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La comtesse de Rudolstadt

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VII.

«Je suis née dans je ne sais quel coin de l'Espagne, je ne sais pas précisément en quelle année; mais je dois avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. J'ignore le nom de mon père; et quant à celui de ma mère, je crois bien qu'elle était, à l'égard de ses parents, dans la même incertitude que moi. On l'appelait à Venise, la Zingara, et moi la Zingarella. Ma mère m'avait donné pour patronne Maria del Consuelo, comme qui dirait, en français, Notre-Dame de Consolation. Mes premières années furent errantes et misérables. Nous courions le monde à pied, ma mère et moi, vivant de nos chansons. J'ai un vague-souvenir que, dans la forêt de Bohême, nous reçûmes l'hospitalité dans un château, où un bel adolescent, fils du seigneur, et nommé Albert, me combla de soins et d'amitiés, et donna une guitare à ma mère. Ce château, c'était le château des géants, dont je devais refuser un jour, d'être la châtelaine: ce jeune seigneur, c'était le comte Albert de Rudolstadt, dont je devais devenir l'épouse.

«A dix ans, je commençais à chanter dans les rues. Un jour que je disais ma petite chanson sur la place Saint-Marc, à Venise, devant un café, maître Porpora, qui se trouvait là, frappé de la justesse de ma voix et de la méthode naturelle que ma mère m'avait transmise, m'appela, me questionna, me suivit jusqu'à mon galetas, donna quelques secours à ma mère, et lui promit de me faire entrer à la scuola dei mendicanti, une de ces écoles gratuites de musique qui abondent en Italie, et d'où sortent tous les artistes éminents de l'un et l'autre sexe; car ce sont les meilleurs maîtres qui en ont la direction. J'y fis de rapides progrès; et maître Porpora prit pour moi une amitié qui m'exposa bientôt à la jalousie et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris qu'elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure l'habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.

«Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis; mais il est certain qu'à l'âge de sept ou huit ans, j'aimais déjà un jeune homme ou plutôt un enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre amour, car c'était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux. Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui n'étaient pas consacrées à l'étude. Ma mère, après l'avoir inutilement combattue, sanctionna notre inclination par la promesse qu'elle nous fit contracter, à son lit de mort, de nous marier ensemble, aussitôt que notre travail nous aurait mis à même d'élever une famille.

«A l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j'étais assez avancée dans le chant. Le comte Zustiniani, noble vénitien, propriétaire du théâtre San Samuel, m'entendit chanter à l'église, et m'engagea comme première cantatrice, pour remplacer la Corilla, belle et robuste virtuose, dont il avait été l'amant, et qui lui était infidèle. Ce Zustiniani était précisément le protecteur de mon fiancé Anzoleto. Anzoleto fut engagé avec moi pour chanter les premiers rôles d'homme. Nos débuts s'annoncèrent sous les plus brillants auspices. Il avait une voix magnifique, une facilité naturelle extraordinaire, un extérieur séduisant: toutes les belles dames le protégeaient. Mais il était paresseux; il n'avait pas eu un professeur aussi habile et aussi zélé que le mien. Son succès fut moins brillant. Il en eut du chagrin d'abord, et puis du dépit, enfin de la jalousie; et je perdis ainsi son amour.

—Est-il possible? dit la princesse Amélie, pour une semblable cause? Il était donc bien vil?

—Hélas! non, madame; mais il était vain et artiste. Il se fit protéger par la Corilla, la cantatrice disgraciée et furieuse, qui m'enleva son cœur, et l'amena rapidement à offenser et à déchirer le mien. Un soir, maître Porpora, qui avait toujours combattu nos sentiments, parce qu'il prétend qu'une femme, pour être grande artiste, doit rester étrangère à toute passion et à tout engagement de cœur, me fit découvrir la trahison d'Anzoleto. Le lendemain soir, le comte Zustiniani me fit une déclaration d'amour, à laquelle j'étais loin de m'attendre, et qui m'offensa profondément. Anzoleto feignit d'être jaloux, de me croire corrompue... Il voulait briser avec moi. Je m'enfuis de mon logement, dans la nuit; j'allai trouver mon maître, qui est un homme de prompte inspiration, et qui m'avait habituée à être prompte dans l'exécution. Il me donna des lettres, une petite somme, un itinéraire de voyage; il me mit dans une gondole, m'accompagna jusqu'à la terre ferme, et je partis seule, au point du jour, pour la Bohême.

—Pour la Bohême? dit madame de Kleist, à qui le courage et la vertu de la Porporina faisaient ouvrir de grands yeux.

—Oui, Madame, reprit la jeune fille. Dans notre langage d'artistes aventuriers, nous disons souvent courir la Bohême pour signifier qu'on s'embarque dans les hasards d'une vie pauvre, laborieuse et souvent coupable, dans la vie des Zingari, qu'on appelle aussi Bohémiens, en français. Quant à moi, je partais, non pour cette Bohême symbolique à laquelle mon sort semblait me destiner comme tant d'autres, mais pour le malheureux et chevaleresque pays des Tchèques, pour la patrie de Huss et de Ziska, pour le Boehmer-Wald, enfin pour le château des Géants, où je fus généreusement accueillie par la famille des Rudolstadt.

—Et pourquoi allais-tu dans cette famille? demanda la princesse, qui écoutait avec beaucoup d'attention: se souvenait-on de t'y avoir vue enfant?

—Nullement. Je ne m'en souvenais pas moi-même, et ce n'est que longtemps après, et par hasard, que le comte Albert retrouva et m'aida à retrouver le souvenir de cette petite aventure; mais mon maître le Porpora avait été fort lié en Allemagne avec le respectable Christian de Rudolstadt, chef de la famille. La jeune baronne Amélie, nièce de ce dernier, demandait une gouvernante, c'est-à-dire une demoiselle de compagnie qui fit semblant de lui enseigner la musique, et qui la désennuyât de la vie austère et triste qu'on menait à Riesenburg4. Ses nobles et bons parents m'accueillirent comme une amie, presque comme une parente. Je n'enseignai rien, malgré mon bon vouloir, à ma jolie et capricieuse élève, et...

Note 4: (retour) Château des Géants, en allemand.

—Et le comte Albert devint amoureux de toi, comme cela devait arriver?

—Hélas! Madame, je ne saurais parler légèrement d'une chose si grave et si douloureuse. Le comte Albert, qui passait pour fou, et qui unissait à une âme sublime, à un génie enthousiaste, des bizarreries étranges, une maladie de l'imagination tout à fait inexplicable...

—Supperville m'a raconté tout cela, sans y croire et sans me le faire comprendre. On attribuait à ce jeune homme des facultés supernaturelles, le don des prophéties, la seconde vue, le pouvoir de se rendre invisible... Sa famille racontait là-dessus des choses inouïes... Mais tout cela est impossible, et j'espère que tu n'y ajoutes pas foi?

—Épargnez-moi, Madame, la souffrance et l'embarras de me prononcer sur des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J'ai vu des choses inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m'a semblé un être supérieur à la nature humaine. En d'autres moments, je n'ai vu en lui qu'un être malheureux, privé, par l'excès même de sa vertu, du flambeau de la raison; mais en aucun temps je ne l'ai vu semblable aux vulgaires humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l'enthousiasme comme dans l'abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d'épouvante; car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa mort.

—Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et continue. Je t'écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.

—Il m'aima d'abord sans que je pusse m'en douter. Il ne m'adressait jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu'il s'aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu'il m'entendit chanter. Il faut vous dire qu'il était très-grand musicien, et qu'il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu'on puisse en jouer. Mais je crois bien être la seule qui l'ait jamais entendu à Riesenburg; car sa famille n'a jamais su qu'il possédait cet incomparable talent. Son amour naquit donc d'un élan d'enthousiasme et de sympathie musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis deux ans, et qu'il n'aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu'elle ne l'aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de méchanceté; car, au milieu de ses travers, elle avait une certaine grandeur d'âme; elle se lassa des froideurs d'Albert, de la tristesse du château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné, indolent d'esprit et simple de cœur, esclave de sa fille et passionné pour la chasse.

—Tu ne me dis rien de l'invisibilité du comte Albert, de ses disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait tout d'un coup, croyant ou feignant de croire qu'il n'avait pas quitté la maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu'il était devenu pendant qu'on le cherchait de tous cotés.

—Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence, je vais vous en donner l'explication; moi seule puis le faire, car ce point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du château des Géants une montagne appelée Schreckenstein5, qui recèle une grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une série d'opinions philosophiques très-hardies, et d'enthousiasme religieux portés jusqu'au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire, taborite dans le cœur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad, il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d'indépendance patriotique et d'égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens...

Note 5: (retour) La Pierre d'épouvante.

—Comme elle parle d'histoire et de philosophie! s'écria la princesse en regardant madame de Kleist: qui m'eût jamais voulu dire qu'une fille de théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les étudier dans les livres? Quand je te le disais, de Kleist, qu'il y avait parmi ces êtres que l'opinion des cours relègue aux derniers rangs de la société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu'on forme aux premiers avec tant de soin et de dépense!

—Hélas! Madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je n'avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j'ai tant entendu parler de ces choses, et j'ai été forcée de tant réfléchir pour comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Albert, que j'ai fini par m'en faire une idée.

—Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant! Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême, j'y consens, j'ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus peut-être; car, moi aussi, l'amour m'a révélé une vérité contraire à celle que mes pédants m'avaient enseignée sur les droits des peuples et le mérite des individus; mais je ne partage pas ton admiration pour le fanatisme taborite et pour leur délire d'égalité chrétienne. Ceci est absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu'on renverse les trônes, j'y consens, et... j'y travaillerais au besoin! Qu'on fasse des républiques à la manière de Sparte, d'Athènes, de Rome, ou de l'antique Venise: voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux Taborites ne me vont pas plus que les Vaudois de flambloyante mémoire, les odieux Anabaptistes de Munster et les Picards de la vieille Allemagne.

—J'ai ouï dire au comte Albert que tout cela n'était pas précisément la même chose, reprit modestement Consuelo; mais je n'oserais discuter avec Votre Altesse sur des matières qu'elle a étudiées. Vous avez ici des historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice. Cependant, quand même j'aurais le bonheur d'avoir toute une académie pour m'instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je reprends mon récit.

—Oui, je t'ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t'en demande pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d'ailleurs, ce qui est plus naturel et plus légitime encore, n'admettait pas que tu ne fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes? Il avait bien raison, mais ce n'était pas un motif pour déserter la maison paternelle, et pour laisser tout son monde dans la désolation.

—C'est là que j'en voulais venir, reprit Consuelo; il allait rêver et méditer depuis longtemps dans la grotte des Hussites au Schreckenstein, et il s'y plaisait d'autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures souterraines. Il prit l'habitude de s'y retirer chaque fois qu'un chagrin domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l'empire de sa volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain qu'il avait découvert, et dont l'entrée était une citerne située auprès de son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne, il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce paysan poëte6 et visionnaire, dont l'exaltation avait quelques rapports avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses parents que lorsque l'accès commençait à passer; et malheureusement ces accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une fois enfin, il resta si longtemps absent qu'on le crut mort, et que j'entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J'y parvins avec beaucoup de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait dans ses jardins, et par laquelle j'avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la vie. Enfin je trouvai Albert; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse où il était plongé; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu'il ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda; mais il me prédit que c'était le condamner à mort; et sa prédiction ne s'est que trop réalisée!

Note 6: (retour) L'orthographe originale de George Sand est conservée tout au long du présent document.

—Comment cela? C'était le rendre à la vie, au contraire.

—Non, Madame, à moins que je ne parvinsse à l'aimer, et à n'être jamais pour lui une cause de douleur.

—Quoi! tu ne l'aimais pas? tu descendais dans un puits, tu risquais ta vie dans ce voyage souterrain...

—Où Zdenko l'insensé, ne comprenant pas mon dessein, et jaloux, comme un chien fidèle et stupide, de la sécurité de son maître, faillit m'assassiner. Un torrent faillit m'engloutir. Albert, ne me reconnaissant pas d'abord, faillit me faire partager sa folie, car la frayeur et l'émotion rendent les hallucinations contagieuses... Enfin, il fut repris d'un accès de délire en me ramenant dans le souterrain, et manqua m'y abandonner en me fermant l'issue... Et je m'exposai à tout cela sans aimer Albert.

—Alors tu avais fait un vœu à Maria del Consuelo, pour opérer sa délivrance?

—Quelque chose comme cela, en effet, répondit la Porporina avec un triste sourire; un mouvement de tendre pitié pour sa famille, de sympathie profonde pour lui, peut-être un attrait romanesque, de l'amitié sincère à coup sûr, mais pas l'apparence d'amour, du moins rien de semblable à cet amour aveugle, enivrant et suave que j'avais éprouvé pour l'ingrat Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon cœur s'était usé prématurément!... Que vous dirai-je, Madame? à la suite de cette terrible expédition, j'eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied d'intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût résignée elle-même à m'accepter, Albert implorait mon amour. Le comte Christian en vint jusqu'à se faire l'avocat de son fils. J'étais émue, j'étais effrayée; j'aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le beau idéal; mais j'avais encore peur de lui; je répugnais à devenir comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et de basses intrigues. Et puis, faut-il l'avouer? c'est là mon seul crime peut-être!... je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître, ma vie d'artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j'avais paru un instant pour briller et disparaître comme un météore; ces planches brûlantes où mon amour s'était brisé, mon malheur consommé, que je croyais pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les nuits que j'étais applaudie ou sifflée... Cela doit vous sembler étrange et misérable; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires, quand on y a gagné les premières batailles, l'idée de n'y jamais retourner est aussi effrayante que vous le serait, Madame et chère Amélie, celle de n'être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant deux fois par semaine...

—Tu te trompes, tu déraisonnes, amie! Si je pouvais devenir de princesse, artiste, j'épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas devenir d'artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu ne l'aimais pas! mais ce n'est pas ta faute... on n'aime pas qui l'on veut!

—Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre; ma conscience serait en repos. Mais c'est à résoudre ce problème que j'ai employé ma vie, et je n'en suis pas encore venue à bout.

—Voyons, dit la princesse; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous soyons libres d'aimer ou de ne pas aimer? Tu crois donc que l'amour peut faire son choix et consulter la raison?

—Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination, je ne dis pas à cette raison du monde qui n'est que folie et mensonge, mais à ce discernement noble, qui n'est que le goût du beau, l'amour de la vérité. Vous êtes la preuve de ce que j'avance, Madame, et votre exemple me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse grandeur à la passion vraie, à la possession d'un cœur digne du vôtre. Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n'ai pas eu le courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette gloire menteuse à la vie calme et à l'affection sublime qui s'offrait à moi. J'étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas sans douleur et sans effroi; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l'enthousiasme, des joies partagées, un cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le tromper; d'ailleurs peut-on tromper sur de telles choses? Je demandai donc du temps, et on m'en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver à cet amour semblable au sien. J'étais de bonne foi; mais je sentais avec terreur que j'eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre cet engagement formidable.

—Étrange fille! Tu aimais encore l'autre, je le parierais?

—Ô mon Dieu! je croyais bien ne plus l'aimer: mais un matin que j'attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j'entends une voix dans le ravin; je reconnais un chant que j'ai étudié autrefois avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j'ai tant aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir; je me penche, je vois passer un cavalier, c'était lui, Madame, c'était Anzoleto!

—Eh! pour Dieu! qu'allait-il faire en Bohême?

—J'ai su depuis qu'il avait rompu son engagement, qu'il fuyait Venise et le ressentiment du comte Zustiniani. Après s'être lassé bien vite de l'amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les faveurs d'une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade d'école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde, c'est-à-dire en libertin frivole, le comte s'était vengé en reprenant Corilla sans congédier l'autre. Au milieu de cette double intrigue, Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et, par une belle nuit d'été, donna un grand coup de pied à la gondole où Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette plaisanterie le conduirait aux Plombs, prit la fuite, et, en se dirigeant sur Prague, passa devant le château des Géants.

«Il passa outre, et je rejoignis Albert pour faire avec lui un pèlerinage à la grotte du Schreckenstein qu'il désirait revoir avec moi. J'étais sombre et bouleversée. J'eus, dans cette grotte, les émotions les plus pénibles. Ce lieu lugubre, les ossements hussites dont Albert avait fait un autel au bord de la source mystérieuse, le son admirable et déchirant de son violon, je ne sais quelles terreurs, les ténèbres, les idées superstitieuses qui lui revenaient dans ce lieu, et dont je ne me sentais plus la force de le préserver...

—Dis tout! il se croyait Jean Ziska. Il prétendait avoir l'existence éternelle, la mémoire des siècles passés; enfin il avait la folie du comte de Saint-Germain?

—Eh bien, oui, Madame, puisque vous le savez, et sa conviction à cet égard a fait sur moi une si vive impression, qu'au lieu de l'en guérir, j'en suis venue presque à la partager.

—Serais-tu donc un esprit faible, malgré ton cœur courageux?

—Je ne puis avoir la prétention d'être un esprit fort. Où aurais-je pris cette force? La seule éducation sérieuse que j'aie reçue, c'est Albert qui me l'a donnée. Comment n'aurais-je pas subi son ascendant et partagé ses illusions? il y avait tant et de si hautes vérités dans son âme, que je ne pouvais discerner l'erreur de la certitude. Je sentis dans cette grotte que ma raison s'égarait. Ce qui m'épouvanta le plus, c'est que je n'y trouvai pas Zdenko comme je m'y attendais. Il y avait plusieurs mois que Zdenko ne paraissait plus. Comme il avait persisté dans sa fureur contre moi, Albert l'avait éloigné, chassé de sa présence, après quelque discussion violente, sans doute, car il paraissait en avoir des remords. Peut-être croyait-il qu'en le quittant, Zdenko s'était suicidé; du moins il parlait de lui dans des termes énigmatiques, et avec des réticences mystérieuses qui me faisaient frémir. Je m'imaginais (que Dieu me pardonne cette pensée!) que, dans un accès d'égarement, Albert, ne pouvant faire renoncer ce malheureux au projet de m'ôter la vie, la lui avait ôtée à lui-même.

—Et pourquoi ce Zdenko te haïssait-il de la sorte?

—C'était une suite de sa démence. Il prétendait avoir rêvé que je tuais son maître et que je dansais ensuite sur sa tombe. Ô Madame! cette sinistre prédiction s'est accomplie. Mon amour a tué Albert, et huit jours après je débutais ici dans un opéra bouffe des plus gais; j'y étais forcée, il est vrai, et j'avais la mort dans l'âme; mais le sombre destin d'Albert s'était accompli, conformément aux terribles pronostics de Zdenko.

—Ma foi, ton histoire est si diabolique, que je commence à ne plus savoir où j'en suis, et à perdre l'esprit en l'écoutant. Mais continue. Tout cela va s'expliquer sans doute?

—Non, Madame, ce monde fantastique qu'Albert et Zdenko portaient dans leurs âmes mystérieuses ne m'a jamais été expliqué, et il faudra, comme moi, vous contenter d'en comprendre les résultats.

—Allons! M. de Rudolstadt n'avait pas tué son pauvre bouffon, au moins?

—Zdenko n'était pas pour lui un bouffon, mais un compagnon de malheur, un ami, un serviteur dévoué. Il le pleurait; mais, grâce au ciel, il n'avait jamais eu la pensée de l'immoler à son amour pour moi. Cependant, moi, folle et coupable, je me persuadai que ce meurtre avait été consommé. Une tombe fraîchement remuée qui était dans la grotte, et qu'Albert m'avoua renfermer ce qu'il avait eu de plus cher au monde avant de me connaître, en même temps qu'il s'accusait de je ne sais quel crime, me fit venir une sueur froide. Je me crus certaine que Zdenko était enseveli en ce lieu, et je m'enfuis de la grotte en criant comme une folle et en pleurant comme un enfant.

—Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j'y serais morte de peur. Un amant comme votre Albert ne m'eût pas convenu le moins du monde. Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices. C'est lui qui m'a rendu poltronne comme je le suis; si je n'avais pris le parti de divorcer, je crois qu'il m'aurait rendue folle.

—Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as divorcé un peu trop tard. Mais n'interromps pas notre comtesse de Rudolstadt.

—En rentrant au château avec Albert, qui me suivait sans songer à se justifier de mes soupçons, j'y trouvai, devinez qui, Madame?

—Anzoleto!

—Il s'était présenté comme mon frère, il m'attendait. Je ne sais comment il avait appris en continuant sa route, que je demeurais là, et que j'allais épouser Albert; car on le disait dans le pays avant qu'il y eût rien de conclu à cet égard. Soit dépit, soit un reste d'amour, soit amour du mal, il était revenu sur ses pas, avec l'intention soudaine de faire manquer ce mariage, et de m'enlever au comte. Il mit tout en œuvre pour y parvenir, prières, larmes, séductions, menaces. J'étais inébranlable en apparence: mais au fond de mon lâche cœur, j'étais troublée, et je ne me sentais plus maîtresse de moi-même. A la faveur du mensonge qui lui avait servi à s'introduire, et que je n'osai pas démentir, quoique je n'eusse jamais parlé à Albert de ce frère que je n'ai jamais eu, il resta toute la journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon bonheur passé. Je sentis que j'aimais encore... et que ce n'était pas celui que je devais, que je voulais, que j'avais promis d'aimer. Anzoleto me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça d'y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je n'avais jamais été que sa sœur, aussi colorait-il son projet des plus belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du jour; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu'il voulait faire du bruit dans le château, un esclandre; qu'il y aurait quelque scène terrible avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une résolution, désespérée, et je l'exécutai. Je fis à minuit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, j'écrivis un billet pour Albert, je pris le peu d'argent que je possédais (et, par parenthèse, j'en oubliai la moitié); je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C'était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je renvoyai le guide, et, feignant d'aller attendre Anzoleto sur la route de Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire qu'au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s'effaça de mon âme pour n'y jamais rentrer, tandis que l'image pure de mon noble Albert me suivit, comme une égide et une promesse d'avenir, à travers les dangers et les fatigues de mon voyage.

—Et pourquoi allais-tu à Vienne plutôt qu'à Venise?

—Mon maître Porpora venait d'y arriver, amené par notre ambassadeur qui voulait lui faire réparer sa fortune épuisée, et retrouver son ancienne gloire pâlie et découragée devant les succès de novateurs plus heureux. Je fis heureusement la rencontre d'un excellent enfant, déjà musicien plein d'avenir, qui, en passant par le Boehmer-Wald, avait entendu parler de moi, et s'était imaginé de venir me trouver pour me demander ma protection auprès du Porpora. Nous revînmes ensemble à Vienne, à pied, souvent bien fatigués, toujours gais, toujours amis et frères. Je m'attachai d'autant plus à lui qu'il ne songea pas à me faire la cour, et que je n'eus pas moi-même la pensée qu'il put y songer. Je me déguisai en garçon, et je jouai si bien mon rôle, que je donnai lieu à toutes sortes de méprises plaisantes; mais il y en eut une qui faillit nous être funeste à tous deux. Je passerai les autres sous silence, pour ne pas trop prolonger ce récit, et je mentionnerai seulement celle-là parce que je sais qu'elle intéressera Votre Altesse, beaucoup plus que tout le reste de mon histoire.




VIII.

—Je devine que tu vas me parler de lui, dit la princesse en écartant les bougies pour mieux voir la narratrice, et en posant ses deux coudes sur la table.

—En descendant le cours de la Moldaw, sur la frontière bavaroise, nous fûmes enlevés par des recruteurs au service du roi votre frère, et flattés de la riante espérance de devenir fifre et tambour, Haydn et moi, dans les glorieuses armées de Sa Majesté.

—Toi, tambour? s'écria la princesse en éclatant de rire. Ah! si de Kleist t'avait vue ainsi, je gage que tu lui aurais tourné la tête. Mon frère t'eût pris pour son page, et Dieu sait quels ravages tu eusses faits dans le cœur de nos belles dames. Mais que parles-tu d'Haydn? Je connais ce nom-là; j'ai reçu dernièrement de la musique de ce Haydn, je me le rappelle, et c'est de la bonne musique. Ce n'est pas l'enfant dont tu parles?

—Pardonnez-moi, Madame, c'est un garçon d'une vingtaine d'années, qui a l'air d'en avoir quinze. C'est mon compagnon de voyage, c'était mon ami sincère et fidèle. A la lisière d'un petit bois où nos ravisseurs s'arrêtèrent pour déjeuner, nous primes la fuite; on nous poursuivit, nous courûmes comme des lièvres, et nous eûmes le bonheur d'atteindre un carrosse de voyage qui renfermait le noble et beau Frédéric de Trenck, et un ci-devant conquérant, le comte Hoditz de Roswald.

—Le mari de ma tante la margrave de Culmbach? s'écria la princesse: encore un mariage d'amour, de Kleist! c'est, au reste, la seule chose honnête et sage que ma grosse tante ait faite en sa vie. Comment est-il, ce comte Hoditz?»

Consuelo allait entreprendre un portrait détaillé du châtelain de Roswald; mais la princesse l'interrompit pour lui faire mille questions sur Trenck, sur le costume qu'il portait ce jour-là, sur les moindres détails; et lorsque Consuelo lui raconta comme quoi Trenck avait volé à sa défense, comme quoi il avait failli être atteint d'une balle, comme quoi enfin il avait mis en fuite les brigands, et délivré un malheureux déserteur qu'ils emmenaient pieds et poings liés dans leur carriole, il fallut qu'elle recommençât, qu'elle expliquât les moindres circonstances, et qu'elle rapportât les paroles les plus indifférentes. La joie et l'attendrissement de la princesse furent au comble lorsqu'elle apprit que Trenck et le comte Hoditz ayant emmené les deux jeunes voyageurs dans leur voiture, le baron n'avait fait aucune attention à Consuelo, qu'il n'avait cessé de regarder un portrait caché dans son sein, de soupirer, et de parler au comte d'un amour mystérieux pour une personne haut placée qui faisait le bonheur et le désespoir de sa vie.

Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu trop de la protection qu'il lui avait accordée, et qu'elle s'était sauvée avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau qui descendait le Danube.

Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée, et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et zingaro de son métier.

«L'hôte de ce prieuré était, dit-elle, un mélomane passionné, de plus un homme d'esprit et un cœur excellent. Il nous prit, moi particulièrement, en grande amitié, et voulut même m'adopter, me promettant un joli bénéfice, si je voulais prendre seulement les ordres mineurs. Le sexe masculin commençait à me lasser. Je ne me sentais pas plus de goût pour la tonsure que pour le tambour: mais un événement bizarre me fit prolonger un peu mon séjour chez cet aimable hôte. Une voyageuse, qui courait la poste, fut prise des douleurs de l'enfantement à la porte du prieuré, et y accoucha d'une petite fille qu'elle abandonna le lendemain matin et que je persuadai au bon chanoine d'adopter à ma place. Elle fut nommée Angèle, du nom de son père Anzoleto; et madame Corilla, sa mère, alla briguer à Vienne un engagement au théâtre de la cour. Elle l'obtint, à mon exclusion. M. le prince de Kaunitz la présenta à l'impératrice Marie-Thérèse comme une respectable veuve; et je fus rejetée, comme accusée et véhémentement soupçonnée d'avoir de l'amour pour Joseph Haydn, qui recevait les leçons du Porpora, et qui demeurait dans la même maison que nous.»

Consuelo détailla son entrevue avec la grande impératrice. La princesse était fort curieuse, d'entendre parler de cette femme extraordinaire, à la vertu de laquelle on ne voulait point croire à Berlin, et à qui l'on donnait pour amants le prince de Kaunitz, le docteur Van Swieten et le poëte Métastase.

Consuelo raconta enfin sa réconciliation avec la Corilla, à propos d'Angèle, et son début, dans les premiers rôles, au théâtre impérial, grâce à un remord de conscience et à un élan généreux de cette fille singulière. Puis elle dit les relations de noble et douce amitié qu'elle avait eues avec le baron de Trenck, chez l'ambassadeur de Venise, et rapporta minutieusement qu'en recevant les adieux de cet aimable jeune homme elle était convenue avec lui d'un moyen de s'entendre, si la persécution du roi de Prusse venait à en faire naître la nécessité. Elle parla du cahier de musique dont les feuillets devaient servir d'enveloppe et de signature aux lettres qu'il lui ferait parvenir, au besoin, pour l'objet de ses amours, et elle expliqua comment elle avait été éclairée récemment, par un de ces feuillets, sur l'importance de l'écrit cabalistique qu'elle avait remis à la princesse.

On pense bien que ces explications prirent plus de temps que le reste du récit. Enfin, la Porporina, ayant dit son départ de Vienne avec le Porpora, et de quelle manière elle avait rencontré le roi de Prusse, sous l'habit d'un simple officier et sous le nom du baron de Kreutz, au château merveilleux de Roswald, en Moravie, elle fut obligée de mentionner le service capital qu'elle avait rendu au monarque sans le connaître.

«Voilà ce que je suis curieuse d'apprendre, dit madame de Kleist. M. de Poelnitz, qui babille volontiers, m'a confié que dernièrement à souper Sa Majesté avait déclaré à ses convives que son amitié pour la belle Porporina avait des causes plus sérieuses qu'une simple amourette.

—J'ai fait une chose bien simple, pourtant, répondit madame de Rudolstadt. J'ai usé de l'ascendant que j'avais sur un malheureux fanatique pour l'empêcher d'assassiner le roi. Karl, ce pauvre géant bohémien, que le baron de Trenck avait arraché des mains des recruteurs en même temps que moi, était entré au service du comte Hoditz. Il venait de reconnaître le roi; il voulait venger sur lui la mort de sa femme et de son enfant, que la misère et le chagrin avaient tués à la suite de son second enlèvement. Heureusement cet homme n'avait pas oublié que j'avais contribué aussi à son salut, et que j'avais donné quelques secours à sa femme. Il se laissa convaincre et ôter le fusil des mains. Le roi, caché dans un pavillon voisin, entendit tout, ainsi qu'il me l'a dit depuis, et, de crainte que son assassin n'eût quelque retour de fureur, il prit, pour s'en aller, un autre chemin que celui où Karl s'était proposé de l'attendre. Le roi voyageait seul à cheval, avec M. de Buddenbrock; il est donc fort probable qu'un habile tireur comme Karl, à qui, le matin, j'avais vu abattre trois fois le pigeon sur un mât dans la fête que le comte Hoditz nous avait donnée, n'aurait pas manqué son coup.

—Dieu sait, dit la princesse d'un air rêveur, quels changements ce malheur aurait amenés dans la politique européenne et dans le sort des individus! Maintenant, ma chère Rudolstadt, je crois que je sais très-bien le reste de ton histoire jusqu'à la mort du comte Albert. À Prague, tu as rencontré son oncle le baron, qui t'a amenée au château des Géants pour le voir mourir d'étisie, après t'avoir épousée au moment de rendre le dernier soupir. Tu n'avais donc pas pu te décider à l'aimer?

—Hélas! Madame, je l'ai aimé trop tard, et j'ai été bien cruellement punie de mes hésitations et de mon amour pour le théâtre. Forcée, par mon maître Porpora, de débuter à Vienne, trompée par lui sur les dispositions d'Albert, dont il avait supprimé les dernières lettres, et que je croyais guéri de son fatal amour, je m'étais laissé entraîner par les prestiges de la scène, et j'avais fini, en attendant que je fusse engagée à Berlin, par jouer à Vienne avec une sorte d'ivresse.

—Et avec gloire! dit la princesse; nous savons cela.

—Gloire misérable et funeste, reprit Consuelo. Ce que Votre Altesse ne sait point, c'est qu'Albert était venu secrètement à Vienne, qu'il m'avait vue jouer; qu'attaché à tous mes pas, comme une ombre mystérieuse, il m'avait entendue avouer à Joseph Haydn, dans la coulisse, que je ne saurais pas renoncer à mon art sans un affreux regret. Cependant j'aimais Albert! je jure devant Dieu que j'avais reconnu en moi qu'il m'était encore plus impossible de renoncer à lui qu'à ma vocation, et que je lui avais écrit pour le lui dire: mais le Porpora, qui traitait cet amour de chimère et de folie, avait surpris et brûlé ma lettre. Je retrouvai Albert dévoré par une rapide consomption; je lui donnai ma foi, et ne pus lui rendre la vie. Je l'ai vu sur son lit de parade, vêtu comme un seigneur des anciens jours, beau dans les bras de la mort, et le front serein comme celui de l'ange du pardon; mais je n'ai pu l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Je l'ai laissé dans la chapelle ardente du château des Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m'a tendu la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami. Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l'a déposé dans la tombe de ses pères, sans comprendre qu'il ne se relèverait plus de ce lit de repos! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais farouche, cœur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles jusque sur le cercueil de mon mari: «Tu débutes samedi prochain dans les Virtuoses ridicules!»

—Étrange vicissitude, en effet, d'une vie d'artiste! dit la princesse en essuyant une larme; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire: mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et c'est de quoi Supperville m'a informée avec admiration. Pour ne pas affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à ton nom; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant, Zingarella comme toujours...

—Et artiste à jamais! répondit Consuelo, c'est-à-dire indépendante, vierge, et morte à tout sentiment d'amour, telle enfin que le Porpora me représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses! Il l'a emporté, mon terrible maître et me voilà arrivée au point où il voulait. Je ne crois point que j'en sois plus heureuse, ni que j'en vaille mieux. Depuis que je n'aime plus et que je ne me sens plus capable d'aimer, je ne sens plus le feu de l'inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement. L'absence du Porpora, l'espèce d'abandon où je me trouve, et la volonté du roi qui prolonge mon engagement contre mon gré... je puis vous l'avouer, n'est-ce pas, Madame?

—J'aurais dû le deviner! Pauvre enfant, on te croit fière de l'espèce de préférence dont le roi t'honore; mais tu es sa prisonnière et son esclave, comme moi, comme toute sa famille, comme ses favoris, comme ses soldats, comme ses pages, comme ses petits chiens. Ô prestige de la royauté, auréole des grands princes! que tu es maussade à ceux dont la vie s'épuise à te fournir de rayons et de lumière! Mais, chère Consuelo, tu as encore bien des choses à me dire, et ce ne sont pas celles qui m'intéressent le moins. J'attends de ta sincérité que tu m'apprennes positivement en quels termes tu es avec mon frère, et je la provoquerai par la mienne. Croyant que tu étais sa maîtresse, et me flattant que tu pourrais obtenir de lui la grâce de Trenck, je t'avais recherchée pour remettre notre cause entre tes mains. Maintenant que, grâce au ciel, nous n'avons plus besoin de toi pour cela, et que je suis heureuse de t'aimer pour toi-même, je crois que tu peux me dire tout sans te compromettre, d'autant plus que les affaires de mon frère ne me paraissent pas bien avancées avec toi.

—La manière dont vous vous exprimez sur ce chapitre me fait frémir, Madame, répondit Consuelo en pâlissant. Il y a huit jours seulement que j'entends chuchoter autour de moi d'un air sérieux sur cette prétendue inclination du roi notre maître pour sa triste et tremblante sujette. Jusque-là je n'avais jamais vu de possible entre lui et moi qu'une causerie enjouée, bienveillante de sa part, respectueuse de la mienne. Il m'a témoigné de l'amitié et une reconnaissance trop grande pour la conduite si simple que j'ai tenue à Roswald. Mais de là à l'amour, il y a un abîme, et j'espère bien que sa pensée ne l'a pas franchi.

—Moi, je crois le contraire. Il est brusque, taquin et familier avec toi; il te parle comme à un petit garçon, il te passe la main sur la tête comme à ses lévriers; il affecte devant ses amis, depuis quelques jours, d'être moins amoureux de toi que de qui ce soit. Tout cela prouve qu'il est en train de le devenir. Je le connais bien, moi; je te réponds qu'avant peu il faudra te prononcer. Quel parti prendras-tu? Si tu lui résistes, tu es perdue; si tu lui cèdes, tu l'es encore plus. Que feras-tu, le cas échéant?

—Ni l'un ni l'autre, Madame; je ferai comme ses recrues, je déserterai.

—Cela n'est pas facile, et je n'en ai guère envie, car je m'attache à toi singulièrement, et je crois que je mettrais les recruteurs encore une fois à tes trousses plutôt que de te voir partir. Allons, nous chercherons un moyen. Le cas est grave et demande réflexion. Raconte-moi tout ce qui s'est passé depuis la mort du comte Albert.

—Quelques faits bizarres et inexplicables au milieu d'une vie monotone et sombre. Je vous les dirai tels qu'ils sont, et Votre Altesse m'aidera peut-être à les comprendre.

—J'essaierai, à condition que tu m'appelleras Amélie, comme tout à l'heure. Il n'est pas minuit, et je ne veux être Altesse que demain au grand jour.»

La Porporina reprit son récit en ces termes:

«J'ai déjà raconté à madame de Kleist, lorsqu'elle m'a fait l'honneur de venir chez moi pour la première fois, que j'avais été séparée du Porpora en arrivant de Bohême, à la frontière prussienne. J'ignore encore aujourd'hui si le passe-port de mon maître n'était pas en règle, ou si le roi avait devancé notre arrivée par un de ces ordres dont la rapidité tient du prodige, pour interdire au Porpora l'entrée de ses États. Cette pensée, peut-être coupable, m'était venue d'abord; car je me souvenais de la légèreté brusque et de la sincérité frondeuse que le Porpora avait mises à défendre l'honneur de Trenck et à blâmer la dureté du roi, lorsqu'à un souper chez le comte Hoditz, en Moravie, le roi, se donnant pour le baron de Kreutz, nous avait annoncé lui-même la prétendue trahison de Trenck et sa réclusion à Glatz...

—En vérité! s'écria la princesse; c'est à propos de Trenck que maître Porpora a déplu au roi?

—Le roi ne m'en a jamais reparlé, et j'ai craint de l'en faire souvenir. Mais il est certain que, malgré mes prières et les promesses de Sa Majesté, le Porpora n'a jamais été rappelé.

—Et il ne le sera jamais, reprit Amélie, car le roi n'oublie rien et ne pardonne jamais la franchise quand elle blesse son amour-propre. Le Salomon du Nord hait et persécute quiconque doute de l'infaillibilité de ses jugements; surtout quand son arrêt n'est qu'une feinte grossière, un odieux prétexte pour se débarrasser d'un ennemi. Ainsi, fais-en ton deuil, mon enfant, tu ne reverras jamais le Porpora à Berlin.

—Malgré le chagrin que j'éprouve de son absence, je ne désire plus le voir ici, Madame; et je ne ferai plus de démarches pour que le roi lui pardonne. J'ai reçu ce matin une lettre de mon maître qui m'annonce la réception d'un opéra de lui au théâtre impérial de Vienne. Après mille traverses, il est donc enfin arrivé à son but, et la pièce va être mise à l'étude. Je songerais bien plutôt désormais à le rejoindre qu'à l'attirer; mais je crains fort, de ne pas être plus libre de sortir d'ici que je n'ai été libre de n'y pas entrer.

—Que veux-tu dire?

—A la frontière, lorsque je vis que l'on forçait mon maître à remonter en voiture et à retourner sur ses pas, je voulus l'accompagner et renoncer à mon engagement avec Berlin. J'étais tellement indignée de la brutalité et de l'apparente mauvaise foi d'une telle réception, que j'aurais payé le dédit en travaillant à la sueur de mon front, plutôt que de pénétrer plus avant dans un pays si despotiquement régi. Mais au premier témoignage que je donnai de mes intentions, je fus sommée par l'officier de police de monter dans une autre chaise de poste qui fut amenée et attelée en un clin d'œil; et comme je me vis entourée de soldats bien déterminés à m'y contraindre, j'embrassai mon maître, en pleurant, et je pris le parti de me laisser conduire à Berlin, où j'arrivai, brisée de fatigue et de douleur, à minuit. On me déposa tout près du palais, non loin de l'Opéra, dans une jolie maison appartenant au roi, et disposée de manière à ce que j'y fusse logée absolument seule. J'y trouvai des domestiques à mes ordres et un souper tout préparé. J'ai su que M. de Poelnitz avait reçu l'ordre de tout disposer pour mon arrivée. J'y étais à peine installée, lorsqu'on me fit demander de la part du baron de Kreutz si j'étais visible. Je m'empressai de le recevoir, impatiente que j'étais de me plaindre à lui de l'accueil fait au Porpora, et de lui en demander la réparation. Je feignis donc de ne pas savoir que le baron de Kreutz était Frédéric II. Je pouvais l'ignorer. Le déserteur Karl, en me confiant son projet de l'assassiner, comme officier supérieur prussien, ne me l'avait pas nommé, et je ne l'avais appris que de la bouche du comte Hoditz, après que le roi eut quitté Roswald. Il entra d'un air riant et affable que je ne lui avais pas vu sous son incognito. Sous son pseudonyme, et en pays étranger, il était un peu gêné. A Berlin, il me sembla avoir retrouvé toute la majesté de son rôle, c'est-à-dire la bonté protectrice et la douceur généreuse dont il sait si bien orner dans l'occasion sa toute-puissance. Il vint à moi en me tendant la main et en me demandant si je me souvenais de l'avoir vu quelque part. «Oui, monsieur le baron, lui répondis-je, et je me souviens que vous m'avez offert et promis vos bons services à Berlin, si je venais à en avoir besoin.» Alors je lui racontai avec vivacité ce qui m'était arrivé à la frontière, et je lui demandai s'il ne pouvait pas faire parvenir au roi la demande d'une réparation pour cet outrage fait à un maître illustre et pour cette contrainte exercée envers moi.»—Une réparation! répondit le roi en souriant avec malice, rien que cela? M. Porpora voudrait-il appeler en champ clos le roi de Prusse! et mademoiselle Porporina exigerait peut-être qu'il mît un genou en terre devant elle!

Cette raillerie augmenta mon dépit: «Votre Majesté peut ajouter l'ironie à ce que j'ai déjà souffert, répondis-je, mais j'aimerais mieux avoir à la bénir qu'à la craindre.»

Le roi me secoua le bras un peu rudement: «Ah! vous jouez aussi au plus fin, dit-il en attachant ses yeux pénétrants sur les miens: je vous croyais simple et pleine de droiture, et voilà que vous me connaissiez parfaitement bien à Roswald?»—Non, Sire, répondis-je, je ne vous connaissais pas, et plût au ciel que je ne vous eusse jamais connu!—«Je n'en puis dire autant, reprit-il avec douceur; car sans vous, je serais peut-être resté dans quelque fossé du parc de Roswald. Le succès des batailles n'est point une égide contre la balle d'un assassin, et je n'oublierai jamais que si le destin de la Prusse est encore entre mes mains, c'est à une bonne petite âme, ennemie des lâches complots que je le dois. Ainsi, ma chère Porporina, votre mauvaise humeur ne me rendra point ingrat. Calmez-vous, je vous prie, et racontez-moi bien ce dont vous avez à vous plaindre, car jusqu'ici je n'y comprends pas grand'chose.»

«Soit que le roi feignît de ne rien savoir, soit qu'en effet les gens de sa police eussent cru voir quelque défaut de forme dans les papiers de mon maître, il écouta mon récit avec beaucoup d'attention, et me dit ensuite de l'air calme d'un juge qui ne veut pas se prononcer à la légère: «J'examinerai tout cela, et vous en rendrai bon compte; je serais fort surpris que mes gens eussent cherché noise, sans motif, à un voyageur en règle. Il faut qu'il y ait quelque malentendu. Je le saurai! soyez tranquille, et si quelqu'un a outre-passé son mandat, il sera puni.—Sire, ce n'est pas là ce que je demande. Je vous demande le rappel du Porpora.

—Et je vous le promets, répondit-il. Maintenant, prenez un air moins sombre, et racontez-moi comment vous avez découvert le secret de mon incognito.»

Je causai alors librement avec le roi, et je le trouvai si bon, si aimable, si séduisant par la parole, que j'oubliai toutes les préventions que j'avais contre lui, pour n'admirer que son esprit à la fois judicieux et brillant, ses manières aisées dans la bienveillance que je n'avais pas trouvées chez Marie-Thérèse; enfin, la délicatesse de ses sentiments sur toutes les matières auxquelles il toucha dans la conversation. «Écoutez, me dit-il en prenant son chapeau pour sortir. J'ai un conseil d'ami à vous donner dès votre arrivée ici; c'est de ne parler à qui que ce soit du service que vous m'avez rendu, et de la visite que je vous ai faite ce soir. Bien qu'il n'y ait rien que de fort honorable pour nous deux dans mon empressement à vous remercier, cela donnerait lieu à une idée très-fausse des relations d'esprit et d'amitié que je désire avoir avec vous. On vous croirait avide de ce que, dans le langage des cours, on appelle la faveur du maître. Vous seriez un objet de méfiance pour les uns, et de jalousie pour les autres. Le moindre inconvénient serait de vous attirer une nuée de solliciteurs qui voudraient faire de vous le canal de leurs sottes demandes; et comme vous auriez sans doute le bon esprit de ne pas vouloir jouer ce rôle, vous seriez en butte à leur obsession ou à leur inimitié.—«Je promets à Votre Majesté, répondis-je, d'agir comme elle vient de me l'ordonner.—Je ne vous ordonne rien, Consuelo, reprit-il; mais je compte sur votre sagesse et sur votre droiture. J'ai vu en vous, du premier coup d'œil, une belle âme et un esprit juste; et c'est parce que je désirais faire de vous la perle fine de mon département des beaux-arts, que j'avais envoyé, du fond de la Silésie, l'ordre de vous fournir une voiture à mes frais pour vous amener de la frontière, dès que vous vous y présenteriez. Ce n'est pas ma faute si on vous en a fait une espèce de prison roulante, et si on vous a séparée de votre protecteur. En attendant qu'on vous le rende, je veux le remplacer, si vous me trouvez digne de la même confiance et du même attachement que vous avez pour lui.»

J'avoue, ma chère Amélie, que je fus vivement touchée de ce langage paternel et de cette amitié délicate. Il s'y mêla peut-être un peu d'orgueil; et les larmes me vinrent aux yeux, lorsque le roi me tendit la main en me quittant. Je faillis la lui baiser, comme c'était sans doute mon devoir; mais puisque je suis en train de me confesser, je dois dire qu'au moment de le faire, je me sentis saisie de terreur et comme paralysée par le froid de la méfiance. Il me sembla que le roi me cajolait et flattait mon amour-propre, pour m'empêcher de raconter cette scène de Roswald, qui pouvait produire, dans quelques esprits, une impression contraire à sa politique. Il me sembla aussi qu'il craignait le ridicule d'avoir été bon et reconnaissant envers moi. Et puis, tout à coup, en moins d'une seconde, je me rappelai le terrible régime militaire de la Prusse, dont le baron Trenck m'avait informée minutieusement; la férocité des recruteurs, les malheurs de Karl, la captivité de ce noble Trenck, que j'attribuais à la délivrance du pauvre déserteur; les cris d'un soldat que j'avais vu battre, le matin, en traversant un village; et tout ce système despotique qui fait la force et la gloire du grand Frédéric. Je ne pouvais plus le haïr personnellement; mais déjà je revoyais en lui ce maître absolu, cet ennemi naturel des cœurs simples qui ne comprennent pas la nécessité des lois inhumaines, et qui ne sauraient pénétrer les arcanes des empires.




IX.

«Depuis ce jour, continua la Porporina, je n'ai pas revu le roi chez moi; mais il m'a mandée quelquefois à Sans-Souci, où j'ai même passé plusieurs jours de suite avec mes camarades Porporino ou Conciolini; et ici, pour tenir le clavecin à ses petits concerts et accompagner le violon de M. Graun, ou celui de Benda, ou la flûte de M. Quantz, ou enfin le roi lui-même.

—Ce qui est beaucoup moins agréable que d'accompagner les précédents, dit la princesse de Prusse; car je sais par expérience que mon cher frère, lorsqu'il fait de fausses notes ou lorsqu'il manque à la mesure, s'en prend à ses concertants et leur cherche noise.

—Il est vrai, reprit la Porporina; et son habile maître, M. Quantz lui-même, n'a pas toujours été à l'abri de ses petites injustices. Mais Sa Majesté, lorsqu'elle s'est laissé entraîner de la sorte, répare bientôt son tort par des actes de déférence et des louanges délicates qui versent du baume sur les plaies de l'amour-propre. C'est ainsi que par un mot affectueux, par une simple exclamation admirative, il réussit à se faire pardonner ses duretés et ses emportements, même par les artistes, les gens les plus susceptibles du monde.

—Mais toi, après tout ce que tu savais de lui, et avec ta droiture modeste, pouvais-tu te laisser fasciner par ce basilic?

—Je vous avouerai, Madame, que j'ai subi bien souvent son ascendant sans m'en apercevoir. Comme ces petites ruses m'ont toujours été étrangères, j'en suis toujours dupe, et ce n'est que par réflexion que je les devine après coup. J'ai revu aussi le roi fort souvent sur le théâtre, et même dans ma loge quelquefois, après la représentation. Il s'est toujours montré paternel envers moi. Mais je ne me suis jamais trouvée seule avec lui que deux ou trois fois dans les jardins de Sans-Souci, et je dois confesser que c'était après avoir épié l'heure de sa promenade et m'être placée sur son chemin tout exprès. Il m'appelait alors ou venait courtoisement à ma rencontre, et je saisissais l'occasion par les cheveux pour lui parler du Porpora et renouveler ma requête. J'ai toujours reçu les mêmes promesses, sans en voir jamais arriver les résultats. Plus tard, j'ai changé de tactique, et j'ai demandé la permission de retourner à Vienne; mais le roi a écouté ma prière tantôt avec des reproches affectueux, tantôt avec une froideur glaciale, et le plus souvent avec une humeur assez marquée. Cette dernière tentative n'a pas été, en somme, plus heureuse que les autres; et même, quand le roi m'avait répondu sèchement: «Parlez, mademoiselle, vous êtes libre,» je n'obtenais ni règlement de comptes, ni passe-port, ni permission de voyager. Les choses en sont restées là, et je ne vois plus de ressources que dans la fuite, si ma position ici me devient trop difficile à supporter. Hélas! Madame, j'ai été souvent blessée du peu de goût de Marie-Thérèse pour la musique; je ne me doutais pas alors qu'un roi mélomane fût bien plus à redouter qu'une impératrice sans oreille.

«Je vous ai raconté en gros toutes mes relations avec Sa Majesté. Jamais je n'ai eu lieu de redouter ni même de soupçonner ce caprice que Votre Altesse veut lui attribuer de m'aimer. Seulement j'ai eu l'orgueil quelquefois de penser que, grâce à mon petit talent musical et à cette circonstance romanesque où j'ai eu le bonheur de préserver sa vie, le roi avait pour moi une espèce d'amitié. Il me l'a dit souvent et avec tant de grâce, avec un air d'abandon si sincère; il a paru prendre, à causer avec moi, un plaisir si empreint de bonhomie, que je me suis habituée, à mon insu peut-être, et à coup sûr bien malgré moi, à l'aimer aussi d'une espèce d'amitié. Le mot est bizarre et sans doute déplacé dans ma bouche mais le sentiment de respect affectueux et de confiance craintive que m'inspirent la présence, le regard, la voix et les douces paroles de ce royal basilic, comme vous l'appelez, est aussi étrange que sincère. Nous sommes ici pour tout dire, et il est convenu que je ne me gênerai en rien; eh bien, je déclare que le roi me fait peur, et presque horreur, quand je ne le vois pas et que je respire l'air raréfié de son empire; mais que, lorsque je le vois, je suis sous le charme, et prête à lui donner toute les preuves de dévouement qu'une fille craintive, mais pieuse, peut donner à un père rigide, mais bon.

—Tu me fais trembler, s'écria la princesse; bon Dieu! si tu allais te laisser dominer ou enjôler au point de trahir notre cause?

—Oh! pour cela, Madame, jamais! soyez sans crainte. Quand il s'agit de mes amis, ou tout simplement des autres, je défie le roi et de plus habiles encore, s'il en est, de me faire tomber dans un piège.

—Je te crois; tu exerces sur moi, par ton air de franchise, le même prestige que tu subis de la part de Frédéric. Allons, ne t'émeus pas, je ne vous compare point. Reprends ton histoire, et parle-moi de Cagliostro. On m'a dit qu'à une séance de magie, il t'avait fait voir un mort que je suppose être le comte Albert?

—Je suis prête à vous satisfaire, noble Amélie; mais si je me résous à vous raconter encore une aventure pénible, que je voudrais pouvoir oublier, j'ai le droit de vous adresser quelques questions, selon la convention que nous avons faite.

—Je suis prête à te répondre.

—Eh bien, Madame, croyez-vous que les morts puissent sortir du tombeau, ou du moins qu'un reflet de leur figure, animée par l'apparence de la vie, puisse être évoqué au gré des magiciens et s'emparer de notre imagination au point de se reproduire ensuite devant nos yeux, et de troubler notre raison?

—La question est fort compliquée, et tout ce que je puis répondre, c'est que je ne crois à rien de ce qui est impossible. Je ne crois pas plus au pouvoir de la magie qu'à la résurrection des morts. Quant à notre pauvre folle d'imagination, je la crois capable de tout.

—Votre Altesse... pardon; ton Altesse ne croit pas à la magie, et cependant... Mais la question est indiscrète, sans doute?...

—Achève: «Et cependant je suis adonnée à la magie;» cela est connu. Eh bien, mon enfant, permets-moi de ne te donner l'explication de cette inconséquence bizarre qu'en temps et lieu. D'après le grimoire envoyé par le sorcier Saint-Germain, qui était en réalité une lettre de Trenck pour moi, tu peux déjà pressentir que cette prétendue nécromancie peut servir de prétexte à bien des choses. Mais te révéler tout ce qu'elle cache aux yeux du vulgaire, tout ce qu'elle dérobe à l'espionnage des cours et à la tyrannie des lois, ne serait pas l'affaire d'un instant. Prends patience, j'ai résolu de t'initier à tous mes secrets. Tu le mérites mieux que ma chère de Kleist, qui est un esprit timide et superstitieux. Oui, telle que tu la vois, cet ange de bonté, ce tendre cœur n'a pas le sens commun. Elle croit au diable, aux sorciers, aux revenants et aux présages, tout comme si elle n'avait pas sous les yeux et dans les mains les fils mystérieux du grand œuvre. Elle est comme ces alchimistes du temps passé qui créaient patiemment et savamment des monstres, et qui s'effrayaient ensuite de leur propre ouvrage, jusqu'à devenir esclaves de quelque démon familier sorti de leur alambic.

—Peut-être ne serais-je pas plus brave que madame de Kleist, reprit la Porporina, et j'avoue que j'ai par devers moi un échantillon du pouvoir, sinon de l'infaillibilité de Cagliostro. Figurez-vous qu'après m'avoir promis de me faire voir la personne à laquelle je pensais, et dont il prétendait lire apparemment le nom dans mes yeux, il m'en montra une autre; et encore, en me la montrant vivante, il parut ignorer complètement qu'elle fût morte. Mais malgré cette double erreur, il ressuscita devant mes yeux l'époux que j'ai perdu, ce qui sera à jamais pour moi une énigme douloureuse et terrible.

—Il t'a montré un fantôme quelconque, et c'est ton imagination qui a fait tous les frais.

—Mon imagination n'était nullement en jeu, je puis vous l'affirmer. Je m'attendais à voir dans une glace, ou derrière une gaze, quelque portrait de maître Porpora; car j'avais parlé de lui plusieurs fois à souper, et, en déplorant tout haut son absence, j'avais remarqué que M. Cagliostro faisait beaucoup d'attention à mes paroles. Pour lui rendre sa tâche plus facile, je choisis, dans ma pensée, la figure du Porpora, pour le sujet de l'apparition; et je l'attendis de pied ferme, ne prenant point jusque-là cette épreuve au sérieux. Enfin, s'il est un seul moment dans ma vie, où je n'aie point pensé à M. de Rudolstadt, c'est précisément celui-là. M. Cagliostro, me demanda en entrant dans son laboratoire magique avec moi, si je voulais consentir à me laisser bander les yeux et à le suivre en le tenant par la main. Comme je le savais homme de bonne compagnie, je n'hésitai point à accepter son offre, et j'y mis seulement la condition qu'il ne me quitterait pas un instant. «J'allais précisément, me dit-il, vous adresser la prière de ne point vous éloigner de moi d'un pas, et de ne point quitter ma main, quelque chose qui arrive, quelque émotion que vous veniez à éprouver.» Je le lui promis, mais une simple affirmation ne le satisfit pas. Il me fit solennellement jurer que je ne ferais pas un geste, pas une exclamation, enfin que je resterais muette et impassible pendant l'apparition. Ensuite il mit son gant, et, après m'avoir couvert la tête d'un capuchon de velours noir, qui me tombait jusque sur les épaules, il me fit marcher pendant environ cinq minutes sans que j'entendisse ouvrir ou fermer aucune porte. Le capuchon m'empêchait de sentir aucun changement dans l'atmosphère; ainsi je ne pus savoir si j'étais sortie du cabinet, tant il me fit faire de tours et de détours pour m'ôter l'appréciation de la direction que je suivais. Enfin, il s'arrêta, et d'une main m'enleva le capuchon si légèrement que je ne le sentis pas. Ma respiration, devenue plus libre, m'apprit seule que j'avais la liberté de regarder; mais je me trouvais dans de si épaisses ténèbres que je n'en étais pas plus avancée. Peu à peu, cependant, je vis une étoile lumineuse d'abord vacillante et faible, et bientôt claire et brillante, se dessiner devant moi. Elle semblait d'abord très-loin, et lorsqu'elle fut entièrement éclairée, elle me parut tout près. C'était l'effet, je pense, d'une lumière plus ou moins intense derrière un transparent. Cagliostro me fit approcher de l'étoile, qui était percée dans le mur, et je vis, de l'autre côté de cette muraille, une chambre décorée singulièrement et remplie de bougies placées dans un ordre systématique. Cette pièce avait dans ses ornements et dans sa disposition, tout le caractère d'un lieu destiné aux opérations magiques. Mais je n'eus pas le loisir de l'examiner beaucoup; mon attention était absorbée par un personnage assis devant une table. Il était seul et cachait sa figure dans ses mains, comme s'il eût été plongé dans une profonde méditation. Je ne pouvais donc voir ses traits, et sa taille était déguisée par un costume que je n'ai encore vu à personne. Autant que je pus le remarquer, c'était une robe, ou un manteau de satin blanc doublé de pourpre, et agrafé sur la poitrine par des bijoux hiéroglyphiques en or où je distinguai une rose, une croix, un triangle, une tête de mort, et plusieurs riches cordons de diverses couleurs. Tout ce que je pouvais comprendre, c'est que ce n'était point là le Porpora. Mais au bout d'une ou deux minutes, ce personnage mystérieux, que je commençais à prendre pour une statue, dérangea lentement ses mains, et je vis distinctement le visage du comte Albert; non pas tel que je l'avais vu la dernière fois, couvert des ombres de la mort, mais animé dans sa pâleur, et plein d'âme dans sa sérénité, tel enfin que je l'avais vu dans ses plus belles heures de calme et de confiance. Je faillis laisser échapper un cri, et briser, d'un mouvement involontaire, la glace qui me séparait de lui. Mais une violente pression de la main de Cagliostro me rappela mon serment, et m'imprima je ne sais quelle vague terreur. D'ailleurs, au même instant, une porte s'ouvrit au fond de l'appartement où je voyais Albert, et plusieurs personnages inconnus, vêtus à peu près comme lui, entrèrent l'épée à la main. Après avoir fait divers gestes singuliers, comme s'ils eussent joué une pantomime, ils lui adressèrent, chacun à son tour, et d'un ton solennel, des paroles incompréhensibles. Il se leva, marcha vers eux, et leur répondit des paroles également obscures, et qui n'offraient aucun sens à mon esprit, quoique je sache aussi bien l'allemand à présent que ma langue maternelle. Ce dialogue ressemblait à ceux qu'on entend dans les rêves; et la bizarrerie de cette scène, le merveilleux de cette apparition tenaient effectivement du songe, à tel point que j'essayai de remuer pour m'assurer que je ne dormais point. Mais Cagliostro me forçait de rester immobile, et je reconnaissais la voix d'Albert si parfaitement, qu'il m'était impossible de douter de la réalité de ce que je voyais. Enfin, emportée par le désir de lui parler, j'allais oublier mon serment, lorsque le capuchon noir retomba sur ma tête. Je l'arrachai violemment, mais l'étoile de cristal s'était effacée, et tout était replongé dans les ténèbres. «Si vous faites le moindre mouvement, murmura sourdement Cagliostro d'une voix tremblante, ni vous ni moi ne reverrons jamais la lumière.» J'eus la force de le suivre et de marcher encore longtemps avec lui en zigzags dans un vide inconnu. Enfin, lorsqu'il m'ôta définitivement le capuchon, je me retrouvai dans son laboratoire éclairé faiblement, comme il l'était au commencement de cette aventure. Cagliostro était fort pâle, et tremblait encore; car j'avais senti, en marchant avec lui, que son bras était agité d'un tressaillement convulsif, et qu'il me faisait aller très-vite, comme s'il eût été en proie à une grande frayeur. Les premières paroles qu'il me dit furent des reproches amers sur mon mangue de loyauté, et sur les dangers épouvantables auxquels je l'avais exposé en cherchant à violer mes promesses. «J'aurais dû me rappeler, ajouta-t-il d'un ton dur et courroucé, que la parole d'honneur des femmes ne les engage pas, et que l'on doit bien se garder de céder à leur vaine et téméraire curiosité.»

«Jusque-là je n'avais pas songé à partager la terreur de mon guide. J'avais été si frappée de l'idée de retrouver Albert vivant, que je ne m'étais pas demandé si cela était humainement possible. J'avais même oublié que la mort m'eût à jamais enlevé cet ami si précieux et si cher. L'émotion du magicien me rappela enfin que tout cela tenait du prodige, et que je venais de voir un spectre. Cependant, ma raison repoussait l'impossible, et l'âcreté des reproches de Cagliostro fit passer en moi une irritation maladive, qui me sauva de la faiblesse: «Vous feignez de prendre au sérieux vos propres mensonges, lui dis-je avec vivacité; mais vous jouez là un jeu bien cruel. Oh! oui, vous jouez avec les choses les plus sacrées, avec la mort même.—Âme sans foi et sans force! me répondit-il avec emportement, mais avec une expression imposante; vous croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand maître, un maître qui vous a dit cent fois: «On ne meurt pas, rien ne meurt, il n'y a pas de mort.» Vous m'accusez de mensonge, et vous semblez ignorer que le seul mensonge qu'il y ait ici, c'est le nom même de la mort dans votre bouche impie.» Je vous avoue que cette réponse étrange bouleversa toutes mes pensées, et vainquit un instant toutes les résistances de mon esprit troublé. Comment cet homme pouvait-il connaître si bien mes relations avec Albert, et jusqu'au secret de sa doctrine? Partageait-il sa foi, ou s'en faisait-il une arme pour prendre de l'ascendant sur mon imagination?

«Je restai confuse et atterrée. Mais bientôt je me dis que cette manière grossière d'interpréter la croyance d'Albert ne pouvait pas être la mienne, et qu'il ne dépendait que de Dieu, et non de l'imposteur Cagliostro, d'évoquer la mort ou de réveiller la vie. Convaincue, enfin, que j'étais la dupe d'une illusion inexplicable, mais dont je trouverais peut-être le mot quelque jour, je me levai en louant froidement le sorcier de son savoir-faire, et en lui demandant, avec un peu d'ironie, l'explication des discours bizarres que tenaient ses ombres entre elles. Là-dessus, il me répondit qu'il lui était impossible de me satisfaire, et que je devais me contenter d avoir vu cette personne calme et utilement occupée. «Vous me demanderiez vainement, ajouta-t-il, quelles sont ses pensées et son action dans la vie. J'ignore d'elle jusqu'à son nom. Lorsque vous avez songé à elle en me demandant à la voir, il s'est formé entre elle et vous une communication mystérieuse que mon pouvoir a su rendre efficace jusqu'au point de l'amener devant vous. Ma science ne va pas au delà.—Votre science, lui dis-je, ne va pas même jusque-là, car j'avais pensé à maître Porpora, et ce n'est pas maître Porpora que votre pouvoir a évoqué.—Je n'en sais rien, répondit-il avec un sérieux effrayant; je ne veux pas le savoir. Je n'ai rien vu, ni dans votre pensée, ni dans le tableau magique. Ma raison ne supporterait pas de pareils spectacles, et j'ai besoin de conserver toute ma lucidité pour exercer ma puissance. Mais les lois de la science sont infaillibles, et il faut bien que, sans en avoir conscience peut-être, vous ayez pensé à un autre qu'au Porpora, puisque ce n'est pas lui que vous avez vu.»

—Voilà bien les belles paroles de cette espèce de fous! dit la princesse en haussant les épaules. Chacun d'eux a sa manière de procéder; mais tous, au moyen d'un certain raisonnement captieux qu'on pourrait appeler la logique de la démence, s'arrangent pour ne jamais rester court et pour embrouiller par de grands mots les idées d'autrui.

—Les miennes l'étaient à coup sûr, reprit Consuelo, et je n'avais plus la faculté d'analyser. Cette apparition d'Albert, vraie ou fausse, me fit sentir plus vivement la douleur de l'avoir perdu à jamais, et je fondis en larmes. «Consuelo! me dit le magicien d'un ton solennel, en m'offrant la main pour sortir (et vous pensez bien que mon nom véritable, inconnu ici à tout le monde, fut une nouvelle surprise pour moi, en passant par sa bouche), vous avez de grandes fautes à réparer, et j'espère que vous ne négligerez rien pour reconquérir la paix de votre conscience.» Je n'eus pas la force de répondre. J'essayai en vain de cacher mes pleurs à mes camarades, qui m'attendaient avec impatience dans le salon voisin. J'étais plus impatiente encore de me retirer; et dès que je fus seule, après avoir donné un libre cours à ma douleur, je passai la nuit à me perdre en réflexions et en commentaires sur les scènes de cette fatale soirée. Plus je cherchais à la comprendre, plus je m'égarais dans un dédale d'incertitudes; et je dois avouer que mes suppositions furent souvent plus folles et plus maladives que ne l'eût été une crédulité aveugle aux oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de suspendre mon jugement jusqu'à ce que la lumière se fît. Mais depuis ce temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d'esprit et profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l'avais fait jusque là, la perte de mon ami; mais le remords, que son généreux pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En exerçant sans entraves ma profession d'artiste, j'arrivai très-vite à me blaser sur les enivrements frivoles du succès; et puis, dans ce pays où il me semble que l'esprit des hommes est sombre comme le climat...

—Et comme le despotisme, ajouta l'abbesse.

—Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus bientôt que je ne ferais pas les progrès que j'avais rêvés...

—Et quels progrès veux-tu donc faire? Nous n'avons jamais entendu rien qui approchât de toi, et je ne crois pas qu'il existe dans l'univers une cantatrice plus parfaite. Je te dis ce que je pense, et ceci n'est pas un compliment à la Frédéric.

—Quand même Votre Altesse ne se tromperait pas, ce que j'ignore, ajouta Consuelo en souriant (car excepté la Romanina et la Tési, je n'ai guère entendu d'autre cantatrice que moi), je pense qu'il y a toujours beaucoup à tenter et quelque chose à trouver au delà de tout ce qui a été fait. Eh bien, cet idéal que j'avais porté en moi-même, j'eusse pu en approcher dans une vie d'action, de lutte, d'entreprise audacieuse, de sympathies partagées, d'enthousiasme en un mot! Mais la régularité froide qui règne ici, l'ordre militaire établi jusque dans les coulisses des théâtres, la bienveillance calme et continuelle d'un public qui pense à ses affaires en nous écoutant, la haute protection du roi qui nous garantit des succès décrétés d'avance, l'absence de rivalité et de nouveauté dans le personnel des artistes et dans le choix des ouvrages, et surtout l'idée d'une captivité indéfinie; toute cette vie bourgeoise, froidement laborieuse, tristement glorieuse et forcément cupide que nous menons en Prusse, m'a ôté l'espoir et jusqu'au désir de me perfectionner. Il y a des jours où je me sens tellement privée d'énergie et dépourvue de cet amour-propre chatouilleux qui aide à la conscience de l'artiste, que je paierais un sifflet pour me réveiller. Mais hélas! que je manque mon entrée ou que je m'éloigne avant la fin de ma tâche, ce sont toujours les mêmes applaudissements. Ils ne me font aucun plaisir quand je ne les mérite pas: ils me font de la peine quand, par hasard, je les mérite; car ils sont alors tout aussi officiellement comptés, tout aussi bien mesurés par l'étiquette qu'à l'ordinaire, et je sens pourtant que j'en mériterais de plus spontanés! Tout cela doit vous sembler puéril, noble Amélie; mais vous désiriez connaître le fond de l'âme d'une actrice, et je ne vous cache rien.

—Tu expliques cela si naturellement, que je le conçois comme si je l'éprouvais moi-même. Je suis capable, pour te rendre service, de te siffler lorsque je te verrai engourdie, sauf à te jeter une couronne de roses quand je t'aurai éveillée!

—Hélas! bonne princesse, ni l'un ni l'autre n'aurait l'agrément du roi. Le roi ne veut pas qu'on offense ses comédiens, parce qu'il sait que l'engouement suit de près les huées. Mon ennui est donc sans remède, malgré votre généreuse intention. A cette langueur se joint tous les jours davantage le regret d'avoir préféré une existence si fausse et si vide d'émotions à une vie d'amour et de dévouement. Depuis l'aventure de Cagliostro surtout, une noire mélancolie est venue me saisir au fond de l'âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d'Albert, et que je ne le revoie irrité contre moi, ou indifférent et préoccupé, parlant un langage incompréhensible, et livré à des méditations tout à fait étrangères à notre amour, tel que je l'ai vu dans la scène magique. Je me réveille baignée d'une sueur froide, et je pleure en songeant que, dans la nouvelle existence où la mort l'a fait entrer, son âme douloureuse et consternée se ressent peut-être de mes dédains et de mon ingratitude. Enfin, je l'ai tué, cela est certain; et il n'est au pouvoir d'aucun homme, eût-il fait un pacte avec toutes les puissances du ciel et de l'enfer, de me réunir à lui. Je ne puis donc rien réparer en cette vie que je traîne inutile et solitaire, et je n'ai d'autre désir que d'en voir bientôt la fin.




X.

«N'as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles? dit la princesse Amélie. Parmi tant de gens d'esprit et de talent que mon frère se vante d'avoir attirés à lui de tous les coins du inonde, n'en est-il aucun qui soit digne d'estime?

—Il en est certainement, Madame; et si je ne m'étais sentie portée à la retraite et à la solitude, j'aurais pu trouver des âmes bienveillantes autour de moi. Mademoiselle Cochois...

—La marquise d'Argens, tu veux dire?

—J'ignore si elle s'appelle ainsi.

—Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c'est une personne distinguée?

—Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu'elle soit un peu vaine des soins et des leçons de M. le marquis, et qu'elle regarde un peu du haut de sa grandeur, les artistes, ses confrères.

—Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d'Argens n'est qu'une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame de Cocceï, comment est-elle? la connais-tu?

—Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à l'Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j'ai eu peu d'occasions de la voir. C'est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j'éprouvais le plus de sympathie, et j'ai été invitée souvent par elle et par son mari à aller les voir dans leurs terres; mais le roi m'a fait entendre que cela lui déplairait beaucoup, et j'ai été forcée d'y renoncer, sans savoir pourquoi je subissais cette privation.

—Je vais te l'apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini, qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t'es-tu liée avec personne?

—J'ai beaucoup d'amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance; comme moi, il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté à la richesse. Il m'a raconté souvent qu'il s'était enfui de la cour de Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes de grand chemin. Le monde ne sait pas qu'il y a sur les routes et dans les rues des virtuoses d'un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit, par monts et par vaux, l'éducation de Benda. Il s'appelait Loebel, et Benda n'en parle qu'avec admiration, bien qu'il soit mort sur une botte de paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s'adonner au violon, M. Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le chagrin et l'ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l'air pur de la vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel essor; et c'est de ce conservatoire ambulant qu'est sorti le magnifique virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique de chambre. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n'est pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne parviendra pas à se ranger comme ses autres frères, qui tous portent avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais lui, soit parce qu'il est le plus jeune, soit parce que son naturel est indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s'ennuie de si bon cœur ici, que c'est un plaisir pour moi de m'ennuyer avec lui.

—Et n'espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus tendre? Ce ne serait pas la première fois que l'amour serait né de l'ennui.

—Je ne le crains ni ne l'espère, répondit Consuelo; car je sens que cela n'arrivera jamais. Je vous l'ai dit, chère Amélie, il se passe en moi quoique chose d'étrange. Depuis qu'Albert n'est plus, je l'aime, je ne pense qu'à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que c'est la première fois que l'amour est né de la mort, et c'est pourtant ce qui m'arrive. Je ne me console pas de n'avoir pas donné du bonheur à un être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une sorte de passion, une folie peut-être!

—Cela m'en a un peu l'air, dit la princesse. C'est du moins une maladie... Et pourtant c'est un mal que je conçois bien et que j'éprouve aussi; car j'aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais: n'est-ce pas à peu près comme si j'aimais un mort?... Mais, dis-moi, le prince Henri, mon frère, n'est-il pas un aimable cavalier?

—Oui, certainement.

—Très-amateur du beau, une âme d'artiste, un héros à la guerre, une figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant, l'ennemi du despotisme, l'esclave insoumis et menaçant de mon frère le tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sur. On dit qu'il est fort épris de toi; ne te l'a-t-il pas dit?

—J'ai écouté cela comme une plaisanterie.

—Et tu n'as pas envie de le prendre au sérieux?

—Non, Madame.

—Tu es fort difficile, ma chère; que lui reproches-tu?

—Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour lui: il est prince.

—Merci du compliment, méchante! Ainsi il n'était pour rien dans ton évanouissement au spectacle ces jours passés? On a dit que le roi, jaloux de la façon dont il te regardait, l'avait envoyé aux arrêts au commencement du spectacle, et que le chagrin t'avait rendue malade.

—J'ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis bien sûre de n'en pas être la cause. Celle de mon accident est bien différente. Imaginez, Madame, qu'au milieu du morceau que je chantais, un peu machinalement, comme cela ne m'arrive que trop souvent ici, mes yeux se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la scène; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me regarder. Cette figure, c'était celle d'Albert, Madame. Je le jure devant Dieu, je l'ai vu, je l'ai reconnu; j'ignore si c'était une illusion, mais il est impossible d'en avoir une plus terrible et plus complète.

—Pauvre enfant! tu as des visions, cela est certain.

—Oh! ce n'est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m'égarai dans le palais et rencontrai, à l'entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je m'arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d'Albert, et je la revis menaçante comme je l'avais vue indifférente la veille au théâtre, comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

—Et M. Stoss la vit aussi?

—Il la vit fort bien, et me dit que c'était un certain Trismégiste que Votre Altesse s'amuse à consulter comme nécromancien.

—Ah! juste ciel! s'écria madame de Kleist en pâlissant; j'étais bien sûre que c'était un sorcier véritable! Je n'ai jamais pu regarder cet homme sans frayeur. Quoiqu'il ait de beaux traits et l'air noble, il a quelque chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre, qu'il prend, comme un Protée, tous les aspects qu'il veut pour faire peur aux gens. Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce. Je me souviens qu'une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à brûle-pourpoint d'avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist était ruiné. Il m'en faisait un grand crime. Je voulus m'en défendre, et comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher, lorsqu'il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon second mari périrait, par ma faute, encore plus misérablement que le premier, mais que j'en serais bien punie par mes remords et par la réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m'enfuis dans l'appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

—Oui, c'était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants, reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer: j'en ai ri comme une folle.

—Il n'y avait pas de quoi! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu'est-ce donc que ce Trismégiste? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux sorciers...

—Je t'ai promis de te dire un jour ce que c'est que la sorcellerie. Ne sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à toutes trois... et à bien d'autres!...

—Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo; et quoique je tremble d'y penser, je voudrais m'assurer de sang-froid s'il ressemble à M. de Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

—S'il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu?... Eh bien, tu me rappelles une circonstance que j'aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort platement, tout ce grand mystère... Attends! laisse-moi y penser un peu... oui, j'y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce qui semble surnaturel. C'est Trismégiste que Cagliostro t'a montré; car Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s'est trouvé ici l'an dernier en même temps que lui. C'est Trismégiste que tu as vu au théâtre dans la loge du comte Golowkin; car Trismégiste demeure dans sa maison, et ils s'occupent ensemble de chimie ou d'alchimie. Enfin c'est Trismégiste que tu as vu dans le château le lendemain; car ce jour-là, et peu de temps après t'avoir congédiée, j'ai vu Trismégiste; et par parenthèse, il m'a donné d'amples détails sur l'évasion de Trenck.

—À l'effet de se vanter d'y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu'il n'a certainement pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu'elle voudra; mais, j'oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d'industrie.

—Ce qui ne l'empêche pas d'être un grand sorcier, n'est-ce pas, de Kleist? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris pour sa personne?

—Eh! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers, mais on les déteste. C'est absolument comme on fait à l'égard du diable.

—Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des sorciers? Voilà ta logique, ma belle de Kleist!

—Mais, Madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion bizarre, d'où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt?

—J'oubliais de te le dire, et c'est un hasard bien simple qui me l'a fait savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du comte Albert, tout ce qu'il me disait sur ce personnage étrange me donna la curiosité de savoir s'il était beau, et si sa physionomie répondait à son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et finit par me répondre: «Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner une juste idée; car vous avez parmi vos joujoux un orignal qui ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s'il était plus décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C'est votre sorcier Trismégiste.» Voilà le fin mot de l'affaire, ma charmante veuve; et ce mot n'est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et compagnie.

—Vous m'ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je m'éveille d'un pénible sommeil! Grâces vous soient rendues pour cette explication! Je ne suis donc pas folle, je n'ai donc pas de visions, je n'aurai donc plus peur de moi-même!... Eh bien pourtant, voyez ce que c'est que le cœur humain! ajouta-t-elle après un instant de rêverie; je crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je m'étais presque persuadé qu'Albert n'était pas mort, et qu'un jour, après m'avoir fait expier par d'effrayantes apparitions le mal que je lui ai causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je suis bien sûre qu'Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu'il ne se relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c'est une déplorable certitude!

—Tu as pu en douter? Eh bien, il y a du bonheur à être folle; quant à moi, je n'espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et pourtant cela était possible, et cela est!

—Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance, elles n'étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie..... Albert y était sujet... Mais je ne veux point rappeler ces conjectures insensées; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je prenais pour Albert est celle d'un chevalier d'industrie.

—Trismégiste n'est pas ce que l'on croit... Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'est pas le comte de Rudolstadt; car il y a plusieurs années que je le connais, et qu'il fait, en apparence du moins, le métier de devin. D'ailleurs il n'est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a constaté des différences que ton trouble ne t'a pas permis de remarquer.

—Oh! je voudrais bien revoir ce Trismégiste! dit Consuelo d'un air préoccupé.

—Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l'as vu dans ce palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra à coup sûr dans un an.

—Et si c'était Albert!...» reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie profonde.

La princesse haussa les épaules.

—Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n'avoir pour amis que des fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de Rudolstadt: il est heureux pour moi d'avoir une tête forte, car je le prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait. Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces méprises! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d'un air effaré et consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que si le comte Albert, au lieu d'être mort, s'était réveillé d'une léthargie, une aventure si intéressante n'eût point fait de bruit dans le monde? N'avez-vous conservé aucune relation, d'ailleurs, avec sa famille, et ne vous en aurait-elle pas informée?

—Je n'en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa m'a écrit deux fois en un an pour m'annoncer deux tristes nouvelles: la mort de son frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur; et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui s'est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein, au fond d'un ravin. J'ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je n'ai pas osé lui offrir d'aller lui porter mes tristes consolations. Son cœur m'a paru, d'après ses lettres, partagé entre sa bonté et son orgueil. Elle m'appelait sa chère enfant, sa généreuse amie, mais elle ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

—Ainsi tu supposes qu'Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au château des Géants, sans t'envoyer de billet de faire part, et sans que personne s'en doute hors de l'enceinte dudit château?

—Non, Madame, je ne le suppose pas; car ce serait tout à fait impossible, et je suis folle de vouloir en douter,» répondit Consuelo, en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

La princesse semblait, à mesure que la nuit s'avançait, reprendre son mauvais caractère; le ton railleur et léger avec lequel elle parlait de choses si sensibles au cœur de Consuelo faisait un mal affreux à cette dernière.

«Allons, ne te désole pas ainsi, reprit brusquement Amélie. Voilà une belle partie de plaisir que nous faisons là! Tu nous a raconté des histoires à porter le diable en terre; de Kleist n'a pas cessé de pâlir et de trembler, je crois qu'elle en mourra de peur; et moi, qui voulais être heureuse et gaie, je souffre de te voir souffrir, ma pauvre enfant!...»

La princesse prononça ces dernières paroles avec le bon diapason de sa voix, et Consuelo, relevant la tête, vit qu'une larme de sympathie coulait sur sa joue, tandis que le sourire d'ironie contractait encore ses lèvres. Elle baisa la main que lui tendait l'abbesse, et la plaignit intérieurement de ne pouvoir pas être bonne pendant quatre heures de suite.

«Quelque mystérieux que soit ton château des Géants, ajouta la princesse, quelque sauvage que soit l'orgueil de la chanoinesse, et quelque discrets que puissent être ses serviteurs, sois sûre qu'il ne se passe rien là qui soit plus qu'ailleurs à l'abri d'une certaine publicité. On avait beau cacher la bizarrerie du comte Albert, toute la province a bientôt réussi à la connaître, et il y avait longtemps qu'on en avait parlé à la petite cour de Bareith, lorsque Supperville fut appelé pour soigner ton pauvre époux. Il y a maintenant dans cette famille un autre mystère qu'on ne cache pas avec moins de soin sans doute, et qu'on n'a pas préservé davantage de la malice du public. C'est la fuite de la jeune baronne Amélie, qui s'est fait enlever par un bel aventurier peu de temps après la mort de son cousin.

—Et moi, madame, je l'ai ignoré assez longtemps. Je pourrais vous dire même que tout ne se découvre pas dans ce monde; car jusqu'ici on n'a pas pu savoir le nom et l'état de l'homme qui a enlevé la jeune baronne, non plus que le lieu de sa retraite.

—C'est ce que Supperville m'a dit en effet. Allons, cette vieille Bohême est le pays aux aventures mystérieuses: mais ce n'est pas une raison pour que le comte Albert soit...

—Au nom du ciel, Madame, ne parlons plus de cela. Je vous demande pardon de vous avoir fatiguée de cette longue histoire, et quand Votre Altesse m'ordonnera de me retirer...

—Deux heures du matin! s'écria madame de Kleist, que le son lugubre de l'horloge du château fit tressaillir.

—En ce cas, il faut nous séparer, mes chères amies, dit la princesse en se levant; car ma sœur d'Anspach va venir dès sept heures me réveiller pour m'entretenir des fredaines de son cher margrave qui est revenu de Paris dernièrement, amoureux fou de mademoiselle Clairon. Ma belle Porporina, c'est vous autres reines de théâtre qui êtes reines du monde par le fait, comme nous le sommes par le droit, et votre lot est le meilleur. Il n'est point de tête couronnée que vous ne puissiez nous enlever quand il vous en prend fantaisie, et je ne serais pas étonnée de voir un jour mademoiselle Hippolyte Clairon, qui est une fille d'esprit, devenir margrave d'Anspach, en concurrence avec ma sœur, qui est une bête. Allons, donne-moi une pelisse, de Kleist, je veux vous reconduire jusqu'au bout de la galerie.

—Et Votre Altesse reviendra seule? dit madame de Kleist, qui paraissait fort troublée.

—Toute seule, répondit Amélie, et sans aucune crainte du diable et des farfadets qui tiennent pourtant cour plénière dans le château depuis quelques nuits, à ce qu'on assure. Viens, viens, Consuelo! nous allons voir la belle peur de madame de Kleist en traversant la galerie.»

La princesse prit un flambeau et marcha la première, entraînant madame de Kleist, qui était en effet très-peu rassurée. Consuelo les suivit, un peu effrayée aussi, sans savoir pourquoi.

«Je vous assure, Madame, disait madame de Kleist, que c'est l'heure sinistre, et qu'il y a de la témérité à traverser cette partie du château dans ce moment-ci. Que vous coûterait-il de nous laisser attendre une demi-heure de plus? A deux heures et demie, il n'y a plus rien.

—Non pas, non pas, reprit Amélie, je ne serais pas fâchée de la rencontrer et de voir comment elle est faite.

—De quoi donc s'agit-il? demanda Consuelo en doublant le pas pour s'adresser à madame de Kleist.

—Ne le sais-tu pas? dit la princesse. La femme blanche qui balaie les escaliers et les corridors du palais, lorsqu'un membre de la famille royale est près de mourir, est revenue nous visiter depuis quelques nuits. Il paraît que c'est par ici qu'elle prend ses ébats. Donc ce sont mes jours qui sont menacés. Voilà pourquoi tu me vois si tranquille. Ma belle-sœur, la reine de Prusse (la plus pauvre tête qui ait jamais porté couronne!), n'en dort pas, à ce qu'on assure, et va coucher tous les soirs à Charlottenburg; mais, comme elle respecte infiniment la balayeuse, ainsi que la reine ma mère, qui n'a pas plus de raison qu'elle à cet endroit-là, ces dames ont eu soin de défendre qu'on épiât le fantôme et qu'on le dérangeât en rien de ses nobles occupations. Aussi le château est-il balayé d'importance, et de la propre main de Lucifer, ce qui ne l'empêche pas d'être fort malpropre, comme tu vois.»

En ce moment un gros chat, accouru du fond ténébreux de la galerie, passa en ronflant et en jurant auprès de madame de Kleist, qui fit un cri perçant et voulut courir vers l'appartement de la princesse; mais celle-ci la retint de force en remplissant l'espace sonore de ses éclats de rire âpres et rauques, plus lugubres encore que la bise qui sifflait dans les profondeurs de ce vaste local. Le froid faisait grelotter Consuelo, et peut-être aussi la peur; car la figure décomposée de madame de Kleist semblait attester un danger réel, et la gaieté fanfaronne et forcée de la princesse n'annonçait pas une sécurité bien sincère.

«J'admire l'incrédulité de Votre Altesse royale, dit madame de Kleist d'une voix entrecoupée et avec un peu de dépit; si elle avait vu et entendu comme moi cette femme blanche, la veille de la mort du roi son auguste père...

—Hélas! répondit Amélie d'un ton satanique, comme je suis bien sûre qu'elle ne vient pas annoncer maintenant celle du roi mon auguste frère, je suis fort aise qu'elle vienne pour moi. La diablesse sait bien que pour être heureuse, il me faut l'une ou l'autre de ces deux morts.

—Ah! Madame, ne parlez pas ainsi dans un pareil moment! dit madame de Kleist, dont les dents se serraient tellement, qu'elle prononçait avec peine. Tenez, au nom du ciel, arrêtez-vous et écoutez: cela ne fait-il pas frémir?»

La princesse s'arrêta d'un air moqueur, et le bruit de sa robe de soie, épaisse et cassante comme du carton, cessant de couvrir les bruits plus éloignés, nos trois héroïnes, parvenues presque à la grande cage d'escalier qui s'ouvrait au fond de la galerie, entendirent distinctement le bruit sec d'un balai qui frappait inégalement les degrés de pierre, et qui semblait se rapprocher en montant de marche en marche, comme eût fait un valet pressé de terminer son ouvrage.

La princesse hésita un instant, puis elle dit d'un air résolu:

«Comme il n'y a rien de surnaturel, je veux savoir si c'est un laquais somnambule ou un page espiègle. Baisse ton voile, Porporina, il ne faut pas qu'on te voie dans ma compagnie. Quant à toi, de Kleist, tu peux te trouver mal si cela t'amuse. Je t'avertis que je ne m'occupe pas de toi. Allons, brave Rudolstadt, toi qui as affronté de pires aventures, suis-moi si tu m'aimes.»

Amélie marcha d'un pas assuré vers l'entrée de l'escalier; Consuelo la suivit sans qu'elle lui permit de tenir le flambeau à sa place; et madame de Kleist, aussi effrayée de rester seule que d'avancer, se traîna derrière elles en se cramponnant au mantelet de la Porporina.

Le balai infernal ne se faisait plus entendre, et la princesse arriva jusqu'à la rampe au-dessus de laquelle elle avança son flambeau pour mieux voir à distance. Mais, soit qu'elle fût moins calme qu'elle ne voulait le paraître, soit qu'elle eût aperçu quelque objet terrible, la main lui manqua, et le flambeau de vermeil, avec la bougie et sa collerette du cristal découpée, allèrent tomber avec fracas au fond de la spirale retentissante. Alors madame de Kleist, perdant la tête et ne se souciant pas plus de la princesse que de la comédienne, se mit à courir jusqu'à ce qu'elle eût rencontré dans l'obscurité la porte des appartements de sa maîtresse, où elle chercha un refuge, tandis que celle-ci, partagée entre une émotion insurmontable et la honte de s'avouer vaincue, reprenait avec Consuelo le même chemin, d'abord lentement, et puis peu à peu en doublant le pas; car d'autres pas se faisaient entendre derrière les siens, et ce n'étaient pas ceux de la Porporina, qui marchait sur la même ligne qu'elle, plus résolument peut-être, quoiqu'elle ne fit aucune bravade. Ces pas étranges, qui de seconde en seconde, se rapprochaient de leurs talons, résonnaient dans les ténèbres comme ceux d'une vieille femme chaussée de mules, et claquaient sur les dalles, tandis que le balai faisait toujours son office et se heurtait lourdement à la muraille, tantôt à droite, tantôt à gauche. Ce court trajet parut bien long à Consuelo. Si quelque chose peut vaincre le courage des esprits vraiment fermes et sains, c'est un danger qui ne peut être ni prévu ni compris. Elle ne se piqua point d'une audace inutile, et ne détourna pas la tête une seule fois. La princesse prétendit ensuite l'avoir fait inutilement dans les ténèbres; personne ne pouvait démentir ni constater le fait. Consuelo se souvint seulement qu'elle n'avait pas ralenti sa marche, qu'elle ne lui avait pas adressé un mot durant cette retraite forcée, et qu'en rentrant un peu précipitamment dans son appartement, elle avait failli lui pousser la porte sur le visage, tant elle avait hâte de la refermer. Cependant Amélie ne convint pas de sa faiblesse, et reprit assez vite son sang-froid pour railler madame de Kleist, qui était presque en convulsions, et pour lui faire, sur sa lâcheté et son manque d'égards, des reproches très-amers. La bonté compatissante de Consuelo, qui souffrait de l'état violent de la favorite, ramena quelque pitié dans le cœur de la princesse. Elle daigna s'apercevoir que madame de Kleist était incapable de l'entendre, et qu'elle était pâmée sur un sofa, la figure enfoncée dans les coussins. L'horloge sonna trois heures avant que cette pauvre personne eût parfaitement repris ses esprits; sa terreur se manifestait encore par des larmes. Amélie était lasse de n'être plus princesse, et ne se souciait plus de se déshabiller seule et de se servir elle-même, outre qu'elle avait peut-être l'esprit frappé de quelque pressentiment sinistre. Elle résolut donc de garder madame de Kleist jusqu'au jour.

«Jusque-là, dit-elle, nous trouverons bien quelque prétexte pour colorer l'affaire, si mon frère en entend parler. Quant à toi, Porporina, ta présence ici serait bien plus difficile à expliquer, et je ne voudrais pour rien au monde qu'on te vît sortir de chez moi. Il faut donc que tu te retires seule, et dès à présent, car on est fort matinal dans cette chienne d'hôtellerie. Voyons, de Kleist, calme-toi, je te garde, et si tu peux dire un mot de bon sens, explique-nous par où tu es entrée et dans quel coin tu as laissé ton chasseur, afin que la Porporina s'en serve pour retourner chez elle.»

La peur rend si profondément égoïste, que madame de Kleist, enchantée de ne plus avoir à affronter les terreurs de la galerie, et se souciant fort peu de l'angoisse que Consuelo pourrait éprouver en faisant seule ce trajet, retrouva toute sa lucidité pour lui expliquer le chemin qu'elle avait à prendre et le signal qu'elle aurait à donner pour rejoindre son serviteur affidé à la sortie du palais, dans un endroit bien abrité et bien désert, où elle lui avait commandé d'aller l'attendre.

Munie de ces instructions, et bien certaine cette fois de ne pas s'égarer dans le palais, Consuelo prit congé de la princesse, qui ne s'amusa nullement à la reconduire le long de la galerie. La jeune fille partit donc seule, à tâtons, et gagna le redoutable escalier sans encombre. Une lanterne suspendue, qui brûlait en bas, l'aida à descendre, ce qu'elle fit sans mauvaise rencontre, et même sans frayeur. Cette fois elle s'était armée de volonté; elle sentait qu'elle remplissait un devoir envers la malheureuse Amélie, et, dans ces cas-là, elle était toujours courageuse et forte. Enfin, elle parvint à sortir du palais par la petite porte mystérieuse dont madame de Kleist lui avait remis la clef, et qui donnait sur un coin d'arrière-cour. Lorsqu'elle fut tout à fait dehors, elle longea le mur extérieur pour chercher le chasseur. Dès qu'elle eut articulé le signal convenu, une ombre, se détachant du mur, vint droit à sa rencontre, et un homme, enveloppé d'un large manteau, s'inclina devant elle, et lui présenta le bras en silence dans une attitude respectueuse.




XI.

Consuelo se souvint que madame de Kleist, pour mieux dissimuler ses fréquentes visites secrètes à la princesse Amélie, venait souvent à pied le soir au château, la tête enveloppée d'une épaisse coiffe noire, la taille d'une mante de couleur sombre, et le bras appuyé sur celui de son domestique. De cette façon, elle n'était point remarquée des gens du château, et pouvait passer pour une de ces personnes dans la détresse qui se cachent de mendier, et qui reçoivent ainsi quelques secours de la libéralité des princes. Mais malgré toutes les précautions de la confidente et de sa maîtresse, leur secret était un peu celui de la comédie; et si le roi n'en prenait pas d'ombrage, c'est qu'il est de petits scandales qu'il vaut mieux tolérer qu'ébruiter en les combattant. Il savait bien que ces deux dames s'occupaient ensemble de Trenck plus que de magie; et bien qu'il condamnât presque également ces deux sujets d'entretien, il fermait les yeux et savait gré intérieurement à sa sœur d'y porter une affectation de mystère qui mettait sa responsabilité à couvert aux yeux de certaines gens. Il voulait bien feindre d'être trompé; il ne voulait pas avoir l'air d'approuver l'amour et les folies de sa sœur. C'était donc sur le malheureux Trenck que sa sévérité s'était appesantie, et encore avait-il fallu l'accuser de crimes imaginaires pour que le public ne pressentît pas les véritables motifs de sa disgrâce.

La Porporina, pensant que le serviteur de madame de Kleist devait aider à son incognito, en lui donnant le bras de même qu'à sa maîtresse, n'hésita point à accepter ses services, et à s'appuyer sur lui pour marcher sur le pavé enduit de glace. Mais elle n'eut pas fait trois pas ainsi, que cet homme lui dit d'un ton dégagé:

«Eh bien, ma belle comtesse, dans quelle humeur avez-vous laissé votre fantasque Amélie?»

Malgré le froid et la bise, Consuelo sentit le sang lui monter aux joues. Selon toute apparence, ce valet la prenait pour sa maîtresse, et trahissait ainsi une intimité révoltante avec elle. La Porporina, saisie de dégoût, retira son bras de celui de cet homme, en lui disant sèchement:

«Vous vous trompez.

—Je n'ai pas l'habitude de me tromper, reprit l'homme au manteau avec la même aisance. Le public peut ignorer que la divine Porporina est comtesse de Rudolstadt; mais le comte de Saint-Germain est mieux instruit.

—Qui êtes-vous donc, dit Consuelo bouleversée de surprise; n'appartenez-vous pas à la maison de madame la comtesse de Kleist?

—Je n'appartiens qu'à moi-même, et ne suis serviteur que de la vérité, reprit l'inconnu. Je viens de dire mon nom; mais je vois qu'il est ignoré de madame de Rudolstadt.

—Seriez-vous donc le comte de Saint-Germain en personne?

—Et quel autre pourrait vous donner un nom que le public ignore? Tenez, madame la comtesse, voici deux fois que vous avez failli tomber en deux pas que vous avez faits sans mon aide. Daignez reprendre mon bras. Je sais fort bien le chemin de votre demeure, et je me fais un devoir et un honneur de vous y reconduire saine et sauve.

—Je vous remercie de votre bonté, monsieur le comte, répondit Consuelo, dont la curiosité était trop excitée pour refuser l'offre de cet homme intéressant et bizarre: aurez-vous celle de me dire pourquoi vous m'appelez ainsi?

—Parce que je désire obtenir votre confiance d'emblée en vous montrant que j'en suis digne. Il y a longtemps que je sais votre mariage avec Albert, et je vous ai gardé à tous deux un secret inviolable, comme je le garderai tant que ce sera votre volonté.

—Je vois que ma volonté à cet égard est fort peu respectée par M. Supperville, dit Consuelo qui se pressait d'attribuer à ce dernier les notions de M. de Saint-Germain sur sa position.

—N'accusez pas ce pauvre Supperville, reprit le comte. Il n'a rien dit, si ce n'est à la princesse Amélie, pour lui faire sa cour. Ce n'est pas de lui que je tiens le fait.

—Et de qui donc, en ce cas, Monsieur?

—Je le tiens du comte Albert de Rudolstadt lui-même. Je sais bien que vous allez me dire qu'il est mort pendant qu'on achevait la cérémonie religieuse de votre hyménée; mais je vous répondrai qu'il n'y a pas de mort, que personne, que rien ne meurt, et que l'on peut s'entretenir encore avec ce que le vulgaire appelle les trépassés, quand on connaît leur langage et les secrets de leur vie.

—Puisque vous savez tant de choses, Monsieur, vous n'ignorez peut-être pas que de semblables assertions ne me peuvent aisément convaincre, et qu'elles me font beaucoup de mal, en me présentant sans cesse l'idée d'un malheur que je sais être sans remède, en dépit des promesses menteuses de la magie.

—Vous avez raison d'être en garde contre les magiciens et les imposteurs. Je sais que Cagliostro vous a effrayée d'une apparition au moins intempestive. Il a cédé à la gloriole de vous montrer son pouvoir, sans s'inquiéter de la disposition de votre âme et de la sublimité de sa mission. Cagliostro n'est cependant pas un imposteur, tant s'en faut! Mais c'est un vaniteux, et c'est par là qu'il a mérité souvent le reproche de charlatanisme.

—Monsieur le comte, on vous fait le même reproche; et comme cependant on ajoute que vous êtes un homme supérieur, je me sens le courage de vous dire franchement les préventions qui combattent mon estime pour vous.

—C'est parler avec la noblesse qui convient à Consuelo, répondit M. de Saint-Germain avec calme, et je vous sais gré de faire cet appel à ma loyauté. J'en serai digne, et je vous parlerai sans mystère. Mais nous voici à votre porte, et le froid, ainsi que l'heure avancée, me défendent de vous retenir ici plus longtemps. Si vous voulez apprendre des choses de la dernière importance, et d'où votre avenir dépend, permettez-moi de vous entretenir en liberté.

—Si Votre Seigneurie veut venir me voir dans la journée, je l'attendrai chez moi à l'heure qu'elle m'indiquera.

—Il faut que je vous parle demain; et demain vous recevrez la visite de Frédéric, que je ne veux pas rencontrer, parce que je ne fais aucun cas de lui.

—De quel Frédéric voulez-vous parler, monsieur le comte?

—Oh! ce n'est pas de notre ami Frédéric de Trenck que nous avons réussi à tirer de ses mains. C'est de ce méchant petit roi de Prusse qui vous fait la cour. Tenez, il y aura demain grande redoute à l'Opéra: soyez-y. Quelque déguisement que vous preniez, je vous reconnaîtrai et me ferai reconnaître de vous. Dans cette cohue, nous trouverons l'isolement et la sécurité. Autrement, mes relations avec vous amasseraient de grands malheurs sur des têtes sacrées. A demain donc, madame la comtesse!»

En parlant ainsi, le comte de Saint-Germain salua profondément Consuelo et disparut, la laissant pétrifiée de surprise au seuil de sa demeure.

«Il y a décidément, dans ce royaume de la raison, une conspiration permanente contre la raison, se disait la cantatrice en s'endormant. A peine ai-je échappé à un des périls qui menacent la mienne, qu'un autre se présente. La princesse Amélie m'avait donné l'explication des dernières énigmes, et je me croyais bien tranquille; mais, au même instant, nous rencontrons, ou du moins nous entendons la balayeuse fantastique, qui se promène dans ce château du doute, dans cette forteresse de l'incrédulité, aussi tranquillement qu'elle l'eût fait il y a deux cents ans. Je me débarrasse de la frayeur que me causait Cagliostro, et voici un autre magicien qui parait encore mieux instruit de mes affaires. Que ces devins tiennent registre de tout ce qui concerne la vie des rois et des personnages puissants ou illustres, je le conçois; mais que moi, pauvre fille humble et discrète, je ne puisse dérober aucun fait de ma vie à leurs investigations, voilà qui me confond et m'inquiète malgré moi. Allons, suivons le conseil de la princesse. Comptons que l'avenir expliquera encore ce prodige, et, en attendant, abstenons-nous de juger. Ce qu'il y aurait de plus extraordinaire peut-être dans celui-ci, c'est que la visite du roi, prédite par M. de Saint-Germain, eût lieu effectivement demain. Ce sera la troisième fois seulement que le roi sera venu chez moi. Ce M. de Saint-Germain serait-il son confident? On dit qu'il faut se méfier surtout de ceux qui parlent mal du maître. Je tâcherai de ne pas l'oublier.»

Le lendemain, à une heure précise, une voiture sans livrée et sans armoiries entra dans la cour de la maison qu'habitait la cantatrice, et le roi, qui l'avait fait prévenir, deux heures auparavant, d'être seule et de l'attendre, pénétra dans ses appartements le chapeau sur l'oreille gauche, le sourire sur les lèvres, et un petit panier à la main.

«Le capitaine Kreutz vous apporte des fruits de son jardin, dit-il. Des gens malintentionnés prétendent que cela vient des jardins de Sans-Souci, et que c'était destiné au dessert du roi. Mais le roi ne pense point à nous, Dieu merci, et le petit baron vient passer une heure ou deux avec sa petite amie.»

Cet agréable début, au lieu de mettre Consuelo à son aise, la troubla étrangement. Depuis qu'elle conspirait contre sa volonté en recevant les confidences de la princesse Amélie, elle ne pouvait plus braver avec une impassible franchise le royal inquisiteur. Il eût fallu désormais le ménager, le flatter peut-être, détourner ses soupçons par d'adroites agaceries. Consuelo sentait que ce rôle ne lui convenait pas, quelle le jouerait mal, surtout s'il était vrai que Frédéric eût du goût pour elle, comme on disait à la cour, où l'on eût cru rabaisser la majesté royale en se servant du mot d'amour à propos d'une comédienne. Inquiète et troublée, Consuelo remercia gauchement le roi de l'excès de ses bontés, et tout aussitôt la physionomie du roi changea, et devint aussi morose qu'elle s'était annoncée radieuse.

«Qu'est-ce, dit-il brusquement en fronçant le sourcil. Avez-vous de l'humeur? êtes-vous malade? pourquoi m'appelez-vous sire? Ma visite vous dérange de quelque amourette?

—Non, Sire, répondit la jeune fille en reprenant la sérénité de la franchise. Je n'ai ni amourette ni amour.

—A la bonne heure! Quand cela serait, après tout, que m'importe? mais j'exigerais que vous m'en fissiez l'aveu.

—L'aveu? M. le capitaine veut dire la confidence, sans doute?

—Expliquez la distinction.

—Monsieur le capitaine la comprend de reste.

—Comme vous voudrez; mais distinguer n'est pas répondre. Si vous étiez amoureuse, je voudrais le savoir.

—Je ne comprends pas pourquoi.

—Vous ne le comprenez pas du tout? regardez-moi donc en face. Vous avez le regard bien vague aujourd'hui!

—Monsieur le capitaine, il me semble que vous voulez singer le roi. On dit, que quand il interroge un accusé, il lui lit dans le blanc des yeux. Croyez-moi, ces façons-là ne vont qu'à lui; et encore, s'il venait chez moi pour me les faire subir, je le prierais de retourner à ses affaires.

—C'est cela; vous lui diriez: «Va te promener, Sire.»

—Pourquoi non? La place du roi est sur son cheval ou sur son trône, et s'il avait le caprice de venir chez moi, je serais en droit de ne pas le souffrir maussade.

—Vous auriez raison; mais dans tout cela vous ne me répondez pas. Vous ne voulez pas me prendre pour le confident de vos prochaines amours?

—Il n'y a point de prochaines amours pour moi, je vous l'ai dit souvent, baron.

—Oui, en riant, parce que je vous interrogeais de même; mais si je parle sérieusement à cette heure?

—Je réponds de même.

—Savez-vous que vous êtes une singulière personne?

—Pourquoi cela?

—Parce que vous êtes la seule femme de théâtre qui ne soit pas occupée de belles passions ou de galanterie.

—Vous avez une mauvaise idée des femmes de théâtre, monsieur le capitaine!

—Non! j'en ai connu de sages; mais elles visaient à de riches mariages, et vous, on ne sait à quoi vous songez.

—Je songe à chanter ce soir.

—Ainsi vous vivez au jour le jour?

—Désormais, je ne vis pas autrement.

—Il n'en a donc pas été toujours ainsi?

—Non, Monsieur.

—Vous avez aimé?

—Oui, Monsieur.

—Sérieusement.

—Oui, Monsieur.

—Et longtemps?

—Oui, Monsieur.

—Et qu'est devenu votre amant?

—Mort!

—Mais vous en êtes consolée?

—Non.

—Oh! vous vous en consolerez bien?

—Je crains que non.

—Cela est étrange. Ainsi, vous ne voulez pas vous marier.

—Jamais.

—Et vous n'aurez pas d'amour?

—Jamais.

—Pas même un ami?

—Pas même un ami comme l'entendent les belles dames.

—Bast, si vous alliez à Paris, et que le roi Louis XV, ce galant chevalier...

—Je n'aime pas les rois, monsieur le capitaine, et je déteste les rois galants.

—Ah! je comprends; vous aimez mieux les pages. Un joli cavalier, comme Trenck, par exemple!

—Je n'ai jamais songé à sa figure.

—Et cependant vous avez conservé des relations avec lui!

—Si cela était, elles seraient de pure et honnête amitié.

—Vous convenez donc que ces relations subsistent?

—Je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo, qui craignit de compromettre la princesse par ce seul indice.

—Alors vous le niez.

—Je n'aurais pas de raisons pour le nier, si cela était; mais d'où vient que le capitaine Kreutz m'interroge de la sorte? Quel intérêt peut-il prendre à tout cela?

—Le roi en prend apparemment, repartit Frédéric en ôtant son chapeau et en le posant brutalement sur la tête d'une Polymnie en marbre blanc dont le buste antique ornait la console.

—Si le roi me faisait l'honneur de venir chez moi, dit Consuelo en surmontant la terreur qui s'emparait d'elle, je penserais qu'il désire entendre de la musique, et je me mettrais à mon clavecin pour lui chanter l'air d'Ariane abandonnée...

—Le roi n'aime pas les prévenances. Quand il interroge, il veut qu'on lui réponde clair et net. Qu'est-ce que vous avez été faire cette nuit dans le palais du roi? Vous voyez bien que le roi a le droit de venir faire le maître chez vous, puisque vous allez chez lui à des heures indues sans sa permission?»

Consuelo trembla de la tête aux pieds; mais elle avait heureusement dans toutes sortes de dangers une présence d'esprit qui l'avait toujours sauvée comme par miracle. Elle se rappela que Frédéric plaidait souvent le faux pour savoir le vrai, et qu'il passait pour arracher les aveux par la surprise plus que par tout autre moyen. Elle se tint sur ses gardes, et, souriant à travers sa pâleur, elle répondit:

«Voilà une singulière accusation, et je ne sais ce qu'on peut répondre à des demandes fantastiques.

—Vous n'êtes plus laconique comme tout à l'heure, reprit le roi; comme on voit bien que vous mentez! Vous n'avez pas été cette nuit au palais? répondez oui ou non?

—Eh bien, non! dit Consuelo avec courage, préférant la honte d'être convaincue de mensonge, à la lâcheté de livrer le secret d'autrui pour se disculper.

—Vous n'en êtes pas sortie à trois heures du matin, toute seule?

—Non, répondit Consuelo, qui retrouvait ses forces en voyant une imperceptible irrésolution dans la physionomie du roi, et qui jouait déjà la surprise avec supériorité.

—Vous avez osé dire trois fois non! s'écria le roi d'un air courroucé et avec des regards foudroyants.

—J'oserai le dire une quatrième fois, si Votre Majesté l'exige, répondit Consuelo, résolue de faire face à l'orage jusqu'au bout.

—Oh! je sais bien qu'une femme soutiendrait le mensonge dans les tortures, comme les premiers chrétiens y soutenaient ce qu'ils croyaient être la vérité. Qui pourra se flatter d'arracher une réponse sincère à un être féminin? Écoutez, Mademoiselle, j'ai eu jusqu'ici de l'estime pour vous, parce que je pensais que vous faisiez seule exception aux vices de votre sexe. Je ne vous croyais ni intrigante, ni perfide, ni effrontée. J'avais dans votre caractère une confiance qui allait jusqu'à l'amitié...

—Et maintenant, Sire...

—Ne m'interrompez pas. Maintenant, j'ai mon opinion, et vous en sentirez les effets. Mais écoutez-moi bien. Si vous aviez le malheur de vous immiscer dans de petites intrigues de palais, d'accepter certaines confidences déplacées, de rendre certains services dangereux, vous vous flatteriez vainement de me tromper longtemps, et je vous chasserais d'ici aussi honteusement que je vous y ai reçue avec distinction et bonté.

—Sire, répondit Consuelo avec audace, comme le plus cher et le plus constant de mes vœux est de quitter la Prusse, quels que soient le prétexte de mon renvoi et la dureté de votre langage, je reçois avec reconnaissance l'ordre de mon départ.

—Ah! vous le prenez ainsi, s'écria Frédéric transporté de colère, et vous osez me parler de la sorte!»

En même temps il leva sa canne comme s'il eût voulu frapper Consuelo; mais l'air de mépris tranquille avec lequel elle attendit cet outrage le fit rentrer en lui-même, et il jeta sa canne loin de lui, en disant d'une voix émue:

«Tenez, oubliez les droits que vous avez à la reconnaissance du capitaine Kreutz, et parlez au roi avec le respect convenable; car si vous me poussez à bout, je suis capable de vous corriger comme un enfant mutin.

—Sire, je sais qu'on bat les enfants dans votre auguste famille, et j'ai ouï dire que Votre Majesté, pour se soustraire à de tels traitements, avait autrefois essayé de prendre la fuite. Ce moyen sera plus facile à une zingara comme moi qu'il ne l'a été au prince royal Frédéric. Si Votre Majesté ne me fait pas sortir de ses États dans les vingt-quatre heures, j'aviserai moi-même à la rassurer sur mes intrigues, en quittant la Prusse sans passe-port, fallût-il fuir à pied et en sautant les fossés, comme font les déserteurs et les contrebandiers.

—Vous êtes une folle! dit le roi en haussant les épaules et en marchant à travers la chambre pour cacher son dépit et son repentir. Vous partirez, je ne demande pas mieux, mais sans scandale et sans précipitation. Je ne veux pas que vous me quittiez ainsi, mécontente de moi et de vous-même. Où diable avez-vous pris l'insolence dont vous êtes douée? et quel diable me pousse à la débonnaireté dont j'use avec vous?

—Vous la prenez sans doute dans un scrupule de générosité dont Votre Majesté peut se dispenser. Elle croit m'être redevable d'un service que j'aurais rendu au dernier de ses sujets avec le même zèle. Qu'elle se regarde donc comme quitte envers moi, mille fois, et qu'elle me laisse partir au plus vite: ma liberté sera une récompense suffisante, et je n'en demande pas d'autre.

—Encore? dit le roi confondu de l'obstination hardie de cette jeune fille. Toujours le même langage? Vous n'en changerez pas avec moi? Ah! ce n'est pas du courage, cela! c'est de la haine!

—Et si cela était, reprit Consuelo, est-ce que Votre Majesté s'en soucierait le moins du monde?

—Juste ciel! que dites-vous là, pauvre petite fille! dit le roi avec un accent de douleur naïve. Vous ne comprenez pas ce que vous dites, malheureuse enfant! il n'y a qu'une âme perverse qui puisse être insensible à la haine de son semblable.

—Frédéric le Grand regarde-t-il la Porporina comme un être de la même nature que lui?

—Il n'y a que l'intelligence et la vertu qui élèvent certains hommes au-dessus des autres. Vous avez du génie dans votre art. Votre conscience doit vous dire si vous avez de la loyauté... Mais elle vous dit le contraire dans ce moment-ci, car vous avez l'âme remplie de fiel et de ressentiment.

—Et si cela était, la conscience du grand Frédéric n'aurait-elle rien à se reprocher pour avoir allumé ces mauvaises passions dans une âme habituellement paisible et généreuse?

—Allons! vous êtes en colère?» dit Frédéric en faisant un mouvement pour prendre la main de la jeune fille; mais il s'arrêta, retenu par cette gaucherie qu'un fond de mépris et d'aversion pour les femmes lui avait fait contracter.

Consuelo, qui avait exagéré son dépit pour refouler dans le cœur du roi un sentiment de tendresse prêt à faire explosion au milieu de la colère, remarqua combien il était timide, et perdit toutes ses craintes en voyant qu'il attendait ses avances. C'était une singulière destinée, que la seule femme capable d'exercer sur Frédéric une sorte de prestige ressemblant à l'amour, fût peut-être la seule dans tout son royaume qui n'eût voulu à aucun prix encourager cette disposition. Il est vrai que la répugnance et la fierté de Consuelo étaient peut-être son principal attrait aux yeux du roi. Cette âme rebelle tentait le despote comme la conquête d'une province; et sans qu'il s'en rendit compte, sans qu'il voulût mettre sa gloire à ce genre d'exploits frivoles, il sentait une admiration et une sympathie d'instinct pour un caractère fortement trempé qui lui semblait avoir, à quelque égard, une sorte de parenté avec le sien.

«Voyons, dit-il en fourrant brusquement dans la poche de son gilet la main qu'il avait avancée vers Consuelo, ne me dites plus que je ne me soucie pas d'être haï; car vous me feriez croire que je le suis et cette pensée me serait odieuse!

—Et cependant vous voulez qu'on vous craigne.

—Non, je veux qu'on me respecte.

—Et c'est à coups de canne que vos caporaux inspirent à vos soldats le respect de votre nom.

—Qu'en savez-vous? De quoi parlez-vous là? De quoi vous mêlez-vous?

—Je réponds clair et net à l'interrogatoire de Votre Majesté.

—Vous voulez que je vous demande pardon d'un moment d'emportement provoqué par votre folie?

—Au contraire; si vous pouviez briser sur ma tête la canne-sceptre qui gouverne la Prusse, je prierais Votre Majesté de ramasser ce jonc.

—Bah! quand je vous aurais un peu caressé les épaules avec, comme c'est une canne que Voltaire m'a donnée, vous n'en auriez peut-être que plus d'esprit et de malice. Tenez, j'y tiens beaucoup, à cette canne-là; mais il vous faut une réparation, je le vois bien.»

En parlant ainsi, le roi ramassa sa canne, et se mit en devoir de la briser. Mais il eut beau s'aider du genou, le jonc plia et ne voulut point rompre.

«Voyez, dit le roi en la jetant dans le feu, ma canne n'est pas, comme vous le prétendez, l'image de mon sceptre. C'est celle de la Prusse fidèle, qui plie sous ma volonté, et qui ne sera point brisée par elle. Faites de même, Porporina, et vous vous en trouverez bien.

—Et quelle est donc la volonté de Votre Majesté à mon égard? Voilà un beau sujet pour exercer l'autorité et pour troubler la sérénité d'un grand caractère!

—Ma volonté est que vous renonciez à quitter Berlin, la trouvez-vous offensante?»

Le regard vif et presque passionné de Frédéric expliquait assez cette espèce de réparation. Consuelo sentit renaître ses terreurs, et, feignant de ne pas comprendre:

«Pour cela, répondit-elle, je ne m'y résignerai jamais. Je vois trop qu'il faudrait payer cher l'honneur d'amuser quelquefois Votre Majesté par mes roulades. Le soupçon pèse ici sur tout le monde. Les êtres les plus intimes et les plus obscurs ne sont point à l'abri d'une accusation, et je ne saurais vivre ainsi.

—Vous êtes mécontente de votre traitement, reprit le roi. Allons! il sera augmenté.

—Non, Sire. Je suis satisfaite de mon traitement, je ne suis pas cupide. Votre Majesté le sait.

—C'est vrai. Vous n'aimez pas l'argent, c'est une justice à vous rendre. On ne sait ce que vous aimez, d'ailleurs!

—La liberté, Sire.

—Et qui gêne votre liberté? Vous me cherchez querelle, et vous n'avez aucun motif à faire valoir. Vous voulez partir, voilà ce qu'il y a de clair.

—Oui, Sire.

—Oui? c'est bien décidé?

—Oui, Sire.

—En ce cas, allez au diable!»

Le roi prit son chapeau, sa canne qui, en roulant sur les chenets, n'avait pas brûlé, et, tournant le dos, s'avança vers la porte. Mais, au moment de l'ouvrir, il se retourna vers Consuelo, et lui montra un visage si ingénument triste, si paternellement affligé, si différent, en un mot, de son terrible front royal, ou de son amer sourire de philosophe sceptique, que la pauvre enfant se sentit émue et repentante. L'habitude qu'elle avait prise avec le Porpora de ces orages domestiques, lui fit oublier qu'il y avait pour elle dans le cœur de Frédéric quelque chose de personnel et de farouche, qui n'était jamais entré dans l'âme chastement et généreusement ardente de son père adoptif. Elle se détourna pour cacher une larme furtive, qui s'échappait de sa paupière; mais le regard du lynx n'est pas plus rapide que ne le fut celui du roi. Il revint sur ses pas, et, levant de nouveau sa canne sur Consuelo, mais cette fois avec l'air de tendresse dont il eût joué avec l'enfant de ses entrailles:

«Détestable créature! lui dit-il, d'une voix émue et caressante, vous n'avez pas la moindre amitié pour moi!

—Vous vous trompez beaucoup, monsieur le baron, répondit la bonne Consuelo, fascinée par cette demi-comédie, qui réparait si adroitement le véritable accès de colère brutale de Frédéric. J'ai autant d'amitié pour le capitaine Kreutz que j'ai d'éloignement pour le roi de Prusse.

—C'est que vous ne comprenez pas, c'est que vous ne pouvez pas comprendre le roi de Prusse, reprit Frédéric. Ne parlons donc pas de lui. Un jour viendra, quand vous aurez habité ce pays assez longtemps pour en connaître l'esprit et les besoins, où vous rendrez plus de justice à l'homme qui s'efforce de le gouverner comme il convient. En attendant, soyez un peu plus aimable avec ce pauvre baron, qui s'ennuie si profondément de la cour et des courtisans, et qui venait chercher ici un peu de calme et de bonheur, auprès d'une âme pure et d'un esprit candide. Je n'avais qu'une heure pour en profiter, et vous n'avez fait que me quereller. Je reviendrai une autre fois, à condition que vous me recevrez un peu mieux. J'amènerai Mopsule pour vous divertir, et, si vous êtes bien sage, je vous ferai cadeau d'un beau petit lévrier blanc qu'elle nourrit dans ce moment. Il faudra en avoir grand soin! Ah! j'oubliais! Je vous ai apporté des vers de ma façon, des strophes sur la musique; vous pourrez y adapter un air, et ma sœur Amélie s'amusera à le chanter.»

Le roi s'en alla tout doucement, après être revenu plusieurs fois sur ses pas en causant avec une familiarité gracieuse, et en prodiguant à l'objet de sa bienveillance de frivoles cajoleries. Il savait dire des riens quand il le voulait, quoique en général sa parole fût concise, énergique et pleine de sens. Nul homme n'avait plus de ce qu'on appelait du fond dans la conversation, et rien n'était plus rare à cette époque que ce ton sérieux et ferme dans les entretiens familiers. Mais avec Consuelo, il eût voulu être bon enfant, et il réussissait assez à s'en donner l'air, pour qu'elle en fut parfois naïvement émerveillée. Quand il fut parti, elle se repentit, comme à l'ordinaire, de ne pas avoir réussi à le dégoûter d'elle et de la fantaisie de ces dangereuses visites. De son côté, le roi s'en alla à demi mécontent de lui-même. Il aimait Consuelo à sa manière, et il eût voulu lui inspirer en réalité l'attachement et l'admiration que ses faux amis les beaux esprits jouaient auprès de lui. Il eût donné peut-être beaucoup, lui qui n'aimait guère à donner, pour connaître une fois dans sa vie le plaisir d'être aimé de bonne foi et sans arrière-pensée. Mais il sentait bien que cela n'était pas facile à concilier avec l'autorité dont il ne voulait pas se départir; et, comme un chat rassasié qui joue avec la souris prête à fuir, il ne savait trop s'il voulait l'apprivoiser ou l'étrangler. «Elle va trop loin, et cela finira mal, se disait-il en remontant dans sa voiture; si elle continue à faire la mauvaise tête, je serai forcé de lui faire commettre quelque faute, et de l'envoyer dans une forteresse pendant quelque temps, afin que le régime émousse ce fier courage. Pourtant j'aimerais mieux l'éblouir et la gouverner par le prestige que j'exerce sur tant d'autres. Il est impossible que je n'en vienne pas à bout avec un peu de patience. C'est un petit travail qui m'irrite et qui m'amuse en même temps. Nous verrons bien! Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne faut pas qu'elle parte maintenant, pour aller se vanter de m'avoir dit mes vérités impunément. Non, non! elle ne me quittera que soumise ou brisée...» Et puis le roi qui avait bien d'autres choses dans l'esprit, comme on peut croire, ouvrit un livre pour ne pas perdre cinq minutes à d'inutiles rêveries, et descendit de sa voiture sans trop se rappeler dans quelles idées il y était monté.

La Porporina, inquiète et tremblante, se préoccupa un peu plus longtemps des dangers de sa situation. Elle se reprocha beaucoup de n'avoir pas insisté jusqu'au bout sur son départ, et de s'être laissé engager tacitement à y renoncer. Mais elle fut tirée de ses méditations par un envoi d'argent et de lettres que madame de Kleist lui faisait passer pour M. de Saint-Germain. Tout cela était destiné à Trenck, et Consuelo devait en accepter la responsabilité; elle devait au besoin accepter aussi le rôle d'amante du fugitif, pour couvrir le secret de la princesse Amélie. Elle se voyait donc embarquée dans une situation désagréable et dangereuse, d'autant plus qu'elle ne se sentait pas très-rassurée sur la loyauté de ces agents mystérieux avec lesquels on la mettait en relation, et qui semblaient vouloir s'immiscer par contre-coup dans ses propres secrets. Elle s'occupa de son déguisement pour le bal de l'Opéra, où elle avait accepté le rendez-vous avec Saint-Germain, tout en se disant avec une terreur résignée qu'elle était sur le bord d'un abîme.

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