La Comédie humaine - Volume 13. Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne
—Ah! Denise, dit-il, je n’ai pas fait un seul repas depuis six mois. J’ai mangé poussé par la faim, voilà tout!
La mère et la fille sortirent, allèrent et vinrent. Animées par cet esprit qui porte les ménagères à procurer aux hommes leur bien-être, elles finirent par servir à souper à leur pauvre enfant. Elles furent aidées: il y avait ordre de les seconder en tout ce qui serait compatible avec la sûreté du condamné. Les des Vanneaulx avaient eu le triste courage de contribuer au bien-être de celui de qui ils attendaient encore leur héritage. Jean eut donc ainsi un dernier reflet des joies de la famille, joies attristées par la teinte sévère que leur donnait la circonstance.
—Mon pourvoi est rejeté? dit-il à monsieur Bonnet.
—Oui, mon enfant. Il ne te reste plus qu’à faire une fin digne d’un chrétien. Cette vie n’est rien en comparaison de celle qui t’attend; il faut songer à ton bonheur éternel. Tu peux t’acquitter avec les hommes en leur laissant ta vie, mais Dieu ne se contente pas de si peu de chose.
—Laisser ma vie?... Ah! vous ne savez pas tout ce qu’il me faut quitter.
Denise regarda son frère comme pour lui dire que, jusque dans les choses religieuses, il fallait de la prudence.
—Ne parlons point de cela, reprit-il en mangeant des fruits avec une avidité qui dénotait un feu intérieur d’une grande intensité. Quand dois-je?...
—Non, rien de ceci encore devant moi, dit la mère.
—Mais je serais plus tranquille, dit-il tout bas au curé.
—Toujours son même caractère, s’écria monsieur Bonnet, qui se pencha vers lui pour lui dire à l’oreille: —Si vous vous réconciliez cette nuit avec Dieu, et si votre repentir me permet de vous absoudre, ce sera demain. —Nous avons obtenu déjà beaucoup en vous calmant, répéta-t-il à haute voix.
En entendant ces derniers mots, les lèvres de Jean pâlirent, ses yeux se tournèrent par une violente contraction, et il passa sur sa face un frisson d’orage.
—Comment suis-je calme? se demanda-t-il. Heureusement il rencontra les yeux pleins de larmes de sa Denise, et il reprit de l’empire sur lui. —Eh! bien, il n’y a que vous que je puisse entendre, dit-il au curé. Ils ont bien su par où l’on pouvait me prendre. Et il se jeta la tête sur le sein de sa mère.
—Écoute-le, mon fils, dit la mère en pleurant, il risque sa vie, ce cher monsieur Bonnet, en s’engageant à te conduire... Elle hésita et dit: A la vie éternelle. Puis elle baisa la tête de Jean et la garda sur son cœur pendant quelques instants.
—Il m’accompagnera? demanda Jean en regardant le curé qui prit sur lui d’incliner la tête. —Eh! bien, je l’écouterai, je ferai tout ce qu’il voudra.
—Tu me le promets, dit Denise, car ton âme à sauver, voilà ce que nous voyons tous. Et puis, veux-tu qu’on dise dans tout Limoges et dans le pays, qu’un Tascheron n’a pas su faire une belle mort? Enfin, pense donc que tout ce que tu perds ici, tu peux le retrouver dans le ciel, où se revoient les âmes pardonnées.
Cet effort surhumain dessécha le gosier de cette héroïque fille. Elle fit comme sa mère, elle se tut, mais elle avait triomphé. Le criminel, jusqu’alors furieux de se voir arracher son bonheur par la Justice, tressaillit à la sublime idée catholique si naïvement exprimée par sa sœur. Toutes les femmes, même une jeune paysanne comme Denise, savent trouver ces délicatesses; n’aiment-elles pas toutes à éterniser l’amour? Denise avait touché deux cordes bien sensibles. L’Orgueil réveillé appela les autres vertus, glacées par tant de misère et frappées par le désespoir. Jean prit la main de sa sœur, il la baisa et la mit sur son cœur d’une manière profondément significative; il l’appuya tout à la fois doucement et avec force.
—Allons, dit-il, il faut renoncer à tout: voilà le dernier battement et la dernière pensée, recueille-les, Denise! Et il lui jeta un de ces regards par lesquels, dans les grandes circonstances l’homme essaie d’imprimer son âme dans une autre âme.
Cette parole, cette pensée, étaient tout un testament. Tous ces legs inexprimés qui devaient être aussi fidèlement transmis que fidèlement demandés, la mère, la sœur, Jean et le prêtre les comprirent si bien, que tous se cachèrent les uns des autres pour ne pas se montrer leurs larmes et pour se garder le secret sur leurs idées. Ce peu de mots était l’agonie d’une passion, l’adieu d’une âme paternelle aux plus belles choses terrestres, en pressentant une renonciation catholique. Aussi le curé, vaincu par la majesté de toutes les grandes choses humaines, mêmes criminelles, jugea-t-il de cette passion inconnue par l’étendue de la faute: il leva les yeux comme pour invoquer la grâce de Dieu. Là, se révélaient les touchantes consolations et les tendresses infinies de la Religion catholique, si humaine, si douce par la main qui descend jusqu’à l’homme pour lui expliquer la loi des mondes supérieurs, si terrible et divine par la main qu’elle lui tend pour le conduire au ciel. Mais Denise venait d’indiquer mystérieusement au curé l’endroit par où le rocher céderait, la cassure par où se précipiteraient les eaux du repentir. Tout à coup ramené par les souvenirs qu’il évoquait ainsi, Jean jeta le cri glacial de l’hyène surprise par des chasseurs.
—Non, non, s’écria-t-il en tombant à genoux, je veux vivre. Ma mère, prenez ma place, donnez-moi vos habits, je saurai m’évader. Grâce, grâce! allez voir le roi, dites-lui...
Il s’arrêta, laissa passer un rugissement horrible, et s’accrocha violemment à la soutane du curé.
—Partez, dit à voix basse monsieur Bonnet aux deux femmes accablées.
Jean entendit cette parole, il releva la tête, regarda sa mère, sa sœur, et leur baisa les pieds.
—Disons-nous adieu, ne revenez plus; laissez-moi seul avec monsieur Bonnet, ne vous inquiétez plus de moi, leur dit-il en serrant sa mère et sa sœur par une étreinte où il semblait vouloir mettre toute sa vie.
—Comment ne meurt-on pas de cela? dit Denise à sa mère en atteignant au guichet.
Il était environ huit heures du soir quand cette séparation eut lieu. A la porte de la prison, les deux femmes trouvèrent l’abbé de Rastignac, qui leur demanda des nouvelles du prisonnier.
—Il se réconciliera sans doute avec Dieu, dit Denise. Si le repentir n’est pas encore venu, il est bien proche.
L’Évêque apprit alors quelques instants après que le clergé triompherait en cette occasion, et que le condamné marcherait au supplice dans les sentiments religieux les plus édifiants. L’Évêque, auprès de qui se trouvait le Procureur-général, manifesta le désir de voir le curé. Monsieur Bonnet ne vint pas à l’Évêché avant minuit. L’abbé Gabriel, qui faisait souvent le voyage de l’évêché à la geôle, jugea nécessaire de prendre le curé dans la voiture de l’Évêque; car le pauvre prêtre était dans un état d’abattement qui ne lui permettait pas de se servir de ses jambes. La perspective de sa rude journée le lendemain et les combats secrets dont il avait été témoin, le spectacle du complet repentir qui avait enfin foudroyé son ouaille longtemps rebelle quand le grand calcul de l’éternité lui fut démontré, tout s’était réuni pour briser monsieur Bonnet, dont la nature nerveuse, électrique se mettait facilement à l’unisson des malheurs d’autrui. Les âmes qui ressemblent à cette belle âme épousent si vivement les impressions, les misères, les passions, les souffrances de ceux auxquels elles s’intéressent, qu’elles les ressentent en effet, mais d’une manière horrible, en ce qu’elles peuvent en mesurer l’étendue qui échappe aux gens aveuglés par l’intérêt du cœur ou par le paroxysme des douleurs. Sous ce rapport, un prêtre comme monsieur Bonnet est un artiste qui sent, au lieu d’être un artiste qui juge. Quand le curé se trouva dans le salon de l’Évêque, entre les deux Grands-vicaires, l’abbé de Rastignac, monsieur de Grandville et le Procureur-général, il crut entrevoir qu’on attendait quelque nouvelle chose de lui.
—Monsieur le curé, dit l’Évêque, avez-vous obtenu quelques aveux que vous puissiez confier à la Justice pour l’éclairer, sans manquer à vos devoirs?
—Monseigneur, pour donner l’absolution à ce pauvre enfant égaré, je n’ai pas seulement attendu que son repentir fût aussi sincère et aussi entier que l’Église puisse le désirer, j’ai encore exigé que la restitution de l’argent eût lieu.
—Cette restitution, dit le Procureur-général, m’amenait chez monseigneur; elle se fera de manière à donner des lumières sur les parties obscures de ce procès. Il y a certainement des complices.
—Les intérêts de la justice humaine, reprit le curé, ne sont pas ceux qui me font agir. J’ignore où, comment se fera la restitution, mais elle aura lieu. En m’appelant auprès d’un de mes paroissiens, monseigneur m’a replacé dans les conditions absolues qui donnent aux curés, dans l’étendue de leur paroisse, les droits qu’exerce monseigneur dans son diocèse, sauf le cas de discipline et d’obéissance ecclésiastiques.
—Bien, dit l’Évêque. Mais il s’agit d’obtenir du condamné des aveux volontaires en face de la justice.
—Ma mission est d’acquérir une âme à Dieu, répondit monsieur Bonnet.
Monsieur de Grancour haussa légèrement les épaules, mais l’abbé Dutheil hocha la tête en signe d’approbation.
—Tascheron veut sans doute sauver quelqu’un que la restitution ferait connaître, dit le Procureur-général.
—Monsieur, répliqua le curé, je ne sais absolument rien qui puisse soit démentir soit autoriser votre soupçon. Le secret de la confession est d’ailleurs inviolable.
—La restitution aura donc lieu? demanda l’homme de la Justice.
—Oui, monsieur, répondit l’homme de Dieu.
—Cela me suffit, dit le Procureur-général qui se fia sur l’habileté de la Police pour saisir des renseignements, comme si les passions et l’intérêt personnel n’étaient pas plus habiles que toutes les polices.
Le surlendemain, jour du marché, Jean-François Tascheron fut conduit au supplice, comme le désiraient les âmes pieuses et politiques de la ville. Exemplaire de modestie et de piété, il baisait avec ardeur un crucifix que lui tendait monsieur Bonnet d’une main défaillante. On examina beaucoup le malheureux dont les regards furent espionnés par tous les yeux: les arrêterait-il sur quelqu’un dans la foule ou sur une maison? Sa discrétion fut complète, inviolable. Il mourut en chrétien, repentant et absous.
Le pauvre curé de Montégnac fut emporté sans connaissance au pied de l’échafaud, quoiqu’il n’eût pas aperçu la fatale machine.
Pendant la nuit, le lendemain, à trois lieues de Limoges, en pleine route, et dans un endroit désert, Denise, quoique épuisée de fatigue et de douleur, supplia son père de la laisser revenir à Limoges avec Louis-Marie Tascheron, l’un de ses frères.
—Que veux-tu faire encore dans cette ville? répondit brusquement le père en plissant son front et contractant ses sourcils.
—Mon père, lui dit-elle à l’oreille, non-seulement nous devons payer l’avocat qui l’a défendu, mais encore il faut restituer l’argent qu’il a caché.
—C’est juste, dit l’homme probe en mettant la main dans un sac de cuir qu’il portait sur lui.
—Non, non, fit Denise, il n’est plus votre fils. Ce n’est pas à ceux qui l’ont maudit, mais à ceux qui l’ont béni de récompenser l’avocat.
—Nous vous attendrons au Havre, dit le père.
Denise et son frère rentrèrent en ville avant le jour, sans être vus. Quand, plus tard, la Police apprit leur retour, elle ne put jamais savoir où ils s’étaient cachés. Denise et son frère montèrent vers les quatre heures à la haute ville en se coulant le long des murs. La pauvre fille n’osait lever les yeux, de peur de rencontrer des regards qui eussent vu tomber la tête de son frère. Après être allés chercher le curé Bonnet, qui, malgré sa faiblesse, consentit à servir de père et de tuteur à Denise en cette circonstance, ils se rendirent chez l’avocat, qui demeurait rue de la Comédie.
—Bonjour, mes pauvres enfants, dit l’avocat en saluant monsieur Bonnet, à quoi puis-je vous être utile? Vous voulez peut-être me charger de réclamer le corps de votre frère.
—Non, monsieur, dit Denise en pleurant à cette idée qui ne lui était pas venue, je viens pour nous acquitter envers vous, autant que l’argent peut acquitter une dette éternelle.
—Asseyez-vous donc, dit l’avocat en remarquant alors que Denise et le curé restaient debout.
Denise se retourna pour prendre dans son corset deux billets de cinq cents francs, attachés avec une épingle à sa chemise, et s’assit en les présentant au défenseur de son frère. Le curé jetait sur l’avocat un regard étincelant qui se mouilla bientôt.
—Gardez, dit l’avocat, gardez cet argent pour vous, ma pauvre fille, les riches ne paient pas si généreusement une cause perdue.
—Monsieur, dit Denise, il m’est impossible de vous obéir.
—L’argent ne vient donc pas de vous? demanda vivement l’avocat.
—Pardonnez-moi, répondit-elle en regardant monsieur Bonnet pour savoir si Dieu ne s’offensait pas de ce mensonge.
Le curé tenait ses yeux baissés.
—Eh! bien, dit l’avocat en gardant un billet de cinq cents francs et tendant l’autre au curé, je partage avec les pauvres. Maintenant, Denise, échangez ceci, qui certes est bien à moi, dit-il en lui présentant l’autre billet, contre votre cordon de velours et votre croix d’or. Je suspendrai la croix à ma cheminée en souvenir du plus pur et du meilleur cœur de jeune fille que j’observerai sans doute dans ma vie d’avocat.
—Je vous la donnerai sans vous la vendre, s’écria Denise en ôtant sa jeannette et la lui offrant.
—Eh! bien, dit le curé, monsieur, j’accepte les cinq cents francs pour servir à l’exhumation et au transport de ce pauvre enfant dans le cimetière de Montégnac, Dieu sans doute lui a pardonné, Jean pourra se lever avec tout mon troupeau au grand jour où les justes et les repentis seront appelés à la droite du Père.
—D’accord, dit l’avocat. Il prit la main de Denise, et l’attira vers lui pour la baiser au front; mais ce mouvement avait un autre but. —Mon enfant, lui dit-il, personne n’a de billets de cinq cents francs à Montégnac; ils sont assez rares à Limoges où personne ne les reçoit sans escompte; cet argent vous a donc été donné, vous ne me direz pas par qui, je ne vous le demande pas; mais écoutez-moi: s’il vous reste quelque chose à faire dans cette ville relativement à votre pauvre frère, prenez garde! monsieur Bonnet, vous et votre frère, vous serez surveillés par des espions. Votre famille est partie, on le sait. Quand on vous verra ici, vous serez entourés sans que vous puissiez vous en douter.
—Hélas! dit-elle, je n’ai plus rien à faire ici.
—Elle est prudente, se dit l’avocat en la reconduisant. Elle est avertie, ainsi qu’elle s’en tire.
Dans les derniers jours du mois de septembre qui furent aussi chauds que des jours d’été, l’Évêque avait donné à dîner aux autorités de la ville. Parmi les invités se trouvaient le Procureur du roi et le premier Avocat-général. Quelques discussions animèrent la soirée et la prolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua au whist et au trictrac, le jeu qu’affectionnent les évêques. Vers onze heures du soir, le Procureur du roi se trouvait sur les terrasses supérieures. Du coin où il était, il aperçut une lumière dans cette île qui, par un certain soir, avait attiré l’attention de l’abbé Gabriel et de l’Évêque, l’île de Véronique enfin; cette lueur lui rappela les mystères inexpliqués du crime commis par Tascheron. Puis, ne trouvant aucune raison pour qu’on fît du feu sur la Vienne à cette heure, l’idée secrète qui avait frappé l’Évêque et son secrétaire le frappa d’une lueur aussi subite que l’était celle de l’immense foyer qui brillait dans le lointain. —Nous avons tous été de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenons les complices. Il remonta dans le salon, chercha monsieur de Grandville, lui dit quelques mots à l’oreille, puis tous deux disparurent; mais l’abbé de Rastignac les suivit par politesse, il épia leur sortie, les vit se dirigeant vers la terrasse, et il remarqua le feu au bord de l’île. —Elle est perdue, pensa-t-il.
Les envoyés de la Justice arrivèrent trop tard. Denise et Louis-Marie, à qui Jean avait appris à plonger, étaient bien au bord de la Vienne, à un endroit indiqué par Jean; mais Louis-Marie Tascheron avait déjà plongé quatre fois, et chaque fois il avait ramené vingt mille francs en or. La première somme était contenue dans un foulard noué par les quatre bouts. Ce mouchoir, aussitôt tordu pour en exprimer l’eau, avait été jeté dans un grand feu de bois mort allumé d’avance. Denise ne quitta le feu qu’après avoir vu l’enveloppe entièrement consumée. La seconde enveloppe était un châle, et la troisième un mouchoir de batiste. Au moment où elle jetait au feu la quatrième enveloppe, les gendarmes, accompagnés d’un commissaire de police, saisirent cette pièce importante que Denise laissa prendre sans manifester la moindre émotion. C’était un mouchoir sur lequel, malgré son séjour dans l’eau, il y avait quelques traces de sang. Questionnée aussitôt sur ce qu’elle venait de faire, Denise dit avoir retiré de l’eau l’or du vol d’après les indications de son frère; le commissaire lui demanda pourquoi elle brûlait les enveloppes, elle répondit qu’elle accomplissait une des conditions imposées par son frère. Quand on demanda de quelle nature étaient ces enveloppes, elle répondit hardiment et sans aucun mensonge: —Un foulard, un mouchoir de batiste et un châle.
Le mouchoir qui venait d’être saisi appartenait à son frère.
Cette pêche et ses circonstances firent grand bruit dans la ville de Limoges. Le châle surtout confirma la croyance où l’on était que Tascheron avait commis son crime par amour. «—Après sa mort, il la protége encore, dit une dame en apprenant ces dernières révélations si habilement rendues inutiles. —Il y a peut-être dans Limoges un mari qui trouvera chez lui un foulard de moins, mais il sera forcé de se taire, dit en souriant le Procureur-général.
—Les erreurs de toilette deviennent si compromettantes que je vais vérifier dès ce soir ma garde-robe, dit en souriant la vieille madame Perret. —Quels sont les jolis petits pieds dont la trace a été si bien effacée? demanda monsieur de Grandville. —Bah! peut-être ceux d’une femme laide, répondit le général. —Elle a payé chèrement sa faute, reprit l’abbé de Grancour. —Savez-vous ce que prouve cette affaire, s’écria l’Avocat-général. Elle montre tout ce que les femmes ont perdu à la Révolution qui a confondu les rangs sociaux. De pareilles passions ne se rencontrent plus que chez les hommes qui voient une énorme distance entre eux et leurs maîtresses. —Vous donnez à l’amour bien des vanités, répondit l’abbé Dutheil. —Que pense madame Graslin? dit le préfet. —Et que voulez-vous qu’elle pense, elle est accouchée, comme elle me l’avait dit, pendant l’exécution, et n’a vu personne depuis, car elle est dangereusement malade,» dit monsieur de Grandville.
Dans un autre salon de Limoges, il se passait une scène presque comique. Les amis des des Vanneaulx venaient les féliciter sur la restitution de leur héritage. «—Eh! bien, on aurait dû faire grâce à ce pauvre homme, disait madame des Vanneaulx. L’amour et non l’intérêt l’avait conduit là: il n’était ni vicieux ni méchant. —Il a été plein de délicatesse, dit le sieur des Vanneaulx, et si je savais où est sa famille, je les obligerais. C’est des braves gens ces Tascheron.»
Quand, après la longue maladie qui suivit ses couches et qui la força de rester dans une retraite absolue et au lit, madame Graslin put se lever, vers la fin de l’année 1829, elle entendit alors parler à son mari d’une affaire assez considérable qu’il voulait conclure. La maison de Navarreins songeait à vendre la forêt de Montégnac et les domaines incultes qu’elle possédait à l’entour. Graslin n’avait pas encore exécuté la clause de son contrat de mariage, par lequel il était tenu de placer la dot de sa femme en terres, il avait préféré faire valoir la somme en banque et l’avait déjà doublée. A ce sujet, Véronique parut se souvenir du nom de Montégnac, et pria son mari de faire honneur à cet engagement en acquérant cette terre pour elle. Monsieur Graslin désira beaucoup voir monsieur le curé Bonnet, afin d’avoir des renseignements sur la forêt et les terres que le duc de Navarreins voulait vendre, car le duc prévoyait la lutte horrible que le prince de Polignac préparait entre le libéralisme et la maison de Bourbon et il en augurait fort mal; aussi était-il un des opposants les plus intrépides au coup d’État. Le duc avait envoyé son homme d’affaires à Limoges, en le chargeant de céder devant une forte somme en argent, car il se souvenait trop bien de la révolution de 1789, pour ne pas mettre à profit les leçons qu’elle avait données à toute l’aristocratie. Cet homme d’affaires se trouvait depuis un mois face à face avec Graslin, le plus fin matois du Limousin, le seul homme signalé par tous les praticiens comme capable d’acquérir et de payer immédiatement une terre considérable. Sur un mot que lui écrivit l’abbé Dutheil, monsieur Bonnet accourut à Limoges et vint à l’hôtel Graslin. Véronique voulut prier le curé de dîner avec elle; mais le banquier ne permit à monsieur Bonnet de monter chez sa femme, qu’après l’avoir tenu dans son cabinet durant une heure, et avoir pris des renseignements qui le satisfirent si bien, qu’il conclut immédiatement l’achat de la forêt et des domaines de Montégnac pour cinq cent mille francs. Il acquiesça au désir de sa femme en stipulant que cette acquisition et toutes celles qui s’y rattacheraient étaient faites pour accomplir la clause de son contrat de mariage, relative à l’emploi de la dot. Graslin s’exécuta d’autant plus volontiers que cet acte de probité ne lui coûtait alors plus rien. Au moment où Graslin traitait, les domaines se composaient de la forêt de Montégnac qui contenait environ trente mille arpents inexploitables, des ruines du château, des jardins et d’environ cinq mille arpents dans la plaine inculte qui se trouve en avant de Montégnac. Graslin fit aussitôt plusieurs acquisitions pour se rendre maître du premier pic de la chaîne des monts Corréziens, où finit l’immense forêt dite de Montégnac. Depuis l’établissement des impôts, le duc Navarreins ne touchait pas quinze mille francs par an de cette seigneurie, jadis une des plus riches mouvances du royaume, et dont les terres avaient échappé à la vente ordonnée par la Convention, autant par leur infertilité que par l’impossibilité reconnue de les exploiter.
Quand le curé vit la femme célèbre par sa piété, par son esprit, et de laquelle il avait entendu parler, il ne put retenir un geste de surprise. Véronique était alors arrivée à la troisième phase de sa vie, à celle où elle devait grandir par l’exercice des plus hautes vertus, et pendant laquelle elle fut une tout autre femme. A la madone de Raphaël, ensevelie à onze ans sous le manteau troué de la petite-vérole, avait succédé la femme belle, noble, passionnée; et de cette femme, frappée par d’intimes malheurs, il sortait une sainte. Le visage avait alors une teinte jaune semblable à celle qui colore les austères figures des abbesses célèbres par leurs macérations. Les tempes attendries s’étaient dorées. Les lèvres avaient pâli, on n’y voyait plus la rougeur de la grenade entr’ouverte, mais les froides teintes d’une rose de Bengale. Dans le coin des yeux, à la naissance du nez, les douleurs avaient tracé deux places nacrées par où bien des larmes secrètes avaient cheminé. Les larmes avaient effacé les traces de la petite-vérole, et usé la peau. La curiosité s’attachait invinciblement à cette place où le réseau bleu des petits vaisseaux battait à coups précipités, et se montrait grossi par l’affluence du sang qui se portait là, comme pour nourrir les pleurs. Le tour des yeux seul conservait des teintes brunes, devenues noires au-dessous et bistrées aux paupières horriblement ridées. Les joues étaient creuses, et leurs plis accusaient de graves pensées. Le menton, où dans la jeunesse une chair abondante recouvrait les muscles, s’était amoindri, mais au désavantage de l’expression; il révélait alors une implacable sévérité religieuse que Véronique exerçait seulement sur elle. A vingt-neuf ans, Véronique, obligée de se faire arracher une immense quantité de cheveux blancs, n’avait plus qu’une chevelure rare et grêle; ses couches avaient détruit ses cheveux, l’un de ses plus beaux ornements. Sa maigreur effrayait. Malgré les défenses de son médecin, elle avait voulu nourrir son fils. Le médecin triomphait dans la ville en voyant se réaliser tous les changements qu’il avait pronostiqués au cas où Véronique nourrirait malgré lui. «—Voilà ce que produit une seule couche chez une femme, disait-il. Aussi, adore-t-elle son enfant. J’ai toujours remarqué que les mères aiment leurs enfants en raison du prix qu’ils leur coûtent.» Les yeux flétris de Véronique offraient néanmoins la seule chose qui fût restée jeune dans son visage: le bleu foncé de l’iris jetait un feu d’un éclat sauvage, où la vie semblait s’être réfugiée en désertant ce masque immobile et froid, mais animé par une pieuse expression dès qu’il s’agissait du prochain. Aussi la surprise, l’effroi du curé cessèrent-ils à mesure qu’il expliquait à madame Graslin tout le bien qu’un propriétaire pouvait opérer à Montégnac, en y résidant. Véronique redevint belle pour un moment, éclairée par les lueurs d’un avenir inespéré.
—J’irai, lui dit-elle. Ce sera mon bien. J’obtiendrai quelques fonds de monsieur Graslin, et je m’associerai vivement à votre œuvre religieuse. Montégnac sera fertilisé, nous trouverons des eaux pour arroser votre plaine inculte. Comme Moïse, vous frappez un rocher, il en sortira des pleurs!
Le curé de Montégnac, questionné par les amis qu’il avait à Limoges sur madame Graslin, en parla comme d’une sainte.
Le lendemain matin même de son acquisition, Graslin envoya un architecte à Montégnac. Le banquier voulut rétablir le château, les jardins, la terrasse, le parc, aller gagner la forêt par une plantation, et il mit à cette restauration une orgueilleuse activité.
Deux ans après, madame Graslin fut atteinte d’un grand malheur. En août 1830, Graslin, surpris par les désastres du commerce et de la banque, y fut enveloppé malgré sa prudence; il ne supporta ni l’idée d’une faillite, ni celle de perdre une fortune de trois millions acquise par quarante ans de travaux; la maladie morale qui résulta de ses angoisses, aggrava la maladie inflammatoire toujours allumée dans son sang, et il fut obligé de garder le lit. Depuis sa grossesse, l’amitié de Véronique pour Graslin s’était développée et avait renversé toute les espérances de son admirateur, monsieur de Grandville; elle essaya de sauver son mari par la vigilance de ses soins, elle ne réussit qu’à prolonger pendant quelques mois le supplice de cet homme; mais ce répit fut très-utile à Grossetête, qui, prévoyant la fin de son ancien commis, lui demanda les renseignements nécessaires à une prompte liquidation de l’Avoir. Graslin mourut en avril 1831, et le désespoir de sa veuve ne céda qu’à la résignation chrétienne. Le premier mot de Véronique fut pour abandonner sa propre fortune afin de solder les créanciers; mais celle de monsieur Graslin suffisait au delà. Deux mois après, la liquidation, à laquelle s’employa Grossetête, laissa à madame de Graslin la terre de Montégnac et six cent soixante mille francs, toute sa fortune à elle; le nom de son fils resta donc sans tache, Graslin n’écornait la fortune de personne, pas même celle de sa femme. Francis Graslin eut encore environ une centaine de mille francs. Monsieur de Grandville, à qui la grandeur d’âme et les qualités de Véronique étaient connues, se proposa; mais, à la surprise de tout Limoges, madame Graslin refusa le nouveau Procureur-général, sous ce prétexte que l’Église condamnait les secondes noces. Grossetête, homme de grand sens et d’un coup d’œil sûr, donna le conseil à Véronique de placer en inscriptions sur le Grand-livre le reliquat de sa fortune et de celle de monsieur Graslin, et il opéra lui-même immédiatement ce placement, au mois de juillet, dans celui des fonds français qui présentait les plus grands avantages, le trois pour cent alors à cinquante francs. Francis eut donc six mille livres de rentes, et sa mère quarante mille environ. La fortune de Véronique était encore la plus belle du Département. Quand tout fut réglé, madame Graslin annonça son projet de quitter Limoges pour aller vivre à Montégnac, auprès de monsieur Bonnet. Elle appela de nouveau le curé pour le consulter sur l’œuvre qu’il avait entreprise à Montégnac et à laquelle elle voulait participer; mais il la dissuada généreusement de cette résolution, en lui prouvant que sa place était dans le monde.
—Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple, répondit-elle.
Le curé, plein d’amour pour son village, s’opposa d’autant moins alors à la vocation de madame Graslin, qu’elle s’était volontairement mise dans l’obligation de ne plus habiter Limoges, en cédant l’hôtel Graslin à Grossetête qui, pour se couvrir des sommes qui lui étaient dues, l’avait pris à toute sa valeur.
Le jour de son départ, vers la fin du mois d’août 1831, les nombreux amis de madame Graslin voulurent l’accompagner jusqu’au delà de la ville. Quelques-uns allèrent jusqu’à la première poste. Véronique était dans une calèche avec sa mère. L’abbé Dutheil, nommé depuis quelques jours à un évêché, se trouvait sur le devant de la voiture avec le vieux Grossetête. En passant sur la place d’Aine, Véronique éprouva une sensation violente, son visage se contracta de manière à laisser voir le jeu des muscles, elle serra son enfant sur elle par un mouvement convulsif que cacha la Sauviat en le lui prenant aussitôt, car la vieille mère semblait s’être attendue à l’émotion de sa fille. Le hasard voulut que madame Graslin vît la place où était jadis la maison de son père, elle serra vivement la main de la Sauviat, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux, et se précipitèrent le long de ses joues. Quand elle eut quitté Limoges, elle y jeta un dernier regard, et parut éprouver une sensation de bonheur qui fut remarquée par tous ses amis. Quand le Procureur-général, ce jeune homme de vingt-cinq ans qu’elle refusait de prendre pour mari, lui baisa la main avec une vive expression de regret, le nouvel évêque remarqua le mouvement étrange par lequel le noir de la prunelle envahissait dans les yeux de Véronique le bleu qui, cette fois, fut réduit à n’être qu’un léger cercle. L’œil annonçait évidemment une violente révolution intérieure.
—Je ne le verrai donc plus! dit-elle à l’oreille de sa mère qui reçut cette confidence sans que son vieux visage révélât le moindre sentiment.
La Sauviat était en ce moment observée par Grossetête qui se trouvait devant elle; mais, malgré sa finesse, l’ancien banquier ne put deviner la haine que Véronique avait conçue contre ce magistrat, néanmoins reçu chez elle. En ce genre, les gens d’Église possèdent une perspicacité plus étendue que celle des autres hommes; aussi l’évêque étonna-t-il Véronique par un regard de prêtre.
—Vous ne regretterez rien à Limoges? dit monseigneur à madame Graslin.
—Vous le quittez, lui répondit-elle. Et monsieur n’y reviendra plus que rarement, ajouta-t-elle en souriant à Grossetête qui lui faisait ses adieux.
L’évêque conduisait Véronique jusqu’à Montégnac.
—Je devais cheminer en deuil sur cette route, dit-elle à l’oreille de sa mère en montant à pied la côte de Saint-Léonard.
La vieille, au visage âpre et ridé, se mit un doigt sur les lèvres en montrant l’évêque qui regardait l’enfant avec une terrible attention. Ce geste, mais surtout le regard lumineux du prélat, causa comme un frémissement à madame Graslin. A l’aspect des vastes plaines qui étendent leurs nappes grises en avant de Montégnac, les yeux de Véronique perdirent de leur feu, elle fut prise de mélancolie. Elle aperçut alors le curé qui venait à sa rencontre et le fit monter dans la voiture.
—Voilà vos domaines, madame, lui dit monsieur Bonnet en montrant la plaine inculte.
CHAPITRE IV.
MADAME GRASLIN A MONTÉGNAC.
En quelques instants, le bourg de Montégnac et sa colline où les constructions neuves frappaient les regards, apparurent dorés par le soleil couchant et empreints de la poésie due au contraste de cette jolie nature jetée là comme une oasis au désert. Les yeux de madame Graslin s’emplirent de larmes, le curé lui montra une large trace blanche qui formait comme une balafre à la montagne.
—Voilà ce que mes paroissiens ont fait pour témoigner leur reconnaissance à leur châtelaine, dit-il en indiquant ce chemin. Nous pourrons monter en voiture au château. Cette rampe s’est achevée sans qu’il vous en coûte un sou, nous la planterons dans deux mois. Monseigneur peut deviner ce qu’il a fallu de peines, de soins et de dévouement pour opérer un pareil changement.
—Ils ont fait cela? dit l’évêque.
—Sans vouloir rien accepter, monseigneur. Les plus pauvres y ont mis la main, en sachant qu’il leur venait une mère.
Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous les habitants réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrent quelques fusils; puis les deux plus jolies filles, vêtues de blanc, offrirent à madame Graslin des bouquets et des fruits.
—Être reçue ainsi dans ce village! s’écria-t-elle en serrant la main de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dans un précipice.
La foule accompagna la voiture jusqu’à la grille d’honneur. De là, madame Graslin put voir son château dont jusqu’alors elle n’avait aperçu que les masses. A cet aspect, elle fut comme épouvantée de la magnificence de sa demeure. La pierre est rare dans le pays, le granit qui se trouve dans les montagnes est extrêmement difficile à tailler; l’architecte, chargé par Graslin de rétablir le château, avait donc fait de la brique l’élément principal de cette vaste construction, ce qui la rendit d’autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac avait pu fournir et la terre et le bois nécessaires à la fabrication. La charpente et la pierre de toutes les bâtisses étaient également sorties de cette forêt. Sans ces économies, Graslin se serait ruiné. La majeure partie des dépenses avait consisté en transports, en exploitations et en salaires. Ainsi l’argent était resté dans le bourg et l’avait vivifié. Au premier coup d’œil et de loin, le château présente une énorme masse rouge rayée de filets noirs produits par les joints, et bordée de lignes grises; car les fenêtres, les portes, les entablements, les angles et les cordons de pierre à chaque étage sont de granit taillé en pointes de diamant. La cour, qui dessine un ovale incliné comme celle du château de Versailles, est entourée de murs en briques divisés par tableaux encadrés de bossages en granit. Au bas de ces murs règnent des massifs remarquables par le choix des arbustes, tous de verts différents. Deux grilles magnifiques, en face l’une de l’autre, mènent d’un côté à une terrasse qui a vue sur Montégnac, de l’autre aux communs et à une ferme. La grande grille d’honneur à laquelle aboutit la route qui venait d’être achevée, est flanquée de deux jolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La façade sur la cour, composée de trois pavillons, l’un au milieu et séparé des deux autres par deux corps de logis, est exposée au levant. La façade sur les jardins, absolument pareille, est à l’exposition du couchant. Les pavillons n’ont qu’une fenêtre sur la façade, et chaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé en campanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquer par l’élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L’art est timide en province, et quoique, dès 1829, l’ornementation eût fait des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaient alors peur de dépenses que le manque de concurrence et d’ouvriers habiles rendaient assez formidables. Le pavillon de chaque extrémité, qui a trois fenêtres de profondeur, est couronné par des toits très-élevés, ornés de balustrades en granit, et dans chaque pan pyramidal du toit, coupé à vive arête par une plate-forme élégante bordée de plomb et d’une galerie en fonte, s’élève une fenêtre élégamment sculptée. A chaque étage, les consoles de la porte et des fenêtres se recommandent d’ailleurs par des sculptures copiées d’après celles des maisons de Gênes. Le pavillon dont les trois fenêtres sont au midi voit sur Montégnac, l’autre, celui du nord, regarde la forêt. De la façade du jardin, l’œil embrasse la partie de Montégnac où se trouvent les Tascherons, et plonge sur la route qui conduit au chef-lieu de l’Arrondissement. La façade sur la cour jouit du coup d’œil que présentent les immenses plaines cerclées par les montagnes de la Corrèze du côté de Montégnac, mais qui finissent par la ligne perdue des horizons planes. Les corps de logis n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage terminé par des toits percés de mansardes dans le vieux style; mais les deux pavillons de chaque bout sont élevés de deux étages. Celui du milieu est coiffé d’un dôme écrasé semblable à celui des pavillons dits de l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et dans lequel se trouve une seule pièce formant belvédère et ornée d’une horloge. Par économie, toutes les toitures avaient été faites en tuiles à gouttière, poids énorme que portent facilement les charpentes prises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté la route qui venait d’être achevée par reconnaissance; car cette entreprise, que Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq cent mille francs dans la Commune. Aussi Montégnac s’était-il considérablement agrandi. Derrière les communs, sur le penchant de la colline qui, vers le nord, s’adoucit en finissant dans la plaine, Graslin avait commencé les bâtiments d’une ferme immense qui accusaient l’intention de tirer parti des terres incultes de la plaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs, et aux ordres d’un concierge jardinier en chef, continuaient en ce moment les plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnet avait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château, destiné tout entier à la réception, avait été meublé avec somptuosité. Le premier étage se trouvait assez nu, la mort de monsieur Graslin ayant fait suspendre les envois du mobilier.
—Ah! monseigneur, dit madame Graslin à l’évêque après avoir fait le tour du château, moi qui comptais habiter une chaumière, le pauvre monsieur Graslin a fait des folies.
—Et vous, dit l’évêque, vous allez faire des actes de charité? ajouta-t-il après une pause en remarquant le frisson que son mot causait à madame Graslin.
Elle prit le bras de sa mère, qui tenait Francis par la main, et alla seule jusqu’à la longue terrasse au bas de laquelle est située l’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient par étages. Le curé s’empara de monseigneur Dutheil pour lui montrer les différentes faces de ce paysage. Mais les deux prêtres aperçurent bientôt à l’autre bout de la terrasse Véronique et sa mère immobiles comme des statues: la vieille avait son mouchoir à la main et s’essuyait les yeux, la fille avait les mains étendues au-dessus de la balustrade, et semblait indiquer l’église au-dessous.
—Qu’avez-vous, madame? dit le curé à la vieille Sauviat.
—Rien, répondit madame Graslin qui se retourna et fit quelques pas au-devant des deux prêtres. Je ne savais pas que le cimetière dût être sous mes yeux.
—Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loi est pour vous.
—La loi! dit-elle en laissant échapper ce mot comme un cri.
Là, l’évêque regarda encore Véronique. Fatiguée du regard noir par lequel ce prêtre perçait le voile de chair qui lui couvrait l’âme, et y surprenait le secret caché dans une des fosses de ce cimetière, elle lui cria: —Eh! bien, oui.
L’évêque se posa la main sur les yeux et resta pensif, accablé pendant quelques instants.
—Soutenez ma fille, s’écria la vieille, elle pâlit.
—L’air est vif, il m’a saisie, dit madame Graslin en tombant évanouie dans les bras des deux ecclésiastiques qui la portèrent dans une des chambres du château.
Quand elle reprit connaissance, elle vit l’évêque et le curé priant Dieu pour elle, tous deux à genoux.
—Puisse l’ange qui vous a visitée ne plus vous quitter, lui dit l’évêque en la bénissant! Adieu, ma fille.
Ces mots firent fondre en larmes madame Graslin.
—Elle est donc sauvée? s’écria la Sauviat.
—Dans ce monde et dans l’autre, ajouta l’évêque en se retournant avant de quitter la chambre.
Cette chambre où la Sauviat avait fait porter sa fille est située au premier étage du pavillon latéral dont les fenêtres regardent l’église, le cimetière et le côté méridional de Montégnac. Madame Graslin voulut y demeurer, et s’y logea tant bien que mal avec Aline et le petit Francis. Naturellement la Sauviat resta près de sa fille. Quelques jours furent nécessaires à madame Graslin pour se remettre des violentes émotions qui l’avaient saisie à son arrivée, sa mère la força d’ailleurs de garder le lit pendant toutes les matinées. Le soir, Véronique s’asseyait sur le banc de la terrasse, d’où ses yeux plongeaient sur l’église, sur le presbytère et le cimetière. Malgré la sourde opposition qu’y mit la vieille Sauviat, madame Graslin allait donc contracter une habitude de maniaque en s’asseyant ainsi à la même place, et s’y abandonnant à une sombre mélancolie.
—Madame se meurt, dit Aline à la vieille Sauviat.
Averti par ces deux femmes, le curé, qui ne voulait pas s’imposer, vint alors voir assidûment madame Graslin, dès qu’on lui eut indiqué chez elle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eut soin de faire ses visites à l’heure où Véronique se posait à l’angle de la terrasse avec son fils, en deuil tous deux. Le mois d’octobre commençait, la nature devenait sombre et triste. Monsieur Bonnet qui dès l’arrivée de Véronique à Montégnac, avait reconnu chez elle quelque grande plaie intérieure, jugea prudent d’attendre la confiance entière de cette femme qui devait devenir sa pénitente. Un soir, madame Graslin regarda le curé d’un œil presque éteint par la fatale indécision observée chez les gens qui caressent l’idée de la mort. Dès cet instant monsieur Bonnet n’hésita plus, et se mit en devoir d’arrêter les progrès de cette cruelle maladie morale. Il y eut d’abord entre Véronique et le prêtre un combat de paroles vides sous lesquelles ils se cachèrent leurs véritables pensées. Malgré le froid, Véronique était en ce moment sur un banc de granit et tenait Francis assis sur elle. La Sauviat était debout, appuyée contre la balustrade en briques, et cachait à dessein la vue du cimetière. Aline attendait que sa maîtresse lui rendît l’enfant.
—Je croyais, madame, dit le curé qui venait déjà pour la septième fois, que vous n’aviez que de la mélancolie; mais je le vois, lui dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentiment n’est ni chrétien ni catholique.
—Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant et laissant errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentiment l’Église laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.
En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âme d’immenses étendues ravagées.
—Ah! vous faites de cette colline votre Enfer, quand elle devrait être le Calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.
—Je n’ai plus assez d’orgueil pour me mettre sur un pareil piédestal, répondit-elle d’un ton qui révélait le profond mépris qu’elle avait pour elle-même.
Là, le prêtre, par une de ces inspirations qui sont si naturelles et si abondantes chez ces belles âmes vierges, l’homme de Dieu prit l’enfant dans ses bras, le baisa au front et dit: —Pauvre petit! d’une voix paternelle en le rendant lui-même à la femme de chambre, qui l’emporta.
La Sauviat regarda sa fille, et vit combien le mot de monsieur Bonnet était efficace. Ce mot avait attiré des pleurs dans les yeux secs de Véronique. La vieille Auvergnate fit un signe au prêtre et disparut.
—Promenez-vous, dit monsieur Bonnet à Véronique en l’emmenant le long de cette terrasse à l’autre bout de laquelle se voyaient les Tascherons. Vous m’appartenez, je dois compte à Dieu de votre âme malade.
IMP. E. MARTINET.
MONSIEUR BONNET. MADAME GRASLIN.
Cette colline doit être le calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.
(LE CURÉ DE CAMPAGNE.)
—Laissez-moi me remettre de mon abattement, lui dit-elle.
—Votre abattement provient de méditations funestes, reprit-il vivement.
—Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleur arrivée au point où l’on ne garde plus de ménagements.
—Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîme de l’indifférence, s’écria-t-il. S’il est un degré de souffrance physique où la pudeur expire, il est aussi un degré de souffrance morale où l’énergie de l’âme disparaît, je le sais.
Elle fut étonnée de trouver ces subtiles observations et cette pitié tendre chez monsieur Bonnet; mais, comme on l’a vu déjà, l’exquise délicatesse qu’aucune passion n’avait altérée chez cet homme lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sens maternel de la femme. Ce mens divinior, cette tendresse apostolique, met le prêtre au-dessus des autres hommes, et en fait un être divin. Madame Graslin n’avait pas encore assez pratiqué monsieur Bonnet pour avoir pu reconnaître cette beauté cachée dans l’âme comme une source, et d’où procèdent la grâce, la fraîcheur, la vraie vie.
—Ah! monsieur? s’écria-t-elle en se livrant à lui par un geste et par un regard comme en ont les mourants.
—Je vous entends! reprit-il. Que faire? que devenir?
Ils marchèrent en silence le long de la balustrade en allant vers la plaine. Ce moment solennel parut propice à ce porteur de bonnes nouvelles, à cet homme de l’Évangile.
—Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voix basse et mystérieusement, que lui diriez-vous?...
Madame Graslin resta comme frappée par la foudre et frissonna légèrement. —Je lui dirais comme Jésus-Christ: «Mon père, vous m’avez abandonnée et j’ai succombé!» répondit-elle simplement et d’un accent qui fit venir des larmes aux yeux du curé.
—O Madeleine! voilà le mot que j’attendais, s’écria monsieur Bonnet, qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Vous voyez, vous recourez à la justice de Dieu, vous l’invoquez! Écoutez-moi, madame. La religion est, par anticipation, la justice divine. L’Église s’est réservé le jugement de tous les procès de l’âme. La justice humaine est une faible image de la justice céleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux besoins de la société.
—Que voulez-vous dire?
—Vous n’êtes pas juge dans votre propre cause, vous relevez de Dieu, dit le prêtre; vous n’avez le droit ni de vous condamner, ni de vous absoudre. Dieu, ma fille, est un grand réviseur de procès.
—Ah! fit-elle.
—Il voit l’origine des choses là où nous n’avons vu que les choses elles-mêmes.
Véronique s’arrêta frappée de ces idées, toutes neuves pour elle.
—A vous, reprit le courageux prêtre, à vous dont l’âme est si grande, je dois d’autres paroles que celles dues à mes humbles paroissiens. Vous pouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vous élever jusqu’au sens divin de la religion catholique, exprimée par des images et par des paroles aux yeux des Petits et des Pauvres. Écoutez-moi bien, il s’agit ici de vous; car, malgré l’étendue du point de vue où je vais me placer pour un moment, ce sera bien votre cause. Le Droit, inventé pour protéger les Sociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, qui n’est qu’un ensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc un désaccord entre le Fait et le Droit. La Société doit-elle marcher réprimée ou favorisée par la Loi? En d’autres termes, la Loi doit-elle s’opposer au mouvement intérieur social pour maintenir la Société, ou doit-elle être faite d’après ce mouvement pour la conduire? Depuis l’existence des Sociétés aucun législateur n’a osé prendre sur lui de décider cette question. Tous les législateurs se sont contentés d’analyser les faits, d’indiquer ceux blâmables ou criminels, et d’y attacher des punitions ou des récompenses. Telle est la Loi humaine: elle n’a ni les moyens de prévenir les fautes, ni les moyens d’en éviter le retour chez ceux qu’elle a punis. La philanthropie est une sublime erreur, elle tourmente inutilement le corps, elle ne produit pas le baume qui guérit l’âme. Le philanthrope fait des projets, a des idées, en confie l’exécution à l’homme, au silence, au travail, à des consignes, à des choses muettes et sans puissance. La Religion ignore ces imperfections, car elle a étendu la vie au delà de ce monde. En nous considérant tous comme déchus et dans un état de dégradation, elle a ouvert un inépuisable trésor d’indulgence; nous sommes tous plus ou moins avancés vers notre entière régénération, personne n’est infaillible, l’Église s’attend aux fautes et même aux crimes. Là où la Société voit un criminel à retrancher de son sein, l’Église voit une âme à sauver. Bien plus!... inspirée de Dieu qu’elle étudie et contemple, l’Église admet l’inégalité des forces, elle étudie la disproportion des fardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur, de corps, d’esprit, d’aptitude, de valeur, elle vous rend tous égaux par le repentir. Là l’Égalité, madame, n’est plus un vain mot, car nous pouvons être, nous sommes tous égaux par les sentiments. Depuis le fétichisme informe des sauvages jusqu’aux gracieuses inventions de la Grèce, jusqu’aux profondes et ingénieuses doctrines de l’Égypte et des Indes, traduites par des cultes riants ou terribles, il est une conviction dans l’homme, celle de sa chute, de son péché, d’où vient partout l’idée des sacrifices et du rachat. La mort du Rédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l’image de ce que nous devons faire pour nous-même: rachetons nos fautes! rachetons nos erreurs! rachetons nos crimes! Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole; de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le pécheur. Pleurer, madame, gémir comme la Madeleine dans le désert, n’est que le commencement, agir est la fin. Les monastères pleuraient et agissaient, ils priaient et civilisaient, ils ont été les moyens actifs de notre divine religion. Ils ont bâti, planté, cultivé l’Europe, tout en sauvant le trésor de nos connaissances et celui de la justice humaine, de la politique et des arts. On reconnaîtra toujours en Europe la place de ces centres radieux. La plupart des villes nouvelles sont filles d’un monastère. Si vous croyez que Dieu ait à vous juger, l’Église vous dit par ma voix que tout peut se racheter par les bonnes œuvres du repentir. Les grandes mains de Dieu pèsent à la fois le mal qui fut fait, et le trésor des bienfaits accomplis. Soyez à vous seule le monastère, vous pouvez en recommencer ici les miracles. Vos prières doivent être des travaux. De votre travail doit découler le bonheur de ceux au-dessus desquels vous ont mise votre fortune, votre esprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votre situation sociale.
En disant ces derniers mots, le prêtre et madame Graslin s’étaient retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, et le curé put montrer et le village au bas de la colline, et le château dominant le paysage. Il était alors quatre heures et demie. Un rayon de soleil jaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins, illuminait le château, faisait briller le dessin des acrotères en fonte dorée, il éclairait la longue plaine partagée par la route, triste ruban gris qui n’avait pas ce feston que partout ailleurs les arbres y brodent des deux côtés. Quand Véronique et monsieur Bonnet eurent dépassé la masse du château, ils purent voir par-dessus la cour, les écuries et les communs, la forêt de Montégnac sur laquelle cette lueur glissait comme une caresse. Quoique ce dernier éclat du soleil couchant n’atteignît que les cimes, il permettait encore de voir parfaitement, depuis la colline où se trouve Montégnac jusqu’au premier pic de la chaîne des monts Corréziens, les caprices de la magnifique tapisserie que fait une forêt en automne. Les chênes formaient des masses de bronze florentin; les noyers, les châtaigniers offraient leurs tons de vert-de-gris; les arbres hâtifs brillaient par leur feuillage d’or, et toutes ces couleurs étaient nuancées par des places grises incultes. Les troncs des arbres entièrement dépouillés de feuilles montraient leurs colonnades blanchâtres. Ces couleurs rousses, fauves, grises, artistement fondues par les reflets pâles du soleil d’octobre, s’harmoniaient à cette plaine infertile, à cette immense jachère, verdâtre comme une eau stagnante. Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle, muet d’ailleurs: pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans la plaine, le silence dans la forêt; çà et là, quelques fumées dans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme sa maîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celui qui y règne, son esprit y plane. Madame Graslin, frappée à l’entendement par les paroles du curé, et frappée au cœur par la conviction, atteinte dans sa tendresse par le timbre angélique de cette voix, s’arrêta tout à coup. Le curé leva le bras et montra la forêt, Véronique la regarda.
—Ne trouvez-vous pas à ceci quelque ressemblance vague avec la vie sociale? A chacun sa destinée! Combien d’inégalités dans cette masse d’arbres! Les plus haut perchés manquent de terre végétale et d’eau, ils meurent les premiers!...
—Il en est que la serpe de la femme qui fait du bois arrête dans la grâce de leur jeunesse! dit-elle avec amertume.
—Ne retombez plus dans ces sentiments, reprit le curé sévèrement quoiqu’avec indulgence. Le malheur de cette forêt est de n’avoir pas été coupée, voyez-vous le phénomène que ses masses présentent?
Véronique, pour qui les singularités de la nature forestière étaient peu sensibles, arrêta par obéissance son regard sur la forêt et le reporta doucement sur le curé.
—Vous ne remarquez pas, dit-il en devinant dans ce regard l’ignorance de Véronique, des lignes où les arbres de toute espèce sont encore verts?
—Ah! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi?
—Là, reprit le curé, se trouve la fortune de Montégnac et la vôtre, une immense fortune que j’avais signalée à monsieur Graslin; vous voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdent dans le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnac de la Commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. A sec en septembre et octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau, dont la masse serait facilement augmentée par des travaux dans la forêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunir les plus petites sources, cette eau ne sert à rien; mais faites entre les deux collines du torrent un ou deux barrages pour la retenir, pour la conserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol, où l’on pratiqua d’immenses réservoirs pour alimenter le canal du Languedoc, vous allez fertiliser cette plaine inculte avec de l’eau sagement distribuée dans des rigoles maintenues par des vannes, laquelle se boirait en temps utile dans ces terres, et dont le trop-plein serait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous aurez de beaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez des bestiaux dans les plus belles prairies possibles. Qu’est-ce que l’herbe? du soleil et de l’eau. Il y a bien assez de terre dans ces plaines pour les racines du gramen; les eaux fourniront des rosées qui féconderont le sol, les peupliers s’en nourriront et arrêteront les brouillards, dont les principes seront pompés par toutes les plantes: tels sont les secrets de la belle végétation dans les vallées. Vous verrez un jour la vie, la joie, le mouvement, là où règne le silence, là où le regard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière? Ces travaux n’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de la mélancolie?
Véronique serra la main du curé, ne dit qu’un mot, mais ce mot fut grand: —Ce sera fait, monsieur.
—Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous ne l’exécuterez pas. Ni vous ni moi nous n’avons les connaissances nécessaires à l’accomplissement d’une pensée qui peut venir à tous, mais qui soulève des difficultés immenses, car quoique simples et presque cachées, ces difficultés veulent les plus exactes ressources de la science. Cherchez donc dès aujourd’hui les instruments humains qui vous feront gagner dans douze ans six ou sept mille louis de rente avec les six mille arpents que vous fertiliserez ainsi. Ce travail rendra quelque jour Montégnac l’une des plus riches communes du Département. La forêt ne vous rapporte rien encore; mais, tôt ou tard, la spéculation viendra chercher ces magnifiques bois, trésors amassés par le temps, les seuls dont la production ne peut être ni hâtée ni remplacée par l’homme. L’État créera peut-être un jour lui-même des moyens de transport pour cette forêt dont les arbres seront utiles à sa marine; mais il attendra que la population de Montégnac décuplée exige sa protection, car l’État est comme la Fortune, il ne donne qu’au riche. Cette terre sera, dans ce temps, l’une des plus belles de la France, elle sera l’orgueil de votre petit-fils, qui trouvera peut être le château mesquin, relativement aux revenus.
—Voilà, dit Véronique, un avenir pour ma vie.
—Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes, dit le curé.
En se voyant compris, il essaya de frapper un dernier coup sur l’intelligence de cette femme: il avait deviné que chez elle l’intelligence menait au cœur; tandis que, chez les autres femmes, le cœur est au contraire le chemin de l’intelligence. —Savez-vous, lui dit-il après une pause, dans quelle erreur vous êtes? Elle le regarda timidement. —Votre repentir n’est encore que le sentiment d’une défaite essuyée, ce qui est horrible, c’est le désespoir de Satan, et tel était peut-être le repentir des hommes avant Jésus-Christ; mais notre repentir à nous autres catholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurte dans la mauvaise voie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est révélé! Vous ressemblez à l’Oreste païen, devenez saint Paul!
—Votre parole vient de me changer entièrement, s’écria-t-elle. Maintenant, oh! maintenant, je veux vivre.
—L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtre qui s’en alla joyeux. Il avait jeté une pâture au secret désespoir qui dévorait madame Graslin en donnant à son repentir la forme d’une belle et bonne action. Aussi Véronique écrivit-elle à monsieur Grossetête le lendemain même. Quelques jours après, elle reçut de Limoges, trois chevaux de selle envoyés par ce vieil ami. Monsieur Bonnet avait offert à Véronique, sur sa demande, le fils du maître de poste, un jeune homme enchanté de se mettre au service de madame Graslin, et de gagner une cinquantaine d’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde, aux yeux et aux cheveux noirs, petit, découplé, nommé Maurice Champion, plut à Véronique et fut aussitôt mis en fonctions. Il devait accompagner sa maîtresse dans ses excursions et avoir soin des chevaux de selle.
Le garde général de Montégnac était un ancien maréchal des logis de la garde royale, né à Limoges, et que monsieur le duc de Navarreins avait envoyé d’une de ses terres à Montégnac pour en étudier la valeur et lui transmettre des renseignements, afin de savoir quel parti on en pouvait tirer. Jérôme Colorat n’y vit que des terres incultes et infertiles, des bois inexploitables à cause de la difficulté des transports, un château en ruines, et d’énormes dépenses à faire pour y rétablir une habitation et des jardins. Effrayé surtout des clairières semées de roches granitiques qui nuançaient de loin cette immense forêt, ce probe mais inintelligent serviteur fut la cause de la vente de ce bien.
—Colorat, dit madame Graslin à son garde qu’elle fit venir, à compter de demain, je monterai vraisemblablement à cheval tous les matins. Vous devez connaître les différentes parties de terres qui dépendent de ce domaine et celles que monsieur Graslin y a réunies, vous me les indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.
Les habitants du château apprirent avec joie le changement qui s’opérait dans la conduite de Véronique. Sans en avoir reçu l’ordre, Aline chercha, d’elle-même, la vieille amazone noire de sa maîtresse, et la mit en état de servir. Le lendemain, la Sauviat vit avec un indicible plaisir sa fille habillée pour monter à cheval. Guidée par son garde et par Champion qui allèrent en consultant leurs souvenirs, car les sentiers étaient à peine tracés dans ces montagnes inhabitées, madame Graslin se donna pour tâche de parcourir seulement les cimes sur lesquelles s’étendaient ses bois, afin d’en connaître les versants et de se familiariser avec les ravins, chemins naturels qui déchiraient cette longue arête. Elle voulait mesurer sa tâche, étudier la nature des courants et trouver les éléments de l’entreprise signalée par le curé. Elle suivait Colorat qui marchait en avant et Champion allait à quelques pas d’elle.
Tant qu’elle chemina dans des parties pleines d’arbres, en montant et descendant tour à tour ces ondulations de terrain si rapprochées dans les montagnes en France, Véronique fut préoccupée par les merveilles de la forêt. C’était des arbres séculaires dont les premiers l’étonnèrent et auxquels elle finit par s’habituer; puis de hautes futaies naturelles, ou dans une clairière quelque pin solitaire d’une hauteur prodigieuse; enfin, chose plus rare, un de ces arbustes, nains partout ailleurs, mais qui, par des circonstances curieuses, atteignent des développements gigantesques et sont quelquefois aussi vieux que le sol. Elle ne voyait pas sans une sensation inexprimable une nuée roulant sur des roches nues. Elle remarquait les sillons blanchâtres faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, de loin, ressemblent à des cicatrices. Après une gorge sans végétation, elle admirait, dans les flancs exfoliés d’une colline rocheuse, des châtaigniers centenaires, aussi beaux que des sapins des Alpes. La rapidité de sa course lui permettait d’embrasser, presque à vol d’oiseau, tantôt de vastes sables mobiles, des fondrières meublées d’arbres épars, des granits renversés, des roches pendantes, des vallons obscurs, des places étendues pleines de bruyères encore fleuries, et d’autres desséchées; tantôt des solitudes âpres où croissaient des genévriers, des câpriers; tantôt des prés à herbe courte, des morceaux de terre engraissée par un limon séculaire; enfin les tristesses, les splendeurs, les choses douces, fortes, les aspects singuliers de la nature montagnarde au centre de la France. Et à force de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par la même pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à la fois sauvage et ruinée, abandonnée, infertile, la gagna et répondit à ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elle aperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelque aride ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaient poussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint de moments en moments, l’esprit de cette nature austère la frappa, lui suggéra des observations neuves pour elle, et excitées par les significations de ces divers spectacles. Il n’est pas un site de forêt qui n’ait sa signification; pas une clairière, pas un fourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des pensées humaines. Quelle personne parmi les gens dont l’esprit est cultivé, ou dont le cœur a reçu des blessures, peut se promener dans une forêt, sans que la forêt lui parle? Insensiblement, il s’en élève une voix ou consolante ou terrible, mais plus souvent consolante que terrible. Si l’on recherchait bien les causes de la sensation, à la fois grave, simple, douce, mystérieuse qui vous y saisit, peut-être la trouverait-on dans le spectacle sublime et ingénieux de toutes ces créatures obéissant à leurs destinées, et immuablement soumises. Tôt ou tard le sentiment écrasant de la permanence de la nature vous emplit le cœur, vous remue profondément, et vous finissez par y être inquiets de Dieu. Aussi Véronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes, dans la senteur des bois, dans la sérénité de l’air, comme elle le dit le soir à monsieur Bonnet, la certitude d’une clémence auguste. Elle entrevit la possibilité d’un ordre de faits plus élevés que celui dans lequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries. Elle sentit une sorte de bonheur. Elle n’avait pas, depuis longtemps, éprouvé tant de paix. Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elle trouvait entre ces paysages et les endroits épuisés, desséchés de son âme? Avait-elle vu ces troubles de la nature avec une sorte de joie, en pensant que la matière était punie là, sans avoir péché? Certes, elle fut puissamment émue; car, à plusieurs reprises, Colorat et Champion se la montrèrent comme s’ils la trouvaient transfigurée. Dans un certain endroit, Véronique aperçut dans les roides pentes des torrents je ne sais quoi de sévère. Elle se surprit à désirer d’entendre l’eau bruissant dans ces ravines ardentes. —Toujours aimer! pensa-t-elle. Honteuse de ce mot qui lui fut jeté comme par une voix, elle poussa son cheval avec témérité vers le premier pic de la Corrèze, où, malgré l’avis de ses deux guides, elle s’élança. Elle atteignit seule au sommet de ce piton, nommé la Roche-Vive, et y resta pendant quelques instants, occupée à voir tout le pays. Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui la détermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admirée et dont elle donna tant de preuves. Elle attacha son cheval par la bride à un arbre, alla s’asseoir sur un quartier de roche, en laissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, et ressentit dans son cœur les mouvements maternels qu’elle avait jadis éprouvés en regardant son enfant. Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie. Elle comprit alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient être labourées aussi bien que la terre. Cette vaste scène était éclairée par le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées grises chassées par un vent froid venaient de l’ouest. Il était environ trois heures, Véronique avait mis quatre heures à venir là; mais comme tous ceux qui sont dévorés par une profonde misère intime, elle ne faisait aucune attention aux circonstances extérieures. En ce moment sa vie véritablement s’agrandissait du mouvement sublime de la nature.
—Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dont la voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nulle part, car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toute habitation; à la nuit, la forêt est impraticable; mais, ces dangers ne sont rien en comparaison de celui qui vous attend ici. Dans quelques instants il fera sur ce pic un froid mortel dont la cause est inconnue, et qui a déjà tué plusieurs personnes.
Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presque noire de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deux langues de feu. De chaque côté de cette face, pendait une large nappe de cheveux bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail. L’homme soulevait respectueusement un de ces énormes chapeaux à larges bords que portent les paysans au centre de la France, et montrait un de ces fronts dégarnis, mais superbes, par lesquels certains pauvres se recommandent à l’attention publique. Véronique n’eut pas la moindre frayeur, elle était dans une de ces situations où, pour les femmes, cessent toutes les petites considérations qui les rendent peureuses.
—Comment vous trouvez-vous là? lui dit-elle.
—Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.
—Et que faites-vous dans ce désert? demanda Véronique.
—J’y vis.
—Mais comment et de quoi?
—On me donne une petite somme pour garder toute cette partie de la forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui qui regardait les plaines de Montégnac.
Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit un carnier. Si elle avait eu des craintes, elle eût été dès lors rassurée.
—Vous êtes garde?
—Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment, et pour le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques...
—Qui êtes-vous donc?
—Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité en abaissant les yeux vers la terre.
Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet homme et observa dans sa figure, excessivement douce, des signes de férocité cachée: les dents mal rangées imprimaient à la bouche, dont les lèvres étaient d’un rouge sang, un tour plein d’ironie et de mauvaise audace; les pommettes brunes et saillantes offraient je ne sais quoi d’animal. Cet homme avait la taille moyenne, les épaules fortes, le cou rentré, très-court, gros, les mains larges et velues des gens violents et capables d’abuser de ces avantages d’une nature bestiale. Ses dernières paroles annonçaient d’ailleurs quelque mystère auquel son attitude, sa physionomie et sa personne prêtaient un sens terrible.
—Vous êtes donc à mon service? lui dit d’une voix douce Véronique.
—J’ai donc l’honneur de parler à madame Graslin? dit Farrabesche.
—Oui, mon ami, répondit-elle.
Farrabesche disparut avec la rapidité d’une bête fauve, après avoir jeté sur sa maîtresse un regard plein de crainte. Véronique s’empressa de remonter à cheval et alla rejoindre ses deux domestiques qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur elle, car on connaissait dans le pays l’inexplicable insalubrité de la Roche-Vive. Colorat pria sa maîtresse de descendre par une petite vallée qui conduisait dans la plaine. «Il serait, dit-il, dangereux de revenir par les hauteurs où les chemins déjà si peu frayés se croisaient, et où, malgré sa connaissance du pays, il pourrait se perdre.» Une fois en plaine, Véronique ralentit le pas de son cheval.
—Quel est ce Farrabesche que vous employez? dit-elle à son garde général.
—Madame l’a rencontré? s’écria Colorat.
—Oui, mais il s’est enfui.
—Le pauvre homme! peut-être ne sait-il pas combien madame est bonne.
—Enfin qu’a-t-il fait?
—Mais, madame, Farrabesche est un assassin, répondit naïvement Champion.
—On lui a donc fait grâce, à lui? demanda Véronique d’une voix émue.
—Non, madame, répondit Colorat. Farrabesche a passé aux Assises, il a été condamné à dix ans de travaux forcés, il a fait son temps, et il est revenu du bagne en 1827. Il doit la vie à monsieur le curé qui l’a décidé à se livrer. Condamné à mort par contumace, tôt ou tard il eût été pris, et son cas n’eût pas été bon. Monsieur Bonnet est allé le trouver tout seul, au risque de se faire tuer. On ne sait pas ce qu’il a dit à Farrabesche. Ils sont restés seuls pendant deux jours, le troisième il l’a ramené à Tulle, où l’autre s’est livré. Monsieur Bonnet est allé voir un bon avocat, lui a recommandé la cause de Farrabesche, Farrabesche en a été quitte pour dix ans de fers, et monsieur le curé l’a visité dans sa prison. Ce gars-là, qui était la terreur du pays, est devenu doux comme une jeune fille, il s’est laissé emmener au bagne tranquillement. A son retour, il est venu s’établir ici sous la direction de monsieur le curé; personne ne lui dit plus haut que son nom, il va tous les dimanches et les jours de fêtes aux offices, à la messe. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il se tient le long d’un mur, tout seul. Il fait ses dévotions de temps en temps; mais à la sainte table, il se met aussi à l’écart.
—Et cet homme a tué un autre homme?
—Un? dit Colorat, il en a bien tué plusieurs! Mais c’est un bon homme tout de même!
—Est-ce possible! s’écria Véronique qui dans sa stupeur laissa tomber la bride sur le cou de son cheval.
—Voyez-vous, madame, reprit le garde qui ne demandait pas mieux que de raconter cette histoire, Farrabesche a peut-être eu raison dans le principe, il était le dernier des Farrabesche, une vieille famille de la Corrèze, quoi! Son frère aîné, le capitaine Farrabesche, est donc mort dix ans auparavant en Italie, à Montenotte, capitaine à vingt-deux ans. Était-ce avoir du guignon? Et un homme qui avait des moyens, il savait lire et écrire, il se promettait d’être fait général. Il y eut des regrets dans la famille, et il y avait de quoi vraiment! Moi, qui dans ce temps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler de sa mort! Oh! le capitaine Farrabesche a fait une belle mort, il a sauvé l’armée et le petit caporal! Je servais déjà sous le général Steingel, un Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, un fameux général, mais il avait la vue courte, et ce défaut-là fut cause de sa mort arrivée quelque temps après celle du capitaine Farrabesche. Le petit dernier, qui est celui-ci, avait donc six ans quand il entendit parler de la mort de son grand frère. Le second frère servait aussi, mais comme soldat; il mourut sergent, premier régiment de la garde, un beau poste, à la bataille d’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on a manœuvré aussi tranquillement que dans les Tuileries... J’y étais aussi! Oh! j’ai eu du bonheur, j’ai été de tout sans attraper une blessure. Notre Farrabesche donc, quoiqu’il soit brave, se mit dans la tête de ne pas partir. Au fait, l’armée n’était pas saine pour cette famille-là. Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, il s’est enfui dans les bois; réfractaire quoi, comme on les appelait. Pour lors, il s’est joint à un parti de chauffeurs, de gré ou de force; mais enfin il a chauffé! Vous comprenez que personne autre que monsieur le curé ne sait ce qu’il a fait avec ces mâtins-là, parlant par respect! Il s’est souvent battu avec les gendarmes et avec la ligne aussi! Enfin, il s’est trouvé dans sept rencontres.
—Il passe pour avoir tué deux soldats et trois gendarmes! dit Champion.
—Est-ce qu’on sait le compte? il ne l’a pas dit, reprit Colorat. Enfin, madame, presque tous les autres ont été pris; mais lui, dame! jeune et agile, connaissant mieux le pays, il a toujours échappé. Ces chauffeurs-là se tenaient aux environs de Brives et de Tulle; ils rabattaient souvent par ici, à cause de la facilité que Farrabesche avait de les cacher. En 1814, on ne s’est plus occupé de lui, la conscription était abolie; mais il a été forcé de passer l’année de 1815 dans les bois. Comme il n’avait pas ses aises pour vivre, il a encore aidé à arrêter la malle, dans la gorge, là-bas; mais enfin, d’après l’avis de monsieur le curé, il s’est livré. Il n’a pas été facile de lui trouver des témoins, personne n’osait déposer contre lui. Pour lors, son avocat et monsieur le curé ont tant fait, qu’il en a été quitte pour dix ans. Il a eu du bonheur, après avoir chauffé, car il a chauffé!
—Mais qu’est-ce que c’était que de chauffer?
—Si vous le voulez, madame, je vas vous dire comment ils faisaient, autant que je le sais par les uns et les autres, car, vous comprenez, je n’ai point chauffé! Ça n’est pas beau, mais la nécessité ne connaît point de loi. Donc, ils tombaient sept ou huit chez un fermier ou chez un propriétaire soupçonné d’avoir de l’argent; ils vous allumaient du feu, soupaient au milieu de la nuit; puis, entre la poire et le fromage, si le maître de la maison ne voulait pas leur donner la somme demandée, ils lui attachaient les pieds à la crémaillère, et ne les détachaient qu’après avoir reçu leur argent: voilà. Ils venaient masqués. Dans le nombre de leurs expéditions, il y en a eu de malheureuses. Dame! il y a toujours des obstinés, des gens avares. Un fermier, le père Cochegrue, qui aurait bien tondu sur un œuf, s’est laissé brûler les pieds! Ah! ben, il en est mort. La femme de monsieur David, auprès de Brives, est morte des suites de la frayeur que ces gens-là lui ont faite, rien que d’avoir vu lier les pieds de son mari. —Donne-leur donc ce que tu as! qu’elle s’en allait lui disant. Il ne voulait pas, elle leur a montré la cachette. Les chauffeurs ont été la terreur du pays pendant cinq ans; mais mettez-vous bien dans la boule, pardon, madame? que plus d’un fils de bonne maison était des leurs, et que c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.
Madame Graslin écoutait sans répondre. Il y eut un moment de silence. Le petit Champion, jaloux d’amuser sa maîtresse, voulut dire ce qu’il savait de Farrabesche.
—Il faut dire aussi à madame tout ce qui en est, Farrabesche n’a pas son pareil à la course, ni à cheval. Il tue un bœuf d’un coup de poing! Il porte sept cents, dà! personne ne tire mieux que lui. Quand j’étais petit, on me racontait les aventures de Farrabesche. Un jour il est surpris avec trois de ses compagnons: ils se battent, bien! deux sont blessés et le troisième meurt, bon! Farrabesche se voit pris; bah! il saute sur le cheval d’un gendarme, en croupe, derrière l’homme, pique le cheval qui s’emporte; le met au grand galop et disparaît en tenant le gendarme à bras-le-corps; il le serrait si fort qu’à une certaine distance, il a pu le jeter à terre, rester seul sur le cheval, et il s’évada maître du cheval! Et il a eu le toupet de l’aller vendre à dix lieues au delà de Limoges. De ce coup, il resta pendant trois mois caché et introuvable. On avait promis cent louis à celui qui le livrerait.
—Une autre fois, dit Colorat, à propos des cent louis promis pour lui par le préfet de Tulle, il les fit gagner à un de ses cousins, Giriex de Vizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de le livrer! Oh! il le livra. Les gendarmes étaient bien heureux de le mener à Tulle. Mais il n’alla pas loin, on fut obligé de l’enfermer dans la prison de Lubersac, d’où il s’évada pendant la première nuit, en profitant d’une percée qu’y avait faite un de ses complices, un nommé Gabilleau, un déserteur du 17e, exécuté à Tulle, et qui fut transféré avant la nuit où il comptait se sauver. Ces aventures donnaient à Farrabesche une fameuse couleur. La troupe avait ses affidés, vous comprenez! D’ailleurs on les aimait les chauffeurs. Ah dame! ces gens-là n’étaient pas comme ceux d’aujourd’hui, chacun de ces gaillards dépensait royalement son argent. Figurez-vous, madame, un soir, Farrabesche est poursuivi par des gendarmes, n’est-ce pas; eh, bien! il leur a échappé cette fois en restant pendant vingt-quatre heures dans la mare d’une ferme, il respirait de l’air par un tuyau de paille à fleur du fumier. Qu’est-ce que c’était que ce petit désagrément pour lui qui a passé des nuits au fin sommet des arbres où les moineaux se tiennent à peine, en voyant les soldats qui le cherchaient passant et repassant sous lui. Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeurs que la Justice n’a pas pu prendre; mais, comme il était du pays et par force avec eux, enfin il n’avait fui que pour éviter la conscription, les femmes étaient pour lui, et c’est beaucoup!
—Ainsi Farrabesche a bien certainement tué plusieurs hommes, dit encore madame Graslin.
—Certainement, reprit Colorat, il a même, dit-on, tué le voyageur qui était dans la malle en 1812; mais le courrier, le postillon, les seuls témoins qui pussent le reconnaître, étaient morts lors de son jugement.
—Pour le voler, dit madame Graslin.
—Oh! ils ont tout pris; mais les vingt-cinq mille francs qu’ils ont trouvés étaient au Gouvernement.
Madame Graslin chemina silencieusement pendant une lieue. Le soleil était couché, la lune éclairait la plaine grise, il semblait alors que ce fût la pleine mer. Il y eut un moment où Champion et Colorat regardèrent madame Graslin dont le profond silence les inquiétait; ils éprouvèrent une violente sensation en lui voyant sur les joues deux traces brillantes, produites par d’abondantes larmes, elle avait les yeux rouges et remplis de pleurs qui tombaient goutte à goutte.
—Oh! madame, dit Colorat, ne le plaignez pas! Le gars a eu du bon temps, il a eu de jolies maîtresses; et maintenant, quoique sous la surveillance de la haute police, il est protégé par l’estime et l’amitié de monsieur le curé; car il s’est repenti, sa conduite au bagne a été des plus exemplaires. Chacun sait qu’il est aussi honnête homme que le plus honnête d’entre nous; seulement il est fier, il ne veut pas s’exposer à recevoir quelque marque de répugnance, et il vit tranquillement en faisant du bien à sa manière. Il vous a mis de l’autre côté de la Roche-Vive une dizaine d’arpents en pépinières, et il plante dans la forêt aux places où il aperçoit la chance de faire venir un arbre; puis il émonde les arbres, il ramasse le bois mort, il fagote et tient le bois à la disposition des pauvres gens. Chaque pauvre, sûr d’avoir du bois tout fait, tout prêt, vient lui en demander au lieu d’en prendre et de faire du tort à vos bois, en sorte qu’aujourd’hui s’il chauffe le monde, il leur fait du bien! Farrabesche aime votre forêt, il en a soin comme de son bien.
—Et il vit!... tout seul, s’écria madame Graslin qui se hâta d’ajouter les deux derniers mots.
—Faites excuse, madame, il prend soin d’un petit garçon qui va sur quinze ans, dit Maurice Champion.
—Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux a eu cet enfant-là quelque temps avant que Farrabesche se soit livré.
—C’est son fils? dit madame Graslin.
—Mais chacun le pense.
—Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cette fille?
—Et comment? on l’aurait pris! Aussi, quand la Curieux sut qu’il était condamné, la pauvre fille a-t-elle quitté le pays.
—Était-elle jolie?
—Oh! dit Maurice, ma mère prétend qu’elle ressemblait beaucoup, tenez... à une autre fille qui, elle aussi, a quitté le pays, à Denise Tascheron.
—Il était aimé? dit madame Graslin.
—Bah! parce qu’il chauffait, dit Colorat, les femmes aiment l’extraordinaire. Cependant rien n’a plus étonné le pays que cet amour-là. Catherine Curieux vivait sage comme une Sainte Vierge, elle passait pour une perle de vertu dans son village, à Vizay, un fort bourg de la Corrèze, sur la ligne des deux départements. Son père et sa mère y sont fermiers de messieurs Brézac. La Catherine Curieux avait bien ses dix-sept ans lors du jugement de Farrabesche. Les Farrabesche étaient une vieille famille du même pays, qui se sont établis sur les domaines de Montégnac, ils tenaient la ferme du village. Le père et la mère Farrabesche sont morts; mais les trois sœurs à la Curieux sont mariées, une à Aubusson, une à Limoges, une à Saint-Léonard.
—Croyez-vous que Farrabesche sache où est Catherine? dit madame Graslin.
—S’il le savait, il romprait son ban, oh! il irait... Dès son arrivée, il a fait demander par monsieur Bonnet le petit Curieux au père et à la mère qui en avaient soin; monsieur Bonnet le lui a donné tout de même.
—Personne ne sait ce qu’elle est devenue.
—Bah! dit Colorat, cette jeunesse s’est crue perdue! elle a eu peur de rester dans le pays! Elle est allée à Paris. Et qu’y fait-elle? Voilà le hic. La chercher là, c’est vouloir trouver une bille dans les cailloux de cette plaine!
Colorat montrait la plaine de Montégnac du haut de la rampe par laquelle montait alors madame Graslin, qui n’était plus qu’à quelques pas de la grille du château. La Sauviat inquiète, Aline, les gens attendaient là, ne sachant que penser d’une si longue absence.
—Eh! bien, dit la Sauviat en aidant sa fille à descendre de cheval, tu dois être horriblement fatiguée.
—Non, ma mère, dit madame Graslin d’une voix si altérée que la Sauviat regarda sa fille et vit alors qu’elle avait beaucoup pleuré.
Madame Graslin rentra chez elle avec Aline, qui avait ses ordres pour tout ce qui concernait sa vie intérieure, elle s’enferma chez elle sans y admettre sa mère; et quand la Sauviat voulut y venir, Aline dit à la vieille Auvergnate: «—Madame est endormie.»
Le lendemain Véronique partit à cheval accompagnée de Maurice seulement. Pour se rendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit le chemin par lequel elle en était revenue la veille. En montant par le fond de la gorge qui séparait ce pic de la dernière colline de la forêt, car vue de la plaine, la Roche-Vive semblait isolée. Véronique dit à Maurice de lui indiquer la maison de Farrabesche et de l’attendre en gardant les chevaux; elle voulut aller seule: Maurice la conduisit donc vers un sentier qui descend sur le versant de la Roche-Vive, opposé à celui de la plaine, et lui montra le toit en chaume d’une habitation presque perdue à moitié de cette montagne, et au bas de laquelle s’étendent des pépinières. Il était alors environ midi. Une fumée légère qui sortait de la cheminée indiquait la maison auprès de laquelle Véronique arriva bientôt; mais elle ne se montra pas tout d’abord. A l’aspect de cette modeste demeure assise au milieu d’un jardin entouré d’une haie en épines sèches, elle resta pendant quelques instants perdue en des pensées qui ne furent connues que d’elle. Au bas du jardin serpentent quelques arpents de prairies encloses d’une haie vive, et où, çà et là, s’étalent les têtes aplaties des pommiers, des poiriers et des pruniers. Au-dessus de la maison, vers le haut de la montagne où le terrain devient sablonneux, s’élèvent les cimes jaunies d’une superbe châtaigneraie. En ouvrant la porte à claire-voie faite en planches presque pourries qui sert de clôture, madame Graslin aperçut une étable, une petite basse-cour et tous les pittoresques, les vivants accessoires des habitations du pauvre, qui certes ont de la poésie aux champs. Quel être a pu voir sans émotion les linges étendus sur la haie, la botte d’oignons pendue au plancher, les marmites en fer qui sèchent, le banc de bois ombragé de chèvrefeuilles, et les joubarbes sur le faîte du chaume qui accompagnent presque toutes les chaumières en France et qui révèlent une vie humble, presque végétative.
Il fut impossible à Véronique d’arriver chez son garde sans être aperçue, deux beaux chiens de chasse aboyèrent aussitôt que le bruit de son amazone se fit entendre dans les feuilles sèches; elle prit la queue de cette large robe sous son bras, et s’avança vers la maison. Farrabesche et son enfant, qui étaient assis sur un banc de bois en dehors, se levèrent et se découvrirent tous deux, en gardant une attitude respectueuse, mais sans la moindre apparence de servilité.
—J’ai su, dit Véronique en regardant avec attention l’enfant, que vous preniez mes intérêts, j’ai voulu voir par moi-même votre maison, les pépinières, et vous questionner ici même sur les améliorations à faire.
—Je suis aux ordres de madame, répondit Farrabesche.
Véronique admira l’enfant qui avait une charmante figure, un peu hâlée, brune, mais très-régulière, un ovale parfait, un front purement dessiné, des yeux orange d’une vivacité excessive, des cheveux noirs, coupés sur le front et longs de chaque côté du visage. Plus grand que ne l’est ordinairement un enfant de cet âge, ce petit avait près de cinq pieds. Son pantalon était comme sa chemise en grosse toile écrue, son gilet de gros drap bleu très-usé avait des boutons de corne, il portait une veste de ce drap si plaisamment nommé velours de Maurienne et avec lequel s’habillent les savoyards, de gros souliers ferrés et point de bas. Ce costume était exactement celui du père; seulement, Farrabesche avait sur la tête un grand feutre de paysan et le petit avait sur la sienne un bonnet de laine brune. Quoique spirituelle et animée, la physionomie de cet enfant gardait sans effort la gravité particulière aux créatures qui vivent dans la solitude; il avait dû se mettre en harmonie avec le silence et la vie des bois. Aussi Farrabesche et son fils étaient-ils surtout développés du côté physique, ils possédaient les propriétés remarquables des sauvages: une vue perçante, une attention constante, un empire certain sur eux-mêmes, l’ouïe sûre, une agilité visible, une intelligente adresse. Au premier regard que l’enfant lança sur son père, madame Graslin devina une de ces affections sans bornes où l’instinct s’est trempé dans la pensée, et où le bonheur le plus agissant confirme et le vouloir de l’instinct et l’examen de la pensée.
—Voilà l’enfant dont on m’a parlé? dit Véronique en montrant le garçon.
—Oui, madame.
—Vous n’avez donc fait aucune démarche pour retrouver sa mère, demanda Véronique à Farrabesche en l’emmenant à quelques pas par un signe.
—Madame ne sait sans doute pas qu’il m’est interdit de m’écarter de la commune sur laquelle je réside.
—Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles?
—A l’expiration de mon temps, répondit-il, le commissaire me remit une somme de mille francs qui m’avait été envoyée par petites portions de trois en trois mois, et que les règlements ne permettaient pas de me donner avant le jour de ma sortie. J’ai pensé que Catherine pouvait seule avoir songé à moi, puisque ce n’était pas monsieur Bonnet; aussi ai-je gardé cette somme pour Benjamin.
—Et les parents de Catherine?
—Ils n’ont plus pensé à elle après son départ. D’ailleurs, ils ont fait assez en prenant soin du petit.
—Eh! bien, Farrabesche, dit Véronique en se retournant vers la maison, je ferai en sorte de savoir si Catherine vit encore, où elle est, et quel est son genre de vie...
—Oh! quel qu’il soit, madame, s’écria doucement cet homme, je regarderai comme un bonheur de l’avoir pour femme. C’est à elle à se montrer difficile et non à moi. Notre mariage légitimerait ce pauvre garçon, qui ne soupçonne pas encore sa position.
Le regard que le père jeta sur le fils expliquait la vie de ces deux êtres abandonnés ou volontairement isolés: ils étaient tout l’un pour l’autre, comme deux compatriotes jetés dans un désert.
—Ainsi vous aimez Catherine? demanda Véronique.
—Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il, que dans ma situation elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans le monde.
Madame Graslin se retourna vivement et alla jusque sous la châtaigneraie, comme atteinte d’une douleur. Le garde crut qu’elle était saisie par quelque caprice, et n’osa la suivre. Véronique resta là pendant un quart d’heure environ, occupée en apparence à regarder le paysage. De là elle apercevait toute la partie de la forêt qui meuble ce côté de la vallée où coule le torrent, alors sans eau, plein de pierres, et qui ressemblait à un immense fossé, serré entre les montagnes boisées dépendant de Montégnac et une autre chaîne de collines parallèles, mais rapides, sans végétation, à peine couronnées de quelques arbres mal venus. Cette autre chaîne où croissent quelques bouleaux, des genévriers et des bruyères d’un aspect assez désolé appartient à un domaine voisin et au département de la Corrèze. Un chemin vicinal qui suit les inégalités de la vallée sert de séparation à l’arrondissement de Montégnac et aux deux terres. Ce revers assez ingrat, mal exposé, soutient, comme une muraille de clôture, une belle partie de bois qui s’étend sur l’autre versant de cette longue côte dont l’aridité forme un contraste complet avec celle sur laquelle est assise la maison de Farrabesche. D’un côté, des formes âpres et tourmentées; de l’autre, des formes gracieuses, des sinuosités élégantes; d’un côté, l’immobilité froide et silencieuse de terres infécondes, maintenues par des blocs de pierre horizontaux, par des roches nues et pelées; de l’autre, des arbres de différents verts, en ce moment dépouillés de feuillages pour la plupart, mais dont les beaux troncs droits et diversement colorés s’élancent de chaque pli de terrain, et dont les branchages se remuaient alors au gré du vent. Quelques arbres plus persistants que les autres, comme les chênes, les ormes, les hêtres, les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes, bronzées ou violacées.
Vers Montégnac, où la vallée s’élargit démesurément, les deux côtes forment un immense fer-à-cheval, et de l’endroit où Véronique était allée s’appuyer à un arbre, elle put voir des vallons disposés comme les gradins d’un amphithéâtre où les cimes des arbres montent les unes au-dessus des autres comme des personnages. Ce beau paysage formait alors le revers de son parc, où depuis il fut compris. Du côté de la chaumière de Farrabesche, la vallée se rétrécit de plus en plus, et finit par un col d’environ cent pieds de large.
La beauté de cette vue, sur laquelle les yeux de madame Graslin erraient machinalement, la rappela bientôt à elle-même, elle revint vers la maison où le père et le fils restaient debout et silencieux, sans chercher à s’expliquer la singulière absence de leur maîtresse. Elle examina la maison qui, bâtie avec plus de soin que la couverture en chaume ne le faisait supposer, avait été sans doute abandonnée depuis le temps où les Navarreins ne s’étaient plus souciés de ce domaine. Plus de chasses, plus de gardes. Quoique cette maison fût inhabitée depuis plus de cent ans, les murs étaient bons; mais de tous côtés le lierre et les plantes grimpantes les avaient embrassés. Quand on lui eut permis d’y rester, Farrabesche avait fait couvrir le toit en chaume, il avait dallé lui-même à l’intérieur la salle, et y avait apporté tout le mobilier. Véronique, en entrant, aperçut deux lits de paysan, une grande armoire en noyer, une huche au pain, un buffet, une table, trois chaises, et sur les planches du buffet quelques plats en terre brune, enfin les ustensiles nécessaires à la vie. Au-dessus de la cheminée étaient deux fusils et deux carniers. Une quantité de choses faites par le père pour l’enfant causa le plus profond attendrissement à Véronique: un vaisseau armé, une chaloupe, une tasse en bois sculpté, une boîte en bois d’un magnifique travail, un coffret en marqueterie de paille, un crucifix et un chapelet superbes. Le chapelet était en noyaux de prunes, qui avaient sur chaque face une tête d’une admirable finesse: Jésus-Christ, les apôtres, la Madone, saint Jean-Baptiste, saint Joseph, sainte Anne, les deux Madeleines.
—Je fais cela pour amuser le petit dans les longs soirs d’hiver, dit-il en ayant l’air de s’excuser.
Le devant de la maison est planté en jasmins, en rosiers à haute tige appliqués contre le mur, et qui fleurissent les fenêtres du premier étage inhabité, mais où Farrabesche serrait ses provisions; il avait des poules, des canards, deux porcs; il n’achetait que du pain, du sel, du sucre et quelques épiceries. Ni lui ni son fils ne buvaient de vin.
—Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce que je vois, dit enfin madame Graslin à Farrabesche, me fait vous porter un intérêt qui ne sera pas stérile.
—Je reconnais bien là monsieur Bonnet, s’écria Farrabesche d’un ton touchant.
—Vous vous trompez, monsieur le curé ne m’a rien dit encore, le hasard ou Dieu peut-être a tout fait.
—Oui, madame, Dieu! Dieu seul peut faire des merveilles pour un malheureux tel que moi.
—Si vous avez été malheureux, dit madame Graslin assez bas pour que l’enfant n’entendît rien par une attention d’une délicatesse féminine qui toucha Farrabesche, votre repentir, votre conduite et l’estime de monsieur le curé vous rendent digne d’être heureux. J’ai donné les ordres nécessaires pour terminer les constructions de la grande ferme que monsieur Graslin avait projeté d’établir auprès du château; vous serez mon fermier, vous aurez l’occasion de déployer vos forces, votre activité, d’employer votre fils. Le Procureur-général à Limoges apprendra qui vous êtes, et l’humiliante condition de votre ban, qui gêne votre vie, disparaîtra, je vous le promets.
A ces mots, Farrabesche tomba sur ses genoux comme foudroyé par la réalisation d’une espérance vainement caressée; il baisa le bas de l’amazone de madame Graslin, il lui baisa les pieds. En voyant des larmes dans les yeux de son père, Benjamin se mit à sangloter sans savoir pourquoi.
—Relevez-vous, Farrabesche, dit madame Graslin, vous ne savez pas combien il est naturel que je fasse pour vous ce que je vous promets de faire. N’est-ce pas vous qui avez planté ces arbres verts? dit-elle en montrant quelques épicéas, des pins du Nord, des sapins et des mélèzes au bas de l’aride et sèche colline opposée.
—Oui, madame.
—La terre est donc meilleure là?
—Les eaux dégradent toujours ces rochers et mettent chez vous un peu de terre meuble; j’en ai profité, car tout le long de la vallée ce qui est en dessous du chemin vous appartient. Le chemin sert de démarcation.
—Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond de cette longue vallée?
—Oh! madame, s’écria Farrabesche, dans quelques jours, quand le temps sera devenu pluvieux, peut-être entendrez-vous du château mugir le torrent! mais rien n’est comparable à ce qui se passe au temps de la fonte des neiges. Les eaux descendent des parties de forêt situées au revers de Montégnac, de ces grandes pentes adossées à la montagne sur laquelle sont vos jardins et le parc; enfin toutes les eaux de ces collines y tombent et font un déluge. Heureusement pour vous, les arbres retiennent les terres, l’eau glisse sur les feuilles, qui sont, en automne, comme un tapis de toile cirée; sans cela, le terrain s’exhausserait au fond de ce vallon, mais la pente est aussi bien rapide, et je ne sais pas si des terres entraînées y resteraient.
—Où vont les eaux? demanda madame Graslin devenue attentive.
Farrabesche montra la gorge étroite qui semblait fermer ce vallon au-dessous de sa maison: —Elles se répandent sur un plateau crayeux qui sépare le Limousin de la Corrèze, et y séjournent en flaques vertes pendant plusieurs mois, elles se perdent dans les pores du sol, mais lentement. Aussi personne n’habite-t-il cette plaine insalubre où rien ne peut venir. Aucun bétail ne veut manger les joncs ni les roseaux qui viennent dans ces eaux saumâtres. Cette vaste lande, qui a peut-être trois mille arpents, sert de communaux à trois communes; mais il en est comme de la plaine de Montégnac, on n’en peut rien faire. Encore, chez vous, y a-t-il du sable et un peu de terre dans vos cailloux; mais là c’est le tuf tout pur.
—Envoyez chercher les chevaux, je veux aller voir tout ceci par moi-même.
Benjamin partit après que madame Graslin lui eut indiqué l’endroit où se tenait Maurice.
—Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, les moindres particularités de ce pays, reprit madame Graslin, expliquez-moi pourquoi les versants de ma forêt qui regardent la plaine de Montégnac n’y jettent aucun cours d’eau, pas le plus léger torrent, ni dans les pluies, ni à la fonte des neiges?
—Ah! madame, dit Farrabesche, monsieur le curé, qui s’occupe tant de la prospérité de Montégnac en a deviné la raison, sans en avoir la preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’a fait relever de place en place le chemin des eaux dans chaque ravine, dans tous les vallons. Je revenais hier du bas de la Roche-Vive, où j’avais examiné les mouvements du terrain, au moment où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer. J’avais entendu le pas des chevaux et j’ai voulu savoir qui venait par ici. Monsieur Bonnet n’est pas seulement un saint, madame, c’est un savant. «Farrabesche, m’a-t-il dit, —je travaillais alors au chemin que la Commune achevait pour monter au château; de là monsieur le curé me montrait toute la chaîne des montagnes, depuis Montégnac jusqu’à la Roche-Vive, près de deux lieues de longueur, —pour que ce versant n’épanche point d’eau dans la plaine, il faut que la nature ait fait une espèce de gouttière qui les verse ailleurs!» Hé! bien, madame, cette réflexion est si simple qu’elle en paraît bête, un enfant devrait la faire! Mais personne, depuis que Montégnac est Montégnac, ni les seigneurs, ni les intendants, ni les gardes, ni les pauvres, ni les riches, qui, les uns comme les autres, voyaient la plaine inculte faute d’eau, ne se sont demandé où se perdaient les eaux du Gabou. Les trois communes qui ont les fièvres à cause des eaux stagnantes n’y cherchaient point de remèdes, et moi-même je n’y songeais point, il a fallu l’homme de Dieu...
Farrabesche eut les yeux humides en disant ce mot.
—Tout ce que trouvent les gens de génie, dit alors madame Graslin, est si simple que chacun croit qu’il l’aurait trouvé. Mais, se dit-elle à elle-même, le génie a cela de beau qu’il ressemble à tout le monde et que personne ne lui ressemble.
—Du coup, reprit Farrabesche, je compris monsieur Bonnet, il n’eut pas de grandes paroles à me dire pour m’expliquer ma besogne. Madame, le fait est d’autant plus singulier que, du côté de votre plaine, car elle est entièrement à vous, il y a des déchirures assez profondes dans les montagnes, qui sont coupées par des ravins et par des gorges très-creuses; mais, madame, toutes ces fentes, ces vallées, ces ravins, ces gorges, ces rigoles enfin par où coulent les eaux, se jettent dans ma petite vallée, qui est de quelques pieds plus basse que le sol de votre plaine. Je sais aujourd’hui la raison de ce phénomène, et la voici: de la Roche-Vive à Montégnac, il règne au bas des montagnes comme une banquette dont la hauteur varie entre vingt et trente pieds; elle n’est rompue en aucun endroit, et se compose d’une espèce de roche que monsieur Bonnet nomme schiste. La terre, plus molle que la pierre, à cédé, s’est creusée, les eaux ont alors naturellement pris leur écoulement dans le Gabou, par les échancrures de chaque vallon. Les arbres, les broussailles, les arbustes cachent à la vue cette disposition du sol; mais, après avoir suivi le mouvement des eaux et la trace que laisse leur passage, il est facile de se convaincre du fait. Le Gabou reçoit ainsi les eaux des deux versants, celles du revers des montagnes en haut desquelles est votre parc, et celles des roches qui nous font face. D’après les idées de monsieur le curé, cet état de choses cessera lorsque les conduits naturels du versant qui regarde votre plaine se boucheront par les terres, par les pierres que les eaux entraînent, et qu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou. Votre plaine alors sera inondée comme le sont les communaux que vous voulez aller voir; mais il faut des centaines d’années. D’ailleurs, est-ce à désirer, madame? Si votre sol ne buvait pas comme fait celui des communaux cette masse d’eau, Montégnac aurait aussi des eaux stagnantes qui empesteraient le pays.
—Ainsi, les places où monsieur le curé me montrait, il y a quelques jours, des arbres qui conservent leurs feuillages encore verts, doivent être les conduits naturels par où les eaux se rendent dans le torrent du Gabou.
—Oui, madame. De la Roche-Vive à Montégnac, il se trouve trois montagnes, par conséquent trois cols où les eaux, repoussées par la banquette de schiste, s’en vont dans le Gabou. La ceinture de bois encore vert qui est au bas, et qui semble faire partie de votre plaine, indique cette gouttière devinée par monsieur le curé.
—Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt la prospérité, dit avec un accent de conviction profonde madame Graslin. Et puisque vous avez été le premier instrument de cette œuvre, vous y participerez, vous chercherez des ouvriers actifs, dévoués, car il faudra remplacer le manque d’argent par le dévouement et par le travail.
Benjamin et Maurice arrivèrent au moment où Véronique achevait cette phrase; elle saisit la bride de son cheval, et fit signe à Farrabesche de monter sur celui de Maurice.
—Menez-moi, dit-elle, au point où les eaux se répandent sur les communaux.
—Il est d’autant plus utile que madame y aille, dit Farrabesche, que, par le conseil de monsieur le curé, feu monsieur Graslin est devenu propriétaire, au débouché de cette gorge, de trois cents arpents sur lesquels les eaux laissent un limon qui a fini par produire de la bonne terre sur une certaine étendue. Madame verra le revers de la Roche-Vive sur lequel s’étendent des bois superbes, et où monsieur Graslin aurait placé sans doute une ferme. L’endroit le plus convenable serait celui où se perd la source qui se trouve auprès de ma maison et dont on pourrait tirer parti.
Farrabesche passa le premier pour montrer le chemin, et fit suivre à Véronique un sentier rapide qui menait à l’endroit où les deux côtes se resserraient et s’en allaient l’une à l’est, l’autre à l’ouest, comme renvoyées par un choc. Ce goulet, rempli de grosses pierres entre lesquelles s’élevaient de hautes herbes, avait environ soixante pieds de largeur. La Roche-Vive, coupée à vif, montrait comme une muraille de granit sur laquelle il n’y avait pas le moindre gravier, mais le haut de ce mur inflexible était couronné d’arbres dont les racines pendaient. Des pins y embrassaient le sol de leurs pieds fourchus et semblaient se tenir là comme des oiseaux accrochés à une branche. La colline opposée, creusée par le temps, avait un front sourcilleux, sablonneux et jaune; elle montrait des cavernes peu profondes, des enfoncements sans fermeté; sa roche molle et pulvérulente offrait des tons d’ocre. Quelques plantes à feuilles piquantes, au bas quelques bardanes, des joncs, des plantes aquatiques indiquaient et l’exposition au nord et la maigreur du sol. Le lit du torrent était en pierre assez dure, mais jaunâtre. Évidemment les deux chaînes, quoique parallèles et comme fendues au moment de la catastrophe qui a changé le globe, étaient, par un caprice inexplicable ou par une raison inconnue et dont la découverte appartient au génie, composées d’éléments entièrement dissemblables. Le contraste de leurs deux natures éclatait surtout à cet endroit. De là, Véronique aperçut un immense plateau sec, sans aucune végétation, crayeux, ce qui expliquait l’absorption des eaux, et parsemé de flaques d’eau saumâtre ou de places où le sol était écaillé. A droite, se voyaient les monts de la Corrèze. A gauche, la vue s’arrêtait sur la bosse immense de la Roche-Vive, chargée des plus beaux arbres, et au bas de laquelle s’étalait une prairie d’environ deux cents arpents dont la végétation contrastait avec le hideux aspect de ce plateau désolé.
—Mon fils et moi nous avons fait le fossé que vous apercevez là-bas, dit Farrabesche, et que vous indiquent de hautes herbes, il va rejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté, vos domaines sont bornés par un désert, car le premier village est à une lieue d’ici.
Véronique s’élança vivement dans cette horrible plaine où elle fut suivie par son garde. Elle fit sauter le fossé à son cheval, courut à bride abattue dans ce sinistre paysage, et parut prendre un sauvage plaisir à contempler cette vaste image de la désolation. Farrabesche avait raison. Aucune force, aucune puissance ne pouvait tirer parti de ce sol, il résonnait sous le pied des chevaux comme s’il eût été creux. Quoique cet effet soit produit par les craies naturellement poreuses, il s’y trouvait aussi des fissures par où les eaux disparaissaient et s’en allaient alimenter sans doute des sources éloignées.
—Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi, s’écria Véronique en arrêtant son cheval après avoir galopé pendant un quart d’heure. Elle resta pensive au milieu de ce désert où il n’y avait ni animaux ni insectes, et que les oiseaux ne traversaient point. Au moins dans la plaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux, des sables, quelques terres meubles ou argileuses, des débris, une croûte de quelques pouces où la culture pouvait mordre; mais là, le tuf le plus ingrat, qui n’était pas encore la pierre et n’était plus la terre, brisait durement le regard; aussi là, fallait-il absolument reporter ses yeux dans l’immensité de l’éther. Après avoir contemplé la limite de ses forêts et la prairie achetée par son ami, Véronique revint vers l’entrée du Gabou, mais lentement. Elle surprit alors Farrabesche regardant une espèce de fosse qui semblait faire croire qu’un spéculateur avait essayé de sonder ce coin désolé, en imaginant que la nature y avait caché des richesses.
—Qu’avez-vous? lui dit Véronique en apercevant sur cette mâle figure une expression de profonde tristesse.
—Madame, je dois la vie à cette fosse, ou, pour parler avec plus de justesse, le temps de me repentir et de racheter mes fautes aux yeux des hommes...
Cette façon d’expliquer la vie eut pour effet de clouer madame Graslin devant la fosse où elle arrêta son cheval.
—Je me cachais là, madame. Le terrain est si sonore que, l’oreille appliquée contre la terre, je pouvais entendre à plus d’une lieue les chevaux de la gendarmerie ou les pas des soldats, qui a quelque chose de particulier. Je me sauvais par le Gabou dans un endroit où j’avais un cheval, et je mettais toujours entre moi et ceux qui étaient à ma poursuite des cinq ou six lieues. Catherine m’apportait à manger là pendant la nuit; si elle ne me trouvait point, j’y trouvais toujours du pain et du vin dans un trou couvert d’une pierre.
Ce souvenir de sa vie errante et criminelle, qui pouvait nuire à Farrabesche, trouva la plus indulgente pitié chez madame Graslin, mais elle s’avança vivement vers le Gabou, où la suivit le garde. Pendant qu’elle mesurait cette ouverture, à travers laquelle on apercevait la longue vallée si riante d’un côté, si ruinée de l’autre, et dans le fond, à plus d’une lieue, les collines étagées du revers de Montégnac, Farrabesche dit: —Dans quelques jours il y aura là de fameuses cascades!
—Et l’année prochaine, à pareil jour, jamais il ne passera plus par là une goutte d’eau. Je suis chez moi de l’un et l’autre côté, je ferai bâtir une muraille assez solide, assez haute pour arrêter les eaux. Au lieu d’une vallée qui ne rapporte rien, j’aurai un lac de vingt, trente, quarante ou cinquante pieds de profondeur, sur une étendue d’une lieue, un immense réservoir qui fournira l’eau des irrigations avec laquelle je fertiliserai toute la plaine de Montégnac.
—Monsieur le curé avait raison, madame, quand il nous disait, lorsque nous achevions notre chemin: «Vous travaillez pour votre mère!» Que Dieu répande ses bénédictions sur une pareille entreprise.
—Taisez-vous là dessus, Farrabesche, dit madame Graslin, la pensée en est à monsieur Bonnet.
Revenue à la maison de Farrabesche, Véronique y prit Maurice et retourna promptement au château. Quand sa mère et Aline aperçurent Véronique, elles furent frappées du changement de sa physionomie, l’espoir de faire le bien de ce pays lui avait rendu l’apparence du bonheur. Madame Graslin écrivit à Grossetête de demander à monsieur de Grandville la liberté complète du pauvre forçat libéré, sur la conduite duquel elle donna des renseignements qui furent confirmés par un certificat du maire de Montégnac et par une lettre de monsieur Bonnet. Elle joignit à cette dépêche des renseignements sur Catherine Curieux, en priant Grossetête d’intéresser le Procureur-général à la bonne action qu’elle méditait, et de faire écrire à la Préfecture de Police de Paris pour retrouver cette fille. La seule circonstance de l’envoi des fonds au bagne où Farrabesche avait subi sa peine devait fournir des indices suffisants. Véronique tenait à savoir pourquoi Catherine avait manqué à venir auprès de son enfant et de Farrabesche. Puis elle fit part à son vieil ami de ses découvertes au torrent du Gabou, et insista sur le choix de l’homme habile qu’elle lui avait déjà demandé.
Le lendemain était un dimanche, et le premier où, depuis son installation à Montégnac, Véronique se trouvait en état d’aller entendre la messe à l’église, elle y vint et prit possession du banc qu’elle y possédait à la chapelle de la Vierge. En voyant combien cette pauvre église était dénuée, elle se promit de consacrer chaque année une somme aux besoins de la fabrique et à l’ornement des autels. Elle entendit la parole douce, onctueuse, angélique du curé, dont le prône, quoique dit en termes simples et à la portée de ces intelligences, fut vraiment sublime. Le sublime vient du cœur, l’esprit ne le trouve pas, et la religion est une source intarissable de ce sublime sans faux brillants; car le catholicisme, qui pénètre et change les cœurs, est tout cœur. Monsieur Bonnet trouva dans l’épître un texte à développer qui signifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favorise les siens et encourage les bons. Il fit comprendre les grandes choses qui résulteraient pour la paroisse de la présence d’un riche charitable, en expliquant que les devoirs du pauvre étaient aussi étendus envers le riche bienfaisant que ceux du riche l’étaient envers le pauvre, leur aide devait être mutuelle.
Farrabesche avait parlé à quelques-uns de ceux qui le voyaient avec plaisir, par suite de cette charité chrétienne que monsieur Bonnet avait mise en pratique dans la paroisse, de la bienveillance dont il était l’objet. La conduite de madame Graslin envers lui venait d’être le sujet des conversations de toute la commune, rassemblée sur la place de l’église avant la messe, suivant l’usage des campagnes. Rien n’était plus propre à concilier à cette femme l’amitié de ces esprits, éminemment susceptibles. Aussi, quand Véronique sortit de l’église, trouva-t-elle presque toute la paroisse rangée en deux haies. Chacun, à son passage, la salua respectueusement dans un profond silence. Elle fut touchée de cet accueil sans savoir quel en était le vrai motif, elle aperçut Farrabesche un des derniers et lui dit: —Vous êtes un adroit chasseur, n’oubliez pas de nous apporter du gibier.
Quelques jours après, Véronique alla se promener avec le curé dans la partie de la forêt qui avoisinait le château, et voulut descendre avec lui des vallées étagées qu’elle avait aperçues de la maison de Farrabesche. Elle acquit alors la certitude de la disposition des hauts affluents du Gabou. Par suite de cet examen, le curé remarqua que les eaux qui arrosaient quelques parties du haut Montégnac venaient des monts de la Corrèze. Ces chaînes se mariaient en cet endroit à la montagne par cette côte aride, parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curé manifestait une joie d’enfant au retour de cette promenade; il voyait avec la naïveté d’un poëte la prospérité de son cher village. Le poëte n’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant le temps? Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant du haut de la terrasse la plaine encore inculte.
Le lendemain Farrabesche et son fils revinrent chargés de gibier. Le garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté, vrai chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin se promenait en ce moment sur la terrasse, elle était du côté qui avait vue sur les Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, prit la tasse et regarda longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmes lui vinrent aux yeux.
—Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche après un long moment de silence.
—Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sans avoir la pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous les condamnés?
—C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif en invitant et du geste et du regard Farrabesche à parler.
Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiosité compatissante le tremblement convulsif et tous les signes d’émotion qu’il vit chez madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montra dans une allée, et paraissait vouloir venir; mais Véronique tira son mouchoir, fit avec un signe négatif, et dit avec une vivacité qu’elle n’avait jamais montrée à la vieille Auvergnate: —Laissez-moi, ma mère!
—Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté, dit-il en montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneau de fer, et qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’ai été forcé de vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit de camp en bois. Il a fallu travailler extraordinairement pour me procurer un petit matelas, appelé serpentin. Chaque salle contient huit cents hommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme des tolards, reçoit vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux. Chaque soir et chaque matin, on passe la chaîne de chaque couple dans une grande chaîne appelée le filet de ramas. Ce filet maintient tous les couples par les pieds, et borde le tolard. Après deux ans, je n’étais pas encore habitué au bruit de cette ferraille, qui vous répète à tous moments: —Tu es au bagne! Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais compagnon se remue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il y a un apprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je n’ai connu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par une fatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuits pour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli! Dans les plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendre à satisfaire ses besoins de la manière fixée par le plus impitoyable règlement. Jugez, madame, quel effet cette vie produisait sur un garçon comme moi qui avais vécu dans les bois, à la façon des chevreuils et des oiseaux! Si je n’avais pas durant six mois mangé mon pain entre les quatre murs d’une prison, malgré les belles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peux le dire, a été le père de mon âme, ah! je me serais jeté dans la mer en voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore; mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger, car on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pour trois couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langage de mes compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement, dès cinq heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nous allions, malgré le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à la fatigue, c’est-à-dire au travail. La plus grande partie de cette vie se passe en plein air, et l’air semble bien bon quand on sort d’une salle où grouillent huit cents condamnés. Cet air, songez-y bien, est l’air de la mer! On jouit des brises, on s’entend avec le soleil, on s’intéresse aux nuages qui passent, on espère la beauté du jour. Moi je m’intéressais à mon travail.
Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur les joues de Véronique.
—Oh! madame, je ne vous ai dit que les roses de cette existence, s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visage de madame Graslin. Les terribles précautions adoptées par le gouvernement, l’inquisition constante exercée par les argousins, la visite des fers, soir et matin, les aliments grossiers, les vêtements hideux qui vous humilient à tout instant, la gêne pendant le sommeil, le bruit horrible de quatre cents doubles chaînes dans une salle sonore, la perspective d’être fusillés et mitraillés, s’il plaisait à six mauvais sujets de se révolter, ces conditions terribles ne sont rien: voilà les roses, comme je vous le disais. Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur d’aller là doit y mourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas vivre avec un autre? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de cinq hommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil, d’entendre leurs discours! Cette société, madame, a ses lois secrètes; dispensez-vous d’y obéir, vous êtes assassiné; mais obéissez-y, vous devenez assassin! Il faut être ou victime ou bourreau! Après tout, mourir d’un seul coup, ils vous guériraient de cette vie; mais ils se connaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à la haine de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leur déplaît, et peuvent faire de sa vie un supplice de tous les instants, pire que la mort. L’homme qui se repent et veut se bien conduire, est l’ennemi commun; avant tout, on le soupçonne de délation. La délation est punie de mort, sur un simple soupçon. Chaque salle a son tribunal où l’on juge les crimes commis envers la société. Ne pas obéir aux usages est criminel, et un homme dans ce cas est susceptible de jugement: ainsi chacun doit coopérer à toutes les évasions; chaque condamné a son heure pour s’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit aide, protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de son évasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœurs du bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration, pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accouple toujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de la chaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent pas se souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.
—Comment avez-vous fait? demanda madame Graslin.
—Ah! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur: je ne suis pas tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’ai jamais voté la mort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, je n’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bon ménage avec les trois compagnons que l’on m’a successivement donnés, ils m’ont tous trois craint et aimé. Mais aussi, madame, étais-je célèbre au bagne avant d’y arriver. Un chauffeur! car je passais pour être un de ces brigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabesche après une pause et à voix basse, mais je n’ai jamais voulu ni me prêter à chauffer, ni recevoir d’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout. J’aidais les camarades, j’espionnais, je me battais, je me mettais en sentinelle perdue ou à l’arrière-garde; mais je n’ai jamais versé le sang d’un homme qu’à mon corps défendant! Ah! j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à mon avocat: aussi les juges savaient-ils bien que je n’étais pas un assassin! Mais je suis tout de même un grand criminel, rien de ce que j’ai fait n’est permis. Deux de mes camarades avaient déjà parlé de moi comme d’un homme capable des plus grandes choses. Au bagne, voyez-vous, madame, il n’y a rien qui vaille cette réputation, pas même l’argent. Pour être tranquille dans cette république de misère, un assassinat est un passe-port. Je n’ai rien fait pour détruire cette opinion. J’étais triste, résigné; on pouvait se tromper à ma figure, et l’on s’y est trompé. Mon attitude sombre, mon silence, ont été pris pour des signes de férocité. Tout le monde, forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ont respecté. J’ai présidé ma salle. On n’a jamais tourmenté mon sommeil et je n’ai jamais été soupçonné de délation. Je me suis conduit honnêtement d’après leurs règles: je n’ai jamais refusé un service, je n’ai jamais témoigné le moindre dégoût, enfin j’ai hurlé avec les loups en dehors et je priais Dieu en dedans. Mon dernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans qui avait volé et déserté par suite de son vol; je l’ai eu quatre ans, nous avons été amis; et partout où je serai, je suis sûr de lui quand il sortira. Ce pauvre diable nommé Guépin n’était pas un scélérat, mais un étourdi, ses dix ans le guériront. Oh! si mes camarades avaient découvert que je me soumettais par religion à mes peines; que, mon temps fait, je comptais vivre dans un coin, sans faire savoir où je serais, avec l’intention d’oublier cette épouvantable population, et de ne jamais me trouver sur le chemin de l’un d’eux, ils m’auraient peut-être fait devenir fou.
—Mais alors, pour un pauvre et tendre jeune homme entraîné par une passion, et qui gracié de la peine de mort...
—Oh! madame, il n’y a pas de grâce entière pour les assassins! On commence par commuer la peine en vingt ans de travaux. Mais surtout pour un jeune homme propre, c’est à faire frémir! on ne peut pas vous dire la vie qui les attend, il vaut mieux cent fois mourir. Oui, mourir sur l’échafaud est alors un bonheur.
—Je n’osais le penser, dit madame Graslin.
Véronique était devenue blanche d’une blancheur de cierge. Pour cacher son visage, elle s’appuya le front sur la balustrade, et y resta pendant quelques instants. Farrabesche ne savait plus s’il devait partir ou rester. Madame Graslin se leva, regarda Farrabesche d’un air presque majestueux, et lui dit à son grand étonnement: —Merci, mon ami! d’une voix qui lui remua le cœur. —Mais où avez-vous puisé le courage de vivre et de souffrir? lui demanda-t-elle après une pause.
—Ah! madame, monsieur Bonnet avait mis un trésor dans mon âme! Aussi l’aimé-je plus que je n’ai aimé personne au monde.
—Plus que Catherine? dit madame Graslin en souriant avec une sorte d’amertume.
—Ah! madame, presque autant.
—Comment s’y est-il donc pris?
—Madame, la parole et la voix de cet homme m’ont dompté. Il fut amené par Catherine à l’endroit que je vous ai montré l’autre jour dans les communaux, et il est venu seul à moi: il était, me dit-il, le nouveau curé de Montégnac, j’étais son paroissien, il m’aimait, il me savait seulement égaré et non encore perdu; il ne voulait pas me trahir, mais me sauver; il m’a dit enfin de ces choses qui vous agitent jusqu’au fond de l’âme! Et cet homme-là, voyez-vous, madame, il vous commande de faire le bien avec la force de ceux qui vous font faire le mal. Il m’annonça, pauvre cher homme, que Catherine était mère, j’allais livrer deux créatures à la honte et à l’abandon? «—Eh! bien, lui ai-je dit, elles seront comme moi, je n’ai pas d’avenir.» Il me répondit que j’avais deux avenirs mauvais: celui de l’autre monde et celui d’ici-bas, si je persistais à ne pas réformer ma vie. Ici-bas, je mourrais sur l’échafaud. Si j’étais pris, ma défense serait impossible devant la justice. Au contraire, si je profitais de l’indulgence du nouveau gouvernement pour les affaires suscitées par la conscription; si je me livrais, il se faisait fort de me sauver la vie: il me trouverait un bon avocat qui me tirerait d’affaire moyennant dix ans de travaux. Puis monsieur Bonnet me parla de l’autre vie. Catherine pleurait comme une Madeleine. Tenez, madame, dit Farrabesche en montrant sa main droite, elle avait la figure sur cette main, et je trouvai ma main toute mouillée. Elle m’a supplié de vivre! Monsieur le curé me promit de me ménager une existence douce et heureuse ainsi qu’à mon enfant, ici même, en me garantissant de tout affront. Enfin, il me catéchisa comme un petit garçon. Après trois visites nocturnes, il me rendit souple comme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi, madame?
Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en ne s’expliquant pas à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.
—Hé! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand il partit la première fois, que Catherine m’eut laissé pour le reconduire, je restai seul. Je sentis alors dans mon âme comme une fraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avais pas éprouvés depuis mon enfance. Cela ressemblait au bonheur que m’avait donné cette pauvre Catherine. L’amour de ce cher homme qui venait me chercher, le soin qu’il avait de moi-même, de mon avenir, de mon âme, tout cela me remua, me changea. Il se fit une lumière en moi. Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que voulez-vous? Il était prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions pas de leur pain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas ni celui de Catherine, oh! je fus, comme il me le dit deux jours après, éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de tout supporter: la prison, le jugement, le ferrement, et le départ, et la vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Évangile, je regardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand je souffrais trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dans les bois, mon petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bon monsieur Bonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni à la porte du bagne, ni dans les communaux. Elle doit être morte de chagrin. Voilà pourquoi je suis toujours triste. Maintenant, grâce à vous, j’aurai des travaux utiles à faire, et je m’y emploierai corps et âme, avec mon garçon, pour qui je vis...
—Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a pu changer cette commune...
—Oh! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.
—Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisant à Farrabesche un signe d’adieu.
Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de la journée à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluie fine qui dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage se contractait ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre. Elle ne vit pas au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet, qui eut l’idée d’interrompre cet accès de tristesse horrible, en l’envoyant chercher par son fils. Le petit Francis alla prendre par la main sa mère qui se laissa emmener. Quand elle vit monsieur Bonnet, elle fit un geste de surprise où il y avait un peu d’effroi. Le curé la ramena sur la terrasse, et lui dit: —Eh! bien, madame, de quoi causiez-vous donc avec Farrabesche?
Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pas répondre, elle interrogea monsieur Bonnet.
—Cet homme est votre première victoire!
—Oui, répondit-il. Sa conquête devait me donner tout Montégnac, et je ne me suis pas trompé.
Véronique serra la main de monsieur Bonnet, et lui dit d’une voix pleine de larmes: —Je suis dès aujourd’hui votre pénitente, monsieur le curé. J’irai demain vous faire une confession générale.
Ce dernier mot révélait chez cette femme un grand effort intérieur, une terrible victoire remportée sur elle-même, le curé la ramena, sans lui rien dire, au château, et lui tint compagnie jusqu’au moment du dîner, en lui parlant des immenses améliorations de Montégnac.
—L’agriculture est une question de temps, dit-il, et le peu que j’en sais m’a fait comprendre quel gain il y a dans un hiver mis à profit. Voici les pluies qui commencent, bientôt nos montagnes seront couvertes de neige, vos opérations deviendront impossibles, ainsi pressez monsieur Grossetête.
Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit des frais et força madame Graslin de se mêler à la conversation, à se distraire, la laissa presque remise des émotions de cette journée. Néanmoins, la Sauviat trouva sa fille si violemment agitée qu’elle passa la nuit auprès d’elle.
Le surlendemain, un exprès, envoyé de Limoges par monsieur Grossetête à madame Graslin, lui remit les lettres suivantes.