La Comédie humaine - Volume 13. Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne
A MADAME GRASLIN.
«Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile de vous trouver des chevaux, j’espère que vous êtes contente des trois que je vous ai envoyés. Si vous voulez des chevaux de labour ou des chevaux de trait, il faudra se pourvoir ailleurs. Dans tous les cas, il vaut mieux faire vos labours et vos transports avec des bœufs. Tous les pays où les travaux agricoles se font avec des chevaux perdent un capital quand le cheval est hors de service; tandis qu’au lieu de constituer une perte, les bœufs donnent un profit aux cultivateurs qui s’en servent.
«J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant: vous y emploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournait contre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avez demandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vous seconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de ces raretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardons point. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à trop longue date et trop chanceuse pour que nous la fassions. D’ailleurs ces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous les appelons des originaux. Enfin les personnes appartenant à la catégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateur sont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas voulu vous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vous me demandiez un poëte ou si vous voulez un fou; mais nos fous vont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employés du Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteurs qui ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’avantages à ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans les bras l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cru obliger; car vous verrez par sa lettre que la bienfaisance ne doit pas se faire au hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en ce monde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous a paru bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, je le sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin...»
En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber les lettres, et demeura pensive pendant quelques instants: —Mon Dieu! dit-elle, quand cesseras-tu de me frapper par toutes les mains! Puis, elle reprit les papiers et continua.
«Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent, voilà bien l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce moment travaillé de doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçon ne donnât pas dans les piéges que tendent des esprits ambitieux aux instincts de la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pas entièrement la vie assez hébétée de la province, je ne saurais non plus approuver cette vie passionnée de Paris, cette ardeur de rénovation qui pousse la jeunesse dans des voies nouvelles. Vous seule connaissez mes opinions: selon moi, le monde moral tourne sur lui-même comme le monde matériel. Mon pauvre protégé demande des choses impossibles. Aucun pouvoir ne tiendrait devant des ambitions si violentes, si impérieuses, absolues. Je suis l’ami du terre à terre, de la lenteur en politique, et j’aime peu les déménagements sociaux auxquels tous ces grands esprits nous soumettent. Je vous confie mes principes de vieillard monarchique et encroûté parce que vous êtes discrète! ici, je me tais au milieu de braves gens qui, plus ils s’enfoncent, plus ils croient au progrès; mais je souffre en voyant les maux irréparables déjà faits à notre cher pays.
«J’ai donc répondu à ce jeune homme, qu’une tâche digne de lui l’attendait. Il viendra vous voir; et quoique sa lettre, que je joins à la mienne, vous permette de le juger, vous l’étudierez encore, n’est-ce pas? Vous autres femmes, vous devinez beaucoup de choses à l’aspect des gens. D’ailleurs, tous les hommes, même les plus indifférents dont vous vous servez doivent vous plaire. S’il ne vous convient pas, vous pourrez le refuser, mais s’il vous convenait, chère enfant, guérissez-le de son ambition mal déguisée, faites-lui épouser la vie heureuse et tranquille des champs où la bienfaisance est perpétuelle, où les qualités des âmes grandes et fortes peuvent s’exercer continuellement, où l’on découvre chaque jour dans les productions naturelles des raisons d’admiration et dans les vrais progrès, dans les réelles améliorations, une occupation digne de l’homme. Je n’ignore point que les grandes idées engendrent de grandes actions; mais comme ces sortes d’idées sont fort rares, je trouve qu’à l’ordinaire, les choses valent mieux que les idées. Celui qui fertilise un coin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit, qui applique une herbe à un terrain ingrat est bien au-dessus de ceux qui cherchent des formules pour l’Humanité. En quoi la science de Newton a-t-elle changé le sort de l’habitant des campagnes? Oh! chère, je vous aimais; mais aujourd’hui, moi qui comprends bien ce que vous allez tenter, je vous adore. Personne à Limoges ne vous oublie, l’on y admire votre grande résolution d’améliorer Montégnac. Sachez-nous un peu gré d’avoir l’esprit d’admirer ce qui est beau, sans oublier que le premier de vos admirateurs est aussi votre premier ami,
«F. Grossetête.»
GÉRARD A GROSSETÊTE.
«Je viens, monsieur, vous faire de tristes confidences; mais vous avez été pour moi comme un père, quand vous pouviez n’être qu’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avez fait tout ce que je suis, que je puis les dire. Je suis atteint d’une cruelle maladie, maladie morale d’ailleurs: j’ai dans l’âme des sentiments et dans l’esprit des dispositions qui me rendent complétement impropre à ce que l’État ou la Société veulent de moi. Ceci vous paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis que c’est tout simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douze ans, vous, mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’un simple ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et un précoce désir de parvenir; vous avez donc favorisé mon essor vers les régions supérieures, alors que ma destinée primitive était de rester charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécu pour jouir de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bien fait, et il ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse; aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ou que je me trompe, je souffre; et n’est-ce pas vous mettre bien haut que de vous adresser mes plaintes? n’est-ce pas vous prendre, comme Dieu, pour un juge suprême? Dans tous les cas, je me confie à votre indulgence.
«Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude des sciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Mon avenir dépendait de mon admission à l’École Polytechnique. Dans ce temps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’ai failli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort que la nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulais passer des examens si satisfaisants, que ma place à l’École fût certaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de la pension que je voulais vous éviter de payer: j’ai triomphé! Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription de cerveaux livrés chaque année à l’État par l’ambition des familles qui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève ses diverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuant à la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tard se développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sont impitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs de la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, tout abus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude à un arbre, viennent aux dépens de l’arbre même ou de la qualité de ses produits. La Quintinie tuait des orangers pour donner à Louis XIV un bouquet de fleurs, chaque matin, en toute saison. Il en est de même pour les intelligences. La force demandée à des cerveaux adultes est un escompte de leur avenir. Ce qui manque essentiellement à notre époque est l’esprit législatif. L’Europe n’a point encore eu de vrais législateurs depuis Jésus-Christ, qui, n’ayant point donné son Code politique, a laissé son œuvre incomplète. Ainsi, avant d’établir les Écoles Spéciales et leur mode de recrutement, y a-t-il eu de ces grands penseurs qui tiennent dans leur tête l’immensité des relations totales d’une Institution avec les forces humaines, qui en balancent les avantages et les inconvénients, qui étudient dans le passé les lois de l’avenir? S’est-on enquis du sort des hommes exceptionnels qui, par un hasard fatal, savaient les sciences humaines avant le temps? En a-t-on calculé la rareté? En a-t-on examiné la fin? A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pu soutenir la perpétuelle étreinte de la pensée? Combien, comme Pascal, sont morts prématurément, usés par la science? A-t-on recherché l’âge auquel ceux qui ont vécu longtemps avaient commencé leurs études? Savait-on, sait-on, au moment où j’écris, les dispositions intérieures des cerveaux qui peuvent supporter l’assaut prématuré des connaissances humaines? Soupçonne-t-on que cette question tient à la physiologie de l’homme avant tout? Eh! bien, je crois, moi, maintenant, que la règle générale est de rester longtemps dans l’état végétatif de l’adolescence. L’exception que constitue la force des organes dans l’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviation de la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoce exercice de ses facultés doit être une exception dans l’exception. Si je suis d’accord avec les faits sociaux et l’observation médicale, le mode suivi en France pour le recrutement des Écoles spéciales est donc une mutilation dans le genre de celle de la Quintinie, exercée sur les plus beaux sujets de chaque génération. Mais je poursuis, et je joindrai mes doutes à chaque ordre de faits. Arrivé à l’École, j’ai travaillé de nouveau et avec bien plus d’ardeur, afin d’en sortir aussi triomphalement que j’y étais entré. De dix-neuf à vingt et un ans, j’ai donc étendu chez moi toutes les aptitudes, nourri mes facultés par un exercice constant. Ces deux années ont bien couronné les trois premières, pendant lesquelles je m’étais seulement préparé à bien faire. Aussi, quel ne fut pas mon orgueil d’avoir conquis le droit de choisir celle des carrières qui me plairait le plus, du Génie militaire ou maritime, de l’Artillerie ou de l’État-major, des Mines ou des Ponts-et-chaussées. Par votre conseil, j’ai choisi les Ponts-et-chaussées. Mais, là où j’ai triomphé, combien de jeunes gens succombent! Savez-vous que, d’année en année, l’État augmente ses exigences scientifiques à l’égard de l’École, les études y deviennent plus fortes, plus âpres, de période en période? Les travaux préparatoires auxquels je me suis livré n’étaient rien comparés aux ardentes études de l’École, qui ont pour objet de mettre la totalité des sciences physiques, mathématiques, astronomiques, chimiques, avec leurs nomenclatures, dans la tête de jeunes gens de dix-neuf à vingt et un ans. L’État, qui en France semble, en bien des choses, vouloir se substituer au pouvoir paternel, est sans entrailles ni paternité; il fait ses expériences in anima vili. Jamais il n’a demandé l’horrible statistique des souffrances qu’il a causées; il ne s’est pas enquis depuis trente-six ans du nombre de fièvres cérébrales qui se déclarent, ni des désespoirs qui éclatent au milieu de cette jeunesse, ni des destructions morales qui la déciment. Je vous signale ce côté douloureux de la question, car il est un des contingents antérieurs du résultat définitif: pour quelques têtes faibles, le résultat est proche au lieu d’être retardé. Vous savez aussi que les sujets chez lesquels la conception est lente, ou qui sont momentanément annulés par l’excès du travail, peuvent rester trois ans au lieu de deux à l’École, et que ceux-là sont l’objet d’une suspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, il y a chance pour des jeunes gens, qui plus tard peuvent se montrer supérieurs, de sortir de l’école sans être employés, faute de présenter aux examens définitifs la somme de science demandée. On les appelle des fruits secs, et Napoléon en faisait des sous-lieutenants! Aujourd’hui le fruit sec constitue en capital une perte énorme pour les familles, et un temps perdu pour l’individu. Mais enfin, moi j’ai triomphé! A vingt et un ans, je possédais les sciences mathématiques au point où les ont amenées tant d’hommes de génie, et j’étais impatient de me distinguer en les continuant. Ce désir est si naturel, que presque tous les Élèves, en sortant, ont les yeux fixés sur ce soleil moral nommé la Gloire! Notre première pensée à tous a été d’être des Newton, des Laplace ou des Vauban. Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes gens qui sortent de cette célèbre École!
«Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de soin dans toute la génération? A vingt et un ans on rêve toute la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’École des Ponts-et-chaussées, j’étais Élève-ingénieur. J’étudiai la science des constructions, et avec quelle ardeur! vous devez vous en souvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, je n’étais encore qu’Ingénieur-Aspirant, l’État me donnait cent cinquante francs par mois. Le moindre teneur de livres gagne cette somme à dix-huit ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, que quatre heures de son temps. Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinction que mes études m’avaient value, je fus nommé à vingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, vous savez où, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francs d’appointements. La question d’argent n’est rien. Certes, mon sort est plus brillant que ne devait l’être celui du fils d’un charpentier; mais quel est le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans, ne se trouverait à vingt-six sur le chemin d’une fortune indépendante? J’appris alors à quoi tendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces efforts gigantesques demandés par l’État? L’État m’a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. J’ai eu à entretenir, réparer et quelquefois construire des cassis, des pontceaux, à faire régler des accotements, à curer ou bien à ouvrir des fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à des demandes d’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres. Telles sont, en effet, les principales et souvent les uniques occupations des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps quelques opérations de nivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec son expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous, malgré toute notre science. Nous sommes près de quatre cents ingénieurs ordinaires ou élèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne peuvent pas atteindre à ce grade supérieur; d’ailleurs, au-dessus de l’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante; il ne faut pas compter comme moyen d’absorption douze ou quinze places d’inspecteurs généraux ou divisionnaires, places à peu près aussi inutiles dans notre corps que celles des colonels le sont dans l’artillerie, où la batterie est l’unité. L’ingénieur ordinaire, de même que le capitaine d’artillerie, sait toute la science; il ne devrait y avoir au-dessus qu’un chef d’administration pour relier les quatre-vingt-six ingénieurs à l’État; car un seul ingénieur, aidé par deux aspirants, suffit à un département. La hiérarchie, en de pareils corps, a pour effet de subordonner les capacités actives à d’anciennes capacités éteintes qui, tout en croyant mieux faire, altèrent ou dénaturent ordinairement les conceptions qui leur sont soumises, peut-être dans le seul but de ne pas voir mettre leur existence en question; car telle me semble être l’unique influence qu’exerce sur les travaux publics, en France, le Conseil général des Ponts-et-chaussées. Supposons néanmoins qu’entre trente et quarante ans, je sois ingénieur de première classe et ingénieur en chef avant l’âge de cinquante ans? Hélas! je vois mon avenir, il est écrit à mes yeux. Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur, comme moi, de cette fameuse École; il a blanchi dans deux départements à faire ce que je fais, il y est devenu l’homme le plus ordinaire qu’il soit possible d’imaginer, il est retombé de toute la hauteur à laquelle il s’était élevé; bien plus, il n’est pas au niveau de la science, la science a marché, il est resté stationnaire; bien mieux, il a oublié ce qu’il savait! L’homme qui se produisait à vingt-deux ans avec tous les symptômes de la supériorité, n’en a plus aujourd’hui que l’apparence. D’abord, spécialement tourné vers les sciences exactes et les mathématiques par son éducation, il a négligé tout ce qui n’était pas sa partie. Aussi ne sauriez-vous imaginer jusqu’où va sa nullité dans les autres branches des connaissances humaines. Le calcul lui a desséché le cœur et le cerveau. Je n’ose confier qu’à vous le secret de sa nullité, abritée par le renom de l’École Polytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du préjugé, personne n’ose mettre en doute sa capacité. A vous seul je dirai que l’extinction de ses talents l’a conduit à faire dépenser dans une seule affaire un million au lieu de deux cent mille francs au Département. J’ai voulu protester, éclairer le préfet; mais un ingénieur de mes amis m’a cité l’un de nos camarades devenu la bête noire de l’Administration pour un fait de ce genre. —«Serais-tu bien aise, quand tu seras ingénieur en chef, de voir tes erreurs relevées par ton subordonné? me dit-il. Ton ingénieur en chef va devenir inspecteur divisionnaire. Dès qu’un des nôtres commet une lourde faute, l’Administration, qui ne doit jamais avoir tort, le retire du service actif en le faisant inspecteur. Voilà comment la récompense due au talent est dévolue à la nullité. La France entière a vu le désastre, au cœur de Paris, du premier pont suspendu que voulut élever un ingénieur, membre de l’Académie des sciences, triste chute qui fut causée par des fautes que ni le constructeur du canal de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui a bâti le Pont-Royal, n’eussent faites, et que l’Administration consola en appelant cet ingénieur au Conseil général. Les Écoles Spéciales seraient-elles donc de grandes fabriques d’incapacités? Ce sujet exige de longues observations. Si j’avais raison, il voudrait une réforme au moins dans le mode de procéder, car je n’ose mettre en doute l’utilité des Écoles. Seulement en regardant le passé, voyons-nous que la France ait jamais manqué jadis des grands talents nécessaires à l’État, et qu’aujourd’hui l’État voudrait faire éclore à son usage par le procédé de Monge? Vauban est-il sorti d’une École autre que cette grande École appelée la Vocation. Quel fut le précepteur de Riquet? Quand les génies surgissent ainsi du milieu social, poussés par la vocation, ils sont presque toujours complets, l’homme alors n’est pas seulement spécial, il a le don d’universalité. Je ne crois pas qu’un ingénieur sorti de l’École puisse jamais bâtir un de ces miracles d’architecture que savait élever Léonard de Vinci, à la fois mécanicien, architecte, peintre, un des inventeurs de l’hydraulique, un infatigable constructeur de canaux. Façonnés, dès le jeune âge, à la simplicité absolue des théorèmes, les sujets sortis de l’École perdent le sens de l’élégance et de l’ornement; une colonne leur semble inutile, ils reviennent au point où l’art commence, en s’en tenant à l’utile. Mais ceci n’est rien en comparaison de la maladie qui me mine. Je sens s’accomplir en moi la plus terrible métamorphose; je sens dépérir mes forces et mes facultés, qui, démesurément tendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par le prosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature de mes efforts, me destinais à de grandes choses, je me vois face à face avec les plus petites, à vérifier des mètres de cailloux, visiter des chemins, arrêter des états d’approvisionnement. Je n’ai pas à m’occuper deux heures par jour. Je vois mes collègues se marier, tomber dans une situation contraire à l’esprit de la société moderne? Mon ambition est-elle donc démesurée? je voudrais être utile à mon pays. Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir un des représentants de toutes les sciences, et je me croise les bras au fond d’une province? Il ne me permet pas de sortir de la localité dans laquelle je suis parqué pour exercer mes facultés en essayant des projets utiles. Une défaveur occulte et réelle est la récompense assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations, dépasse ce que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, la faveur que doit espérer un homme supérieur est l’oubli de son talent, de son outrecuidance, et l’enterrement de son projet dans les cartons de la direction. Quelle sera la récompense de Vicat, celui d’entre nous qui a fait faire le seul progrès réel à la science pratique des constructions? Le Conseil général des Ponts-et-chaussées, composé en partie de gens usés par de longs et quelquefois honorables services, mais qui n’ont plus de force que pour la négation, et qui rayent ce qu’ils ne comprennent plus, est l’étouffoir dont on se sert pour anéantir les projets des esprits audacieux. Ce Conseil semble avoir été créé pour paralyser les bras de cette belle jeunesse qui ne demande qu’à travailler, qui veut servir la France! Il se passe à Paris des monstruosités: l’avenir d’une province dépend du visa de ces centralisateurs qui, par des intrigues que je n’ai pas le loisir de vous détailler, arrêtent l’exécution des meilleurs plans; les meilleurs sont en effet ceux qui offrent le plus de prise à l’avidité des compagnies ou des spéculateurs, qui choquent ou renversent le plus d’abus, et l’Abus est constamment plus fort en France que l’Amélioration.
«Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrai s’éteindre mon ambition, mon noble désir d’employer les facultés que mon pays m’a demandé de déployer, et qui se rouilleront dans le coin obscur où je vis. En calculant les chances les plus heureuses, l’avenir me semble être peu de chose. J’ai profité d’un congé pour venir à Paris, je veux changer de carrière, chercher l’occasion d’employer mon énergie, mes connaissances et mon activité. Je donnerai ma démission, j’irai dans les pays où les hommes spéciaux de ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses. Si rien de tout cela n’est possible, je me jetterai dans une des doctrines nouvelles qui paraissent devoir faire des changements importants à l’ordre social actuel, en dirigeant mieux les travailleurs. Que sommes-nous, sinon des travailleurs sans ouvrage, des outils dans un magasin? Nous sommes organisés comme s’il s’agissait de remuer le globe, et nous n’avons rien à faire. Je sens en moi quelque chose de grand qui s’amoindrit, qui va périr, et je vous le dis avec une franchise mathématique. Avant de changer de condition, je voudrais avoir votre avis, je me regarde comme votre enfant et ne ferai jamais de démarches importantes sans vous les soumettre, car votre expérience égale votre bonté. Je sais bien que l’État, après avoir obtenu ses hommes spéciaux, ne peut pas inventer exprès pour eux des monuments à élever, il n’a pas trois cents ponts à construire par année; et il ne peut pas plus faire bâtir des monuments à ses ingénieurs qu’il ne déclare de guerre pour donner lieu de gagner des batailles et de faire surgir de grands capitaines; mais alors, comme jamais l’homme de génie n’a manqué de se présenter quand les circonstances le réclamaient, qu’aussitôt qu’il y a eu beaucoup d’or à dépenser et de grandes choses à produire, il s’élance de la foule un de ces hommes uniques, et qu’en ce genre surtout un Vauban suffit, rien ne démontre mieux l’inutilité de l’Institution. Enfin, quand on a stimulé par tant de préparations un homme de choix, comment ne pas comprendre qu’il fera mille efforts avant de se laisser annuler. Est-ce de la bonne politique? N’est-ce pas allumer d’ardentes ambitions? Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveaux de savoir calculer tout, excepté leur destinée? Enfin, dans ces six cents jeunes gens, il existe des exceptions, des hommes forts qui résistent à leur démonétisation, et j’en connais; mais si l’on pouvait raconter leurs luttes avec les hommes et les choses, quand, armés de projets utiles, de conceptions qui doivent engendrer la vie et les richesses chez des provinces inertes, ils rencontrent des obstacles là où pour eux l’État a cru leur faire trouver aide et protection, on regarderait l’homme puissant, l’homme à talent, l’homme dont la nature est un miracle, comme plus malheureux cent fois et plus à plaindre que l’homme dont la nature abâtardie se prête à l’amoindrissement de ses facultés. Aussi aimé-je mieux diriger une entreprise commerciale ou industrielle, vivre de peu de chose en cherchant à résoudre un des nombreux problèmes qui manquent à l’industrie, à la société, que de rester dans le poste où je suis. Vous me direz que rien ne m’empêche d’occuper, dans ma résidence, mes forces intellectuelles, de chercher dans le silence de cette vie médiocre la solution de quelque problème utile à l’humanité. Eh! monsieur, ne connaissez-vous pas l’influence de la province et l’action relâchante d’une vie précisément assez occupée pour user le temps en des travaux presque futiles et pas assez néanmoins pour exercer les riches moyens que notre éducation a créés. Ne me croyez pas, mon cher protecteur, dévoré par l’envie de faire fortune, ni par quelque désir insensé de gloire. Je suis trop calculateur pour ignorer le néant de la gloire. L’activité nécessaire à cette vie ne me fait pas souhaiter de me marier, car en voyant ma destination actuelle, je n’estime pas assez l’existence pour faire ce triste présent à un autre moi-même. Quoique je regarde l’argent comme un des plus puissants moyens qui soient donnés à l’homme social pour agir, ce n’est, après tout, qu’un moyen. Je mets donc mon seul plaisir dans la certitude d’être utile à mon pays. Ma plus grande jouissance serait d’agir dans le milieu convenable à mes facultés. Si, dans le cercle de votre contrée, de vos connaissances, si dans l’espace où vous rayonnez, vous entendiez parler d’une entreprise qui exigeât quelques-unes des capacités que vous me savez, j’attendrai pendant six mois une réponse de vous. Ce que je vous écris là, monsieur et ami, d’autres le pensent. J’ai vu beaucoup de mes camarades ou d’anciens élèves, pris comme moi dans le traquenard d’une spécialité, des ingénieurs-géographes, des capitaines-professeurs, des capitaines du génie militaire qui se voient capitaines pour le reste de leurs jours et qui regrettent amèrement de ne pas avoir passé dans l’armée active. Enfin, à plusieurs reprises, nous nous sommes, entre nous, avoué la longue mystification de laquelle nous étions victimes et qui se reconnaît lorsqu’il n’est plus temps de s’y soustraire, quand l’animal est fait à la machine qu’il tourne, quand le malade est accoutumé à sa maladie. En examinant bien ces tristes résultats, je me suis posé les questions suivantes et je vous les communique, à vous homme de sens et capable de les mûrement méditer, en sachant qu’elles sont le fruit de méditations épurées au feu des souffrances. Quel but se propose l’État! Veut-il obtenir des capacités? Les moyens employés vont directement contre la fin, il a bien certainement créé les plus honnêtes médiocrités qu’un gouvernement ennemi de la supériorité pourrait souhaiter. Veut-il donner une carrière à des intelligences choisies? Il leur a préparé la condition la plus médiocre: il n’est pas un des hommes sortis des Écoles qui ne regrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoir donné dans le piége que cachent les promesses de l’État. Veut-il obtenir des hommes de génie? Quel immense talent ont produit les Écoles depuis 1790? Sans Napoléon, Cachin, l’homme de génie à qui l’on doit Cherbourg, eût-il existé? Le despotisme impérial l’a distingué, le régime constitutionnel l’aurait étouffé. L’Académie des sciences compte-t-elle beaucoup d’hommes sortis des Écoles spéciales? Peut-être y en a-t-il deux ou trois! L’homme de génie se révélera toujours en dehors des Écoles spéciales. Dans les sciences dont s’occupent ces Écoles, le génie n’obéit qu’à ses propres lois, il ne se développe que par des circonstances sur lesquelles l’homme ne peut rien: ni l’État, ni la science de l’homme, l’Anthropologie, ne les connaissent. Riquet, Perronet, Léonard de Vinci, Cachin, Palladio, Brunelleschi, Michel-Ange, Bramante, Vauban, Vicat tiennent leur génie de causes inobservées et préparatoires auxquelles nous donnons le nom de hasard, le grand mot des sots. Jamais, avec ou sans Écoles, ces ouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles. Maintenant est-ce que, par cette organisation, l’État gagne des travaux d’utilité publique mieux faits ou à meilleur marché? D’abord, les entreprises particulières se passent très-bien des ingénieurs; puis, les travaux de notre gouvernement sont les plus dispendieux et coûtent de plus l’immense état-major des Ponts-et-chaussées. Enfin, dans les autres pays, en Allemagne, en Angleterre, en Italie où ces institutions n’existent pas, les travaux analogues sont au moins aussi bien faits et moins coûteux qu’en France. Ces trois pays se font remarquer par des inventions neuves et utiles en ce genre. Je sais qu’il est de mode, en parlant de nos Écoles, de dire que l’Europe nous les envie; mais depuis quinze ans, l’Europe qui nous observe n’en a point créé de semblables. L’Angleterre, cette habile calculatrice, a de meilleures Écoles dans sa population ouvrière d’où surgissent des hommes pratiques qui grandissent en un moment quand ils s’élèvent de la Pratique à la Théorie. Stéphenson et Mac-Adam ne sont pas sortis de nos fameuses Écoles. Mais à quoi bon? Quand de jeunes et habiles ingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, au début de leur carrière, résolu le problème de l’entretien des routes de France qui demande des centaines de millions par quart de siècle, et qui sont dans un pitoyable état, ils ont eu beau publier de savants ouvrages, des mémoires; tout s’est engouffré dans la Direction Générale, dans ce centre parisien où tout entre et d’où rien ne sort, où les vieillards jalousent les jeunes gens, où les places élevées servent à retirer le vieil ingénieur qui se fourvoie. Voilà comment, avec un corps savant répandu sur toute la France, qui compose un des rouages de l’administration, qui devrait manier le pays et l’éclairer sur les grandes questions de son ressort, il arrivera que nous discuterons encore sur les chemins de fer quand les autres pays auront fini les leurs. Or si jamais la France avait dû démontrer l’excellence de l’institution des Écoles Spéciales, n’était-ce pas dans cette magnifique phase de travaux publics, destinée à changer la face des États, à doubler la vie humaine en modifiant les lois de l’espace et du temps. La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’Écoles Polytechniques, auront chez elles des réseaux de chemins de fer, quand nos ingénieurs en seront encore à tracer les nôtres, quand de hideux intérêts cachés derrière des projets en arrêteront l’exécution. On ne pose pas une pierre en France sans que dix paperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports. Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit de ses Écoles Spéciales; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, sa vie est une cruelle déception. Certes, les moyens que l’Élève a déployés entre seize et vingt-six ans, prouvent que, livré à sa seule destinée, il l’eût faite plus grande et plus riche que celle à laquelle le gouvernement l’a condamné. Commerçant, savant, militaire, cet homme d’élite eût agi dans un vaste milieu, si ses précieuses facultés et son ardeur n’avaient pas été sottement et prématurément énervées. Où donc est le Progrès? L’État et l’Homme perdent assurément au système actuel. Une expérience d’un demi-siècle ne réclame-t-elle pas des changements dans la mise en œuvre de l’Institution. Quel sacerdoce constitue l’obligation de trier en France, parmi toute une génération, les hommes destinés à être la partie savante de la nation? Quelles études ne devraient pas avoir faites ces grands-prêtres du Sort? Les connaissances mathématiques ne leur sont peut-être pas aussi nécessaires que les connaissances physiologiques. Ne vous semble-t-il pas qu’il faille un peu de cette seconde vue qui est la sorcellerie des grands Hommes. Les Examinateurs sont d’anciens professeurs, des hommes honorables, vieillis dans le travail, dont la mission se borne à chercher les meilleures mémoires: ils ne peuvent rien faire que ce qu’on leur demande. Certes, leurs fonctions devraient être les plus grandes de l’État, et veulent des hommes extraordinaires. Ne pensez pas, monsieur et ami, que mon blâme s’arrête uniquement à l’École de laquelle je sors, il ne frappe pas seulement sur l’Institution en elle-même, mais encore et surtout sur le mode employé pour l’alimenter. Ce mode est celui du Concours, invention moderne, essentiellement mauvaise, et mauvaise non-seulement dans la Science, mais encore partout où elle s’emploie, dans les Arts, dans toute élection d’hommes, de projets ou de choses. S’il est malheureux pour nos célèbres Écoles de n’avoir pas plus produit de gens supérieurs, que toute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encore plus honteux que les premiers grands prix de l’Institut n’aient fourni ni un grand peintre, ni un grand musicien, ni un grand architecte, ni un grand sculpteur; de même que, depuis vingt ans, l’Élection n’a pas, dans sa marée de médiocrités, amené au pouvoir un seul grand homme d’État. Mon observation porte sur une erreur qui vicie, en France, et l’éducation et la politique. Cette cruelle erreur repose sur le principe suivant que les organisateurs ont méconnu:
«Rien, ni dans l’expérience, ni dans la nature des choses ne peut donner la certitude que les qualités intellectuelles de l’adulte seront celles de l’homme fait.
«En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués qui se sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles la France est dévorée. Ils ont reconnu, comme moi, que l’Instruction supérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sont sans emploi ni avenir; que les lumières répandues par l’Instruction inférieure sont sans profit pour l’État, parce qu’elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notre système d’Instruction Publique exige un vaste remaniement auquel devra présider un homme d’un profond savoir, d’une volonté puissante et doué de ce génie législatif qui ne s’est peut-être rencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-Jacques Rousseau. Peut-être le trop plein des spécialités devrait-il être employé dans l’enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples. Nous n’avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pour manier ces masses. La quantité déplorable de délits et de crimes accuse une plaie sociale dont la source est dans cette demi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire les liens sociaux en le faisant réfléchir assez pour qu’il déserte les croyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour qu’il s’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoir qui est le dernier terme de la Philosophie Transcendante. Il est impossible de faire étudier Kant à toute une nation; aussi la Croyance et l’Habitude valent-elles mieux pour les peuples que l’Étude et le Raisonnement. Si j’avais à recommencer la vie, peut-être entrerais-je dans un séminaire et voudrais-je être un simple curé de campagne, ou l’instituteur d’une commune. Je suis trop avancé dans ma voie pour n’être qu’un simple instituteur primaire, et d’ailleurs je puis agir sur un cercle plus étendu que ceux d’une École ou d’une Cure. Les Saint-Simoniens, auxquels j’étais tenté de m’associer, veulent prendre une route dans laquelle je ne saurais les suivre; mais, en dépit de leurs erreurs, ils ont touché plusieurs points douloureux, fruits de notre législation, auxquels on ne remédiera que par des palliatifs insuffisants et qui ne feront qu’ajourner en France une grande crise morale et politique. Adieu, cher monsieur, trouvez ici l’assurance de mon respectueux et fidèle attachement qui, nonobstant ces observations, ne pourra jamais que s’accroître.
«Grégoire Gérard.»
Selon sa vieille habitude de banquier, Grossetête avait minuté la réponse suivante sur le dos même de cette lettre en mettant au-dessus le mot sacramentel: Répondue.
«Il est d’autant plus inutile, mon cher Gérard, de discuter les observations contenues dans votre lettre, que, par un jeu du hasard (je me sers du mot des sots), j’ai une proposition à vous faire dont l’effet est de vous tirer de la situation où vous vous trouvez si mal. Madame Graslin, propriétaire des forêts de Montégnac et d’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de la longue chaîne de collines sur laquelle est sa forêt, a le dessein de tirer parti de cet immense domaine, d’exploiter ses bois et de cultiver ses plaines caillouteuses. Pour mettre ce projet à exécution, elle a besoin d’un homme de votre science et de votre ardeur, qui ait à la fois votre dévouement désintéressé et vos idées d’utilité pratique. Peu d’argent et beaucoup de travaux à faire! un résultat immense par de petits moyens! un pays à changer en entier. Faire jaillir l’abondance du milieu le plus dénué, n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous qui voulez construire un poëme? D’après le ton de sincérité qui règne dans votre lettre, je n’hésite pas à vous dire de venir me voir à Limoges; mais, mon ami, ne donnez pas votre démission, faites-vous seulement détacher de votre corps en expliquant à votre Administration que vous allez étudier des questions de votre ressort, en dehors des travaux de l’État. Ainsi vous ne perdrez rien de vos droits, et vous aurez le temps de juger si l’entreprise conçue par le curé de Montégnac, et qui sourit à madame Graslin, est exécutable. Je vous expliquerai de vive voix les avantages que vous pourrez trouver, dans le cas où ces vastes changements seraient possibles. Comptez toujours sur l’amitié de votre tout dévoué,
Grossetête.»
Madame Graslin ne répondit pas autre chose à Grossetête que ce peu de mots: «Merci, mon ami, j’attends votre protégé.» Elle montra la lettre de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en lui disant: —Encore un blessé qui cherche le grand hôpital.
Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux ou trois tours de terrasse en silence, et la rendit en disant à madame Graslin: —C’est d’une belle âme et d’un homme supérieur! Il dit que les Écoles inventées par le génie révolutionnaire fabriquent des incapacités, moi je les appelle des fabriques d’incrédules, car si monsieur Gérard n’est pas un athée, il est protestant...
—Nous le demanderons, dit-elle frappée de cette réponse.
Quinze jours après, dans le mois de décembre, malgré le froid, monsieur Grossetête vint au château de Montégnac pour y présenter son protégé que Véronique et monsieur Bonnet attendaient impatiemment.
—Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit le vieillard en prenant les deux mains de Véronique dans les siennes et les lui baisant avec cette galanterie de vieilles gens qui n’offense jamais les femmes, oui, bien vous aimer pour avoir quitté Limoges par un temps pareil; mais je tenais à vous faire moi-même cadeau de monsieur Grégoire Gérard que voici. C’est un homme selon votre cœur, monsieur Bonnet, dit l’ancien banquier en saluant affectueusement le curé.
L’extérieur de Gérard était peu prévenant. De moyenne taille, épais de forme, le cou dans les épaules, selon l’expression vulgaire, il avait les cheveux jaunes d’or, les yeux rouges de l’albinos, des cils et des sourcils presque blancs. Quoique son teint, comme celui des gens de cette espèce, fût d’une blancheur éclatante, des marques de petite-vérole et des coutures très-apparentes lui ôtaient son éclat primitif; l’étude lui avait sans doute altéré la vue, car il portait des conserves. Quand il se débarrassa d’un gros manteau de gendarme, l’habillement qu’il montra ne rachetait point la disgrâce de son extérieur. La manière dont ses vêtements étaient mis et boutonnés, sa cravate négligée, sa chemise sans fraîcheur offraient les marques de ce défaut de soin sur eux-mêmes que l’on reproche aux hommes de science, tous plus ou moins distraits. Comme chez presque tous les penseurs, sa contenance et son attitude, le développement du buste et la maigreur des jambes annonçaient une sorte d’affaissement corporel produit par les habitudes de la méditation; mais la puissance de cœur et l’ardeur d’intelligence, dont les preuves étaient écrites dans sa lettre, éclataient sur son front qu’on eût dit taillé dans du marbre de Carrare. La nature semblait s’être réservé cette place pour y mettre les signes évidents de la grandeur, de la constance, de la bonté de cet homme. Le nez, comme chez tous les hommes de race gauloise, était d’une forme écrasée. Sa bouche, ferme et droite, indiquait une discrétion absolue, et le sens de l’économie; mais tout le masque fatigué par l’étude avait prématurément vieilli.
—Nous avons déjà, monsieur, à vous remercier, dit madame Graslin à l’ingénieur, de bien vouloir venir diriger des travaux dans un pays qui ne vous offrira d’autres agréments que la satisfaction de savoir qu’on peut y faire du bien.
—Madame, répondit-il, monsieur Grossetête m’en a dit assez sur vous pendant que nous cheminions pour que déjà je fusse heureux de vous être utile, et que la perspective de vivre auprès de vous et de monsieur Bonnet me parût charmante. A moins que l’on ne me chasse du pays, j’y compte finir mes jours.
—Nous tâcherons de ne pas vous faire changer d’avis, dit en souriant madame Graslin.
—Voici, dit Grossetête à Véronique en la prenant à part, des papiers que le procureur-général m’a remis; il a été fort étonné que vous ne vous soyez pas adressée à lui. Tout ce que vous avez demandé s’est fait avec promptitude et dévouement. D’abord, votre protégé sera rétabli dans tous ses droits de citoyen; puis, d’ici à trois mois, Catherine Curieux vous sera envoyée.
—Où est-elle? demanda Véronique.
—A l’hôpital Saint-Louis, répondit le vieillard. On attend sa guérison pour lui faire quitter Paris.
—Ah! la pauvre fille est malade!
—Vous trouverez ici tous les renseignements désirables, dit Grossetête en remettant un paquet à Véronique.
Elle revint vers ses hôtes pour les emmener dans la magnifique salle à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite par Grossetête et Gérard auxquels elle donna le bras. Elle servit elle-même le dîner sans y prendre part. Depuis son arrivée à Montégnac, elle s’était fait une loi de prendre ses repas seule, et Aline, qui connaissait le secret de cette réserve, le garda religieusement jusqu’au jour où sa maîtresse fut en danger de mort.
Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac avaient été naturellement invités.
Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans, nommé Roubaud, désirait vivement connaître la femme célèbre du Limousin. Le curé fut d’autant plus heureux d’introduire ce jeune homme au château, qu’il souhaitait composer une espèce de société à Véronique, afin de la distraire et de donner des aliments à son esprit. Roubaud était un de ces jeunes médecins absolument instruits, comme il en sort actuellement de l’École de Médecine de Paris et qui, certes, aurait pu briller sur le vaste théâtre de la capitale; mais, effrayé du jeu des ambitions à Paris, se sentant d’ailleurs plus de savoir que d’intrigue, plus d’aptitude que d’avidité, son caractère doux l’avait ramené sur le théâtre étroit de la province, où il espérait être apprécié plus promptement qu’à Paris. A Limoges, Roubaud se heurta contre des habitudes prises et des clientèles inébranlables; il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet, qui, sur sa physionomie douce et prévenante, le jugea comme un de ceux qui devaient lui appartenir et coopérer à son œuvre. Petit et blond, Roubaud avait une mine assez fade; mais ses yeux gris trahissaient la profondeur du physiologiste et la ténacité des gens studieux. Montégnac ne possédait qu’un ancien chirurgien de régiment, beaucoup plus occupé de sa cave que de ses malades, et trop vieux d’ailleurs pour continuer le dur métier d’un médecin de campagne. En ce moment il se mourait. Roubaud habitait Montégnac depuis dix-huit mois, et s’y faisait aimer. Mais ce jeune élève des Desplein et des successeurs de Cabanis ne croyait pas au catholicisme. Il restait en matière de religion dans une indifférence mortelle et n’en voulait pas sortir. Aussi désespérait-il le curé, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlait jamais religion, ses occupations justifiaient son absence constante de l’église, et d’ailleurs incapable de prosélytisme, il se conduisait comme se serait conduit le meilleur catholique; mais il s’était interdit de songer à un problème qu’il considérait comme hors de la portée humaine. En entendant dire au médecin que le panthéisme était la religion de tous les grands esprits, le curé le croyait incliné vers les dogmes de Pythagore sur les transformations. Roubaud, qui voyait madame Graslin pour la première fois, éprouva la plus violente sensation à son aspect; la science lui fit deviner dans la physionomie, dans l’attitude, dans les dévastations du visage, des souffrances inouïes, et morales et physiques, un caractère d’une force surhumaine, les grandes facultés qui servent à supporter les vicissitudes les plus opposées; il y entrevit tout, même les espaces obscurs et cachés à dessein. Aussi aperçut-il le mal qui dévorait le cœur de cette belle créature; car, de même que la couleur d’un fruit y laisse soupçonner la présence d’un ver rongeur, de même certaines teintes dans le visage permettent aux médecins de reconnaître une pensée vénéneuse. Dès ce moment, monsieur Roubaud s’attacha si vivement à madame Graslin, qu’il eut peur de l’aimer au delà de la simple amitié permise. Le front, la démarche et surtout les regards de Véronique avaient une éloquence que les hommes comprennent toujours, et qui disait aussi énergiquement qu’elle était morte à l’amour, que d’autres femmes disent le contraire par une contraire éloquence; le médecin lui voua tout à coup un culte chevaleresque. Il échangea rapidement un regard avec le curé. Monsieur Bonnet se dit alors en lui-même: —Voilà le coup de foudre qui le changera. Madame Graslin aura plus d’éloquence que moi.
Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxe de cette salle à manger, et surpris de dîner avec l’un des hommes les plus riches du Département, avait mis ses meilleurs habits, mais il s’y trouvait un peu gêné, et sa gêne morale s’en augmenta; madame Graslin, dans son costume de deuil, lui parut d’ailleurs extrêmement imposante; il fut donc un personnage muet. Ancien fermier à Saint-Léonard, il avait acheté la seule maison habitable du bourg, et cultivait lui-même les terres qui en dépendaient. Quoiqu’il sût lire et écrire, il ne pouvait remplir ses fonctions qu’avec le secours de l’huissier de la justice de paix qui lui préparait sa besogne. Aussi désirait-il vivement la création d’une charge de notaire, pour se débarrasser sur cet officier ministériel du fardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté du canton de Montégnac y rendait une Étude à peu près inutile, et les habitants étaient exploités par les notaires du chef-lieu d’arrondissement.
Le juge de paix, nommé Clousier, était un ancien avocat de Limoges où les causes l’avaient fui, car il voulut mettre en pratique ce bel axiome, que l’avocat est le premier juge du client et du procès. Il obtint vers 1809 cette place, dont les maigres appointements lui permirent de vivre. Il était alors arrivé à la plus honorable, mais à la plus complète misère. Après vingt-deux ans d’habitation dans cette pauvre Commune, le bonhomme, devenu campagnard, ressemblait, à sa redingote près, aux fermiers du pays. Sous cette forme quasi grossière, Clousier cachait un esprit clairvoyant, livré à de hautes méditations politiques, mais tombé dans une entière insouciance due à sa parfaite connaissance des hommes et de leurs intérêts. Cet homme, qui pendant longtemps trompa la perspicacité de monsieur Bonnet, et qui, dans la sphère supérieure, eût rappelé Lhospital, incapable d’aucune intrigue comme tous les gens réellement profonds, avait fini par vivre à l’état contemplatif des anciens solitaires. Riche sans doute de toutes ses privations, aucune considération n’agissait sur son esprit, il savait les lois et jugeait impartialement. Sa vie, réduite au simple nécessaire, était pure et régulière. Les paysans aimaient monsieur Clousier et l’estimaient à cause du désintéressement paternel avec lequel il accordait leurs différends et leur donnait ses conseils dans leurs moindres affaires. Le bonhomme Clousier, comme disait tout Montégnac, avait depuis deux ans pour greffier un de ses neveux, jeune homme assez intelligent, et qui, plus tard, contribua beaucoup à la prospérité du canton. La physionomie de ce vieillard se recommandait par un front large et vaste. Deux buissons de cheveux blanchis étaient ébouriffés de chaque côté de son crâne chauve. Son teint coloré, son embonpoint majeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu’il cultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. Sa voix presque éteinte indiquait l’oppression d’un asthme. Peut-être l’air sec du Haut-Montégnac avait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il y logeait dans une maisonnette arrangée pour lui par un sabotier assez riche à qui elle appartenait. Clousier avait déjà vu Véronique à l’église, et il l’avait jugée sans avoir communiqué ses idées à personne, pas même à monsieur Bonnet, avec lequel il commençait à se familiariser. Pour la première fois de sa vie, le juge de paix allait se trouver au milieu de personnes en état de le comprendre.
Une fois placés autour d’une table richement servie, car Véronique avait envoyé tout son mobilier de Limoges à Montégnac, ces six personnages éprouvèrent un moment d’embarras. Le médecin, le maire et le juge de paix ne connaissaient ni Grossetête ni Gérard. Mais, pendant le premier service, la bonhomie du vieux banquier fondit insensiblement les glaces d’une première rencontre. Puis l’amabilité de madame Graslin entraîna Gérard et encouragea monsieur Roubaud. Maniées par elle, ces âmes pleines de qualités exquises reconnurent leur parenté. Chacun se sentit bientôt dans un milieu sympathique. Aussi, lorsque le dessert fut mis sur la table, quand les cristaux et les porcelaines à bords dorés étincelèrent, quand des vins choisis circulèrent servis par Aline, par Champion et par le domestique de Grossetête, la conversation devint-elle assez confidentielle pour que ces quatre hommes d’élite réunis par le hasard se dissent leur vraie pensée sur les matières importantes qu’on aime à discuter en se trouvant tous de bonne foi.
—Votre congé a coïncidé avec la Révolution de Juillet, dit Grossetête à Gérard d’un air par lequel il lui demandait son opinion.
—Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Paris durant les trois fameux jours, j’ai tout vu; j’en ai conclu de tristes choses.
—Et quoi? dit monsieur Bonnet avec vivacité.
—Il n’y a plus de patriotisme que sous les chemises sales, répliqua Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est la défaite volontaire des supériorités de nom, de fortune et de talent. Les masses dévouées ont remporté la victoire sur des classes riches, intelligentes, chez qui le dévouement est antipathique.
—A en juger par ce qui arrive depuis un an, reprit monsieur Clousier, le juge de paix, ce changement est une prime donnée au mal qui nous dévore, à l’individualisme. D’ici à quinze ans, toute question généreuse se traduira par: Qu’est-ce que cela me fait? le grand cri du Libre-Arbitre descendu des hauteurs religieuses où l’ont introduit Luther, Calvin, Zwingle et Knox jusque dans l’Économie politique. Chacun pour soi, chacun chez soi, ces deux terribles phrases formeront avec le Qu’est-ce que cela me fait? la sagesse trinitaire du bourgeois et du petit propriétaire. Cet égoïsme est le résultat des vices de notre législation civile, un peu trop précipitamment faite, et à laquelle la Révolution de Juillet vient de donner une terrible consécration.
Le juge de paix rentra dans son silence habituel après cette sentence, dont les motifs durent occuper les convives. Enhardi par cette parole de Clousier, et par le regard que Gérard et Grossetête échangèrent, monsieur Bonnet osa davantage.
—Le bon roi Charles X, dit-il, vient d’échouer dans la plus prévoyante et la plus salutaire entreprise qu’un monarque ait jamais formée pour le bonheur des peuples qui lui sont confiés, et l’Église doit être fière de la part qu’elle a eue dans ses conseils. Mais le cœur et l’intelligence ont failli aux classes supérieures, comme ils lui avaient déjà failli dans la grande question de la loi sur le droit d’aînesse, l’éternel honneur du seul homme d’État hardi qu’ait eu la Restauration, le comte de Peyronnet. Reconstituer la Nation par la Famille, ôter à la Presse son action venimeuse en ne lui laissant que le droit d’être utile, faire rentrer la Chambre Élective dans ses véritables attributions, rendre à la Religion sa puissance sur le peuple, tels ont été les quatre points cardinaux de la politique intérieure de la maison de Bourbon. Eh! bien, d’ici à vingt ans, la France entière aura reconnu la nécessité de cette grande et saine politique. Le roi Charles X était d’ailleurs plus menacé dans la situation qu’il a voulu quitter que dans celle où son paternel pouvoir a péri. L’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement mis en question, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où la Presse, devenue souveraine, sera l’instrument des plus basses ambitions, prouvera la sagesse de ce roi qui vient d’emporter avec lui les vrais principes du gouvernement, et l’Histoire lui tiendra compte du courage avec lequel il a résisté à ses meilleurs amis, après avoir sondé la plaie, en avoir reconnu l’étendue et vu la nécessité des moyens curatifs qui n’ont pas été soutenus par ceux pour lesquels il se mettait sur la brèche.
—Hé! bien, monsieur le curé, vous y allez franchement et sans le moindre déguisement, s’écria Gérard; mais je ne vous contredirai pas. Napoléon, dans sa campagne de Russie, était de quarante ans en avant sur l’esprit de son siècle, il n’a pas été compris. La Russie et l’Angleterre de 1830 expliquent la campagne de 1812. Charles X a éprouvé le même malheur: dans vingt-cinq ans, ses ordonnances deviendront peut-être des lois.
—La France, pays trop éloquent pour n’être pas bavard, trop plein de vanité pour qu’on y reconnaisse les vrais talents, est, malgré le sublime bon sens de sa langue et de ses masses, le dernier de tous où le système des deux assemblées délibérantes pouvait être admis, reprit le juge de paix. Au moins, les inconvénients de notre caractère devaient-ils être combattus par les admirables restrictions que l’expérience de Napoléon y avait opposées. Ce système peut encore aller dans un pays dont l’action est circonscrite par la nature du sol, comme en Angleterre; mais le droit d’aînesse, appliqué à la transmission de la terre, est toujours nécessaire, et quand ce droit est supprimé, le système représentatif devient une folie. L’Angleterre doit son existence à la loi quasi féodale qui attribue les terres et l’habitation de la famille aux aînés. La Russie est assise sur le droit féodal pur. Aussi ces deux nations sont-elles aujourd’hui dans une voie de progrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister à nos invasions et recommencer la guerre contre Napoléon qu’en vertu de ce droit d’aînesse qui conserve agissantes les forces de la famille et maintient les grandes productions nécessaires à l’État. La maison de Bourbon, en se sentant couler au troisième rang en Europe par la faute de la France, a voulu se maintenir à sa place, et le pays l’a renversée au moment où elle sauvait le pays. Je ne sais où nous fera descendre le système actuel.
—Vienne la guerre, la France sera sans chevaux comme Napoléon en 1813, qui, réduit aux seules ressources de la France, n’a pu profiter des deux victoires de Lutzen et Bautzen, et s’est vu écraser à Leipsick, s’écria Grossetête. Si la paix se maintient, le mal ira croissant: dans vingt-cinq ans d’ici, les races bovine et chevaline auront diminué de moitié en France.
—Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard. Aussi l’œuvre que vous voulez tenter ici, madame, reprit-il en s’adressant à Véronique, est-elle un service rendu au pays.
—Oui, dit le juge de paix, parce que madame n’a qu’un fils. Le hasard de cette succession se perpétuera-t-il? Pendant un certain laps de temps, la grande et magnifique culture que vous établirez, espérons-le, n’appartenant qu’à un seul propriétaire, continuera de produire des bêtes à cornes et des chevaux. Mais malgré tout, un jour viendra où forêts et prairies seront ou partagées ou vendues par lots. De partages en partages, les six mille arpents de votre plaine auront mille ou douze cents propriétaires, et dès lors, plus de chevaux ni de haut bétail.
—Oh! dans ce temps-là... dit le maire.
—Entendez-vous le: Qu’est-ce que cela me fait? signalé par monsieur Clousier, s’écria monsieur Grossetête, le voilà pris sur le fait! Mais, monsieur, reprit le banquier d’un ton grave en s’adressant au maire stupéfait, ce temps est venu! Sur un rayon de dix lieues autour de Paris, la campagne, divisée à l’infini, peut à peine nourrir les vaches laitières. La commune d’Argenteuil compte trente-huit mille huit cent quatre-vingt-cinq parcelles de terrain dont plusieurs ne donnent pas quinze centimes de revenu. Sans les puissants engrais de Paris, qui permettent d’obtenir des fourrages de qualités supérieures, je ne sais comment les nourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encore cette nourriture violente et le séjour des vaches à l’étable les fait-elle mourir de maladies inflammatoires. On use les vaches autour de Paris comme on y use les chevaux dans les rues. Des cultures plus productives que celle de l’herbe, les cultures maraîchères, le fruitage, les pépinières, la vigne y anéantissent les prairies. Encore quelques années, et le lait viendra en poste à Paris, comme y vient la marée. Ce qui se passe autour de Paris a lieu de même aux environs de toutes les grandes villes. Le mal de cette division excessive des propriétés s’étend autour de cent villes en France, et la dévorera quelque jour tout entière. A peine, selon Chaptal, comptait-on, en 1800, deux millions d’hectares en vignobles; une statistique exacte vous en donnerait au moins dix aujourd’hui. Divisée à l’infini par le système de nos successions, la Normandie perdra la moitié de sa production chevaline et bovine; mais elle aura le monopole du lait à Paris, car son climat s’oppose heureusement à la culture de la vigne. Aussi sera-ce un phénomène curieux que celui de l’élévation progressive du prix de la viande. En 1850, dans vingt ans d’ici, Paris, qui payait la viande sept et onze sous la livre en 1814, la paiera vingt sous, à moins qu’il ne survienne un homme de génie qui sache exécuter la pensée de Charles X.
—Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France, reprit le juge de paix. La cause du mal gît dans le Titre des Successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens. Là est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire, individualise les fortunes en leur ôtant une stabilité nécessaire, et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer la France. La Révolution française a émis un virus destructif auquel les journées de Juillet viennent de communiquer une activité nouvelle. Ce principe morbifique est l’accession du paysan à la propriété. Si le Titre des Successions est le principe du mal, le paysan en est le moyen. Le paysan ne rend rien de ce qu’il a conquis. Une fois que cet ordre a pris un morceau de terre dans sa gueule toujours béante, il le subdivise tant qu’il y a trois sillons. Encore alors ne s’arrête-t-il pas! Il partage les trois sillons dans leur longueur, comme monsieur vient de vous le prouver par l’exemple de la commune d’Argenteuil. La valeur insensée que le paysan attache aux moindres parcelles, rend impossible la recomposition de la Propriété. D’abord la Procédure et le Droit sont annulés par cette division, la propriété devient un non-sens. Mais ce n’est rien que de voir expirer la puissance du Fisc et de la Loi sur des parcelles qui rendent impossibles ses dispositions les plus sages, il y a des maux encore plus grands. On a des propriétaires de quinze, de vingt-cinq centimes de revenu! Monsieur, dit-il en indiquant Grossetête, vient de vous parler de la diminution des races bovine et chevaline, le système légal y est pour beaucoup. Le paysan propriétaire n’a que des vaches, il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vend même le beurre, il ne s’avise pas d’élever des bœufs, encore moins des chevaux; mais comme il ne récolte jamais assez de fourrage pour soutenir une année de sécheresse, il envoie sa vache au marché quand il ne peut plus la nourrir. Si, par un hasard fatal, la récolte du foin manquait pendant deux années de suite, vous verriez à Paris, la troisième année, d’étranges changements dans le prix du bœuf, mais surtout dans celui du veau.
—Comment pourra-t-on faire alors les banquets patriotiques? dit en souriant le médecin.
—Oh! s’écria madame Graslin en regardant Roubaud, la politique ne peut donc se passer nulle part du petit journal, même ici?
—La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplit dans cette horrible tâche le rôle des pionniers en Amérique. Elle achète les grandes terres sur lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre, elle se les partage; puis, après les avoir mâchées, divisées, la licitation ou la vente en détail les livre plus tard au paysan. Tout se résume par des chiffres aujourd’hui. Je n’en sais pas de plus éloquents que ceux-ci: la France a quarante-neuf millions d’hectares qu’il serait convenable de réduire à quarante; il faut en distraire les chemins, les routes, les dunes, les canaux et les terrains infertiles, incultes ou désertés par les capitaux, comme la plaine de Montégnac. Or, sur quarante millions d’hectares pour trente-deux millions d’habitants, il se trouve cent vingt-cinq millions de parcelles sur la cote générale des impositions foncières. J’ai négligé les fractions. Ainsi, nous sommes au delà de la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout ni de la Misère, ni de la Discorde! Ceux qui mettent le territoire en miettes et amoindrissent la Production auront des organes pour crier que la vraie justice sociale consisterait à ne donner à chacun que l’usufruit de sa terre. Ils diront que la propriété perpétuelle est un vol! Les saint-simoniens ont commencé.
—Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voici ce que le banquier ajoute à ces courageuses considérations. La propriété, rendue accessible au paysan et au petit bourgeois, cause à la France un tort immense que le gouvernement ne soupçonne même pas. On peut évaluer à trois millions de familles la masse des paysans, abstraction faite des indigents. Ces familles vivent de salaires. Le salaire se paie en argent au lieu de se payer en denrées...
—Encore une faute immense de nos lois, s’écria Clousier en interrompant. La faculté de payer en denrées pouvait être ordonnée en 1790; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi, ce serait risquer une révolution.
—Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent du pays. Or, reprit Grossetête, le paysan n’a pas d’autre passion, d’autre désir, d’autre vouloir, d’autre point de mire que de mourir propriétaire. Ce désir, comme l’a fort bien établi monsieur Clousier, est né de la Révolution; il est le résultat de la vente des biens nationaux. Il faudrait n’avoir aucune idée de ce qui se passe au fond des campagnes, pour ne pas admettre comme un fait constant, que ces trois millions de familles enterrent annuellement cinquante francs, et soustraient ainsi cent cinquante millions au mouvement de l’argent. La science de l’Économie politique a mis à l’état d’axiome qu’un écu de cinq francs, qui passe dans cent mains pendant une journée, équivaut d’une manière absolue à cinq cents francs. Or, il est certain pour nous autres, vieux observateurs de l’état des campagnes, que le paysan choisit sa terre; il la guette et l’attend, il ne place jamais ses capitaux. L’acquisition par les paysans doit donc se calculer par périodes de sept années. Les paysans laissent donc par sept années, inerte et sans mouvement, une somme de onze cents millions. Certes, la petite bourgeoisie en enterre bien autant, et se conduit de même à l’égard des propriétés auxquelles le paysan ne peut pas mordre. En quarante-deux ans, la France aura donc perdu, par chaque période de sept années, les intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-dire environ cent millions par sept ans, ou six cents millions en quarante-deux ans. Mais elle n’a pas perdu seulement six cents millions, elle a manqué à créer pour six cents millions de productions industrielles ou agricoles qui représentent une perte de douze cents millions; car si le produit industriel n’était pas le double en valeur de son prix de revient en argent, le commerce n’existerait pas. Le prolétariat perd donc six cents millions de salaires! Ces six cents millions de perte sèche, mais qui, pour un sévère économiste représentent, par les bénéfices manquants de la circulation, une perte d’environ douze cents millions, expliquent l’état d’infériorité où se trouvent notre commerce, notre marine, et notre agriculture, à l’égard de celles de l’Angleterre. Malgré la différence qui existe entre les deux territoires, et qui est de plus des deux tiers en notre faveur, l’Angleterre pourrait remonter la cavalerie de deux armées françaises, et la viande y existe pour tout le monde. Mais aussi, dans ce pays, comme l’assiette de la propriété rend son acquisition presque impossible aux classes inférieures, tout écu devient commerçant et roule. Ainsi, outre la plaie du morcellement, celle de la diminution des races bovine, chevaline et ovine, le Titre des Successions nous vaut encore six cents millions d’intérêts perdus par l’enfouissement des capitaux du paysan et du bourgeois, douze cents millions de productions en moins, ou trois milliards de non-circulation par demi-siècle.
—L’effet moral est pire que l’effet matériel! s’écria le curé. Nous fabriquons des propriétaires mendiants chez le peuple, des demi-savants chez les petits bourgeois, et le: Chacun chez soi chacun pour soi, qui avait fait son effet dans les classes élevées en juillet de cette année, aura bientôt gangrené les classes moyennes. Un prolétariat déshabitué de sentiments, sans autre Dieu que l’Envie, sans autre fanatisme que le désespoir de la Faim, sans foi ni croyance, s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays. L’étranger, grandi sous la loi monarchique, nous trouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sans propriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec l’Élection, sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec l’Égalité. Espérons que, d’ici là, Dieu suscitera en France un homme providentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvel esprit, et que, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas ou vienne d’en haut, il refera la Société.
—On commencera par l’envoyer en Cour d’Assises ou en Police correctionnelle, répondit Gérard. Le jugement de Socrate et celui de Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefois à Jérusalem et dans l’Attique. Aujourd’hui, comme autrefois, les Médiocrités jalouses laissent mourir de misère les penseurs, les grands médecins politiques qui ont étudié les plaies de la France, et qui s’opposent à l’esprit de leur siècle. S’ils résistent à la misère, nous les ridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. En France, on se révolte dans l’Ordre Moral contre le grand homme d’avenir, comme on se révolte dans l’Ordre Politique contre le souverain.
—Autrefois les sophistes parlaient à un petit nombre d’hommes, aujourd’hui la presse périodique leur permet d’égarer toute une nation, s’écria le juge de paix; et la presse qui plaide pour le bon sens n’a pas d’écho!
Le maire regardait monsieur Clousier dans un profond étonnement. Madame Graslin, heureuse de rencontrer dans un simple juge de paix un homme occupé de questions si graves, dit à monsieur Roubaud, son voisin: —Connaissiez-vous monsieur Clousier?
—Je ne le connais que d’aujourd’hui. Madame, vous faites des miracles, lui répondit-il à l’oreille. Cependant voyez son front, quelle belle forme! Ne ressemble-t-il pas au front classique ou traditionnel donné par les statuaires à Lycurgue et aux sages de la Grèce? —Évidemment la Révolution de Juillet a un sens anti-politique, dit à haute voix et après avoir embrassé les calculs exposés par Grossetête cet ancien étudiant qui peut-être aurait fait une barricade.
—Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avez compris le Droit et la Finance, mais voici pour le Gouvernement. Le pouvoir royal, affaibli par le dogme de la souveraineté nationale en vertu de laquelle vient de se faire l’élection du 9 août 1830, essayera de combattre ce principe rival, qui laisserait au peuple le droit de se donner une nouvelle dynastie chaque fois qu’il ne devinerait pas la pensée de son roi: et nous aurons une lutte intérieure qui certes arrêtera pendant longtemps encore les progrès de la France.
—Tous ces écueils ont été sagement évités par l’Angleterre, reprit Gérard; j’y suis allé, j’admire cette ruche qui essaime sur l’univers et le civilise, chez qui la discussion est une comédie politique destinée à satisfaire le peuple et à cacher l’action du pouvoir, qui se meut librement dans sa haute sphère, et où l’élection n’est pas dans les mains de la stupide bourgeoisie comme elle l’est en France. Avec le morcellement de la propriété, l’Angleterre n’existerait plus déjà. La haute propriété, les lords y gouvernent le mécanisme social. Leur marine, au nez de l’Europe, s’empare de portions entières du globe pour y satisfaire les exigences de leur commerce et y jeter les malheureux et les mécontents. Au lieu de faire la guerre aux capacités, de les annuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche, les récompense, et se les assimile constamment. Chez les Anglais, tout est prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, dans le choix des hommes et des choses, tandis que chez nous tout est lent; et ils sont lents et nous sommes impatients. Chez eux l’argent est hardi et affairé, chez nous il est effrayé et soupçonneux. Ce qu’a dit monsieur Grossetête des pertes industrielles que le paysan cause à la France, a sa preuve dans un tableau que je vais vous dessiner en deux mots. Le Capital anglais, par son continuel mouvement, a créé pour dix milliards de valeurs industrielles et d’actions portant rente, tandis que le Capital français, supérieur comme abondance, n’en a pas créé la dixième partie.
—C’est d’autant plus extraordinaire, dit Roubaud, qu’ils sont lymphatiques et que nous sommes généralement sanguins ou nerveux.
—Voilà, monsieur, dit Clousier, une grande question à étudier. Rechercher les Institutions propres à réprimer le tempérament d’un peuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a fait l’Angleterre actuelle, en inventant l’acte de navigation, qui a rendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, qui leur a inoculé un féroce orgueil, leur point d’appui. Mais malgré leur citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent le rôle de la mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la route d’Asie par l’Égypte ou par l’Euphrate, régularisée au moyen des nouvelles découvertes, tuera l’Angleterre, comme jadis la découverte du Cap de Bonne-Espérance a tué Venise.
—Et rien de Dieu! s’écria le curé. Monsieur Clousier, monsieur Roubaud, sont indifférents en matière de religion. Et monsieur? dit-il en interrogeant Gérard.
—Protestant, répondit Grossetête.
—Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique en regardant le curé pendant qu’elle offrait sa main à Clousier pour monter chez elle.
Les préventions que donnait contre lui l’extérieur de monsieur Gérard s’étaient promptement dissipées, et les trois notables de Montégnac se félicitèrent d’une semblable acquisition.
—Malheureusement, dit monsieur Bonnet, il existe entre la Russie et les pays catholiques que baigne la Méditerranée, une cause d’antagonisme dans le schisme de peu d’importance qui sépare la religion grecque de la religion latine, un grand malheur pour l’avenir de l’humanité.
—Chacun prêche pour son saint, dit en souriant madame Graslin; monsieur Grossetête pense à des milliards perdus, monsieur Clousier au Droit bouleversé, le médecin voit dans la Législation une question de tempéraments, monsieur le curé voit dans la Religion un obstacle à l’entente de la Russie et de la France.
—Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois dans l’enfouissement des capitaux du petit bourgeois et du paysan, l’ajournement de l’exécution des chemins de fer en France.
—Que voudriez-vous donc? dit-elle.
—Oh! les admirables Conseillers-d’État qui, sous l’Empereur, méditaient les lois, et ce Corps-Législatif, élu par les capacités du pays aussi bien que par les propriétaires, et dont le seul rôle était de s’opposer à des lois mauvaises ou à des guerres de caprice. Aujourd’hui, telle qu’elle est constituée, la Chambre des Députés arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce qui constituera l’Anarchie légale.
—Mon Dieu! s’écria le curé dans un accès de patriotisme sacré, comment se fait-il que des esprits aussi éclairés que ceux-ci, dit-il en montrant Clousier, Roubaud et Gérard, voient le mal, en indiquent le remède, et ne commencent pas par se l’appliquer à eux-mêmes? Vous tous, qui représentez les classes attaquées, vous reconnaissez la nécessité de l’obéissance passive des masses dans l’État, comme à la guerre chez les soldats; vous voulez l’unité du pouvoir, et vous désirez qu’il ne soit jamais mis en question. Ce que l’Angleterre a obtenu par le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain, qui sont une croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments dus au catholicisme, et vous n’êtes pas catholiques! Moi, prêtre, je quitte mon rôle, je raisonne avec des raisonneurs. Comment voulez-vous que les masses deviennent religieuses et obéissent, si elles voient l’irréligion et l’indiscipline au-dessus d’elles? Les peuples unis par une foi quelconque auront toujours bon marché des peuples sans croyance. La loi de l’Intérêt général, qui engendre le Patriotisme, est immédiatement détruite par la loi de l’Intérêt particulier, qu’elle autorise, et qui engendre l’Égoïsme. Il n’y a de solide et de durable que ce qui est naturel, et la chose naturelle en politique est la Famille. La Famille doit être le point de départ de toutes les institutions. Un effet universel démontre une cause universelle; et ce que vous avez signalé de toutes parts vient du Principe social même, qui est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitre pour base, et que le Libre Arbitre est le père de l’Individualisme. Faire dépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence, de la capacité de tous, n’est pas aussi sage que de faire dépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence des institutions et de la capacité d’un seul. On trouve plus facilement la sagesse chez un homme que chez toute une nation. Les peuples ont un cœur et n’ont pas d’yeux, ils sentent et ne voient pas. Les gouvernements doivent voir et ne jamais se déterminer par les sentiments. Il y a donc une évidente contradiction entre les premiers mouvements des masses et l’action du pouvoir qui doit en déterminer la force et l’unité. Rencontrer un grand prince est un effet du hasard, pour parler votre langage; mais se fier à une assemblée quelconque, fût-elle composée d’honnêtes gens, est une folie. La France est folle en ce moment! Hélas! vous en êtes convaincus aussi bien que moi. Si tous les hommes de bonne foi comme vous donnaient l’exemple autour d’eux, si toutes les mains intelligentes relevaient les autels de la grande république des âmes, de la seule Église qui ait mis l’Humanité dans sa voie, nous pourrions revoir en France les miracles qu’y firent nos pères.
—Que voulez-vous, monsieur le curé, dit Gérard, s’il faut vous parler comme au confessionnal, je regarde la Foi comme un mensonge qu’on se fait à soi-même, l’Espérance comme un mensonge qu’on se fait sur l’avenir, et votre charité, comme une ruse d’enfant qui se tient sage pour avoir des confitures.
—On dort cependant bien, monsieur, dit madame Graslin, quand l’Espérance nous berce.
Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler, et fut appuyée par un regard de Grossetête et du curé.
—Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, si Jésus-Christ n’a pas eu le temps de formuler un gouvernement d’après sa morale, comme l’ont fait Moïse et Confucius, les deux plus grands législateurs humains; car les Juifs et les Chinois existent, les uns malgré leur dispersion sur la terre entière, et les autres malgré leur isolement, en corps de nation.
—Ah! vous me donnez bien de l’ouvrage, s’écria naïvement le curé, mais je triompherai, je vous convertirai tous!... Vous êtes plus près que vous ne le croyez de la Foi. C’est derrière le mensonge que se tapit la vérité, avancez d’un pas et retournez-vous!
Sur ce cri du curé, la conversation changea.
Le lendemain, avant de partir, monsieur Grossetête promit à Véronique de s’associer à ses plans, dès que leur réalisation serait jugée possible; madame Graslin et Gérard accompagnèrent à cheval sa voiture, et ne le quittèrent qu’à la jonction de la route de Montégnac et de celle de Bordeaux à Lyon. L’ingénieur était si impatient de reconnaître le terrain et Véronique si curieuse de le lui montrer, qu’ils avaient tous deux projeté cette partie la veille. Après avoir fait leurs adieux au bon vieillard, ils se lancèrent dans la vaste plaine et côtoyèrent le pied de la chaîne des montagnes depuis la rampe qui menait au château jusqu’au pic de la Roche-Vive. L’ingénieur reconnut alors l’existence du banc continu signalé par Farrabesche, et qui formait comme une dernière assise de fondations sous les collines. Ainsi, en dirigeant les eaux de manière à ce qu’elles n’engorgeassent plus le canal indestructible que la Nature avait fait elle-même, et le débarrassant des terres qui l’avaient comblé, l’irrigation serait facilitée par cette longue gouttière, élevée d’environ dix pieds au-dessus de la plaine. La première opération et la seule décisive était d’évaluer la quantité d’eau qui s’écoulait par le Gabou, et de s’assurer si les flancs de cette vallée ne la laisseraient pas échapper.
Véronique donna un cheval à Farrabesche, qui devait accompagner l’ingénieur et lui faire part de ses moindres observations. Après quelques jours d’études, Gérard trouva la base des deux chaînes parallèles assez solide, quoique de composition différente, pour retenir les eaux. Pendant le mois de janvier de l’année suivante, qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau qui passait par le Gabou. Cette quantité, jointe à l’eau de trois sources qui pouvaient être conduites dans le torrent produisait une masse suffisante à l’arrosement d’un territoire trois fois plus considérable que la plaine de Montégnac. Le barrage du Gabou, les travaux et les ouvrages nécessaires pour diriger les eaux par les trois vallons dans la plaine, ne devaient pas coûter plus de soixante mille francs, car l’ingénieur découvrit sur les communaux une masse calcaire qui fournirait de la chaux à bon marché, la forêt était proche, la pierre et le bois ne coûtaient rien et n’exigeaient point de transports. En attendant la saison pendant laquelle le Gabou serait à sec, seul temps propice à ces travaux, les approvisionnements nécessaires et les préparatifs pouvaient se faire de manière à ce que cette importante construction s’élevât rapidement. Mais la préparation de la plaine coûterait au moins, selon Gérard, deux cent mille francs, sans y comprendre ni l’ensemencement ni les plantations. La plaine devait être divisée en compartiments carrés de deux cent cinquante arpents chacun, où le terrain devait être non pas défriché, mais débarrassé de ses plus gros cailloux. Des terrassiers auraient à creuser un grand nombre de fossés et à les empierrer, afin de ne pas laisser se perdre l’eau, et la faire courir ou monter à volonté. Cette entreprise voulait les bras actifs et dévoués de travailleurs consciencieux. Le hasard donnait un terrain sans obstacles, une plaine unie; les eaux, qui offraient dix pieds de chute, pouvaient être distribuées à souhait; rien n’empêchait d’obtenir les plus beaux résultats agricoles en offrant aux yeux ces magnifiques tapis de verdure, l’orgueil et la fortune de la Lombardie, Gérard fit venir du pays où il avait exercé ses fonctions un vieux conducteur expérimenté, nommé Fresquin.
Madame Graslin écrivit donc à Grossetête de lui négocier un emprunt de deux cent cinquante mille francs, garanti par ses inscriptions de rentes, qui, abandonnées pendant six ans, suffiraient, d’après le calcul de Gérard, à payer les intérêts et le capital. Cet emprunt fut conclu dans le courant du mois de mars. Les projets de Gérard, aidé par Fresquin son conducteur, furent alors entièrement terminés, ainsi que les nivellements, les sondages, les observations et les devis. La nouvelle de cette vaste entreprise, répandue dans toute la contrée, avait stimulé la population pauvre. L’infatigable Farrabesche, Colorat, Clousier, le maire de Montégnac, Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient au pays ou à madame Graslin choisirent des travailleurs ou signalèrent des indigents qui méritaient d’être occupés. Gérard acheta pour son compte et pour celui de monsieur Grossetête un millier d’arpents de l’autre côté de la route de Montégnac. Fresquin, le conducteur, prit aussi cinq cents arpents, et fit venir à Montégnac sa femme et ses enfants.
Dans les premiers jours du mois d’avril 1833, monsieur Grossetête vint voir les terrains achetés par Gérard, mais son voyage à Montégnac fut principalement déterminé par l’arrivée de Catherine Curieux que madame Graslin attendait, et venue de Paris par la diligence à Limoges. Il trouva madame Graslin prête à partir pour l’église. Monsieur Bonnet devait dire une messe pour appeler les bénédictions du ciel sur les travaux qui allaient s’ouvrir. Tous les travailleurs, les femmes, les enfants y assistaient.
—Voici votre protégée, dit le vieillard en présentant à Véronique une femme d’environ trente ans, souffrante et faible.
—Vous êtes Catherine Curieux? lui dit madame Graslin.
—Oui, madame.
Véronique regarda Catherine pendant un moment. Assez grande, bien faite et blanche, cette fille avait des traits d’une excessive douceur et que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux. Le tour du visage, la coupe du front offraient une noblesse à la fois auguste et simple qui se rencontre parfois dans la campagne chez les très-jeunes filles, espèce de fleur de beauté que les travaux des champs, les soins continus du ménage, le hâle, le manque de soins enlèvent avec une effrayante rapidité. Son attitude annonçait cette aisance dans les mouvements qui caractérise les filles de la campagne, à laquelle les habitudes involontairement prises à Paris avaient encore donné de la grâce. Restée dans la Corrèze, certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, ses couleurs autrefois vives seraient devenues fortes; mais Paris, en la pâlissant, lui avait conservé sa beauté; la maladie, les fatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de la mélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvres campagnards habitués à une vie presque animale. Sa toilette, pleine de ce goût parisien que toutes les femmes, même les moins coquettes, contractent si promptement, la distinguait encore des paysannes. Dans l’ignorance où elle était de son sort, et incapable de juger madame Graslin, elle se montrait assez honteuse.
—Aimez-vous toujours Farrabesche? lui demanda Véronique, que Grossetête avait laissée seule un instant.
—Oui, madame, répondit-elle en rougissant.
—Pourquoi, si vous lui avez envoyé mille francs pendant le temps qu’a duré sa peine, n’êtes-vous pas venue le retrouver à sa sortie? Y a-t-il chez vous une répugnance pour lui? parlez-moi comme à votre mère. Aviez-vous peur qu’il ne se fût tout à fait vicié, qu’il ne voulût plus de vous?
—Non, madame; mais je ne savais ni lire ni écrire, je servais une vieille dame très-exigeante, elle est tombée malade, on la veillait, j’ai dû la garder. Tout en calculant que le moment de la libération de Jacques approchait, je ne pouvais quitter Paris qu’après la mort de cette dame, qui ne m’a rien laissé, malgré mon dévouement à ses intérêts et à sa personne. Avant de revenir, j’ai voulu me guérir d’une maladie causée par les veilles et par le mal que je me suis donné. Après avoir mangé mes économies, j’ai dû me résoudre à entrer à l’hôpital Saint-Louis, d’où je sors guérie.
—Bien, mon enfant, dit madame Graslin émue de cette explication si simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonné vos parents brusquement, pourquoi vous avez laissé votre enfant, pourquoi vous n’avez pas donné de vos nouvelles, ou fait écrire...
Pour toute réponse, Catherine pleura.
—Madame, dit-elle rassurée par un serrement de main de Véronique, je ne sais si j’ai eu tort, mais il a été au-dessus de mes forces de rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi, mais des autres, j’ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant que Jacques courait ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais lui parti, je me suis sentie sans force: être fille avec un enfant, et pas de mari! La plus mauvaise créature aurait valu mieux que moi. Je ne sais pas ce que je serais devenue si j’avais entendu dire le moindre mot sur Benjamin ou sur son père. Je me serais fait périr moi-même, je serais devenue folle. Mon père ou ma mère, dans un moment de colère, pouvaient me faire un reproche. Je suis trop vive pour supporter une querelle ou une injure, moi qui suis douce! J’ai été bien punie puisque je n’ai pu voir mon enfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sans penser à lui! J’ai voulu être oubliée, et, je l’ai été. Personne n’a pensé à moi. On m’a crue morte, et cependant j’ai bien des fois voulu tout quitter pour venir passer un jour ici, voir mon petit.
—Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le!
Catherine aperçut Benjamin et fut prise comme d’un frisson de fièvre.
—Benjamin, dit madame Graslin, viens embrasser ta mère.
—Ma mère? s’écria Benjamin surpris. Il sauta au cou de Catherine, qui le serra sur elle avec une force sauvage. Mais l’enfant lui échappa et se sauva en criant: —Je vais le quérir.
Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherine qui défaillait, aperçut alors monsieur Bonnet, et ne put s’empêcher de rougir en recevant de son confesseur un regard perçant qui lisait dans son cœur.
—J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle en tremblant, que vous ferez promptement le mariage de Catherine et de Farrabesche. Ne reconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, mon enfant? il vous dira que Farrabesche, depuis son retour, s’est conduit en honnête homme, il a l’estime de tout le pays, et s’il est au monde un endroit où vous puissiez vivre heureux et considérés, c’est à Montégnac. Vous y ferez, Dieu aidant, votre fortune, car vous serez mes fermiers. Farrabesche est redevenu citoyen.
—Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.
En ce moment, Farrabesche arriva traîné par son fils; il resta pâle et sans parole en présence de Catherine et de madame Graslin. Il devinait combien la bienfaisance de l’une avait été active et tout ce que l’autre avait dû souffrir pour n’être pas venue. Véronique emmena le curé, qui, de son côté, voulait l’emmener. Dès qu’ils se trouvèrent assez loin pour n’être pas entendue, monsieur Bonnet regarda fixement sa pénitente et la vit rougissant, elle baissa les yeux comme une coupable.
—Vous dégradez le bien, lui dit-il sévèrement,
—Et comment? répondit-elle en relevant la tête.
—Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, est une passion aussi supérieure à l’amour, que l’humanité, madame, est supérieure à la créature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par la seule force et avec la naïveté de la vertu. Vous retombez de toute la grandeur de l’humanité au culte d’une seule créature! Votre bienfaisance envers Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et des arrière-pensées qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachez vous-même de votre cœur les restes du javelot qu’y a planté l’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos actions de leur valeur. Arriverez-vous donc enfin à cette sainte ignorance du bien que vous faites, et qui est la grâce suprême des actions humaines?
Madame Graslin s’était retournée afin d’essuyer ses yeux, dont les larmes disaient au curé que sa parole attaquait quelque endroit saignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée. Farrabesche, Catherine et Benjamin vinrent pour remercier leur bienfaitrice; mais elle leur fit signe de s’éloigner, et de la laisser avec monsieur Bonnet.
—Voyez comme je les chagrine, lui dit-elle en les lui montrant attristés, et le curé, dont l’âme était tendre, leur fit alors signe de revenir. —Soyez, leur dit-elle, complétement heureux; voici l’ordonnance qui vous rend tous vos droits de citoyen et vous exempte des formalités qui vous humiliaient, ajouta-t-elle en tendant à Farrabesche un papier qu’elle gardait à sa main.
Farrabesche baisa respectueusement la main de Véronique et la regarda d’un œil à la fois tendre et soumis, calme et dévoué que rien ne devait altérer, comme celui du chien fidèle pour son maître.
—Si Jacques a souffert, madame, dit Catherine, dont les beaux yeux souriaient, j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheur qu’il a eu de peine; car, quoi qu’il ait fait, il n’est pas méchant.
Madame Graslin détourna la tête, elle paraissait brisée par l’aspect de cette famille alors heureuse, et monsieur Bonnet la quitta pour aller à l’église, où elle se traîna sur le bras de monsieur Grossetête.
Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture des travaux, que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De la rampe sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetête et monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, surent apercevoir la disposition des quatre premiers chemins que l’on ouvrit, et qui servirent de dépôt aux pierres ramassées. Cinq terrassiers rejetaient les bonnes terres au bord des champs, en déblayant un espace de dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin. De chaque côté, quatre hommes, occupés à creuser le fossé, en mettaient aussi la bonne terre sur le champ en forme de berge. Derrière eux, à mesure que cette berge avançait, deux hommes y pratiquaient des trous et y plantaient des arbres. Dans chaque pièce, trente indigents valides, vingt femmes et quarante filles ou enfants, en tout quatre-vingt-dix personnes, ramassaient les pierres que des ouvriers métraient le long des berges afin de constater la quantité produite par chaque groupe. Ainsi tous les travaux marchaient de front et allaient rapidement, avec des ouvriers choisis et pleins d’ardeur. Grossetête promit à madame Graslin de lui envoyer des arbres et d’en demander pour elle à ses amis. Évidemment, les pépinières du château ne suffiraient pas à de si nombreuses plantations. Vers la fin de la journée, qui devait se terminer par un grand dîner au château, Farrabesche pria madame Graslin de lui accorder un moment d’audience.
—Madame, lui dit-il en se présentant avec Catherine, vous avez eu la bonté de me promettre la ferme du château. En m’accordant une pareille faveur, votre intention est de me donner une occasion de fortune; mais Catherine a sur notre avenir des idées que je viens vous soumettre. Si je fais fortune, il y aura des jaloux, un mot est bientôt dit, je puis avoir des désagréments, je les craindrais, et d’ailleurs Catherine serait toujours inquiète; enfin le voisinage du monde ne nous convient pas. Je viens donc vous demander simplement de nous donner à ferme les terres situées au débouché du Gabou sur les communaux, avec une petite partie de bois au revers de la Roche-Vive. Vous aurez là, vers juillet, beaucoup d’ouvriers, il sera donc alors facile de bâtir une ferme dans une situation favorable, sur une éminence. Nous y serons heureux. Je ferai venir Guépin. Mon pauvre libéré travaillera comme un cheval, je le marierai peut-être. Mon garçon n’est pas un fainéant, personne ne viendra nous regarder dans le blanc des yeux, nous coloniserons ce coin de terre, et je mettrai mon ambition à vous y faire une fameuse ferme. D’ailleurs, j’ai à vous proposer pour fermier de votre grande ferme un cousin de Catherine qui a de la fortune, et qui sera plus capable que moi de conduire une machine aussi considérable que cette ferme-là. S’il plaît à Dieu que votre entreprise réussisse, vous aurez dans cinq ans d’ici entre cinq à six mille bêtes à cornes ou chevaux sur la plaine qu’on défriche, et il faudra certes une forte tête pour s’y reconnaître.
Madame Graslin accorda la demande de Farrabesche en rendant justice au bon sens qui la lui dictait.
Depuis l’ouverture des travaux de la plaine, la vie de madame Graslin prit la régularité d’une vie de campagne. Le matin, elle allait entendre la messe, elle prenait soin de son fils, qu’elle idolâtrait, et venait voir ses travailleurs. Après son dîner, elle recevait ses amis de Montégnac dans son petit salon, situé au premier étage du pavillon de l’horloge. Elle apprit à Roubaud, à Clousier et au curé le whist, que savait Gérard. Après la partie, vers neuf heures, chacun rentrait chez soi. Cette vie douce eut pour seuls événements le succès de chaque partie de la grande entreprise. Au mois de juin, le torrent du Gabou étant à sec, monsieur Gérard s’installa dans la maison du garde. Farrabesche avait déjà fait bâtir sa ferme du Gabou. Cinquante maçons, revenus de Paris, réunirent les deux montagnes par une muraille de vingt pieds d’épaisseur, fondée à douze pieds de profondeur sur un massif en béton. La muraille, d’environ soixante pieds d’élévation, allait en diminuant, elle n’avait plus que dix pieds à son couronnement. Gérard y adossa, du côté de la vallée, un talus en béton, de douze pieds à sa base. Du côté des communaux, un talus semblable recouvert de quelques pieds de terre végétale appuya ce formidable ouvrage, que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieur ménagea, en cas de pluies trop abondantes, un déversoir à une hauteur convenable. La maçonnerie fut poussée dans chaque montagne jusqu’au tuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau ne trouvât aucune issue par les côtés. Ce barrage fut terminé vers le milieu du mois d’août. En même temps, Gérard prépara trois canaux dans les trois principaux vallons, et aucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre de ses devis. Ainsi la ferme du château put être achevée. Les travaux d’irrigation dans la plaine conduits par Fresquin correspondaient au canal tracé par la nature au bas de la chaîne des montagnes du côté de la plaine, et d’où partirent les rigoles d’arrosement. Des vannes furent adaptées aux fossés que l’abondance des cailloux avait permis d’empierrer, afin de tenir dans la plaine les eaux à des niveaux convenables.
Tous les dimanches après la messe, Véronique, l’ingénieur, le curé, le médecin, le maire descendaient par le parc et allaient y voir le mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834 fut très-pluvieux. L’eau des trois sources qui avaient été dirigées vers le torrent et l’eau des pluies convertirent la vallée du Gabou en trois étangs, étagés avec prévoyance afin de créer une réserve pour les grandes sécheresses. Aux endroits où la vallée s’élargissait, Gérard avait profité de quelques monticules pour en faire des îles qui furent plantées en arbres variés. Cette vaste opération changea complétement le paysage; mais il fallait cinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie. «—Le pays était tout nu, disait Farrabesche, et madame vient de l’habiller.»
Depuis ces grands changements, Véronique fut appelée madame dans toute la contrée. Quand les pluies cessèrent, au mois de juin 1834, on essaya les irrigations dans la partie de prairies ensemencées, dont la jeune verdure ainsi nourrie offrit les qualités supérieures des marciti de l’Italie et des prairies suisses. Le système d’arrosement, modelé sur celui des fermes de la Lombardie, mouillait également le terrain, dont la surface était unie comme un tapis. Le nitre des neiges, en dissolution dans ces eaux, contribua sans doute beaucoup à la qualité de l’herbe. L’ingénieur espéra trouver dans les produits quelque analogie avec ceux de la Suisse, pour qui cette substance est, comme on le sait, une source intarissable de richesses. Les plantations sur les bords des chemins, suffisamment humectées par l’eau qu’on laissa dans les fossés, firent de rapides progrès. Aussi, en 1838, cinq ans après l’entreprise de madame Graslin à Montégnac, la plaine inculte, jugée infertile par vingt générations, était-elle verte, productive et entièrement plantée. Gérard y avait bâti cinq fermes de mille arpents chacune, sans compter le grand établissement du château. La ferme de Gérard, celle de Grossetête et celle de Fresquin, qui recevaient le trop-plein des eaux des domaines de madame Graslin, furent élevées sur le même plan et régies par les mêmes méthodes. Gérard se construisit un charmant pavillon dans sa propriété. Quand tout fut terminé, les habitants de Montégnac, sur la proposition du maire enchanté de donner sa démission, nommèrent Gérard maire de la commune.
En 1840, le départ du premier troupeau de bœufs envoyés par Montégnac sur les marchés de Paris, fut l’objet d’une fête champêtre. Les fermes de la plaine élevaient de gros bétail et des chevaux, car on avait généralement trouvé, par le nettoyage du terrain, sept pouces de terre végétale que la dépouille annuelle des arbres, les engrais apportés par le pacage des bestiaux, et surtout l’eau de neige contenue dans le bassin du Gabou, devaient enrichir constamment. Cette année, madame Graslin jugea nécessaire de donner un précepteur à son fils, qui avait onze ans: elle ne voulait pas s’en séparer, et voulait néanmoins en faire un homme instruit. Monsieur Bonnet écrivit au séminaire. Madame Graslin, de son côté, dit quelques mots de son désir et de ses embarras à monseigneur Dutheil, nommé récemment archevêque. Ce fut une grande et sérieuse affaire que le choix d’un homme qui devait vivre pendant au moins neuf ans au château. Gérard s’était déjà offert à montrer les mathématiques à son ami Francis; mais il était impossible de remplacer un précepteur, et ce choix à faire épouvantait d’autant plus madame Graslin, qu’elle sentait chanceler sa santé. Plus les prospérités de son cher Montégnac croissaient, plus elle redoublait les austérités secrètes de sa vie. Monseigneur Dutheil, avec qui elle correspondait toujours, lui trouva l’homme qu’elle souhaitait. Il envoya de son diocèse un jeune professeur de vingt-cinq ans, nommé Ruffin, un esprit qui avait pour vocation l’enseignement particulier; ses connaissances étaient vastes; il avait une âme d’une excessive sensibilité qui n’excluait pas la sévérité nécessaire à qui veut conduire un enfant; chez lui, la piété ne nuisait en rien à la science; enfin il était patient et d’un extérieur agréable. «C’est un vrai cadeau que je vous fais, ma chère fille, écrivit le prélat; ce jeune homme est digne de faire l’éducation d’un prince; aussi compté-je que vous saurez lui assurer un sort, car il sera le père spirituel de votre fils.»
Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amis de madame Graslin, que son arrivée ne dérangea rien aux différentes intimités qui se groupaient autour de cette idole dont les heures et les moments étaient pris par chacun avec une sorte de jalousie.
L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au delà de toutes les espérances. La ferme du Gabou rivalisait avec les fermes de la plaine, et celle du château donnait l’exemple de toutes les améliorations. Les cinq autres fermes, dont le loyer progressif devait atteindre la somme de trente mille francs pour chacune à la douzième année du bail, donnaient alors en tout soixante mille francs de revenu. Les fermiers qui commençaient à recueillir le fruit de leurs sacrifices et de ceux de madame Graslin, pouvaient alors amender les prairies de la plaine, où venaient des herbes de première qualité qui ne craignaient jamais la sécheresse. La ferme du Gabou paya joyeusement un premier fermage de quatre mille francs. Pendant cette année, un homme de Montégnac établit une diligence allant du chef-lieu d’arrondissement à Limoges, et qui partait tous les jours et de Limoges, et du chef-lieu. Le neveu de monsieur Clousier vendit son greffe et obtint la création d’une étude de notaire en sa faveur. L’administration nomma Fresquin percepteur du canton. Le nouveau notaire se bâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac, planta des mûriers dans les terrains qui en dépendaient, et fut l’adjoint de Gérard. L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçut un projet de nature à rendre colossale la fortune de madame Graslin, qui rentra cette année dans la possession des rentes engagées pour solder son emprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, en y jetant les eaux surabondantes du Gabou. Ce canal, qui devait aller gagner la Vienne, permettrait d’exploiter les vingt mille arpents de l’immense forêt de Montégnac, admirablement entretenue par Colorat, et qui, faute de moyens de transport, ne donnait aucun revenu. On pouvait couper mille arpents par année en aménageant à vingt ans, et diriger ainsi sur Limoges de précieux bois de construction. Tel était le projet de Graslin, qui jadis avait peu écouté les plans du curé relativement à la plaine, et s’était beaucoup plus préoccupé de la canalisation de la petite rivière.
CHAPITRE V.
VÉRONIQUE AU TOMBEAU.
Au commencement de l’année suivante, malgré la contenance de madame Graslin, ses amis aperçurent en elle les symptômes avant-coureurs d’une mort prochaine. A toutes les observations de Roubaud, aux questions les plus ingénieuses des plus clairvoyants, Véronique faisait la même réponse: «Elle se portait à merveille.» Mais au printemps, elle alla visiter ses forêts, ses fermes, ses belles prairies en manifestant une joie enfantine qui dénotait en elle de tristes prévisions.
En se voyant forcé d’élever un petit mur en béton depuis le barrage du Gabou jusqu’au parc de Montégnac, le long et au bas de la colline dite de la Corrèze, Gérard avait eu l’idée d’enfermer la forêt de Montégnac et de la réunir au parc. Madame Graslin affecta trente mille francs par an à cet ouvrage, qui exigeait au moins sept années, mais qui soustrairait cette belle forêt aux droits qu’exerce l’Administration sur les bois non clos des particuliers. Les trois étangs de la vallée du Gabou, devaient alors se trouver dans le parc. Chacun de ces étangs, orgueilleusement appelés des lacs, avait son île. Cette année, Gérard avait préparé, d’accord avec Grossetête, une surprise à madame Graslin pour le jour de sa naissance. Il avait bâti dans la plus grande de ces îles, la seconde, une petite chartreuse assez rustique au dehors et d’une parfaite élégance au dedans. L’ancien banquier trempa dans cette conspiration, à laquelle coopérèrent Farrabesche, Fresquin, le neveu de Clousier et la plupart des riches de Montégnac. Grossetête envoya un joli mobilier pour la chartreuse. Le clocher, copié sur celui de Vévay, faisait un charmant effet dans le paysage. Six canots, deux pour chaque étang, avaient été construits, peints et gréés en secret pendant l’hiver par Farrabesche et Guépin, aidés du charpentier de Montégnac. A la mi-mai donc, après le déjeuner que madame Graslin offrait à ses amis, elle fut emmenée par eux à travers le parc, supérieurement dessiné par Gérard qui depuis cinq ans le soignait en architecte et en naturaliste, vers la jolie prairie de la vallée du Gabou, où, sur la rive du premier lac, flottaient les deux canots. Cette prairie, arrosée par quelques ruisseaux clairs, avait été prise au bas du bel amphithéâtre où commence la vallée du Gabou. Les bois défrichés avec art et de manière à produire les plus élégantes masses ou des découpures charmantes à l’œil, embrassaient cette prairie en y donnant un air de solitude doux à l’âme. Gérard avait scrupuleusement rebâti sur une éminence ce chalet de la vallée de Sion qui se trouve sur la route de Brigg et que tous les voyageurs admirent. On devait y loger les vaches et la laiterie du château. De la galerie, on apercevait le paysage créé par l’ingénieur, et que ses lacs rendaient digne des plus jolis sites de la Suisse. Le jour était superbe. Au ciel bleu, pas un nuage; à terre, mille accidents gracieux comme il s’en forme dans ce beau mois de mai. Les arbres plantés depuis dix ans sur les bords: saules pleureurs, saules marceau, des aulnes, des frênes, des blancs de Hollande, des peupliers d’Italie et de Virginie, des épines blanches et roses, des acacias, des bouleaux, tous sujets d’élite, disposés tous comme le voulaient et le terrain et leur physionomie, retenaient dans leurs feuillages quelques vapeurs nées sur les eaux et qui ressemblaient à de légères fumées. La nappe d’eau, claire comme un miroir et calme comme le ciel, réfléchissait les hautes masses vertes de la forêt, dont les cimes nettement dessinées dans la limpide atmosphère, contrastaient avec les bocages d’en bas, enveloppés de leurs jolis voiles. Les lacs, séparés par de fortes chaussées, montraient trois miroirs à reflets différents, dont les eaux s’écoulaient de l’un dans l’autre par de mélodieuses cascades. Ces chaussées formaient des chemins pour aller d’un bord à l’autre sans avoir à tourner la vallée. On apercevait du chalet, par une échappée, le steppe ingrat des communaux crayeux et infertiles qui, vu du dernier balcon, ressemblait à la pleine mer, et qui contrastait avec la fraîche nature du lac et de ses bords. Quand Véronique vit la joie de ses amis qui lui tendaient la main pour la faire monter dans la plus grande des embarcations, elle eut des larmes dans les yeux, et laissa nager en silence jusqu’au moment où elle aborda la première chaussée. En y montant pour s’embarquer sur la seconde flotte, elle aperçut alors la Chartreuse et Grossetête assis sur un banc avec toute sa famille.
—Ils veulent donc me faire regretter la vie? dit-elle au curé.
—Nous voulons vous empêcher de mourir, répondit Clousier.
—On ne rend pas la vie aux morts, répliqua-t-elle.
—Monsieur Bonnet jeta sur sa pénitente un regard sévère qui la fit rentrer en elle-même.
—Laissez-moi seulement prendre soin de votre santé, lui demanda Roubaud d’une voix douce et suppliante, je suis certain de conserver à ce canton sa gloire vivante, et à tous nos amis le lien de leur vie commune.
Véronique baissa la tête et Gérard nagea lentement vers l’île, au milieu de ce lac, le plus large des trois et où le bruit des eaux du premier, alors trop plein, retentissait au loin en donnant une voix à ce délicieux paysage.
—Vous avez bien raison de me faire faire mes adieux à cette ravissante création, dit-elle en voyant la beauté des arbres tous si feuillus qu’ils cachaient les deux rives.
La seule désapprobation que ses amis se permirent fut un morne silence, et Véronique, sur un nouveau regard de monsieur Bonnet, sauta légèrement à terre en prenant un air gai qu’elle ne quitta plus. Redevenue châtelaine, elle fut charmante, et la famille Grossetête reconnut en elle la belle madame Graslin des anciens jours. «—Assurément, elle pouvait vivre encore!» lui dit sa mère à l’oreille. Dans ce beau jour de fête, au milieu de cette sublime création opérée avec les seules ressources de la nature, rien ne semblait devoir blesser Véronique, et cependant elle y reçut son coup de grâce. On devait revenir sur les neuf heures par les prairies, dont les chemins, tous aussi beaux que des routes anglaises ou italiennes, faisaient l’orgueil de l’ingénieur. L’abondance du caillou, mis de côté par masses lors du nettoyage de la plaine, permettait de si bien les entretenir, que depuis cinq ans, elles s’étaient en quelque sorte macadamisées. Les voitures stationnaient au débouché du dernier vallon du côté de la plaine, presque au bas de la Roche-Vive. Les attelages, tous composés de chevaux élevés à Montégnac, étaient les premiers élèves susceptibles d’être vendus, le directeur du haras en avait fait dresser une dizaine pour les écuries du château, et leur essai faisait partie du programme de la fête. A la calèche de madame Graslin, un présent de Grossetête, piaffaient les quatre plus beaux chevaux harnachés avec simplicité. Après le dîner, la joyeuse compagnie alla prendre le café dans un petit kiosque en bois, copié sur l’un de ceux du Bosphore et situé à la pointe de l’île d’où la vue plongeait sur le dernier étang. La maison de Colorat, car le garde, incapable de remplir des fonctions aussi difficiles que celles de garde-général de Montégnac, avait eu la succession de Farrabesche, et l’ancienne maison restaurée formait une des fabriques de ce paysage, terminé par le grand barrage du Gabou qui arrêtait délicieusement les regards sur une masse de végétation riche et vigoureuse.
De là, madame Graslin crut voir son fils Francis aux environs de la pépinière due à Farrabesche; elle le chercha du regard, ne le trouva pas, et monsieur Ruffin le lui montra jouant en effet, le long des bords, avec les enfants des petites-filles de Grossetête. Véronique craignit quelque accident. Sans écouter personne, elle descendit le kiosque, sauta dans une des chaloupes, se fit débarquer sur la chaussée et courut chercher son fils. Ce petit incident fut cause du départ. Le vénérable trisaïeul Grossetête proposa le premier d’aller se promener dans le beau sentier qui longeait les deux derniers lacs en suivant les caprices de ce sol montagneux. Madame Graslin aperçut de loin Francis dans les bras d’une femme en deuil. A en juger par la forme du chapeau, par la coupe des vêtements, cette femme devait être une étrangère. Véronique effrayée appela son fils, qui revint.
—Qui est cette femme? demanda-t-elle aux enfants, et pourquoi Francis vous a-t-il quittés?
—Cette dame l’a appelé par son nom, dit une petite fille.
En ce moment, la Sauviat et Gérard, qui avaient devancé toute la compagnie, arrivèrent.
—Qui est cette femme? mon cher enfant, dit madame Graslin à Francis.
—Je ne la connais pas, dit l’enfant, mais il n’y a que toi et ma grand’mère qui m’embrassiez ainsi. Elle a pleuré, dit-il à l’oreille de sa mère.
—Voulez-vous que je coure après elle? dit Gérard.
—Non, lui répondit madame Graslin avec une brusquerie qui n’était pas dans ses habitudes.
Par une délicatesse qui fut appréciée de Véronique, Gérard emmena les enfants, et alla au-devant de tout le monde en laissant la Sauviat, madame Graslin et Francis seuls.
—Que t’a-t-elle dit? demanda la Sauviat à son petit-fils.
—Je ne sais pas, elle ne parlait pas français.
—Tu n’as rien entendu? dit Véronique.
—Ah! elle a dit à plusieurs reprises, et voilà pourquoi j’ai pu le retenir: dear brother!
Véronique prit le bras de sa mère, et garda son fils à la main; mais elle fit à peine quelques pas, ses forces l’abandonnèrent.
—Qu’a-t-elle? qu’est-il arrivé? demanda-t-on à la Sauviat.
—Oh! ma fille est en danger, dit d’une voix gutturale et profonde la vieille Auvergnate.
Il fallut porter madame Graslin dans sa voiture; elle voulut qu’Aline y montât avec Francis et désigna Gérard pour l’accompagner.
—Vous êtes allé, je crois, en Angleterre? lui dit-elle quand elle eut recouvré ses esprits, et vous savez l’anglais. Que signifient ces mots: dear brother?
—Qui ne le sait? s’écria Gérard. Ça veut dire: cher frère!
Véronique échangea avec Aline et avec la Sauviat un regard qui les fit frémir; mais elles continrent leurs émotions. Les cris de joie de tous ceux qui assistaient au départ des voitures, les pompes du soleil couchant dans les prairies, la parfaite allure des chevaux, les rires de ses amis qui suivaient, le galop que faisaient prendre à leurs montures ceux qui l’accompagnaient à cheval, rien ne tira madame Graslin de sa torpeur; sa mère fit alors hâter le cocher, et leur voiture arriva la première au château. Quand la compagnie y fut réunie, on apprit que Véronique s’était renfermée chez elle et ne voulait voir personne.
—Je crains, dit Gérard à ses amis, que madame Graslin n’ait reçu quelque coup mortel...
—Où? comment? lui demanda-t-on.
—Au cœur, répondit Gérard.
Le surlendemain, Roubaud partit pour Paris; il avait trouvé madame Graslin si grièvement atteinte, que, pour l’arracher à la mort, il allait réclamer les lumières et le secours du meilleur médecin de Paris. Mais Véronique n’avait reçu Roubaud que pour mettre un terme aux importunités de sa mère et d’Aline, qui la suppliaient de se soigner: elle se sentit frappée à mort. Elle refusa de voir monsieur Bonnet, en lui faisant répondre qu’il n’était pas temps encore. Quoique tous ses amis, venus de Limoges pour sa fête, voulussent rester près d’elle, elle les pria de l’excuser si elle ne remplissait pas les devoirs de l’hospitalité; mais elle désirait rester dans la plus profonde solitude. Après le brusque départ de Roubaud, les hôtes du château de Montégnac retournèrent alors à Limoges, moins désappointés que désespérés, car tous ceux que Grossetête avait amenés adoraient Véronique. On se perdit en conjectures sur l’événement qui avait pu causer ce mystérieux désastre.
Un soir, deux jours après le départ de la nombreuse famille des Grossetête, Aline introduisit Catherine dans l’appartement de madame Graslin. La Farrabesche resta clouée à l’aspect du changement qui s’était si subitement opéré chez sa maîtresse, à qui elle voyait un visage presque décomposé.
—Mon Dieu! madame, s’écria-t-elle, quel mal a fait cette pauvre fille! Si nous avions pu le prévoir, Farrabesche et moi nous ne l’aurions jamais reçue; elle vient d’apprendre que madame est malade, et m’envoie dire à madame Sauviat qu’elle désire lui parler.
—Ici! s’écria Véronique. Enfin où est-elle?
—Mon mari l’a conduite au chalet.
—C’est bien, répondit madame Graslin, laissez-nous, et dites à Farrabesche de se retirer. Annoncez à cette dame que ma mère ira la voir, et qu’elle attende.
Quand la nuit fut venue, Véronique, appuyée sur sa mère, chemina lentement à travers le parc jusqu’au chalet. La lune brillait de tout son éclat, l’air était doux, et les deux femmes, visiblement émues, recevaient en quelque sorte des encouragements de la nature. La Sauviat s’arrêtait de moments en moments, et faisait reposer sa fille, dont les souffrances furent si poignantes, que Véronique ne put atteindre que vers minuit au sentier qui descendait des bois dans la prairie en pente, où brillait le toit argenté du chalet. La lueur de la lune donnait à la surface des eaux calmes la couleur des perles. Les bruits menus de la nuit, si retentissants dans le silence, formaient une harmonie suave. Véronique se posa sur le banc du chalet, au milieu du beau spectacle de cette nuit étoilée. Le murmure de deux voix, et le bruit produit sur le sable par les pas de deux personnes encore éloignées, furent apportés par l’eau, qui, dans le silence, traduit les sons aussi fidèlement qu’elle reflète les objets dans le calme. Véronique reconnut à sa douceur exquise l’organe du curé, le frôlement de la soutane et le cri d’une étoffe de soie qui devait être une robe de femme.
—Entrons, dit-elle à sa mère.
La Sauviat et Véronique s’assirent sur une crèche dans la salle basse destinée à être une étable.
—Mon enfant, disait le curé, je ne vous blâme point, vous êtes excusable, mais vous pouvez être la cause d’un malheur irréparable, car elle est l’âme de ce pays.
—Oh! monsieur, je m’en irai dès ce soir, répondit l’étrangère; mais je puis vous le dire, quitter encore une fois mon pays, ce sera mourir. Si j’étais restée une journée de plus dans cet horrible New-York et aux États-Unis, où il n’y a ni espérance, ni foi, ni charité, je serais morte sans avoir été malade. L’air que je respirais me faisait mal dans la poitrine, les aliments ne m’y nourrissaient plus, je mourais en paraissant pleine de vie et de santé. Ma souffrance a cessé dès que j’ai eu le pied sur le vaisseau: j’ai cru être en France. Oh! monsieur, j’ai vu périr de chagrin ma mère et une de mes belles-sœurs. Enfin, mon grand-père Tascheron et ma grand-mère sont morts, morts, mon cher monsieur Bonnet, malgré les prospérités inouïes de Tascheronville. Oui, mon père a fondé un village dans l’État de l’Ohio. Ce village est devenu presque une ville, et le tiers des terres qui en dépendent sont cultivées par notre famille, que Dieu a constamment protégée: nos cultures ont réussi, nos produits sont magnifiques, et nous sommes riches. Aussi avons-nous pu bâtir une église catholique, la ville est catholique, nous n’y souffrons point d’autres cultes, et nous espérons convertir par notre exemple les mille sectes qui nous entourent. La vraie religion est en minorité dans ce triste pays d’argent et d’intérêts où l’âme a froid. Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôt que de faire le moindre tort et causer la plus légère peine à la mère de notre cher Francis. Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moi pendant cette nuit au presbytère, et que je puisse prier sur sa tombe, qui m’a seule attirée ici; car à mesure que je me rapprochais de l’endroit où il est, je me sentais toute autre. Non, je ne croyais pas être si heureuse ici!...
—Eh! bien, dit le curé, partons, venez. Si quelque jour vous pouviez revenir sans inconvénients, je vous écrirai, Denise; mais peut-être cette visite à votre pays vous permettra-t-elle de demeurer là-bas sans souffrir...
—Quitter ce pays, qui maintenant est si beau! Voyez donc ce que madame Graslin a fait du Gabou? dit-elle en montrant le lac éclairé par la lune. Enfin, tous ces domaines seront à notre cher Francis!
—Vous ne partirez pas, Denise, dit madame Graslin en se montrant à la porte de l’étable.
La sœur de Jean-François Tascheron joignit les mains à l’aspect du spectre qui lui parlait. En ce moment, la pâle Véronique, éclairée par la lune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur les ténèbres de la porte ouverte de l’étable. Ses yeux brillaient comme deux étoiles.
—Non, ma fille, vous ne quitterez pas le pays que vous êtes venue revoir de si loin, et vous y serez heureuse, ou Dieu refuserait de seconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doute vous envoie!
Elle prit par la main Denise étonnée, et l’emmena par un sentier vers l’autre rive du lac, en laissant sa mère et le curé qui s’assirent sur le banc.
—Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit la Sauviat.
Quelques instants après, Véronique revint seule, et fut reconduite au château par sa mère et par le curé. Sans doute elle avait conçu quelque projet qui voulait le mystère, car personne dans le pays ne vit Denise et n’entendit parler d’elle. En reprenant le lit, madame Graslin ne le quitta plus; elle alla chaque jour plus mal, et parut contrariée de ne pouvoir se lever, en essayant à plusieurs reprises, mais en vain, de se promener dans le parc. Cependant, quelques jours après cette scène, au commencement du mois de juin, elle fit dans la matinée un effort violent sur elle-même, se leva, voulut s’habiller et se parer comme pour un jour de fête; elle pria Gérard de lui donner le bras, car ses amis venaient tous les jours savoir de ses nouvelles; et quand Aline dit que sa maîtresse voulait se promener, tous accoururent au château. Madame Graslin, qui avait réuni toutes ses forces, les épuisa pour faire cette promenade. Elle accomplit son projet dans un paroxysme de volonté qui devait avoir une funeste réaction.
—Allons au chalet, et seuls, dit-elle à Gérard d’une voix douce et en le regardant avec une sorte de coquetterie. Voici ma dernière escapade, car j’ai rêvé cette nuit que les médecins arrivaient.
—Vous voulez voir vos bois? dit Gérard.
—Pour la dernière fois, reprit-elle; mais j’ai, lui dit-elle d’une voix insinuante, à vous y faire de singulières propositions.
Elle força Gérard à s’embarquer avec elle sur le second lac, où elle se rendit à pied. Quand l’ingénieur, surpris de lui voir faire un pareil trajet, fit mouvoir les rames, elle lui indiqua la Chartreuse comme but du voyage.
—Mon ami, lui dit-elle après une longue pause pendant laquelle elle avait contemplé le ciel, l’eau, les collines, les bords, j’ai la plus étrange demande à vous faire; mais je vous crois homme à m’obéir.
—En tout, sûr que vous ne pouvez rien vouloir que de bien, s’écria-t-il.
—Je veux vous marier, répondit-elle, et vous accomplirez le vœu d’une mourante certaine de faire votre bonheur.
—Je suis trop laid, dit l’ingénieur.
—La personne est jolie, elle est jeune, elle veut vivre à Montégnac, et si vous l’épousez, vous contribuerez à me rendre doux mes derniers moments. Qu’il ne soit pas entre nous question de ses qualités, je vous la donne pour une créature d’élite; et, comme en fait de grâces, de jeunesse, de beauté, la première vue suffit, nous l’allons voir à la Chartreuse. Au retour, vous me direz un non ou un oui sérieux.
Après cette confidence, l’ingénieur accéléra le mouvement des rames, ce qui fit sourire madame Graslin. Denise, qui vivait cachée à tous les regards dans la Chartreuse, reconnut madame Graslin et s’empressa d’ouvrir. Véronique et Gérard entrèrent. La pauvre fille ne put s’empêcher de rougir en rencontrant le regard de l’ingénieur, qui fut agréablement surpris par la beauté de Denise.
—La Curieux ne vous a laissé manquer de rien? lui demanda Véronique.
—Voyez, madame, dit-elle en lui montrant le déjeuner.
—Voici monsieur Gérard de qui je vous ai parlé, reprit Véronique, il sera le tuteur de mon fils, et, après ma mort, vous demeurerez ensemble au château jusqu’à sa majorité.
—Oh! madame, ne parlez pas ainsi.
—Mais regardez-moi, mon enfant, dit-elle à Denise, à qui elle vit aussitôt des larmes dans les yeux. —Elle vient de New-York, dit-elle à Gérard.
Ce fut une manière de mettre le couple en rapport. Gérard fit des questions à Denise, et Véronique les laissa causer en allant regarder le dernier lac du Gabou. Vers six heures, Gérard et Véronique revenaient en bateau vers le chalet.
—Eh! bien? dit-elle en regardant son ami.
—Vous avez ma parole.
—Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devez pas ignorer la circonstance cruelle qui a fait quitter le pays à cette pauvre enfant, ramenée ici par la nostalgie.
—Une faute?
—Oh! non, dit Véronique, vous la présenterais-je? Elle est la sœur d’un ouvrier qui a péri sur l’échafaud...
—Ah! Tascheron, reprit-il, l’assassin du père Pingret...
—Oui, elle est la sœur d’un assassin, répéta madame Graslin avec une profonde ironie, vous pouvez reprendre votre parole.
Elle n’acheva pas, Gérard fut obligé de la porter sur le banc du chalet où elle resta sans connaissance pendant quelques instants. Elle trouva Gérard à ses genoux qui lui dit quand elle rouvrit les yeux: —J’épouserai Denise!
Madame Graslin releva Gérard, lui prit la tête, le baisa sur le front; et, en le voyant étonné de ce remerciement, Véronique lui serra la main et lui dit: —Vous saurez bientôt le mot de cette énigme. Tâchons de regagner la terrasse où nous retrouverons nos amis; il est bien tard, je suis bien faible, et néanmoins je veux faire de loin mes adieux à cette chère plaine!
Quoique la journée eût été d’une insupportable chaleur, les orages qui pendant cette année dévastèrent une partie de l’Europe et de la France, mais qui respectèrent le Limousin, avaient eu lieu dans le bassin de la Loire, et l’air commençait à fraîchir. Le ciel était alors si pur que l’œil saisissait les moindres détails à l’horizon. Quelle parole peut peindre le délicieux concert que produisaient les bruits étouffés du bourg animé par les travailleurs à leur retour des champs? Cette scène, pour être bien rendue, exige à la fois un grand paysagiste et un peintre de la figure humaine. N’y a-t-il pas en effet dans la lassitude de la nature et dans celle de l’homme une entente curieuse et difficile à rendre? La chaleur attiédie d’un jour caniculaire et la raréfaction de l’air donnent alors au moindre bruit fait par les êtres toute sa signification. Les femmes assises à leurs portes en attendant leurs hommes qui souvent ramènent les enfants, babillent entre elles et travaillent encore. Les toits laissent échapper des fumées qui annoncent le dernier repas du jour, le plus gai pour les paysans: après, ils dormiront. Le mouvement exprime alors les pensées heureuses et tranquilles de ceux qui ont achevé leur journée. On entend des chants dont le caractère est bien certainement différent de ceux du matin. En ceci, les villageois imitent les oiseaux, dont les gazouillements, le soir, ne ressemblent en rien à leurs cris vers l’aube. La nature entière chante un hymne au repos, comme elle chante au lever du soleil un hymne d’allégresse. Les moindres actions des êtres animés semblent se teindre alors des douces et harmonieuses couleurs que le couchant jette sur les campagnes et qui prêtent au sable des chemins un caractère placide. Si quelqu’un osait nier l’influence de cette heure, la plus belle du jour, les fleurs le démentiraient en l’enivrant de leurs plus pénétrants parfums, qu’elles exhalent alors et mêlent aux cris les plus tendres des insectes, aux amoureux murmures des oiseaux. Les traînes qui sillonnent la plaine au delà du bourg s’étaient voilées de vapeurs fines et légères. Dans les grandes prairies que partage le chemin départemental, alors ombragé de peupliers, d’acacias et de vernis du Japon, également entre-mêlés, tous si bien venus qu’ils donnaient déjà de l’ombrage, on apercevait les immenses et célèbres troupeaux de haut bétail, parsemés, groupés, les uns ruminant, les autres paissant encore. Les hommes, les femmes, les enfants achevaient les plus jolis travaux de la campagne, ceux de la fenaison. L’air du soir, animé par la subite fraîcheur des orages, apportait les nourrissantes senteurs des herbes coupées et des bottes de foin faites. Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient parfaitement: et ceux, qui craignant l’orage, achevaient en toute hâte des meules autour desquelles les faneuses accouraient avec des fourches chargées, et ceux qui remplissaient les charrettes au milieu des botteleurs, et ceux qui, dans le lointain, fauchaient encore, et celles qui retournaient les longues lignes d’herbes abattues comme des hachures sur les prés pour les faner, et celles qui se pressaient de les mettre en maquets. On entendait les rires de ceux qui jouaient, mêlés aux cris des enfants qui se poussaient sur les tas de foin. On distinguait les jupes roses, ou rouges, ou bleues, les fichus, les jambes nues, les bras des femmes parées toutes de ces chapeaux de paille commune à grands bords, et les chemises des hommes, presque tous en pantalons blancs. Les derniers rayons du soleil poudroyaient à travers les longues lignes des peupliers plantés le long des rigoles qui divisent la plaine en prairies inégales, et caressaient les groupes composés de chevaux, de charrettes, d’hommes, de femmes, d’enfants et de bestiaux. Les gardeurs de bœufs, les bergères commençaient à réunir leurs troupeaux en les appelant au son de cornets rustiques. Cette scène était à la fois bruyante et silencieuse, singulière antithèse qui n’étonnera que les gens à qui les splendeurs de la campagne sont inconnues. Soit d’un côté du bourg, soit de l’autre, des convois de vert fourrage se succédaient. Ce spectacle avait je ne sais quoi d’engourdissant. Aussi Véronique allait-elle silencieuse, entre Gérard et le curé. Quand une brèche faite par une rue champêtre entre les maisons étagées au-dessous de cette terrasse, du presbytère et de l’église, permettait au regard de plonger dans la grande rue de Montégnac, Gérard et monsieur Bonnet apercevaient les yeux des femmes, des hommes, des enfants, enfin tous les groupes tournés vers eux, et suivant, plus particulièrement sans doute madame Graslin. Combien de tendresses, de reconnaissances exprimées par les attitudes! De quelles bénédictions Véronique n’était-elle pas chargée! Avec quelle religieuse attention ces trois bienfaiteurs de tout un pays n’étaient-ils pas contemplés! L’homme ajoutait donc un hymne de reconnaissance à tous les chants du soir. Mais si madame Graslin marchait les yeux attachés sur ces longues et magnifiques nappes vertes, sa création la plus chérie, le prêtre et le maire ne cessaient de regarder les groupes d’en bas, il était impossible de se méprendre à l’expression: la douleur, la mélancolie, les regrets mêlés d’espérances s’y peignaient. Personne à Montégnac n’ignorait que monsieur Roubaud était allé chercher des gens de science à Paris, et que la bienfaitrice de ce canton atteignait au terme d’une maladie mortelle. Dans tous les marchés, à dix lieues à la ronde, les paysans demandaient à ceux de Montégnac: —«Comment va votre bourgeoise?» Ainsi la grande idée de la mort planait sur ce pays, au milieu de ce tableau champêtre. De loin, dans la prairie, plus d’un faucheur en repassant sa faux, plus d’une jeune fille, le bras posé sur sa fourche, plus d’un fermier du haut de sa meule, en apercevant madame Graslin, restait pensif, examinant cette grande femme, la gloire de la Corrèze, et cherchant dans ce qu’il pouvait voir un indice de favorable augure, ou regardant pour l’admirer, poussé par un sentiment qui l’emportait sur le travail. «—Elle se promène, elle va donc mieux!» Ce mot si simple était sur toutes les lèvres. La mère de madame Graslin, assise sur le banc en fer creux que Véronique avait fait mettre au bout de sa terrasse, à l’angle d’où la vue plongeait sur le cimetière à travers la balustrade, étudiait les mouvements de sa fille; elle la regardait marchant, et quelques larmes roulaient dans ses yeux. Initiée aux efforts de ce courage surhumain, elle savait que Véronique en ce moment souffrait déjà les douleurs d’une horrible agonie, et se tenait ainsi debout par une héroïque volonté. Ces larmes, presque rouges, qui firent leur chemin sur ce visage septuagénaire, hâlé, ridé, dont le parchemin ne paraissait devoir plier sous aucune émotion, excitèrent celles du jeune Graslin, que monsieur Ruffin tenait entre ses jambes.
—Qu’as-tu, mon enfant? lui dit vivement son précepteur.
—Ma grand’mère pleure, répondit-il.
Monsieur Ruffin, dont les yeux étaient arrêtés sur madame Graslin qui venait à eux, regarda la mère Sauviat, et reçut une vive atteinte à l’aspect de cette vieille tête de matrone romaine pétrifiée par la douleur et humectée de larmes.
—Madame, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de sortir? dit le précepteur à cette vieille mère que sa douleur muette rendait auguste et sacrée.
Pendant que Véronique venait d’un pas majestueux par une démarche d’une admirable élégance, la Sauviat, poussée par le désespoir de survivre à sa fille, laissa échapper le secret de bien des choses qui excitaient la curiosité.
—Marcher, s’écria-t-elle, et porter un affreux cilice de crin qui lui fait de continuelles piqûres sur la peau!
Cette parole glaça le jeune homme, qui n’avait pu demeurer insensible à la grâce exquise des mouvements de Véronique, et qui frémit en pensant à l’horrible et constant empire que l’âme avait pu conquérir sur le corps. La Parisienne la plus renommée pour l’aisance de sa tournure, pour son maintien et sa démarche, eût été vaincue peut-être en ce moment par Véronique.
—Elle le porte depuis treize ans, elle l’a mis après avoir achevé la nourriture du petit, dit la vieille en montrant le jeune Graslin. Elle a fait des miracles ici; mais si l’on connaissait sa vie, elle pourrait être canonisée. Depuis qu’elle est ici, personne ne l’a vue mangeant, savez-vous pourquoi? Aline lui apporte trois fois par jour un morceau de pain sec sur une grande terrine de cendre et des légumes cuits à l’eau, sans sel, dans un plat de terre rouge, semblable à ceux qui servent à donner la pâtée aux chiens! Oui, voilà comment se nourrit celle qui a donné la vie à ce canton. Elle fait ses prières à genoux sur le bord de son cilice. Sans ces austérités, elle ne saurait avoir, dit-elle, l’air riant que vous lui voyez. Je vous dis cela, reprit la vieille à voix basse, pour que vous le répétiez au médecin que monsieur Roubaud est allé quérir à Paris. En empêchant ma fille de continuer ses pénitences, peut-être la sauverait-on encore, quoique la main de la Mort soit déjà sur sa tête. Voyez! Ah! il faut que je sois bien forte pour avoir résisté depuis quinze ans à toutes ces choses!
Cette vieille femme prit la main de son petit-fils, la leva, se la passa sur le front, sur les joues, comme si cette main enfantine avait le pouvoir d’un baume réparateur; puis elle y mit un baiser plein d’une affection dont le secret appartient aussi bien aux grand-mères qu’aux mères. Véronique était alors arrivée à quelques pas du banc en compagnie de Clousier, du curé, de Gérard. Éclairée par les lueurs douces du couchant, elle resplendissait d’une horrible beauté. Son front jaune sillonné de longues rides amassées les unes au-dessus des autres, comme des nuages, révélaient une pensée fixe au milieu de troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toute couleur, entièrement blanche de la blancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil, offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales. Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. Elle était si complétement détruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-même que comme une vieille femme ressemble à son portrait de jeune fille. L’expression ardente de ses yeux annonçait l’empire despotique exercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut qu’il soit. Chez cette femme, l’âme entraînait la chair comme l’Achille de la poésie profane avait traîné Hector, elle la roulait victorieusement dans les chemins pierreux de la vie, elle l’avait fait tourner pendant quinze années autour de la Jérusalem céleste où elle espérait entrer, non par supercherie, mais au milieu d’acclamations triomphales. Jamais aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africains ne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt d’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir l’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle contemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eût fait l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau du Panormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne caressant la céleste licorne. La religieuse châtelaine, dont le silence était respecté par ses deux compagnons en lui voyant les yeux arrêtés sur les immenses plaines autrefois arides et maintenant fécondes, allait les bras croisés, les yeux fixés à l’horizon sur la route.
Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de sa mère, qui la contemplait comme la mère du Christ a dû regarder son fils en croix, elle leva la main, et montra l’embranchement du chemin de Montégnac sur la grande route.
—Voyez-vous, dit-elle en souriant, cette calèche attelée de quatre chevaux de poste? voilà monsieur Roubaud qui revient. Nous saurons bientôt combien il me reste d’heures à vivre.
—D’heures! dit Gérard.
—Ne vous ai-je pas dit que je faisais ma dernière promenade! répliqua-t-elle à Gérard. Ne suis-je pas venue pour contempler une dernière fois ce beau spectacle dans toute sa splendeur? Elle montra tour à tour le bourg, dont en ce moment la population entière était groupée sur la place de l’église, puis les belles prairies illuminées par les derniers rayons du soleil. —Ah! reprit-elle, laissez-moi voir une bénédiction de Dieu dans l’étrange disposition atmosphérique à laquelle nous avons dû la conservation de notre récolte. Autour de nous, les tempêtes, les pluies, la grêle, la foudre, ont frappé sans relâche ni pitié. Le peuple pense ainsi, pourquoi ne l’imiterais-je pas? J’ai tant besoin de trouver en ceci un bon augure pour ce qui m’attend quand j’aurai fermé les yeux! L’enfant se leva, prit la main de sa mère et la mit sur ses cheveux. Véronique, attendrie par ce mouvement plein d’éloquence, saisit son fils, et avec une force surnaturelle l’enleva, l’assit sur son bras gauche comme s’il eût été encore à la mamelle, l’embrassa et lui dit: —Vois-tu cette terre, mon fils? continue, quand tu seras homme, les œuvres de ta mère.
—Il est un petit nombre d’êtres forts et privilégiés auxquels il est permis de contempler la mort face à face, d’avoir avec elle un long duel, et d’y déployer un courage, une habileté qui frappent d’admiration; vous nous offrez ce terrible spectacle, madame, dit le curé d’une voix grave; mais peut-être manquez-vous de pitié pour nous, laissez-nous au moins espérer que vous vous trompez. Dieu permettra que vous acheviez tout ce que vous avez commencé.
—Je n’ai rien fait que par vous, mes amis, dit-elle. J’ai pu vous être utile, et je ne le suis plus. Tout est vert autour de nous, il n’y a plus rien ici de désolé que mon cœur. Vous le savez, mon cher curé, je ne puis trouver la paix et le pardon que là...
Elle étendit la main sur le cimetière. Elle n’en avait jamais autant dit depuis le jour de son arrivée où elle s’était trouvée mal à cette place. Le curé contempla sa pénitente, et la longue habitude qu’il avait de la pénétrer lui fit comprendre qu’il avait remporté dans cette simple parole un nouveau triomphe. Véronique avait dû prendre horriblement sur elle-même pour rompre après ces douze années le silence par un mot qui disait tant de choses. Aussi le curé joignit-il les mains par un geste plein d’onction qui lui était familier, et regarda-t-il avec une profonde émotion religieuse le groupe que formait cette famille dont tous les secrets avaient passé dans son cœur. Gérard, à qui les mots de paix et de pardon devaient paraître étranges, demeura stupéfait. Monsieur Ruffin, les yeux attachés sur Véronique, était comme stupide. En ce moment la calèche, menée rapidement, fila d’arbre en arbre.
—Ils sont cinq! dit le curé, qui put voir et compter les voyageurs.
—Cinq! reprit monsieur Gérard. En sauront-ils plus à cinq qu’à deux?
—Ah! s’écria madame Graslin, qui s’appuya sur le bras du curé, le Procureur-général y est! Que vient-il faire ici?
—Et papa Grossetête aussi, s’écria le jeune Graslin.
—Madame, dit le curé, qui soutint madame Graslin en l’emmenant à quelques pas, ayez du courage, et soyez digne de vous-même!
—Que veut-il? répondit-elle en allant s’accoter à la balustrade. Ma mère? La vieille Sauviat accourut avec une vivacité qui démentait toutes ses années. —Je le reverrai, dit-elle.
—S’il vient avec monsieur Grossetête, dit le curé, sans doute il n’a que de bonnes intentions.
—Ah! monsieur, ma fille va mourir, s’écria la Sauviat en voyant l’impression que ces paroles produisirent sur la physionomie de sa fille. Son cœur pourra-t-il supporter de si cruelles émotions? Monsieur Grossetête avait jusqu’à présent empêché cet homme de voir Véronique.
Madame Graslin avait le visage en feu.
—Vous le haïssez donc bien? demanda l’abbé Bonnet à sa pénitente.
—Elle a quitté Limoges pour ne pas mettre tout Limoges dans ses secrets, dit la Sauviat épouvantée du rapide changement qui se faisait dans les traits déjà décomposés de madame Graslin.
—Ne voyez-vous pas qu’il empoisonnera les heures qui me restent, et pendant lesquelles je ne dois penser qu’au ciel; il me cloue à la terre, cria Véronique.
Le curé reprit le bras de madame Graslin et la contraignit à faire quelques pas avec lui; quand ils furent seuls, il la contempla en lui jetant un de ces regards angéliques par lesquels il calmait les plus violents mouvements de l’âme.
—S’il en est ainsi, lui dit-il, comme votre confesseur, je vous ordonne de le recevoir, d’être bonne et affectueuse pour lui, de quitter ce vêtement de colère, et de lui pardonner comme Dieu vous pardonnera. Il y a donc encore un reste de passion dans cette âme que je croyais purifiée. Brûlez ce dernier grain d’encens sur l’autel de la pénitence, sinon tout serait mensonge en vous.
—Il y avait encore cet effort à faire, il est fait, répondit-elle en s’essuyant les yeux. Le démon habitait ce dernier pli de mon cœur, et Dieu, sans doute, a mis au cœur de monsieur de Grandville la pensée qui l’envoie ici. Combien de fois Dieu me frappera-t-il donc encore? s’écria-t-elle.
Elle s’arrêta comme pour faire une prière mentale, elle revint vers la Sauviat, et lui dit à voix basse: —Ma chère mère, soyez douce et bonne pour monsieur le Procureur-général.
La vieille Auvergnate laissa échapper un frisson de fièvre.
—Il n’y a plus d’espoir, dit-elle en saisissant la main du curé.
En ce moment, la calèche annoncée par le fouet du postillon montait la rampe; la grille était ouverte, la voiture entra dans la cour, et les voyageurs vinrent aussitôt sur la terrasse. C’était l’illustre archevêque Dutheil, venu pour sacrer monseigneur Gabriel de Rastignac; le Procureur-général, monsieur Grossetête, et monsieur Roubaud qui donnait le bras à l’un des plus célèbres médecins de Paris, Horace Bianchon.
—Soyez les bien-venus, dit Véronique à ses hôtes. Et vous particulièrement, reprit-elle en tendant la main au Procureur-général, qui lui donna une main qu’elle serra.
L’étonnement de monsieur Grossetête, de l’archevêque et de la Sauviat, fut si grand qu’il l’emporta sur la profonde discrétion acquise qui distingue les vieillards. Tous trois s’entre-regardèrent!...
—Je comptais sur l’intervention de monseigneur, répondit monsieur de Grandville, et sur celle de mon ami monsieur Grossetête, pour obtenir de vous un favorable accueil. C’eût été pour toute ma vie un chagrin que de ne pas vous avoir revue.
—Je remercie celui qui vous a conduit ici, répondit-elle en regardant le comte de Grandville pour la première fois depuis quinze ans. Je vous en ai voulu beaucoup pendant longtemps, mais j’ai reconnu l’injustice de mes sentiments à votre égard, et vous saurez pourquoi, si vous demeurez jusqu’après demain à Montégnac. —Monsieur, dit-elle en se tournant vers Horace Bianchon et le saluant, confirmera sans doute mes appréhensions. —C’est Dieu qui vous envoie, monseigneur, dit-elle en s’inclinant devant l’archevêque. Vous ne refuserez pas à notre vieille amitié de m’assister dans mes derniers moments. Par quelle faveur ai-je autour de moi tous les êtres qui m’ont aimée et soutenue dans la vie!
Au mot aimée elle se tourna par une gracieuse attention vers monsieur de Grandville, que cette marque d’affection toucha jusqu’aux larmes. Le silence le plus profond régnait dans cette assemblée. Les deux médecins se demandaient par quel sortilége cette femme se tenait debout en souffrant ce qu’elle devait souffrir. Les trois autres furent si effrayés des changements que la maladie avait produits en elle, qu’ils ne se communiquaient leurs pensées que par les yeux.
—Permettez, dit-elle avec sa grâce habituelle, que j’aille avec ces messieurs, l’affaire est urgente.
Elle salua tous ses hôtes, donna un bras à chaque médecin, se dirigea vers le château, en marchant avec une peine et une lenteur qui révélaient une catastrophe prochaine.
—Monsieur Bonnet, dit l’archevêque en regardant le curé, vous avez opéré des prodiges.
—Non pas moi, mais Dieu, monseigneur! répondit-il.
—On la disait mourante, s’écria monsieur Grossetête, mais elle est morte, il n’y a plus qu’un esprit...
—Une âme, dit monsieur Gérard.
—Elle est toujours la même, s’écria le Procureur-général.
—Elle est stoïque à la manière des anciens du Portique, dit le précepteur.
Ils allèrent tous en silence le long de la balustrade, regardant le paysage où les feux du soleil couchant jetaient des clartés du plus beau rouge.
—Pour moi qui ai vu ce pays il y a treize ans, dit l’archevêque en montrant les plaines fertiles, la vallée et la montagne de Montégnac, ce miracle est aussi extraordinaire que celui dont je viens d’être témoin; car comment laissez-vous madame Graslin debout? elle devrait être couchée.
—Elle l’était, dit la Sauviat. Après dix jours pendant lesquels elle n’a pas quitté le lit, elle a voulu se lever pour voir une dernière fois le pays.
—Je comprends qu’elle ait désiré faire ses adieux à sa création, dit monsieur de Grandville, mais elle risquait d’expirer sur cette terrasse.
—Monsieur Roubaud nous avait recommandé de ne pas la contrarier, dit la Sauviat.
—Quel prodige! s’écria l’archevêque, dont les yeux ne se lassaient pas d’errer sur le paysage. Elle a ensemencé le désert! Mais nous savons, monsieur, ajouta-t-il en regardant Gérard, que votre science et vos travaux y sont pour beaucoup.
—Nous n’avons été que ses ouvriers, répondit le maire, oui, nous ne sommes que des mains, elle est la pensée!
La Sauviat quitta le groupe pour aller savoir la décision du médecin de Paris.
—Il nous faudra de l’héroïsme, dit le Procureur-général à l’archevêque et au curé, pour être témoins de cette mort.
—Oui, dit monsieur Grossetête; mais on doit faire de grandes choses pour une telle amie.
Après quelques tours et retours faits par ces personnes toutes en proie aux plus graves pensées, ils virent venir à eux deux fermiers de madame Graslin qui se dirent envoyés par tout le bourg, en proie à une douloureuse impatience de connaître la sentence prononcée par le médecin de Paris.
—On consulte, et nous ne savons rien encore, mes amis, leur répondit l’archevêque.
Monsieur Roubaud accourut alors, et son pas précipité fit hâter celui de chacun.
—Hé! bien? lui dit le maire.
—Elle n’a pas quarante-huit heures à vivre, répondit monsieur Roubaud. En mon absence, le mal est arrivé à tout son développement; monsieur Bianchon ne comprend pas comment elle a pu marcher. Ces phénomènes si rares sont toujours dus à une grande exaltation. Ainsi, messieurs, dit le médecin à l’archevêque et au curé, elle vous appartient, la science est inutile, et mon illustre confrère pense que vous avez à peine le temps nécessaire à vos cérémonies.
—Allons dire les prières de quarante heures, dit le curé à ses paroissiens en se retirant. Sa Grandeur daignera sans doute conférer les derniers sacrements?
L’archevêque inclina la tête, il ne put rien dire, ses yeux étaient pleins de larmes. Chacun s’assit, s’accouda, s’appuya sur la balustrade, et resta enseveli dans ses pensées. Les cloches de l’église envoyèrent quelques volées tristes. On entendit alors les pas de toute une population qui se précipitait vers le porche. Les lueurs des cierges allumés percèrent à travers les arbres du jardin de monsieur Bonnet, les chants détonnèrent. Il ne régna plus sur les campagnes que les rouges lueurs du crépuscule, tous les chants d’oiseaux avaient cessé. La rainette seule jetait sa note longue, claire et mélancolique.
—Allons faire mon devoir, dit l’archevêque qui marcha d’un pas lent et comme accablé.
La consultation avait eu lieu dans le grand salon du château. Cette immense pièce communiquait avec une chambre d’apparat meublée en damas rouge, où le fastueux Graslin avait déployé la magnificence des financiers. Véronique n’y était pas entrée six fois en quatorze ans, les grands appartements lui étaient complétement inutiles, elle n’y avait jamais reçu; mais l’effort qu’elle venait de faire pour accomplir sa dernière obligation et pour dompter sa dernière révolte lui avait ôté ses forces, elle ne put monter chez elle. Quand l’illustre médecin eut pris la main à la malade et tâté le pouls, il regarda monsieur Roubaud en lui faisant un signe; à eux deux, ils la prirent et la portèrent sur le lit de cette chambre, Aline ouvrit brusquement les portes. Comme tous les lits de parade, ce lit n’avait pas de draps, les deux médecins déposèrent madame Graslin sur le couvre-pied de damas rouge et l’y étendirent. Roubaud ouvrit les fenêtres, poussa les persiennes et appela. Les domestiques, la vieille Sauviat accoururent. On alluma les bougies jaunies des candélabres.
—Il est dit, s’écria la mourante en souriant, que ma mort sera ce qu’elle doit être pour une âme chrétienne: une fête! Pendant la consultation, elle dit encore: —Monsieur le Procureur-général a fait son métier, je m’en allais, il m’a poussée... La vieille mère regarda sa fille en se mettant un doigt sur les lèvres. —Ma mère, je parlerai, lui répondit Véronique. Voyez! le doigt de Dieu est en tout ceci: je vais expirer dans une chambre rouge.
La Sauviat sortit épouvantée de ce mot: —Aline, dit-elle, elle parle, elle parle!
—Ah! madame n’a plus son bon sens, s’écria la fidèle femme de chambre qui apportait des draps. Allez chercher monsieur le curé, madame.
—Il faut déshabiller votre maîtresse, dit Bianchon à la femme de chambre quand elle entra.
—Ce sera bien difficile, madame est enveloppée d’un cilice de crin.
—Comment! au dix-neuvième siècle, s’écria le grand médecin, il se pratique encore de semblables horreurs!
—Madame Graslin ne m’a jamais permis de lui palper l’estomac, dit monsieur Roubaud. Je n’ai rien pu savoir de sa maladie que par l’état du visage, par celui du pouls, et par des renseignements que j’obtenais de sa mère et de sa femme de chambre.
On avait mis Véronique sur un canapé pendant qu’on lui arrangeait le lit de parade placé au fond de cette chambre. Les médecins causaient à voix basse. La Sauviat et Aline firent le lit. Le visage des deux Auvergnates était effrayant à voir, elles avaient le cœur percé par cette idée: Nous faisons son lit pour la dernière fois, elle va mourir là! La consultation ne fut pas longue. Avant tout, Bianchon exigea qu’Aline et la Sauviat coupassent d’autorité, malgré la malade, le cilice de crin et lui missent une chemise. Les deux médecins allèrent dans le salon pendant cette opération. Quand Aline passa, tenant ce terrible instrument de pénitence enveloppé d’une serviette, elle leur dit: —Le corps de madame n’est qu’une plaie!
Les deux docteurs rentrèrent.
—Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon, madame, dit Bianchon après quelques demandes auxquelles Véronique répondit avec clarté, vous conservez votre esprit et vos facultés dans la dernière période de la maladie où l’empereur avait perdu sa rayonnante intelligence. D’après ce que je sais de vous, je dois vous dire la vérité.
—Je vous la demande à mains jointes, dit-elle; vous avez le pouvoir de mesurer ce qui me reste de forces, et j’ai besoin de toute ma vie pour quelques heures.
—Ne pensez donc maintenant qu’à votre salut, dit Bianchon.
—Si Dieu me fait la grâce de me laisser mourir tout entière, répondit-elle avec un sourire céleste, croyez que cette faveur est utile à la gloire de son Église. Ma présence d’esprit est nécessaire pour accomplir une pensée de Dieu, tandis que Napoléon avait accompli toute sa destinée.
Les deux médecins se regardaient avec étonnement, en écoutant ces paroles prononcées aussi aisément que si madame Graslin eût été dans son salon.
—Ah! voilà le médecin qui va me guérir, dit-elle en voyant entrer l’archevêque.
Elle rassembla ses forces pour se mettre sur son séant, pour saluer gracieusement monsieur Bianchon, et le prier d’accepter autre chose que de l’argent pour la bonne nouvelle qu’il venait de lui donner; elle dit quelques mots à l’oreille de sa mère, qui emmena le médecin; puis elle ajourna l’archevêque jusqu’au moment où le curé viendrait, et manifesta le désir de prendre un peu de repos. Aline veilla sa maîtresse. A minuit, madame Graslin s’éveilla, demanda l’archevêque et le curé, que sa femme de chambre lui montra priant pour elle. Elle fit un signe pour renvoyer sa mère et la servante, et, sur un nouveau signe, les deux prêtres vinrent à son chevet.
—Monseigneur, et vous, monsieur le curé, je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez. Vous le premier, monseigneur, vous avez jeté votre coup d’œil dans ma conscience, vous y avez lu presque tout mon passé, et ce que vous y avez entrevu vous a suffi. Mon confesseur, cet ange que le ciel a mis près de moi, sait quelque chose de plus: j’ai dû lui tout avouer. Vous de qui l’intelligence est éclairée par l’esprit de l’Église, je veux vous consulter sur la manière dont, en vraie chrétienne, je dois quitter la vie. Vous, austères et saints esprits, croyez-vous que si le ciel daigne pardonner au plus entier, au plus profond repentir qui jamais ait agité une âme coupable, pensez-vous que j’aie satisfait à tous mes devoirs ici-bas?
—Oui, dit l’archevêque, oui, ma fille.
—Non, mon père, non, dit-elle en se dressant et jetant des éclairs par les yeux. Il est, à quelques pas d’ici une tombe où gît un malheureux qui porte le poids d’un horrible crime, il est dans cette somptueuse demeure une femme que couronne une renommée de bienfaisance et de vertu. Cette femme, on la bénit! Ce pauvre jeune homme, on le maudit! Le criminel est accablé de réprobation, et je jouis de l’estime générale; je suis pour la plus grande partie dans le forfait, il est pour beaucoup dans le bien qui me vaut tant de gloire et de reconnaissance; fourbe que je suis, j’ai les mérites, et, martyr de sa discrétion, il est couvert de honte! Je mourrai dans quelques heures, voyant tout un canton me pleurer, tout un département célébrer mes bienfaits, ma piété, mes vertus; tandis qu’il est mort au milieu des injures, à la vue de toute une population accourue en haine des meurtriers! Vous, mes juges, vous êtes indulgents; mais j’entends moi-même une voix impérieuse qui ne me laisse aucun repos. Ah! la main de Dieu, moins douce que la vôtre, m’a frappée de jour en jour, comme pour m’avertir que tout n’était pas expié. Mes fautes ne seront rachetées que par un aveu public. Il est heureux, lui! Criminel, il a donné sa vie avec ignominie à la face du ciel et de la terre. Et moi, je trompe encore le monde comme j’ai trompé la justice humaine. Il n’est pas un hommage qui ne m’ait insultée, pas un éloge qui n’ait été brûlant pour mon cœur. Ne voyez-vous pas, dans l’arrivée ici du Procureur-général, un commandement du ciel d’accord avec la voix qui me crie: Avoue!
Les deux prêtres, le prince de l’Église comme l’humble curé, ces deux grandes lumières tenaient les yeux baissés et gardaient le silence. Les juges étaient trop émus par la grandeur et par la résignation du coupable pour pouvoir prononcer un arrêt.
—Mon enfant, dit l’archevêque en relevant sa belle tête macérée par les coutumes de sa pieuse vie, vous allez au delà des commandements de l’Église. La gloire de l’Église est de faire concorder ses dogmes avec les mœurs de chaque temps: elle est destinée à traverser les siècles des siècles en compagnie de l’Humanité. La confession secrète a, selon ses décisions, remplacé la confession publique. Cette substitution a fait la loi nouvelle. Les souffrances que vous avez endurées suffisent. Mourez en paix: Dieu vous a bien entendue.
—Mais le vœu de la criminelle n’est-il pas conforme aux lois de la première Église qui a enrichi le ciel d’autant de saints, de martyrs et de confesseurs qu’il y a d’étoiles au firmament? reprit-elle avec véhémence. Qui a écrit: Confessez-vous les uns aux autres? n’est-ce pas les disciples immédiats de notre Sauveur? Laissez-moi confesser publiquement ma honte, à genoux. Ce sera le redressement de mes torts envers le monde, envers une famille proscrite et presque éteinte par ma faute. Le monde doit apprendre que mes bienfaits ne sont pas une offrande, mais une dette. Si plus tard, après moi, quelque indice m’arrachait le voile menteur qui me couvre?... Ah! cette idée avance pour moi l’heure suprême.
—Je vois en ceci des calculs, mon enfant, dit gravement l’archevêque. Il y a encore en vous des passions bien fortes, celle que je croyais éteinte est...
—Oh! je vous le jure, monseigneur, dit-elle en interrompant le prélat et lui montrant des yeux fixes d’horreur, mon cœur est aussi purifié que peut l’être celui d’une femme coupable et repentante: il n’y a plus en tout moi que la pensée de Dieu.
—Laissons, monseigneur, son cours à la justice céleste, dit le curé d’une voix attendrie. Voici quatre ans que je m’oppose à cette pensée, elle est la cause des seuls débats qui se soient élevés entre ma pénitente et moi. J’ai vu jusqu’au fond de cette âme, la terre n’y a plus aucun droit. Si les pleurs, les gémissements, les contritions de quinze années ont porté sur une faute commune à deux êtres, ne croyez pas qu’il y ait eu la moindre volupté dans ces longs et terribles remords. Le souvenir n’a point mêlé ses flammes à celles de la plus ardente pénitence. Oui, tant de larmes ont éteint un si grand feu. Je garantis, dit-il en étendant sa main sur la tête de madame Graslin et en laissant voir des yeux humides, je garantis la pureté de cette âme archangélique. D’ailleurs, j’entrevois dans ce désir la pensée d’une réparation envers une famille absente que Dieu semble avoir représentée ici par un de ces événements où sa Providence éclate.
Véronique prit au curé sa main tremblante et la baisa.
—Vous m’avez été bien souvent rude, cher pasteur, mais en ce moment je découvre où vous renfermiez votre douceur apostolique! Vous, dit-elle en regardant l’archevêque, vous, le chef suprême de ce coin du royaume de Dieu, soyez en ce moment d’ignominie mon soutien. Je m’inclinerai la dernière des femmes, vous me relèverez pardonnée, et, peut-être, l’égale de celles qui n’ont point failli.
L’archevêque demeura silencieux, occupé sans doute à peser toutes les considérations que son œil d’aigle apercevait.
—Monseigneur, dit alors le curé, la religion a reçu de fortes atteintes. Ce retour aux anciens usages, nécessité par la grandeur de la faute et du repentir, ne sera-t-il pas un triomphe dont il nous sera tenu compte?
—On dira que nous sommes des fanatiques! On dira que nous avons exigé cette cruelle scène. Et il retomba dans ses méditations.
En ce moment, Horace Bianchon et Roubaud entrèrent après avoir frappé. Quand la porte s’ouvrit, Véronique aperçut sa mère, son fils et tous les gens de sa maison en prières. Les curés de deux paroisses voisines étaient venus assister monsieur Bonnet, et peut-être aussi saluer le grand prélat, que le clergé français portait unanimement aux honneurs du cardinalat, en espérant que la lumière de son intelligence, vraiment gallicane, éclairerait le sacré collége. Horace Bianchon repartait pour Paris; il venait dire adieu à la mourante, et la remercier de sa munificence. Il vint à pas lents, devinant, à l’attitude des deux prêtres, qu’il s’agissait de la plaie du cœur qui avait déterminé celle du corps. Il prit la main de Véronique, la posa sur le lit et lui tâta le pouls. Ce fut une scène que le silence le plus profond, celui d’une nuit d’été dans la campagne, rendit solennelle. Le grand salon, dont la porte à deux battants restait ouverte, était illuminé pour éclairer la petite assemblée des gens qui priaient, tous à genoux, moins les deux prêtres assis et lisant leur bréviaire. De chaque côté de ce magnifique lit de parade, étaient le prélat dans son costume violet, le curé, puis les deux hommes de la Science.
—Elle est agitée jusque dans la mort! dit Horace Bianchon, qui, semblable à tous les hommes d’un immense talent, avait la parole souvent aussi grande que l’étaient les choses auxquelles il assistait.
L’archevêque se leva, comme poussé par un élan intérieur; il appela monsieur Bonnet en se dirigeant vers la porte, ils traversèrent la chambre, le salon, et sortirent sur la terrasse, où ils se promenèrent pendant quelques instants. Au moment où ils revinrent après avoir discuté ce cas de discipline ecclésiastique, Roubaud venait à leur rencontre.
—Monsieur Bianchon m’envoie vous dire de vous presser, madame Graslin se meurt dans une agitation étrangère aux douleurs excessives de la maladie.
L’archevêque hâta le pas et dit en entrant à madame Graslin, qui le regardait avec anxiété: —Vous serez satisfaite!
Bianchon tenait toujours le pouls de la malade, il laissa échapper un mouvement de surprise, et jeta un coup d’œil sur Roubaud et sur les deux prêtres.
—Monseigneur, ce corps n’est plus de notre domaine, votre parole a mis la vie là où il y avait la mort. Vous feriez croire à un miracle.
—Il y a longtemps que madame est tout âme! dit Roubaud, que Véronique remercia par un regard.
En ce moment un sourire où se peignait le bonheur que lui causait la pensée d’une expiation complète rendit à sa figure l’air d’innocence qu’elle eut à dix-huit ans. Toutes les agitations inscrites en rides effrayantes, les couleurs sombres, les marques livides, tous les détails qui rendaient cette tête si horriblement belle naguère, quand elle exprimait seulement la douleur, enfin les altérations de tout genre disparurent; il semblait à tous que jusqu’alors Véronique avait porté un masque, et que ce masque tombait. Pour la dernière fois s’accomplissait l’admirable phénomène par lequel le visage de cette créature en expliquait la vie et les sentiments. Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. Elle fut ce qu’elle était quand Limoges l’appelait la belle madame Graslin. L’amour de Dieu se montrait plus puissant encore que ne l’avait été l’amour coupable, l’un mit jadis en relief les forces de la vie, l’autre écartait toutes les défaillances de la mort. On entendit un cri étouffé; la Sauviat se montra, elle bondit jusqu’au lit en disant: —«Je revois donc enfin mon enfant!» L’expression de cette vieille femme en prononçant ces deux mots mon enfant, rappela si vivement la première innocence des enfants, que les spectateurs de cette belle mort détournèrent tous la tête pour cacher leur émotion. L’illustre médecin prit la main de madame Graslin, la baisa, puis il partit. Le bruit de sa voiture retentit au milieu du silence de la campagne, en disant qu’il n’y avait aucune espérance de conserver l’âme de ce pays. L’archevêque, le curé, le médecin, tous ceux qui se sentirent fatigués allèrent prendre un peu de repos, quand madame Graslin s’endormit elle-même pour quelques heures. Car elle s’éveilla dès l’aube en demandant qu’on ouvrît ses fenêtres. Elle voulait voir le lever de son dernier soleil.
A dix heures du matin, l’archevêque, revêtu de ses habits pontificaux, vint dans la chambre de madame Graslin. Le prélat eut, ainsi que monsieur Bonnet, une si grande confiance en cette femme, qu’ils ne lui firent aucune recommandation sur les limites entre lesquelles elle devait renfermer ses aveux. Véronique aperçut alors un clergé plus nombreux que ne le comportait l’église de Montégnac, car celui des communes voisines s’y était joint. Monseigneur allait être assisté par quatre curés. Les magnifiques ornements, offerts par madame Graslin à sa chère paroisse, donnaient un grand éclat à cette cérémonie. Huit enfants de chœur, dans leur costume rouge et blanc, se rangèrent sur deux files, à partir du lit jusque dans le salon, tenant tous un de ces énormes flambeaux de bronze doré que Véronique avait fait venir de Paris. La croix et la bannière de l’église étaient tenues de chaque côté de l’estrade par deux sacristains en cheveux blancs. Grâce au dévouement des gens, on avait placé près de la porte du salon l’autel en bois pris dans la sacristie, orné, préparé pour que monseigneur pût y dire la messe. Madame Graslin fut touchée de ces soins que l’Église accorde seulement aux personnes royales. Les deux battants de la porte qui donnait sur la salle à manger étaient ouverts, elle put voir le rez-de-chaussée de son château rempli par une grande partie de la population. Les amis de cette femme avaient pourvu à tout, car le salon était exclusivement occupé par les gens de sa maison. En avant et groupés devant la porte de sa chambre, se trouvaient les amis et les personnes sur la discrétion desquelles on pouvait compter. Messieurs Grossetête, de Grandville, Roubaud, Gérard, Clousier, Ruffin, se placèrent au premier rang. Tous devaient se lever et se tenir debout pour empêcher ainsi la voix de la pénitente d’être écoutée par d’autres que par eux. Il y eut d’ailleurs une circonstance heureuse pour la mourante: les pleurs de ses amis étouffèrent ses aveux. En tête de tous, deux personnes offraient un horrible spectacle. La première était Denise Tascheron: ses vêtements étrangers, d’une simplicité quakerienne, la rendaient méconnaissable à ceux du village qui la pouvaient apercevoir; mais elle était, pour l’autre personne, une connaissance difficile à oublier, et son apparition fut un horrible trait de lumière. Le Procureur-général entrevit la vérité; le rôle qu’il avait joué auprès de madame Graslin, il le devina dans toute son étendue. Moins dominé que les autres par la question religieuse, en sa qualité d’enfant du dix-neuvième siècle, le magistrat eut au cœur une féroce épouvante, car il put alors contempler le drame de la vie intérieure de Véronique à l’hôtel Graslin, pendant le procès Tascheron. Cette tragique époque reparut tout entière à son souvenir, éclairée par les deux yeux de la vieille Sauviat, qui, allumés par la haine, tombaient sur lui comme deux jets de plomb fondu; cette vieille, debout à dix pas de lui, ne lui pardonnait rien. Cet homme, qui représentait la Justice humaine éprouva des frissons. Pâle, atteint dans son cœur, il n’osa jeter les yeux sur le lit où la femme qu’il avait tant aimée, livide sous la main de la Mort, tirait sa force, pour dompter l’agonie, de la grandeur même de sa faute; et le sec profil de Véronique, nettement dessiné en blanc sur le damas rouge, lui donna le vertige. A onze heures la messe commença. Quand l’épître eut été lue par le curé de Vizay, l’archevêque quitta sa dalmatique et se plaça au seuil de la porte.
—Chrétiens rassemblés ici pour assister à la cérémonie de l’Extrême-Onction que nous allons conférer à la maîtresse de cette maison, dit-il, vous qui joignez vos prières à celles de l’Église afin d’intercéder pour elle auprès de Dieu et obtenir son salut éternel, apprenez qu’elle ne s’est pas trouvée digne, à cette heure suprême, de recevoir le saint-viatique sans avoir fait, pour l’édification de son prochain, la confession publique de la plus grande de ses fautes. Nous avons résisté à son pieux désir, quoique cet acte de contrition ait été pendant long-temps en usage dans les premiers jours du christianisme; mais comme cette pauvre femme nous a dit qu’il s’agissait en ceci de la réhabilitation d’un malheureux enfant de cette paroisse, nous la laissons libre de suivre les inspirations de son repentir.
Après ces paroles dites avec une onctueuse dignité pastorale, l’archevêque se retourna pour faire place à Véronique. La mourante apparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandes et vénérables images: ne tenait-elle pas son corps de la Maternité, son âme de sa mère spirituelle, l’Église? Elle se mit à genoux sur un coussin, joignit les mains, et se recueillit pendant quelques instants pour puiser en elle-même à quelque source épanchée du ciel la force de parler. En ce moment, le silence eut je ne sais quoi d’effrayant. Nul n’osait regarder son voisin. Tous les yeux étaient baissés. Cependant le regard de Véronique, quand elle leva les yeux, rencontra celui du Procureur-général, et l’expression de ce visage devenu blanc la fit rougir.
—Je ne serais pas morte en paix, dit Véronique d’une voix altérée, si j’avais laissé de moi la fausse image que chacun de vous qui m’écoutez a pu s’en faire. Vous voyez en moi une grande criminelle qui se recommande à vos prières, et qui cherche à se rendre digne de pardon par l’aveu public de sa faute. Cette faute fut si grave, elle eut des suites si fatales qu’aucune pénitence ne la rachètera peut-être. Mais plus j’aurai subi d’humiliations sur cette terre, moins j’aurai sans doute à redouter de colère dans le royaume céleste où j’aspire. Mon père, qui avait tant de confiance en moi, recommanda, voici bientôt vingt ans, à mes soins un enfant de cette paroisse, chez lequel il avait reconnu l’envie de se bien conduire, une aptitude à l’instruction et d’excellentes qualités. Cet enfant est le malheureux Jean-François Tascheron, qui s’attacha dès lors à moi comme à sa bienfaitrice. Comment l’affection que je lui portais devint-elle coupable? C’est ce que je crois être dispensée d’expliquer. Peut-être verrait-on les sentiments les plus purs qui nous font agir ici-bas détournés insensiblement de leur pente par des sacrifices inouïs, par des raisons tirées de notre fragilité, par une foule de causes qui paraîtraient diminuer l’étendue de ma faute. Que les plus nobles affections aient été mes complices, en suis-je moins coupable? J’aime mieux avouer que, moi qui par l’éducation, par ma situation dans le monde, pouvais me croire supérieure à l’enfant que me confiait mon père, et de qui je me trouvais séparée par la délicatesse naturelle à notre sexe, j’ai fatalement écouté la voix du démon. Je me suis bientôt trouvée beaucoup trop la mère de ce jeune homme pour être insensible à sa muette et délicate admiration. Lui seul, le premier, m’appréciait à ma valeur. Peut-être ai-je moi-même été séduite par d’horribles calculs: j’ai songé combien serait discret un enfant qui me devait tout, et que le hasard avait placé si loin de moi quoique nous fussions égaux par notre naissance. Enfin, j’ai trouvé dans ma renommée de bienfaisance et dans mes pieuses occupations un manteau pour protéger ma conduite. Hélas! et ceci sans doute est l’une de mes plus grandes fautes, j’ai caché ma passion à l’ombre des autels. Les plus vertueuses actions, l’amour que j’ai pour ma mère, les actes d’une dévotion véritable et sincère au milieu de tant d’égarements, j’ai tout fait servir au misérable triomphe d’une passion insensée, et ce fut autant de liens qui m’enchaînèrent. Ma pauvre mère adorée, qui m’entend, a été, sans en rien savoir pendant long-temps, l’innocente complice du mal. Quand elle a ouvert les yeux, il y avait trop de faits dangereux accomplis pour qu’elle ne cherchât pas dans son cœur de mère la force de se taire. Chez elle, le silence est ainsi devenu la plus haute des vertus. Son amour pour sa fille a triomphé de son amour pour Dieu. Ah! je la décharge solennellement du voile pesant qu’elle a porté. Elle achèvera ses derniers jours sans faire mentir ni ses yeux ni son front. Que sa maternité soit pure de blâme, que cette noble et sainte vieillesse, couronnée de vertus, brille de tout son éclat, et soit dégagée de cet anneau par lequel elle touchait indirectement à tant d’infamie!...
Ici, les pleurs coupèrent pendant un moment la parole à Véronique; Aline lui fit respirer des sels.
—Il n’y a pas jusqu’à la dévouée servante qui me rend ce dernier service qui n’ait été meilleure pour moi que je ne le méritais, et qui du moins a feint d’ignorer ce qu’elle savait; mais elle a été dans le secret des austérités par lesquelles j’ai brisé cette chair qui avait failli. Je demande donc pardon au monde de l’avoir trompé, entraînée par la terrible logique du monde. Jean-François Tascheron n’est pas aussi coupable que la société a pu le croire. Ah! vous tous qui m’écoutez, je vous en supplie! tenez compte de sa jeunesse et d’une ivresse excitée autant par les remords qui m’ont saisie que par d’involontaires séductions. Bien plus! ce fut la probité, mais une probité mal entendue, qui causa le plus grand de tous les malheurs. Nous ne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperies continuelles. Il en appelait, l’infortuné, à ma propre grandeur, et voulait rendre le moins blessant possible pour autrui ce fatal amour. J’ai donc été la cause de son crime. Poussé par la nécessité, le malheureux, coupable de trop de dévouement pour une idole, avait choisi dans tous les actes répréhensibles celui dont les dommages étaient irréparables. Je n’ai rien su qu’au moment même. A l’exécution, la main de Dieu a renversé tout cet échafaudage de combinaisons fausses. Je suis rentrée ayant entendu des cris qui retentissent encore à mes oreilles, ayant deviné des luttes sanglantes qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’arrêter, moi l’objet de cette folie. Tascheron était devenu fou, je vous l’atteste.
Ici, Véronique regarda le Procureur-général, et l’on entendit un profond soupir sortir de la poitrine de Denise.
—Il n’avait plus sa raison en voyant ce qu’il croyait être son bonheur détruit par des circonstances imprévues. Ce malheureux, égaré par son cœur, a marché fatalement d’un délit dans un crime, et d’un crime dans un double meurtre. Certes, il est parti de chez ma mère innocent, il y est revenu coupable. Moi seule au monde savais qu’il n’y eut ni préméditation, ni aucune des circonstances aggravantes qui lui ont valu son arrêt de mort. Cent fois j’ai voulu me livrer pour le sauver, et cent fois un horrible héroïsme, nécessaire et supérieur, a fait expirer la parole sur mes lèvres. Certes, ma présence à quelques pas a contribué peut-être à lui donner l’odieux, l’infâme, l’ignoble courage des assassins. Seul, il aurait fui. J’avais formé cette âme, élevé cet esprit, agrandi ce cœur, je le connaissais, il était incapable de lâcheté ni de bassesse. Rendez justice à ce bras innocent, rendez justice à celui que Dieu dans sa clémence laisse dormir en paix dans le tombeau que vous avez arrosé de vos larmes, devinant sans doute la vérité! Punissez, maudissez la coupable que voici! Épouvantée du crime, une fois commis, j’ai tout fait pour le cacher. J’avais été chargée par mon père, moi privée d’enfant, d’en conduire un à Dieu, je l’ai conduit à l’échafaud; ah! versez sur moi tous les reproches, accablez-moi, voici l’heure!
En disant ces paroles, ses yeux étincelaient d’une fierté sauvage, l’archevêque debout derrière elle, et qui la protégeait de sa crosse pastorale, quitta son attitude impassible, il voila ses yeux de sa main droite. Un cri sourd se fit entendre, comme si quelqu’un se mourait. Deux personnes, Gérard et Roubaud, reçurent dans leurs bras et emportèrent Denise Tascheron complétement évanouie. Ce spectacle éteignit un peu le feu des yeux de Véronique, elle fut inquiète; mais sa sérénité de martyre reparut bientôt.
—Vous le savez maintenant, reprit-elle, je ne mérite ni louanges ni bénédictions pour ma conduite ici. J’ai mené pour le ciel une vie secrète de pénitences aiguës que le ciel appréciera! Ma vie connue a été une immense réparation des maux que j’ai causés: j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords il a dû son ombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc long-temps parmi vous. Ce que vous auriez dû à ses talents, à une fortune dignement acquise, est accompli par l’héritière de son repentir, par celle qui causa le crime. Tout a été réparé de ce qui revient à la société, moi seule suis chargée de cette vie arrêtée dans sa fleur, qui m’avait été confiée, et dont il va m’être demandé compte!...
Là, les larmes éteignirent le feu de ses yeux. Elle fit une pause.
—Il est enfin parmi vous un homme qui, pour avoir strictement accompli son devoir, a été pour moi l’objet d’une haine que je croyais devoir être éternelle, reprit-elle. Il a été le premier instrument de mon supplice. J’étais trop près du fait, j’avais encore les pieds trop avant dans le sang, pour ne pas haïr la Justice. Tant que ce grain de colère troublerait mon cœur, j’ai compris qu’il y aurait un reste de passion condamnable; je n’ai rien eu à pardonner, j’ai seulement purifié ce coin où le Mauvais se cachait. Quelque pénible qu’ait été cette victoire, elle est complète.
Le Procureur-général laissa voir à Véronique un visage plein de larmes. La Justice humaine semblait avoir des remords. Quand la pénitente détourna la tête pour pouvoir continuer, elle rencontra la figure baignée de larmes d’un vieillard, de Grossetête, qui lui tendait des mains suppliantes, comme pour dire: —Assez! En ce moment, cette femme sublime entendit un tel concert de larmes, qu’émue par tant de sympathies, et ne soutenant pas le baume de ce pardon général, elle fut prise d’une faiblesse; en la voyant atteinte dans les sources de sa force, sa vieille mère retrouva les bras de la jeunesse pour l’emporter.
—Chrétiens, dit l’archevêque, vous avez entendu la confession de cette pénitente; elle confirme l’arrêt de la Justice humaine, et peut en calmer les scrupules ou les inquiétudes. Vous devez avoir trouvé en ceci de nouveaux motifs pour joindre vos prières à celles de l’Église, qui offre à Dieu le saint sacrifice de la messe, afin d’implorer sa miséricorde en faveur d’un si grand repentir.
L’office continua, Véronique le suivit d’un air qui peignait un tel contentement intérieur, qu’elle ne parut plus être la même femme à tous les yeux. Il y eut sur son visage une expression candide, digne de la jeune fille naïve et pure qu’elle avait été dans la vieille maison paternelle. L’aube de l’éternité blanchissait déjà son front, et dorait son visage de teintes célestes. Elle entendait sans doute de mystiques harmonies, et puisait la force de vivre dans son désir de s’unir une dernière fois à Dieu; le curé Bonnet vint auprès du lit et lui donna l’absolution; l’archevêque lui administra les saintes huiles avec un sentiment paternel qui montrait à tous les assistants combien cette brebis égarée, mais revenue, lui était chère. Le prélat ferma aux choses de la terre, par une sainte onction, ces yeux qui avaient causé tant de mal, et mit le cachet de l’Église sur ces lèvres trop éloquentes. Les oreilles, par où les mauvaises inspirations avaient pénétré, furent à jamais closes. Tous les sens, amortis par la pénitence, furent ainsi sanctifiés, et l’esprit du mal dut être sans pouvoir sur cette âme. Jamais assistance ne comprit mieux la grandeur et la profondeur d’un sacrement, que ceux qui voyaient les soins de l’Église justifiés par les aveux de cette femme mourante. Ainsi préparée, Véronique reçut le corps de Jésus-Christ avec une expression d’espérance et de joie qui fondit les glaces de l’incrédulité contre laquelle le curé s’était tant de fois heurté. Roubaud confondu devint catholique en un moment! Ce spectacle fut touchant et terrible à la fois; mais il fut solennel par la disposition des choses, à un tel point que la peinture y aurait trouvé peut-être le sujet d’un de ses chefs-d’œuvre. Quand, après ce funèbre épisode, la mourante entendit commencer l’évangile de Saint Jean, elle fit signe à sa mère de lui ramener son fils, qui avait été emmené par le percepteur. Quand elle vit Francis agenouillé sur l’estrade, la mère pardonnée se crut le droit d’imposer ses mains à cette tête pour la bénir, et rendit le dernier soupir. La vieille Sauviat était là, debout, toujours à son poste, comme depuis vingt années. Cette femme, héroïque à sa manière, ferma les yeux de sa fille qui avait tant souffert, et les baisa l’un après l’autre. Tous les prêtres, suivis du clergé, entourèrent alors le lit. Aux clartés flamboyantes des cierges, ils entonnèrent le terrible chant du De profundis, dont les clameurs apprirent à toute la population agenouillée devant le château, aux amis qui priaient dans les salles et à tous les serviteurs, que la mère de ce Canton venait de mourir. Cette hymne fut accompagnée de gémissements et de pleurs unanimes. La confession de cette grande femme n’avait pas dépassé le seuil du salon, et n’avait eu que des oreilles amies pour auditoire. Quand les paysans des environs, mêlés à ceux de Montégnac, vinrent un à un jeter à leur bienfaitrice, avec un rameau vert, un adieu suprême mêlé de prières et de larmes, ils virent un homme de la Justice, accablé de douleur, qui tenait froide la main de la femme que, sans le vouloir, il avait si cruellement, mais si justement frappée.
Deux jours après, le Procureur-général, Grossetête, l’archevêque et le maire, tenant les coins du drap noir, conduisaient le corps de madame Graslin à sa dernière demeure. Il fut posé dans sa fosse au milieu d’un profond silence. Il ne fut pas dit une parole, personne ne se trouvait la force de parler, tous les yeux étaient pleins de larmes. «—C’est une sainte!» fut un mot dit par tous en s’en allant par les chemins faits dans le Canton qu’elle avait enrichi, un mot dit à ses créations champêtres comme pour les animer. Personne ne trouva étrange que madame Graslin fût ensevelie auprès du corps de Jean-François Tascheron; elle ne l’avait pas demandé; mais la vieille mère, par un reste de tendre pitié, avait recommandé au sacristain de mettre ensemble ceux que la terre avait si violemment séparés, et qu’un même repentir réunissait.
Le testament de madame Graslin réalisa tout ce qu’on en attendait; elle fondait à Limoges des bourses au collége et des lits à l’hospice, uniquement destinés aux ouvriers; elle assignait une somme considérable, trois cent mille francs en six ans, pour l’acquisition de la partie du village appelée les Tascherons, où elle ordonnait de construire un hospice. Cet hospice, destiné aux vieillards indigents du canton, à ses malades, aux femmes dénuées au moment de leurs couches et aux enfants trouvés, devait porter le nom d’hospice des Tascherons; Véronique le voulait desservi par des Sœurs-Grises, et fixait à quatre mille francs les traitements du chirurgien et du médecin. Madame Graslin priait Roubaud d’être le premier médecin de cet hospice, en le chargeant de choisir le chirurgien et de surveiller l’exécution, sous le rapport sanitaire, conjointement avec Gérard, qui serait l’architecte. Elle donnait en outre à la Commune de Montégnac une étendue de prairies suffisante à en payer les contributions. L’église, dotée d’un fonds de secours dont l’emploi était déterminé pour certains cas exceptionnels, devait surveiller les jeunes gens, et rechercher le cas où un enfant de Montégnac manifesterait des dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour l’industrie. La bienfaisance intelligente de la testatrice indiquait alors la somme à prendre sur ce fonds pour les encouragements. La nouvelle de cette mort, reçue en tous lieux comme une calamité, ne fut accompagnée d’aucun bruit injurieux pour la mémoire de cette femme. Cette discrétion fut un hommage rendu à tant de vertus par cette population catholique et travailleuse qui recommence dans ce coin de la France les miracles des Lettres Édifiantes.
Gérard, nommé tuteur de Francis Graslin, et obligé par le testament d’habiter le château, y vint; mais il n’épousa que trois mois après la mort de Véronique, Denise Tascheron, en qui Francis trouva comme une seconde mère.
Paris, janvier 1837.—Mars 1845.
FIN DES ÉTUDES DE MŒURS.