La comtesse de Rudolstadt
The Project Gutenberg eBook of La comtesse de Rudolstadt
Title: La comtesse de Rudolstadt
Author: George Sand
Release date: December 5, 2005 [eBook #17225]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
ÉDITION J. HETZEL, PARIS
LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
6, RUE DU PONT-DE-LODI, PARISLIBRAIRIE BLANCHARD
78, RUE RICHELIEU, PARIS1852
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT
par George Sand
I.
La salle de l'Opéra italien de Berlin, bâtie durant les premières années du règne de Frédéric le Grand, était alors une des plus belles de l'Europe. L'entrée en était gratuite, le spectacle étant payé par le roi. Il fallait néanmoins des billets pour y être admis, car toutes les loges avaient leur destination fixe: ici les princes et princesses de la famille royale; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puis l'Académie, ailleurs les généraux; enfin partout la famille du roi, la maison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi; et sans qu'on eût lieu de s'en plaindre, puisque c'étaient le théâtre du roi et les comédiens du roi. Restait, pour les bons habitants de la bonne ville de Berlin, une petite partie du parterre; car la majeure partie était occupée par les militaires, chaque régiment ayant le droit d'y envoyer un certain nombre d'hommes par compagnie. Au lieu du peuple joyeux, impressionnable et intelligent de Paris, les artistes avaient donc sous les yeux un parterre de héros de six pieds, comme les appelait Voltaire, coiffés de hauts bonnets, et la plupart surmontés de leurs femmes qu'ils prenaient sur leurs épaules, le tout formant une société assez brutale, sentant fort le tabac et l'eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grands yeux, ne se permettant d'applaudir ni de siffler, par respect pour la consigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvement perpétuel.
Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d'où les spectateurs ne voyaient et n'entendaient rien; mais, par convenance, ils étaient forcés d'assister régulièrement au spectacle que Sa Majesté avait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquait aucune représentation. C'était une manière de tenir militairement sous ses yeux les nombreux membres de sa famille et l'inquiète fourmilière de ses courtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dans une salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrions allemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusement tous les soirs d'hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis que le roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, il l'avait maudite, il l'avait subie, et il l'avait bientôt remise en vigueur dès qu'il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d'autres coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu l'excellence depuis qu'il était le seul de son royaume à n'en plus souffrir.
Cependant on n'osait se plaindre. Le local était superbe, l'Opéra monté avec luxe, les artistes remarquables; et le roi, presque toujours debout à l'orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait l'exemple d'un dilettantisme infatigable.
On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du Salomon du Nord. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame de Pompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé au Théâtre-Français, il était venu chercher, dans un jour de dépit, des honneurs, des appointements, un titre de chambellan, un grand cordon et l'intimité d'un roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste. Comme un grand enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyait faire crever de dépit ses ingrats compatriotes. Il était donc un peu enivré de sa nouvelle gloire lorsqu'il écrivait à ses amis que Berlin valait bien Versailles, que l'opéra de Phaéton était le plus beau spectacle qu'on pût voir, et que la prima donna avait la plus belle voix de l'Europe.
Cependant, à l'époque où nous reprenons notre récit (et, pour ne pas faire travailler l'esprit de nos lectrices, nous les avertirons qu'un an s'est presque écoulé depuis les dernières aventures de Consuelo), l'hiver se faisant sentir dans toute sa rigueur à Berlin, et le grand roi s'étant un peu montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre d'Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d'aimer la musique, qu'il n'avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des douleurs d'entrailles et il se rappelait mélancoliquement cet ingrat public des brûlantes banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été si amère, dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le contact, en un mot, l'avait si terriblement ému qu'il avait juré de ne plus s'y exposer, quoiqu'il ne put s'empêcher d'y songer sans cesse et de travailler pour lui sans relâche.
Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval; toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de l'Allemagne, était réunie à Berlin. On donnait le Titus de Métastase et de Hasse, et les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino et la Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.
Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se rappelleront que ces deux personnages dramatiques n'étaient pas mari et femme comme leur nom de guerre semblerait l'indiquer; mais que le premier était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la Zingarella Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du professeur Porpora, qui leur avait permis, suivant la coutume italienne du temps, de porter le glorieux nom de leur maître.
Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec tout l'élan dont elle s'était sentie capable dans des jours meilleurs. Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans défaillance sous les voûtes de l'Opéra berlinois, à l'abri d'une existence assurée, d'une habitude de succès incontestés, et d'un traitement invariable de quinze mille livres de rente pour deux mois de travail; la pauvre Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup sûr, et moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d'un public de caporaux prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette méthode consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la critique, mais qui ne suffit pas pour exciter l'enthousiasme. L'enthousiasme de l'artiste dramatique et celui de l'auditoire ne peuvent se passer l'un de l'autre. Or il n'y avait pas d'enthousiasme à Berlin sous le glorieux règne de Fréderic le Grand. La régularité, l'obéissance, et ce qu'on appelait au dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric la raison, c'étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette atmosphère pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée présidée par lui, on ne soufflait, on ne respirait qu'autant que le roi voulait bien le permettre. Il n'y avait dans toute cette masse de spectateurs qu'un spectateur libre de s'abandonner à ses impressions, et c'était le roi. Il était à lui seul tout le public, et, quoiqu'il fût bon musicien, quoiqu'il aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts étaient subordonnés à une logique si glacée, que le lorgnon royal attaché à tous les gestes et, on eût dit, à toutes les inflexions de voix de la cantatrice, au lieu de la stimuler, la paralysait entièrement.
Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre dose d'inspiration, le moindre accès d'entraînement imprévu, eussent probablement scandalisé le roi et la cour; tandis que les traits savants et difficiles, exécutés avec la pureté d'un mécanisme irréprochable, ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun sait: «La musique italienne l'emporte de beaucoup sur la musique française, parce qu'elle est plus ornée, et que la difficulté vaincue est au moins quelque chose.» Voilà comme Voltaire entendait l'art. Il eût pu dire comme un certain plaisant de nos jours, à qui l'on demandait s'il aimait la musique: Elle ne me gêne pas précisément.
Tout allait fort bien, et l'opéra arrivait sans encombre au dénoûment; le roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître de chapelle pour lui exprimer d'un signe de tête son approbation; il s'apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi qu'il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement, lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d'une roulade brillante qu'elle n'avait jamais manquée, s'arrêta court, fixa des yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s'écriant: O mon Dieu! et tomba évanouie tout de son long sur les planches. Porporino s'empressa de la relever, il fallut l'emporter dans la coulisse, et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires s'éleva dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor resté en scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix:
«Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit-il de son ton bref et impérieux; qu'est-ce que cela veut dire? Conciolini, allez donc voir, dépêchez-vous!»
Conciolini revint au bout de quelques secondes, et se penchant respectueusement au-dessus de la rampe près de laquelle le roi se tenait accoudé et toujours debout:
«Sire, dit-il, la signora Porporina est comme morte. On craint qu'elle ne puisse pas achever l'opéra.
—Allons donc! dit le roi en haussant les épaules; qu'on lui donne un verre d'eau, qu'on lui fasse respirer quelque chose, et que cela finisse le plus tôt possible.»
Le sopraniste, qui n'avait nulle envie d'impatienter le roi et d'essuyer en public une bordée de mauvaise humeur, rentra dans la coulisse en courant comme un rat, et le roi se mit à causer avec vivacité avec le chef d'orchestre et les musiciens, tandis que la partie du public qui s'intéressait beaucoup plus à l'humeur du roi qu'à la pauvre Porporina, faisait des efforts inouïs, mais inutiles, pour entendre les paroles du monarque.
Le baron de Poelnitz, grand chambellan du roi et directeur des spectacles, vint bientôt rendre compte à Frédéric de la situation. Chez Frédéric, rien ne se passait avec cette solennité qu'impose un public indépendant et puissant. Le roi était partout chez lui, le spectacle était à lui et pour lui. Personne ne s'étonna de le voir devenir le principal acteur de cet intermède imprévu.
«Eh bien! voyons, baron! disait-il assez haut pour être entendu d'une partie de l'orchestre, cela finira-t-il bientôt? c'est ridicule! Est-ce que vous n'avez pas un médecin dans la coulisse? vous devez toujours avoir un médecin sur le théâtre.
—Sire, le médecin est là. Il n'ose saigner la cantatrice, dans la crainte de l'affaiblir et de l'empêcher de continuer son rôle. Cependant il sera forcé d'en venir là, si elle ne sort pas de cet évanouissement.
—C'est donc sérieux! ce n'est donc pas une grimace, au moins?
—Sire, cela me paraît fort sérieux.
—En ce cas, faites baisser la toile, et allons-nous-en; ou bien que Porporino vienne nous chanter quelque chose pour nous dédommager, et pour que nous ne finissions pas sur une catastrophe.»
Porporino obéit, chanta admirablement deux morceaux. Le roi battit des mains, le public l'imita, et la représentation fut terminée. Une minute après, tandis que la cour et la ville sortaient, le roi était sur le théâtre, et se faisait conduire par Poelnitz à la loge de la prima donna.
Une actrice qui se trouve mal en scène n'est pas un événement auquel tout public compatisse comme il le devrait; en général, quelque adorée que soit l'idole, il entre tant d'égoïsme dans les jouissances du dilettante, qu'il est beaucoup plus contrarié d'en perdre une partie par l'interruption du spectacle, qu'il n'est affecté des souffrances et de l'angoisse de la victime. Quelques femmes sensibles, comme on disait dans ce temps-là, déplorèrent en ces termes la catastrophe de la soirée:
«Pauvre petite! elle aura eu un chat dans le gosier au moment de faire son trille, et, dans la crainte de le manquer, elle aura préféré se trouver mal.
—Moi, je croirais assez qu'elle n'a pas fait semblant, dit une dame encore plus sensible: on ne tombe pas de cette force-là quand on n'est pas véritablement malade.
—Ah! qui sait, ma chère? reprit la première; quand on est grande comédienne, on tombe comme l'on veut, et on ne craint pas de se faire un peu de mal. Cela fait si bien dans le public!
—Que diable a donc eu cette Porporina ce soir, pour nous faire un pareil esclandre! disait, dans un autre endroit du vestibule, où se pressait le beau monde en sortant, La Mettrie au marquis d'Argens! Est-ce que son amant l'aurait battue?
—Ne parlez pas ainsi d'une fille charmante et vertueuse, répondit le marquis; elle n'a pas d'amant, et si elle en a jamais, elle ne méritera pas d'être outragée par lui, à moins qu'il ne soit le dernier des hommes.
—Ah! pardon, marquis! j'oubliais que je parlais au preux chevalier de toutes les filles de théâtre, passées, présentes et futures! A propos, comment se porte mademoiselle Cochois?
—Ma chère enfant, disait au même instant la princesse Amélie de Prusse, sœur du roi, abbesse de Quedlimburg, à sa confidente ordinaire, la belle comtesse de Kleist, en revenant dans sa voiture au palais, as-tu remarqué l'agitation de mon frère pendant l'aventure de ce soir?
—Non, Madame, répondit madame de Maupertuis, grande gouvernante de la princesse, personne excellente, fort simple et fort distraite; je ne l'ai pas remarquée.
—Eh! ce n'est pas à toi que je parle, reprit la princesse avec ce ton brusque et décidé qui lui donnait parfois tant d'analogie avec Frédéric: est-ce que tu remarques quelque chose, toi? Tiens! remarque les étoiles dans ce moment-ci: j'ai quelque chose à dire à de Kleist, que je ne veux pas que tu entendes.»
Madame de Maupertuis ferma consciencieusement l'oreille, et la princesse, se penchant vers madame de Kleist, assise vis-à-vis d'elle, continua ainsi:
«Tu diras ce que tu voudras; il me semble que pour la première fois depuis quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge d'observer et de comprendre, le roi est amoureux.
—Votre Altesse royale en disait autant l'année dernière à propos de mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n'y avait jamais songé.
—Jamais songé! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé, que lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a été travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu'il ait eue de sa vie.
—Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les mésalliances.
—Oui, les mariages d'amour, cela s'appelle ainsi. Mésalliance! ah! le grand mot! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde et tyrannisent les individus.»
La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa coutume, à une autre disposition d'esprit, elle dit, avec ironie et impatience, à sa grande gouvernante:
«Maupertuis, tu nous écoutes! tu ne regardes pas les astres, comme je te l'ai ordonné. C'est bien la peine d'être la femme d'un si grand savant, pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et moi!—Oui, je te dis, reprit-elle en s'adressant à sa favorite, que le roi a eu une velléité d'amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source, qu'il a été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son appartement, après le spectacle; et que même elle a été plus d'une fois des soupers de Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la vie de Potsdam. Veux-tu que je te dise davantage? Elle y a demeuré, elle y a eu un appartement, pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon frère ne m'en imposent pas.
—Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n'ignore pas que, pour des raisons... d'État, qu'il ne m'appartient pas de deviner, le roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu'il n'était pas si austère qu'on le présumait, bien qu'au fond...
—Bien qu'au fond mon frère n'ait jamais aimé aucune femme, pas même la sienne, à ce qu'on dit, et à ce qu'il semble? Eh bien, moi, je ne crois pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d'être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l'esprit comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.
—Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.
—Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre? Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier ès sciences.
—Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s'établir entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?
—Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse; et l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit, d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup, quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?... C'est encore un point de contact avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante dans les petits concerts du roi... N'en est-ce pas assez pour que ma conjecture soit vraie?
—Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop gravement pour que l'amour y soit pour rien.
—L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n'en peux pas disconvenir.
—Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer, s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.
—Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour à madame de Cocceï, je ne m'étonne pas qu'elle n'ait jamais pu le souffrir. Dit-on que cette Porporina ait l'humeur aussi sauvage avec lui?
—On dit qu'elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.
—Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être est-elle fort habile. Si elle pouvait l'être! et si l'on pouvait se fier à elle!
—Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.
—Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c'est toujours la même bête... C'est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si l'on peut tirer d'elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n'avoir pas voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m'a proposé de me l'amener le matin pour faire de la musique: tu sais que j'avais une prévention contre elle...
—Mal fondée, certainement. Il était bien impossible...
—Ah! qu'il en soit ce que Dieu voudra! le chagrin et l'épouvante m'ont tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont effacés. J'ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas obtenir du roi ce que nous implorons vainement? Je me suis figuré cela depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu'à ce que tu sais, en voyant Frédéric s'agiter et s'inquiéter ce soir à propos d'elle, je me suis affermie dans l'idée qu'il y avait là une porte de salut.
—Que Votre Altesse y prenne bien garde... le danger est grand.
—Tu dis toujours cela; j'ai plus de méfiance et de prudence que toi. Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons.»
II.
Pendant que la jeune et belle abbesse1 se livrait à ses commentaires, le roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle commençait à reprendre ses esprits.
Note 1: (retour)On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des évêchés à ses favoris, à ses officiers, et à ses parents protestants. La princesse Amélie, ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée par lui de l'abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des chanoinesses catholiques.
«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d'un ton peu compatissant et même peu poli, comment vous trouvez-vous? Êtes-vous donc sujette à ces accidents-là? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient. Est-ce une contrariété que vous avez eue? Êtes-vous si malade que vous ne puissiez répondre? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui soignait la cantatrice, est-elle gravement malade?
—Oui, Sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie sont comme suspendues; la peau est glacée.
—C'est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne; l'œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des gouttes d'Hoffmann, que diable! Je craignais que ce ne fût une scène de comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n'est ni méchante, ni capricieuse, n'est-ce pas, monsieur Porporino? Personne ne lui a fait de chagrin ce soir? Personne n'a jamais eu à se plaindre d'elle, n'est-ce pas?
—Sire, ce n'est pas une comédienne, répondit Porporino, c'est un ange.
—Rien que cela! En êtes-vous amoureux?
—Non, Sire, je la respecte infiniment; je la regarde comme ma sœur.
—Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon théâtre va devenir une école de vertu! Allons, la voilà qui revient un peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas?
—Non, Monsieur, répondit la Porporina en regardant d'un air effaré le roi qui lui frappait dans les mains.
—C'est peut-être un transport au cerveau, dit le roi; vous n'avez pas remarqué qu'elle fût épileptique?
—Oh! Sire, jamais! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la manière brutale dont le roi s'exprimait sur le compte d'une personne si intéressante.
—Ah! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui voulait s'armer de sa lancette; je n'aime pas à voir froidement couler le sang innocent hors du champ de bataille. Vous n'êtes pas des guerriers, vous êtes des assassins, vous autres! laissez-la tranquille; donnez-lui de l'air. Porporino, ne la laissez pas saigner; cela peut tuer, voyez-vous! Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans votre voiture, Poelnitz! Enfin vous m'en répondez. C'est la plus grande cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n'en retrouverions pas une pareille de si tôt. A propos, qu'est-ce que vous me chanterez demain, monsieur Conciolini?»
Le roi descendit l'escalier du théâtre avec le ténor en parlant d'autre chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d'Argens, Algarotti et le général Quintus Icilius.
Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n'est point un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout lorsqu'elles sont investies du pouvoir suprême, et qu'une vie agitée les développe dans tous les sens.
Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce, avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu'il n'aimait pas, et de ces admirables beaux-esprits qu'il n'admirait guère, Frédéric devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de préoccupation, en disant à ses convives:
«Causez toujours, je vous entends.»
Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée, fait signe à un page de le suivre, et s'enfonce dans les profondes galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n'osent rien se dire qu'il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et pour cause) les uns des autres, qu'en quelque lieu qu'ils fussent sur la terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme redoutable et malicieux de Frédéric.
La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le seul qui ne connût pas la crainte et qui n'en inspirât à personne. On le regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que personne ne put lui nuire. C'était de faire tant d'impertinences, de folies et de sottises devant le roi, qu'il eût été impossible d'en supposer davantage, et qu'aucun ennemi, aucun délateur n'eût su lui attribuer un tort qu'il ne se fût pas hautement et ambitieusement donné de lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les sept ou huit personnes qu'il honorait de sa familiarité. A cette époque, après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n'avait pas dépouillé entièrement l'affabilité populaire du prince royal, du philosophe hardi de Remusberg. Ceux qui le connaissaient n'avaient garde de s'y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait à s'en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de façons que le roi avait prétendu vouloir l'être. Il ôtait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s'étendait sur les sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde, de la royauté comme de la religion, et de tous les autres préjugés battus en brèche par la raison du jour; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que c'était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d'autres avaient été renversés et brisés pour de minces peccadilles. C'est que sur les caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux rapporté par l'espionnage, une apparence d'hypocrisie, un léger doute, font plus d'impressions que mille imprudences. Frédéric tenait son La Mettrie pour insensé, et souvent il s'arrêtait pétrifié de surprise devant lui, en se disant:
«Voilà un animal d'une impudence vraiment scandaleuse.»
Puis il ajoutait à part:
«Mais c'est un esprit sincère, et celui-là n'a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu'il ne fait en face; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu'ils se relèvent? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je possède, et je dois le supporter d'autant plus qu'il est insupportable.»
Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s'était embarqué, dès le commencement, dans un système d'adulations impossible à soutenir, et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même, le cynique La Mettrie allait son train, s'amusait pour son compte, était aussi à l'aise avec Frédéric qu'avec le premier venu, et ne se trouvait pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il n'avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de son âme que Frédéric, qui commençait à s'ennuyer de Voltaire lui-même, s'amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s'en passer, parce que, de son côté, c'était le seul homme qui ne fit pas semblant de s'amuser avec lui.
Le marquis d'Argens, chambellan à six mille francs d'appointements (le premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps, bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé, spirituel, généreux et moqueur; homme entre deux âges, romanesque comme un adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois, premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais fort intelligente, et qu'il s'était plu à instruire. Frédéric ignorait encore cette union mystérieuse, et d'Argens n'avait garde de la révéler à ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence. D'Argens aimait sincèrement le roi; mais il n'en était pas plus aimé que les autres. Frédéric ne croyait à l'affection de personne, et le pauvre d'Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles plaisanteries.
On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus Icilius était un Français d'origine, nommé Guichard, militaire énergique et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son espèce, et courtisan dans la force du terme.
Nous ne dirons rien d'Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d'une galerie de personnages historiques. Il nous suffira d'indiquer les préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons déjà dit qu'au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l'aise, et ne purent se dire un mot sans regarder cette porte entr'ouverte par laquelle était sorti le roi, et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.
La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table était fort négligé en l'absence du roi: «Parbleu! s'écria-t-il, je trouve le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de serviteurs et de Champagne, et je m'en vais voir s'il est là dedans pour lui porter plainte.»
Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du roi, et revint en s'écriant:
«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le drôle de corps!
—C'est vous qui êtes un drôle de corps! dit Quintus Icilius, qui ne pouvait pas s'habituer aux manières étranges de La Mettrie.
—Ainsi le roi est sorti? dit Voltaire en commençant à respirer plus librement.
—Oui, le roi est sorti, dit le baron de Poelnitz en entrant. Je viens de le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille: aussi ne l'ai-je pas reconnu du tout.»
Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient d'entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu'un autre que La Mettrie osât s'exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Poelnitz, dont l'âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d'Orléans, ce joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan effronté, nourri, enchaîné, méprise, raillé, et fort mal salarié par son maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu'un monarque absolu a toujours besoin d'avoir sous la main un homme capable de faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses humiliations et la nécessité de son existence. Poelnitz était en outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte d'intendant suprême de ses menus plaisirs. On l'appelait déjà le vieux Poelnitz, et on l'appela encore ainsi trente ans plus tard. C'était le courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l'impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre; et d'ailleurs, faisant toujours le rôle d'agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l'employait.
«Pardieu! mon cher baron, s'écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l'aurions fait damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous avions vu ses faits et gestes.
—Encore mieux! dit Poelnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.
—Quel sorcier? demanda Voltaire.
—Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.
—En vérité? Je suis fort curieux de savoir si c'est un charlatan ou un fou.
—Et voilà le difficile, dit la Mettrie. Il cache si bien son jeu, que personne ne peut se prononcer à cet égard.
—Et ce n'est pas si fou, cela! dit Algarotti.
—Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie; je veux piquer sa curiosité par quelque bonne histoire, afin qu'il nous régale un de ces jours à souper du Saint-Germain et de ses aventures d'avant le déluge. Cela m'amusera. Voyons! où peut être notre cher monarque à cette heure? Baron, vous le savez! vous êtes trop curieux pour ne pas l'avoir suivi, ou trop malin pour ne l'avoir pas deviné.
—Voulez-vous que je vous le dise? dit Poelnitz.
—J'espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d'indignation, que vous n'allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie. Si Sa Majesté...
—Oh! mon cher, dit La Mettrie, il n'y a pas de Majesté ici, de dix heures du soir à deux heures du matin. Frédéric l'a posé en statut une fois pour toutes, et je ne connais que la loi: «Il n y a pas de roi quand on soupe.» Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s'ennuie, et vous ne voulez pas l'aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur? Allons, Poelnitz, cher baron, parlez; où est le roi à cette heure?
«Je ne veux pas le savoir! dit Quintus en se levant et en quittant la table.
—A votre aise, dit Poelnitz. Que ceux qui ne veulent pas m'entendre se bouchent les oreilles.
—J'ouvre les miennes, dit La Mettrie.
—Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.
Messieurs, dit Poelnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.
—Vous nous la baillez belle! s'écria La Mettrie.»
Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne sais pas le latin.
Quintus Icilius devint pale et sortit. Algarotti récita un sonnet italien que je ne comprends pas beaucoup non plus; et Voltaire improvisa quatre vers pour comparer Frédéric à Jules-César; après quoi, ces trois érudits se regardèrent en souriant; et Poelnitz reprit d'un air sérieux:
«Je vous donne ma parole d'honneur que le roi est chez la Porporina.
—Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose? dit d'Argens, à qui tout cela déplaisait au fond, parce qu'il n'était pas homme à trahir les autres pour augmenter son crédit.»
«Poelnitz répondit sans se troubler:
«Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous scandalisez-vous de ce qu'il est chez mademoiselle Porporina?
—Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti; et si cela est vrai, je l'irai dire à Rome.
—Et Sa Sainteté, qui est un peu gausseuse, ajouta Voltaire, dira de fort jolies choses là-dessus.
—Sur quoi Sa Sainteté gaussera-t-elle? demanda le roi en paraissant brusquement sur le seuil de la salle à manger.
—Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise, répondit effrontément La Mettrie.»
Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.
«Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement; M. de Saint-Germain avait prédit, ce soir, à l'Opéra, qu'à l'heure où Saturne passerait entre Régulus et la Vierge. Sa Majesté suivie d'un page...
—Décidément, qu'est-ce que ce comte de Saint-Germain?» dit le roi en s'asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La Mettrie, pour qu'il le lui remplit de champagne.
On parla du comte de Saint-Germain; et l'orage fut ainsi détourné sans explosion. Au premier choc, l'impertinence de Poelnitz, qui l'avait trahi, et l'audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le roi de colère; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles, Frédéric s'était rappelé qu'il avait recommandé à Poelnitz de bavarder sur certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion. Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté d'esprit qu'il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus question de sa promenade nocturne que si elle n'eut été remarquée de personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s'il y eût songé; mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui ouvrait; et c'est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même. Il le traitait comme un enfant que l'on voit prêt à briser une glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l'on montre un jouet pour le distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux comte de Saint-Germain; chacun raconta son anecdote. Poelnitz prétendit l'avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l'ai revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l'avais quitté d'hier. Je me souviens qu'un soir, en France, entendant parler de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s'écria, de la façon la plus plaisante et avec un sérieux incroyable: «Je lui avais bien dit qu'il finirait par se faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à peu près tout ce qui lui est arrivé; mais il ne m'écoutait pas: son zèle lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m'a fait une peine dont je ne me consolerai jamais, et je n'y puis songer sans répandre des larmes.» En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon; et peu s'en fallait qu'il ne nous fit pleurer aussi.
«Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m'étonne point de vous.»
Poelnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir, pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l'avait leurré par forme de plaisanterie.
«Votre anecdote traîne partout, dit d'Argens au baron, et ce n'est qu'une facétie. J'en ai entendu de meilleures; et ce qui rend, à mes yeux, ce comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c'est la quantité d'appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen desquelles il explique des événements restés à l'état de problèmes fort obscurs dans l'histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu'on l'interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.
—S'il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce soit un homme prodigieusement érudit et doué d'une mémoire extraordinaire.
—Mieux que cela! dit le roi. L'érudition ne suffit pas pour expliquer l'histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre, en s'attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements antérieures à sa vie humaine; ou si, à la suite de longues études et de profondes méditations, le cerveau s'est dérangé, et s'est laissé frapper de monomanie.
—Je puis au moins, dit Poelnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu'on l'a traité de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté; car maintenant il refuse de s'expliquer sur sa puissance surnaturelle.
—Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d'envie de le voir et de l'entendre? dit La Mettrie. Moi j'en grille.
—Comment pouvez-vous être curieux de cela? reprit le roi. Le spectacle de la folie n'est rien moins que gai.
—Si c'est de la folie, d'accord; mais si ce n'en est pas?
—Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric; voici l'incrédule, l'athée par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à l'existence éternelle de M. de Saint-Germain! Au reste, cela ne doit pas étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et des revenants.
—Des revenants, je confesse que c'est une faiblesse, dit La Mettrie; mais du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c'est raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si ce n'est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l'existence?
—Vive Panurge, dit Voltaire.
—J'en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie; messire Pantagruel devrait l'inviter à souper demain avec nous.
—Je m'en garderai bien, dit le roi; vous êtes assez fou comme cela, mon pauvre ami, et il suffirait qu'il eût mis le pied dans ma maison pour que les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à l'instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de l'Europe. Oh! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive! voilà la prière qu'il faut faire chaque soir et chaque matin.
—La raison, la raison! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices... ou mes appétits... donnez-leur le nom que vous voudrez! mais quand elle m'ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable! je ne veux pas d'une raison qui me force à faire le brave quand j'ai peur, le stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère... Foin d'une pareille raison! ce n'est pas la mienne, c'est un monstre, une chimère de l'invention de ces vieux radoteurs de l'antiquité que vous admirez tous, je ne sais pas pourquoi. Que son règne n'arrive pas! je n'aime pas les pouvoirs absolus d'aucun genre, et si l'on voulait me forcer à ne pas croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon cœur, je crois que, par esprit de contradiction, j'irais tout de suite à confesse.
—Oh! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d'Argens, même de croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.
—Et pourquoi non? ce serait si agréable et j'en aurais tant besoin!
—Ah! pour celle-là, s'écria Poelnitz en secouant ses poches vides et muettes, et en regardant le roi d'un air expressif, que son règne arrive au plus tôt! c'est la prière que tous les matins et tous les soirs...
—Oui da! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à cette sorte d'insinuation; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le secret de faire de l'or? Vous ne me disiez pas cela!
—Or donc, permettez-moi de l'inviter à souper demain de votre part, dit La Mettrie; car m'est d'avis qu'un peu de son secret ne vous ferait pas de peine non plus, sire Gargantua! Vous avez de grands besoins et un estomac gigantesque, comme roi et comme réformateur.
—Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé maintenant. C'est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller d'importance, car nous savons qu'avec ce beau secret-là on emporte plus d'argent d'un pays qu'on n'y en laisse. Eh! Messieurs, ne vous souvient-il déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j'ai fait chasser de Berlin, à bon escient, il n'y a pas plus de six mois?
—Et qui m'a emporté cent écus, dit La Mettrie; que le diable les lui reprenne!
—Et qui les aurait emportés à Poelnitz, s'il les avait eus, dit d'Argens.
—Vous l'avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué un bon tour, pas moins!
—Lequel?
—Ah! vous ne le savez pas! Eh bien, je vais vous régaler d'une histoire.
—Le premier mérite d'une histoire est d'être courte, observa le roi.
—La mienne n'a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique ordonna au Sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et ses démons, il est de notoriété publique qu'il sortit en personne dans sa voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh! cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes les portes l'ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même voiture, le même bagage, le même attelage; et jamais vous ne leur ôterez de l'esprit qu'il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied.»
Tout le monde trouva l'histoire plaisante. Frédéric seul n'en rit pas. Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition, qui donnait tant d'esprit et de gaîté à Voltaire, ne lui causait qu'indignation et dépit.
«Voilà le peuple, s'écria-t-il en haussant les épaules; ah! Voltaire, voilà le peuple! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez sur le monde la vive lumière de votre flambeau! On vous a banni, persécuté, combattu de toutes manières, et Cagliostro n'a qu'à se montrer pour fasciner des populations! Peu s'en faut qu'on ne le porte en triomphe!
—Savez-vous bien, dit La Mettrie que vos plus grandes dames croient à Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours? apprenez que c'est d'une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.
—Je parie que c'est de madame de Kleist! dit le roi.
—C'est toi qui l'as nommée! répondit La Mettrie en déclamant.
—Le voilà qui tutoie le roi, à présent! grommela Quintus Icilius, qui était rentré depuis quelques instants.
—Cette bonne de Kleist est folle, reprit Frédéric; c'est la plus intrépide visionnaire, la plus engouée d'horoscopes et de sortilèges... Elle a besoin d'une leçon, qu'elle prenne garde à elle! Elle renverse la cervelle de toutes nos dames, et on dit même qu'elle a rendu fou monsieur son mari, qui sacrifiait des boucs noirs à Satan pour découvrir les trésors enfouis dans nos sables du Brandebourg.
—Mais tout cela est du meilleur ton chez vous, père Pantagruel, dit La Mettrie. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que les femmes se soumettent à votre rechigneuse déesse Raison. Les femmes sont au monde pour s'amuser et pour nous amuser. Pardieu! le jour où elles ne seront plus folles, nous serons bien sots! Madame de Kleist est charmante avec toutes ses histoires de sorciers; elle en régale Soror Amalia...
—Que veut-il dire avec sa soror Amalia? dit le roi étonné.
—Eh! votre noble et charmante sœur, l'abbesse de Quedlimburg, qui donne dans la magie de tout son cœur, comme chacun sait...
—Tais-toi, Panurge! répéta le roi d'une voix de tonnerre, et en frappant de sa tabatière sur la table.»
III.
Il y eut un moment de silence pendant lequel minuit sonna lentement2. Ordinairement Voltaire avait l'art de renouer la conversation quand un nuage passait sur le front de son cher Trajan, et d'effacer la mauvaise impression qui rejaillissait sur les autres convives. Mais ce soir là, Voltaire, triste et souffrant, ressentait les sourdes atteintes de ce spleen prussien, qui s'emparait bien vite de tous les heureux mortels appelés à contempler Frédéric dans sa gloire. C'était précisément le matin que La Mettrie lui avait répété ce fatal mot de Frédéric, qui fit succéder à une feinte amitié une aversion très-réelle entre ces deux grands hommes3. Tant il y a qu'il ne dit mot. «Ma foi, pensait-il, qu'il jette l'écorce de La Mettrie quand bon lui semblera; qu'il ait de l'humeur; qu'il souffre, et que le souper finisse. J'ai la colique, et tous ces compliments ne m'empêcheront pas de le sentir.»
Frédéric fut donc forcé de s'exécuter et de reprendre tout seul sa philosophique sérénité.
«Puisque nous sommes sur le chapitre de Cagliostro, dit-il, et que l'heure des histoires de revenants vient de sonner, je vais vous raconter la mienne, et vous jugerez ce qu'il faut croire de la science des sorciers. Mon histoire est très-véritable, et je la tiens de la personne même à qui elle est arrivée l'été dernier. C'est l'incident survenu ce soir au théâtre qui me la remet en mémoire, et peut-être cet incident est-il lié à ce que vous allez entendre.
—L'histoire sera-t-elle un peu effrayante? demanda La Mettrie.
—Peut-être! répondit le roi.
—En ce cas, reprit-il, je vais fermer la porte qui est derrière moi. Je ne peux pas souffrir une porte ouverte quand on parle de revenants et de prodiges.»
La Mettrie ferma la porte, et le roi parla ainsi:
«Cagliostro, vous le savez, avait l'art de montrer aux gens crédules des tableaux, ou plutôt des miroirs magiques, sur lesquels il faisait apparaître des personnes absentes. Il prétendait les surprendre dans le moment même, et révéler ainsi les occupations et les actions les plus secrètes de leur vie. Les femmes jalouses allaient apprendre chez lui les infidélités de leurs maris ou de leurs amants; il y a même des amants et des maris qui ont eu chez lui d'étranges révélations sur la conduite de certaines dames, et le miroir magique a trahi, dit-on, des mystères d'iniquité. Quoi qu'il en soit, les chanteurs italiens de l'Opéra se réunirent un soir et lui offrirent un joli souper accompagné de bonne musique, à condition qu'il leur ferait quelques tours de son métier. Il accepta l'échange et donna jour à Porporino, à Conciolini, à mesdemoiselles Astrua et Porporina, pour leur montrer chez lui l'enfer ou le paradis à volonté. La famille Barberini fut même de la partie. Mademoiselle Jeanne Barberini demanda à voir le feu doge de Venise; et comme M. Cagliostro ressuscite très-proprement les morts, elle le vit, elle en eut grand'peur, et sortit toute bouleversée du cabinet noir où le sorcier l'avait mise en tête-à-tête avec le revenant. Je soupçonne fort la Barberini, qui est un peu gausseuse, comme dit Voltaire, d'avoir joué l'épouvante pour se moquer de nos histrions italiens qui, par état, ne sont pas braves, et qui refusèrent net de se soumettre à la même épreuve. Mademoiselle Porporina, avec cet air tranquille que vous lui connaissez, dit à M. Cagliostro qu'elle croirait à sa science s'il lui montrait une personne à laquelle elle pensait dans ce moment-là, et qu'elle n'avait pas besoin de lui nommer, puisqu'il était sorcier et devait lire dans son âme comme dans un livre. «Ce que vous me demandez est grave, répondit Cagliostro, et pourtant je crois pouvoir vous satisfaire, si vous me jurez, sur tout ce qu'il y a de plus solennel et de plus terrible, de ne pas adresser la parole à la personne que je vous montrerai, et de ne pas faire le moindre mouvement, le moindre geste, le moindre bruit pendant l'apparition.» La Porporina s'y engagea par serment, et entra dans le cabinet noir avec beaucoup de résolution. Il n'est pas inutile de vous rappeler, messieurs, que cette jeune personne est un des esprits les plus fermes et les plus droits qui se puissent rencontrer; elle est instruite, raisonne bien sur toutes choses, et j'ai des motifs de croire qu'elle n'est accessible à aucune idée fausse ou étroite. Elle resta donc dans la chambre aux apparitions pendant assez longtemps pour étonner et inquiéter ses camarades. Tout se passa pourtant dans le plus grand silence. Lorsqu'elle en sortit, elle était fort pâle, et des larmes coulaient, dit-on, de ses yeux. Mais elle dit aussitôt à ses camarades: «Mes amis, si M. Cagliostro est sorcier, c'est un sorcier menteur, ne croyez rien de ce qu'il vous montrera.» Elle ne voulut pas s'expliquer davantage. Mais Conciolini m'ayant raconté, quelques jours après, à un de mes concerts, cette merveilleuse soirée, je me promis d'interroger la Porporina, ce que je ne manquai pas de faire la première fois qu'elle vint chanter à Sans-Souci. J'eus quelque peine à la faire parler. Voici enfin ce qu'elle me raconta:
«Sans aucun doute, M. Cagliostro possède des moyens extraordinaires pour produire des apparitions tellement semblables à la réalité, qu'il est impossible aux esprits les plus calmes de n'en être pas ému. Pourtant il n'est pas sorcier, et sa prétention de lire dans ma pensée n'était fondée que sur la connaissance qu'il avait, à coup sûr, de quelques particularités de ma vie; mais c'est une connaissance incomplète, et je ne vous conseillerais pas, Sire (c'est toujours la Porporina qui parle, observa le roi), de le prendre pour votre ministre de la police, car il ferait de graves bévues. Ainsi, lorsque je lui demandai de me montrer la personne absente que je désirais voir, je pensais à maître Porpora, mon maître de musique, qui est maintenant à Vienne; et, au lieu de lui, je vis apparaître dans la chambre magique un ami bien cher que j'ai perdu cette année.
—Peste! dit d'Argens, cela est beaucoup plus sorcier que d'en faire voir un vivant!
—Attendez, messieurs. Cagliostro, mal informé, ne se doutait pas que la personne qu'il montrait fût morte; car, lorsque le fantôme eut disparu, il demanda à mademoiselle Porporina si elle était satisfaite de ce qu'elle venait d'apprendre. «D'abord, monsieur, répondit-elle, je désirerais le comprendre. Veuillez me l'expliquer.—Cela dépasse mon pouvoir, répondit-il; qu'il vous suffise de savoir que votre ami est tranquille et qu'il s'occupe utilement.» Sur quoi la signora reprit: «Hélas! monsieur, vous m'avez fait bien du mal sans le savoir: vous m'avez montré une personne que je ne songeais point à revoir jamais, et vous me la donnez maintenant pour vivante, tandis que je lui ai fermé les yeux il y a six mois.» Voilà, messieurs, continua Frédéric, comment ces sorciers se trompent en voulant tromper les autres, et comment leurs trames sont déjouées par un ressort qui manque à leur police secrète. Ils pénètrent jusqu'à un certain point les mystères des familles et celui des affections intimes. Comme toutes les histoires de ce monde se ressemblent plus ou moins, et qu'en général les gens enclins au merveilleux n'y regardent pas de si près, ils tombent juste vingt fois sur trente; mais dix fois sur trente ils donnent à côté, et on n'y fait pas attention, tandis qu'on fait grand bruit des épreuves qui ont réussi. C'est absolument comme dans les horoscopes, où l'on vous prédit une série banale d'événements qui doivent nécessairement arriver à tout le monde, tels que voyages, maladies, perte d'un ami ou d'un parent, héritage, rencontre, lettre intéressante, et autres lieux communs de la vie humaine. Voyez un peu cependant à quelles catastrophes et à quels chagrins domestiques les fausses révélations d'un Cagliostro exposent des esprits faibles et passionnés! Qu'un mari se fie à cela et tue sa femme innocente; qu'une mère devienne folle de douleur en croyant voir expirer son fils absent, et mille autres désastres qu'a occasionnés la prétendue science divinatoire des magiciens! Tout cela est infâme, et convenez que j'ai eu raison d'éloigner de mes États ce Cagliostro qui devine si juste, et qui donne de si bonnes nouvelles des gens morts et enterrés.
—Tout cela est bel et bon, dit La Mettrie, mais ne m'explique pas comment la Porporina de votre Majesté a vu debout cet homme mort. Car enfin, si elle est douée de fermeté et de raison, comme Votre Majesté l'affirme, cela prouve contre l'argument de Votre Majesté. Le sorcier s'est trompé, il est vrai, en tirant de son magasin un mort pour un vivant qu'on lui demandait; mais il n'en est que plus certain qu'il dispose de la mort et de la vie; et, en cela, il en sait plus long que Votre Majesté, laquelle, n'en déplaise à Votre Majesté, a fait tuer beaucoup d'hommes à la guerre, et n'en a jamais pu ressusciter un seul.
—Ainsi nous croirons au diable, mon cher sujet, dit le roi, riant des regards comiques que lançait La Mettrie à Quintus Icilius, chaque fois qu'il prononçait avec emphase le titre de Majesté.
—Pourquoi ne croirions-nous pas à ce pauvre compère Satan, qui est si calomnié et qui a tant d'esprit? repartit La Mettrie.
—Au feu le manichéen! dit Voltaire en approchant une bougie de la perruque du jeune médecin.
—Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument embarrassant: ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu son mort; ou elle est philosophe, et n'a rien vu du tout. Cependant elle a eu peur, elle en convient?
—Elle n'a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en éprouverait à la vue d'un portrait qui vous rappellerait exactement une personne aimée qu'on sait trop que l'on ne reverra plus. Mais s'il faut que je vous dise tout, je pense un peu qu'elle a eu peur après coup, et que sa force morale n'est pas sortie de cette épreuve aussi saine qu'elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre dans nos facultés. Je suis sûr qu'elle a l'esprit frappé, bien qu'elle le nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L'espèce d'attaque qu'elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela; et je parierais qu'il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m'a dit que depuis qu'elle est rentrée chez elle, elle n'a fait que pleurer.
—Ah! cela, vous me permettrez de n'en rien croire, chère Majesté, dit La Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.
—Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite? Et vous aussi, d'Argens, qui ne dites rien, et qui avez l'air de n'en pas penser davantage? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non plus, et qui n'en pensez pas moins, certainement?
—Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à propos de faire? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en voyant le roi en train de parler; peut-être que certains hommes n'ont le droit de rien cacher, lorsque la moindre de leurs paroles est un précepte, et la moindre de leurs actions un exemple.
—Mon cher ami, vous voulez me donner de l'orgueil. Qui n'en aurait d'être loué par Voltaire? Cela n'empêche pas que vous ne vous soyez pas moqué de moi pendant un quart d'heure que j'ai été absent, Eh bien! pendant ce quart d'heure, pourtant, vous ne pouvez supposer que j'aie eu le temps d'aller jusqu'auprès de l'Opéra, où demeure la Porporina, de lui réciter un long madrigal, et d'en revenir à pied, car j'étais à pied.
—Bah! sire, l'Opéra est bien près d'ici, dit Voltaire, et il ne vous faut pas plus de temps que cela pour gagner une bataille.
—Vous vous trompez, il faut beaucoup plus de temps, répliqua le roi assez froidement; demandez à Quintus Icilius. Quant au marquis, qui connaît si bien la vertu des femmes de théâtre, il vous dira qu'il faut plus d'un quart d'heure pour les conquérir.
—Eh! eh! sire, cela dépend.
—Oui, cela dépend: mais j'espère pour vous que mademoiselle Cochois vous a donné plus de peine. Tant il y a, messieurs, que je n'ai pas vu mademoiselle Porporina cette nuit et que j'ai été seulement parler à sa servante, et m'informer de ses nouvelles.
—Vous, sire? s'écria La Mettrie.
—J'ai voulu lui porter moi-même un flacon dont je me suis souvenu tout à coup d'avoir éprouvé de très bons effets, quand j'étais sujet à des spasmes d'estomac qui me faisaient quelquefois perdre connaissance. Eh bien, vous ne dites mot? Vous voilà tous ébahis? Vous avez envie de donner des louanges à ma bonté paternelle et royale, et vous n'osez pas, parce qu'au fond du cœur, vous me trouvez parfaitement ridicule.
—Ma foi, sire, si vous êtes amoureux comme un simple mortel, je ne le trouve pas mauvais, dit La Mettrie, et je ne vois pas là matière ni à éloge ni à raillerie?
—Eh bien, mon bon Panurge, je ne suis pas amoureux du tout, puisqu'il faut parler net. Je suis un simple mortel, il est vrai; mais je n'ai pas l'honneur d'être roi de France, et les mœurs galantes qui conviennent à un grand monarque comme Louis XV iraient fort mal à un petit marquis de Brandebourg tel que moi. J'ai d'autres chats à fouetter pour faire marcher ma pauvre boutique, et je n'ai pas le loisir de m'endormir dans les bosquets de Cythère.
—En ce cas, je ne comprends rien à votre sollicitude pour cette petite chanteuse de l'Opéra, dit La Mettrie; et, à moins que ce ne soit par suite d'une rage musicale, je donne ma langue aux chats.
—Cela étant, sachez, mes amis, que je ne suis ni amant ni amoureux de la Porporina, mais que je lui suis très-attaché, parce que, dans une circonstance trop longue à vous dire maintenant, elle m'a sauvé la vie sans me connaître. L'aventure est bizarre, et je vous la raconterai une autre fois. Ce soir il est trop tard, et M. de Voltaire s'endort. Qu'il vous suffise de savoir que si je suis ici, et non dans l'enfer, où la dévotion voulait m'envoyer, je le dois à cette fille. Vous comprenez maintenant que, la sachant dangereusement indisposée, je puisse aller voir si elle n'est pas morte, et lui porter un flacon de Stahl, sans, pour cela, avoir envie de passer à vos yeux pour un Richelieu ou pour un Lauzun. Allons, messieurs, je vous donne le bonsoir. Il y a dix-huit heures que je n'ai quitté mes bottes, et il me faudra les reprendre dans six. Je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde, comme au bas d'une lettre.»
Au moment où minuit avait sonné à la grande horloge du palais, la jeune et mondaine abbesse de Quedlimburg venait de se mettre dans son lit de satin rose, lorsque sa première femme de chambre, en lui plaçant ses mules sur son tapis d'hermine, tressaillit et laissa échapper un cri. On venait de frapper à la porte de la chambre à coucher de la princesse.
«Eh bien, es-tu folle? dit la belle Amélie, en entr'ouvrant son rideau: qu'as-tu à sauter et à soupirer de la sorte?
—Est-ce que Votre Altesse royale n'a pas entendu frapper?
—On a frappé? En ce cas, va voir ce que c'est.
—Ah! madame! quelle personne vivante oserait frapper à la porte de Votre Altesse, quand on sait qu'elle est couchée?
—Aucune personne vivante n'oserait, dis-tu? En ce cas c'est une personne morte. Va lui ouvrir en attendant. Tiens, on frappe encore; va donc, tu m'impatientes.»
La femme de chambre, plus morte que vive, se traîna vers la porte, et demanda qui est là? d'une voix tremblante.
«C'est moi, madame de Kleist, répondit une voix bien connue; si la princesse ne dort pas encore, dites-lui que j'ai quelque chose d'important à lui dire.
—Eh vite! eh vite! fais-la entrer, cria la princesse, et laisse-nous.»
Dès que l'abbesse et sa favorite furent seules, cette dernière s'assit sur le pied du lit de sa maîtresse, et parla ainsi:
«Votre Altesse royale ne s'était pas trompée. Le roi est amoureux fou de la Porporina, et il n'est pas encore son amant, ce qui donne certainement à cette fille un crédit illimité, pour le moment, sur son esprit.
—Et comment sais-tu cela depuis une heure?
—Parce qu'en me déshabillant pour me mettre au lit, j'ai fait babiller ma femme de chambre, laquelle m'a appris qu'elle avait une sœur au service de cette Porporina. Là-dessus je la questionne, je lui tire les vers du nez, et, de fil en aiguille, j'apprends que madite soubrette sort à l'instant même de chez sa sœur, et qu'à l'instant même le roi sortait de chez la Porporina.
—Es-tu bien sûr de cela?
—Ma fille de chambre venait de voir le roi comme je vous vois. Il lui avait parlé à elle-même, la prenant pour sa sœur, laquelle était occupée, dans une autre pièce, à soigner sa maîtresse malade, ou feignant de l'être. Le roi s'est informé de la santé de la Porporina avec une sollicitude extraordinaire; il a frappé du pied d'un air tout à fait chagrin, en apprenant qu'elle ne cessait de pleurer; il n'a pas demandé à la voir, dans la crainte de la gêner a-t-il dit; il a remis pour elle un flacon très-précieux; enfin il s'est retiré, en recommandant bien qu'on dît à la malade, le lendemain, qu'il était venu la voir à onze heures du soir.
—Voilà une aventure, j'espère! s'écria la princesse, et je n'ose en croire mes oreilles. Ta soubrette connaît-elle bien les traits du roi?
—Qui ne connaît la figure d'un roi toujours à cheval? D'ailleurs, un page avait été envoyé en éclaireur cinq minutes à l'avance pour voir s'il n'y avait personne chez la belle. Pendant ce temps, le roi, enveloppé et emmitouflé, attendait en bas dans la rue, en grand incognito, selon sa coutume.
—Ainsi, du mystère, de la sollicitude, et surtout du respect: c'est de l'amour, ou je ne m'y connais pas, de Kleist. Et tu es venue, malgré le froid et la nuit, m'apprendre cela bien vite! Ah! ma pauvre enfant, que tu es bonne!
—Dites aussi malgré les revenants. Savez-vous qu'il y a une panique nouvelle dans le château depuis quelques nuits, et que mon chasseur tremblait comme un grand imbécile en traversant les corridors pour m'accompagner?
—Qu'est-ce que c'est? encore la femme blanche?
—Oui, la Balayeuse.
—Cette fois, ce n'est pas nous qui faisons ce jeu-là, ma pauvre de Kleist! Nos fantômes sont bien loin, et fasse le ciel que ces revenants-là puissent revenir!
—Je pensais d'abord que c'était le roi qui s'amusait à revenir, puisque maintenant il a des motifs pour écarter les valets curieux de dessus son passage. Mais, ce qui m'a fort étonné, c'est que le sabbat ne se passe pas autour de ses appartements, ni sur sa route pour aller chez la Porporina. C'est autour de Votre Altesse que les esprits se promènent, et j'avoue que maintenant que je n'y suis plus pour rien, cela m'effraie un peu.
—Que dis-tu là, enfant? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui les connais si bien?
—Et voilà le hic! on dit que quand on les imite, cela les fâche, et qu'ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.
—En ce cas, ils s'y prendraient un peu tard avec nous; car depuis plus d'un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t'occupe pas de ces balivernes. Nous savons bien ce qu'il faut croire de ces âmes en peine. Certainement c'est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur épouvantable. J'ai vu le moment où elle ne voudrait pas t'ouvrir. Mais de quoi parlons-nous là? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en profiter. Comment allons-nous nous y prendre?
—Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur la rende vaine et méfiante.
—Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni cajoleries. Tu iras dès demain chez elle; tu lui demanderas de ma part... de la musique, des autographes du Porpora; elle doit avoir beaucoup de choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des manuscrits de Sébastien Bach. J'en ai plusieurs. Nous commencerons par des échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m'enseigner les mouvements et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la dominer.
—J'irai demain matin, Madame.
—Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m'embrasser. Tu es ma seule amie, toi; va te coucher, et si tu rencontres la Balayeuse dans les galeries, regarde bien si elle n'a pas des éperons sous sa robe.»
IV.
Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d'un pénible sommeil, trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d'y déposer. D'abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d'or sur lequel était gravée une F, surmontée d'une couronne royale, et ensuite un rouleau cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en personne, la veille au soir, apporter ce flacon; et, en apprenant les circonstances d'une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la Porporina fut attendrie. Homme étrange! pensa-t-elle. Comment concilier tant du bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme dans la vie publique? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les événements de la veille et se remit à pleurer.
«Eh quoi! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en vous endormant? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien d'autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde; on dit même qu'il ne la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous!
—Amoureux! que dis-tu là, malheureuse? s'écria la Porporina en tressaillant; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde. Le roi amoureux de moi, grand Dieu!
—Eh bien, Mademoiselle, quand cela serait?
—Le ciel m'en préserve! mais cela n'est pas et ne sera jamais. Qu'est-ce que ce rouleau, Catherine?
—Un domestique l'a apporté de grand matin.
—Le domestique de qui?
—Un domestique de louage, qui d'abord n'a pas voulu me dire de quelle part il venait, mais qui a fini par m'avouer qu'il était employé par les gens d'un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d'hier seulement.
—Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme?
—Pour savoir. Mademoiselle!
—C'est naïf! laisse-moi.»
Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens; et n'y pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec lequel elle n'avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à deviner, elle en conclut, avec bien d'autres, qu'il était fou; cependant en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché: «La princesse Amélie de Prusse s'occupe beaucoup de la science divinatoire et des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de sa protection et de ses bontés.» Ces lignes n'étaient pas signées. L'écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d'adresse. Elle s'étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu'à la princesse Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l'avait jamais approchée; et pensant que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle. Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au morceau complet qu'elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout cela fut l'affaire d'un instant; et l'attendrissement qu'elle éprouva en recevant ce souvenir d'un ami absent et malheureux lui fît oublier ses propres chagrins. Restait à savoir ce qu'elle avait à faire du grimoire, et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de cette dame? La Porporina n'en avait ni souci, ni besoin; était-ce pour établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut ou au soulagement de ce dernier? La jeune fille hésita; elle se rappela le proverbe: «Dans le doute, abstiens-toi.» Puis elle pensa qu'il y a de bons et mauvais proverbes, les uns à l'usage de l'égoïsme prudent, les autres à celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant:
«Dans le doute, agis, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable.»
Elle achevait à peine sa toilette, qu'elle faisait un peu lentement, car elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir promptement et d'une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu'un grand laquais galonné vint s'informer si elle était seule, et si elle pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les artistes de ce temps-là vivaient à l'égard des grands; elle fut tentée, pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les chanteurs du théâtre étaient chez elle; mais elle pensa que si c'était un moyen d'effaroucher la pruderie de certaines dames, c'était le plus sûr pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d'elle.
La grande dame bien stylée avait résolu d'être charmante avec la cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang; mais elle était gênée, parce que, d'une part, on lui avait dit que cette jeune fille était très-fière, et que de l'autre, étant fort curieuse pour son propre compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le fond de ses pensées. Quoiqu'elle fût bonne et inoffensive, cette belle dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans toute sa contenance qui n'échappa point à la Porporina. La curiosité est si voisine de la perfidie, qu'elle peut enlaidir les plus beaux visages.
La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait tous les soirs d'opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande, une entrevue avec sa maîtresse. Mais n'osant pas se fier à une personne qui avait la réputation d'être un peu extravagante et un peu intrigante par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté à l'examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si supérieure aux attaques de l'inquiète curiosité.
Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à coup:
«Ah! madame, s'écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors aux pieds de Son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait la grâce de les recevoir de moi-même.
—En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler à Son Altesse royale?
—Oui madame, répondit la Porporina; je me jetterais à ses pieds et je lui demanderais une grâce, que, j'en suis certaine, elle ne me refuserait pas; car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les artistes. On dit aussi qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle. J'ai donc l'espérance que si elle daignait m'entendre, elle m'aiderait à obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l'illustre Porpora, qui, ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d'un défaut de forme dans son passe-port; sans que depuis, malgré les assurances et les promesses de Sa Majesté, j'aie pu obtenir le résultat de cette interminable affaire. Je n'ose plus importuner le roi d'une requête qui ne peut l'intéresser que médiocrement et qu'il a toujours oubliée, j'en suis certaine; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs chargés d'expédier cette formalité, j'aurais le bonheur d'être enfin réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.
—Ce que vous me dites là m'étonne infiniment, s'écria madame de Kleist. Quoi! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l'esprit du monarque, est obligée de recourir à la protection d'autrui pour obtenir une chose qui parait si simple? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l'appelez, un surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.
—Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites l'honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui déconcerta madame de Kleist.
—C'est qu'apparemment je me suis trompée sur l'extrême bienveillance et l'admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande cantatrice de l'univers.
—Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina, de se moquer d'une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.
—Me moquer! Qui pourrait songer à se moquer d'un ange tel que vous? vous ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise et d'admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la princesse: c'est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole déjà de votre talent.
—On m'avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait toujours été fort sévère pour moi; que ma pauvre figure avait eu le malheur de lui déplaire, et qu'elle désapprouvait hautement ma méthode de chant.
—Qui a pu vous faire de pareils mensonges?
—C'est le roi qui en a menti, en ce cas! répondit la jeune fille avec un peu de malice.
—C'était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur, reprit madame de Kleist; mais comme je tiens à vous prouver que, simple mortelle, je n'ai pas le droit de mentir comme un grand roi très-malin, je veux vous emmener à l'heure même dans ma voiture, et vous présenter avec vos partitions chez la princesse.
—Et vous pensez, madame, qu'elle me fera un bon accueil?
—Voulez-vous vous fier à moi?
—Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera l'humiliation?
—Sur moi seule; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de l'amitié de la princesse, et qu'elle n'a pour moi ni estime ni déférence.
—Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple; mais vous me prenez à l'improviste.
—Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse dans un négligé encore plus simple. Venez!»
La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se disant: Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m'exposer à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.
Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant lesquelles l'abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la pièce voisine:
«Madame, je vous l'amène; elle est là.
—Déjà? admirable ambassadrice! Comment faut-il la recevoir? comment est-elle?
—Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement bête.
—Oh! nous verrons bien! s'écria la princesse, dont les yeux brillèrent du feu d'un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu'elle entre!»
Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire des atours d'une belle princesse: sphères, compas, astrolabes, cartes astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin tout le matériel de la sorcellerie. «Mon ami ne se trompe pas, pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du roi. Il ne me paraît même pas qu'elle en fasse mystère, puisqu'on me laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.
L'abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle avait été jolie comme un ange; elle l'était encore le soir aux lumières et à distance; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina s'étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d'une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n'inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l'ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s'était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d'humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu'elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante, étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l'envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l'âme de cette malheureuse princesse? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu'elle l'étouffât dans son sein, qu'elle le portât stoïquement et d'un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts: un qu'elle n'osait révéler presque à personne, l'autre qu'elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu'elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s'en expliquer l'effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu'à la puérilité, et dure jusqu'à la cruauté, elle étonnait les autres et s'étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie l'arrachaient à ces abattements salutaires qu'il ne lui était pas permis de nourrir et de montrer.
La première remarque que fit la Porporina, en l'abordant, fut celle de cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects, deux visages: l'un caressant, l'autre menaçant; deux voix: l'une douce et harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter comme un ange; l'autre rauque et âpre, qui semblait sortir d'une poitrine brûlante, animée d'un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie, se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un mauvais génie.
De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.
Les efforts qu'elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la jeune fille, qui s'étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une conversation qui tombait d'elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique; et elle s'arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères frappassent les regards de la princesse. Dès que l'effet fut produit, elle feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise de la trouver là; mais l'abbesse s'en empara précipitamment, en s'écriant:
«Qu'est-ce cela, mademoiselle? Au nom du ciel, d'où cela vous vient-il?
—S'il faut l'avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d'un air significatif, c'est une opération astrologique que je me proposais de lui présenter, lorsqu'il lui plairait de m'interroger sur un sujet auquel je ne suis pas tout à fait étrangère.
La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les caractères magiques, courut à l'embrasure d'une fenêtre, et, ayant examiné le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée dans les bras de madame de Kleist, qui s'était élancée vers elle en la voyant chanceler.
«Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina; passez dans le cabinet, et ne dites rien; n'appelez personne, personne, entendez-vous?
—Non, non, qu'elle ne sorte pas... dit la princesse d'une voix étouffée, qu'elle vienne ici... ici, près de moi. Ah! mon enfant, s'écria-t-elle dès que la jeune fille fut auprès d'elle, quel service vous m'avez rendu!»
Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d'une force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage tout meurtri et l'âme toute consternée.
«Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle; j'ai cru plusieurs fois le devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore plus que moi. Il y a de la démence dans l'air.»
La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa voix la plus étrange:
«Sauvé! sauvé! il est sauvé! mes amies, mes bonnes amies! Trenck s'est enfui de la forteresse de Glatz; il se sauve, il court, il court encore!...»
Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.
«Ah! madame, pour l'amour du ciel, contenez votre joie! dit madame de Kleist; prenez garde qu'on ne vous entende!»
En ramassant la prétendue cabale, qui n'était autre chose qu'une lettre en chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d'une joie fébrile et quasi forcenée.
V.
«Séduire, grâce aux moyens que mon incomparable amie m'en a donnés, les bas officiers de la garnison, m'entendre avec un prisonnier aussi friand que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un grand coup de pied à un autre, un grand coup d'épée à un troisième, faire un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant, le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart d'heure, traverser la Neiss dans l'eau jusqu'à la ceinture, par un brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l'autre rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit!... s'égarer, tourner dans la neige, autour d'une montagne sans savoir où l'on est, et entendre sonner quatre heures du matin à l'horloge de Glatz! c'est-à-dire avoir perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de la ville au point du jour... reprendre courage, entrer chez un paysan, lui enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à tout hasard; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille souffrances, mille fatigues; et se trouver enfin sans argent, sans habits, presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger; mais se sentir libre après avoir été condamné à une captivé épouvantable, éternelle; penser à une adorable amie, se dire que cette nouvelle la comblera de joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher d'elle, c'est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c'est être le plus heureux des hommes, c'est être l'élu de la Providence.»
Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse Amélie; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un post-scriptum ainsi conçu: «La personne qui vous remettra cette lettre est aussi sûre que les autres l'étaient peu. Vous pouvez enfin vous confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi. Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir; mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous tous les rapports, n'entende jamais parler de vous, et me croie épris de la signora Porporina, quoiqu'il n'en soit rien, et que je n'aie jamais eu pour elle qu'une paisible et pure amitié. Qu'aucun nuage n'obscurcisse donc le beau front de la divinité que j'adore. C'est pour elle seule que je respire, et j'aimerais mieux mourir que de la tromper.»
Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce post-scriptum à haute voix, et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement les traits de la Porporina, pour essayer d'y surprendre une expression de douleur, d'humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne créature la rassura entièrement, et elle recommença à l'accabler de caresses en s'écriant:
«Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant! Tu ne sais pas combien j'ai été jalouse de toi, combien je t'ai haïe et maudite! Je voulais te trouver laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver trop belle et trop bonne. C'est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t'amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l'idole de Trenck. Il savait bien que c'était le moyen de m'éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m'apporter cette bienheureuse nouvelle! Tu n'aimes donc pas le roi? Ah! tu fais bien, c'est le plus pervers et le plus cruel des hommes!
—Oh! madame, madame! dit madame de Kleist, effrayée de l'abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n'était pas un ange de courage et de dévouement!
—C'est vrai... je suis dans un état!... Je crois bien que je n'ai pas ma tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne dans les antichambres n'a pu m'écouter. Quant à elle, ajouta la princesse en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s'il est possible de douter d'une figure comme la sienne. Non, non! je ne suis pas si imprudente que j'en ai l'air; chère Porporina, ne croyez pas que je vous parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m'en repentir quand je serai calme. J'ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon enfant. J'ai un coup d'œil qui ne m'a jamais trompée. C'est dans la famille, cela, et mon frère le roi, qui s'en pique, ne me vaut pas sous ce rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais!... vous ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d'un amour malheureux, et qui a souffert des maux dont personne n'aura jamais l'idée.
—Oh! madame, jamais! dit la Porporina en s'agenouillant près d'elle, comme pour prendre Dieu à témoin de son serment: ni vous, ni M. de Trenck, qui m'a sauvé la vie, ni personne au monde, d'ailleurs!
—Il t'a sauvé la vie? Ah! je suis sûr qu'il l'a sauvée à bien d'autres! il est si brave, si bon, si beau! Il est bien beau, n'est-ce pas? mais tu ne dois pas trop l'avoir regardé; autrement tu en serais devenue amoureuse, et tu ne l'es pas, n'est-il pas vrai? Tu me raconteras comment tu l'as connu, et comment il t'a sauvé la vie; mais pas maintenant. Je ne pourrais pas t'écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si longtemps qu'il se dessèche dans ma poitrine! Je veux parler, parler encore; laisse moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s'exhale, ou que j'éclate. Seulement ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien heureuse!»
Et la princesse fondit en larmes.
«Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d'une voix entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait calmer, qu'il m'a plu dès le premier jour où je l'ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui! et ma sœur Ulrique qui pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille! «Ma bonne sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui gouvernent la Suède veulent une reine catholique; moi je ne veux pas abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien tranquille, bien étrangère à toute action politique; moi, si j'étais reine, je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur prince que c'est toi qui conviens à la Suède et non pas moi.» Je l'ai fait comme je l'ai dit, et ma sœur est reine de Suède. Et j'ai joué la comédie, depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah! Porporina, vous croyez que vous êtes actrice? Non, vous ne savez pas ce que c'est que de jouer un rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car tout ce qui respire autour de nous n'est occupé qu'à nous épier, à nous deviner et à nous trahir. J'ai été forcée de faire semblant d'avoir bien du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m'a escamoté le trône de Suède. J'ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je! Et cela dans le temps où je l'adorais, où j'étais sa maîtresse, où j'étouffais d'ivresse et de bonheur comme aujourd'hui... ah! plus qu'aujourd'hui, hélas! Mais Trenck n'avait pas ma force et ma prudence. Il n'était pas né prince, il ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et, suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir; mais il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l'objet de sa haine et de sa fureur. Il l'a accablé d'humiliations et de duretés. Il le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était dans mes bras; car rien ne l'effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas adorer tant de courage? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une mission à l'étranger. Et quand il l'a eu remplie avec autant d'habileté que de promptitude, mon frère a eu l'infamie de l'accuser d'avoir livré à son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C'était le moyen, non-seulement de l'éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon frère est un grand homme, à ce qu'on dit. Moi, je vous dis que c'est un monstre! Ah! garde-toi de l'aimer, jeune fille; car il te brisera comme une branche! Mais il faut faire semblant, vois-tu! toujours semblant! dans l'air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant d'adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou croit le savoir... Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s'en prive, lui qui n'aime que cela sur la terre, pour me les envoyer; et avant de les remettre au page qui m'apporte la corbeille, il les compte pour que le page n'en mange pas en route. Quelle attention délicate! quelle naïveté digne de Henri IV et du roi René! Mais il fait périr mon amant dans un cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir de l'avoir aimé! Quel grand cœur et quel bon frère! aussi comme nous nous aimons!...»
Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s'affaiblit peu à peu et s'éteignit; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites; elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance. La Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer des paroles inintelligibles.
«L'accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la cantatrice. Quand elle aura repris l'empire de la volonté, j'appellerai ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles ou plutôt pour les oreilles de l'antichambre. Car le roi saura infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous paraissiez vous être occupée avec la princesse d'autre chose que de la musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie, il ne faut pas qu'elle paraisse se douter de l'évasion de Trenck, ni vous non plus. Le roi la sait à l'heure qu'il est, cela est certain. Il aura de l'humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s'il découvre que vous avez remis cette lettre à la princesse; et les femmes vont à la forteresse aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout comme les hommes; elles y meurent, tout comme les hommes. Vous voilà avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère. Nous serons au moins huit jours sans vous revoir, pour détourner tout soupçon. Comptez sur la reconnaissance de la princesse. Elle est magnifique, et sait récompenser le dévouement...
—Hélas! Madame, dit tristement la Porporina, vous croyez donc qu'il faut des menaces et des promesses avec moi? Je vous plains d'avoir cette pensée!»
Brisée de fatigue après les émotions violentes qu'elle venait de partager, et malade encore de sa propre émotion de la veille, la Porporina se mit pourtant au clavecin, et commençait à chanter, lorsqu'une porte s'ouvrit derrière elle si doucement, qu'elle ne s'en aperçut pas; et tout à coup, elle vit dans la glace à laquelle touchait l'instrument la figure du roi se dessiner à côté d'elle. Elle tressaillit et voulut se lever; mais le roi, appuyant le bout de ses doigts secs sur son épaule, la contraignit de rester assise et de continuer. Elle obéit avec beaucoup de répugnance et de malaise. Jamais elle ne s'était sentie moins disposée à chanter, jamais la présence de Frédéric ne lui avait semblé plus glaciale et plus contraire à l'inspiration musicale.
«C'est chanté dans la perfection, dit le roi lorsqu'elle eut fini son morceau, pendant lequel elle avait remarqué avec terreur qu'il était allé sur la pointe du pied écouter derrière la porte entr'ouverte de la chambre à coucher de sa sœur. Mais je remarque avec chagrin, ajouta-t-il, que cette belle voix est un peu altérée ce matin. Vous eussiez dû vous reposer, au lieu de céder à l'étrange caprice de la princesse Amélie, qui vous fait venir pour ne pas vous écouter.
—Son Altesse royale s'est trouvée subitement indisposée, répondit la jeune fille effrayée de l'air sombre et soucieux du roi, et on m'a ordonné de continuer à chanter pour la distraire.
—Je vous assure que c'est peine perdue, et qu'elle ne vous écoute pas du tout, reprit le roi sèchement. Elle est là dedans qui chuchote avec madame de Kleist, comme si de rien n'était; et puisque c'est ainsi, nous pouvons bien chuchoter ensemble ici, sans nous soucier d'elles. La maladie ne me paraît pas grave. Je crois que votre sexe va très-vite en ce genre d'un excès à l'autre. On vous croyait morte hier au soir; qui se serait douté que vous fussiez ici ce matin à soigner et à divertir ma sœur? Auriez-vous la bonté de me dire par quel hasard vous vous êtes fait présenter ici de but en blanc?»
La Porporina, étourdie de cette question, demanda au ciel de l'inspirer.
«Sire, répondit-elle en s'efforçant de prendre de l'assurance, je n'en sais trop rien moi-même. On m'a fait demander ce matin la partition que voici. J'ai pensé qu'il était de mon devoir de l'apporter moi-même. Je croyais déposer mes livres dans l'antichambre et m'en retourner bien vite. Madame de Kleist m'a aperçue. Elle m'a nommée à Son Altesse, qui a eu apparemment la curiosité de me voir de près. On m'a forcée d'entrer. Son Altesse a daigné m'interroger sur le style de divers morceaux de musique; puis se sentant malade, elle m'a ordonné de lui faire entendre celui-ci pendant qu'elle se mettrait au lit. Et maintenant, je pense qu'on daignera me permettre d'aller à la répétition...
—Ce n'est pas encore l'heure, dit le roi: je ne sais pas pourquoi les pieds vous grillent de vous sauver quand je veux causer avec vous.
—C'est que je crains toujours d'être déplacée devant Votre Majesté.
—Vous n'avez pas le sens commun, ma chère.
—Raison de plus, Sire!
—Vous resterez,» reprit-il en la forçant de se rasseoir devant le piano, et en se plaçant debout vis-à-vis d'elle.
Et il ajouta en l'examinant d'un air moitié père, moitié inquisiteur:
«Est-ce vrai, tout ce que vous venez de me conter là!»
La Porporina surmonta l'horreur qu'elle avait pour le mensonge. Elle s'était dit souvent qu'elle serait sincère sur son propre compte avec cet homme terrible, mais qu'elle saurait mentir s'il s'agissait jamais du salut de ses victimes. Elle se voyait arrivée inopinément à cet instant de crise où la bienveillance du maître pouvait se changer en fureur. Elle en eût fait volontiers le sacrifice plutôt que de descendre à la dissimulation; mais le sort de Trenck et celui de la princesse reposaient sur sa présence d'esprit et sur son intelligence. Elle appela l'art de la comédienne à son secours, et soutint avec un sourire malin le regard d'aigle du roi: c'était plutôt celui du vautour dans ce moment-là.
«Eh bien, dit le roi, pourquoi ne répondez-vous pas?
—Pourquoi Votre Majesté veut-elle m'effrayer en feignant de douter de ce que je viens de dire?
—Vous n'avez pas l'air effrayé du tout. Je vous trouve, au contraire, le regard bien hardi ce matin.
—Sire, on n'a peur que de ce qu'on hait. Pourquoi voulez-vous que je vous craigne?»
Frédéric hérissa son armure de crocodile pour ne pas être ému de cette réponse, la plus coquette qu'il eût encore obtenue de la Porporina. Il changea aussitôt de propos, suivant sa coutume, ce qui est un grand art, plus difficile qu'on ne pense.
«Pourquoi vous êtes-vous évanouie, hier soir, sur le théâtre?
—Sire, c'est le moindre souci de Votre Majesté, et c'est mon secret à moi.
—Qu'avez-vous donc mangé à votre déjeuner pour être si dégagée dans votre langage avec moi, ce matin?
—J'ai respiré un certain flacon qui m'a remplie de confiance dans la bonté et dans la justice de celui qui me l'avait apporté.
—Ah! vous avez pris cela pour une déclaration! dit Frédéric d'un ton glacial et avec un mépris cynique.
—Dieu merci, non! répondit la jeune fille avec un mouvement d'effroi très-sincère.
—Pourquoi dites-vous Dieu merci?
—Parce que je sais que Votre Majesté ne fait que des déclarations de guerre, même aux dames.
—Vous n'êtes ni la czarine, ni Marie-Thérèse; quelle guerre puis-je avoir avec vous?
—Celle que le lion peut avoir avec le moucheron.
—Et quelle mouche vous pique, vous, de citer une pareille fable? Le moucheron fit périr le lion à force de le harceler.
—C'était sans doute un pauvre lion, colère et par conséquent faible. Je n'ai donc pu penser à cet apologue.
—Mais le moucheron était âpre et piquant. Peut-être que l'apologue vous sied bien!
—Votre Majesté le pense?
—Oui.
—Sire, vous mentez?»
Frédéric prit le poignet de la jeune fille, et le serra convulsivement jusqu'à le meurtrir. Il y avait de la colère et de l'amour dans ce mouvement bizarre. La Porporina ne changea pas de visage, et le roi ajouta en regardant sa main rouge et gonflée: «Vous avez du courage!
—Non, Sire, mais je ne fais pas semblant d'en manquer comme tous ceux qui vous entourent.
—Que voulez-vous dire?
—Qu'on fait souvent le mort pour n'être pas tué. A votre place, je n'aimerais pas qu'on me crût si terrible.
—De qui êtes-vous amoureuse? dit le roi changeant encore une fois de propos.
—De personne, Sire.
—Et en ce cas, pourquoi avez-vous des attaques de nerfs?
—Cela n'intéresse point le sort de la Prusse, et par conséquent le roi ne se soucie pas de le savoir.
—Croyez-vous donc que ce soit le roi qui vous parle?
—Je ne saurais l'oublier.
—Il faut pourtant vous y décider. Jamais le roi ne vous parlera; ce n'est pas au roi que vous avez sauvé la vie, Mademoiselle.
—Mais je n'ai pas retrouvé ici le baron de Kreutz.
—Est-ce un reproche? Il serait injuste. Le roi n'eût pas été hier s'informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.
—La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.
—Eh bien tâchez de l'apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine; et quand je le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi; et selon ce que je serai, vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.
—J'entends, Sire; eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est libre d'être deux, d'être trois, d'être cent; moi je ne sais être qu'une.
—Vous mentez! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos camarades comme vous me parlez ici.
—Sire, ne vous y fiez pas!
—Ah ça, vous avez donc le diable au corps aujourd'hui?
—C'est que le chapeau de Votre Majesté n'est ni à droite ni à gauche, et que je ne sais pas à qui je parle.»
Le roi, vaincu par l'attrait qu'il éprouvait, dans ce moment surtout, auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d'un air de bonhomie enjouée, et le mit sur l'oreille gauche avec tant d'exagération, que sa terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le roi en vacances autant que possible; mais tout d'un coup, se rappelant qu'il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour pénétrer les secrets de l'abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout à fait, d'un mouvement brusque et chagrin; le sourire expira sur ses lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille:
«Restez ici, je viendrai vous y reprendre.»
Et il passa dans la chambre de la princesse, qui l'attendait en tremblant. Madame de Kleist, l'ayant vu causer avec la Porporina, n'avait osé bouger d'auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour entendre cet entretien; et, n'en pouvant saisir un mot à cause de la grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.
De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu affectées, de l'interrogatoire dangereux qu'il commençait à lui faire subir. Elle avait espéré le détourner tout à fait de tourmenter sa malheureuse sœur. Mais Frédéric n'était pas homme à s'en départir, et les efforts de la pauvrette échouaient devant l'obstination du despote. Elle recommanda la princesse Amélie à Dieu; car elle comprit fort bien que le roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec celles qu'on préparait dans la pièce voisine. Elle n'en douta plus en voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui. Elle resta donc un quart d'heure dans une pénible attente, agitée d'un peu de fièvre, effrayée de l'intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente du rôle qu'elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité de l'amour du roi pour elle, et l'espèce d'agitation que le roi lui-même venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.
VI.
Mais, mon Dieu! l'habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois femmes, quand l'amour, la peur et l'amitié inspirent chacune d'elles dans le même sens? Frédéric eut beau s'y prendre de toutes les manières, par l'amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien ne lui servit. L'explication de la présence de Consuelo dans les appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche de madame de Kleist et dans les affirmations d'Amélie, à celle que la Porporina avait si heureusement improvisée. C'était la plus naturelle, la plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.
De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique; car il s'écria tout d'un coup:
«Et la Porporina, que j'oublie là dedans! Chère petite sœur, puisque vous vous trouvez mieux, faites-la rentrer, son caquet nous amusera.
—J'ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque piège.
—Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même.»
En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir la porte et appela la Porporina.
Mais, au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur la musique allemande et la musique italienne; et lorsque le sujet fut épuisé, il s'écria tout d'un coup:
«Ah! signora Porporina, une nouvelle que j'oubliais de vous dire, et qui va vous faire plaisir certainement: Votre ami, le baron de Trenck, n'est plus prisonnier.
—Quel baron de Trenck, Sire? demanda la jeune fille avec une habile candeur: j'en connais deux, et tous deux sont en prison.
—Oh! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C'est Trenck le prussien qui a pris la clef des champs.
—Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.
—Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu'en pensez-vous, ma chère sœur?
—De quoi parlez-vous donc? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté, mon frère, je commençais à m'endormir.
—Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s'est enfui de Glatz par-dessus les murs.
—Ah! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.
—Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire, et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête. Sa fuite est l'aveu de ses crimes.
—S'il en est ainsi, je l'abandonne, dit Amélie, toujours impassible.
—Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j'en suis certain, reprit Frédéric; je vois cela dans ses yeux.
—C'est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.
—Surtout quand le traître est un si beau garçon? Savez-vous, ma sœur, que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck?
—Grand bien lui fasse! dit Amélie froidement. Si c'est un homme déshonoré, je lui conseille pourtant de l'oublier. Maintenant, je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de vouloir bien revenir dans quelques jours pour m'aider à lire cette partition, elle me paraît fort belle.
—Vous avez donc repris goût à la musique? dit le roi. J'ai cru que vous l'aviez abandonnée tout à fait.
—Je veux essayer de m'y remettre, et j'espère, mon frère, que vous voudrez bien venir m'aider. On dit que vous avez fait de grands progrès, et maintenant vous me donnerez des leçons.
—Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l'amènerai.
—C'est cela. Vous me ferez grand plaisir.»
Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu'à l'antichambre, et celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où elle avait passé pour venir jusque-là.
La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l'intérieur du château. La Porporina n'en trouva pas un seul de qui elle put se renseigner, et se mit à errer à l'aventure dans ce triste et vaste manoir.
Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de fatigue, à jeun depuis la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie; et, comme il arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu'elle n'eût fait en état de santé; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel lieu elle se trouvait, s'égara, traversa des galeries, des cours, revint sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin, comme au sortir d'un rêve, à l'entrée d'une vaste salle remplie d'objets bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la salua avec beaucoup de courtoisie, et l'invita à entrer.
La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant qu'elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s'offrit aussitôt à la reconduire chez elle; mais il la pria si instamment de jeter un coup d'œil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à juste titre, qu'elle ne put refuser d'en faire le tour, appuyée sur son bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d'artiste, elle y prit bientôt plus d'intérêt qu'elle ne s'était crue disposée à le faire, et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit particulièrement remarquer le très-digne professeur.
«Ce tambour, qui n'a rien de particulier au premier coup d'œil, lui dit-il, et que je soupçonne même d'être un monument apocryphe, jouit pourtant d'une grande célébrité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi que vous pouvez l'observer vous-même par l'indice du renflement des pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse guerre qu'elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de Jean Ziska du Calice, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au quinzième siècle. On prétend qu'il avait légué cette dépouille sacrée à ses compagnons d'armes, leur promettant que là où elle serait, là serait aussi la victoire. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu'il évoquait les ombres de leurs chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres merveilles... Mais outre que, dans le brillant siècle de raison où nous avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine mère, et auteur d'une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska été enterré avec sa peau, et que par conséquent... Il me semble, Mademoiselle, que vous pâlissez... Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet bizarre vous causerait-elle du dégoût? Ce Ziska était un grand scélérat et un rebelle bien féroce...
—C'est possible, Monsieur, répondit la Porporina; mais j'ai habité la Bohème, et j'y ai entendu dire que c'était un bien grand homme; son souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis XIV peut l'être en France, et on l'y considère comme le sauveur de sa patrie.
—Hélas! c'est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss, et j'aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le palais du vainqueur de ses descendants.»
En parlant ainsi, d'un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu'on les bat sourdement dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.
Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne dont l'aspect ne lui causa qu'un sentiment de dédain. Il allait faire signe à cette personne de s'éloigner, mais elle avait passé outre, avant que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses mouvements.
«En vérité, Mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous arrive. Je n'ai rien vu qui put motiver l'émotion que vous ressentez.
—Vous n'avez rien vu, vous n'avez vu personne? lui dit la Porporina d'une voix éteinte et d'un air égaré. Là, sur cette porte... vous n'avez pas vu un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants?
—J'ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort bien; mais je vous confesse qu'il m'intimide peu, et que je ne suis pas de ses dupes.
—Vous l'avez vu? ah! Monsieur, il était donc là, en effet? Je ne l'ai pas rêvé? Mon Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que cela signifie?
—Cela signifie qu'en vertu de la protection spéciale d'une aimable et auguste princesse qui s'amuse, je crois, de ses folies plus qu'elle n'y ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de Son Altesse Royale.
—Mais qui est-il? comment le nommez-vous?
—Vous l'ignorez! d'où vient donc que vous avez peur?
—Au nom du ciel, Monsieur, dites-moi quel est cet homme?
—Eh mais, c'est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie! un de ces charlatans qui font le métier de prédire l'avenir et de révéler les trésors cachés, de faire de l'or, et mille autres talents de société qui ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand. Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l'abbesse de Quedlimburg conserve le goût...
—Oui, oui, Monsieur, je sais qu'elle étudie la cabale, par curiosité sans doute...
—Oh! certainement. Comment supposer qu'une princesse si éclairée, si instruite, s'occupe sérieusement de pareilles extravagances?
—Enfin, Monsieur, vous connaissez cet homme!
—Oh! depuis longtemps; il y a bien quatre ans qu'on le voit paraître ici au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et ne se mêle point d'intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa sœur chérie d'aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville et même son entrée libre dans le palais. Il n'en abuse pas, et n'exerce sa prétendue science dans ce pays-ci qu'auprès de Son Altesse. M. de Golowkin le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire; mais en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, Mademoiselle?
—Cela ne m'intéresse nullement, Monsieur, je vous assure; et pour que vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m'a semblé avoir, c'est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une personne qui m'a été chère, et qui me l'est encore; car la mort ne brise pas les liens de l'affection, n'est-il pas vrai, Monsieur?
—C'est un noble sentiment que vous exprimez là, Mademoiselle, et bien digne d'une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous reconduire.»
En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de Kleist qui l'engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit heures du soir. Cette musique n'était qu'un prétexte pour la conduire furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez la princesse, qu'elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d'indisposition. Elle reçut la cantatrice avec mille caresses; et, passant familièrement son bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde, éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper friand avec un luxe de bon goût. Le rococo français n'avait pas encore fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d'ailleurs, à cette époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s'en tenait à imiter les traditions du siècle de Louis XIV, pour lequel Frédéric, secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n'avait coutume de l'être, elle n'en était pas moins brillante. Madame de Kleist avait revêtu aussi les plus aimables atours; et pourtant il n'y avait que trois couverts, et pas un seul domestique.
«Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien, vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes les trois, en nous servant nous-mêmes; comme déjà nous avons tout préparé nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C'est nous deux qui avons mis le couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et je n'ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu'il me semble. Enfin, nous allons nous divertir incognito! Le roi couche à Potsdam, la reine est à Charlottenburg, mes sœurs sont chez la reine mère, à Montbijou; mes frères, je ne sais où; nous sommes seules dans le château. Je suis censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde auxquelles je puisse me fier) l'évasion de mon cher Trenck. Aussi nous allons boire du champagne à sa santé, et si l'une de nous se grise, les autres lui garderont le secret. Ah! les beaux soupers philosophiques de Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci!»
On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l'avait été aux plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le bonheur, et c'était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant fuyait loin d'elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais; mais il était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse bénissait la destinée.
«Ah! que je me sens bien entre vous deux! disait-elle à ses confidentes qui formaient avec elle le plus beau trio qu'une coquetterie raffinée ait jamais dérobé aux regards des hommes: je me sens libre comme Trenck l'est à cette heure; je me sens bonne comme il l'a toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l'être! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme: la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J'avais froid dans mon lit d'édredon, en songeant que celui que j'aime grelottait sur les dalles humides d'un sombre caveau. Je ne vivais plus, et ne pouvais plus jouir de rien. Ah! chère Porporina, imaginez-vous l'horreur qu'on éprouve à se dire: Il souffre tout cela pour moi! c'est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau?»
Cette pensée changeait tous les aliments en fiel comme le souffle des harpies.
«Verse-moi du vin de champagne, Porporina: je ne l'ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l'eau. Eh bien, il me semble que je bois de l'ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh! oui, je vois, j'entends, je respire; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j'étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d'abord, et puis celle de l'ami qui s'est enfui avec lui; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l'ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n'a pas pu l'en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n'ai plus d'amertume contre personne; il me semble que j'aime le roi. Tiens! à la santé du roi, Porporina; vive le roi!»
Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c'était la bonhomie de ses manières et l'égalité parfaite qu'elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.
«Ah! si je n'étais pas née pour la vie d'égalité, du moins l'amour me l'a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m'a révélé l'imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d'Anspach porterait sa tête sur l'échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l'esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d'avoir un pouce d'étoffe de plus qu'elle à la queue de sa robe. C'est qu'elles n'ont jamais aimé, voyez-vous! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu'elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies; elles n'auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n'auront pas eu, dans toute leur vie d'étiquette et de gala, un quart d'heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous; plus d'Altesse; Amélie tout court. Ah! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist? La cour t'a gâtée, mon enfant; malgré toi tu en as respiré l'air malsain: mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.
—Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t'obliger, répondit la Porporina en riant.»
—Ah! ciel! s'écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d'être tutoyée, et de m'entendre appeler Amélie! Amélie! oh! comme il disait bien mon nom, lui! Il me semblait que c'était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu'une femme ait jamais porté, quand il le prononçait.
Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l'âme jusqu'à s'oublier elle-même pour ne plus s'occuper que de ses amies; et dans cet essai d'égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu'elle dépouilla instinctivement l'âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d'elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d'être si aimable et si simple; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et ses sentiments, ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle était absorbée par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d'artiste, les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle inspirait la confiance en même temps qu'elle la ressentait, et elle goûta un plaisir infini à lire dans l'âme d'autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d'elle jusque là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu'elle s'était longtemps persuadé devoir l'être de préférence aux autres.
Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l'expansion sympathique la frappèrent d'un respect mêlé de douce surprise.
«Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre! Tu parles et tu penses plus noblement qu'aucune tête couronnée que je connaisse. Tiens, je me prends pour toi d'une estime qui va jusqu'à l'engouement. Il faut que tu m'accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut que tu m'ouvres ton cœur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis. Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon cœur. Il est onze heures, nous avons toute la nuit devant nous; notre petite orgie tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la seconde bouteille de Champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire, telle que je te la demande? Il me semble que la connaissance de ton cœur, et le tableau d'une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m'instruire des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne l'ont jamais pu faire. Je me sens capable de t'écouter et de te suivre comme je n'ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma passion. Veux-tu me satisfaire?
—Je le ferais de grand cœur, Madame... répondit la Porporina.
—Quelle dame? où prends-tu ici cette Madame, interrompit gaiement la princesse.
—Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque formidable, auquel tout se rattache, et qu'aucun besoin d'épanchement, aucun entraînement de cœur ne me permettent de révéler.
—Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret! et si je ne t'en ai pas parlé dès le commencement de notre souper, c'est par un sentiment de discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi peut se placer sans scrupule.
—Vous savez mon secret! s'écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh! Madame, pardonnez! cela me paraît impossible.
—Un gage! Tu me traites toujours en Altesse.
—Pardonne-moi, Amélie... mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins d'être réellement d'accord avec Cagliostro, comme on le prétend.
—J'ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je mourais d'envie d'en connaître les détails; mais ce n'est pas la curiosité qui me pousse ce soir, c'est l'amitié, comme je te l'ai dit sincèrement. Ainsi, pour t'encourager, je te dirai que, depuis ce matin, je sais fort bien que la signora Consuelo Porporina pourrait légitimement prendre, si elle le voulait, le titre de comtesse de Rudolstadt.
—Au nom du ciel, madame... Amélie... qui a pu vous instruire...
—Ma chère Rudolstadt, tu ne sais donc pas que ma sœur, la margrave de Bareith, est ici?
—Je le sais.
—Et avec elle son médecin Supperville?
—J'entends. M. Supperville a manqué à sa parole, à son serment. Il a parlé!
—Rassure-toi. Il n'a parlé qu'à moi, et sous le sceau du secret. Je ne vois pas d'ailleurs, pourquoi tu crains tant de voir ébruiter une affaire qui est si honorable pour ton caractère et qui ne peut plus nuire à personne. La famille de Rudolstadt est éteinte, à l'exception d'une vieille chanoinesse qui ne peut tarder à rejoindre ses frères dans le tombeau. Nous avons, il est vrai, en Saxe, des princes de Rudolstadt qui se trouvent tes proches parents, tes cousins issus de germain, et qui sont fort vains de leur nom; mais si mon frère veut te soutenir, tu porteras ce nom sans qu'ils osent réclamer... à moins que tu ne persistes à préférer ton nom de Porporina, qui est tout aussi glorieux et beaucoup plus doux à l'oreille.
—Telle est mon intention, en effet, répondit la cantatrice, quelque chose qui arrive; mais je voudrais bien savoir à quel propos M. Supperville vous a raconté tout cela... Quand je le saurai, et que ma conscience sera dégagée de son serment, je vous promets... de te raconter les détails de ce triste et étrange mariage.
—Voici le fait, dit la princesse. Une de mes femmes étant malade, j'ai fait prier Supperville, qui se trouvait, m'a-t-on dit, dans le château auprès de ma sœur, de passer chez moi pour la voir. Supperville est un homme d'esprit que j'ai connu lorsqu'il résidait ici, et qui n'a jamais aimé mon frère. Cela m'a mise à l'aise pour causer avec lui. Le hasard a amené la conversation sur la musique, sur l'opéra, et sur toi par conséquent; je lui ai parlé de toi avec tant d'éloges, que, soit pour me faire plaisir, soit par conviction, il a renchéri sur moi, et t'a portée aux nues. Je prenais goût à l'entendre, et je remarquais une certaine affectation qu'il mettait à me faire pressentir en toi une existence romanesque digne d'intérêt, et une grandeur d'âme supérieure à toutes mes bonnes présomptions. Je l'ai pressé beaucoup, je te le confesse, et il s'est laissé prier beaucoup aussi, je dois le dire pour le justifier. Enfin, après m'avoir demandé ma parole de ne pas le trahir, il m'a raconté ton mariage au lit de mort du comte de Rudolstadt, et la renonciation généreuse que tu avais faite de tous tes droits et avantages. Tu vois, mon enfant, que tu peux, sans scrupule, me dire le reste, si rien ne t'engage à me le cacher.
—Cela étant, dit la Porporina après un moment de silence et d'émotion, quoique ce récit doive réveiller en moi des souvenirs bien pénibles, surtout depuis mon séjour à Berlin, je répondrai par ma confiance à l'intérêt de Votre Altesse... je veux dire de ma bonne Amélie.»