La Comédie humaine - Volume 13. Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne
—Tu ne veux donc rien faire pour moi? lui dit-elle d’un ton de reproche.
A ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussi noir que l’aile d’un corbeau.
—Es-tu libre? demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.
—Serais-je là?... répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici? Tu chouannes encore, tu cours par les chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle demoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnes rentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq cents écus la grande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livres d’économies.
Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrent devant l’impénétrable expression de Marche-à-terre.
—Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il. Chaque Bleu jeté par terre vaut une indulgence.
—Mais les Bleus te tueront peut-être.
Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter la modicité de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.
—Et que deviendrais-je, moi? demanda douloureusement la jeune fille.
Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité; ses yeux semblèrent s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert, et un sourd gémissement sortit de sa poitrine.
—Sainte Anne d’Auray!... Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras après une séparation de sept ans. Tu as bien changé.
—Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.
—Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.
—Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.
—Eh! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.
—Adieu, répéta Marche-à-terre.
Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signe de croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient de dérober un os.
—Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu ta chinchoire?
—Oh! cré bleu!... la belle chaîne, répondit Pille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau de bique.
Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf dans lequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendant les longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce de manière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalides se mesurent leurs prises de tabac, il y secoua fortement la chinchoire dont la pointe avait été dévissée par Pille-miche. Une poussière impalpable tomba lentement par le petit trou qui terminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manége silencieux, comme si cette poudre eût possédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout à coup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.
—Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, dit l’avare Pille-miche.
—En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avons de la besogne.
Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers et dans la paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, et disparurent aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins et d’où l’on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle trouva la malle en état de partir. Mademoiselle de Verneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côté de la femme qui venait d’en ordonner la mort. Le jeune officier se mit en avant de Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lourde voiture partit au grand trot. Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et ses rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du ciel pour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence qui régna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avait repris son air froid, et se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée, et les mains cachées sous une espèce de mante dans laquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pour voir les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité. Certaine d’être admirée, elle se refusait à l’admiration; mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que de candeur. La touchante pureté qui donne tant d’harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles, semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ces vives impressions destinaient aux orages de l’amour. En proie au plaisir que donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu ne cherchait pas encore à s’expliquer la discordance qui existait entre la coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille. Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à son aise une figure que le calme embellissait alors autant qu’elle venait de l’être par l’agitation. Nous n’accusons guère la source de nos jouissances.
Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture, aux regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur elle comme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage. Aussi, très-heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sa passion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ou s’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jour faisait ressortir la transparence rose des narines, et le double arc qui unissait le nez à la lèvre supérieure; tantôt un pâle rayon de soleil mettait en lumière les nuances du teint, nacrées sous les yeux et autour de la bouche, rosées sur les joues, mates vers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clair et d’ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère; car tout est si fugitif chez la femme! sa beauté d’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement pour elle peut-être! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir de ces riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisants que la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées, il épiait un accord entre l’expression des yeux et l’imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait une âme, chaque mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Si quelques idées venaient agiter ces traits mobiles, si quelque soudaine rougeur s’y infusait, si le sourire y répandait la vie, il savourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cette femme mystérieuse. Tout était piége pour l’âme, piége pour les sens. Enfin le silence, loin d’élever des obstacles à l’entente des cœurs, devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regards où ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à Marie de Verneuil que ce silence allait la compromettre; elle fit alors à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantes qui préludent aux conversations, mais elle ne put s’empêcher d’y mêler le fils.
—Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine? N’est-ce pas vous condamner à de perpétuelles inquiétudes?
—Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire, est de toujours trembler pour leurs plus chers trésors.
—Monsieur vous ressemble beaucoup.
—Vous trouvez, mademoiselle.
Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’était donné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère un nouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regard passionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours, tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières les plus affectueuses.
—Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur. Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres militaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine: n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses?
—Oh! de force, répondit en riant mademoiselle de Verneuil.
—C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un ton presque sombre.
La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaient intéressants que pour les trois voyageurs; car, en ces sortes de circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités des significations neuves; mais l’entretien, frivole en apparence, par lequel ces inconnus se plurent à s’interroger mutuellement, cacha les désirs, les passions et les espérances qui les agitaient. La finesse et la malice de Marie, qui fut constamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahison pourraient seules la faire triompher d’une rivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté. Les voyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moins rapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût, l’affectueuse politesse du jeune homme semblèrent décider la Parisienne, et son consentement le flatta.
—Madame est-elle de notre avis? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi se promener?
—La coquette! dit la dame en descendant de voiture.
Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber la réserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveur de cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sut lui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement en s’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement le secret de lui plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisa dès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De moment en moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, et fut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par la contemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cet entretien prit insensiblement un caractère d’intimité très-étranger au ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’y imprimer sans pouvoir y parvenir.
Quoique madame du Gua eût suivi les deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine de pas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d’unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant. Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventure ordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saison communiquèrent donc à leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté; puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douce et de la facilité qu’on met à s’épancher avec les personnes aussitôt perdues qu’entrevues, en voyage. A cette dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite qui semblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essaya de risquer des aveux indirects, en homme accoutumé à de semblables situations.
—Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les sentiments suivent peu la route commune, dans les temps de terreur où nous vivons? Autour de nous, tout n’est-il pas frappé d’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, nous haïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en toute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu des dangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le train ordinaire de la vie. A Paris, dernièrement, chacun a su, comme sur un champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée de main.
—On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Et après avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusement: —Vous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune homme qui sort de l’École?
—Que pensez-vous de moi? demanda-t-il après un moment de silence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.
—Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler de moi?... répliqua-t-elle en riant.
—Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenez garde, le silence est souvent une réponse.
—Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire? Hé! mon Dieu, vous avez déjà trop parlé.
—Oh! si nous nous entendons, reprit-il en riant, j’obtiens plus que je n’osais espérer.
Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter la lutte courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer une femme. Ils se persuadèrent alors, autant sérieusement que par plaisanterie, qu’il leur était impossible d’être jamais l’un pour l’autre autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeune homme pouvait se livrer à une passion qui n’avait point d’avenir, et Marie pouvait en rire. Puis quand ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire, ils parurent l’un et l’autre fort empressés de mettre à profit la dangereuse liberté qu’ils venaient de stipuler.
Marie heurta tout à coup une pierre et fit un faux pas.
—Prenez mon bras, dit l’inconnu.
—Il le faut bien, étourdi! Vous seriez trop fier si je refusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre?
—Ah! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le bras pour lui faire sentir les battements de son cœur, vous allez me rendre fier de cette faveur.
—Eh! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.
—Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous causez?
—Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans ces petites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que les sots peuvent avoir. Voyez?... nous sommes sous un beau ciel, en pleine campagne; devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je le sais; mais je ne suis pas une femme que des compliments puissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vos sentiments? dit-elle avec une emphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathies soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d’une matinée.
—Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme qui s’est montrée généreuse.
—Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grands attraits, une femme inconnue, et chez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom, la qualité, la situation, la liberté d’esprit et de manières.
—Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vous deviner, et ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’est un peu plus de foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.
—Ah! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjà d’amour? dit-elle en souriant. Eh! bien, soit, reprit-elle. C’est là un sujet de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons une visite, prenons-le? Vous ne trouverez en moi, ni fausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’a été tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenu presque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dans les livres, dans le monde, partout; mais je n’ai jamais rien rencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.
—L’avez-vous cherché?
—Oui.
Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeune homme fit un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’il eût tout à coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritable situation.
—Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille ou femme, ange ou démon?
—Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pas toujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeune fille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut être jamais?
—Et vous trouvez-vous heureuse ainsi?... dit-il en prenant un ton et des manières libres, comme s’il eût déjà conçu moins d’estime pour sa libératrice.
—Oh! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendent nécessairement artificieuse, j’envie les priviléges de l’homme. Mais si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnés pour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans les filets invisibles d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peut résister, alors mon rôle ici-bas me sourit; puis, tout à coup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme s’il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin, tantôt j’aperçois notre joug, et il me plaît, puis il me semble horrible, et je m’y refuse; tantôt je sens en moi ce désir de dévouement qui rend la femme si noblement belle, puis j’éprouve un désir de domination qui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel du bon et du mauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange et démon, vous l’avez dit. Ah! ce n’est pas d’aujourd’hui que je reconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nous comprenons encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nous pas un instinct qui nous fait pressentir en toute chose une perfection à laquelle il est sans doute impossible d’atteindre. Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant un soupir, ce qui nous grandit à vos yeux...
—C’est?... dit-il.
—Hé! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes, plus ou moins, contre une destinée incomplète.
—Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir?
—Ah! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nous vaut rien.
Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serra le bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout à la fois d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plus vite; le marin devina qu’elle voulait fuir une déclaration peut-être importune, il n’en devint que plus ardent, risqua tout pour arracher une première faveur à cette femme, et il lui dit en la regardant avec finesse: —Voulez-vous que je vous apprenne un secret?
—Oh! dites promptement, s’il vous concerne?
—Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous? j’irai.
A cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra les traits; mais elle dégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie: —Vous avez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’avez trompée?
—Oui, dit-il.
A cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle vers laquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.
—Mais, reprit l’inconnu, l’air ne vous valait rien?...
—Oh! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave en continuant à marcher en proie à des pensées orageuses.
—Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplit de cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.
—Oh! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bien promptement commencé.
—De quelle tragédie parlez-vous? demanda-t-il.
Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’une double expression de crainte et de curiosité; puis elle cacha sous un calme impénétrable les sentiments qui l’agitaient, et montra que, pour une jeune fille, elle avait une grande habitude de la vie.
—Qui êtes-vous? reprit-elle; mais je le sais! En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royaliste nommé le Gars? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nous disant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent des malheurs.
—Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là?
—Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui ai déjà sauvé la vie? Elle se mit à rire, mais forcément. —J’ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez. Sachez-le bien, Monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si... Elle s’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’elle ne se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent l’inconnu, qui tâcha, mais vainement, de l’observer. —Quittons-nous à l’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement, fit quelques pas et revint. —Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité. Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus un élève de l’École que vous n’avez dix-sept ans...
—Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivre partout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheur de vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruire votre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à la vie du cœur, où nous commencions à si bien nous comprendre.
—Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave. Mais, monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vous ne connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi: je me tairai.
Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.
—Combien ma vie vous intéresse! reprit l’inconnu.
—Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vous êtes un enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous me faites pitié.
L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit hésiter le prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits; sa soumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant de fibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue. Était-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie de plus? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défier d’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie ou de mort.
—Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme?
Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda le silence.
—En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour vous apaiser?
—Dites-moi votre nom.
A son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelques pas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme une personne qui a pris une importante détermination.
—Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sans pouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte de tremblement nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, je suis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nous séparer. L’escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez rien des Républicains; tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommes d’honneur, et je vais donner au capitaine Merle des ordres qu’il exécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à pied avec ma femme de chambre, quelques soldats nous accompagneront. Écoutez-moi bien, car il s’agit de votre tête. Si vous rencontriez, avant d’être en sûreté, l’horrible muscadin que vous avez vu dans l’auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi... —Elle fit une pause. —Quant à moi, je me rejette avec orgueil dans les misères de la vie, reprit-elle à voix basse en retenant ses pleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être heureux! Adieu.
Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un si brusque dénoûment.
—Attendez! cria-t-il avec une sorte de désespoir assez bien joué.
Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa une déplorable ruse pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire la curiosité de mademoiselle de Verneuil.
—Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné à mort, et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’a ramené en France, près de mon frère. J’espère être radié de la liste par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui la femme du premier Consul; mais si j’échoue, alors je veux mourir sur la terre de mon pays en combattant auprès de Montauran, mon ami. Je vais d’abord en secret, à l’aide d’un passe-port qu’il m’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés en Bretagne.
Pendant que le jeune chef parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle reprit lentement une expression de sérénité, et s’écria: —Monsieur, ce que vous me dites en ce moment est-il vrai?
—Parfaitement vrai, répéta l’inconnu, qui paraissait mettre peu de probité dans ses relations avec les femmes.
Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personne qui revient à la vie.
—Ha! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.
—Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.
—Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pas voulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vais tâcher de le défendre, puisqu’il est votre ami.
—Qui vous a dit que Montauran fût en danger?
—Hé! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’est question que de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en a dit assez sur lui, je pense.
—Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver de tout danger.
—Et si je ne voulais pas répondre? dit-elle avec cet air dédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel droit voulez-vous connaître mes secrets?
—Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.
—Déjà?... dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas, monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné? Une personne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève de l’École Polytechnique se servir d’expressions choisies, et déguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grand seigneur sous l’écorce des républicains; mais vos cheveux ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doit sentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vous que mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vous reconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritable officier républicain sorti de l’École ne se croirait pas près de moi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre à ce propos un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, la plus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit, d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices; et, prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande des fatuités. Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutes d’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble, belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas, et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée. Vous m’entendez! Si elle aime, et qu’elle veuille faire une folie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe; mais, pour votre honneur et... le mien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.
—Mademoiselle, dit le marquis, dont la surprise quoique dissimulée fut extrême et qui redevint tout à coup homme de grande compagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme une très-noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés, ou... comme une bonne fille, à votre choix!
—Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant. Laissez-moi mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis que le vôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que pour savoir si les gens qui me parlent d’amour sont sincères... Ne vous hasardez donc pas légèrement près de moi. —Monsieur, écoutez, lui dit-elle en lui saisissant le bras avec force, si vous pouviez me prouver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nous séparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelque grande existence d’homme, épouser une vaste ambition, de belles pensées. Les nobles cœurs ne sont pas infidèles, car la constance est une force qui leur va; je serais donc toujours aimée, toujours heureuse; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à faire de mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mes affections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, à l’aimer toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamais osé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élans passionnés de l’exaltation qui me dévore; mais je puis bien vous en dire quelque chose, puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en sûreté.
—Nous quitter?... jamais! dit-il électrisé par les sons que rendait cette âme vigoureuse qui semblait se débattre contre quelque immense pensée.
—Êtes-vous libre? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa.
—Oh! pour libre... oui, sauf la condamnation à mort.
Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers: —Si tout ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait la vôtre?... Mais si j’ai dit des folies, n’en faisons pas. Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m’apprécier à ma juste valeur, je doute de tout.
—Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar...
—Chut! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable accent de passion, l’air ne vous vaut décidément plus rien, allons retrouver nos chaperons.
La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, qui reprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière à d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt à s’observer et à se cacher un secret important; mais ils se sentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir qui, depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités qui rehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils se promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière situation morale où, soit par lassitude, soit pour défier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut en voir le dénoûment nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffres ou ses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme un joueur aime à jouer sa fortune? Le marquis et mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces idées qui leur furent communes après l’entretien dont elles étaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pas immense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. Le marquis, encore étonné de la profondeur des idées de cette fille bizarre, se demanda tout d’abord comment elle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désir de paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait à donner à ses attitudes; il la soupçonna de feinte, se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cette inconnue qu’une habile comédienne: il avait raison. Mademoiselle de Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autant plus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fort naturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrir vierges à l’amour; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leur amant. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme du marquis, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cet examen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cette phase de la passion où un homme trouve dans les défauts de sa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle de Verneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut le marquis; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grande étendue de l’avenir: Montauran obéissait à quelqu’un des mille sentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, tandis que Marie apercevait toute une vie; elle se plut à l’arranger belle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments, elle se vit heureuse en idée, et s’éprit autant de ces chimères que de la réalité, autant de l’avenir que du présent. Puis Marie essaya de revenir sur ses pas pour mieux établir son pouvoir sur le marquis. Elle agissait en cela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail. Elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elle s’était montrée si agressive. Mais elle se disait, en contemplant cette figure empreinte de force, qu’un être si puissant devait être généreux, et elle s’applaudissait de rencontrer une part plus belle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans son amant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir occuper sans partage l’âme de ce jeune homme prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le marquis, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y avait la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le marquis, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terrible dénoûment. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.
Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité; lorsqu’il atteignit la voiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, qui reconnut Corentin; ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par ce signe empreint de bassesse. L’inconnu parut désagréablement affecté de cette circonstance qui n’échappa certes point à sa prétendue mère. Mais Marie pressa légèrement le marquis, et sembla se réfugier par un regard dans son cœur, comme dans le seul asile qu’elle eût sur terre. Le front du jeune homme s’éclaircit alors en savourant l’émotion que lui fit éprouver le geste par lequel sa maîtresse lui avait révélé, comme par mégarde, l’étendue de son attachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toute coquetterie, et l’amour se montra pendant un moment sans voile. Ils se turent comme pour prolonger la douceur de ce moment. Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout; et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leur compter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leur bonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu’ils avaient fait, à la partie de la route qui se trouve au fond de la vallée d’Ernée, et qui forme le premier des trois bassins à travers lesquels se sont passés les événements qui servent d’exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montra d’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres à travers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positif dans cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.
A cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyant à la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pour tenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers se dirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts et d’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de les compter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, et répondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans les genêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ de bataille; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha d’examiner froidement le combat.
L’inconnu la suivit, lui prit la main et la plaça sur son cœur.
—J’ai eu peur, dit-elle en souriant; mais maintenant...
En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria: —Marie, prenez garde! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de la voiture, s’y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna et garda le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.
—Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilége, en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crime que de prier et d’aimer tout ensemble?
A ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir de les exprimer.
—Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger! dit brutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauques et gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche et appuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysanne dans la stupeur.
Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocité dans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenant son bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé comme un gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent aux formes de si bizarres aspects, appartenait ainsi plutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vives paroles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par un geste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler: mais la Bretonne sut que le silence de son amant était imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle de Verneuil? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à madame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pour Francine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plier l’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régner encore, après Dieu, sur ce cœur grossier.
Le doux entretien de Marie et du marquis fut interrompu par madame du Gua qui vint prendre Marie en criant comme si quelque danger la menaçait, afin de laisser un cavalier, qu’elle reconnut, libre de parler au Gars.
—Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel des Trois-Maures, dit tout bas au Gars le chevalier de Valois, l’un des membres du comité royaliste d’Alençon qui sortit du genêt, monté sur un petit cheval breton.
Et le chevalier disparut. En ce moment, le feu de l’escarmouche roulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partis en vinssent aux mains.
—Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlever nos voyageurs et leur imposer une rançon?... dit La-clef-des-cœurs.
—Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte, répondit Gérard en volant sur la route.
En ce moment le feu des Chouans se ralentit, car leur but était atteint par la communication du chevalier; Merle, qui les vit se sauvant en petit nombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager dans une lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fit reprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit en marche sans avoir essuyé de perte.
Le capitaine put offrir la main à mademoiselle de Verneuil pour remonter en voiture, car le marquis resta comme frappé de la foudre. La Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse du Républicain; elle tourna la tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite du changement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaient d’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, le visage baissé, et son attitude décelait un profond sentiment de dégoût.
—N’avais-je pas raison? dit à l’oreille du chef madame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entre les mains d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné la Vivetière... Une fois là!...
—Mais l’aimerait-il donc déjà?... se dit-elle en voyant le marquis à sa place dans la voiture, dans l’attitude d’un homme endormi.
La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être que des nuances; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie, était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.
Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant: —Pourquoi frissonné-je?... C’est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup: —Est-ce bien sa mère? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’œil jeté sur l’inconnu acheva d’éclairer. —Cette femme l’aime! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur? Suis-je perdue? Aurait-elle peur de moi?
Quant au marquis, il pâlissait, rougissait tour à tour, et gardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober les étranges émotions qui l’agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teint jaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit, devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de ce changement. Le souvenir de Corentin passa comme un éclair, et lui apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout à coup. Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchit sérieusement à sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’était laissée aller au bonheur d’aimer, sans penser ni à elle, ni à l’avenir. Incapable de supporter plus longtemps ses angoisses, elle chercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un des regards du marquis, et le supplia si vivement, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante, que le jeune homme chancela; mais la chute n’en fut que plus complète.
—Souffririez-vous, mademoiselle? demanda-t-il.
Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard, le geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que les événements de cette journée appartenaient à un mirage de l’âme qui se dissipait alors comme ces nuages à demi formés que le vent emporte.
—Si je souffre?... reprit-elle en riant forcément, j’allais vous faire la même question.
—Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec une fausse bonhomie.
Ni le marquis ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait la cause de cette situation; mais, peu curieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, une femme recula devant un secret. La vie humaine est tristement fertile en situations où, par suite, soit d’une méditation trop forte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de la voiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d’eux; mais quoique, semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pour les superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps en silence.
—Déjà séparés, se disait mademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé. Serait-ce Corentin? Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser? A peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de toujours le perdre!
Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva, et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pour en déguiser l’altération.
—Où sommes-nous? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture.
—A trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.
—Nous allons donc y arriver bientôt? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine.
—Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges, seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir. Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons, vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de la Pèlerine. Plaise à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendre leur revanche! Or, vous concevez qu’à monter et descendre ainsi l’on n’avance guère. De la Pèlerine, vous découvrirez encore!...
A ce mot l’inconnu tressaillit pour la seconde fois, mais si légèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.
—Qu’est-ce donc que cette Pèlerine? demanda vivement la jeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.
—C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province de la vallée du Couësnon, à l’extrémité de laquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne. Nous nous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitter leur pays, ont voulu nous tuer sur la limite; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné...
—Alors vous avez dû voir le Gars? demanda-t-elle. Quel homme est-ce?...
Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du marquis.
—Oh! mon Dieu! mademoiselle, répondit Merle toujours interrompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que, s’il ne portait pas l’uniforme de l’École Polytechnique, je gagerais que c’est lui.
Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir un sentiment de crainte; elle l’instruisit par un sourire amer de la découverte qu’elle faisait en ce moment du secret si traîtreusement gardé par lui; puis d’une voix railleuse, les narines enflées de joie, la tête de côté pour examiner le marquis et voir Merle tout à la fois, elle dit au Républicain: —Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudes au premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on; seulement il s’aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtout auprès des femmes.
—Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour solder notre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures, nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nous rencontrait, le drôle en ferait autant de nous, et nous mettrait à l’ombre; ainsi, par pari...
—Oh! dit le Gars, nous n’avons rien à craindre! Vos soldats n’iront pas jusqu’à la Pèlerine, ils sont trop fatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à deux pas d’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voici le chemin, à quelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s’y reposer, elles doivent être lasses d’être venues d’une seule traite d’Alençon, ici. —Et puisque mademoiselle, dit-il avec une politesse forcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que d’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère. —Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les temps ne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à la Vivetière une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, le Gars n’y aura pas tout pris; du moins, ma mère le croit...
—Votre mère?... reprit mademoiselle de Verneuil en interrompant avec ironie et sans répondre à la singulière invitation qu’on lui faisait.
—Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, mademoiselle, répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune, j’ai eu mon fils à quinze ans...
—Ne vous trompez-vous pas, madame; ne serait-ce pas à trente?
Madame du Gua pâlit en dévorant le sarcasme par lequel la jeune fille se vengeait de celui qu’elle avait essuyé naguère; elle aurait voulu pouvoir la déchirer, et se trouvait forcée de lui sourire, car elle désira reconnaître à tout prix, même à ses épigrammes, le sentiment dont la jeune fille était animée; aussi feignit-elle de ne l’avoir pas comprise.
—Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là, s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle en s’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.
—Oh! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoiselle de Verneuil; mais il sait mentir et me semble fort crédule: un chef de parti ne doit être le jouet de personne.
—Vous le connaissez? demanda froidement le marquis.
—Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, je croyais le connaître...
—Oh! mademoiselle, c’est décidément un malin, reprit le capitaine en hochant la tête, et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perdue depuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux rejetons. Il revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu, dit-on, toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous, sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposer des compagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l’on brûle un village aux Royalistes, il en fait brûler deux aux Républicains. Il se développe sur une immense étendue, et nous force ainsi à employer un nombre considérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas de trop! Oh! il entend les affaires.
—Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte en interrompant le capitaine.
—Mais, répliqua le marquis, si sa mort délivre le pays, fusillez-le donc bien vite.
Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil, et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage ne peut reproduire que très-imparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agit de mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié. Or, quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amant qui la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore s’en assurer par son supplice; elle avait une toute autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard, empreint d’une perfidie moqueuse, montrait les soldats au marquis d’un air de triomphe; en lui présentant ainsi l’image de son danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa vie dépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elle interrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, et brandissait le casse-tête avec grâce, savourant une vengeance toute innocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore.
—Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle à l’étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l’aurais livré aux dangers.
Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la tête vers les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua, sans surprendre entre elle et le marquis aucun signe secret qui pût lui confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulait douter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort, quand elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’air le plus calme, et soutenait sans trembler la torture que mademoiselle de Verneuil lui faisait subir; son attitude et l’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s’était soumis, et parfois il semblait lui dire: —«Voici l’occasion de venger votre vanité blessée, saisissez-la! Je serais au désespoir de revenir de mon mépris pour vous.» Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner le chef de toute la hauteur de sa position avec une impertinence et une dignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait le courage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amant portait un vieux titre, dont les priviléges plaisent à toutes les femmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre une république tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.
—En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort? demanda-t-elle à Merle.
—Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi les départements insurgés et y institue des conseils de guerre, répondit le républicain.
—A quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards? dit-elle à Montauran qui l’examinait attentivement.
—A un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être, répondit-il à voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache...
Elle regarda Montauran fixement; puis, ravie d’être insultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice: —Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas, je la garde.
Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des plus piquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dans ses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle! Elle savait si bien triompher des obstacles en amour! Elle était si fort habituée à se jouer de tout, à marcher au hasard! Elle aimait tant l’imprévu et les orages de la vie!
Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande route et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creux encaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôt un fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les soldats gagner lentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour entre les arbres de cette route argileuse où plusieurs des gens de l’escorte restèrent occupés à en retirer leurs souliers.
—Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écria Beau-pied.
Grâce à l’expérience que le postillon avait de ces chemins, mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d’une espèce de promontoire, était défendue et enveloppée par deux étangs profonds qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivant une étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaient les habitations et les jardins était protégée à une certaine distance derrière le château, par un large fossé où se déchargeait l’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait, et formait ainsi réellement une île presque inexpugnable, retraite précieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que par trahison. En entendant crier les gonds rouillés de la porte et en passant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerre précédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurs sinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent presque les pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle se berçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée et fermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages, baignées par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaient pour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles, dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevées au-dessus des roseaux et des broussailles, ressemblaient à des marmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s’animer et parler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et que des poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrent en barbotant sur la surface des étangs. La cour entourée d’herbes hautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites, excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le château semblait abandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous le poids des végétations qui y croissaient. Les murs, quoique construits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde le sol, offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait ses griffes. Deux corps de bâtiments réunis en équerre à une haute tour et qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château, dont les portes et les volets pendants et pourris, les balustrades rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber au premier souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers ces ruines auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’image que suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette; et les oiseaux de proie qui s’envolèrent en criant ajoutaient un trait de plus à cette vague ressemblance. Quelques hauts sapins plantés derrière la maison balançaient au-dessus des toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles, l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures d’un convoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements, le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de ces manoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raison peut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèce d’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdent l’établissement de la monarchie.
Mademoiselle de Verneuil, dans l’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours les formes d’un type convenu, frappée de la physionomie funèbre de ce tableau, sauta légèrement hors de la calèche, et le contempla toute seule avec terreur, en songeant au parti qu’elle devait prendre. Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de joie en se trouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamation involontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle se vit dans cette espèce de forteresse naturelle.
Montauran s’était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en devinant les pensées qui la préoccupaient.
—Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné par la guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ont été par vous.
—Et comment, demanda-t-elle toute surprise?
—Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-il avec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle lui avait si coquettement prononcées dans leur conversation sur la route.
—Qui vous a dit le contraire?
—Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté et veillent à déjouer les trahisons.
—Des trahisons! dit-elle d’un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin? Vous n’avez pas de mémoire, un défaut dangereux pour un chef de parti! —Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi, ni les soldats de la République nous n’entrerons ici.
Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blessée et de dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et un désespoir qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il en coûtait trop de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pas imprudent et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amants n’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de se quereller longtemps.
—Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voix suppliante.
—Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot? pas seulement un geste.
—Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre une main qu’elle retira; si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux et confiant naguère.
Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta: —Vous avez mon secret, et je n’ai pas le vôtre.
A ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta un regard d’humeur au chef et répondit: —Mon secret? jamais.
En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquence du moment; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien de précis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.
—Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper les soupçons.
—En conservez-vous donc? demanda-t-elle en le toisant des yeux comme si elle lui eût dit: —Avez-vous quelques droits sur moi?
—Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis et ferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte...
—Ah! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi, lui demanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici?
—Oui, foi de gentilhomme! Qui que vous soyez, vous et les vôtres, vous n’avez rien à craindre chez moi.
Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si généreux, que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort des Républicains. Elle allait parler, quand l’arrivée de madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait pu entendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants, et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dans une position qui n’accusait plus la moindre inimitié. En voyant cette femme, le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil, et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaire d’une importune compagnie.
—Je le gêne, se dit l’inconnue en restant immobile à sa place. Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement vers le perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent mis entre elle et eux un certain espace. —Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus; l’étang sera, par Dieu, son tombeau! Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentilhomme? une fois sous cette eau, qu’a-t-on à craindre? n’y sera-t-elle pas en sûreté?
Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre qui se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Il fallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cette assemblée de truisses ébranchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elle un regard de défiance; elle vit le postillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à terre était caché; Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment, oubliaient toute la terre; alors, l’inconnue s’avança, mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profond silence; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il n’entendit les paroles suivantes: —Combien êtes-vous, ici?
—Quatre-vingt-sept.
—Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.
—Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.
Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparut dans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher des yeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.
Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, se montrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent: —C’est le Gars! c’est lui, le voici! A ces exclamations, d’autres hommes accoururent, et leur présence interrompit la conversation des deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitamment vers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelle débouchaient les soldats républicains. A l’aspect de ces uniformes bleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnés s’écrièrent: —Seriez-vous donc venu pour nous trahir?
—Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant avec amertume. —Ces Bleus, reprit-il après une pause, forment l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous a miraculeusement délivrés d’un péril auquel nous avons failli succomber dans une auberge d’Alençon. Nous vous conterons cette aventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole, et doivent être reçus en amis.
Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, le marquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, le groupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer, et tous essayèrent d’apercevoir les traits de l’inconnue; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive en leur faisant quelques signes à la dérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grande table parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine de convives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon où l’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient en harmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les dehors du château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes et grossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes et semblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse de ces salles sans glaces ni rideaux, où quelques meubles séculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris. Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés sur une grande table; puis, dans les angles de l’appartement, des armes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférence importante entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Le marquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée, et Francine vint se placer derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier de ce meuble antique.
—Vous me permettrez bien de faire un moment le maître de maison, dit le marquis en quittant les deux étrangères pour se mêler aux groupes formés par ses hôtes.
Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran, s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait éveiller les soupçons des officiers républicains; quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant des pistolets et des couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plus grande discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard lui donnait. Mademoiselle de Verneuil, qui avait levé ses pieds vers le feu en s’occupant à les chauffer, laissa partir Montauran sans retourner la tête, et trompa l’attente des assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changement que produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef. Les gentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendant la sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas un qui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.
—Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’est amouraché en un moment de cette fille, et vous comprenez bien que, dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amis que nous avons à Paris, messieurs de Valois et d’Esgrignon d’Alençon, tous l’ont prévenu du piége qu’on veut lui tendre en lui jetant à la tête une créature, et il se coiffe de la première qu’il rencontre; d’une fille qui, suivant les renseignements que j’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le souiller, qui, etc., etc.
Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cette histoire le nom qui lui servit à échapper aux dangers de son passage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourrait qu’offenser une noble famille, déjà profondément affligée par les écarts de cette jeune dame, dont la destinée a d’ailleurs été le sujet d’une autre Scène. Bientôt l’attitude de curiosité que prit l’assemblée devint impertinente et presque hostile. Quelques exclamations assez dures parvinrent à l’oreille de Francine, qui, après avoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dans l’embrasure d’une croisée. Marie se leva, se tourna vers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même. Sa beauté, l’élégance de ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup les dispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie qui s’acquièrent dans la sphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie avec bonne grâce; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osa lui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut elle qui sembla les juger.
Les chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits de fantaisie qu’elle s’était plu à tracer. Cette lutte, véritablement grande, se rétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, sauf deux ou trois figures vigoureuses, ces gentilshommes de province, tous dénués d’expression et de vie. Après avoir fait de la poésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaient annoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue que l’amour de la gloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces gentilshommes les armes à la main; mais s’ils devenaient héroïques dans l’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusions rendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaître le dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes si remarquables. Cependant la plupart d’entre eux montraient des manières communes. Si quelques têtes originales se faisaient distinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par les formules et par l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accorda généralement de la finesse et de l’esprit à ces hommes, elle trouva chez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandiose auquel les triomphes et les hommes de la République l’habituaient. Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruine et sous ces ornements contournés assez bien assortis aux figures, la fit sourire, elle voulut y voir un tableau symbolique de la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquis jouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pour elle, était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina la figure de son amant sur cette masse, se plut à l’en faire ressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments de ses nobles desseins. En ce moment, les pas du marquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup les conspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et les chuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont comploté quelque malice en l’absence de leur maître, ils s’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra, Marie eut le bonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels il était le plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, des serrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou de reproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusé par elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à la curiosité qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil; mais, bientôt, les méchancetés de madame du Gua produisirent leur effet. Le baron du Guénic, surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ces hommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé par son nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, le prit par le bras et l’emmena dans un coin.
—Écoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine sur le point de faire une insigne folie.
—Qu’entends-tu par ces paroles?
—Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle est réellement, et quels sont ses desseins sur toi?
—Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, ma fantaisie sera passée.
—D’accord, mais si cette créature te livre avant le jour?...
—Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pas déjà fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air de fatuité.
—Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant que sa fantaisie, à elle, soit passée.
—Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières, et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction? Si elle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, au fond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjà prévenus contre cette personne; mais, après ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je la tuerais...
—Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue? il a proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller sur vous.
—Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère, songez à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre son escorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux que mademoiselle soit traitée avec les plus grands égards et comme une femme qui m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés aux Verneuil.
L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effet ordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles. Quoiqu’il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle de Verneuil et fait croire que sa passion pour elle était un caprice, il venait, par un sentiment d’orgueil, de franchir un espace immense. En avouant cette femme, il trouva son honneur intéressé à ce qu’elle fût respectée; il alla donc, de groupe en groupe, assurant, en homme qu’il eût été dangereux de froisser, que cette inconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt, toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi une espèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes les exigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement et lui dit à voix basse:
—Ces gens-là m’ont volé un moment de bonheur.
—Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elle en riant. Je vous préviens que je suis curieuse; ainsi, ne vous fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel est ce bonhomme qui porte une veste de drap vert.
—C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnon de feu Mercier, dit La-Vendée.
—Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il cause maintenant de moi? reprit mademoiselle de Verneuil.
—Savez-vous ce qu’ils disent?
—Si je veux le savoir?... Est-ce une question?
—Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.
—Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance des injures que je reçois chez vous, adieu, marquis! Je ne veux pas rester un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper ces pauvres Républicains, si loyaux et si confiants.
Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.
—Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposé silence à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient faux ou vrais. Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nous avons dans les ministères à Paris m’ont averti de me défier de toute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin en m’annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith des rues, il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme...
En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux de mademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelques pleurs.
—J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée... alors je ne douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vous me trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisons là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant comme une femme qui va mourir. Adieu.
Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement de désespoir.
—Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis à l’oreille.
Elle s’arrêta, le regarda.
—Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais, en vous suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étais folle.
—Comment, vous me quittez au moment où je vous offre ma vie!...
—Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.
—Sans regret, et pour toujours, dit-il.
Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l’entretien.
—Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un homme redoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assez dévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 qui les en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contrées et le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, il persuade à ses affiliés qu’ils ressusciteront, et sait entretenir leur fanatisme par d’adroites prédications. Vous le voyez: il faut employer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à un grand but. Là sont tous les secrets de la politique.
—Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si repoussante? Tenez, là, l’homme habillé avec les lambeaux d’une robe d’avocat.
—Avocat? il prétend au grade de maréchal de camp. N’avez-vous pas entendu parler de Longuy?
—Ce serait lui! dit mademoiselle de Verneuil effrayée. Vous vous servez de ces hommes!
—Chut! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en conversation criminelle avec madame du Gua...
—Cet homme en noir qui ressemble à un juge?
—C’est un de nos négociateurs, la Billardière, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne, dont le nom est quelque chose comme Flamet; mais il a la confiance des princes.
—Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terre blanche, et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un pacant? dit mademoiselle de Verneuil en riant.
—Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse du défunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j’oppose aux bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sont peut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.
—Mais elle, qui est-elle?
—Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’ait eue Charrette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde.
—Lui est-elle restée fidèle?
Pour toute réponse le marquis fit une petite moue dubitative.
—Et l’estimez-vous?
—Vous êtes effectivement bien curieuse.
—Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être ma rivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches?
—Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier Consul en l’attaquant à main armée? Qu’il réussisse ou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.
—Et vous êtes venu commander à de pareilles gens?... dit-elle avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi! Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs?
—Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus dans toutes les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leurs armées, au service de la maison de Bourbon, et les lance sur cette République qui menace de mort toutes les monarchies et l’ordre social d’une destruction complète?...
—Ah! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyez désormais la source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir... j’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec des Français, et non à l’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens que si mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais lui pardonner; mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par un inconnu, je le regarderais comme un monstre.
—Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie à une délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui le confirmaient dans ses présomptions.
—Républicaine? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul, reprit-elle; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillir toute la République. Pour qui vous battez-vous? Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’a laissé brûler vive. Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et il y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, je vous le permets, je serai heureuse.
—Vous êtes ravissante! n’essayez pas d’endoctriner ces messieurs, je serais sans soldats.
—Ah! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille lieues d’ici.
—Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout?
—Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.
—Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie. Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vous avez entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, et l’autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.
—Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle le plus singulier?... répondit-elle frappée d’un souvenir.
—La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’est pas être sur des roses que de servir les princes...
—Ah! vous me faites frémir! s’écria Marie. Marquis, reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui était personnel, il suffit d’un instant pour détruire une illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et le bonheur de bien des gens... Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en trop dire, et ajouta: —Je voudrais savoir les soldats de la République en sûreté.
—Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser son émotion, mais ne me parlez plus de vos soldats, je vous en ai répondu sur ma foi de gentilhomme.
—Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire? reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je serais au désespoir de régner sur un esclave?
—Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en interrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps ici?
—Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écria Marie.
Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, y remarqua de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissa madame du Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femme apportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cri promptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil, qui vit avec étonnement sa fidèle campagnarde s’élançant vers la salle à manger, regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrer le secret de ce brusque départ, elle s’avança vers l’embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçons qu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec une indéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regard sur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, Marie sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine, madame du Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation de cette femme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’un parc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux claires passait à quelques toises de la croisée. Occupée à contempler, sur la surface des eaux, les lignes noires qu’y projetaient les têtes de quelques vieux saules, Francine observait assez insouciamment l’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait à leurs branchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figures remuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvements irréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette figure, quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme. Francine attribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations que produisait la lumière de la lune, à travers les feuillages; mais bientôt une seconde tête se montra; puis d’autres apparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grands serpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes épines, plusieurs points lumineux brillèrent et se déplacèrent. En redoublant d’attention, l’amante de Marche-à-terre crut reconnaître la première des figures noires qui allaient au sein de ce mouvant rivage. Quelque indistinctes que fussent les formes de cet homme, le battement de son cœur lui persuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Éclairée par un geste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivée au milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux corps de logis et les deux berges sans découvrir dans celle qui faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourd mouvement. Elle prêta une oreille attentive, et entendit un léger bruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d’une bête fauve dans le silence des forêts; elle tressaillit et ne trembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité lui inspira promptement une ruse. Elle aperçut la voiture, courut s’y blottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution du lièvre aux oreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vit Pille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné de deux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille; ils les étalèrent de manière à former une longue litière devant le corps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbres nains, où les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts de quelque horrible stratagème.
—Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellement dormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourde que Francine reconnut.
—N’y dormiront-ils pas? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.
—Eh! bien, il se fâchera, répondit à demi-voix Marche-à-terre; mais nous aurons tué les Bleus, tout de même. —Voilà, reprit-il, une voiture qu’il faut rentrer à nous deux.
Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avant d’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau de chèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui la puissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé. Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée: —Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils? Que fait-on ici? Pourquoi te caches-tu? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Le Breton amena son innocente maîtresse sur le seuil de la porte; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de la lune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles: —Oui, par ma damnation! Francine, je te le dirai, mais quand tu m’auras juré sur ce chapelet... Et il tira un vieux chapelet de dessous sa peau de bique. —Sur cette relique que tu connais, reprit-il, de me répondre vérité à une seule demande. Francine rougit en regardant ce chapelet qui sans doute, était un gage de leur amour. —C’est là-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré...
Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son sauvage amant pour lui imposer silence.
—Ai-je donc besoin de jurer? dit-elle.
Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant un instant, et reprit: —La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement mademoiselle de Verneuil?
Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, la tête inclinée, pâle, interdite.
—C’est une cataud! reprit Marche-à-terre d’une voix terrible.
A ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, ses lèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien qui défend son maître.
—Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah! pourquoi t’ai-je abandonnée! Vous venez pour nous trahir, pour livrer le Gars.
Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles. Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osa contempler ce visage farouche, leva sur lui des yeux angéliques et répondit avec calme: —Je gage mon salut que cela est faux. C’est des idées de ta dame.
A son tour il baissa la tête; puis elle lui prit la main, se tourna vers lui par un mouvement mignon, et lui dit: —Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça? Écoute, je ne sais pas comment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entends rien! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est ma bienfaitrice; elle est aussi la tienne, et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins. Jure-le moi donc! Ici je n’ai confiance qu’en toi.
—Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un ton bourru.
Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait un chat.
—Eh! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère, d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.
Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fit gémir la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenue à la chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armes réveillèrent les échos de la cour et parurent mettre un terme à l’indécision de Marche-à-terre.
—Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux la faire demeurer dans la maison. —Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puisse arriver, restes-y avec elle et garde le silence le plus profond; sans quoi, rin.
—Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.
—Eh! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur à tout le monde, même à ta maîtresse.
—Oui.
Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternel, courant avec la légèreté d’un oiseau vers le perron; puis il se coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se lève le rideau tragique.
—Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritable souricière, dit Gérard en arrivant au château.
—Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.
Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pour s’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent des regards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.
—Bah! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas y entrer.
—Entrons, répondit Gérard.
Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front de bandière devant la litière de paille, au milieu de laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurre et du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officiers et les emmena au salon. Quand Gérard eut monté le perron, et qu’il regarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leurs branches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.
—Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller les haies, entendez-vous? Puis, vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière...
—Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse, mon adjudant? dit La-clef-des-cœurs.
Gérard inclina la tête.
—Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudant a tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, il ne se serait jamais acculé ici; nous sommes là comme dans une marmite.
—Es-tu bête! répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, le roi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le château de l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela est clair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça.
—C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà de bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Larose et Vieux-chapeau dans le fossé de la Pèlerine. Je me souviendrai toute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme un marteau de grande porte.
—Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat. Tu devrais faire des chansons à l’Institut national.
—Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en as guère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul.
Le rire de la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-des-cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter à son antagoniste.
—Viens-tu faire ta ronde? Je vais prendre à droite, moi, lui dit Beau-pied.
—Eh! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade. Mais avant, minute! je veux boire un verre de cidre, mon gosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot.
Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller explorer immédiatement était par malheur la berge dangereuse où Francine avait observé un mouvement d’hommes. Tout est hasard à la guerre. En entrant dans le salon et en saluant la compagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la composaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son âme, il alla tout à coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voix basse:
—Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous ne sommes pas en sûreté ici.
—Craindriez-vous quelque chose chez moi? demanda-t-elle en riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.
Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deux officiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans la salle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle de Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au commencement des repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans les circonstances présentes, et de laquelle elle était en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance que les femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans les actions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain. Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par le caractère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux, tirés des tempes et réunis dans une queue énorme derrière le cou, dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeur et de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, à parements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées en arrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, même chez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deux militaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient.
—Oh! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant un regard sur les royalistes: —Et, là est un homme, un roi, des priviléges.
Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant ce gai soldat répondait complétement aux idées qu’on peut avoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air au milieu des balles et n’oublient pas de faire un lazzi sur le camarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein de sang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraiment républicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dans les armées françaises auxquelles des dévouements noblement obscurs imprimaient une énergie jusqu’alors inconnue.
—Voilà un de mes hommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés sur le présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé, mais au profit de l’avenir...
Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportait pas à son amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par une autre admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyant le marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques, assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une République victorieuse dans l’espoir de relever une monarchie morte, une religion mise en interdit, des princes errants et des priviléges expirés:
—Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée que l’autre; car, accroupi sur des décombres, il veut faire du passé, l’avenir.
Son esprit nourri d’images hésitait alors entre les jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays; mais elle était arrivée par le sentiment au point où l’on arrive par la raison, à reconnaître que le roi, c’est le pays.
En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler; mais le Gars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engager à se taire et à prendre place au festin. A mesure que les deux officiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence; ils redoublèrent alors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours. Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups d’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dont le cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un même regard, car madame du Gua les avait habilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils ne savaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaient été attirés dans une embûche; si mademoiselle de Verneuil était la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité.
Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à tout le monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, il avait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer le meilleur parti possible; mais, tout en s’agenouillant devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour, reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ils ont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gens manquent de tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoup d’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans un piége. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur la compagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abord excités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie, voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairs de joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui sembla couverte d’un crêpe: —Mort de mon âme, comte, cela est-il vrai? demanda-t-il.
—Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avec gravité.
Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôt pour les reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillit ce regard plein de mort.
—Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l’heure.
Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres et sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont le désespoir va cesser. Le mépris général pour mademoiselle de Verneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble à l’indignation des deux Républicains, qui se levèrent brusquement.
—Que désirez-vous, citoyens? demanda madame du Gua.
—Nos épées, citoyenne, répondit ironiquement Gérard.
—Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquis froidement.
—Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez, répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peu plus près qu’à la Pèlerine.
L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers, retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaient quelques soldats survivant à leur première décharge, et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie; car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, on entendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombant dans les eaux où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect.
—Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, par un geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité. —J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pèlerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous?
Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cette exécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors, répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il aurait voulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiers vivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance, étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir.
—J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria: —Les avoir assassinés lâchement, froidement!
—Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis.
—Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.
—Accuser le roi! s’écria le marquis hors de lui.
—Combattre la France! répondit Gérard d’un ton de mépris.
—Niaiserie, dit le marquis.
—Parricide! reprit le Républicain.
—Régicide!
—Eh! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer? s’écria gaiement Merle.
—C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers le marquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort, reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur-le-champ.
—Te voilà bien! reprit le capitaine, toujours pressé d’en finir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pas déjeuner le lendemain, on soupe.
Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile, prit le silence de son chef pour un ordre, et l’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud.
—Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes libre de venir avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pour faire des échanges.
Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, comme s’il s’adressait un reproche: —C’est cette diablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot?
—Cette fille! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’est donc bien décidément une fille.
Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait tout pâle, défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dans la salle à manger une autre scène qui, par l’absence du marquis, prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sans son protecteur, put croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux de sa rivale. Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaient levés, moins madame du Gua.
—Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent les Bleus. Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva. —Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourde rage, venait nous enlever le Gars! Elle venait essayer de le livrer à la République.
—Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui ai sauvé la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.
Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité de l’éclair; elle brisa, dans son aveugle emportement, les faibles brandebourgs du spencer de la jeune fille surprise par cette soudaine irruption, viola d’une main brutale l’asile sacré où la lettre était cachée, déchira l’étoffe, les broderies, le corset, la chemise; puis elle profita de cette recherche pour assouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa les traces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutte que Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba, ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en boucles ondoyantes; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmes tracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues et rendirent le feu de ses yeux plus vif; enfin, le tressaillement de la honte la livra frémissante aux regards des convives. Des juges même endurcis auraient cru à son innocence en voyant sa douleur.
La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait: —Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature?
—Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur du désastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.
—Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et contre-signé Dubois. A ces noms quelques personnes levèrent la tête. —Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua:
«Les citoyens commandants militaires de tout grade, administrateurs de district, les procureurs-syndics, etc., des départements insurgés, et particulièrement ceux des localités où se trouvera le ci-devant marquis de Montauran, chef de brigands et surnommé le Gars, devront prêter secours et assistance à la citoyenne Marie Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne, etc.»
—Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette infamie! ajouta-t-elle.
Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.
—La partie n’est pas égale si la République emploie de si jolies femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.
—Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madame du Gua.
—Rien? dit Brigaut, mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grosses rentes!
—La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer des filles de joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.
—Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent, reprit madame du Gua avec une horrible expression de joie qui indiquait le terme de ces plaisanteries.
—Comment donc vivez-vous encore, madame? dit la victime en se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.
Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour une si fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua vit errer sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit en fureur; et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitaine qui survinrent: —Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en lui désignant mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je te la donne, fais-en tout ce que tu voudras.
A ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entière frissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le supplice apparut dans toute son horreur.
Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta sur l’assemblée un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête, et l’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes et fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse. L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsque les beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous les regards! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par lui dans une infâme situation; elle lui lança un regard stupide et plein de haine, car elle sentit naître dans son cœur d’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme un tourbillon de folie; son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie; alors, au lieu de se tuer, elle saisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à la garde; mais l’épée ayant glissé entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle, aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse au moment où elle essaya de tuer le marquis. A ce spectacle, Francine jeta des cris perçants.
—Pierre! Pierre! Pierre! s’écria-t-elle avec des accents lamentables.
Et tout en criant elle suivit sa maîtresse. Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermant la porte de la salle. Quand il arriva sur le perron, il tenait encore le poignet de cette femme et le serrait par un mouvement convulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche en brisaient presque l’os du bras; mais elle ne sentait que la main brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.
—Monsieur, vous me faites mal!
Pour toute réponse, il la contempla pendant un moment.
—Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme a fait? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille, elle s’écria en frissonnant: —La foi d’un gentilhomme! ah! ah! ah! Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta: —La belle journée!
—Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.
Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme; mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant à Pille-miche sa victime.
—Dieu m’entendra, marquis, je lui demanderai pour vous une belle journée sans lendemain!
Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avec une douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas été fermés.
La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs de cette tragédie; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut de l’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leur dit en souriant tristement: —Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernière étape.
Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec une étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.
—Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants en train.
—Ah! dit le marquis en laissant échapper le geste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil de guerre!
Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour lui verser à boire.
—Oh! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous.
A cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant: —Allons, épargnons-lui le dessert.
—Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et je ne manque pas à mes rendez-vous.
—Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes libre! Tenez, voilà un passe-port. Les Chasseurs du Roi savent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.
—Va pour la vie! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous réponds de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas de grâce. Vous pouvez être très-habile, mais vous ne valez pas Gérard. Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me la faudra, et je l’aurai.
—Il était donc bien pressé, reprit le marquis.
—Adieu! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je ne reste pas avec les assassins de mon ami, dit le capitaine qui disparut en laissant les convives étonnés.
—Hé! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et des avocats qui dirigent la République? demanda froidement le Gars.
—Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Bauvan , ils sont en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une impertinence.
La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être en ce moment, lui avait offert dans cette scène des beautés si difficiles à oublier qu’il se disait en sortant: —Si c’est une fille, ce n’est pas une fille ordinaire, et j’en ferai certes bien ma femme... Il désespérait si peu de la sauver de la main de ces sauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait été de la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement en arrivant sur le perron, le capitaine trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rien que les rires bruyants et lointains des Chouans qui buvaient dans les jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tourner l’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient été fusillés; et, de ce coin, à la faible lueur de quelques chandelles, il distingua les différents groupes que formaient les Chasseurs du Roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s’y trouvaient; mais en ce moment, il se sentit doucement tiré par le pan de son uniforme, se retourna et vit Francine à genoux.
—Où est-elle? demanda-t-il.
—Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pas bouger.
—Par où sont-ils allés?
—Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.
Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la lune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse quoique indistincte leur fit battre le cœur.
—Oh! c’est elle, dit la Bretonne.
Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée au milieu de quelques figures dont les mouvements accusaient un débat.
—Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal, marchons!
—Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.
—Je l’ai déjà été une fois aujourd’hui, répondit-il gaiement.
Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la scène se passait. Au milieu de la route, Francine s’arrêta.
—Non, je n’irai pas plus loin! s’écria-t-elle doucement, Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler; je le connais, nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieur l’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès de moi, il vous tuerait.
En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela le postillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria en dirigeant son fusil sur lui: —Sainte Anne d’Auray! le recteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleus signent des pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en vais te faire ressusciter, moi!
—Hé! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le gant de ton chef.
—Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te la donne pas, moi, la vie, Ave Maria!
Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, qui tomba. Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entendit prononcer indistinctement ces paroles: —J’aime encore mieux rester avec eux que de revenir sans eux, dit-il.
Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant: —Il y a cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avec leurs habits. En voyant dans la main du capitaine qui avait fait le geste de montrer le gant du Gars, cette sauve-garde sacrée, il resta stupéfait. —Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d’un oiseau.
Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant à Pille-miche. Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le cou de Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promesse qu’il lui avait faite. A quelques pas d’eux, Pille-miche entraînait sa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée de suivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur cette figure un épouvantable sourire.
—Est-elle godaine!... s’écria-t-il avec une grossière emphase.
En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.
—Pierre?
—Hé! bien.
—Il va donc la tuer.
—Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.
—Mais elle ne se laissera pas faire, et je mourrai si elle meurt.
—Ha! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure! dit Marche-à-terre.
—Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nous devrons notre bonheur; mais qu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver de tout malheur?
—Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.
Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine, en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier, après être entré dans la grange, avait contraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnon pour sortir la calèche.
—Que veux-tu faire de tout cela? lui demanda Marche-à-terre.
—Ben! la grande garce m’a donné la femme, et tout ce qui est à elle est à mé.
—Bon pour la voiture, tu en feras des sous; mais la femme? elle te sautera au visage comme un chat.
Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit: —Quien, je l’emporte itou chez mé, je l’attacherai.
—Hé! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.
Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camarade gardant sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée, et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sans s’apercevoir qu’elle prenait son élan pour se précipiter dans l’étang.
—Ho! Pille-miche, cria Marche-à-terre.
—Quoi?
—Je t’achète tout ton butin.
—Gausses-tu? demanda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.
—Laisse-la moi voir, je te dirai un prix.
L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre les deux Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplant comme les deux vieillards durent regarder Suzanne dans son bain.
—Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu cinquante livres de bonne rente?
—Ben vrai.
—Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.
—Oh! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça, et des godaines! Mais la voiture, à qui qué sera? reprit Pille-miche en se ravisant.
—A moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons.
—Mais s’il y avait de l’or dans la voiture?
—N’as-tu pas topé?
—Oui, j’ai topé.
—Eh! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dans l’écurie.
—Mais s’il y avait de l’or dans...
—Y en a-t-il? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.
—J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle de Verneuil.
A ces mots les deux Chouans se regardèrent.
—Eh! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue, dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dans l’étang avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.
—Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon de d’Orgemont, s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce sacrifice.
Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher le postillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra. En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement à l’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, les mains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’un meurtre l’avait vivement frappée.
—Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle est sauvée!
Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps de Merle, il aperçut le gant du Gars que la main morte serrait convulsivement encore.
—Oh! oh! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là un traître coup! il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.
Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, qui s’était déjà placée dans la calèche avec Francine: —Tenez, prenez ce gant. Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criez: —Oh! le Gars! Montrez ce passeport-là, rien de mal ne vous arrivera. —Francine, dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cette femme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.
—Tu veux que je l’abandonne en ce moment! répondit Francine d’une voix douloureuse.
Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front; puis, il leva la tête, et fit voir des yeux armés d’une expression féroce: —C’est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours; si passé ce terme, tu ne viens pas avec moi... Il n’acheva pas, mais il donna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sa carabine. Après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sans vouloir entendre de réponse.
Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortir de l’étang cria sourdement: —Madame, madame.
Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, car quelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrière un arbre se montra.
—Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire a coûté plus d’une pinte de sang! s’il m’avait imité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là, flottant comme des galiotes.
Pendant que ces événements se passaient au dehors, les chefs envoyés de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre à la main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devint importante et grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où la ligne commune des opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu de Pille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que ces gais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République. Madame du Gua tressaillit; et, au mouvement que lui causa le plaisir de se savoir débarrassée de sa rivale, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.
—Il l’aimait pourtant! dit ironiquement madame du Gua. Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il sera ennuyeux comme les mouches, si on lui laisse broyer du noir.
Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher de voir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. A cet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eaux les cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour monsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour dire au marquis de Montauran: —Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes?
—Pas grand’chose, n’est-ce pas, cher comte! répondit le Gars.
—Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des Républicains?
—Jamais.
—Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres?
—Jamais.
—A quoi donc vous seront-ils bons?
—A plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit le marquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la Bretagne en dix! Allez, monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez pour la Vendée; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier, marchent seulement aussi rapidement que moi; qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de Paris.
—Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune.
—Soixante mille hommes! vraiment? reprit le marquis avec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagne d’Italie? Quant au général Brune, il ne viendra pas, Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le général Hédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Me comprenez-vous?
En l’entendant parler ainsi, M. de Fontaine regarda le marquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommes s’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux: —Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes? ma devise est: Persévérer jusqu’à la mort.
Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serra en disant: —J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsi vous ne doutez pas de moi; mais croyez à mon expérience, les temps sont changés.
—Oh! oui, dit La Billardière, qui survint. Vous êtes jeune, marquis: écoutez-moi? vos biens n’ont pas tous été vendus...
—Ah! concevez-vous le dévouement sans sacrifice! dit Montauran.
—Connaissez-vous bien le Roi? dit La Billardière.
—Oui!
—Je vous admire.
—Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me bats pour la Foi!
Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de se résigner aux événements en gardant sa foi dans son cœur, La Billardière pour retourner en Angleterre, Montauran pour combattre avec acharnement et forcer par les triomphes qu’il rêvait les Vendéens à coopérer à son entreprise.
Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme de mademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et comme morte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller à Fougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon, qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la grande route, et arriva bientôt au sommet de la Pèlerine.
Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre du matin, la belle et large vallée du Couësnon, où cette histoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de la Pèlerine, le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Les trois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. En se sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa au pauvre fantassin qui se trouvait derrière la voiture, et voulut absolument, malgré ses refus, qu’il montât près de Francine. La vue de Fougères la tira pour un moment de ses réflexions. D’ailleurs, le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de la ville à des inconnus, elle fut obligée d’exhiber sa lettre ministérielle; elle se vit alors à l’abri de toute entreprise hostile en entrant dans cette place, dont, pour le moment, les habitants étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d’autre asile que l’auberge de la Poste.
—Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamais besoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied, sergent à la première compagnie des lapins de Hulot, soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faites excuse de ma condescendance et de ma vanité; mais je ne puis vous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que ça, pour le quart d’heure, à votre service.
Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.
—Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, plus on y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la mort pour la vie, et un sergent... Enfin, laissons cela.
Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud, sa fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elle était habituée; mais en la voyant inquiète et debout, sa maîtresse fit un signe empreint de tristesse.
—On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dix ans plus vieille.
Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voir Marie, qui lui permit d’entrer.
—Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue de Corentin ne m’est pas trop désagréable.
Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois une répugnance instinctive que deux ans de connaissance n’avaient pu adoucir.
—Eh! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc pas lui que vous teniez?
—Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur, ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.
Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards obliques, en essayant de deviner les pensées secrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assez de portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plus habiles.
—J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence. S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie. Voulez-vous y rester? Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir des conjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille. —J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard: et ma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirer parti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir?
—A l’instant, s’écria-t-elle.
—Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre de l’ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votre goût.
—Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sans peine. Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposer dans la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présence m’est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, je m’entendrai mieux avec elle qu’avec moi-même peut-être... Adieu. Allez! allez donc.
Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrent en elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doute lentement classé les impressions de la journée précédente, et la réflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions se peignaient encore parfois sur son visage, elles semblaient attester la faculté que possèdent certaines femmes d’ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés, et cette dissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant la perte de leur victime. Elle demeura seule occupée à chercher comment elle pourrait amener entre ses mains le marquis tout vivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon ses désirs; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’un sentiment, celui de la vengeance, d’une vengeance infinie, complète. C’était sa seule pensée, son unique passion. Les paroles et les attentions de Francine trouvèrent Marie muette, elle sembla dormir les yeux ouverts; et cette longue journée s’écoula sans qu’un geste ou une action indiquassent cette vie extérieure qui rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur une ottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Le soir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine.
—Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et je comprends aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pour l’aller chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, le séduire et l’avoir à moi, je donnerais ma vie; mais si je n’ai pas, dans peu de jours, sous mes pieds, humble et soumis, cet homme qui m’a méprisée, si je n’en fais pas mon valet; mais je serai au-dessous de tout, je ne serai plus une femme, je ne serai plus moi!...
La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuil lui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe et d’élégance inné dans cette fille; il rassembla tout ce qu’il savait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour sa maîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissant qui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le lendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendre à cet hôtel improvisé.
Bien qu’elle ne fît que passer de sa mauvaise ottomane sur un antique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasque Parisienne prit possession de cette maison comme d’une chose qui lui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout ce qu’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles qu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connus depuis long-temps; détails vulgaires, mais qui ne sont pas indifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cette demeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de son amour.
—Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. O mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénoûment! Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée: —Aimes-tu? Oh! oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah! je suis bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh! bien, ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais défendu. Autrefois, je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents; le monde était triste et non pas horrible; mais maintenant, qu’est le monde sans lui? Il va donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre... Ah! je l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.
Francine épouvantée la contempla un moment en silence.
—Tuer celui qu’on aime?... dit-elle d’une voix douce.
—Ah! certes, quand il n’aime plus.
Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassit et garda le silence.
Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.
—Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis? Ils sont morts.
—Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la République.
—Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marcha d’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.
—Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de vos échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Les femmes font rarement la guerre, mais vous pourrez, quelque vieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Je livrerai à vos baïonnettes une famille entière: ses aïeux, et lui, son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux l’amener dans mon lit; ce chef en sortira pour marcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale... Il a prononcé pardieu lui-même son arrêt: un jour sans lendemain! Votre république et moi nous serons vengées. La République! reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrent Hulot, mais il mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays? La France me volerait donc ma vengeance! Ah! qu’une vie est peu de chose, une mort n’expie qu’un crime! Mais s’il n’a qu’une tête à donner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mes caresses!
Là, elle se tut; mais à travers la pourpre de son visage, Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le délire n’étouffaient pas entièrement la pudeur. Marie frissonna violemment en disant les derniers mots; elle les écouta de nouveau comme si elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voile échappe.
—Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.
—Probablement, répondit-elle avec amertume.
—Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.
—Eh! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup, cette femme agitée, qui se promenait à pas précipités en jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage, se calma. —Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme. Pourquoi parler, il faut l’aller chercher!
—L’aller chercher, dit Hulot; mais, ma chère enfant, prenez-y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, si vous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas.
—Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger, répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de sa présence ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.
—Quelle femme! s’écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens de police! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il en hochant la tête.
—Oh! si! répliqua Corentin.
—Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime? reprit Hulot.
—C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin en regardant le commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de faire des sottises, car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour qui vaille trois cent mille francs.
Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernier le suivit des yeux; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il poussa un soupir en se disant à lui-même: —Il y a donc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi! Tonnerre de Dieu, si je rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là me l’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé des conseils de guerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d’un jeune troupier qui entend le feu pour la première fois.
Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amis avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans les circonstances présentes. A la dépêche ministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivait que cet incident, complétement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il y avait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements des Chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères, Hulot avait secrètement ramené par une marche forcée, deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisans menaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.
—Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle de Verneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelque rapides que soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles de pensées.
Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, comme celle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissa échapper lentement ces paroles:
—J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvres délicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu, et j’entends encore le —hue!— du postillon. Enfin, je rêve... et pourquoi donc tant de haine au réveil!
Elle poussa un long soupir, se leva; puis, pour la première fois elle se mit à regarder le pays livré à la guerre civile par ce cruel gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elle seule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirer plus à l’aise sous le ciel, et si elle suivit son chemin à l’aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la ville par ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérances dans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme se réalisent souvent; mais on en attribue alors la prévision à cette puissance appelée le pressentiment; pouvoir inexpliqué, mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant comme un flatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.
CHAPITRE III.
UN JOUR SANS LENDEMAIN.
Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de la disposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensable d’en donner ici une minutieuse description, sans laquelle le dénoûment serait d’une compréhension difficile.
La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher de schiste que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment au couchant la grande vallée du Couësnon, et prennent différents noms suivant les localités. A cette exposition, la ville est séparée de ces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petite rivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est a pour point de vue le paysage dont on jouit au sommet de la Pèlerine, et celle qui regarde l’ouest a pour toute vue la tortueuse vallée du Nançon; mais il existe un endroit d’où l’on peut embrasser à la fois un segment du cercle formé par la grande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient s’y fondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promenade, et où allait se rendre mademoiselle de Verneuil, fut précisément le théâtre où devait se dénouer le drame commencé à la Vivetière. Ainsi, quelque pittoresques que soient les autres parties de Fougères, l’attention doit être exclusivement portée sur les accidents du pays que l’on découvre en haut de la Promenade.
Pour donner une idée de l’aspect que présente le rocher de Fougères vu de ce côté, on peut le comparer à l’une de ces immenses tours en dehors desquelles les architectes sarrasins ont fait tourner d’étage en étage de larges balcons joints entre eux par des escaliers en spirale. En effet, cette roche est terminée par une église gothique dont les petites flèches, le clocher, les arcs-boutants achèvent de lui donner la forme d’un pain de sucre. Devant la porte de cette église, dédiée à saint Léonard, se trouve une petite place irrégulière dont les terres sont soutenues par un mur exhaussé en forme de balustrade, et qui communique par une rampe à la Promenade. Semblable à une seconde corniche, cette esplanade se développe circulairement autour du rocher, à quelques toises en dessous de la place Saint-Léonard, et offre un large terrain planté d’arbres, qui vient aboutir aux fortifications de la ville. Puis, à dix toises des murailles et des roches qui supportent cette terrasse due à une heureuse disposition des schistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournant nommé l’Escalier de la Reine, pratiqué dans le roc, et qui conduit à un pont bâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. Enfin, sous ce chemin, qui figure une troisième corniche, des jardins descendent de terrasse en terrasse jusqu’à la rivière, et ressemblent à des gradins chargés de fleurs.
Parallèlement à la Promenade, de hautes roches qui prennent le nom du faubourg de la ville où elles s’élèvent, et qu’on appelle les montagnes de Saint-Sulpice, s’étendent le long de la rivière et s’abaissent en pentes douces dans la grande vallée, où elles décrivent un brusque contour vers le nord. Ces roches droites, incultes et sombres, semblent toucher aux schistes de la Promenade; en quelques endroits, elles en sont à une portée de fusil, et garantissent contre les vents du nord une étroite vallée, profonde de cent toises, où le Nançon se partage en trois bras qui arrosent une prairie chargée de fabriques et délicieusement plantée.
Vers le sud, à l’endroit où finit la ville proprement dite, et où commence le faubourg Saint-Léonard, le rocher de Fougères fait un pli, s’adoucit, diminue de hauteur et tourne dans la grande vallée en suivant la rivière, qu’il serre ainsi contre les montagnes de Saint-Sulpice, en formant un col d’où elle s’échappe en deux ruisseaux vers le Couësnon, où elle va se jeter. Ce joli groupe de collines rocailleuses est appelé le Nid-aux-crocs, la vallée qu’elles dessinent se nomme le val de Gibarry, et ses grasses prairies fournissent une grande partie du beurre connu des gourmets sous le nom de beurre de la Prée-Valaye.
A l’endroit où la Promenade aboutit aux fortifications s’élève une tour nommée la tour du Papegaut. A partir de cette construction carrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoiselle de Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand il offre des tables droites; et la partie de la ville assise sur cette haute base inexpugnable décrit une vaste demi-lune, au bout de laquelle les roches s’inclinent et se creusent pour laisser passage au Nançon. Là, est située la porte qui mène au faubourg de Saint-Sulpice, dont le nom est commun à la porte et au faubourg. Puis, sur un mamelon de granit qui domine trois vallons dans lesquels se réunissent plusieurs routes, surgissent les vieux créneaux et les tours féodales du château de Fougères, l’une des plus immenses constructions faites par les ducs de Bretagne, murailles hautes de quinze toises, épaisses de quinze pieds; fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançon qui coule dans ses fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint-Sulpice et les ponts-levis de la forteresse; défendue à l’ouest par la roideur des blocs de granit sur lesquels elle repose.
Ainsi, depuis la Promenade jusqu’à ce magnifique débris du moyen âge, enveloppé de ses manteaux de lierre, paré de ses tours carrées ou rondes, où peut se loger dans chacune un régiment entier, le château, la ville et son rocher, protégés par des murailles à pans droits, ou par des escarpements taillés à pic, forment un vaste fer à cheval garni de précipices sur lesquels, à l’aide du temps, les Bretons ont tracé quelques étroits sentiers. Çà et là, des blocs s’avancent comme des ornements. Ici, les eaux suintent par des cassures d’où sortent des arbres rachitiques. Plus loin, quelques tables de granit moins droites que les autres nourrissent de la verdure qui attire les chèvres. Puis, partout des bruyères, venues entre plusieurs fentes humides, tapissent de leurs guirlandes roses de noires anfractuosités. Au fond de cet immense entonnoir, la petite rivière serpente dans une prairie toujours fraîche et mollement posée comme un tapis.
Au pied du château et entre plusieurs masses de granit, s’élève l’église dédiée à saint Sulpice, qui donne son nom à un faubourg situé par delà le Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fond d’un abîme, et son église dont le clocher pointu n’arrive pas à la hauteur des roches qui semblent près de tomber sur elle et sur les chaumières qui l’entourent, sont pittoresquement baignés par quelques affluents du Nançon, ombragés par des arbres et décorés par des jardins; ils coupent irrégulièrement la demi-lune que décrivent la Promenade, la ville et le château, et produisent, par leurs détails, de naïves oppositions avec les graves spectacles de l’amphithéâtre auquel ils font face. Enfin Fougères tout entier, ses faubourgs et ses églises, les montagnes même de Saint-Sulpice, sont encadrés par les hauteurs de Rillé, qui font partie de l’enceinte générale de la grande vallée du Couësnon.
Tels sont les traits les plus saillants de cette nature dont le principal caractère est une âpreté sauvage, adoucie par de riants motifs, par un heureux mélange des travaux les plus magnifiques de l’homme, avec les caprices d’un sol tourmenté par des oppositions inattendues, par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend, étonne et confond. Nulle part en France le voyageur ne rencontre de contrastes aussi grandioses que ceux offerts par le grand bassin du Couësnon et par les vallées perdues entre les rochers de Fougères et les hauteurs de Rillé. C’est de ces beautés inouïes où le hasard triomphe, et auxquelles ne manquent aucunes des harmonies de la nature. Là des eaux claires, limpides, courantes; des montagnes vêtues par la puissante végétation de ces contrées; des rochers sombres et des fabriques élégantes; des fortifications élevées par la nature et des tours de granit bâties par les hommes; puis, tous les artifices de la lumière et de l’ombre, toutes les oppositions entre les différents feuillages, tant prisées par les dessinateurs; des groupes de maisons où foisonne une population active, et des places désertes, où le granit ne souffre pas même les mousses blanches qui s’accrochent aux pierres; enfin toutes les idées qu’on demande à un paysage: de la grâce et de l’horreur, un poëme plein de renaissantes magies, de tableaux sublimes, de délicieuses rusticités! La Bretagne est là dans sa fleur.
La tour dite du Papegaut, sur laquelle est bâtie la maison occupée par mademoiselle de Verneuil, a sa base au fond même du précipice, et s’élève jusqu’à l’esplanade pratiquée en corniche devant l’église de Saint-Léonard. De cette maison isolée sur trois côtés, on embrasse à la fois le grand fer à cheval qui commence à la tour même, la vallée tortueuse du Nançon, et la place Saint-Léonard. Elle fait partie d’une rangée de logis trois fois séculaires, et construits en bois, situés sur une ligne parallèle au flanc septentrional de l’église avec laquelle ils forment une impasse dont la sortie donne dans une rue en pente qui longe l’église et mène à la porte Saint-Léonard, vers laquelle descendait mademoiselle de Verneuil. Marie négligea naturellement d’entrer sur la place de l’église au-dessous de laquelle elle était, et se dirigea vers la Promenade.
Lorsqu’elle eut franchi la petite barrière de poteaux peints en vert qui se trouve devant le poste alors établi dans la tour de la porte Saint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant ses passions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande vallée du Couësnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de la Pèlerine jusqu’au plateau par où passe le chemin de Vitré; puis ses yeux se reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur les sinuosités du val de Gibarry, dont les crêtes étaient baignées par les lueurs vaporeuses du soleil couchant. Elle fut presque effrayée par la profondeur de la vallée du Nançon dont les plus hauts peupliers atteignaient à peine aux murs des jardins situés au-dessous de l’Escalier de la Reine. Enfin, elle marcha de surprise en surprise jusqu’au point d’où elle put apercevoir et la grande vallée, à travers le val de Gibarry, et le délicieux paysage encadré par le fer à cheval de la ville, par les rochers de Saint-Sulpice et par les hauteurs de Rillé.
A cette heure du jour, la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à travers un dais bleuâtre; les teintes trop vives du jour commençaient à s’abolir; le firmament prenait un ton gris de perle; la lune jetait ses voiles de lumière sur ce bel abîme; tout enfin tendait à plonger l’âme dans la rêverie et l’aider à évoquer les êtres chers.
Tout à coup, ni les toits en bardeau du faubourg Saint-Sulpice, ni son église, dont la flèche audacieuse se perd dans la profondeur de la vallée, ni les manteaux séculaires de lierre et de clématite dont s’enveloppent les murailles de la vieille forteresse à travers laquelle le Nançon bouillonne sous la roue des moulins, enfin rien dans ce paysage ne l’intéressa plus. En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et ses nappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans les rochers, au fond des eaux et sur les prés, elle resta immobile devant les roches de Saint-Sulpice. L’espérance insensée qui l’avait amenée sur la promenade s’était miraculeusement réalisée. A travers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommets opposés, elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ils étaient vêtus, plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquels se distinguait le Gars, dont les moindres mouvements se dessinèrent dans la lumière adoucie du soleil couchant. A quelques pas en arrière du groupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madame du Gua. Pendant un moment mademoiselle de Verneuil put penser qu’elle rêvait; mais la haine de sa rivale lui prouva bientôt que tout vivait dans ce rêve. L’attention profonde qu’excitait en elle le plus petit geste du marquis l’empêcha de remarquer le soin avec lequel madame du Gua la mirait avec un long fusil. Bientôt un coup de feu réveilla les échos des montagnes, et la balle qui siffla près de Marie lui révéla l’adresse de sa rivale.
—Elle m’envoie sa carte! se dit-elle en souriant.
A l’instant de nombreux qui vive retentirent, de sentinelle en sentinelle, depuis le château jusqu’à la porte Saint-Léonard, et trahirent aux Chouans la prudence des Fougerais, puisque la partie la moins vulnérable de leurs remparts était si bien gardée.
—C’est elle et c’est lui, se dit Marie. Aller à la recherche du marquis, le suivre, le surprendre, fut une idée conçue avec la rapidité de l’éclair. —Je suis sans arme, s’écria-t-elle.
Elle songea qu’au moment de son départ à Paris, elle avait jeté, dans un de ses cartons, un élégant poignard, jadis porté par une sultane et dont elle voulut se munir en venant sur le théâtre de la guerre, comme ces plaisants qui s’approvisionnent d’albums pour les idées qu’ils auront en voyage; mais elle fut alors moins séduite par la perspective d’avoir du sang à répandre, que par le plaisir de porter un joli cangiar orné de pierreries, et de jouer avec cette lame pure comme un regard. Trois jours auparavant elle avait bien vivement regretté d’avoir laissé cette arme dans ses cartons, quand, pour se soustraire à l’odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité de se tuer. En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille un grand châle, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire, se couvrit la tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient les Chouans et qui appartenait à un domestique de sa maison, et avec cette présence d’esprit que prêtent parfois les passions, elle prit le gant du marquis donné par Marche-à-terre comme un passe-port; puis, après avoir répondu à Francine effrayée: —Que veux-tu? j’irais le chercher dans l’enfer! elle revint sur la Promenade.
Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après la direction de sa longue-vue, il paraissait examiner, avec l’attention scrupuleuse d’un homme de guerre, les différents passages du Nançon, l’Escalier de la Reine, et le chemin qui, de la porte Saint-Sulpice, tourne entre cette église et va rejoindre les grandes routes sous le feu du château. Mademoiselle de Verneuil s’élança dans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurs pâtres sur le versant de la Promenade, gagna l’Escalier de la Reine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon, traversa le faubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route au milieu des dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice, atteignit bientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit, et, malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui la hérissaient, elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergie inconnu peut-être à l’homme, mais que la femme entraînée par la passion possède momentanément. La nuit surprit Marie à l’instant où, parvenue sur les sommets, elle tâchait de reconnaître, à la faveur des pâles rayons de la lune, le chemin qu’avait dû prendre le marquis; une recherche obstinée faite sans aucun succès, et le silence qui régnait dans la campagne, lui apprirent la retraite des Chouans et de leur chef. Cet effort de passion tomba tout à coup avec l’espoir qui l’avait inspiré. En se trouvant seule, pendant la nuit, au milieu d’un pays inconnu, en proie à la guerre, elle se mit à réfléchir, et les recommandations de Hulot, le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de peur. Le calme de la nuit, si profond sur les montagnes, lui permit d’entendre la moindre feuille errante, même à de grandes distances, et ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner une triste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur la haute région et emportait les nuages avec violence, en produisant des alternatives d’ombre et de lumière dont les effets augmentèrent sa terreur, en donnant des apparences fantastiques et terribles aux objets les plus inoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisons de Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autant d’étoiles terrestres, et tout à coup elle vit distinctement la tour du Papegaut. Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pour retourner chez elle, mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par où elle était venue, pour savoir qu’elle courait plus de risques en voulant revenir à Fougères qu’en poursuivant son entreprise. Elle pensa que le gant du marquis écarterait tous les périls de sa promenade nocturne, si les Chouans tenaient la campagne. Madame du Gua seule pouvait être redoutable. A cette idée, Marie pressa son poignard, et tâcha de se diriger vers une maison de campagne dont elle avait entrevu les toits en arrivant sur les rochers de Saint-Sulpice; mais elle marcha lentement, car elle avait jusqu’alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être solitaire pendant la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes parts de hautes montagnes penchent leurs têtes comme des géants assemblés. Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit tressaillir plus d’une fois, et plus d’une fois elle hâta le pas pour le ralentir encore en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôt les circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plus intrépides n’eussent peut-être pas résisté, et plongèrent mademoiselle de Verneuil dans une de ces terreurs qui pressent tellement les ressorts de la vie, qu’alors tout est extrême chez les individus, la force comme la faiblesse. Les êtres les plus faibles font alors des actes d’une force inouïe, et les plus forts deviennent fous de peur. Marie entendit à une faible distance des bruits étranges; distincts et vagues tout à la fois, comme la nuit était tour à tour sombre et lumineuse, ils annonçaient de la confusion, du tumulte, et l’oreille se fatiguait à les percevoir; ils sortaient du sein de la terre, qui semblait ébranlée sous les pieds d’une immense multitude d’hommes en marche. Un moment de clarté permit à mademoiselle de Verneuil d’apercevoir à quelques pas d’elle une longue file de hideuses figures qui s’agitaient comme les épis d’un champ et glissaient à la manière des fantômes; mais elle les vit à peine, car aussitôt l’obscurité retomba comme un rideau noir, et lui déroba cet épouvantable tableau plein d’yeux jaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur le haut d’un talus, pour échapper à trois de ces horribles figures qui venaient à elle.
—L’as-tu vu? demanda l’un.
—J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi, répondit une voix rauque.
—Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeur des cimetières, dit le troisième.
—Est-il blanc? reprit le premier.
—Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux qui sont morts à la Pèlerine?
—Ah! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-on des préférences à ceux qui sont du Sacré-Cœur? Au surplus, j’aime mieux mourir sans confession, que d’errer comme lui, sans boire ni manger, sans avoir ni sang dans les veines, ni chair sur les os.
—Ah!...
Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe, quand un des trois Chouans montra du doigt les formes sveltes et le visage pâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvait avec une effrayante rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.
—Le voilà. —Le voici. —Où est-il? —Là. —Ici. —Il est parti. —Non. —Si. —Le vois-tu?
Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues sur la grève.
Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la direction de la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude qui fuyait à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique. Elle était comme emportée par une puissance inconnue dont l’influence la matait; la légèreté de son corps, qui lui semblait inexplicable, devenait un nouveau sujet d’effroi pour elle-même. Ces figures, qui se levaient par masses à son approche et comme de dessous terre où elles lui paraissaient couchées, laissaient échapper des gémissements qui n’avaient rien d’humain. Enfin elle arriva, non sans peine, dans un jardin dévasté dont les haies et les barrières étaient brisées. Arrêtée par une sentinelle, elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé sa figure, la carabine échappa des mains du Chouan qui déjà mettait Marie en joue, mais qui, à son aspect, jeta le cri rauque dont retentissait la campagne. Elle aperçut de grands bâtiments où quelques lueurs indiquaient des pièces habitées, et parvint auprès des murs sans rencontrer d’obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle elle se dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à la Vivetière. Étourdie et par cet aspect et par le sentiment de son danger, elle se rejeta violemment sur une petite ouverture défendue par de gros barreaux de fer, et distingua, dans une longue salle voûtée, le marquis seul et triste, à deux pas d’elle. Les reflets du feu, devant lequel il occupait une chaise grossière, illuminaient son visage de teintes rougeâtres et vacillantes qui imprimaient à cette scène le caractère d’une vision; immobile et tremblante, la pauvre fille se colla aux barreaux, et, par le silence profond qui régnait, elle espéra l’entendre s’il parlait; en le voyant abattu, découragé, pâle, elle se flatta d’être une des causes de sa tristesse; puis sa colère se changea en commisération, sa commisération en tendresse, et elle sentit soudain qu’elle n’avait pas été amenée jusque-là par la vengeance seulement. Le marquis se leva, tourna la tête, et resta stupéfait en apercevant, comme dans un nuage, la figure de mademoiselle de Verneuil; il laissa échapper un geste d’impatience et de dédain en s’écriant: —Je vois donc partout cette diablesse, même quand je veille!
Ce profond mépris, conçu pour elle, arracha à la pauvre fille un rire d’égarement qui fit tressaillir le jeune chef, et il s’élança vers la croisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elle entendit près d’elle les pas d’un homme qu’elle crut être Montauran; et, pour le fuir, elle ne connut plus d’obstacles, elle eût traversé les murs et volé dans les airs, elle aurait trouvé le chemin de l’enfer pour éviter de relire en traits de flamme ces mots: Il te méprise! écrits sur le front de cet homme, et qu’une voix intérieure lui criait alors avec l’éclat d’une trompette. Après avoir marché sans savoir par où elle passait, elle s’arrêta en se sentant pénétrée par un air humide. Effrayée par le bruit des pas de plusieurs personnes, et poussée par la peur, elle descendit un escalier qui la mena au fond d’une cave. Arrivée à la dernière marche, elle prêta l’oreille pour tâcher de reconnaître la direction que prenaient ceux qui la poursuivaient; mais, malgré des rumeurs extérieures assez vives, elle entendit les lugubres gémissements d’une voix humaine qui ajoutèrent à son horreur. Un jet de lumière parti du haut de l’escalier lui fit craindre que sa retraite ne fût connue de ses persécuteurs; et, pour leur échapper, elle trouva de nouvelles forces. Il lui fut très-difficile de s’expliquer, quelques instants après et quand elle recueillit ses idées, par quels moyens elle avait pu grimper sur le petit mur où elle s’était cachée. Elle ne s’aperçut pas même d’abord de la gêne que la position de son corps lui fit éprouver; mais cette gêne finit par devenir intolérable, car elle ressemblait, sous l’arceau d’une voûte, à la Vénus accroupie qu’un amateur aurait placée dans une niche trop étroite. Ce mur assez large et construit en granit formait une séparation entre le passage d’un escalier et un caveau d’où partaient les gémissements. Elle vit bientôt un inconnu couvert de peaux de chèvre descendant au-dessous d’elle et tournant sous la voûte sans faire le moindre mouvement qui annonçât une recherche empressée. Impatiente de savoir s’il se présenterait quelque chance de salut pour elle, mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiété que la lumière portée par l’inconnu éclairât le caveau où elle apercevait à terre une masse informe, mais animée, qui essayait d’atteindre à une certaine partie de la muraille par des mouvements violents et répétés, semblables aux brusques contorsions d’une carpe mise hors de l’eau sur la rive.
Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtre et incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie que l’imagination de mademoiselle de Verneuil répandait sur ces voûtes qui répercutaient les sons d’une prière douloureuse, elle fut obligée de reconnaître qu’elle se trouvait dans une cuisine souterraine, abandonnée depuis longtemps. Éclairée, la masse informe devint un petit homme très-gros dont tous les membres avaient été attachés avec précaution, mais qui semblait avoir été laissé sur les dalles humides sans aucun soin par ceux qui s’en étaient emparés. A l’aspect de l’étranger tenant d’une main la torche, et de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissement profond qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle de Verneuil, qu’elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gêne horrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient; elle tâcha de rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans la cheminée après s’être assuré de la solidité d’une vieille crémaillère qui pendait le long d’une haute plaque en fonte, et mit le feu au bois avec sa torche. Mademoiselle de Verneuil ne reconnut pas alors sans effroi ce rusé Pille-miche auquel sa rivale l’avait livrée, et dont la figure, illuminée par la flamme, ressemblait à celle de ces petits hommes de buis, grotesquement sculptés en Allemagne. La plainte échappée à son prisonnier produisit un rire immense sur ce visage sillonné de rides et brûlé par le soleil.
—Tu vois, dit-il au patient, que nous autres chrétiens nous ne manquons pas comme toi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdir les jambes, la langue et les mains. Quien! quien! je ne vois point de lèchefrite à te mettre sous les pieds, ils sont si dodus, que la graisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est donc bien mal montée qu’on n’y trouve pas de quoi donner au maître toutes ses aises quand il se chauffe.
La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré se faire entendre par delà les voûtes et attirer un libérateur.
—Oh! vous pouvez chanter à gogo, monsieur d’Orgemont! ils sont tous couchés là-haut, et Marche-à-terre me suit, il fermera la porte de la cave.
Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, le manteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, les murs et les fourneaux, pour essayer de découvrir la cachette où l’avare avait mis son or. Cette recherche se faisait avec une telle habileté que d’Orgemont demeura silencieux, comme s’il eût craint d’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé; car, quoiqu’il ne se fût confié à personne, ses habitudes auraient pu donner lieu à des inductions vraies. Pille-miche se retournait parfois brusquement en regardant sa victime comme dans ce jeu où les enfants essaient de deviner, par l’expression naïve de celui qui a caché un objet convenu, s’ils s’en approchent ou s’ils s’en éloignent. D’Orgemont feignit quelque terreur en voyant le Chouan frappant les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloir amuser ainsi pendant quelque temps l’avide crédulité de Pille-miche. En ce moment, trois autres Chouans, qui se précipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout à coup dans la cuisine. A l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sa recherche, après avoir jeté sur d’Orgemont un regard empreint de toute la férocité que réveillait son avarice trompée.
—Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-terre en gardant une attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devant une si grave nouvelle.
—Ça ne m’étonne pas, répondit Pille-miche, il communiait si souvent! le bon Dieu semblait n’être qu’à lui.
—Ah! ah! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi comme des souliers à un mort. Voilà-t-il pas qu’il n’avait pas reçu l’absolution avant cette affaire de la Pèlerine; il a margaudé la fille à Goguelu, et s’est trouvé sous le coup d’un péché mortel. Donc l’abbé Gudin dit comme ça qu’il va rester deux mois comme un esprit avant de revenir tout à fait! Nous l’avons vu tretous passer devant nous, il est pâle, il est froid, il est léger, il sent le cimetière.
—Et Sa Révérence a bien dit que si l’esprit pouvait s’emparer de quelqu’un, il s’en ferait un compagnon, reprit le quatrième Chouan.
La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tira Marche-à-terre de la rêverie religieuse où l’avait plongé l’accomplissement d’un miracle que la ferveur pouvait, selon l’abbé Gudin, renouveler chez tout pieux défenseur de la Religion et du Roi.
—Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certaine gravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirs commandés par notre sainte religion. C’est un avis que nous donne sainte Anne d’Auray, d’être inexorable entre nous pour les moindres fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi la surveillance de Fougères, le Gars consent à te la confier, et tu seras bien payé; mais tu sais de quelle farine nous pétrissons la galette des traîtres?
—Oui, monsieur Marche-à-terre.
—Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns prétendent que tu aimes le cidre et les gros sous; mais il ne s’agit pas ici de tondre sur les œufs, il faut n’être qu’à nous.
—Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et les sous sont deux bonnes chouses qui n’empêchent point le salut.
—Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce sera par ignorance.
—De quelque manière qu’un malheur vienne, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix qui fit trembler la voûte, je ne le manquerai pas. —Tu m’en réponds, ajouta-t-il en se tournant vers Pille-miche, car s’il tombe en faute, je m’en prendrai à ce qui double ta peau de bique.
—Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, reprit Galope-chopine, est-ce qu’il ne vous est pas souvent arrivé de croire que les contre-chuins étaient des chuins.
—Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’un ton sec, que ça ne t’arrive plus, ou je te couperais en deux comme un navet. Quant aux envoyés du Gars, ils auront son gant. Mais, depuis cette affaire de la Vivetière, la Grande Garce y boute un ruban vert.
Pille-miche poussa vivement le coude de son camarade en lui montrant d’Orgemont qui feignait de dormir; mais Marche-à-terre et Pille-miche savaient par expérience que personne n’avait encore sommeillé au coin de leur feu; et, quoique les dernières paroles dites à Galope-chopine eussent été prononcées à voix basse, comme elles pouvaient avoir été comprises par le patient, les quatre Chouans le regardèrent tous pendant un moment et pensèrent sans doute que la peur lui avait ôté l’usage de ses sens. Tout à coup, sur un léger signe de Marche-à-terre, Pille-miche ôta les souliers et les bas de d’Orgemont, Mène-à-bien et Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent au feu; puis Marche-à-terre prit un des liens du fagot, et attacha les pieds de l’avare à la crémaillère. L’ensemble de ces mouvements et leur incroyable célérité firent pousser à la victime des cris qui devinrent déchirants quand Pille-miche eut rassemblé des charbons sous les jambes.
—Mes amis, mes bons amis, s’écria d’Orgemont, vous allez me faire mal, je suis chrétien comme vous.
—Tu mens par ta gorge, lui répondit Marche-à-terre. Ton frère a renié Dieu. Quant à toi, tu as acheté l’abbaye de Juvigny. L’abbé Gudin dit que l’on peut, sans scrupule, rôtir les apostats.
—Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas de vous payer.
—Nous t’avions donné quinze jours, deux mois se sont passés, et voilà Galope-chopine qui n’a rien reçu.
—Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine? demanda l’avare avec désespoir.
—Rin! monsieur d’Orgemont, répondit Galope-chopine effrayé.
Les cris, qui s’étaient convertis en un grognement, continu comme le râle d’un mourant, recommencèrent avec une violence inouïe. Aussi habitués à ce spectacle qu’à voir marcher leurs chiens sans sabots, les quatre Chouans contemplaient si froidement d’Orgemont qui se tortillait et hurlait, qu’ils ressemblaient à des voyageurs attendant devant la cheminée d’une auberge si le rôt est assez cuit pour être mangé.
—Je meurs! je meurs! cria la victime... et vous n’aurez pas mon argent.
Malgré la violence de ces cris, Pille-miche s’aperçut que le feu ne mordait pas encore la peau; l’on attisa donc très-artistement les charbons de manière à faire légèrement flamber le feu, d’Orgemont dit alors d’une voix abattue: —Mes amis, déliez-moi. Que voulez-vous? cent écus, mille écus, dix mille écus, cent mille écus, je vous offre deux cents écus...
Cette voix était si lamentable que mademoiselle de Verneuil oublia son propre danger, et laissa échapper une exclamation.
—Qui a parlé? demanda Marche-à-terre.
Les Chouans jetèrent autour d’eux des regards effarés. Ces hommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaient pas devant un esprit. Pille-miche seul écoutait sans distraction la confession que des douleurs croissantes arrachaient à sa victime.
—Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l’avare.
—Bah! Où sont-ils? lui répondit tranquillement Pille-miche.
—Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge! au fond du jardin, à gauche... Vous êtes des brigands... des voleurs... Ah! je meurs... il y a là dix mille francs.
—Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut des livres. Les écus de ta République ont des figures païennes qui n’auront jamais cours.
—Ils sont en livres, en bons louis d’or. Mais déliez-moi, déliez-moi... vous savez où est ma vie... mon trésor.
Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d’entre eux auquel ils pouvaient se fier pour l’envoyer déterrer la somme. En ce moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de Verneuil, que, sans savoir si le rôle que lui assignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger, elle s’écria courageusement d’un son de voix grave: —Ne craignez-vous pas la colère de Dieu? Détachez-le, barbares!
Les Chouans levèrent la tête, ils aperçurent dans les airs des yeux qui brillaient comme deux étoiles, et s’enfuirent épouvantés. Mademoiselle de Verneuil sauta dans la cuisine, courut à d’Orgemont, le tira si violemment du feu, que les liens du fagot cédèrent; puis, du tranchant de son poignard, elle coupa les cordes avec lesquelles il avait été garrotté. Quand l’avare fut libre et debout, la première expression de son visage fut un rire douloureux, mais sardonique.
—Allez, allez au pommier, brigands! dit-il. Oh! oh! voilà deux fois que je les leurre; aussi ne me reprendront-ils pas une troisième!
En ce moment, une voix de femme retentit au dehors.
—Un esprit! un esprit! criait madame du Gua, imbéciles, c’est elle. Mille écus à qui m’apportera la tête de cette catin!
Mademoiselle de Verneuil pâlit; mais l’avare sourit, lui prit la main, l’attira sous le manteau de la cheminée, l’empêcha de laisser les traces de son passage en la conduisant de manière à ne pas déranger le feu qui n’occupait qu’un très-petit espace; il fit partir un ressort, la plaque de fonte s’enleva; et quand leurs ennemis communs rentrèrent dans le caveau, la lourde porte de la cachette était déjà retombée sans bruit. La Parisienne comprit alors le but des mouvements de carpe qu’elle avait vu faire au malheureux banquier.
—Voyez-vous, madame, s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris le Bleu pour compagnon.
L’effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d’un si profond silence, que d’Orgemont et sa compagne entendirent les Chouans prononçant à voix basse: —Ave Sancta Anna Auriaca gratiâ plena, Dominus tecum, etc.
—Ils prient, les imbéciles, s’écria d’Orgemont.
—N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle de Verneuil en interrompant son compagnon, de faire découvrir notre...
Un rire du vieil avare dissipa les craintes de la jeune Parisienne.
—La plaque est dans une table de granit qui a dix pouces de profondeur. Nous les entendons, et ils ne nous entendent pas.
Puis il prit doucement la main de sa libératrice, la plaça vers une fissure par où sortaient des bouffées de vent frais, et elle devina que cette ouverture avait été pratiquée dans le tuyau de la cheminée.
—Ah! ah! reprit d’Orgemont. Diable! les jambes me cuisent un peu! Cette Jument de Charrette, comme on l’appelle à Nantes, n’est pas assez sotte pour contredire ses fidèles: elle sait bien que, s’ils n’étaient pas si brutes, ils ne se battraient pas contre leurs intérêts. La voilà qui prie aussi. Elle doit être bonne à voir en disant son ave à sainte Anne d’Auray. Elle ferait mieux de détrousser quelque diligence pour me rembourser les quatre mille francs qu’elle me doit. Avec les intérêts, les frais, ça va bien à quatre mille sept cent quatre-vingts francs et des centimes...
La prière finie, les Chouans se levèrent et partirent. Le vieux d’Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil, comme pour la prévenir que néanmoins le danger existait toujours.
—Non, madame, s’écria Pille-miche après quelques minutes de silence, vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas.
—Mais elle n’est pas sortie, elle doit être ici, dit obstinément la Jument de Charrette.
—Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Le diable n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, un assermenté?
—Comment! toi, Pille-miche, avare comme lui, ne devines-tu pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelques milliers de livres pour construire dans les fondations de cette voûte un réduit dont l’entrée est cachée par un secret?
L’avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé à Pille-miche.
—Ben vrai, dit-il.
—Reste ici, reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pour un seul coup de fusil je te donnerai tout ce que tu trouveras dans le trésor de notre usurier. Si tu veux que je te pardonne d’avoir vendu cette fille quand je t’avais dit de la tuer, obéis-moi.
—Usurier! dit le vieux d’Orgemont, je ne lui ai pourtant prêté qu’à neuf pour cent. Il est vrai que j’ai une caution hypothécaire! Mais enfin, voyez comme elle est reconnaissante! Allez, madame, si Dieu nous punit du mal, le diable est là pour nous punir du bien, et l’homme placé entre ces deux termes-là, sans rien savoir de l’avenir, m’a toujours fait l’effet d’une règle de trois dont l’X est introuvable.
Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier, car, en passant par son larynx, l’air semblait y rencontrer et attaquer deux vieilles cordes détendues. Le bruit que firent Pille-miche et madame du Gua en sondant de nouveau les murs, les voûtes et les dalles, parut rassurer d’Orgemont, qui saisit la main de sa libératrice pour l’aider à monter une étroite vis saint-gilles, pratiquée dans l’épaisseur d’un mur en granit. Après avoir gravi une vingtaine de marches, la lueur d’une lampe éclaira faiblement leurs têtes. L’avare s’arrêta, se tourna vers sa compagne, en examina le visage comme s’il eût regardé, manié et remanié une lettre de change douteuse à escompter, et poussa son terrible soupir.
—En vous mettant ici, dit-il après un moment de silence, je vous ai remboursé intégralement le service que vous m’avez rendu; donc, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais...
—Monsieur, laissez-moi là, je ne vous demande rien, dit-elle.
Ces derniers mots, et peut-être le dédain qu’exprima cette belle figure, rassurèrent le petit vieillard, car il répondit, non sans un soupir: —Ah! en vous conduisant ici, j’en ai trop fait pour ne pas continuer...
Il aida poliment Marie à monter quelques marches assez singulièrement disposées, et l’introduisit moitié de bonne grâce, moitié rechignant, dans un petit cabinet de quatre pieds carrés, éclairé par une lampe suspendue à la voûte. Il était facile de voir que l’avare avait pris toutes ses précautions pour passer plus d’un jour dans cette retraite, si les événements de la guerre civile l’eussent contraint à y rester longtemps.
—N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit tout à coup d’Orgemont.
Et il mit avec assez de précipitation sa main entre le châle de la jeune fille et la muraille, qui semblait fraîchement recrépie. Le geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celui qu’il en attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devant elle, et vit dans un angle une sorte de construction dont la forme lui arracha un cri de terreur, car elle devina qu’une créature humaine avait été enduite de mortier et placée là debout; d’Orgemont lui fit un signe effrayant pour l’engager à se taire, et ses petits yeux d’un bleu de faïence annoncèrent autant d’effroi que ceux de sa compagne.
—Sotte, croyez-vous que je l’aie assassiné?... C’est mon frère, dit-il en variant son soupir d’une manière lugubre. C’est le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà le seul asile où il ait été en sûreté contre la fureur des Chouans et des autres prêtres. Poursuivre un digne homme qui avait tant d’ordre! C’était mon aîné, lui seul a eu la patience de m’apprendre le calcul décimal. Oh! c’était un bon prêtre! Il avait de l’économie et savait amasser. Il y a quatre ans qu’il est mort, je ne sais pas de quelle maladie; mais voyez-vous, ces prêtres, ça a l’habitude de s’agenouiller de temps en temps pour prier, et il n’a peut-être pas pu s’accoutumer à rester ici debout comme moi... Je l’ai mis là, autre part ils l’auraient déterré. Un jour je pourrai l’ensevelir en terre sainte, comme disait ce pauvre homme, qui ne s’est assermenté que par peur.
Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard, dont alors la perruque rousse parut moins laide à la jeune fille, qui détourna les yeux par un secret respect pour cette douleur; mais, malgré cet attendrissement, d’Orgemont lui dit encore: —N’approchez pas du mur, vous...
Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil, en espérant ainsi l’empêcher d’examiner plus attentivement les parois de ce cabinet, où l’air trop raréfié ne suffisait pas au jeu des poumons. Cependant Marie réussit à dérober un coup d’œil à son argus, et, d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposa que l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent ou d’or. Depuis un moment, d’Orgemont était plongé dans un ravissement grotesque. La douleur que la cuisson lui faisait souffrir aux jambes, et sa terreur en voyant un être humain au milieu de ses trésors, se lisaient dans chacune de ses rides; mais en même temps ses yeux arides exprimaient, par un feu inaccoutumé, la généreuse émotion qu’excitait en lui le périlleux voisinage de sa libératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dont le regard noir et velouté lui amenait au cœur des vagues de sang si chaudes, qu’il ne savait plus si c’était signe de vie ou de mort.
—Êtes-vous mariée? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.
—Non, dit-elle en souriant.
—J’ai quelque chose, reprit-il en poussant son soupir, quoique je ne sois pas aussi riche qu’ils le disent tous. Une jeune fille comme vous doit aimer les diamants, les bijoux, les équipages, l’or, ajouta-t-il en regardant d’un air effaré autour de lui. J’ai tout cela à donner, après ma mort. Hé! si vous vouliez...
L’œil du vieillard décelait tant de calcul, même dans cet amour éphémère, qu’en agitant sa tête par un mouvement négatif, mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare ne songeait à l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’un autre lui-même.
—L’argent, dit-elle en jetant à d’Orgemont un regard plein d’ironie qui le rendit à la fois heureux et fâché, l’argent n’est rien pour moi. Vous seriez trois fois plus riche que vous ne l’êtes, si tout l’or que j’ai refusé était là.
—N’approchez pas du m...
—Et l’on ne me demandait cependant qu’un regard, ajouta-t-elle avec une incroyable fierté.
—Vous avez eu tort, c’était une excellente spéculation. Mais songez donc...
—Songez, reprit mademoiselle de Verneuil, que je viens d’entendre retentir là une voix dont un seul accent a pour moi plus de prix que toutes vos richesses.
—Vous ne les connaissez pas...
Avant que l’avare n’eût pu l’en empêcher, Marie fit mouvoir, en la touchant du doigt, une petite gravure enluminée qui représentait Louis XV à cheval, et vit tout à coup au-dessous d’elle le marquis occupé à charger un tromblon. L’ouverture cachée par le petit panneau sur lequel l’estampe était collée semblait répondre à quelque ornement dans le plafond de la chambre voisine, où sans doute couchait le général royaliste. D’Orgemont repoussa avec la plus grande précaution la vieille estampe, et regarda la jeune fille d’un air sévère.
—Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n’avez pas jeté, lui dit-il à l’oreille après une pause, votre grapin sur un petit bâtiment. Savez-vous que le marquis de Montauran possède pour cent mille livres de revenus en terres affermées qui n’ont pas encore été vendues. Or, un décret des Consuls, que j’ai lu dans le Primidi de l’Ille-et-Vilaine, vient d’arrêter les séquestres. Ah! ah! vous trouvez ce gars-là maintenant plus joli homme, n’est-ce pas? Vos yeux brillent comme deux louis d’or tout neufs.
Les regards de mademoiselle de Verneuil s’étaient fortement animés en entendant résonner de nouveau une voix bien connue. Depuis qu’elle était là, debout, comme enfouie dans une mine d’argent, le ressort de son âme courbée sous ces événements s’était redressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre et entrevoir les moyens de la mettre à exécution.