avais plus ma raison. Le temps de mon séjour au collége, où les enfants sont en proie à tant de misères et de travaux, fut pour moi comme un âge d’or. Je craignais les jours de congé. Ma mère était elle-même heureuse de me venir voir. Quand j’eus fini mes humanités, quand je dus rentrer sous le toit paternel et devenir commis de mon père, il me fut impossible d’y rester plus de quelques mois: ma raison, égarée par la force de l’adolescence, pouvait succomber. Par une triste soirée d’automne, en me promenant seul avec ma mère le long du boulevard Bourdon, alors un des plus tristes lieux de Paris, je déchargeai mon cœur dans le sien, et lui dis que je ne voyais de vie possible pour moi que dans l’Église. Mes goûts, mes idées, mes amours même devaient être contrariés tant que vivrait mon père. Sous la soutane du prêtre, il serait forcé de me respecter, je pourrais ainsi devenir le protecteur de ma famille en certaines occasions. Ma mère pleura beaucoup. En ce moment mon frère aîné, devenu depuis général et mort à Leipsick, s’engageait comme simple soldat, poussé hors du logis par les raisons qui décidaient ma vocation. J’indiquai à ma mère, comme moyen de salut pour elle, de choisir un gendre plein de caractère, de marier ma sœur dès qu’elle serait en âge d’être établie, et de s’appuyer sur cette nouvelle famille. Sous le prétexte d’échapper à la conscription sans rien coûter à mon père, et en déclarant aussi ma vocation, j’entrai donc en 1807, à l’âge de dix-neuf ans, au séminaire de Saint-Sulpice. Dans ces vieux bâtiments célèbres, je trouvai la paix et le bonheur, que troublèrent seulement les souffrances présumées de ma sœur et de ma mère; leurs douleurs domestiques s’accroissaient sans doute, car lorsqu’elles me voyaient, elles me confirmaient dans ma résolution. Initié peut-être par mes peines aux secrets de la Charité, comme l’a définie le grand saint Paul dans son adorable épître, je voulus panser les plaies du pauvre dans un coin de terre ignoré, puis prouver par mon exemple, si Dieu daignait bénir mes efforts, que la religion catholique, prise dans ses œuvres humaines, est la seule vraie, la seule bonne et belle puissance civilisatrice. Pendant les derniers jours de mon diaconat, la grâce m’a sans doute éclairé. J’ai pleinement pardonné à mon père, en qui j’ai vu l’instrument de ma destinée. Malgré une longue et tendre lettre où j’expliquais ces choses en y montrant le doigt de Dieu imprimé partout, ma mère pleura bien des larmes en voyant tomber mes cheveux sous les ciseaux de l’Église; elle savait, elle, à combien de plaisirs je renonçais, sans connaître à quelles gloires secrètes j’aspirais. Les femmes sont si tendres! Quand j’appartins à Dieu, je ressentis un calme sans bornes, je ne me sentais ni besoins, ni vanités, ni soucis des biens qui inquiètent tant les hommes. Je pensais que la Providence devait prendre soin de moi comme d’une chose à elle. J’entrais dans un monde d’où la crainte est bannie, où l’avenir est certain, et où toute chose est œuvre divine, même le silence. Cette quiétude est un des bienfaits de la grâce. Ma mère ne concevait pas qu’on pût épouser une église; néanmoins, en me voyant le front serein, l’air heureux, elle fut heureuse. Après avoir été ordonné, je vins voir en Limousin un de mes parents paternels qui, par hasard, me parla de l’état dans lequel était le canton de Montégnac. Une pensée jaillie avec l’éclat de la lumière me dit intérieurement: Voilà ta vigne! Et j’y suis venu. Ainsi, monsieur, mon histoire est, vous le voyez, bien simple et sans intérêt.

En ce moment, aux feux du soleil couchant, Limoges apparut. A cet aspect, les deux femmes ne purent retenir leurs larmes.

Le jeune homme que ces deux tendresses différentes allaient chercher, et qui excitait tant d’ingénues curiosités, tant de sympathies hypocrites et de vives sollicitudes, gisait sur un grabat de la prison, dans la chambre destinée aux condamnés à mort. Un espion veillait à la porte pour saisir les paroles qui pouvaient lui échapper, soit dans le sommeil, soit dans ses accès de fureur, tant la Justice tenait à épuiser tous les moyens humains pour arriver à connaître le complice de Jean-François Tascheron et retrouver les sommes volées. Les des Vanneaulx avaient intéressé la Police, et la Police épiait ce silence absolu. Quand l’homme commis à la garde morale du prisonnier le regardait par une meurtrière faite exprès, il le trouvait toujours dans la même attitude, enseveli dans sa camisole, la tête attachée par un bandage en cuir, depuis qu’il avait essayé de déchirer l’étoffe et les ligatures avec ses dents. Jean-François regardait le plancher d’un œil fixe et désespéré, ardent et comme rougi par l’affluence d’une vie que de terribles pensées soulevaient. Il offrait une vivante sculpture du Prométhée antique, la pensée de quelque bonheur perdu lui dévorait le cœur; aussi quand le second avocat-général était venu le voir, ce magistrat n’avait-il pu s’empêcher de témoigner la surprise qu’indiquait un caractère si continu. A la vue de tout être vivant qui s’introduisait dans sa prison, Jean-François entrait dans une rage qui dépassait alors les bornes connues par les médecins en ces sortes d’affections. Dès qu’il entendait la clef tourner dans la serrure ou tirer les verrous de la porte garnie en fer, une légère écume lui blanchissait les lèvres. Jean-François, alors âgé de vingt-cinq ans, était petit, mais bien fait. Ses cheveux crépus et durs, plantés assez bas, annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d’un jaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec les oiseaux de proie. Il avait le visage rond et d’un coloris brun qui distingue les habitants du centre de la France. Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devant croisées. Néanmoins sa figure présentait les caractères de la probité, d’une douce naïveté de mœurs; aussi n’avait-il point semblé extraordinaire qu’une femme eût pu l’aimer avec passion. Sa bouche fraîche, ornée de dents d’une blancheur éclatante, était gracieuse. Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cette teinte de minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouve chez beaucoup d’êtres un champ libre dans les ardeurs du plaisir. Son maintien n’accusait aucune des mauvaises habitudes des ouvriers. Aux yeux des femmes qui suivirent les débats, il parut évident qu’une femme avait assoupli ces fibres accoutumées au travail, ennobli la contenance de cet homme des champs, et donné de la grâce à sa personne. Les femmes reconnaissent les traces de l’amour chez un homme, aussi bien que les hommes voient chez une femme si, selon un mot de la conversation, l’amour a passé par là.

Dans la soirée, Jean-François entendit le mouvement des verrous et le bruit de la serrure; il tourna violemment la tête et lança le terrible grognement sourd par lequel commençait sa rage; mais il trembla violemment quand, dans le jour adouci du crépuscule, les têtes aimées de sa sœur et de sa mère se dessinèrent, et derrière elles le visage du curé de Montégnac.

—Les barbares! voilà ce qu’ils me réservaient, dit-il en fermant les yeux.

Denise, en fille qui venait de vivre en prison, s’y défiait de tout, l’espion s’était sans doute caché pour revenir; elle se précipita sur son frère, pencha son visage en larmes sur le sien, et lui dit à l’oreille: —On nous écoutera peut-être.

—Autrement on ne vous aurait pas envoyées, répondit-il à haute voix. J’ai depuis longtemps demandé comme une grâce de ne voir personne de ma famille.

—Comme ils me l’ont arrangé, dit la mère au curé. Mon pauvre enfant, mon pauvre enfant! Elle tomba sur le pied du grabat, en cachant sa tête dans la soutane du prêtre, qui se tint debout auprès d’elle. —Je ne saurais le voir ainsi lié, garrotté, mis dans ce sac...

—Si Jean, dit le curé, veut me promettre d’être sage, de ne point attenter à sa vie, et de se bien conduire pendant que nous serons avec lui, j’obtiendrai qu’il soit délié; mais la moindre infraction à sa promesse retomberait sur moi.

—J’ai tant besoin de me mouvoir à ma fantaisie, cher monsieur Bonnet, dit le condamné dont les yeux se mouillèrent de larmes, que je vous donne ma parole de vous satisfaire.

Le curé sortit, le geôlier entra, la camisole fut ôtée.

—Vous ne me tuerez pas ce soir, lui dit le porte-clefs.

Jean ne répondit rien.

—Pauvre frère! dit Denise en apportant un panier que l’on avait soigneusement visité, voici quelques-unes des choses que tu aimes, car on te nourrit sans doute pour l’amour de Dieu!

Elle montra des fruits cueillis aussitôt qu’elle sut pouvoir entrer dans la prison, une galette que sa mère avait aussitôt soustraite. Cette attention, qui lui rappelait son jeune temps, puis la voix et les gestes de sa sœur, la présence de sa mère, celle du curé, tout détermina chez Jean une réaction: il fondit en larmes.

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