La Comédie humaine - Volume 13. Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne
IMP. E. MARTINET.
LE PÈRE MOREAU ET SA FEMME.
Ils avaient travaillé sans cesse et sans cesse souffert ensemble.
(LE MÉDECIN DE CAMPAGNE.)
—Eh! bien, mon brave père Moreau, vous voulez donc absolument toujours travailler?
—Oui, monsieur Benassis. Je vous défricherai encore une bruyère ou deux avant de crever, répondit gaiement le vieillard dont les petits yeux noirs s’animèrent.
—Est-ce du vin que porte là votre femme? Si vous ne voulez pas vous reposer, au moins faut-il boire du vin.
—Me reposer! ça m’ennuie. Quand je suis au soleil, occupé à défricher, le soleil et l’air me raniment. Quant au vin, oui, monsieur, ceci est du vin, et je sais bien que c’est vous qui nous l’avez fait avoir pour presque rien chez monsieur le maire de Courteil. Ah! vous avez beau être malicieux, on vous reconnaît tout de même.
—Allons, adieu, la mère. Vous allez sans doute à la pièce du Champferlu aujourd’hui?
—Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.
—Bon courage! dit Benassis. Vous devez quelquefois être bien contents en voyant cette montagne que vous avez presque toute défrichée à vous seuls.
—Dam, oui, monsieur, répondit la vieille, c’est notre ouvrage! Nous avons bien gagné le droit de manger du pain.
—Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre à cultiver, voilà le Grand-Livre des Pauvres. Ce bonhomme se croirait déshonoré s’il allait à l’hôpital ou s’il mendiait; il veut mourir la pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a un fier courage! A force de travailler, le travail est devenu sa vie; mais aussi, ne craint-il pas la mort! il est profondément philosophe sans s’en douter. Ce vieux père Moreau m’a donné l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivent à une vieillesse honorable et pauvre. Monsieur, je ne comptais point sur la fortune que j’ai faite, et qui m’est personnellement inutile. Il faut peu de chose à l’homme tombé du faîte de ses espérances. La vie des oisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire. En apprenant les discussions qui s’élevèrent lors de sa chute au sujet de sa pension, Napoléon disait n’avoir besoin que d’un cheval et d’un écu par jour. En venant ici, j’avais renoncé à l’argent. Depuis, j’ai reconnu que l’argent représente des facultés et devient nécessaire pour faire le bien. J’ai donc par mon testament donné ma maison pour fonder un hospice où les malheureux vieillards sans asile, et qui seront moins fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leurs vieux jours. Puis une certaine partie des neuf mille francs de rentes que me rapportent mes terres et mon moulin sera destinée à donner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux. Cet établissement sera sous la surveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindra le curé comme président. De cette manière, la fortune que le hasard m’a fait trouver dans ce canton y demeurera. Les règlements de cette institution sont tous tracés dans mon testament; il serait fastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire que j’y ai tout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera. Voyez-vous, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il est quelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisser imparfaite. Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signes les plus évidents d’une destinée à venir. Maintenant allons vite, il faut que j’achève ma ronde, et j’ai encore cinq ou six malades à voir.
Après avoir trotté pendant quelque temps en silence, Benassis dit en riant à son compagnon: —Ah! çà, capitaine Bluteau, vous me faites babiller comme un geai, et vous ne me dites rien de votre vie, qui doit être curieuse. Un soldat de votre âge a vu trop de choses pour ne pas avoir plus d’une aventure à raconter.
—Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutes les figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de sabre, j’ai fait comme les autres. Je suis allé là où Napoléon nous a conduits, et me suis trouvé en ligne à toutes les batailles où a frappé la Garde impériale. C’est des événements bien connus. Avoir soin de ses chevaux, souffrir quelquefois la faim et la soif, se battre quand il faut, voilà toute la vie du soldat. N’est-ce pas simple comme bonjour. Il y a des batailles qui pour nous autres sont tout entières dans un cheval déferré qui nous laisse dans l’embarras. En somme, j’ai vu tant de pays, que je me suis accoutumé à en voir, et j’ai vu tant de morts que j’ai fini par compter ma propre vie pour rien.
—Mais cependant vous avez dû être personnellement en péril pendant certains moments, et ces dangers particuliers seraient curieux racontés par vous.
—Peut-être, répondit le commandant.
—Eh! bien, dites-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez pas peur, allez! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quand même vous me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’un homme est bien sûr d’être compris par ceux auxquels il se confie, ne doit-il pas éprouver une sorte de plaisir à dire: J’ai fait cela.
—Eh! bien, je vais vous raconter une particularité qui me cause quelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous nous sommes battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense. Nous sommes en ligne, nous chargeons; si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ils ne nous demandent pas permission pour nous saigner; donc il faut tuer pour ne pas être démoli, la conscience est tranquille. Mais, mon cher monsieur, il m’est arrivé de casser les reins d’un camarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, la chose m’a fait de la peine, et la grimace de cet homme me revient quelquefois. Vous allez en juger?... C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’être un troupeau de bœufs harassés que d’être la Grande Armée. Adieu la discipline et les drapeaux! chacun était son maître, et l’Empereur, on peut le dire, a su là où finissait son pouvoir. En arrivant à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, nous trouvâmes des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves. Depuis quelque temps nous n’avions rencontré ni maisons ni mangeaille, l’armée a fait bombance. Les premiers venus, comme vous pensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers. Heureusement pour moi je n’avais faim que de sommeil. J’avise une grange, j’y entre, j’y vois une vingtaine de généraux, des officiers supérieurs, tous hommes, sans les flatter, de grand mérite: Junot, Narbonne, l’aide de camp de l’Empereur, enfin les grosses têtes de l’armée. Il y avait aussi de simples soldats qui n’auraient pas donné leur lit de paille à un maréchal de France. Les uns dormaient debout, appuyés contre le mur faute de place, les autres étaient étendus à terre, et tous si bien pressés les uns contre les autres afin de se tenir chauds, que je cherche vainement un coin pour m’y mettre. Me voilà marchant sur ce plancher d’hommes: les uns grognaient, les autres ne disaient rien, mais personne ne se dérangeait. On ne se serait pas dérangé pour éviter un boulet de canon; mais on n’était pas obligé là de suivre les maximes de la civilité puérile et honnête. Enfin j’aperçois au fond de la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, j’y monte, je m’y arrange, et quand je suis étalé tout de mon long, je regarde ces hommes étendus comme des veaux. Ce triste spectacle me fit presque rire. Les uns rongeaient des carottes glacées en exprimant une sorte de plaisir animal, et des généraux enveloppés de mauvais châles ronflaient comme des tonnerres. Une branche de sapin allumée éclairait la grange, elle y aurait mis le feu, personne ne se serait levé pour l’éteindre. Je me couche sur le dos, et avant de m’endormir je lève naturellement les yeux en l’air, je vois alors la maîtresse poutre sur laquelle reposait le toit et qui supportait les solives, faire un léger mouvement d’orient en occident. Cette sacrée poutre dansait très-joliment. «Messieurs, leur dis-je, il se trouve dehors un camarade qui veut se chauffer à nos dépens.» La poutre allait bientôt tomber. «Messieurs, messieurs, nous allons périr, voyez la poutre! criai-je encore assez fort pour réveiller mes camarades de lit. Monsieur, ils ont bien regardé la poutre; mais ceux qui dormaient se sont remis à dormir, et ceux qui mangeaient ne m’ont même pas répondu. Voyant cela, il me fallut quitter ma place, au risque de la voir prendre, car il s’agissait de sauver ce tas de gloires. Je sors donc, je tourne la grange, et j’avise un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la poutre avec un certain enthousiasme. «—Aho! aho, lui dis-je en lui faisant comprendre qu’il fallait cesser son travail. —Geht mir aus dem gesicht, oder ich schlag dich todt! cria-t-il. —Ah bien oui? Qué mire aous dem guesit, lui répondis-je, il ne s’agit pas de cela!» Je prends son fusil qu’il avait laissé par terre, je lui casse les reins, je rentre et je dors. Voilà l’affaire.
—Mais c’était un cas de légitime défense appliquée contre un homme au profit de plusieurs, vous n’avez donc rien à vous reprocher, dit Benassis.
—Les autres, reprit Genestas, ont cru que j’avais eu quelque lubie; mais lubie ou non, beaucoup de ces gens-là vivent à leur aise aujourd’hui dans de beaux hôtels sans avoir le cœur oppressé par la reconnaissance.
—N’auriez-vous donc fait le bien que pour en percevoir cet exorbitant intérêt appelé reconnaissance? dit en riant Benassis. Ce serait faire l’usure.
—Ah! je sais bien, répondit Genestas, que le mérite d’une bonne action s’envole au moindre profit qu’on en retire; la raconter, c’est s’en constituer une rente d’amour-propre qui vaut bien la reconnaissance. Cependant si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Dans votre système, le peuple a besoin d’exemples; or, par ce silence général, où donc en trouverait-il? Encore autre chose! si notre pauvre pontonnier qui a sauvé l’armée française, et qui ne s’est jamais trouvé en position d’en jaser avec fruit, n’avait pas conservé l’exercice de ses bras, sa conscience lui donnerait-elle du pain?... répondez à cela, philosophe?
—Peut-être n’y a-t-il rien d’absolu en morale, répondit Benassis; mais cette idée est dangereuse, elle laisse l’égoïsme interpréter les cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Écoutez, capitaine: l’homme qui obéit strictement aux principes de la morale n’est-il pas plus grand que celui qui s’en écarte, même par nécessité? Notre pontonnier, tout à fait perclus et mourant de faim, ne serait-il pas sublime au même chef que l’est Homère! La vie humaine est sans doute une dernière épreuve pour la vertu comme pour le génie également réclamés par un monde meilleur. La vertu, le génie, me semblent les deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes. Le génie reste pauvre en éclairant le monde, la vertu garde le silence en se sacrifiant pour le bien général.
—D’accord, monsieur, dit Genestas, mais la terre est habitée par des hommes et non par des anges, nous ne sommes pas parfaits.
—Vous avez raison, reprit Benassis. Pour mon compte, j’ai rudement abusé de la faculté de commettre des fautes. Mais ne devons-nous pas tendre à la perfection? La vertu n’est-elle pas pour l’âme un beau idéal qu’il faut contempler sans cesse comme un céleste modèle?
—Amen, dit le militaire. On vous le passe, l’homme vertueux est une belle chose; mais convenez aussi que la Vertu est une divinité qui peut se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.
—Ah! monsieur, dit le médecin en souriant avec une sorte de mélancolie amère, vous avez l’indulgence de ceux qui vivent en paix avec eux-mêmes, tandis que je suis sévère comme un homme qui voit bien des taches à effacer dans sa vie.
Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Après avoir examiné son malade, Benassis s’écria tout à coup: —Je n’ai pas besoin de venir ici, ma bonne femme, si vous ne faites pas ce que j’ordonne. Vous avez donné du pain à votre mari, vous voulez donc le tuer? Sac à papier! si vous lui faites prendre maintenant autre chose que son eau de chiendent, je ne remets pas les pieds ici, et vous irez chercher un médecin où vous voudrez.
—Mais, mon cher monsieur Benassis, le pauvre vieux criait la faim, et quand un homme n’a rien mis dans son estomac depuis quinze jours...
—Ah! çà, voulez-vous m’écouter? Si vous laissez manger une seule bouchée de pain à votre homme avant que je lui permette de se nourrir, vous le tuerez, entendez-vous?
—On le privera de tout, mon cher monsieur. Va-t-il mieux? dit-elle en suivant le médecin.
—Mais non, vous avez empiré son état en lui donnant à manger. Je ne puis donc pas vous persuader, mauvaise tête que vous êtes, de ne pas nourrir les gens qui doivent faire diète? Les paysans sont incorrigibles! ajouta Benassis en se tournant vers l’officier. Quand un malade n’a rien pris depuis quelques jours, ils le croient mort, et le bourrent de soupe ou de vin. Voilà une malheureuse femme qui a failli tuer son mari.
—Tuer mon homme pour une pauvre petite trempette au vin!
—Certainement, ma bonne femme. Je suis étonné de le trouver encore en vie après la trempette que vous lui avez apprêtée. N’oubliez pas de faire bien exactement ce que je vous ai dit.
—Oh! mon cher monsieur, j’aimerais mieux mourir moi-même que d’y manquer.
—Allons, je verrai bien cela. Demain soir je reviendrai le saigner.
—Suivons à pied le torrent, dit Benassis à Genestas, d’ici à la maison où je dois me rendre il n’existe point de chemin pour les chevaux. Le petit garçon de cet homme nous gardera nos bêtes. —Admirez un peu notre jolie vallée, reprit-il, n’est-ce pas un jardin anglais? Nous allons maintenant chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses enfants. Son aîné, jeune encore, a voulu pendant la dernière moisson travailler comme un homme, le pauvre enfant a excédé ses forces, il est mort de langueur à la fin de l’automne. Voici la première fois que je rencontre le sentiment paternel si développé. Ordinairement les paysans regrettent dans leurs enfants morts la perte d’une chose utile qui fait partie de leur fortune, les regrets sont en raison de l’âge. Une fois adulte, un enfant devient un capital pour son père. Mais ce pauvre homme aimait son fils véritablement. «—Rien ne me console de cette perte!» m’a-t-il dit un jour que je le vis dans un pré, debout, immobile, oubliant son ouvrage, appuyé sur sa faux, tenant à la main sa pierre à repasser qu’il avait prise pour s’en servir et dont il ne se servait pas. Il ne m’a plus reparlé de son chagrin; mais il est devenu taciturne et souffrant. Aujourd’hui, l’une de ses petites filles est malade...
Tout en causant, Benassis et son hôte étaient arrivés à une maisonnette située sur la chaussée d’un moulin à tan. Là, sous un saule, ils aperçurent un homme d’environ quarante ans qui restait debout en mangeant du pain frotté d’ail.
—Eh! bien, Gasnier, la petite va-t-elle mieux?
—Je ne sais pas, monsieur, dit-il d’un air sombre, vous allez la voir, ma femme est auprès d’elle. Malgré vos soins, j’ai bien peur que la mort ne soit entrée chez moi pour tout m’emporter.
—La mort ne se loge chez personne, Gasnier, elle n’a pas le temps. Ne perdez pas courage.
Benassis entra dans la maison suivi du père. Une demi-heure après, il sortit accompagné de la mère, à laquelle il dit: —Soyez sans inquiétude, faites ce que je vous ai recommandé de faire, elle est sauvée.
—Si tout cela vous ennuyait, dit ensuite le médecin au militaire en remontant à cheval, je pourrais vous mettre dans le chemin du bourg, et vous y retourneriez.
—Non, par ma foi, je ne m’ennuie pas.
—Mais vous verrez partout des chaumières qui se ressemblent, rien n’est en apparence plus monotone que la campagne.
—Marchons, dit le militaire.
Pendant quelques heures ils coururent ainsi dans le pays, traversèrent le canton dans sa largeur, et vers le soir, ils revinrent dans la partie qui avoisinait le bourg.
—Il faut que j’aille maintenant là-bas, dit le médecin à Genestas en lui montrant un endroit où s’élevaient des ormes. Ces arbres ont peut-être deux cents ans, ajouta-t-il. Là demeure cette femme pour laquelle un garçon est venu me chercher hier au moment de dîner, en me disant qu’elle était devenue blanche.
—Était-ce dangereux?
—Non, dit Benassis, effet de grossesse. Cette femme est à son dernier mois. Souvent dans cette période quelques femmes éprouvent des spasmes. Mais il faut toujours, par précaution, que j’aille voir s’il n’est rien survenu d’alarmant; j’accoucherai moi-même cette femme. D’ailleurs je vous montrerai là l’une de nos industries nouvelles, une briqueterie. Le chemin est beau, voulez-vous galoper?
—Votre bête me suivra-t-elle, dit Genestas en criant à son cheval: Haut, Neptune!
En un clin d’œil l’officier fut emporté à cent pas, et disparut dans un tourbillon de poussière; mais malgré la vitesse de son cheval, il entendit toujours le médecin à ses côtés. Benassis dit un mot à sa monture, et devança le commandant qui ne le rejoignit qu’à la briqueterie, au moment où le médecin attachait tranquillement son cheval au pivot d’un échalier.
—Que le diable vous emporte! s’écria Genestas en regardant le cheval qui ne suait ni ne soufflait. Quelle bête avez-vous donc là?
—Ha! répondit en riant le médecin, vous l’avez prise pour une rosse. Pour le moment, l’histoire de ce bel animal nous prendrait trop de temps, qu’il vous suffise de savoir que Roustan est un vrai barbe venu de l’Atlas. Un cheval barbe vaut un cheval arabe. Le mien gravit les montagnes au grand galop sans mouiller son poil, et trotte d’un pied sûr le long des précipices. C’est un cadeau bien gagné, d’ailleurs. Un père a cru me payer ainsi la vie de sa fille, une des plus riches héritières de l’Europe, que j’ai trouvée mourant sur la route de Savoie. Si je vous disais comment j’ai guéri cette jeune personne, vous me prendriez pour un charlatan. Eh! eh! j’entends des grelots de chevaux et le bruit d’une charrette dans le sentier, voyons si par hasard ce serait Vigneau lui-même, et regardez bien cet homme.
Bientôt l’officier aperçut quatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent les cultivateurs les plus aisés de la Brie. Les bouffettes de laine, les grelots, les cuirs avaient une sorte de propreté cossue. Dans cette vaste charrette, peinte en bleu, se trouvait un gros garçon joufflu bruni par le soleil, et qui sifflait en tenant son fouet comme un fusil au port d’armes.
—Non, ce n’est que le charretier, dit Benassis. Admirez un peu comme le bien-être industriel du maître se reflète sur tout, même sur l’équipage de ce voiturier! N’est-ce pas l’indice d’une intelligence commerciale assez rare au fond des campagnes?
—Oui, oui, tout cela paraît très-bien ficelé, reprit le militaire.
—Eh! bien, Vigneau possède deux équipages semblables. En outre, il a le petit bidet d’allure sur lequel il va faire ses affaires, car son commerce s’étend maintenant fort loin, et quatre ans auparavant cet homme ne possédait rien; je me trompe, il avait des dettes. Mais entrons.
—Mon garçon, dit Benassis au charretier, madame Vigneau doit être chez elle?
—Monsieur, elle est dans le jardin, je viens de l’y voir par-dessus la haie, je vais la prévenir de votre arrivée.
Genestas suivit Benassis qui lui fit parcourir un vaste terrain fermé par des haies. Dans un coin étaient amoncelées les terres blanches et l’argile nécessaires à la fabrication des tuiles et des carreaux; d’un autre côté, s’élevaient en tas les fagots de bruyères et le bois pour chauffer le four; plus loin, sur une aire enceinte par des claies, plusieurs ouvriers concassaient des pierres blanches ou manipulaient les terres à brique; en face de l’entrée, sous les grands ormes, était la fabrique de tuiles rondes et carrées, grande salle de verdure terminée par les toits de la sécherie, près de laquelle se voyait le four et sa gueule profonde, ses longues pelles, son chemin creux et noir. Il se trouvait, parallèlement à ces constructions, un bâtiment d’aspect assez misérable qui servait d’habitation à la famille et où les remises, les écuries, les étables, la grange avaient été pratiquées. Des volailles et des cochons vaquaient dans le grand terrain. La propreté qui régnait dans ces différents établissements et leur bon état de réparation attestaient la vigilance du maître.
—Le prédécesseur de Vigneau, dit Benassis, était un malheureux, un fainéant qui n’aimait qu’à boire. Jadis ouvrier, il savait chauffer son four et payer ses façons, voilà tout; il n’avait d’ailleurs ni activité ni esprit commercial. Si on ne venait pas chercher ses marchandises, elles restaient là, se détérioraient et se perdaient. Aussi mourait-il de faim. Sa femme, qu’il avait rendue presque imbécile par ses mauvais traitements, croupissait dans la misère. Cette paresse, cette incurable stupidité me faisaient tellement souffrir, et l’aspect de cette fabrique m’était si désagréable, que j’évitais de passer par ici. Heureusement cet homme et sa femme étaient vieux l’un et l’autre. Un beau jour le tuilier eut une attaque de paralysie, et je le fis aussitôt placer à l’hospice de Grenoble. Le propriétaire de la tuilerie consentit à la reprendre sans discussion dans l’état où elle se trouvait, et je cherchai de nouveaux locataires qui pussent participer aux améliorations que je voulais introduire dans toutes les industries du canton. Le mari d’une femme de chambre de madame Gravier, pauvre ouvrier gagnant fort peu d’argent chez un potier où il travaillait, et qui ne pouvait soutenir sa famille, écouta mes avis. Cet homme eut assez de courage pour prendre notre tuilerie à bail sans avoir un denier vaillant. Il vint s’y installer, apprit à sa femme, à la vieille mère de sa femme et à la sienne à façonner des tuiles, il en fit ses ouvriers. Je ne sais pas, foi d’honnête homme! comment ils s’arrangèrent. Probablement Vigneau emprunta du bois pour chauffer son four, il alla sans doute chercher ses matériaux la nuit par hottées et les manipula pendant le jour; enfin il déploya secrètement une énergie sans bornes, et les deux vieilles mères en haillons travaillèrent comme des nègres. Vigneau put ainsi cuire quelques fournées, et passa sa première année en mangeant du pain chèrement payé par les sueurs de son ménage; mais il se soutint. Son courage, sa patience, ses qualités le rendirent intéressant à beaucoup de personnes, et il se fit connaître. Infatigable, il courait le matin à Grenoble, y vendait ses tuiles et ses briques; puis il revenait chez lui vers le milieu de la journée, retournait à la ville pendant la nuit; il paraissait se multiplier. Vers la fin de la première année, il prit deux petits gars pour l’aider. Voyant cela, je lui prêtai quelque argent. Eh! bien, monsieur, d’année en année, le sort de cette famille s’améliora. Dès la seconde année, les deux vieilles mères ne façonnèrent plus de briques, ne broyèrent plus de pierres; elles cultivèrent les petits jardins, firent la soupe, raccommodèrent les habits, filèrent pendant la soirée et allèrent au bois pendant le jour. La jeune femme, qui sait lire et écrire, tint les comptes. Vigneau eut un petit cheval pour courir dans les environs, y chercher des pratiques; puis il étudia l’art du briquetier, trouva le moyen de fabriquer de beaux carreaux blancs et les vendit au-dessous du cours. La troisième année il eut une charrette et deux chevaux. Quand il monta son premier équipage sa femme devint presque élégante. Tout s’accorda dans son ménage avec ses gains, et toujours il y maintint l’ordre, l’économie, la propreté, principes générateurs de sa petite fortune. Il put enfin avoir six ouvriers et les paya bien: il eut un charretier et mit tout chez lui sur un très-bon pied; bref, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant ses travaux et son commerce, il s’est trouvé dans l’aisance. L’année dernière, il a acheté la tuilerie; l’année prochaine, il rebâtira sa maison. Maintenant toutes ces bonnes gens sont bien portants et bien vêtus. La femme maigre et pâle, qui d’abord partageait les soucis et les inquiétudes du maître, est redevenue grasse, fraîche et jolie. Les deux vieilles mères sont très-heureuses et vaquent aux menus détails de la maison et du commerce. Le travail a produit l’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, a rendu la santé, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage est pour moi la vivante histoire de ma Commune et celle des jeunes États commerçants. Cette tuilerie, que je voyais jadis morne, vide, malpropre, improductive, est maintenant en plein rapport, bien habitée, animée, riche et approvisionnée. Voici pour une bonne somme de bois, et tous les matériaux nécessaires aux travaux de la saison; car vous savez que l’on ne fabrique la tuile que pendant un certain temps de l’année, entre juin et septembre. Cette activité ne fait-elle pas plaisir? Mon tuilier a coopéré à toutes les constructions du bourg. Toujours éveillé, toujours allant et venant, toujours actif, il est nommé le dévorant par les gens du Canton.
A peine Benassis avait-il achevé ces paroles qu’une jeune femme bien vêtue, ayant un joli bonnet, des bas blancs, un tablier de soie, une robe rose, mise qui rappelait un peu son ancien état de femme de chambre, ouvrit la porte à claire-voie qui menait au jardin, et s’avança aussi vite que pouvait le permettre son état; mais les deux cavaliers allèrent à sa rencontre. Madame Vigneau était en effet une jolie femme assez grasse, au teint basané, mais de qui la peau devait être blanche. Quoique son front gardât quelques rides, vestiges de son ancienne misère, elle avait une physionomie heureuse et avenante.
—Monsieur Benassis, dit-elle d’un accent câlin en le voyant s’arrêter, ne me ferez-vous pas l’honneur de vous reposer un moment chez moi?
—Si bien, répondit-il. Passez, capitaine.
—Ces messieurs doivent avoir bien chaud! Voulez-vous un peu de lait ou de vin? Monsieur Benassis, goûtez donc au vin que mon mari a eu la complaisance de se procurer pour mes couches? vous me direz s’il est bon.
—Vous avez un brave homme pour mari.
—Oui, monsieur, dit-elle avec calme en se retournant, j’ai été bien richement partagée.
—Nous ne prendrons rien, madame Vigneau, je venais voir seulement s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux.
—Rien, dit-elle. Vous voyez, j’étais au jardin occupée à biner pour faire quelque chose.
En ce moment, les deux mères arrivèrent pour voir Benassis, et le charretier resta immobile au milieu de la cour dans une direction qui lui permettait de regarder le médecin.
—Voyons, donnez-moi votre main, dit Benassis à madame Vigneau.
Il tâta le pouls de la jeune femme avec une attention scrupuleuse, en se recueillant et demeurant silencieux. Pendant ce temps, les trois femmes examinaient le commandant avec cette curiosité naïve que les gens de la campagne n’ont aucune honte à exprimer.
—Au mieux, s’écria gaiement le médecin.
—Accouchera-t-elle bientôt? s’écrièrent les deux mères.
—Mais, cette semaine sans doute. Vigneau est en route? demanda-t-il après une pause.
—Oui, monsieur, répondit la jeune femme, il se hâte de faire ses affaires pour pouvoir rester au logis pendant mes couches, le cher homme!
—Allons, mes enfants, prospérez! Continuez à faire fortune et à faire le monde.
Genestas était plein d’admiration pour la propreté qui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. En voyant l’étonnement de l’officier, Benassis lui dit: —Il n’y a que madame Vigneau pour savoir approprier ainsi un ménage! Je voudrais que plusieurs gens du bourg vinssent prendre des leçons ici.
La femme du tuilier détourna la tête en rougissant; mais les deux mères laissèrent éclater sur leurs physionomies tout le plaisir que leur causaient les éloges du médecin, et toutes trois l’accompagnèrent jusqu’à l’endroit où étaient les chevaux.
—Eh! bien, dit Benassis en s’adressant aux deux vieilles, vous voilà bien heureuses! Ne vouliez-vous pas être grand’mères?
—Ah! ne m’en parlez pas, dit la jeune femme, ils me font enrager. Mes deux mères veulent un garçon, mon mari désire une petite fille, je crois qu’il me sera bien difficile de les contenter tous.
—Mais vous, que voulez-vous? dit en riant Benassis.
—Ah! moi, monsieur, je veux un enfant.
—Voyez, elle est déjà mère, dit le médecin à l’officier en prenant son cheval par la bride.
—Adieu, monsieur Benassis, dit la jeune femme. Mon mari sera bien désolé de ne pas avoir été ici, quand il saura que vous y êtes venu.
—Il n’a pas oublié de m’envoyer mon millier de tuiles à la Grange-aux-Belles?
—Vous savez bien qu’il laisserait toutes les commandes du Canton pour vous servir. Allez, son plus grand regret est de prendre votre argent; mais je lui dis que vos écus portent bonheur, et c’est vrai.
—Au revoir, dit Benassis.
Les trois femmes, le charretier et les deux ouvriers sortis des ateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour de l’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le fait pour les personnes chères. Les inspirations du cœur ne doivent-elles pas être partout uniformes! aussi les douces coutumes de l’amitié sont-elles naturellement suivies en tout pays.
Après avoir examiné la situation du soleil, Benassis dit à son compagnon: —Nous avons encore deux heures de jour, et si vous n’êtes pas trop affamé, nous irons voir une charmante créature à qui je donne presque toujours le temps qui me reste entre l’heure de mon dîner et celle où mes visites sont terminées. On la nomme ma bonne amie dans le Canton; mais ne croyez pas que ce surnom, en usage ici pour désigner une future épouse, puisse couvrir ou autoriser la moindre médisance. Quoique mes soins pour cette pauvre enfant la rendent l’objet d’une jalousie assez concevable, l’opinion que chacun a prise de mon caractère interdit tout méchant propos. Si personne ne s’explique la fantaisie à laquelle je parais céder en faisant à la Fosseuse une rente pour qu’elle vive sans être obligée de travailler, tout le monde croit à sa vertu; tout le monde sait que si mon affection dépassait une fois les bornes d’une amicale protection, je n’hésiterais pas un instant à l’épouser. Mais, ajouta le médecin en s’efforçant de sourire, il n’existe de femme pour moi ni dans ce Canton ni ailleurs. Un homme très-expansif, mon cher monsieur, éprouve un invincible besoin de s’attacher particulièrement à une chose ou à un être entre tous les êtres et les choses dont il est entouré, surtout quand pour lui la vie est déserte. Aussi croyez-moi, monsieur, jugez toujours favorablement un homme qui aime son chien ou son cheval! Parmi le troupeau souffrant que le hasard m’a confié, cette pauvre petite malade est pour moi ce qu’est dans mon pays de soleil, dans le Languedoc, la brebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, et de qui jamais le chien ne hâte la marche indolente.
En disant ces paroles Benassis restait debout, tenant les crins de son cheval, prêt à le monter, mais ne le montant pas, comme si le sentiment dont il était agité ne pouvait s’accorder avec de brusques mouvements.
—Allons, s’écria-t-il, venez la voir! Vous mener chez elle, n’est-ce pas vous dire que je la traite comme une sœur?
Quand les deux cavaliers furent à cheval, Genestas dit au médecin: —Serais-je indiscret en vous demandant quelques renseignements sur votre Fosseuse? Parmi toutes les existences que vous m’avez fait connaître, elle ne doit pas être la moins curieuse.
—Monsieur, répondit Benassis en arrêtant son cheval, peut-être ne partagerez-vous pas tout l’intérêt que m’inspire la Fosseuse. Sa destinée ressemble à la mienne: notre vocation a été trompée; le sentiment que je lui porte et les émotions que j’éprouve en la voyant viennent de la parité de nos situations. Une fois entré dans la carrière des armes, vous avez suivi votre penchant, ou vous avez pris goût à ce métier; sans quoi vous ne seriez pas resté jusqu’à votre âge sous le pesant harnais de la discipline militaire; vous ne devez donc comprendre ni les malheurs d’une âme dont les désirs renaissent toujours et sont toujours trahis, ni les chagrins constants d’une créature forcée de vivre ailleurs que dans sa sphère. De telles souffrances restent un secret entre ces créatures et Dieu qui leur envoie ces afflictions, car elles seules connaissent la force des impressions que leur causent les événements de la vie. Cependant vous-même, témoin blasé de tant d’infortunes produites par le cours d’une longue guerre, n’avez-vous pas surpris dans votre cœur quelque tristesse en rencontrant un arbre dont les feuilles étaient jaunes au milieu du printemps, un arbre languissant et mourant faute d’avoir été planté dans le terrain où se trouvaient les principes nécessaires à son entier développement? Dès l’âge de vingt ans, la passive mélancolie d’une plante rabougrie me faisait mal à voir; aujourd’hui, je détourne toujours la tête à cet aspect. Ma douleur d’enfant était le vague pressentiment de mes douleurs d’homme, une sorte de sympathie entre mon présent et un avenir que j’apercevais instinctivement dans cette vie végétale courbée avant le temps vers le terme où vont les arbres et les hommes.
—Je pensais en vous voyant si bon que vous aviez souffert!
—Vous le voyez, monsieur, reprit le médecin sans répondre à ce mot de Genestas, parler de la Fosseuse, c’est parler de moi. La Fosseuse est une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui se multiplient les unes par les autres. Cette pauvre fille est toujours souffrante. Chez elle, l’âme tue le corps. Pouvais-je voir avec froideur une faible créature en proie au malheur le plus grand et le moins apprécié qu’il y ait dans notre monde égoïste, quand moi, homme et fort contre les souffrances, je suis tenté de me refuser tous les soirs à porter le fardeau d’un semblable malheur? Peut-être m’y refuserais-je même, sans une pensée religieuse qui émousse mes chagrins et répand dans mon cœur de douces illusions. Nous ne serions pas tous les enfants d’un même Dieu, la Fosseuse serait encore ma sœur en souffrance.
Benassis pressa les flancs de son cheval, et entraîna le commandant Genestas comme s’il eût craint de continuer sur ce ton la conversation commencée.
—Monsieur, reprit-il lorsque les chevaux trottèrent de compagnie, la nature a pour ainsi dire créé cette pauvre fille pour la douleur, comme elle a créé d’autres femmes pour le plaisir. En voyant de telles prédestinations, il est impossible de ne pas croire à une autre vie. Tout agit sur la Fosseuse: si le temps est gris et sombre, elle est triste et pleure avec le ciel; cette expression lui appartient. Elle chante avec les oiseaux, se calme et se rassérène avec les cieux, enfin elle devient belle dans un beau jour, un parfum délicat est pour elle un plaisir presque inépuisable: je l’ai vue jouissant pendant toute une journée de l’odeur exhalée par des résédas après une de ces matinées pluvieuses qui développent l’âme des fleurs et donnent au jour je ne sais quoi de frais et de brillant, elle s’était épanouie avec la nature, avec toutes les plantes. Si l’atmosphère est lourde, électrisante, la Fosseuse a des vapeurs que rien ne peut calmer, elle se couche et se plaint de mille maux différents sans savoir ce qu’elle a; si je la questionne, elle me répond que ses os s’amollissent, que sa chair se fond en eau. Pendant ces heures inanimées, elle ne sent la vie que par la souffrance; son cœur est en dehors d’elle, pour vous dire encore un de ses mots. Quelquefois j’ai surpris la pauvre fille pleurant à l’aspect de certains tableaux qui se dessinent dans nos montagnes au coucher du soleil, quand de nombreux et magnifiques nuages se rassemblent au-dessus de nos cimes d’or: «—Pourquoi pleurez-vous, ma petite? lui disais-je. —Je ne sais pas, monsieur, me répondait-elle, je suis là comme une hébétée à regarder là-haut, et j’ignore où je suis, à force de voir. —Mais que voyez-vous donc? —Monsieur, je ne puis vous le dire.» Vous auriez beau la questionner alors pendant toute la soirée, vous n’en obtiendriez pas une seule parole; mais elle vous lancerait des regards pleins de pensées, ou resterait les yeux humides, à demi silencieuse, visiblement recueillie. Son recueillement est si profond qu’il se communique; du moins elle agit alors sur moi comme un nuage trop chargé d’électricité. Un jour je l’ai pressée de questions, je voulais à toute force la faire causer et je lui dis quelques mots un peu trop vifs; eh! bien, monsieur, elle s’est mise à fondre en larmes. En d’autres moments, la Fosseuse est gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle; elle cause avec plaisir, exprime des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de se livrer à aucune espèce de travail suivi: quand elle allait aux champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux clairs et tranquilles, ces jolies mosaïques composées de cailloux, de terre, de sable, de plantes aquatiques, de mousse, de sédiments bruns dont les couleurs sont si douces, dont les tons offrent de si curieux contrastes. Lorsque je suis venu dans ce pays, la pauvre fille mourait de faim; humiliée d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance. Souvent la honte lui donnait de l’énergie, pendant quelques jours elle travaillait à la terre; mais bientôt épuisée, une maladie la forçait d’abandonner son ouvrage commencé. A peine rétablie, elle entrait dans quelque ferme aux environs en demandant à y prendre soin des bestiaux; mais après s’y être acquittée de ses fonctions avec intelligence, elle en sortait sans dire pourquoi. Son labeur journalier était sans doute un joug trop pesant pour elle, qui est toute indépendance et tout caprice. Elle se mettait alors à chercher des truffes ou des champignons, et les allait vendre à Grenoble. En ville, tentée par des babioles, elle oubliait sa misère en se trouvant riche de quelques menues pièces de monnaie, et s’achetait des rubans, des colifichets, sans penser à son pain du lendemain. Puis si quelque fille du bourg désirait sa croix de cuivre, son cœur à la Jeannette ou son cordon de velours, elle les lui donnait, heureuse de lui faire plaisir, car elle vit par le cœur. Aussi la Fosseuse était-elle tour à tour aimée, plainte, méprisée. La pauvre fille souffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie; car elle est coquette, friande, curieuse; enfin elle est femme, elle se laisse aller à ses impressions et à ses goûts avec une naïveté d’enfant: racontez-lui quelque belle action, elle tressaille et rougit, son sein palpite, elle pleure de joie; si vous lui dites une histoire de voleurs, elle pâlira d’effroi. C’est la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus délicate qui se puissent rencontrer; si vous lui confiez cent pièces d’or, elle vous les enterrera dans un coin et continuera de mendier son pain.
La voix de Benassis s’altéra quand il dit ces paroles.
—J’ai voulu l’éprouver, monsieur, reprit-il, et je m’en suis repenti. Une épreuve, n’est-ce pas de l’espionnage, de la défiance tout au moins?
Ici le médecin s’arrêta comme s’il faisait une réflexion secrète, et ne remarqua point l’embarras dans lequel ses paroles avaient mis son compagnon, qui, pour ne pas laisser voir sa confusion, s’occupait à démêler les rênes de son cheval. Benassis reprit bientôt la parole.
—Je voudrais marier ma Fosseuse, je donnerais volontiers une de mes fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et elle le serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre la tête, et tous les sentiments qui surabondent chez elle s’épancheraient dans celui qui les comprend tous pour la femme, dans la maternité; mais aucun homme n’a su lui plaire. Elle est cependant d’une sensibilité dangereuse pour elle; elle le sait, et m’a fait l’aveu de sa prédisposition nerveuse quand elle a vu que je m’en apercevais. Elle est du petit nombre de femmes sur lesquelles le moindre contact produit un frémissement dangereux; aussi faut-il lui savoir gré de sa sagesse, de sa fierté de femme. Elle est fauve comme une hirondelle. Ah! quelle riche nature, monsieur! Elle était faite pour être une femme opulente, aimée; elle eût été bienfaisante et constante. A vingt-deux ans, elle s’affaisse déjà sous le poids de son âme, et dépérit victime de ses fibres trop vibrantes, de son organisation trop forte ou trop délicate. Une vive passion trahie la rendrait folle, ma pauvre Fosseuse. Après avoir étudié son tempérament, après avoir reconnu la réalité de ses longues attaques de nerfs et de ses aspirations électriques, après l’avoir trouvée en harmonie flagrante avec les vicissitudes de l’atmosphère, avec les variations de la lune, fait que j’ai soigneusement vérifié, j’en pris soin, monsieur, comme d’une créature en dehors des autres, et de qui la maladive existence ne pouvait être comprise que par moi. C’est, comme je vous l’ai dit, la brebis aux rubans. Mais vous allez la voir, voici sa maisonnette.
En ce moment, ils étaient arrivés au tiers environ de la montagne par des rampes bordées de buissons, qu’ils gravissaient au pas. En atteignant au tournant d’une de ces rampes, Genestas aperçut la maison de la Fosseuse. Cette habitation était située sur une des principales bosses de la montagne. Là, une jolie pelouse en pente d’environ trois arpents, plantée d’arbres et d’où jaillissaient plusieurs cascades, était entourée d’un petit mur assez haut pour servir de clôture, pas assez pour dérober la vue du pays. La maison, bâtie en briques et couverte d’un toit plat qui débordait de quelques pieds, faisait dans le paysage un effet charmant à voir. Elle était composée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage à porte et contrevents peints en vert. Exposée au midi, elle n’avait ni assez de largeur ni assez de profondeur pour avoir d’autres ouvertures que celles de la façade, dont l’élégance rustique consistait en une excessive propreté. Suivant la mode allemande, la saillie des auvents était doublée de planches peintes en blanc. Quelques acacias en fleur et d’autres arbres odoriférants, des épines roses, des plantes grimpantes, un gros noyer que l’on avait respecté, puis quelques saules pleureurs plantés dans les ruisseaux s’élevaient autour de cette maison. Derrière se trouvait un gros massif de hêtres et de sapins, large fond noir sur lequel cette jolie bâtisse se détachait vivement. En ce moment du jour l’air était embaumé par les différentes senteurs de la montagne et du jardin de la Fosseuse; le ciel, pur et tranquille, était nuageux à l’horizon; dans le lointain, les cimes commençaient à prendre les teintes de rose vif que leur donne souvent le coucher du soleil. A cette hauteur la vallée se voyait tout entière, depuis Grenoble jusqu’à l’enceinte circulaire de rochers, au bas desquels est le petit lac que Genestas avait traversé la veille. Au-dessus de la maison et à une assez grande distance, apparaissait la ligne de peupliers qui indiquait le grand chemin du bourg à Grenoble. Enfin le bourg, obliquement traversé par les lueurs du soleil, étincelait comme un diamant en réfléchissant par toutes ses vitres de rouges lumières qui semblaient ruisseler.
A cet aspect, Genestas arrêta son cheval, montra les fabriques de la vallée, le nouveau bourg, la maison de la Fosseuse, et dit en soupirant: —Après la victoire de Wagram et le retour de Napoléon aux Tuileries en 1815, voilà ce qui m’a donné le plus d’émotions. Je vous dois ce plaisir, monsieur, car vous m’avez appris à connaître les beautés qu’un homme peut trouver à la vue d’un pays.
—Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir des villes que de les prendre.
—Oh! monsieur, Wagram et la reddition de Mantoue! Mais vous ne savez donc pas ce que c’est! N’est-ce pas notre gloire à tous? Vous êtes un brave homme, mais Napoléon aussi était un bon homme; sans l’Angleterre, vous vous seriez entendus tous deux, et il ne serait pas tombé, notre empereur; je peux bien avouer que je l’aime maintenant, il est mort! Et, dit l’officier en regardant autour de lui, il n’y a pas d’espions ici. Quel souverain! Il devinait tout le monde! il vous aurait placé dans son Conseil-d’État, parce qu’il était administrateur, et grand administrateur, jusqu’à savoir ce qu’il y avait de cartouches dans les gibernes après une affaire. Pauvre homme! Pendant que vous me parliez de votre Fosseuse, je pensais qu’il était mort à Sainte-Hélène, lui. Hein! était-ce le climat et l’habitation qui pouvaient satisfaire un homme habitué à vivre les pieds dans les étriers et le derrière sur un trône? On dit qu’il y jardinait. Diantre! il n’était pas fait pour planter des choux! Maintenant il nous faut servir les Bourbons, et loyalement, monsieur, car, après tout, la France est la France, comme vous le disiez hier.
En prononçant ces derniers mots, Genestas descendit de cheval, et imita machinalement Benassis qui attachait le sien par la bride à un arbre.
—Est-ce qu’elle n’y serait pas? dit le médecin en ne voyant point la Fosseuse sur le seuil de la porte.
Ils entrèrent, et ne trouvèrent personne dans la salle du rez-de-chaussée.
—Elle aura entendu le pas de deux chevaux, dit Benassis en souriant, et sera montée pour mettre un bonnet, une ceinture, quelque chiffon.
Il laissa Genestas seul et monta pour aller chercher la Fosseuse. Le commandant examina la salle. Le mur était tendu d’un papier à fond gris parsemé de roses, et le plancher couvert d’une natte de paille en guise de tapis. Les chaises, le fauteuil et la table étaient en bois encore revêtu de son écorce. Des espèces de jardinières faites avec des cerceaux et de l’osier, garnies de fleurs et de mousse, ornaient cette chambre aux fenêtres de laquelle étaient drapés des rideaux de percale blancs à franges rouges. Sur la cheminée une glace, un vase en porcelaine unie entre deux lampes; près du fauteuil, un tabouret de sapin; puis sur la table, de la toile taillée, quelques goussets appareillés, des chemises commencées, enfin tout l’attirail d’une lingère, son panier, ses ciseaux, du fil et des aiguilles. Tout cela était propre et frais comme une coquille jetée par la mer en un coin de grève. De l’autre côté du corridor, au bout duquel était un escalier, Genestas aperçut une cuisine. Le premier étage comme le rez-de-chaussée ne devait être composé que de deux pièces.
—N’ayez-donc pas peur, disait Benassis à la Fosseuse. Allons, venez!...
En entendant ces paroles, Genestas rentra promptement dans la salle. Une jeune fille mince et bien faite, vêtue d’une robe à guimpe de percaline rose à mille raies, se montra bientôt, rouge de pudeur et de timidité. Sa figure n’était remarquable que par un certain aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler à ces figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ont rendues si malheureusement populaires en France. La Fosseuse avait en effet, comme les gens du Nord, le nez relevé du bout et très-rentré; sa bouche était grande, son menton petit, ses mains et ses bras étaient rouges, ses pieds larges et forts comme ceux des paysannes. Quoiqu’elle éprouvât l’action du hâle, du soleil et du grand air, son teint était pâle comme l’est une herbe flétrie, mais cette couleur rendait sa physionomie intéressante dès le premier aspect; puis elle avait dans ses yeux bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualités que Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut la créature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’une nature contrariée dans ses développements. Après avoir vivement attisé un feu de mottes et de branches sèches, la Fosseuse s’assit dans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme en apparence; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur.
—Hé! bien, ma pauvre enfant, êtes-vous bien avancée? lui dit Benassis en maniant les morceaux de toile destinés à faire des chemises.
La Fosseuse regarda le médecin d’un air timide et suppliant: —Ne me grondez pas, monsieur, répondit-elle, je n’y ai rien fait aujourd’hui, quoiqu’elles me soient commandées par vous et pour des gens qui en ont grand besoin; mais le temps a été si beau! je me suis promenée, je vous ai ramassé des champignons et des truffes blanches que j’ai portés à Jacquotte; elle a été bien contente, car vous avez du monde à dîner. J’ai été toute heureuse d’avoir deviné cela. Quelque chose me disait d’aller en chercher.
Et elle se remit à tirer l’aiguille.
—Vous avez là, mademoiselle, une bien jolie maison, lui dit Genestas.
—Elle n’est point à moi, monsieur, répondit-elle en regardant l’étranger avec des yeux qui semblaient rougir, elle appartient à monsieur Benassis. Et elle reporta doucement ses regards sur le médecin.
—Vous savez bien, mon enfant, dit-il en lui prenant la main, qu’on ne vous en chassera jamais.
La Fosseuse se leva par un mouvement brusque et sortit.
—Hé! bien, dit le médecin à l’officier, comment la trouvez-vous?
—Mais, répondit Genestas, elle m’a singulièrement ému. Comme vous lui avez gentiment arrangé son nid!
—Bah! du papier à quinze ou vingt sous, mais bien choisi, voilà tout. Les meubles ne sont pas grand’chose, ils ont été fabriqués par mon vannier qui a voulu me témoigner sa reconnaissance. La Fosseuse a fait elle-même les rideaux avec quelques aunes de calicot. Son habitation, son mobilier si simple vous semblent jolis parce que vous les trouvez sur le penchant d’une montagne, dans un pays perdu où vous ne vous attendiez pas à rencontrer quelque chose de propre; mais le secret de cette élégance est dans une sorte d’harmonie entre la maison et la nature qui a réuni là des ruisseaux, quelques arbres bien groupés, et jeté sur cette pelouse ses plus belles herbes, ses fraisiers parfumés, ses jolies violettes.
—Hé! bien, qu’avez-vous? dit Benassis à la Fosseuse qui revenait.
—Rien, rien, répondit-elle, j’ai cru qu’une de mes poules n’était pas rentrée.
Elle mentait; mais le médecin fut seul à s’en apercevoir, et il lui dit à l’oreille: Vous avez pleuré.
—Pourquoi me dites-vous de ces choses-là devant quelqu’un? lui répondit-elle.
—Mademoiselle, lui dit Genestas, vous avez grand tort de rester ici toute seule; dans une cage aussi charmante que l’est celle-ci, il vous faudrait un mari.
—Cela est vrai, dit-elle, mais que voulez-vous, monsieur? je suis pauvre et je suis difficile. Je ne me sens pas d’humeur à aller porter la soupe aux champs ou à mener une charrette, à sentir la misère de ceux que j’aimerais sans pouvoir la faire cesser, à tenir des enfants sur mes bras toute la journée, et à rapetasser les haillons d’un homme. Monsieur le curé me dit que ces pensées sont peu chrétiennes, je le sais bien, mais qu’y faire? En certains jours, j’aime mieux manger un morceau de pain sec que de m’accommoder quelque chose pour mon dîner. Pourquoi voulez-vous que j’assomme un homme de mes défauts? il se tuerait peut-être pour satisfaire mes fantaisies, et ce ne serait pas juste. Bah! l’on m’a jeté quelque mauvais sort, et je dois le supporter toute seule.
—D’ailleurs elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, dit Benassis, et il faut la prendre comme elle est. Mais ce qu’elle vous dit là signifie qu’elle n’a encore aimé personne, ajouta-t-il en riant.
Puis il se leva et sortit pendant un moment sur la pelouse.
—Vous devez bien aimer monsieur Benassis, lui demanda Genestas.
—Oh! oui, monsieur! et comme moi bien des gens dans le Canton se sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui qui guérit les autres, il a quelque chose que rien ne peut guérir. Vous êtes son ami? vous savez peut-être ce qu’il a? qui donc a pu faire du chagrin à un homme comme lui, qui est la vraie image du bon Dieu sur terre? J’en connais plusieurs ici qui croient que leurs blés poussent mieux quand il a passé le matin le long de leur champ.
—Et vous, que croyez-vous?
—Moi, monsieur, quand je l’ai vu... Elle parut hésiter, puis elle ajouta: Je suis heureuse pour toute la journée. Elle baissa la tête, et tira son aiguille avec une prestesse singulière.
—Hé! bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose sur Napoléon, dit le médecin en rentrant.
—Monsieur a vu l’Empereur? s’écria la Fosseuse en contemplant la figure de l’officier avec une curiosité passionnée.
—Parbleu! dit Genestas, plus de mille fois.
—Ah! que je voudrais savoir quelque chose de militaire.
—Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café au lait chez vous. Et l’on te contera quelque chose de militaire, mon enfant, dit Benassis en la prenant par le cou et la baisant au front. C’est ma fille, voyez-vous? ajouta-t-il en se tournant vers le commandant, lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manque quelque chose dans la journée.
La Fosseuse serra la main de Benassis, et lui dit à voix basse: —Oh! vous êtes bien bon! Ils la quittèrent; mais elle les suivit pour les voir monter à cheval. Quand Genestas fut en selle: —Qu’est-ce donc que ce monsieur-là? souffla-t-elle à l’oreille de Benassis.
—Ha! ha! répondit le médecin en mettant le pied à l’étrier, peut-être un mari pour toi.
Elle resta debout occupée à les voir descendant la rampe, et lorsqu’ils passèrent au bout du jardin, ils l’aperçurent déjà perchée sur un monceau de pierres pour les voir encore et leur faire un dernier signe de tête.
—Monsieur, cette fille a quelque chose d’extraordinaire, dit Genestas au médecin quand ils furent loin de la maison.
—N’est-ce pas? répondit-il. Je me suis vingt fois dit qu’elle ferait une charmante femme; mais je ne saurais l’aimer autrement que comme on aime sa sœur ou sa fille, mon cœur est mort.
—A-t-elle des parents? demanda Genestas. Que faisaient son père et sa mère?
—Oh! c’est toute une histoire, reprit Benassis. Elle n’a plus ni père, ni mère, ni parents. Il n’est pas jusqu’à son nom qui ne m’ait intéressé. La Fosseuse est née dans le bourg. Son père, journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur, abréviation sans doute de fossoyeur, car depuis un temps immémorial la charge d’enterrer les morts était restée dans sa famille. Il y a dans ce nom toutes les mélancolies du cimetière. En vertu d’une coutume romaine encore en usage ici comme dans quelques autres pays de la France, et qui consiste à donner aux femmes le nom de leurs maris, en y ajoutant une terminaison féminine, cette fille a été appelée la Fosseuse, du nom de son père. Ce journalier avait épousé par amour la femme de chambre de je sais quelle comtesse, dont la terre se trouve à quelques lieues du bourg. Ici, comme dans toutes les campagnes, la passion entre pour peu de chose dans les mariages. En général, les paysans veulent une femme pour avoir des enfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne soupe et leur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises et raccommode leurs habits. Depuis longtemps pareille aventure n’était arrivée dans ce pays, où souvent un jeune homme quitte sa promise pour une jeune fille plus riche qu’elle de trois ou quatre arpents de terre. Le sort du Fosseur et de sa femme n’a pas été assez heureux pour déshabituer nos Dauphinois de leurs calculs intéressés. La Fosseuse, qui était une belle personne, est morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en est mort dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture de la Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passe des voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Élevée alors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de la maison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été pendant ce temps la victime de tous les caprices des gens riches, lesquels pour la plupart n’ont rien de constant ni de suivi dans leur générosité: bienfaisants par accès ou par boutades, tantôt protecteurs, tantôt amis, tantôt maîtres, ils faussent encore la situation déjà fausse des enfants malheureux auxquels ils s’intéressent, et ils en jouent le cœur, la vie ou l’avenir avec insouciance, en les regardant comme peu de chose. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière: on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler, comme je vous l’ai dit. Souvent elle pensait à se jeter à l’eau, quelquefois aussi à se donner au premier venu; la plupart du temps elle se couchait au soleil le long du mur, sombre, pensive, la tête dans l’herbe; les voyageurs lui jetaient alors quelques sous, précisément parce qu’elle ne leur demandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy, après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter à elle-même ses sentiments et ses idées durant cette période de sa vie, elle est souvent bien curieuse dans ses naïves confidences. Enfin elle est revenue au bourg vers l’époque où je résolus de m’y fixer. Je voulais connaître le moral de mes administrés, j’étudiai donc son caractère, qui me frappa; puis, après avoir observé ses imperfections organiques, je résolus de prendre soin d’elle. Peut-être avec le temps finira-t-elle par s’accoutumer au travail de la couture, mais en tout cas j’ai assuré son sort.
—Elle est bien seule là, dit Genestas.
—Non, une de mes bergères vient coucher chez elle, répondit le médecin. Vous n’avez pas aperçu les bâtiments de ma ferme qui sont au-dessus de la maison, ils sont cachés par les sapins. Oh! elle est en sûreté. D’ailleurs il n’y a point de mauvais sujets dans notre vallée; si par hasard il s’en rencontre, je les envoie à l’armée, où ils font d’excellents soldats.
—Pauvre fille! dit Genestas.
—Ah! les gens du canton ne la plaignent point, reprit Benassis, ils la trouvent au contraire bien heureuse; mais il existe cette différence entre elle et les autres femmes, qu’à celles-ci Dieu a donné la force, à elle la faiblesse; et ils ne voient pas cela.
Au moment où les deux cavaliers débouchèrent sur la route de Grenoble, Benassis, qui prévoyait l’effet de ce nouveau coup d’œil sur Genestas, s’arrêta d’un air satisfait pour jouir de sa surprise. Deux pans de verdure hauts de soixante pieds meublaient à perte de vue un large chemin bombé comme une allée de jardin, et composaient un monument naturel qu’un homme pouvait s’enorgueillir d’avoir créé. Les arbres, non taillés, formaient tous l’immense palme verte qui rend le peuplier d’Italie un des plus magnifiques végétaux. Un côté du chemin atteint déjà par l’ombre représentait une vaste muraille de feuilles noires; tandis que fortement éclairé par le soleil couchant qui donnait aux jeunes pousses des teintes d’or, l’autre offrait le contraste des jeux et des reflets que produisaient la lumière et la brise sur son mouvant rideau.
—Vous devez être bien heureux ici, s’écria Genestas. Tout y est plaisir pour vous.
—Monsieur, dit le médecin, l’amour pour la nature est le seul qui ne trompe pas les espérances humaines. Ici point de déceptions. Voilà des peupliers de dix ans. En avez-vous jamais vu d’aussi bien venus que les miens?
—Dieu est grand! dit le militaire en s’arrêtant au milieu de ce chemin dont il n’apercevait ni la fin ni le commencement.
—Vous me faites du bien, s’écria Benassis. J’ai du plaisir à vous entendre répéter ce que je dis souvent au milieu de cette avenue. Il se trouve, certes, ici quelque chose de religieux. Nous y sommes comme deux points, et le sentiment de notre petitesse nous ramène toujours devant Dieu.
Ils allèrent alors lentement et en silence, écoutant le pas de leurs chevaux qui résonnait dans cette galerie de verdure, comme s’ils eussent été sous les voûtes d’une cathédrale.
—Combien d’émotions dont ne se doutent pas les gens de la ville, dit le médecin. Sentez-vous les parfums exhalés par la propolis des peupliers et par les sueurs du mélèze? Quelles délices!
—Écoutez, s’écria Genestas, arrêtons-nous.
Ils entendirent alors un chant dans le lointain.
—Est-ce une femme ou un homme, est-ce un oiseau? demanda tout bas le commandant. Est-ce la voix de ce grand paysage?
—Il y a de tout cela, répondit le médecin en descendant de son cheval et en l’attachant à une branche de peuplier.
Puis il fit signe à l’officier de l’imiter et de le suivre. Ils allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans le sentier avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par le long rideau de peupliers rendait encore plus sensible, et ces vigoureux jets de lumière enveloppaient de leurs teintes rouges une chaumière située au bout de ce chemin sablonneux. Une poussière d’or semblait être jetée sur son toit de chaume, ordinairement brun comme la coque d’une châtaigne, et dont les crêtes délabrées étaient verdies par des joubarbes et de la mousse. La chaumière se voyait à peine dans ce brouillard de lumière; mais les vieux murs, la porte, tout y avait un éclat fugitif, tout en était fortuitement beau, comme l’est par moments une figure humaine, sous l’empire de quelque passion qui l’échauffe et la colore. Il se rencontre dans la vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères qui nous arrachent le souhait de l’apôtre disant à Jésus-Christ sur la montagne: Dressons une tente et restons ici. Ce paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur près de finir à l’occident; vague image de la mort, avertissement divinement donné dans le ciel par le soleil, comme le donnent sur la terre les fleurs et les jolis insectes éphémères. A cette heure, les tons du soleil sont empreints de mélancolie, et ce chant était mélancolique; chant populaire d’ailleurs, chant d’amour et de regret, qui jadis a servi la haine nationale de la France contre l’Angleterre, mais auquel Beaumarchais a rendu sa vraie poésie, en le traduisant sur la scène française et le mettant dans la bouche d’un page qui ouvre son cœur à sa marraine. Cet air était modulé sans paroles sur un ton plaintif par une voix qui vibrait dans l’âme et l’attendrissait.
—C’est le chant du cygne, dit Benassis. Dans l’espace d’un siècle, cette voix ne retentit pas deux fois aux oreilles des hommes. Hâtons-nous, il faut l’empêcher de chanter! Cet enfant se tue, il y aurait de la cruauté à l’écouter encore.
—Tais-toi donc, Jacques! Allons, tais-toi, cria le médecin.
La musique cessa. Genestas demeura debout, immobile et stupéfait. Un nuage couvrait le soleil, le paysage et la voix s’étaient tus ensemble. L’ombre, le froid, le silence remplaçaient les douces splendeurs de la lumière, les chaudes émanations de l’atmosphère et les chants de l’enfant.
—Pourquoi, disait Benassis, me désobéis-tu? je ne te donnerai plus ni gâteaux de riz, ni bouillons d’escargot, ni dattes fraîches, ni pain blanc. Tu veux donc mourir et désoler ta pauvre mère?
Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, mais ayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il se leva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin, sous des lilas en fleur qui poussaient à l’aventure et l’enveloppaient de leurs feuillages.
—Tu sais bien, dit le médecin, que je t’ai dit de te coucher avec le soleil, de ne pas t’exposer au froid du soir, et de ne pas parler. Comment t’avises-tu de chanter?
—Dame, monsieur Benassis, il faisait bien chaud là, et c’est si bon d’avoir chaud! J’ai toujours froid. En me sentant bien, sans y penser, je me suis mis à dire pour m’amuser: Malbroug s’en va-t-en guerre, et je me suis écouté moi-même, parce que ma voix ressemblait presque à celle du flûtiau de votre berger.
—Allons, mon pauvre Jacques, que cela ne t’arrive plus, entends-tu? Donne-moi la main.
Le médecin lui tâta le pouls. L’enfant avait des yeux bleus habituellement empreints de douceur, mais qu’une expression fiévreuse rendait alors brillants.
—Eh! bien, j’en étais sûr, tu es en sueur, dit Benassis. Ta mère n’est donc pas là?
—Non, monsieur.
—Allons! rentre et couche-toi.
Le jeune malade, suivi de Benassis et de l’officier, rentra dans la chaumière.
—Allumez donc une chandelle, capitaine Bluteau, dit le médecin qui aidait Jacques à ôter ses grossiers haillons.
Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé de l’extrême maigreur de cet enfant, qui n’avait plus que la peau et les os. Lorsque le petit paysan fut couché, Benassis lui frappa sur la poitrine en écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts; puis, après avoir étudié des sons de sinistre présage, il ramena la couverture sur Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras et l’examina.
—Comment te trouves-tu, mon petit homme?
—Bien, monsieur.
Benassis approcha du lit une table à quatre pieds tournés, chercha un verre et une fiole sur le manteau de la cheminée, et composa une boisson en mêlant à de l’eau pure quelques gouttes d’une liqueur brune contenue dans la fiole et soigneusement mesurées à la lueur de la chandelle que lui tenait Genestas.
—Ta mère est bien longtemps à revenir.
—Monsieur, elle vient, dit l’enfant, je l’entends dans le sentier.
Le médecin et l’officier attendirent en regardant autour d’eux. Aux pieds du lit était un matelas de mousse, sans draps ni couverture, sur lequel la mère couchait tout habillée sans doute. Genestas montra du doigt ce lit à Benassis, qui inclina doucement la tête comme pour exprimer que lui aussi avait admiré déjà ce dévouement maternel. Un bruit de sabots ayant retenti dans la cour, le médecin sortit.
—Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’il vous disait qu’il étouffe, vous lui feriez boire de ce que j’ai mis dans un verre sur la table. Ayez soin de ne lui en laisser prendre chaque fois que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffire pour toute la nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole, et commencez par changer votre enfant, il est en sueur.
—Je n’ai pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur, il m’a fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir de l’argent.
—Hé! bien, je vous enverrai des chemises.
—Il est donc plus mal, mon pauvre gars? dit la femme.
—Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a fait l’imprudence de chanter; mais ne le grondez pas, ne le rudoyez point, ayez du courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moi chercher par une voisine. Adieu.
Le médecin appela son compagnon et revint vers le sentier.
—Ce petit paysan est poitrinaire? lui dit Genestas.
—Mon Dieu! oui, répondit Benassis. A moins d’un miracle dans la nature, la science ne peut le sauver. Nos professeurs, à l’école de médecine de Paris, nous ont souvent parlé du phénomène dont vous venez d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent, dans les organes de la voix, des changements qui donnent momentanément aux malades la faculté d’émettre des chants dont la perfection ne peut être égalée par aucun virtuose. Je vous ai fait passer une triste journée, monsieur, dit le médecin quand il fut à cheval. Partout la souffrance et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et pressons le pas de nos chevaux. Il faut arriver avant la nuit dans le bourg, pour que vous puissiez en voir le nouveau quartier.
—Hé! voilà le feu quelque part, dit Genestas en montrant un endroit de la montagne d’où s’élevait une gerbe de flammes.
—Ce feu n’est pas dangereux. Notre chaufournier fait sans doute une fournée de chaux. Cette industrie nouvellement venue utilise nos bruyères.
Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper une exclamation involontaire, et dit avec un mouvement d’impatience: —Si c’est Butifer, nous verrons un peu qui de nous deux sera le plus fort.
—On a tiré là, dit Genestas en désignant un bois de hêtres situé au-dessus d’eux, dans la montagne. Oui, là-haut, croyez-en l’oreille d’un vieux soldat.
—Allons-y promptement! cria Benassis, qui, se dirigeant en ligne droite sur le petit bois, fit voler son cheval à travers les fossés et les champs, comme s’il s’agissait d’une course au clocher, tant il désirait surprendre le tireur en flagrant délit.
—L’homme que vous cherchez se sauve, lui cria Genestas qui le suivait à peine.
Benassis fit retourner vivement son cheval, revint sur ses pas, et l’homme qu’il cherchait se montra bientôt sur une roche escarpée, à cent pieds au-dessus des deux cavaliers.
—Butifer, cria Benassis en lui voyant un long fusil, descends!
Butifer reconnut le médecin et répondit par un signe respectueusement amical qui annonçait une parfaite obéissance.
—Je conçois, dit Genestas, qu’un homme poussé par la peur ou par quelque sentiment violent ait pu monter sur cette pointe de roc; mais comment va-t-il faire pour en descendre?
—Je ne suis pas inquiet, répondit Benassis, les chèvres doivent être jalouses de ce gaillard-là! Vous allez voir.
Habitué, par les événements de la guerre, à juger de la valeur intrinsèque des hommes, le commandant admira la singulière prestesse, l’élégante sécurité des mouvements de Butifer, pendant qu’il descendait le long des aspérités de la roche au sommet de laquelle il était audacieusement parvenu. Le corps svelte et vigoureux du chasseur s’équilibrait avec grâce dans toutes les positions que l’escarpement du chemin l’obligeait à prendre; il mettait le pied sur une pointe de roc plus tranquillement que s’il l’eût posé sur un parquet, tant il semblait sûr de pouvoir s’y tenir au besoin. Il maniait son long fusil comme s’il n’avait eu qu’une canne à la main. Butifer était un homme jeune, de taille moyenne, mais sec, maigre et nerveux, de qui la beauté virile frappa Genestas quand il le vit près de lui. Il appartenait visiblement à la classe des contrebandiers qui font leur métier sans violence et n’emploient que la ruse et la patience pour frauder le fisc. Il avait une mâle figure, brûlée par le soleil. Ses yeux d’un jaune clair, étincelaient comme ceux d’un aigle, avec le bec duquel son nez mince, légèrement courbé par le bout, avait beaucoup de ressemblance. Les pommettes de ses joues étaient couvertes de duvet. Sa bouche rouge, entr’ouverte à demi, laissait apercevoir des dents d’une étincelante blancheur. Sa barbe, ses moustaches, ses favoris roux qu’il laissait pousser et qui frisaient naturellement, rehaussaient encore la mâle et terrible expression de sa figure. En lui, tout était force. Les muscles de ses mains continuellement exercées avaient une consistance, une grosseur curieuse. Sa poitrine était large, et sur son front respirait une sauvage intelligence. Il avait l’air intrépide et résolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en des périls de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Vêtu d’une blouse déchirée par les épines, il portait à ses pieds des semelles de cuir attachées par des peaux d’anguilles. Un pantalon de toile bleue rapiécé, déchiqueté laissait apercevoir ses jambes rouges, fines, sèches et nerveuses comme celles d’un cerf.
—Vous voyez l’homme qui m’a tiré jadis un coup de fusil, dit à voix basse Benassis au commandant. Si maintenant je témoignais le désir d’être délivré de quelqu’un, il le tuerait sans hésiter. —Butifer, reprit-il en s’adressant au braconnier, je t’ai cru vraiment homme d’honneur, et j’ai engagé ma parole parce que j’avais la tienne. Ma promesse au procureur du roi de Grenoble était fondée sur ton serment de ne plus chasser, de devenir un homme rangé, soigneux, travailleur. C’est toi qui viens de tirer ce coup de fusil, et tu te trouves sur les terres du comte de Labranchoir. Hein! si son garde t’avait entendu, malheureux? Heureusement pour toi, je ne dresserai pas de procès-verbal, tu serais en récidive, et tu n’as pas de port d’armes! Je t’ai laissé ton fusil par condescendance pour ton attachement à cette arme-là.
—Elle est belle, dit le commandant en reconnaissant une canardière de Saint-Étienne.
Le contrebandier leva la tête vers Genestas comme pour le remercier de cette approbation.
—Butifer, dit en continuant Benassis, ta conscience doit te faire des reproches. Si tu recommences ton ancien métier, tu te trouveras encore une fois dans un parc enclos de murs; aucune protection ne pourrait alors te sauver des galères; tu serais marqué, flétri. Tu m’apporteras ce soir même ton fusil, je te le garderai.
Butifer pressa le canon de son arme par un mouvement convulsif.
—Vous avez raison, monsieur le maire, dit-il. J’ai tort, j’ai rompu mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous, mais vous aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup que tirera l’enfant de ma mère atteindra ma cervelle! Que voulez-vous! j’ai fait ce que vous avez voulu, je me suis tenu tranquille pendant l’hiver; mais au printemps, la séve a parti. Je ne sais point labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisser des volailles; je ne puis ni me courber pour biner des légumes, ni fouailler l’air en conduisant une charrette, ni rester à frotter le dos d’un cheval dans une écurie; il faut donc crever de faim? Je ne vis bien que là-haut, dit-il après une pause en montrant les montagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais vu un chamois, et le chamois est là, dit-il en montrant le haut de la roche, il est à votre service! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil. Écoutez, foi de Butifer, je quitterai la Commune, et j’irai dans les Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien; bien au contraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fond de quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieux passer un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrer ni gouvernement, ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur du roi, que de croupir cent ans dans votre marécage. Il n’y a que vous que je regretterai, les autres me scient le dos! Quand vous avez raison, au moins vous n’exterminez pas les gens.
—Et Louise? lui dit Benassis.
Butifer resta pensif.
—Hé! mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viens à mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier. Si une fois le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verras que le bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, des balles, des batailles, et tu deviendras général.
—Oui, si Napoléon était revenu, répondit Butifer.
—Tu connais nos conventions? lui dit le médecin. A la seconde contravention, tu m’as promis de te faire soldat. Je te donne six mois pour apprendre à lire et à écrire; puis je te trouverai quelque fils de famille à remplacer.
Butifer regarda les montagnes.
—Oh! tu n’iras pas dans les Alpes, s’écria Benassis. Un homme comme toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doit servir son pays, commander une brigade, et non mourir à la queue d’un chamois. La vie que tu mènes te conduira droit au bagne. Tes travaux excessifs t’obligent à de longs repos; à la longue, tu contracterais les habitudes d’une vie oisive qui détruirait en toi toute idée d’ordre, qui t’accoutumerait à abuser de ta force, à te faire justice toi-même, et je veux, malgré toi, te mettre dans le bon chemin.
—Il me faudra donc crever de langueur et de chagrin? J’étouffe quand je suis dans une ville. Je ne peux pas durer plus d’une journée à Grenoble quand j’y mène Louise.
—Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir ou combattre, ou rendre utiles à nos semblables. Mais il est tard, je suis pressé, tu viendras me voir demain en m’apportant ton fusil, nous causerons de tout cela, mon enfant. Adieu. Vends ton chamois à Grenoble.
Les deux cavaliers s’en allèrent.
—Voilà ce que j’appelle un homme, dit Genestas.
—Un homme en mauvais chemin, répondit Benassis. Mais que faire? Vous l’avez entendu. N’est-il pas déplorable de voir se perdre de si belles qualités? Que l’ennemi envahisse la France, Butifer, à la tête de cent jeunes gens, arrêterait dans la Maurienne une division pendant un mois; mais en temps de paix, il ne peut déployer son énergie que dans des situations où les lois sont bravées. Il lui faut une force quelconque à vaincre; quand il ne risque pas sa vie, il lutte avec la Société, il aide les contrebandiers. Ce gaillard-là passe le Rhône, seul sur une petite barque, pour porter des souliers en Savoie; il se sauve tout chargé sur un pic inaccessible, où il peut rester deux jours en vivant avec des croûtes de pain. Enfin, il aime le danger comme un autre aime le sommeil. A force de goûter le plaisir que donnent des sensations extrêmes, il s’est mis en dehors de la vie ordinaire. Moi je ne veux pas qu’en suivant la pente insensible d’une voie mauvaise, un pareil homme devienne un brigand et meure sur un échafaud. Mais voyez, capitaine, comment se présente notre bourg?
Genestas aperçut de loin une grande place circulaire plantée d’arbres, au milieu de laquelle était une fontaine entourée de peupliers. L’enceinte en était marquée par des talus sur lesquels s’élevaient trois rangées d’arbres différents: d’abord des acacias, puis des vernis du Japon, et, sur le haut du couronnement, de petits ormes.
—Voilà le champ où se tient notre foire, dit Benassis. Puis la grande rue commence par les deux belles maisons dont je vous ai parlé, celle du juge de paix et celle du notaire.
Ils entrèrent alors dans une large rue assez soigneusement pavée en gros cailloux, de chaque côté de laquelle se trouvait une centaine de maisons neuves presque toutes séparées par des jardins. L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminait cette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellement tracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie, située sur la place de l’Église, faisait face au Presbytère. A mesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitôt sur leurs portes; les uns lui ôtaient leurs bonnets, les autres lui disaient bonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de son cheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant que celle du maître. C’était une sourde allégresse qui, semblable à tous les sentiments profonds, avait sa pudeur particulière et son attraction communicative. En voyant cet accueil fait au médecin, Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans la manière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient les habitants du Canton. C’était bien là la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets, royauté vraie d’ailleurs. Quelque puissants que soient les rayonnements de la gloire ou du pouvoir dont jouit un homme, son âme a bientôt fait justice des sentiments que lui procure toute action extérieure, et il s’aperçoit promptement de son néant réel, en ne trouvant rien de changé, rien de nouveau, rien de plus grand dans l’exercice de ses facultés physiques. Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes, à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois, et leur bonheur dépend des impressions personnelles qu’ils y éprouvent. Or Benassis ne rencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.
CHAPITRE III.
LE NAPOLÉON DU PEUPLE.
—Arrivez donc, monsieur, dit Jacquotte. Il y a joliment longtemps que ces messieurs vous attendent. C’est toujours comme ça. Vous me faites manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon. Maintenant tout est pourri de cuire.
—Eh! bien, nous voilà, répondit Benassis en souriant.
Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.
—Messieurs, dit-il en prenant Genestas par la main, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur Bluteau, capitaine au régiment de cavalerie en garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promis de rester quelque temps parmi nous. Puis s’adressant à Genestas, il lui montra un grand homme sec, à cheveux gris, et vêtu de noir. —Monsieur, lui dit-il, est monsieur Dufau, le juge de paix, de qui je vous ai déjà parlé, et qui a si fortement contribué à la prospérité de la Commune. —Monsieur, reprit-il en le mettant en présence d’un jeune homme maigre, pâle, de moyenne taille, également vêtu de noir, et qui portait des lunettes, monsieur est monsieur Tonnelet, le gendre de monsieur Gravier, et le premier notaire établi dans le bourg. Puis se tournant vers un gros homme, demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée, mais pleine de bonhomie: —Monsieur, dit-il en continuant, est mon digne adjoint, monsieur Cambon, le marchand de bois à qui je dois la bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est un des créateurs du chemin que vous avez admiré. —Je n’ai pas besoin, ajouta Benassis en montrant le curé, de vous dire quelle est la profession de monsieur. Vous voyez un homme que personne ne peut se défendre d’aimer.
La figure du prêtre absorba l’attention du militaire par l’expression d’une beauté morale dont les séductions étaient irrésistibles. Au premier aspect, le visage de monsieur Janvier pouvait paraître disgracieux, tant les lignes en étaient sévères et heurtées. Sa petite taille, sa maigreur, son attitude, annonçaient une grande faiblesse physique; mais sa physionomie, toujours placide, attestait la profonde paix intérieure du chrétien et la force qu’engendre la chasteté de l’âme. Ses yeux, où semblait se refléter le ciel, trahissaient l’inépuisable foyer de charité qui consumait son cœur. Ses gestes, rares et naturels, étaient ceux d’un homme modeste, ses mouvements avaient la pudique simplicité de ceux des jeunes filles. Sa vue inspirait le respect et le désir vague d’entrer dans son intimité.
—Ah! monsieur le maire, dit-il en s’inclinant comme pour échapper à l’éloge que faisait de lui Benassis.
Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que prononça ce prêtre inconnu.
—Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon, et y restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur la table.
Sur l’invitation de Benassis, qui les interpella chacun à son tour pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives du médecin passèrent dans la salle à manger et s’y attablèrent, après avoir entendu le Benedicite que le curé prononça sans emphase à demi-voix. La table était couverte d’une nappe de cette toile damassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habiles manufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connus des ménagères. Ce linge étincelait de blancheur et sentait le thym mis par Jacquotte dans ses lessives. La vaisselle était en faïence blanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaient cette antique forme octogone que la province seule conserve de nos jours. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée, représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’un luxe ancien et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait en harmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison. L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couvercle de la soupière que couronnaient des légumes en relief très-bien coloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre artiste du XVIe siècle. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir. Seulement monsieur Tonnelet et monsieur Janvier, peu avancés dans la vie, aimaient à scruter les événements futurs qu’ils sentaient leur appartenir, tandis que les autres convives devaient ramener de préférence la conversation sur le passé; mais tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique: l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.
—Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieur le curé, dit M. Cambon.
—Oui, monsieur, répondit monsieur Janvier; l’enterrement du pauvre crétin et celui du père Pelletier se sont faits à des heures différentes.
—Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieux village, dit Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nous vaudra bien au moins un arpent de prairies; et la Commune gagnera de plus les cent francs que nous coûtait l’entretien de Chautard le crétin.
—Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent francs à la construction d’un pontceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit du grand ruisseau, dit monsieur Cambon. Les gens du bourg et de la vallée ont pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-François Pastoureau, et finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup à ce pauvre bonhomme.
—Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir un meilleur emploi. A mon avis, l’abus des sentiers est une des grandes plaies de la campagne. Le dixième des procès portés devant les tribunaux de paix a pour cause d’injustes servitudes. L’on attente ainsi, presque impunément, au droit de propriété dans une foule de communes. Le respect des propriétés et le respect de la loi sont deux sentiments trop souvent méconnus en France, et qu’il est bien nécessaire d’y propager. Il semble déshonorant à beaucoup de gens de prêter assistance aux lois, et le: Va te faire pendre ailleurs! phrase proverbiale qui semble dictée par un sentiment de générosité louable, n’est au fond qu’une formule hypocrite qui sert à gazer notre égoïsme. Avouons-le!... nous manquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen assez pénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même à ses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur, n’est-ce pas se rendre coupable de ses crimes futurs?
—Tout se tient, dit Benassis. Si les maires entretenaient bien leurs chemins il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si les conseillers municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraient le propriétaire et le maire, quand ceux-ci s’opposent à l’établissement d’une injuste servitude; tous feraient comprendre aux gens ignorants que le château, le champ, la chaumière, l’arbre, sont également sacrés, et que le DROIT ne s’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs des propriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenir promptement, elles tiennent principalement au moral des populations que nous ne pouvons complétement réformer sans l’efficace intervention des curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieur Janvier.
—Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant le curé. Ne m’attaché-je pas à faire coïncider les dogmes de la religion catholique avec vos vues administratives? Ainsi j’ai souvent tâché, dans mes instructions pastorales relatives au vol, d’inculquer aux habitants de la paroisse les mêmes idées que vous venez d’émettre sur le droit. En effet, Dieu ne pèse pas le vol d’après la valeur de l’objet volé, il juge le voleur. Tel a été le sens des paraboles que j’ai tenté d’approprier à l’intelligence de mes paroissiens.
—Vous avez réussi, monsieur le curé, dit Cambon. Je puis juger des changements que vous avez produits dans les esprits, en comparant l’état actuel de la Commune à son état passé. Il est certes peu de cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux que le sont les nôtres sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sont bien gardés et ne causent de dommages que par hasard. Les bois sont respectés. Enfin vous avez très-bien fait entendre à nos paysans que le loisir des riches est la récompense d’une vie économe et laborieuse.
—Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vos fantassins, monsieur le curé?
—Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne faut s’attendre à trouver des anges nulle part, ici-bas. Partout où il y a misère, il y a souffrance. La souffrance, la misère, sont des forces vives qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quand des paysans ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage et reviennent bien fatigués le soir, s’ils voient des chasseurs passant à travers les champs et les prairies pour regagner plus tôt la table, croyez-vous qu’ils se feront un scrupule de les imiter? Parmi ceux qui se fraient ainsi le sentier dont se plaignaient ces messieurs tout à l’heure, quel sera le délinquant? celui qui travaille ou celui qui s’amuse? Aujourd’hui les riches et les pauvres nous donnent autant de mal les uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, doit toujours descendre des hauteurs ou célestes ou sociales; et certes, de nos jours, les classes élevées ont moins de foi que n’en a le peuple, auquel Dieu promet un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Tout en me soumettant à la discipline ecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que, pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur les questions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux au cœur des régions moyennes, là où l’on discute le christianisme au lieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme du riche a été d’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de trop longs interrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous gagnons aujourd’hui sur nos ouailles dépend entièrement de notre influence personnelle, n’est-ce pas un malheur que la foi d’une Commune soit due à la considération qu’y obtient un homme? Lorsque le christianisme aura fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnant toutes les classes de ses doctrines conservatrices, son culte ne sera plus alors mis en question. Le culte d’une religion est sa forme, les sociétés ne subsistent que par la forme. A vous des drapeaux, à nous la croix...
—Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas, en interrompant monsieur Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvres gens de s’amuser à danser le dimanche.
—Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pas la danse en elle-même; nous la proscrivons comme une cause de l’immoralité qui trouble la paix et corrompt les mœurs de la campagne. Purifier l’esprit de la famille, maintenir la sainteté de ses liens, n’est-ce pas couper le mal dans sa racine?
—Je sais, dit monsieur Tonnelet, que dans chaque canton il se commet toujours quelques désordres; mais dans le nôtre ils deviennent rares. Si plusieurs de nos paysans ne se font pas grand scrupule de prendre au voisin un sillon de terre en labourant, ou d’aller couper des osiers chez autrui quand ils en ont besoin, c’est des peccadilles en les comparant aux péchés des gens de la ville. Aussi trouvé-je les paysans de cette vallée très-religieux.
—Oh! religieux, dit en souriant le curé, le fanatisme n’est pas à craindre ici.
—Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourg allaient tous les matins à la messe, s’ils se confessaient à vous chaque semaine, il serait difficile que les champs fussent cultivés, et trois prêtres ne pourraient suffire à la besogne.
—Monsieur, reprit le curé, travailler, c’est prier. La pratique rapporte la connaissance des principes religieux qui font vivre les sociétés.
—Et que faites-vous donc du patriotisme? dit Genestas.
—Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que des sentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotisme est un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme.
—Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, le patriotisme...
—Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, dit Benassis en interrompant Genestas; mais, vingt ans après, en 1814, notre patriotisme était déjà mort; tandis que la France et l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans, poussées par une pensée religieuse.
—Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer les intérêts matériels qui engendrent les combats de peuple à peuple; tandis que les guerres entreprises pour soutenir des dogmes, dont l’objet n’est jamais précis, sont nécessairement interminables.
—Hé! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, dit Jacquotte, qui aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.
Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’un après l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmands à manger considérablement, et de faire délaisser les meilleures choses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur les premiers mets.
—Oh! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, comment pouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas de but précis? Autrefois la religion était un lien si puissant dans les sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient se séparer des questions religieuses. Aussi chaque soldat savait-il très-bien pourquoi il se battait...
—Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, il faut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Une institution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par son caractère de vérité?
Tous les convives regardèrent le curé.
—Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne se définit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin du Tout-Puissant.
—Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, dit Genestas avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé à Dieu.
—Monsieur, répondit gravement le prêtre, la religion catholique finit mieux que toute autre les anxiétés humaines; mais il n’en serait pas ainsi, je vous demanderais ce que vous risquez en croyant à ses vérités.
—Pas grand’chose, dit Genestas.
—Eh! bien, que ne risquez-vous pas en n’y croyant point? Mais, monsieur, parlons des intérêts terrestres qui vous touchent le plus. Voyez combien le doigt de Dieu s’est imprimé fortement dans les choses humaines en y touchant par la main de son vicaire. Les hommes ont beaucoup perdu à sortir des voies tracées par le christianisme. L’Église, de laquelle peu de personnes s’avisent de lire l’histoire, et que l’on juge d’après certaines opinions erronées, répandues à dessein dans le peuple, a offert le modèle parfait du gouvernement que les hommes cherchent à établir aujourd’hui. Le principe de l’Élection en a fait longtemps une grande puissance politique. Il n’y avait pas autrefois une seule institution religieuse qui ne fût basée sur la liberté, sur l’égalité. Toutes les voies coopéraient à l’œuvre. Le principal, l’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient alors choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils en exprimaient la pensée; aussi l’obéissance la plus aveugle leur était-elle due. Je tairai les bienfaits sociaux de cette pensée qui a fait les nations modernes, inspiré tant de poëmes, de cathédrales, de statues, de tableaux et d’œuvres musicales, pour vous faire seulement observer que vos élections plébéiennes, le jury et les deux Chambres ont pris racine dans les conciles provinciaux et œcuméniques, dans l’épiscopat et le collége des cardinaux; à cette différence près, que les idées philosophiques actuelles sur la civilisation me semblent pâlir devant la sublime et divine idée de la communion catholique, image d’une communion sociale universelle, accomplie par le Verbe et par le Fait réunis dans le dogme religieux. Il sera difficile aux nouveaux systèmes politiques, quelque parfaits qu’on les suppose, de recommencer les merveilles dues aux âges où l’Église soutenait l’intelligence humaine.
—Pourquoi? dit Genestas.
—D’abord, parce que l’élection pour être un principe demande chez les électeurs une égalité absolue, ils doivent être des quantités égales, pour me servir d’une expression géométrique, ce que n’obtiendra jamais la politique moderne. Puis, les grandes choses sociales ne se font que par la puissance des sentiments qui seule peut réunir les hommes, et le philosophisme moderne a basé les lois sur l’intérêt personnel, qui tend à les isoler. Autrefois plus qu’aujourd’hui se rencontraient, parmi les nations, des hommes généreusement animés d’un esprit maternel pour les droits méconnus, pour les souffrances de la masse. Aussi le Prêtre, enfant de la classe moyenne, s’opposait-il à la force matérielle et défendait-il les peuples contre leurs ennemis. L’Église a eu des possessions territoriales, et ses intérêts temporels, qui paraissaient devoir la consolider, ont fini par affaiblir son action. En effet, le prêtre a-t-il des propriétés privilégiées, il semble oppresseur; l’État le paie-t-il, il est un fonctionnaire, il doit son temps, son cœur, sa vie; les citoyens lui font un devoir de ses vertus, et sa bienfaisance, tarie dans le principe du libre arbitre, se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soit pauvre, qu’il soit volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, il redevient le missionnaire de l’Amérique, il s’institue apôtre, il est le prince du bien. Enfin, il ne règne que par le dénûment et il succombe par l’opulence.
Monsieur Janvier avait subjugué l’attention. Les convives se taisaient en méditant des paroles si nouvelles dans la bouche d’un simple curé.
—Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avez exprimées, il se rencontre une grave erreur, dit Benassis. Je n’aime pas, vous le savez, à discuter les intérêts généraux mis en question par les écrivains et par le pouvoir modernes. A mon avis, un homme qui conçoit un système politique doit, s’il se sent la force de l’appliquer, se taire, s’emparer du pouvoir et agir; mais s’il reste dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, n’est-ce pas folie que de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles? Néanmoins je vais vous combattre, mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des gens de bien, habitués à mettre leurs lumières en commun pour chercher en toute chose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges, mais elles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées les catastrophes de nos quarante dernières années. Le suffrage universel que réclament aujourd’hui les personnes appartenant à l’Opposition dite constitutionnelle fut un principe excellent dans l’Église, parce que, comme vous venez de le faire observer, cher pasteur, les individus y étaient tous instruits, disciplinés par le sentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées avec lesquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Les chefs du Côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai, mais dont les fortunes et les priviléges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dis pas la nation, périrait de nouveau; parce que le triomphe toujours momentané de la masse souffrante implique les plus grands désordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plus fortement organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il est établi pour la défense d’un PRIVILÉGE plus restreint. Ce que je nomme en ce moment le privilége n’est pas un de ces droits abusivement concédés jadis à certaines personnes au détriment de tous; non, il exprime plus particulièrement le cercle social dans lequel se renferment les évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelque sorte le cœur d’un état. Or, dans toutes ses créations, la nature a resserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort: ainsi du corps politique. Je vais expliquer ma pensée par des exemples. Admettons en France cent pairs, ils ne causeront que cent froissements. Abolissez la pairie, tous les gens riches deviennent des privilégiés; au lieu de cent, vous en aurez dix mille, et vous aurez élargi la plaie des inégalités sociales. En effet, pour le peuple, le droit de vivre sans travailler constitue seul un privilége. A ses yeux, qui consomme sans produire est un spoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun compte des productions intellectuelles qui l’enrichissent le plus. Ainsi donc, en multipliant les froissements, vous étendez le combat sur tous les points du corps social au lieu de la contenir dans un cercle étroit. Quand l’attaque et la résistance sont générales, la ruine d’un pays est imminente. Il y aura toujours moins de riches que de pauvres; donc à ceux-ci la victoire aussitôt que la lutte devient matérielle. L’histoire se charge d’appuyer mon principe. La république romaine a dû la conquête du monde à la constitution du privilége sénatorial. Le sénat maintenait fixe la pensée du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers et les hommes nouveaux eurent étendu l’action du gouvernement en élargissant le patriciat, la chose publique a été perdue. Malgré Sylla, et après César, Tibère en a fait l’empire romain, système où le pouvoir, s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné quelques siècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était plus à Rome, quand la Ville éternelle tomba sous les Barbares. Lorsque notre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent, inventèrent le privilége féodal pour se garantir leurs possessions particulières. Les cent ou les mille chefs qui possédèrent le pays établirent leurs institutions dans le but de défendre les droits acquis par la conquête. Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que le privilége fut restreint. Mais quand les hommes de cette nation, véritable traduction du mot gentilshommes, au lieu d’être cinq cents, furent cinquante mille, il y eut révolution. Trop étendue, l’action de leur pouvoir était sans ressort ni force, et se trouvait d’ailleurs sans défense contre les manumissions de l’argent et de la pensée qu’ils n’avaient pas prévues. Donc le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyen le droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote, discute. Les pouvoirs discutés n’existent pas. Imaginez-vous une société sans pouvoir? Non. Eh! bien, qui dit pouvoir dit force. La force doit reposer sur des choses jugées. Telles sont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe de l’Élection est un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Certes je crois avoir assez prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloir son malheur; mais tout en l’admirant dans la voie laborieuse où elle chemine, sublime de patience et de résignation, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester en tutelle. Ainsi, selon moi, messieurs, le mot élection est près de causer autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle des masses me paraît donc une chose juste et nécessaire au soutien des sociétés.
—Ce système rompt si bien en visière à toutes nos idées d’aujourd’hui que nous avons un peu le droit de vous demander vos raisons, dit Genestas en interrompant le médecin.
—Volontiers, capitaine.
—Qu’est-ce que dit donc notre maître? s’écria Jacquotte en rentrant dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher homme qui leur conseille d’écraser le peuple! et ils l’écoutent.
—Je n’aurais jamais cru cela de monsieur Benassis, répondit Nicolle.
—Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masse ignorante, reprit le médecin après une légère pause, je veux que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoir tend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts, en les prenant partout où ils se trouvent, afin de s’en faire des défenseurs, et enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent. En offrant à l’ambition publique des chemins à la fois ardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles aux volontés réelles, un État prévient les révolutions que cause la gêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers leur niveau. Nos quarante années de tourmente ont dû prouver à un homme de sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordre social. Elles sont de trois sortes et incontestables: supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-ce pas l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement: le principe, le moyen et le résultat? Or, comme, en supposant table rase, les unités sociales parfaitement égales, les naissances en même proportion, et donnant à chaque famille une même part de terre, vous retrouveriez en peu de temps les irrégularités de fortune actuellement existantes, il résulte de cette vérité flagrante que la supériorité de fortune, de pensée et de pouvoir est un fait à subir, un fait que la masse considérera toujours comme oppressif, en voyant des priviléges dans les droits le plus justement acquis. Le contrat social, partant de cette base, sera donc un pacte perpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. D’après ce principe, les lois seront faites par ceux auxquels elles profitent, car ils doivent avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers. Ils sont plus intéressés à la tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même. Il faut aux peuples un bonheur tout fait. En vous mettant à ce point de vue pour considérer la société, si vous l’embrassez dans son ensemble, vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droit d’élection ne doit être exercé que par les hommes qui possèdent la fortune, le pouvoir ou l’intelligence, et vous reconnaîtrez également que leurs mandataires ne peuvent avoir que des fonctions extrêmement restreintes. Le législateur, messieurs, doit être supérieur à son siècle. Il constate la tendance des erreurs générales, et précise les points vers lesquels inclinent les idées d’une nation; il travaille donc encore plus pour l’avenir que pour le présent, plus pour la génération qui grandit que pour celle qui s’écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la masse peut-elle être supérieure à elle-même? Non. Plus l’assemblée représentera fidèlement les opinions de la foule, moins elle aura l’entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées, moins précise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte un assujettissement à des règles, toute règle est en opposition aux mœurs naturelles, aux intérêts de l’individu; la masse portera-t-elle des lois contre elle-même? Non. Souvent la tendance des lois doit être en raison inverse de la tendance des mœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pas donner, en Espagne, des primes d’encouragement à l’intolérance religieuse et à la fainéantise; en Angleterre, à l’esprit mercantile; en Italie, à l’amour des arts destinés à exprimer la société, mais qui ne peuvent pas être toute la société; en Allemagne, aux classifications nobiliaires; en France, à l’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nous ont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ans que les colléges électoraux mettent la main aux lois! nous avons quarante mille lois. Un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de loi. Cinq cents intelligences médiocres peuvent-elles avoir la force de s’élever à ces considérations? Non. Les hommes sortis de cinq cents localités différentes ne comprendront jamais d’une même manière l’esprit de la loi, et la loi doit être une. Mais, je vais plus loin. Tôt ou tard une assemblée tombe sous le sceptre d’un homme, et au lieu d’avoir des dynasties de rois, vous avez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres. Au bout de toute délibération se trouvent Mirabeau, Danton, Robespierre ou Napoléon: des proconsuls ou un empereur. En effet il faut une quantité déterminée de force pour soulever un poids déterminé, cette force peut être distribuée sur un plus ou moins grand nombre de leviers; mais, en définitif, la force doit être proportionnée au poids: ici, le poids est la masse ignorante et souffrante qui forme la première assise de toutes les sociétés. Le pouvoir, étant répressif de sa nature, a besoin d’une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement populaire. C’est l’application du principe que je viens de développer en vous parlant de la restriction du privilége gouvernemental. Si vous admettez des gens à talent, ils se soumettent à cette loi naturelle et y soumettent le pays; si vous assemblez des hommes médiocres, ils sont vaincus tôt ou tard par le génie supérieur: le député de talent sent la raison d’État, le député médiocre transige avec la force. En somme, une assemblée cède à une idée comme la Convention pendant la Terreur; à une puissance, comme le corps législatif sous Napoléon; à un système ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’assemblée républicaine que rêvent quelques bons esprits est impossible; ceux qui la veulent sont des dupes toutes faites, ou des tyrans futurs. Une assemblée délibérante qui discute les dangers d’une nation, quand il faut la faire agir, ne vous semble-t-elle donc pas ridicule? Que le peuple ait des mandataires chargés d’accorder ou de refuser les impôts, voilà qui est juste, et qui a existé de tous temps, sous le plus cruel tyran comme sous le prince le plus débonnaire. L’argent est insaisissable, l’impôt a d’ailleurs des bornes naturelles au delà desquelles une nation se soulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corps électif et changeant comme les besoins, comme les idées qu’il représente, s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loi mauvaise, tout est bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venus de tous les coins d’un empire, feront une bonne loi, n’est-ce pas une mauvaise plaisanterie que les peuples expient tôt ou tard? Ils changent alors de tyrans, voilà tout. Le pouvoir, la loi, doivent donc être l’œuvre d’un seul, qui, par la force des choses, est obligé de soumettre incessamment ses actions à une approbation générale. Mais les modifications apportées à l’exercice du pouvoir, soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de la multitude, ne peuvent se trouver que dans les institutions religieuses d’un peuple. La religion est le seul contre-poids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance. Si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait tyran par nécessité. Les Chambres qu’on interpose entre les souverains et les sujets ne sont que des palliatifs à ces deux tendances. Les assemblées, selon ce que je viens de dire, deviennent complices ou de l’insurrection ou de la tyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul, vers lequel je penche, n’est pas bon d’une bonté absolue, car les résultats de la politique dépendront éternellement des mœurs et des croyances. Si une nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit de discussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nation marche au despotisme malgré les formes de la liberté; de même que les peuples sages savent presque toujours trouver la liberté sous les formes du despotisme. De tout ceci résulte la nécessité d’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante qui rende le riche ami du pauvre, et commande au pauvre une entière résignation. Enfin il existe une véritable urgence de réduire les assemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe. Il existe dans plusieurs têtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui, comme autrefois, il se rencontre des esprits ardents à chercher le mieux, et qui voudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles ne le sont. Mais les innovations qui tendent à opérer de complets déménagements sociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux novateurs, la patience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité l’établissement du christianisme, révolution morale qui devait être purement pacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution dans les intérêts matériels, et je conclus au maintien des institutions existantes. A chacun sa pensée, a dit le christianisme, à chacun son champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est mise en harmonie avec le christianisme. A chacun sa pensée, est la consécration des droits de l’intelligence; à chacun son champ, est la consécration de la propriété due aux efforts du travail. De là notre société. La nature a basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’est fondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour moi les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifie la dureté des contacts sociaux. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit le frottement des intérêts, par le sentiment religieux qui fait une vertu de l’oubli de lui-même, comme il a modéré par des lois inconnues les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Le christianisme dit au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères du pauvre; pour moi, ce peu de mots est l’essence de toutes les lois divines et humaines.
—Moi, qui ne suis pas un homme d’État, dit le notaire, je vois dans un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer en état constant de liquidation, il transmet à son successeur un actif égal à celui qu’il a reçu.
—Je ne suis pas un homme d’État, répliqua vivement Benassis en interrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorer le sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement; le talent est déjà nécessaire à celui qui gouverne un Département; mais ces quatre sphères administratives offrent des horizons bornés que les vues ordinaires peuvent facilement embrasser; leurs intérêts se rattachent au grand mouvement de l’État par des liens visibles. Dans la région supérieure tout s’agrandit, le regard de l’homme d’État doit dominer le point de vue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien dans un Département, dans un Arrondissement, dans un Canton ou dans une Commune, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ans d’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentir les destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Le génie des Colbert, des Sully n’est rien s’il ne s’appuie sur la volonté qui fait les Napoléon et les Cromwell. Un grand ministre, messieurs, est une grande pensée écrite sur toutes les années du siècle dont la splendeur et les prospérités ont été préparées par lui. La constance est la vertu qui lui est le plus nécessaire. Mais aussi, en toute chose humaine, la constance n’est-elle pas la plus haute expression de la force? Nous voyons depuis quelque temps trop d’hommes n’avoir que des idées ministérielles au lieu d’avoir des idées nationales, pour ne pas admirer le véritable homme d’État comme celui qui nous offre la plus immense poésie humaine. Toujours voir au delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on est sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse; se faire juste et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et n’écouter que son intelligence; n’être ni défiant, ni confiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un événement ni surpris par une pensée; vivre enfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et la pénétration de son regard, en voyant non pas les détails, mais les conséquences de toute chose, n’est-ce pas être un peu plus qu’un homme? Aussi les noms de ces grands et nobles pères des nations devraient-ils être à jamais populaires.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel les convives s’entre-regardèrent.
—Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écria Genestas. L’organisation militaire me paraît le vrai type de toute bonne société civile, l’épée est la tutrice d’un peuple.
—Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocat a dit que les empires commençaient par l’épée et finissaient par l’écritoire, nous en sommes à l’écritoire.
—Maintenant, messieurs, que nous avons réglé le sort du monde, parlons d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin de l’Ermitage, s’écria le médecin en riant.
—Deux plutôt qu’un, dit Genestas en tendant son verre, et je veux les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui fait honneur à l’espèce.
—Et que nous chérissons tous, dit le curé d’une voix pleine de douceur.
—Monsieur Janvier, voulez-vous donc me faire commettre quelque péché d’orgueil?
—Monsieur le curé a dit bien bas ce que le Canton dit tout haut, répliqua Cambon.
—Messieurs, je vous propose de reconduire monsieur Janvier vers le presbytère, en nous promenant au clair de lune.
—Marchons, dirent les convives qui se mirent en devoir d’accompagner le curé.
—Allons à ma grange, dit le médecin en prenant Genestas par le bras après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Là, capitaine Bluteau, vous entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compères qui doivent faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu du peuple. Nicolle, mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pour monter par une lucarne en haut du foin, à une place d’où nous verrons toute la scène. Croyez-moi, venez, une veillée a son prix. Ce n’est pas la première fois que je me serai mis dans le foin pour écouter un récit de soldat ou quelque conte de paysan. Mais cachons-nous bien, si ces pauvres gens voient un étranger, ils font des façons et ne sont plus eux-mêmes.
—Eh! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souvent fait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers au bivouac? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Paris d’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée en farce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaient peur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans ses draps, qu’on buvait tout à la glace, que les morts s’arrêtaient en chemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait les chevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaient bien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient eu leur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que la seule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoir pas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudrioles si comiques, qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé, et qu’on appelait Nezrestant, en riait lui-même.
—Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier, suivez-moi.
Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient, d’autres filaient, plusieurs restaient oisives, le cou tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan qui racontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieux étaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandelles entourées de globes de verre pleins d’eau qui concentraient la lumière en rayons, dans la clarté desquelles se tenaient les travailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalement les têtes en produisant de pittoresques effets de clair-obscur. Ici brillaient le front brun et les yeux clairs d’une petite paysanne curieuse; là, des bandes lumineuses découpaient les rudes fronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement leurs vêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et divers dans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobiles l’entier abandon qu’ils faisaient de leur intelligence au conteur. C’était un tableau curieux où éclatait la prodigieuse influence exercée sur tous les esprits par la poésie. En exigeant de son narrateur un merveilleux toujours simple ou de l’impossible presque croyable, le paysan ne se montre-t-il pas ami de la plus pure poésie?
—Quoique cette maison eût une méchante mine, disait le paysan au moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pour l’entendre, la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir porté son chanvre au marché, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuit qui était venue. Elle demanda seulement à y coucher; car, pour toute nourriture, elle tira une croûte de son bissac et la mangea. Pour lors l’hôtesse, qui était donc la femme des brigands, ne sachant rien de ce qu’ils avaient convenu de faire pendant la nuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans lumière. Ma bossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières, pense à son chanvre et va pour dormir. Mais, avant qu’elle ne fût endormie, elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes portant une lanterne; chacun d’eux tenait un couteau; la peur la prend, parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient tant les pâtés de chair humaine, qu’on en faisait pour eux. Mais comme la vieille avait le cuir parfaitement racorni, elle se rassura, en pensant qu’on la regarderait comme une mauvaise nourriture. Les deux hommes passent devant la bossue, vont à un lit qui était dans cette grande chambre, et où l’on avait mis le monsieur à la grosse valise, qui passait donc pour négromancien. Le plus grand lève la lanterne en prenant les pieds du monsieur; le petit, celui qui avait fait l’ivrogne, lui empoigne la tête et lui coupe le cou, net, d’une seule fois, croc! Puis ils laissent là le corps et la tête, tout dans le sang, volent la valise et descendent. Voilà notre femme bien embarrassée. Elle pense d’abord à s’en aller sans qu’on s’en doute, ne sachant pas encore que la Providence l’avait amenée là pour rendre gloire à Dieu et faire punir le crime. Elle avait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien du tout. Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue aux deux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans le petit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur et les entend qui se disputent à voix basse. —Je te dis de la tuer. —Faut pas la tuer. —Tue-la. —Non! Ils entrent. Ma femme, qui n’était pas bête, ferme l’œil et fait comme si elle dormait. Elle se met à dormir comme un enfant, la main sur son cœur, et prend une respiration de chérubin. Celui qui avait la lanterne, l’ouvre, boute la lumière dans l’œil de la vieille endormie, et ma femme de ne point sourciller, tant elle avait peur pour son cou. —Tu vois bien qu’elle dort comme un sabot, que dit le grand. —C’est si vilain les vieilles, répond le petit. Je vais la tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs nous la salerons et la donnerons à manger à nos cochons. En entendant ce propos, ma vieille ne bouge pas. —Oh! bien, elle dort, dit le petit crâne en voyant que la bossue n’avait pas bougé. Voilà comment la vieille se sauva. Et l’on peut bien dire qu’elle était courageuse. Certes, il y a bien ici des jeunes filles qui n’auraient pas eu la respiration des chérubins en entendant parler des cochons. Les deux brigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulent dans ses draps et le jettent dans la petite cour, où la vieille entend les cochons accourir en grognant: hon, hon! pour le manger. Pour lors, le lendemain, reprit le narrateur après avoir fait une pause, la femme s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prend son bissac, fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles du pays, sort en paix et veut courir. Point! La peur lui coupe les jambes, bien à son heur. Voici pourquoi. Elle avait à peine fait un demi-quart de lieue, qu’elle voit venir un des brigands qui la suivait par finesse pour s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle te devine ça et s’assied sur une pierre. —Qu’avez-vous, ma bonne femme? lui dit le petit, car c’était le petit, le plus malicieux des deux, qui la guettait. —Ah! mon bon homme, qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée, que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme (voyez-vous c’te finaude!) pour gagner mon pauvre logis. Pour lors le brigand lui offre de l’accompagner. Elle accepte. L’homme lui prend le bras pour savoir si elle a peur. Ha! ben, c’te femme ne tremble point et marche tranquillement. Et donc les voilà tous deux causant agriculture et de la manière de faire venir le chanvre, tout bellement jusqu’au faubourg de la ville où demeurait la bossue et où le brigand la quitta, de peur de rencontrer quelqu’un de la justice. La femme arriva chez elle à l’heure de midi et attendit son homme en réfléchissant aux événements de son voyage et de la nuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il avait faim, faut lui faire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle pour lui faire frire quelque chose, elle lui raconte comment elle a vendu son chanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne dit rien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait donc flamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer, la trouve pleine de sang. —Qu’est-ce que tu as mis là-dedans? dit-elle à son homme. —Rien, qu’il répond. Elle croit avoir une lubie de femme et remet sa poêle au feu. Pouf! une tête tombe par la cheminée. —Vois-tu? C’est précisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il me regarde! Que me veut-il donc? —Que tu le venges! lui dit une voix. —Que tu es bête, dit le chanverrier; te voilà bien avec tes berlues qui n’ont pas le sens commun. Il prend la tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans sa cour. —Fais mon omelette, qui dit, et ne t’inquiète pas de ça. C’est un chat. —Un chat! qu’elle dit, il était rond comme une boule. Elle remet sa poêle au feu. Pouf! tombe une jambe. Même histoire. L’homme, pas plus étonné de voir le pied que d’avoir vu la tête, empoigne la jambe et la jette à sa porte. Finalement, l’autre jambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe un à un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bien faim. —Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait, nous verrons à satisfaire cet homme-là. —Tu conviens donc maintenant que c’est un homme? dit la bossue. Pourquoi m’as-tu dit tout à l’heure que c’était pas une tête, grand asticoteur? La femme casse les œufs, fricasse l’omelette et la sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge elle commençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger. La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim. —Toc, toc! fait un étranger en frappant à la porte. —Qui est là? —L’homme mort d’hier. —Entrez, répond le chanverrier. Donc, le voyageur entre, se met sur l’escabelle et dit: —Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour l’éternité aux personnes qui confessent son nom! Femme, tu m’as vu faire mourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par les cochons! Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc moi, qui suis chrétien, j’irai dans l’enfer faute par une femme de parler. Ça ne s’est jamais vu. Faut me délivrer! et autres propos. La femme, qu’avait toujours de plus en plus peur, nettoie sa poêle, met ses habits du dimanche, va dire à la justice le crime qui fut découvert, et les voleurs joliment roués sur la place du marché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son homme ont toujours eu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leur fut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient depuis longtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite des temps, baron du roi. Voilà l’histoire véritable de la Bossue courageuse.
—Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver, dit la Fosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.
—C’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat, racontez-nous l’Empereur.
—La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime point à raccourcir les victoires.
—C’est égal, dites tout de même! Nous les connaissons pour vous les avoir vu dire bien des fois; mais ça fait toujours plaisir à entendre.
—Racontez-nous l’Empereur! crièrent plusieurs personnes ensemble.
—Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh! bien, vous verrez que ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aime mieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert, où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la baïonnette?
—Non! l’Empereur! l’Empereur!
Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur l’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements et de souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa veste par les deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait de recharger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toute sa fortune; puis il s’appuya le corps sur la jambe gauche, avança la droite et céda de bonne grâce aux vœux de l’assemblée. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire.
—Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une île française, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dans une fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père en fils, à propos de rien: une idée qu’ils ont. Pour vous commencer l’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus belle femme de son temps et une finaude, eut la réflexion de le vouer à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie! Donc elle demande que Dieu le protége, à condition que Napoléon rétablira sa sainte religion, qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, et ça s’est vu.
«Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allez entendre est naturel.
«Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imagination de faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer à travers les lignes des autres, à travers les balles, les décharges de mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moi particulièrement, à Eylau. Je le vois encore, monte sur une hauteur, prend sa lorgnette, regarde sa bataille et dit: Ça va bien! Un de mes intrigants à panaches qui l’embêtaient considérablement et le suivaient partout, même pendant qu’il mangeait, qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la place de l’empereur quand il s’en va. Oh! raflé! plus de panache. Vous entendez ben que Napoléon s’était engagé à garder son secret pour lui seul. Voilà pourquoi tous ceux qui l’accompagnaient, même ses amis particuliers, tombaient comme des noix: Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barres d’acier et qu’il fondait à son usage. Enfin, à preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’a jamais vu ni lieutenant ni capitaine! Ah! bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon, où il a commencé par faire voir aux autres qu’ils n’entendaient rien à manœuvrer les canons. Pour lors, nous tombe tout maigrelet général en chef à l’armée d’Italie, qui manquait de pain, de munitions, de souliers, d’habits, une pauvre armée nue comme un ver. —«Mes amis, qui dit, nous voilà ensemble. Or, mettez-vous dans la boule que d’ici à quinze jours vous serez vainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez tous des capotes, de bonnes guêtres, de fameux souliers; mais, mes enfants, faut marcher pour les aller prendre à Milan, où il y en a.» Et l’on a marché. Le Français, écrasé, plat comme une punaise, se redresse. Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt mille fendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis, que je vois encore. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, nous souffle je ne sais quoi dans le ventre. Et l’on marche la nuit, et l’on marche le jour, l’on te les tape à Montenotte, on court les rosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâche pas. Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vous enveloppe ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pour être à leur aise, les pelote très-bien, leur chippe quelquefois des dix mille hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinze cents Français qu’il faisait foisonner à sa manière. Enfin, leur prend leurs canons, vivres, argent, munitions, tout ce qu’ils avaient de bon à prendre, vous les jette à l’eau, les bat sur les montagnes, les mord dans l’air, les dévore sur terre, les fouaille partout. Voilà des troupes qui se remplument; parce que, voyez-vous, l’empereur, qu’était aussi un homme d’esprit, se fait bien venir de l’habitant, auquel il dit qu’il est arrivé pour le délivrer. Pour lors, le péquin nous loge et nous chérit, les femmes aussi, qu’étaient des femmes très judicieuses. Fin finale, en ventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de mars d’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays des marmottes; mais après la campagne, nous voilà maîtres de l’Italie, comme Napoléon l’avait prédit. Et au mois de mars suivant, en une seule année et deux campagnes, il nous met en vue de Vienne: tout était brossé. Nous avions mangé trois armées successivement différentes, et dégommé quatre généraux autrichiens, dont un vieux qu’avait les cheveux blancs, et qui a été cuit comme un rat dans les paillassons, à Mantoue. Les rois demandaient grâce à genoux! La paix était conquise. Un homme aurait-il pu faire cela? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l’Évangile, commandait la bataille le jour, la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujours allant et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors, reconnaissant ces prodiges, le soldat te l’adopte pour son père. Et en avant! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent: «Voilà un pèlerin qui paraît prendre ses mots d’ordre dans le ciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur la France; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique, il s’en contentera peut-être!» Ça était écrit pour lui comme pour Jésus-Christ. Le fait est qu’on lui donne ordre de faire faction en Égypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pas tout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avait particulièrement endiablés, et leur dit comme ça: «Mes amis, pour le quart d’heure, on nous donne l’Égypte à chiquer. Mais nous l’avalerons en un temps et deux mouvements, comme nous avons fait de l’Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront des terres à eux. En avant!» En avant! les enfants, disent les sergents. Et l’on arrive à Toulon, route d’Égypte. Pour lors, les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nous nous embarquons, Napoléon nous dit: «Ils ne nous verront pas, et il est bon que vous sachiez, dès à présent, que votre général possède une étoile dans le ciel qui nous guide et nous protége!» Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nous prenons Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif de victoire, car c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rien faire. Nous voilà en Égypte. Bon. Là, autre consigne. Les Égyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde est monde, ont coutume d’avoir des géants pour souverains, des armées nombreuses comme des fourmis; parce que c’est un pays de génies et de crocodiles, où l’on a bâti des pyramides grosses comme nos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l’imagination de mettre leurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaît généralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit: «Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tas de dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit être l’ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer. Mettez-vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord; parce que nous aurons tout après! Et marchez!» Voilà qui va bien. Mais tous ces gens-là, auxquels Napoléon était prédit, sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot de leur patois qui veut dire: le sultan fait feu, en ont une peur comme du diable. Alors, le Grand-Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours à la magie, et nous envoient un démon, nommé Mody, soupçonné d’être descendu du ciel sur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible au boulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps. Il y en a qui l’ont vu; mais moi je n’ai pas de raisons pour vous en faire certains. C’était les puissances de l’Arabie et les Mameluks, qui voulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capable de les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il était un ange envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau de Salomon, un de leurs fourniments à eux, qu’ils prétendaient avoir été volé par notre général. Vous entendez bien qu’on leur a fait faire la grimace tout de même.
«Ha! çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte de Napoléon? Était-ce naturel?
«Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait aux génies et se transportait en un clin d’œil d’un lieu à un autre, comme un oiseau. Le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’il venait leur enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelle il avait offert tous ses trésors et des diamants gros comme des œufs de pigeons, marché que le Mameluk, de qui elle était la particulière, quoiqu’il en eût d’autres, avait refusé positivement. Dans ces termes-là, les affaires ne pouvaient donc s’arranger qu’avec beaucoup de combats. Et c’est ce dont on ne s’est pas fait faute, car il y a eu des coups pour tout le monde. Alors, nous nous sommes mis en ligne à Alexandrie, à Giseh et devant les Pyramides. Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les gens sujets d’avoir la berlue voyaient des eaux desquelles on ne pouvait pas boire, et de l’ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons le Mameluk à l’ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, qui s’empare de la haute et basse Égypte, l’Arabie, enfin jusqu’aux capitales des royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait des milliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis, chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays où chacun pouvait prendre ses arpents de terre, pour peu que ça lui fût agréable. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dans l’intérieur, où il avait idée de faire des choses superbes, les Anglais lui brûlent sa flotte à la bataille d’Aboukir, car ils ne savaient quoi s’inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, qui avait l’estime de l’Orient et de l’Occident, que le pape l’appelait son fils, et le cousin de Mahomet son cher père, veut se venger de l’Angleterre, et lui prendre les Indes, pour se remplacer de sa flotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans des pays où il n’y a que des diamants, de l’or, pour faire la paie aux soldats, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s’arrange avec la peste, et nous l’envoie pour interrompre nos victoires. Halte! Alors tout le monde défile à c’te parade, d’où l’on ne revient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendre Saint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec un entêtement généreux et martial. Mais la peste était la plus forte; il n’y avait pas à dire: Mon bel ami! Tout le monde se trouvait très-malade. Napoléon seul était frais comme une rose, et toute l’armée l’a vu buvant la peste sans que ça lui fît rien du tout.
«Ha! çà, mes amis, croyez-vous que c’était naturel?
«Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans les ambulances, veulent nous barrer le chemin; mais, avec Napoléon, c’te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à ses damnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres: «Allez me nettoyer la route.» Junot, qu’était un sabreur au premier numéro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes, et vous a décousu tout de même l’armée d’un pacha qui avait la prétention de se mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notre quartier général. Autre histoire. Napoléon absent la France s’était laissé détruire le tempérament par les gens de Paris qui gardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits, les laissaient crever de faim, et voulaient qu’elles fissent la loi à l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’était des imbéciles qui s’amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Et donc, nos armées étaient battues, les frontières de la France entamées: L’HOMME n’était plus là. Voyez-vous, je dis l’homme, parce qu’on l’a nommé comme ça, mais c’était une bêtise, puisqu’il avait une étoile et toutes ses particularités: c’était nous autres qui étions les hommes! Il apprend l’histoire de France après sa fameuse bataille d’Aboukir, où, sans perdre plus de trois cents hommes, et, avec une seule division, il a vaincu la grande armée des Turcs forte de vingt-cinq mille hommes, et il en a bousculé dans la mer plus d’une grande moitié, rrah! Ce fut son dernier coup de tonnerre en Égypte. Il se dit, voyant tout perdu là-bas: «Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut que j’y aille.» Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son départ, sans quoi on l’aurait gardé de force, pour le faire empereur d’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sans lui, parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement à Kléber, un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par un Égyptien qu’on a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans le derrière, qui est la manière de guillotiner dans ce pays-là; mais ça fait tant souffrir, qu’un soldat a eu pitié de ce criminel, il lui a tendu sa gourde; et aussitôt que l’Égyptien a eu bu de l’eau, il a tortillé de l’œil avec un plaisir infini. Mais nous ne nous amusons pas à cette bagatelle. Napoléon met le pied sur une coquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s’appelait la Fortune, et, en un clin d’œil, à la barbe de l’Angleterre qui le bloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates et tout ce qui faisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le don de passer les mers en une enjambée. Était-ce naturel! Bah! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a les pieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore; mais lui, convoque le Gouvernement. «Qu’avez-vous fait de mes enfants les soldats? qui dit aux avocats; vous êtes un tas de galapiats qui vous fichez du monde, et faites vos choux gras de la France. Ça n’est pas juste, et je parle pour tout le monde qu’est pas content!» Pour lors, ils veulent babiller et le tuer; mais minute! Il les enferme dans leur caserne à paroles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimente à sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souples comme des blagues à tabac. De ce coup passe consul; et, comme ce n’était pas lui qui pouvait douter de l’Être Suprême, il remplit alors sa promesse envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusement parole; lui rend ses églises, rétablit sa religion; les cloches sonnent pour Dieu et pour lui. Voilà tout le monde content: primo, les prêtres qu’il empêche d’être tracassés; segondo, le bourgeois qui fait son commerce, sans avoir à craindre le rapiamus de la loi qu’était devenue injuste; tertio, les nobles qu’il défend d’être fait mourir, comme on en avait malheureusement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis à balayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle, parce que, voyez-vous, son œil vous traversait le monde comme une simple tête d’homme. Pour lors, paraît en Italie, comme s’il passait la tête par la fenêtre, et son regard suffit. Les Autrichiens sont avalés à Marengo comme des goujons par une baleine! Haouf! Ici, la victoire française a chanté sa gamme assez haut pour que le monde entier l’entende, et ça a suffi. «Nous n’en jouons plus, que disent les Allemands. —Assez comme ça!» disent les autres. Total: l’Europe fait la cane, l’Angleterre met les pouces. Paix générale où les rois et les peuples font mine de s’embrasser. C’est là que l’empereur a inventé la Légion-d’Honneur, une bien belle chose, allez! «En France, qu’il a dit à Boulogne, devant l’armée entière, tout le monde a du courage! Donc, la partie civile qui fera des actions d’éclat sera sœur du soldat, le soldat sera son frère, et ils seront unis sous le drapeau de l’honneur.» Nous autres, qui étions là-bas, nous revenons d’Égypte. Tout était changé! Nous l’avions laissé général, en un rien de temps nous le retrouvons empereur. Ma foi, la France s’était donnée à lui, comme une belle fille à un lancier. Or, quand ça fut fait, à la satisfaction générale, on peut le dire, il y eut une sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais vu sous la calotte des cieux. Le pape et les cardinaux, dans leurs habits d’or et rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant l’armée et le peuple, qui battent des mains. Il y a une chose que je serais injuste de ne pas vous dire. En Égypte, dans le désert, près de la Syrie, L’HOMME ROUGE lui apparut dans la montagne de Moïse, pour lui dire: «Ça va bien.» Puis, à Marengo, le soir de la victoire, pour la seconde fois, s’est dressé devant lui sur ses pieds, l’Homme Rouge, qui lui dit: «Tu verras le monde à tes genoux, et tu seras empereur des Français, roi d’Italie, maître de la Hollande, souverain de l’Espagne, du Portugal, provinces illyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur de la Pologne, premier aigle de la Légion-d’Honneur, et tout.» Cet Homme Rouge, voyez-vous, c’était son idée, à lui; une manière de piéton qui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer avec son étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela; mais l’Homme Rouge est un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a dit qu’il lui venait dans les moments durs à passer, et restait au palais des Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement, Napoléon l’a vu le soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien des choses. Lors, l’empereur va droit à Milan se faire couronner roi d’Italie. Là commence véritablement le triomphe du soldat. Pour lors, tout ce qui savait écrire passe officier. Voilà les pensions, les dotations de duchés qui pleuvent; des trésors pour l’état-major qui ne coûtaient rien à la France; et la Légion-d’Honneur fournie de rentes pour les simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension. Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu. Mais l’empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout le monde, pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leurs idées, des monuments de fées, là où il n’y avait pas plus que sur ma main; une supposition, vous reveniez d’Espagne, pour passer à Berlin; hé bien! vous retrouviez des arches de triomphe avec de simples soldats mis dessus en belle sculpture, ni plus ni moins que des généraux. Napoléon, en deux ou trois ans, sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses caves d’or, fait des ponts, des palais, des routes, des savants, des fêtes, des lois, des vaisseaux, des ports; et dépense des millions de milliasses, et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pu paver la France de pièces de cent sous, si ça avait été sa fantaisie. Alors, quand il se trouve à son aise sur son trône, et si bien le maître de tout, que l’Europe attendait sa permission pour faire ses besoins: comme il avait quatre frères et trois sœurs, il nous dit en manière de conversation, à l’ordre du jour: «Mes enfants, est-il juste que les parents de votre empereur tendent la main? Non. Je veux qu’ils soient flambants, tout comme moi! Pour lors, il est de toute nécessité de conquérir un royaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître de tout; que les soldats de la garde fassent trembler le monde, et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme sur ma monnaie, Dieu vous protége! —Convenu! répond l’armée, on t’ira pêcher des royaumes à la baïonnette.» Ha! c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous! et s’il avait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallu s’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper; heureusement qu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient habitués aux douceurs de leurs trônes, se font naturellement tirer l’oreille; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons, nous allons, et le tremblement recommence avec une solidité générale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et des souliers! Alors on se battait à coups de nous si cruellement, que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vous n’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plus tôt, un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourions tous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voir l’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le fantassin décrivit lestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.) Et il disait: «Ça, ce sera un royaume!» et c’était un royaume. Quel bon temps! Les colonels passaient généraux, le temps de les voir; les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il y en a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique ce soit un Gascon, traître à la France pour garder sa couronne, qui n’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sont en or! Enfin, les sapeurs qui savaient lire devenaient nobles tout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et un peuple de princes qui entouraient Napoléon, comme les rayons du soleil! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la chance de chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal de la garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer, parce que chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitement connu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles! Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade; Eylau, où l’on a noyé les Russes dans un lac, comme si Napoléon avait soufflé dessus; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sans bouder. Enfin, y en avait autant que de saints au calendrier. Aussi alors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau la véritable épée de Dieu. Alors le soldat avait son estime, et il en faisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, du linge, des capotes, du pain, des cartouches; quoiqu’il tînt sa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner. Mais c’est égal! un sergent et même un soldat pouvait lui dire: «Mon empereur,» comme vous me dites à moi quelquefois: «Mon bon ami.» Et il répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans la neige comme nous autres; enfin, il avait presque l’air d’un homme naturel. Moi qui vous parle, je l’ai vu, les pieds dans la mitraille, pas plus gêné que vous êtes là, et mobile, regardant avec sa lorgnette, toujours à son affaire; alors nous restions là, tranquilles comme Baptiste. Je ne sais pas comment il s’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous envoyait comme du feu dans l’estomac; et, pour lui montrer qu’on était ses enfants, incapables de bouquer, on allait pas ordinaire devant des polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régiments de boulets, sans dire gare. Enfin, les mourants avaient la chose de se relever pour le saluer et lui crier: «Vive l’empereur!» Était-ce naturel! auriez-vous fait cela pour un simple homme?
«Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine, qu’était une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à ne pas lui donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’il l’aimât considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapport au gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains de l’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il a épousé, qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille des Césars, un homme ancien dont on parle partout, et pas seulement dans nos pays, où vous entendez dire qu’il a tout fait, mais en Europe. Et c’est si vrai que, moi qui vous parle en ce moment, je suis allé sur le Danube où j’ai vu les morceaux d’un pont bâti par cet homme, qui paraît qu’a été, à Rome, parent de Napoléon d’où s’est autorisé l’empereur d’en prendre l’héritage pour son fils. Donc, après son mariage, qui fut une fête pour le monde entier, et où il a fait grâce au peuple de dix ans d’impositions, qu’on a payés tout de même, parce que les gabelous n’en ont pas tenu compte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome; une chose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfant n’était né roi, son père vivant. Ce jour-là, un ballon est parti de Paris pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en un jour. Ha! çà, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autres qui me soutiendra que tout ça était naturel? Non, c’était écrit là-haut! Et la gale à qui ne dira pas qu’il a été envoyé par Dieu même pour faire triompher la France. Mais voilà l’empereur de Russie, qu’était son ami, qui se fâche de ce qu’il n’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos ennemis, auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux mots dans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là. Napoléon se fâche et nous dit: —«Soldats! vous avez été maîtres dans toutes les capitales de l’Europe; reste Moscou, qui s’est allié à l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londres et les Indes qu’est à eux, je trouve définitif d’aller à Moscou.» Pour lors, assemble la plus grande des armées qui jamais ait traîné ses guêtres sur le globe, et si curieusement bien alignée, qu’en un jour il a passé en revue un million d’hommes. —Hourra! disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière, des animaux de cosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un boulevari général, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’Homme Rouge à Napoléon: C’est l’Asie contre l’Europe! —Suffit, qu’il dit, je vais me précautionner. Et voilà, fectivement tous les rois qui viennent lécher la main de Napoléon! L’Autriche, la Prusse, la Bavière, la Saxe, la Pologne, l’Italie, tout est avec nous, nous flatte, et c’était beau! Les aigles n’ont jamais tant roucoulé qu’à ces parades-là, qu’elles étaient au-dessus de tous les drapeaux de l’Europe. Les Polonais ne se tenaient pas de joie, parce que l’empereur avait idée de les relever; de là, que la Pologne et la France ont toujours été frères. Enfin «A nous la Russie!» crie l’armée. Nous entrons bien fournis; nous marchons, marchons: point de Russes. Enfin nous trouvons nos mâtins campés à la Moskowa. C’est là que j’ai eu la croix, et j’ai congé de dire que ce fut une sacrée bataille! L’empereur était inquiet, il avait vu l’Homme Rouge, qui lui dit: Mon enfant, tu vas plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis te trahiront. Pour lors, proposa la paix. Mais avant de la signer: «Frottons les Russes!» qui nous dit. «Tope!» s’écria l’armée. «En avant!» disent les sergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à force d’avoir trimé dans ces chemins-là qui ne sont pas commodes du tout! Mais c’est égal! «Puisque c’est la fin du tremblement, que je me dis, je veux m’en donner tout mon soûl!» Nous étions devant le grand ravin; c’était les premières places! Le signal se donne, sept cents pièces d’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir le sang par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis, mes Russes se faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nous n’avancions pas. «En avant, nous dit-on, voilà l’empereur!» C’était vrai, passe au galop en nous faisant signe qu’il s’importait beaucoup de prendre la redoute. Il nous anime, nous courons, j’arrive le premier au ravin. Ah! mon Dieu, les lieutenants tombaient, les colonels, les soldats! C’est égal! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas et des épaulettes pour les intrigants qui savaient lire. Victoire! c’est le cri de toute la ligne. Par exemple, ce qui ne s’était jamais vu, il y avait vingt-cinq mille Français par terre. Excusez du peu! C’était un vrai champ de blé coupé: au lieu d’épis, mettez des hommes! Nous étions dégrisés, nous autres. L’Homme arrive, on fait le cercle autour de lui. Pour lors, il nous câline, car il était aimable quand il le voulait, à nous faire contenter de vache enragée par une faim de deux loups. Alors mon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts; puis nous dit: A Moscou! —Va pour Moscou! dit l’armée. Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leur ville? Ç’a été un feu de paille de deux lieues, qui a flambé pendant deux jours. Les édifices tombaient comme des ardoises! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondus qui étaient naturellement horribles; et l’on peut vous le dire, à vous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’empereur dit: Assez comme ça, tous mes soldats y resteraient! Nous nous amusons à nous rafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce qu’on était réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’or qu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune. Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que les savants qui sont des bêtes n’ont pas expliqué suffisamment, et le froid nous pince. Plus d’armée, entendez-vous? plus de généraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de la misère et de la faim, règne où nous étions réellement tous égaux! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne se baissait pas pour ramasser son fusil ni son argent; et chacun allait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire. Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu son étoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvre homme, qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de la victoire! Et ça lui en a donné une sévère, allez! Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par ce qu’il y a de plus sacré, sur l’honneur, que, depuis qu’il y a des hommes, jamais au grand jamais, ne s’était vu pareille fricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareille neige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon des fusils vous brûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid. C’est là que l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvés solides au poste, et où s’est parfaitement comporté Gondrin, le seul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin de bâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver des Russes qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapport aux victoires. Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avec l’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini, un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards. J’ai vu, reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayant point froid. Était-ce encore naturel? Il regardait la perte de ses trésors, de ses amis, de ses vieux Égyptiens. Bah! tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout était consommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient les aigles; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France, c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et du militaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête à cause du froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur, puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous qui ne nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussi qu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’y avait que lui et des Français pour se tirer de là; et l’on s’en est tiré, mais avec des pertes et de grandes pertes que je dis! Les alliés avaient mangé nos vivres. Tout commençait à le trahir comme lui avait dit l’Homme Rouge. Les bavards de Paris, qui se taisaient depuis l’établissement de la Garde impériale, le croient mort et trament une conspiration où l’on met dedans le préfet de police pour renverser l’empereur. Il apprend ces choses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il est parti: «Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir.» Bah! ses généraux battent la breloque, car sans lui ce n’était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font des bêtises, et c’était naturel; Napoléon, qui était un bon homme, les avait nourris d’or, ils devenaient gras à lard qu’ils ne voulaient plus marcher. De là sont venus les malheurs, parce que plusieurs sont restés en garnison sans frotter le dos des ennemis derrière lesquels ils étaient, tandis qu’on nous poussait vers la France. Mais l’empereur nous revient avec des conscrits et de fameux conscrits, auxquels il changea le moral parfaitement et en fit des chiens finis à mordre quiconque, avec des bourgeois en garde d’honneur, une belle troupe qui a fondu comme du beurre sur un gril. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est contre nous; mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pour lors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples, à Dresde, Lutzen, Bautzen... Souvenez-vous de ça, vous autres, parce que c’est là que le Français a été si particulièrement héroïque, que dans ce temps-là, un bon grenadier ne durait pas plus de six mois. Nous triomphons toujours; mais sur les derrières, ne voilà-t-il pas les Anglais qui font révolter les peuples en leur disant des bêtises. Enfin on se fait jour à travers ces meutes de nations. Partout où l’empereur paraît, nous débouchons, parce que, sur terre comme sur mer, là où il disait: «Je veux passer!» nous passions. Fin finale, nous sommes en France, et il y a plus d’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté du temps, l’air du pays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi, je puis dire, en mon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais à cette heure il s’agit de défendre la France, la patrie, la belle France enfin, contre toute l’Europe qui nous en voulait d’avoir voulu faire la loi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour qu’ils ne nous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du Nord, qui est friand du Midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux. Alors l’empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Enfin, même des Français et des alliés qui se tournaient, par ordre supérieur, contre nous, dans nos rangs, comme à la bataille de Leipsick. N’est-ce pas des horreurs dont seraient peu capables de simples soldats? Ça manquait à sa parole trois fois par jour, et ça se disait des princes! Alors l’invasion se fait. Partout où notre empereur montre sa face de lion, l’ennemi recule, et il a fait dans ce temps-là plus de prodiges en défendant la France, qu’il n’en avait fait pour conquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la Russie. Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur apprendre à respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour les avaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par une bataille encore plus grande que toutes les autres, une mère bataille enfin! Mais les Parisiens ont peur pour leur peau de deux liards et pour leurs boutiques de deux sous, ouvrent leurs portes; voilà les Ragusades qui commencent et les bonheurs qui finissent, l’impératrice qu’on embête, et le drapeau blanc qui se met aux fenêtres. Enfin les généraux, qu’il avait faits ses meilleurs amis, l’abandonnent pour les Bourbons, de qui on n’avait jamais entendu parler. Alors il nous dit adieu à Fontainebleau. —«Soldats!...» Je l’entends encore, nous pleurions tous comme de vrais enfants; les aigles, les drapeaux étaient inclinés comme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient les funérailles de l’empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus que des squelettes. Donc il nous dit de dessus le perron de son château: «Mes enfants, nous sommes vaincus par la trahison, mais nous nous reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez mon petit que je vous confie: vive Napoléon II!» Il avait idée de mourir; et pour ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prend du poison de quoi tuer un régiment, parce que, comme Jésus-Christ avant sa passion, il se croyait abandonné de Dieu et de son talisman; mais le poison ne lui fait rien du tout. Autre chose! se reconnaît immortel. Sûr de son affaire et d’être toujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps étudier le tempérament de ceux-ci, qui ne manquent pas à faire des bêtises sans fin. Pendant qu’il faisait sa faction, les Chinois et les animaux de la côte d’Afrique, barbaresques et autres qui ne sont pas commodes du tout, le tenaient si bien pour autre chose qu’un homme, qu’ils respectaient son pavillon en disant qu’y toucher, c’était se frotter à Dieu. Il régnait sur le monde entier, tandis que ceux-ci l’avaient mis à la porte de sa France. Alors s’embarque sur la même coquille de noix d’Égypte, passe à la barbe des vaisseaux anglais, met le pied sur la France, la France le reconnaît, le sacré coucou s’envole de clocher en clocher, toute la France crie: Vive l’empereur! Et par ici l’enthousiasme pour cette merveille des siècles a été solide, le Dauphiné s’est très-bien conduit; et j’ai été particulièrement satisfait de savoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote grise. Le 1er mars Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir le royaume de France et de Navarre, qui le 20 mars était redevenu l’empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris, ayant tout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé ses troupiers en ne leur disant que deux mots: «Me voilà!» C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu! Avant lui, jamais un homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant son chapeau? L’on croyait la France abattue? Du tout. A la vue de l’aigle, une armée nationale se refait, et nous marchons tous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup. Napoléon au désespoir se jette trois fois au-devant des canons ennemis à la tête du reste, sans trouver la mort! Nous avons vu ça, nous autres! Voilà la bataille perdue. Le soir, l’empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein de notre sang ses drapeaux et ses aigles; ces pauvres aigles, toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles: —En avant! et qui avaient volé sur toute l’Europe, furent sauvées de l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre ne pourraient pas seulement lui donner la queue d’un aigle. Plus d’aigles! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rouge passe aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France est écrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te le renvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui ne pouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare de Napoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, est obligé de rester là, jusqu’à ce que l’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France. Ceux-ci disent qu’il est mort! Ah! bien oui, mort! on voit bien qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètent c’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquille dans leur baraque de gouvernement. Écoutez. La vérité du tout est que ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire à une prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre que son nom de Napoléon veut dire le lion du désert. Et voilà ce qui est vrai comme l’Évangile. Toutes les autres choses que vous entendrez dire sur l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas forme humaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femme que Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme il a écrit le sien sur la terre, qui s’en souviendra toujours! Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat!»
—Vive le général Eblé! cria le pontonnier.
—Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de la Moscowa? dit une paysanne.
—Est-ce que je sais? Nous y sommes entrés un régiment, nous n’y étions debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avait que des fantassins capables de le prendre! l’infanterie, voyez-vous, c’est tout dans une armée...
—Et la cavalerie, donc! s’écria Genestas en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé! mon ancien, tu oublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, les dragons, tout le tremblement! Quand Napoléon, impatient de ne pas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire, disait à Murat: «Sire, coupe-moi ça en deux!» Nous partions d’abord au trot, puis au galop; une, deux! l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Une charge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de boulets de canon!
—Et les pontonniers? cria le sourd.
—Ha! çà, mes enfants! reprit Genestas tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici! Tenez, voilà pour boire au petit caporal.
—Vive l’empereur! crièrent d’une seule voix les gens de la veillée.
—Chut! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cacher sa profonde douleur. Chut! il est mort en disant: «Gloire, France et bataille.» Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais sa mémoire?... jamais.
Goguelat fit un signe d’incrédulité, puis il dit tout bas à ses voisins: —L’officier est encore au service, et c’est leur consigne de dire au peuple que l’empereur est mort. Faut pas lui en vouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que sa consigne.
En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse qui disait: —Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’empereur et de monsieur Benassis. Tous les gens de la veillée se précipitèrent à la porte pour revoir le commandant; et, à la lueur de la lune, ils l’aperçurent prenant le bras du médecin.
—J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite! Ces aigles, ces canons, ces campagnes!... je ne savais plus où j’étais.
—Eh! bien, que dites-vous de mon Goguelat? lui demanda Benassis.
—Monsieur, avec des récits pareils, la France aura toujours dans le ventre les quatorze armées de la République, et pourra parfaitement soutenir la conversation à coups de canons avec l’Europe. Voilà mon avis.
En peu de temps ils atteignirent le logis de Benassis, et se trouvèrent bientôt tous deux pensifs de chaque côté de la cheminée du salon où le foyer mourant jetait encore quelques étincelles. Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète; mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Il lui dit alors: —Monsieur, votre vie diffère tant de celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné de m’entendre vous demander les causes de votre retraite. Si ma curiosité vous semble inconvenante, vous avouerez qu’elle est bien naturelle. Écoutez! j’ai eu des camarades que je n’ai jamais tutoyés, pas même après avoir fait plusieurs campagnes avec eux; mais j’en ai eu d’autres auxquels je disais: Va chercher notre argent chez le payeur! trois jours après nous être grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plus honnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé! bien, vous êtes un de ces hommes de qui je me fais l’ami sans attendre leur permission, ni même sans bien savoir pourquoi.
—Capitaine Bluteau...
Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçait le faux nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimer une légère grimace. Benassis surprit en ce moment cette expression de répugnance, et regarda fixement le militaire pour tâcher d’en découvrir la cause; mais comme il lui eût été bien difficile de deviner la véritable, il attribua ce mouvement à quelques douleurs corporelles, et dit en continuant: —Capitaine, je vais parler de moi. Déjà plusieurs fois depuis hier je me suis fait une sorte de violence en vous expliquant les améliorations que j’ai pu obtenir ici; mais il s’agissait de la Commune et de ses habitants, aux intérêts desquels les miens se sont nécessairement mêlés. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne vous entretenir que de moi-même, et ma vie est peu intéressante.
—Fût-elle plus simple que celle de votre Fosseuse, répondit Genestas, je voudrais encore la connaître, pour savoir les vicissitudes qui ont pu jeter dans ce canton un homme de votre trempe.
—Capitaine, depuis douze ans je me suis tu. Maintenant que j’attends, au bord de ma fosse, le coup qui doit m’y précipiter, j’aurai la bonne foi de vous avouer que ce silence commençait à me peser. Depuis douze ans je souffre sans avoir reçu les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mes paysans m’offrent bien l’exemple d’une parfaite résignation; mais je les comprends, et ils s’en aperçoivent; tandis que nul ici ne peut recueillir mes larmes secrètes, ni me donner cette poignée de main d’honnête homme, la plus belle des récompenses, qui ne manque à personne, pas même à Gondrin.
Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce geste émut fortement.
—Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu, reprit-il d’une voix altérée; mais elle m’aurait aimé peut-être, et c’eût été un malheur. Tenez, capitaine, un vieux soldat indulgent comme vous l’êtes, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter ma confession, car elle ne saurait être comprise que par un homme auquel la vie est bien connue, ou par un enfant à qui elle est tout à fait étrangère. Faute de prêtre, les anciens capitaines mourant sur le champ de bataille se confessaient à la croix de leur épée, ils en faisaient une fidèle confidente entre eux et Dieu. Or, vous, une des meilleures lames de Napoléon, vous, dur et fort comme l’acier, peut-être m’entendrez-vous bien? Pour s’intéresser à mon récit, il faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment et partager des croyances naturelles aux cœurs simples, mais qui paraîtraient ridicules à beaucoup de philosophes habitués à se servir, pour leurs intérêts privés, des maximes réservées au gouvernement des États. Je vais vous parler de bonne foi, comme un homme qui ne veut justifier ni le bien ni le mal de sa vie, mais qui ne vous en cachera rien, parce qu’il est aujourd’hui loin du monde, indifférent au jugement des hommes, et plein d’espérance en Dieu.
Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant: —Avant d’entamer mon récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotte n’a jamais manqué à venir me demander si j’en prenais, elle nous interromprait certainement. En voulez-vous, capitaine?
—Non, je vous remercie.
Benassis rentra promptement.
CHAPITRE IV.
LA CONFESSION DU MÉDECIN DE CAMPAGNE.
«Je suis né, reprit le médecin, dans une petite ville du Languedoc, où mon père s’était fixé depuis longtemps, et où s’est écoulée ma première enfance. A l’âge de huit ans, je fus mis au collége de Sorrèze, et n’en sortis que pour aller achever mes études à Paris. Mon père avait eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par un heureux mariage, et par les lentes économies qui se font en province, où l’on tire vanité de la fortune et non de la dépense, où l’ambition naturelle à l’homme s’éteint et tourne en avarice, faute d’aliments généreux. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangée contre ses illusions évanouies: dernières et nobles erreurs des vieillards qui tentent vainement de léguer leurs vertus et leurs prudents calculs à des enfants enchantés de la vie et pressés de jouir. Cette prévoyance dicta pour mon éducation un plan dont je fus victime. Mon père me cacha soigneusement l’étendue de ses biens, et me condamna dans mon intérêt à subir, pendant mes plus belles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir son indépendance; il désirait m’inspirer les vertus de la pauvreté: la patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. En me faisant connaître ainsi tout le prix de la fortune, il espérait m’apprendre à conserver mon héritage; aussi, dès que je fus en état d’entendre ses conseils, me pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Mes goûts me portèrent à l’étude de la médecine. De Sorrèze, où j’étais resté pendant dix ans sous la discipline à demi conventuelle des Oratoriens, et plongé dans la solitude d’un collége de province, je fus, sans aucune transition, transporté dans la capitale. Mon père m’y accompagna pour me recommander à l’un de ses amis. Les deux vieillards prirent, à mon insu, de minutieuses précautions contre l’effervescence de ma jeunesse, alors très-innocente. Ma pension fut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et je ne dus en toucher les quartiers que sur la présentation des quittances de mes inscriptions à l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre et de comptabilité. Mon père se montra d’ailleurs libéral pour tous les frais nécessités par mon éducation, et pour les plaisirs de la vie parisienne. Son vieil ami, heureux d’avoir un jeune homme à conduire dans le dédale où j’entrais, appartenait à cette nature d’hommes qui classent leurs sentiments aussi soigneusement qu’ils rangent leurs papiers. En consultant son agenda de l’année passée, il pouvait toujours savoir ce qu’il avait fait au mois, au jour et à l’heure où il se trouvait dans l’année courante. La vie était pour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialement les comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, défiant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions qu’il prenait à mon égard, il achetait mes livres, il payait mes leçons; si je voulais apprendre à monter à cheval, le bonhomme s’enquérait lui-même du meilleur manége, m’y conduisait et prévenait mes désirs en mettant un cheval à ma disposition pour les jours de fête. Malgré ces ruses de vieillard, que je sus déjouer du moment où j’eus quelque intérêt à lutter avec lui, cet excellent homme fut un second père pour moi. —«Mon ami, me dit-il, au moment où il devina que je briserais ma laisse s’il ne l’allongeait pas, les jeunes gens font souvent des folies auxquelles les entraîne la fougue de l’âge, et il pourrait vous arriver d’avoir besoin d’argent, venez alors à moi. Jadis votre père m’a galamment obligé, j’aurai toujours quelques écus à votre service; mais ne me mentez jamais, n’ayez pas honte de m’avouer vos fautes, j’ai été jeune, nous nous entendrons toujours comme deux bons camarades.» Mon père m’installa dans une pension bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où j’eus une chambre assez bien meublée. Cette première indépendance, la bonté de mon père, le sacrifice qu’il paraissait faire pour moi, me causèrent cependant peu de joie. Peut-être faut-il avoir joui de la liberté pour en sentir tout le prix. Or, les souvenirs de ma libre enfance s’étaient presque abolis sous le poids des ennuis du collége, que mon esprit n’avait pas encore secoués; puis les recommandations de mon père me montraient de nouvelles tâches à remplir; enfin Paris était pour moi comme une énigme, on ne s’y amuse pas sans en avoir étudié les plaisirs. Je ne voyais donc rien de changé dans ma position, si ce n’est que mon nouveau lycée était plus vaste et se nommait l’École de Médecine. Néanmoins j’étudiai d’abord courageusement, je suivis les Cours avec assiduité; je me jetai dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abonde la capitale émerveillèrent mon imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cette amitié follement confiante qui séduit tous les jeunes gens, me firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Les théâtres, leurs acteurs pour lesquels je me passionnai, commencèrent l’œuvre de ma démoralisation. Les spectacles d’une capitale sont bien funestes aux jeunes gens, qui n’en sortent jamais sans de vives émotions contre lesquelles ils luttent presque toujours infructueusement; aussi la société, les lois me semblent-elles complices des désordres qu’ils commettent alors. Notre législation a pour ainsi dire fermé les yeux sur les passions qui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans; à Paris tout l’assaille, ses appétits y sont incessamment sollicités, la religion lui prêche le bien, les lois le lui commandent; tandis que les choses et les mœurs l’invitent au mal: le plus honnête homme ou la plus pieuse femme ne s’y moquent-ils pas de la continence? Enfin cette grande ville paraît avoir pris à tâche de n’encourager que les vices, car les obstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un jeune homme pourrait honorablement faire fortune, sont plus nombreux encore que les piéges incessamment tendus à ses passions pour lui dérober son argent. J’allai donc pendant long-temps, tous les soirs, à quelque théâtre, et contractai peu à peu des habitudes de paresse. Je transigeais en moi-même avec mes devoirs, souvent je remettais au lendemain mes plus pressantes occupations; bientôt, au lieu de chercher à m’instruire, je ne fis plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il faut passer avant d’être docteur. Aux Cours publics, je n’écoutais plus les professeurs, qui, selon moi, radotaient. Je brisais déjà mes idoles, je devenais Parisien. Bref, je menai la vie incertaine d’un jeune homme de province qui, jeté dans la capitale, garde encore quelques sentiments vrais, croit encore à certaines règles de morale, mais qui se corrompt par les mauvais exemples, tout en voulant s’en défendre. Je me défendis mal, j’avais des complices en moi-même. Oui, monsieur, ma physionomie n’est pas trompeuse, j’ai eu toutes les passions dont les empreintes me sont restées. Je conservai cependant au fond de mon cœur un sentiment de perfection morale qui me poursuivit au milieu de mes désordres, et qui devait ramener un jour à Dieu, par la lassitude et par le remords, l’homme dont la jeunesse s’était désaltérée dans les eaux pures de la Religion. Celui qui sent vivement les voluptés de la terre n’est-il pas tôt ou tard attiré par le goût des fruits du ciel? J’eus d’abord les mille félicités et les mille désespérances qui se rencontrent plus ou moins actives dans toutes les jeunesses: tantôt je prenais le sentiment de ma force pour une volonté ferme, et m’abusais sur l’étendue de mes facultés; tantôt, à l’aperçu du plus faible écueil contre lequel j’allais me heurter, je tombais beaucoup plus bas que je ne devais naturellement descendre; je concevais les plus vastes plans, je rêvais la gloire, je me disposais au travail; mais une partie de plaisir emportait ces nobles velléités. Le vague souvenir de mes grandes conceptions avortées me laissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient à croire en moi, sans me donner l’énergie de produire. Cette paresse pleine de suffisance me menait à n’être qu’un sot. Le sot n’est-il pas celui qui ne justifie pas la bonne opinion qu’il prend de lui-même? J’avais une activité sans but, je voulais les fleurs de la vie, sans le travail qui les fait éclore. Ignorant les obstacles, je croyais tout facile, j’attribuais à d’heureux hasards et les succès de science et les succès de fortune. Pour moi, le génie était du charlatanisme. Je m’imaginais être savant parce que je pouvais le devenir; et sans songer ni à la patience qui engendre les grandes œuvres, ni au faire qui en révèle les difficultés, je m’escomptais toutes les gloires. Mes plaisirs furent promptement épuisés, le théâtre n’amuse pas long-temps. Paris fut donc bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoir aucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, ai-je vagué pendant les journées entières à travers les rues, sur les quais, dans les musées et dans les jardins publics. Lorsque la vie est inoccupée, elle pèse plus à cet âge qu’à un autre, car elle est alors pleine de séve perdue et de mouvement sans résultat. Je méconnaissais la puissance qu’une ferme volonté met dans les mains de l’homme jeune, quand il sait concevoir; et quand, pour exécuter, il dispose de toutes les forces vitales, augmentées encore par les intrépides croyances de la jeunesse. Enfants, nous sommes naïfs, nous ignorons les dangers de la vie; adolescents, nous apercevons ses difficultés et son immense étendue; à cet aspect, le courage parfois s’affaisse; encore neufs au métier de la vie sociale, nous restons en proie à une sorte de niaiserie, à un sentiment de stupeur, comme si nous étions sans secours dans un pays étranger. A tout âge, les choses inconnues causent des terreurs involontaires. Le jeune homme est comme le soldat qui marche contre des canons et recule devant des fantômes. Il hésite entre les maximes du monde; il ne sait ni donner ni accepter, ni se défendre ni attaquer, il aime les femmes et les respecte comme s’il en avait peur; ses qualités le desservent, il est tout générosité, tout pudeur, et pur des calculs intéressés de l’avarice; s’il ment, c’est pour son plaisir et non pour sa fortune; au milieu de voies douteuses, sa conscience, avec laquelle il n’a pas encore transigé, lui indique le bon chemin, et il tarde à le suivre. Les hommes destinés à vivre par les inspirations du cœur, au lieu d’écouter les combinaisons qui émanent de la tête, restent longtemps dans cette situation. Ce fut mon histoire. Je devins le jouet de deux causes contraires. Je fus à la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenu par sa niaiserie sentimentale. Les émotions de Paris sont cruelles pour les âmes douées d’une vive sensibilité: les avantages dont y jouissent les gens supérieurs ou les gens riches irritent les passions; dans ce monde de grandeur et de petitesse, la jalousie sert plus souvent de poignard que d’aiguillon; au milieu de la lutte constante des ambitions, des désirs et des haines, il est impossible de ne pas être ou la victime ou le complice de ce mouvement général; insensiblement, le tableau continuel du vice heureux et de la vertu persiflée fait chanceler un jeune homme; la vie parisienne lui enlève bientôt le velouté de la conscience; alors commence et se consomme l’œuvre infernale de sa démoralisation. Le premier des plaisirs, celui qui comprend d’abord tous les autres, est environné de tels périls, qu’il est impossible de ne pas réfléchir aux moindres actions qu’il provoque, et de ne pas en calculer toutes les conséquences. Ces calculs mènent à l’égoïsme. Si quelque pauvre étudiant entraîné par l’impétuosité de ses passions est disposé à s’oublier, ceux qui l’entourent lui montrent et lui inspirent tant de méfiance, qu’il lui est bien difficile de ne pas la partager, de ne pas se mettre en garde contre ses idées généreuses. Ce combat dessèche, rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau, et produit cette insensibilité parisienne, ces mœurs où, sous la frivolité la plus gracieuse, sous des engouements qui jouent l’exaltation, se cachent la politique ou l’argent. Là, l’ivresse du bonheur n’empêche pas la femme la plus naïve de toujours garder sa raison. Cette atmosphère dut influer sur ma conduite et sur mes sentiments. Les fautes qui empoisonnèrent mes jours eussent été d’un léger poids sur le cœur de beaucoup de gens; mais les méridionaux ont une foi religieuse qui les fait croire aux vérités catholiques et à une autre vie. Ces croyances donnent à leurs passions une grande profondeur, à leurs remords de la persistance. A l’époque où j’étudiais la médecine, les militaires étaient partout les maîtres; pour plaire aux femmes, il fallait alors être au moins colonel. Qu’était dans le monde un pauvre étudiant? rien. Vivement stimulé par la vigueur de mes passions, et ne leur trouvant pas d’issue; arrêté par le manque d’argent à chaque pas, à chaque désir; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop tardive pour procurer les plaisirs qui me tentaient; flottant entre mes pudeurs secrètes et les mauvais exemples; rencontrant toute facilité pour des désordres en bas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonne compagnie, je passai de tristes jours, en proie au vague des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de soudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par un dénoûment assez vulgaire chez les jeunes gens. J’ai toujours eu la plus grande répugnance à troubler le bonheur d’un ménage; puis, la franchise involontaire de mes sentiments m’empêche de les dissimuler; il m’eût donc été physiquement impossible de vivre dans un état de mensonge flagrant. Les plaisirs pris en hâte ne me séduisent guère, j’aime à savourer le bonheur. N’étant pas franchement vicieux, je me trouvais sans force contre mon isolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pour pénétrer dans le grand monde, où j’eusse pu rencontrer une femme qui se fût dévouée à m’expliquer les écueils de chaque route, à me donner d’excellentes manières, à me conseiller sans révolter mon orgueil, et à m’introduire partout où j’eusse trouvé des relations utiles à mon avenir. Dans mon désespoir, la plus dangereuse des bonnes fortunes m’eût séduit peut-être; mais tout me manquait, même le péril! et l’inexpérience me ramenait dans ma solitude, où je restais face à face avec mes passions trompées. Enfin, monsieur, je formai des liaisons, d’abord secrètes, avec une jeune fille à laquelle je m’attaquai, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé mon sort. Cette jeune personne, qui appartenait à une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour moi sa vie modeste, et me confia sans crainte un avenir que la vertu lui avait fait beau. La médiocrité de ma situation lui parut sans doute la meilleure des garanties. Dès cet instant, les orages qui me troublaient le cœur, mes désirs extravagants, mon ambition, tout s’apaisa dans le bonheur, le bonheur d’un jeune homme qui ne connaît encore ni les mœurs du monde, ni ses maximes d’ordre, ni la force des préjugés; mais bonheur complet, comme l’est celui d’un enfant. Le premier amour n’est-il pas une seconde enfance jetée à travers nos jours de peine et de labeur? Il se rencontre des hommes qui apprennent la vie tout à coup, la jugent ce qu’elle est, voient les erreurs du monde pour en profiter, les préceptes sociaux pour les tourner à leur avantage, et qui savent calculer la portée de tout. Ces hommes froids sont sages selon les lois humaines. Puis il existe de pauvres poëtes, gens nerveux qui sentent vivement, et qui font des fautes; j’étais de ces derniers. Mon premier attachement ne fut pas d’abord une passion vraie, je suivis mon instinct et non mon cœur. Je sacrifiai une pauvre fille à moi-même, et ne manquai pas d’excellentes raisons pour me persuader que je ne faisais rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, une belle âme. Elle ne m’a jamais donné que d’excellents conseils. D’abord, son amour réchauffa mon courage; puis elle me contraignit doucement à reprendre mes études, en croyant à moi, me prédisant des succès, la gloire, la fortune. Aujourd’hui la science médicale touche à toutes les sciences, et s’y distinguer est une gloire difficile, mais bien récompensée. La gloire est toujours une fortune à Paris. Cette bonne jeune fille s’oublia pour moi, partagea ma vie dans tous ses caprices, et son économie nous fit trouver du luxe dans ma médiocrité. J’eus plus d’argent pour mes fantaisies quand nous fûmes deux que lorsque j’étais seul. Ce fut, monsieur, mon plus beau temps. Je travaillais avec ardeur, j’avais un but, j’étais encouragé; je rapportais mes pensées, mes actions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encore m’inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse semble impossible. Mais tous mes jours se ressemblaient, monsieur. Cette monotonie du bonheur, l’état le plus délicieux qu’il y ait au monde, et dont le prix n’est apprécié qu’après toutes les tempêtes du cœur, ce doux état où la fatigue de vivre n’existe plus, où les plus secrètes pensées s’échangent, où l’on est compris; hé! bien, pour un homme ardent, affamé de distinctions sociales, qui se lassait de suivre la gloire parce qu’elle marche d’un pied trop lent, ce bonheur fut bientôt à charge. Mes anciens rêves revinrent m’assaillir. Je voulais impétueusement les plaisirs de la richesse, et les demandais au nom de l’amour. J’exprimais naïvement ces désirs, lorsque le soir, j’étais interrogé par une voix amie au moment où, mélancolique et pensif, je m’absorbais dans les voluptés d’une opulence imaginaire. Je faisais sans doute gémir alors la douce créature qui s’était vouée à mon bonheur. Pour elle, le plus violent des chagrins était de me voir désirer quelque chose qu’elle ne pouvait me donner à l’instant. Oh! monsieur, les dévouements de la femme sont sublimes!
Cette exclamation du médecin exprimait une secrète amertume car il tomba dans une rêverie passagère que respecta Genestas.
—Eh! bien, monsieur, reprit Benassis, un événement qui aurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut la cause première de mes malheurs. Mon père mourut en laissant une fortune considérable; les affaires de sa succession m’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et j’y allai seul. Je retrouvai donc ma liberté. Toute obligation, même la plus douce, pèse au jeune âge: il faut avoir expérimenté la vie pour reconnaître la nécessité d’un joug et celle du travail. Je sentis, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venir sans avoir à rendre compte de mes actions à personne, même volontairement. Si je n’oubliai pas complétement les liens que j’avais contractés, j’étais occupé d’intérêts qui m’en divertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Je ne songeai pas sans un sentiment pénible à les reprendre à mon retour; puis je me demandai pourquoi les reprendre. Cependant je recevais des lettres empreintes d’une tendresse vraie; mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes toutes également tendres; il ne sait pas encore distinguer entre le cœur et la passion; il confond tout dans les sensations du plaisir qui semblent d’abord tout comprendre; plus tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, je sus apprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettres où jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments, où l’on se réjouissait pour moi de ma fortune, où l’on s’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas que je pusse changer, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjà je me livrais à d’ambitieux calculs, et pensais à me plonger dans les joies du riche, à devenir un personnage, à faire une belle alliance. Je me contentais de dire: Elle m’aime bien! avec la froideur d’un fat. Déjà j’étais embarrassé de savoir comment je me dégagerais de cette liaison. Cet embarras, cette honte, mènent à la cruauté; pour ne point rougir devant sa victime, l’homme qui a commencé par la blesser, la tue. Les réflexions que j’ai faites sur ces jours d’erreurs m’ont dévoilé plusieurs abîmes du cœur. Oui, croyez-moi, monsieur, ceux qui ont sondé le plus avant les vices et les vertus de la nature humaine sont des gens qui l’ont étudiée en eux-mêmes avec bonne foi. Notre conscience est le point de départ. Nous allons de nous aux hommes, jamais des hommes à nous. Quand je revins à Paris, j’habitai un hôtel que j’avais fait louer sans avoir prévenu, ni de mon changement ni de mon retour, la seule personne qui y fût intéressée. Je désirais jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices de l’opulence, et lorsque j’en fus assez ivre pour ne pas faiblir, j’allai visiter la pauvre créature que je voulais délaisser. Aidée par le tact naturel aux femmes, elle devina mes sentiments secrets, et me cacha ses larmes. Elle dut me mépriser; mais toujours douce et bonne, elle ne me témoigna jamais de mépris. Cette indulgence me tourmenta cruellement. Assassins de salon ou de grande route, nous aimons que nos victimes se défendent, le combat semble alors justifier leur mort. Je renouvelai d’abord très-affectueusement mes visites. Si je n’étais pas tendre, je faisais des efforts pour paraître aimable; puis je devins insensiblement poli; un jour, par une sorte d’accord tacite, elle me laissa la traiter comme une étrangère, et je crus avoir agi très-convenablement. Néanmoins je me livrai presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtes le peu de remords qui me restaient encore. Qui se mésestime ne saurait vivre seul, je menai donc la vie dissipée que mènent à Paris les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant de l’instruction et beaucoup de mémoire, je parus avoir plus d’esprit que je n’en avais réellement, et crus alors valoir mieux que les autres: les gens intéressés à me prouver que j’étais un homme supérieur me trouvèrent tout convaincu. Cette supériorité fut si facilement reconnue, que je ne pris même pas la peine de la justifier. De toutes les pratiques du monde, la louange est la plus habilement perfide. A Paris surtout, les politiques en tout genre savent étouffer un talent dès sa naissance, sous des couronnes profusément jetées dans son berceau. Je ne fis donc pas honneur à ma réputation, je ne profitai pas de ma vogue pour m’ouvrir une carrière, et ne contractai point de liaisons utiles. Je donnai dans mille frivolités de tout genre. J’eus de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris, où chacun va cherchant un amour vrai, se blase à sa poursuite, tombe dans un libertinage de bon ton, et arrive à s’étonner d’une passion réelle autant que le monde s’étonne d’une belle action. J’imitais les autres, je blessais souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui me meurtrissaient secrètement. Malgré ces fausses apparences qui me faisaient mal juger, il y avait en moi une intraitable délicatesse à laquelle j’obéissais toujours. Je fus dupé dans bien des occasions où j’eusse rougi de ne pas l’être, et je me déconsidérai par cette bonne foi de laquelle je m’applaudissais intérieurement. En effet, le monde est plein de respect pour l’habileté, sous quelque forme qu’elle se montre. Pour lui, le résultat fait en tout la loi. Le monde m’attribua donc des vices, des qualités, des victoires et des revers que je n’avais pas; il me prêtait des succès galants que j’ignorais; il me blâmait d’actions auxquelles j’étais étranger; par fierté, je dédaignais de démentir les calomnies, et j’acceptais par amour-propre les médisances favorables. Ma vie était heureuse en apparence, misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt sur moi, j’aurais graduellement perdu mes bonnes qualités et laissé triompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, par l’abus des jouissances qui énervent le corps, et par les détestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme. Je me ruinai. Voici comment. A Paris, quelle que soit la fortune d’un homme, il rencontre toujours une fortune supérieure de laquelle il fait son point de mire et qu’il veut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés, je fus obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint me frapper. J’étais resté près de deux ans sans avoir vu la personne que j’avais abandonnée; mais au train dont j’allais, le malheur m’aurait sans doute ramené vers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, je reçus un billet tracé par une main faible, et qui contenait à peu près ces mots: «Je n’ai plus que quelques moments à vivre; mon ami, je voudrais vous voir pour connaître le sort de mon enfant, savoir s’il sera le vôtre; et aussi, pour adoucir les regrets que vous pourriez avoir un jour de ma mort.» Cette lettre me glaça, elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Je sortis, à pied, sans attendre ma voiture, et traversai tout Paris, poussé par mes remords, en proie à la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôt que je vis ma victime. La propreté sous laquelle se cachait la misère de cette femme peignait les angoisses de sa vie; elle m’en épargna la honte en m’en parlant avec une noble réserve, lorsque j’eus solennellement promis d’adopter notre enfant. Cette femme mourut, monsieur, malgré les soins que je lui prodiguai, malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Ces soins, ce dévouement tardif, ne servirent qu’à rendre ses derniers moments moins amers. Elle avait constamment travaillé pour élever, pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenir contre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, mon abandon. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de moi, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée; elle se contentait de pleurer sans me maudire, en pensant que, de cet or répandu à flots pour mes caprices, pas une goutte détournée par un souvenir ne tombait dans son pauvre ménage pour aider à la vie d’une mère et de son enfant. Cette grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels et y chercher des espérances. L’amertume versée à flots par moi dans son cœur s’était insensiblement adoucie. Un jour, ayant entendu son fils disant: Mon père! mots qu’elle ne lui avait pas appris, elle me pardonna mon crime. Mais dans les larmes et les douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était affaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et le courage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’une maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle de mon retour, espoir toujours renaissant, quoique toujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle m’avait écrit de son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictés par la religion, mais aussi par sa croyance en ma bonté. Elle me savait, disait-elle, plus aveuglé que perverti; elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme. «Si j’eusse écrit plus tôt, me dit-elle, peut-être aurions-nous eu le temps de légitimer notre enfant par un mariage.» Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Mais il n’était plus temps, elle n’avait alors que peu d’heures à vivre. Monsieur, près de ce lit où j’appris à connaître le prix d’un cœur dévoué, je changeai de sentiments pour toujours. J’étais dans l’âge où les yeux ont encore des larmes. Pendant les derniers jours que dura cette vie précieuse, mes paroles, mes actions et mes pleurs attestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Je reconnaissais trop tard l’âme d’élite que les petitesses du monde, que la futilité, l’égoïsme des femmes à la mode m’avaient appris à désirer, à chercher. Las de voir tant de masques, las d’écouter tant de mensonges, j’avais appelé l’amour vrai que me faisaient rêver des passions factices; je l’admirais là, tué par moi, sans pouvoir le retenir près de moi, quand il était encore si bien à moi. Une expérience de quatre années m’avait révélé mon propre et véritable caractère. Mon tempérament, la nature de mon imagination, mes principes religieux, moins détruits qu’endormis, mon genre d’esprit, mon cœur méconnu, tout en moi depuis quelque temps me portait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur, et la passion par les délices de la famille, les plus vraies de toutes. A force de me débattre dans le vide d’une existence agitée sans but, de presser un plaisir toujours dénué des sentiments qui le doivent embellir, les images de la vie intime excitaient mes plus vives émotions. Ainsi la révolution qui se fit dans mes mœurs fut durable, quoique rapide. Mon esprit méridional, adultéré par le séjour de Paris, m’eût porté certes à ne point m’apitoyer sur le sort d’une pauvre fille trompée, et j’eusse ri de ses douleurs si quelque plaisant me les avait racontées en joyeuse compagnie; en France, l’horreur d’un crime disparaît toujours dans la finesse d’un bon mot; mais, en présence de cette céleste créature à qui je ne pouvais rien reprocher, toutes les subtilités se taisaient: le cercueil était là, mon enfant me souriait sans savoir que j’assassinais sa mère. Cette femme mourut, elle mourut heureuse en s’apercevant que je l’aimais, et que ce nouvel amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui nous unissait forcément. Jamais je n’oublierai les dernières heures de l’agonie où l’amour reconquis et la maternité satisfaite firent taire les douleurs. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en qui elle se voyait revivre. Le vicaire de Saint-Sulpice, témoin de mon désespoir, le rendit plus profond en ne me donnant pas de consolations banales, en me faisant apercevoir la gravité de mes obligations; mais je n’avais pas besoin d’aiguillon, ma conscience me parlait assez haut. Une femme s’était fiée à moi noblement, et je lui avais menti en lui disant que je l’aimais, alors que je la trahissais; j’avais causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations du monde, devait m’être sacrée; elle mourait en me pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après m’avoir donné sa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur la foi de la mère à me livrer. Oh! monsieur, cet enfant! son enfant! Dieu seul peut savoir ce qu’il fut pour moi. Ce cher petit être était, comme sa mère, gracieux dans ses mouvements, dans sa parole, dans ses idées; mais pour moi n’était-il pas plus qu’un enfant! Ne fut-il pas mon pardon, mon honneur! je le chérissais comme père, je voulais encore l’aimer comme l’eût aimé sa mère, et changer mes remords en bonheur, si je parvenais à lui faire croire qu’il n’avait pas cessé d’être sur le sein maternel; ainsi, je tenais à lui par tous les liens humains et par toutes les espérances religieuses. J’ai donc eu dans le cœur tout ce que Dieu a mis de tendresse chez les mères. La voix de cet enfant me faisait tressaillir, je le regardais endormi pendant long-temps avec une joie toujours renaissante, et souvent une larme tombait sur son front; je l’avais habitué à venir faire sa prière sur mon lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions m’a données la simple et pure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cet enfant; mais aussi combien d’émotions terribles! Un matin, après avoir dit: «Notre père qui êtes aux cieux...» il s’arrêta: «Pourquoi pas notre mère?» me demanda-t-il. Ce mot me terrassa. J’adorais mon fils, et j’avais déjà semé dans sa vie plusieurs causes d’infortune. Quoique les lois aient reconnu les fautes de la jeunesse et les aient presque protégées, en donnant à regret une existence légale aux enfants naturels, le monde a fortifié par d’insurmontables préjugés les répugnances de la loi. De cette époque, monsieur, datent les réflexions sérieuses que j’ai faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer les citoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société; la Religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au bonheur; mais le Repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses: le repentir m’éclaira. Je ne vécus que pour un enfant et par cet enfant, je fus conduit à méditer sur les grandes questions sociales. Je résolus de l’armer personnellement par avance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Ainsi, pour lui apprendre l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol, je mis successivement autour de lui des gens de ces divers pays, chargés de lui faire contracter, dès son enfance, la prononciation de leur langue. Je reconnus avec joie en lui d’excellentes dispositions dont je profitai pour l’instruire en jouant. Je ne voulus pas laisser pénétrer une seule idée fausse dans son esprit, je cherchai surtout à l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans le moindre détail des spécialités; enfin, je lui ai appris à souffrir et à se taire. Je ne permettais pas qu’un mot impur ou seulement impropre fût prononcé devant lui. Par mes soins, les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à lui ennoblir, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions, en manières. La vivacité de son imagination lui faisait promptement saisir les leçons extérieures, comme l’aptitude de son intelligence lui rendait ses autres études faciles. Quelle jolie plante à cultiver! Combien de joie ont les mères! j’ai compris alors comment la sienne avait pu vivre et supporter son malheur. Voilà, monsieur, le plus grand événement de ma vie, et maintenant j’arrive à la catastrophe qui m’a précipité dans ce canton. Maintenant je vais donc vous dire l’histoire la plus vulgaire, la plus simple du monde, mais pour moi la plus terrible. Après avoir donné pendant quelques années tous mes soins à l’enfant de qui je voulais faire un homme, ma solitude m’effraya; mon fils grandissait, il allait m’abandonner. L’amour était dans mon âme un principe d’existence. J’éprouvais un besoin d’affection qui, toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En moi se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai. J’avais été éprouvé, je comprenais et les félicités de la constance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, la femme aimée devait toujours être la première dans mes actions et dans mes pensées. Je me complaisais à ressentir imaginairement un amour arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent si bien deux êtres, que le bonheur a passé dans la vie, dans les regards, dans les paroles, et ne cause plus aucun choc. Cet amour est alors dans la vie comme le sentiment religieux est dans l’âme, il l’anime, la soutient et l’éclaire. Je comprenais l’amour conjugal autrement que ne le comprend la plupart des hommes, et je trouvais que sa beauté, que sa magnificence gît précisément en ces choses qui le font périr dans une foule de ménages. Je sentais vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer des cœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cette expression scientifique, pour arriver à cette union céleste? s’il en existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandes distances, qu’ils ne peuvent se joindre, ils se connaissent trop tard ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens, mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur parfait est-il un monstre qui ne perpétuerait pas notre espèce. Mon ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Je n’avais point d’amis. Pour moi le monde était désert. Il est en moi quelque chose qui s’oppose au doux phénomène de l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché, mais rien ne les ramenait près de moi, quelques efforts que je fisse vers elles. Pour beaucoup d’hommes, j’ai fait taire ce que le monde appelle la supériorité; je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leur rire, j’excusais les défauts de leur caractère; si j’eusse obtenu la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection. Ces hommes m’ont quitté sans regrets. Tout est piége et douleur à Paris pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Là où dans le monde se posaient mes pieds, le terrain se brûlait autour de moi. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse; si je leur montrais les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, j’étais méchant; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, je les amusais. De nos jours, le monde s’ennuie et veut néanmoins de la gravité dans les plus futiles discours. Horrible époque! où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et froid que l’on hait, mais à qui l’on obéit. J’ai découvert plus tard les raisons de ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur, suffit à toutes les heures de la vie; elle est le vêtement journalier de la société; tout ce qui sort de l’ombre douce projetée par les gens médiocres est quelque chose de trop éclatant; le génie, l’originalité, sont des bijoux que l’on serre et que l’on garde pour s’en parer à certains jours. Enfin, monsieur, solitaire au milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui ne me rendait rien quand je lui livrais tout; n’ayant pas assez de mon enfant pour satisfaire mon cœur, parce que j’étais homme; un jour où je sentis ma vie se refroidir, où je pliai sous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai la femme qui devait me faire connaître l’amour dans sa violence, les respects pour un amour avoué, l’amour avec ses fécondes espérances de bonheur, enfin l’amour! J’avais renoué connaissance avec le vieil ami de mon père, qui jadis prenait soin de mes intérêts; ce fut chez lui que je vis la jeune personne pour laquelle je ressentis un amour qui devait durer autant que ma vie. Plus l’homme vieillit, monsieur, plus il reconnaît la prodigieuse influence des idées sur les événements. Des préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent la cause de mon malheur. Cette jeune fille appartenait à une famille extrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues à l’esprit d’une secte improprement appelée janséniste, et qui causa jadis des troubles en France; vous savez pourquoi?