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La comtesse de Rudolstadt

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XXII.

Le temps s'obscurcissait de plus en plus; le vent s'élevait toujours, et nos deux fugitifs marchaient péniblement depuis une demi-heure, tantôt sur des sentiers pierreux, tantôt dans les ronces et les longues herbes, lorsque la pluie se déclara soudainement avec une violence extraordinaire. Consuelo n'avait pas encore dit un mot à son compagnon; mais le voyant s'inquiéter pour elle et chercher un abri, elle lui dit enfin:

«Ne craignez rien pour moi, Monsieur; je suis forte, et n'ai de chagrin que celui de vous voir exposé à tant de fatigues et de soucis pour une personne qui ne vous est rien et qui ne sait comment vous remercier.»

L'inconnu fit un mouvement de joie en apercevant une masure abandonnée, dans un coin de laquelle il réussit à mettre sa compagne à couvert des torrents de pluie. La toiture de cette ruine avait été enlevée, et l'espace abrité par un retour de la maçonnerie était si exigu, qu'à moins de se placer tout près de Consuelo, l'inconnu était forcé de recevoir la pluie. Il respecta pourtant sa situation, au point de s'éloigner d'elle pour lui ôter toute crainte. Mais Consuelo ne put souffrir longtemps d'accepter tant d'abnégation. Elle le rappela; et, voyant qu'il persistait, elle quitta son abri, en lui disant d'un ton qu'elle s'efforça de rendre enjoué:

«Chacun son tour, Monsieur le chevalier; je puis bien me mouiller un peu. Vous allez prendre ma place, puisque vous refusez d'en prendre votre part.»

Le chevalier voulut reconduire Consuelo à cette place qui faisait l'objet d'un combat de générosité; mais elle lui résista:

«Non, dit-elle, je ne vous céderai pas. Je vois bien que je vous ai offensé aujourd'hui en exprimant le désir de vous quitter à la frontière. Je dois expier mes torts. Je voudrais qu'il m'en coûtât un bon rhume!»

Le chevalier céda, et se mit à l'abri. Consuelo, sentant bien qu'elle lui devait une grande réparation, vint s'y placer à ses côtés, quoiqu'elle fût humiliée d'avoir peut-être l'air de lui faire des avances; mais elle aimait mieux lui paraître légère qu'ingrate, et elle voulut s'y résigner, en expiation de son tort. L'inconnu la comprit si bien, qu'il resta aussi éloigné d'elle que pouvait le permettre un espace de deux ou trois pieds carrés. Appuyé sur les gravois, il affectait même de détourner la tête, pour ne pas l'embarrasser et ne pas se montrer enhardi par sa sollicitude. Consuelo admirait qu'un homme condamné au mutisme, et qui l'y condamnait elle-même jusqu'à un certain point, la devinât si bien, et se fit si bien comprendre. Chaque instant augmentait son estime pour lui; et cette estime singulière lui causait de si forts battements de cœur, qu'elle pouvait à peine respirer dans l'atmosphère embrasée par la respiration de cet homme incompréhensiblement sympathique.

Au bout d'un quart d'heure, l'averse s'apaisa au point de permettre aux deux voyageurs de se remettre en route; mais les sentiers détrempés étaient devenus presque impraticables pour une femme. Le chevalier souffrit quelques instants, avec sa contenance impassible, que Consuelo glissât et se retint à lui pour ne pas tomber à chaque pas. Mais, tout à coup, las de la voir se fatiguer, il la prit dans ses bras, et l'emporta comme un enfant, quoiqu'elle lui en fit des reproches; mais ces reproches n'allaient pas jusqu'à la résistance. Consuelo se sentait fascinée et dominée. Elle traversait le vent et l'orage emportée par ce sombre cavalier, qui ressemblait à l'esprit de la nuit, et qui franchissait ravins et fondrières, avec son fardeau, d'un pas aussi rapide et aussi assuré que s'il eût été d'une nature immatérielle. Ils arrivèrent ainsi au gué d'une petite rivière. L'inconnu s'élança dans l'eau en élevant Consuelo dans ses bras, à mesure que le gué devenait plus profond.

Malheureusement, cette trombe de pluie si épaisse et si soudaine avait enflé le cours du ruisseau, qui était devenu un torrent, et qui courait, trouble et couvert d'écume, avec un murmure sourd et sinistre. Le chevalier en avait déjà jusqu'à la ceinture; et dans l'effort qu'il faisait pour soutenir Consuelo au-dessus de la surface, il était à craindre que ses pieds engagés dans la vase ne vinssent à fléchir. Consuelo eut peur pour lui:

«Lâchez-moi, dit-elle, je sais nager. Au nom du ciel, lâchez-moi! L'eau augmente toujours, vous allez vous noyer!»

En ce moment, un coup de vent furieux abattit un des arbres du rivage vers lequel nos voyageurs se dirigeaient, ce qui entraîna l'éboulement d'énormes masses de terre et de pierres qui semblèrent, pour un instant, opposer une digue naturelle à la violence du courant. L'arbre était heureusement tombé en sens inverse de la rivière, et l'inconnu commençait à respirer, lorsque l'eau, se frayant un passage entre les obstacles qui l'encombraient, se resserra en un courant d'une telle force qu'il lui devint à peu près impossible de lutter davantage. Il s'arrêta, et Consuelo essaya de se dégager de ses bras.

«Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas être cause de votre perte. J'ai de la force et du courage, moi aussi! laissez-moi lutter avec vous.»

Mais le chevalier la serra contre son cœur avec une nouvelle énergie. On eût dit qu'il avait dessein de périr là avec elle. Elle eut peur de ce masque noir, de cet homme silencieux qui, comme les ondins des antiques ballades allemandes, semblait vouloir l'entraîner dans le gouffre. Elle n'osa plus résister. Pendant plus d'un quart d'heure, l'inconnu combattit contre la fureur du flot et du vent, avec une froideur et une obstination vraiment effrayantes, soutenant toujours Consuelo au-dessus de l'eau, et gagnant un pied de terrain en quatre ou cinq minutes. Il jugeait sa situation avec calme. Il lui était aussi difficile de reculer que d'avancer; il avait passé l'endroit le plus profond, et il sentait que, dans le mouvement qu'il serait forcé de faire pour se retourner, l'eau pourrait le soulever et lui faire perdre pied. Il atteignit enfin la rive, et continua sa marche sans permettre à Consuelo de marcher elle-même, et sans reprendre haleine, jusqu'à ce qu'il eut entendu le sifflet de Karl qui l'attendait avec anxiété. Alors il déposa son précieux fardeau dans les bras du déserteur, et tomba anéanti sur le sable. Sa respiration ne s'exhalait plus qu'en sourds gémissements; on eût dit que sa poitrine allait se briser.

«O mon Dieu, Karl, il va mourir! dit Consuelo en se jetant sur le chevalier. Vois! c'est le râle de la mort. Otons-lui ce masque qui l'étouffe...»

Karl allait obéir; mais l'inconnu, soulevant avec effort sa main glacée, arrêta celle du déserteur.

«C'est juste! dit Karl; mon serment, Signora. Je lui ai juré que quand même il mourrait sous vos yeux, je ne toucherais pas à son masque. Courez à la voiture, Signora, apportez-moi ma gourde d'eau-de-vie, qui est sur le siège; quelques gouttes le ranimeront.»

Consuelo voulut se lever, mais le chevalier la retint. S'il devait mourir, il voulait expirer à ses pieds.

«C'est encore juste, dit Karl, qui, malgré sa rude enveloppe, comprenait les mystères de l'amour (il avait aimé)! Vous le soignerez mieux que moi. Je vais chercher la gourde. Tenez, Signora, ajouta-t-il à voix basse, je crois bien que si vous l'aimiez un peu, et que si vous aviez la charité de lui dire, il ne se laisserait pas mourir. Sans cela, je ne réponds de rien.»

Karl s'en alla en souriant. Il ne partageait pas tout à fait l'effroi de Consuelo; il voyait bien que déjà la suffocation du chevalier commençait à s'alléger. Mais Consuelo épouvantée, et croyant assister aux derniers moments de cet homme généreux, l'entoura de ses bras et couvrit de baisers le haut de son large front, seule partie de son visage que le masque laissât à découvert.

«Ô mon Dieu, dit-elle; ôtez cela; je ne vous regarderai pas, je m'éloignerai; au moins vous pourrez respirer.»

L'inconnu prit les deux mains de Consuelo, et les posa sur sa poitrine haletante, autant pour en sentir la douce chaleur que pour lui ôter l'envie de le soulager en découvrant son visage. En ce moment, toute l'âme de la jeune fille était dans cette chaste étreinte. Elle se rappela ce que Karl lui avait dit d'un air moitié goguenard, moitié attendri.

«Ne mourez pas, dit-elle à l'inconnu; oh! ne vous laissez pas mourir; ne sentez-vous donc pas bien que je vous aime?»

Elle n'eut pas plus tôt dit ces paroles, qu'elle crut les avoir dites dans un rêve. Mais elles s'étaient échappées de ses lèvres, comme malgré elle. Le chevalier les avait entendues. Il fit un effort pour se soulever, se mit sur ses genoux, et embrassa ceux de Consuelo qui fondit en larmes sans savoir pourquoi.

Karl revint avec sa gourde. Le chevalier repoussa ce spécifique favori du déserteur, et s'appuyant sur lui, gagna la voiture, où Consuelo s'assit à ses côtés. Elle s'inquiétait beaucoup du froid que devaient lui causer ses vêtements mouillés.

«Ne craignez rien, Signora, dit Karl, M. le chevalier n'a pas eu le temps de se refroidir. Je vais lui mettre sur le corps mon manteau, que j'ai eu soin de serrer dans la voiture quand j'ai vu venir la pluie; car je me suis bien douté que l'un de vous se mouillerait. Quand on s'enveloppe de vêtements bien secs et bien épais sur des habits mouillés, on peut conserver assez longtemps la chaleur. On est comme dans un bain tiède, et ce n'est pas malsain.

—Mais toi, Karl, fais de même, dis Consuelo; prends mon mantelet, car tu t'es mouillé pour nous préserver.

—Oh! moi, dit Karl, j'ai la peau plus épaisse que vous autres. Mettez encore le mantelet sur le chevalier. Empaquetez-le bien; et moi, dussé-je crever ce pauvre cheval, je vous conduirai jusqu'au relais sans m'engourdir en chemin.»

Pendant une heure Consuelo tint ses bras enlacés autour de l'inconnu; et sa tête, qu'il avait attirée sur son sein, y ramena la chaleur de la vie mieux que toutes les recettes et les prescriptions de Karl. Elle interrogeait quelquefois son front, et le réchauffait de son haleine, pour que la sueur dont il était baigné ne s'y refroidit pas. Lorsque la voiture s'arrêta, il la pressa contre son cœur avec une force qui lui prouva bien qu'il était dans toute la plénitude de la vie et du bonheur. Puis il descendit précipitamment le marchepied, et disparut.

Consuelo se trouva sous une espèce de hangar, face à face avec un vieux serviteur, à demi paysan qui portait une lanterne sourde, et qui la conduisit, par un sentier bordé de haies, le long d'une maison de médiocre apparence, jusqu'à un pavillon, dont il referma la porte derrière elle, après l'y avoir fait entrer sans lui. Voyant une seconde porte ouverte, elle pénétra dans un petit appartement fort propre et fort simple, composé de deux pièces: une chambre à coucher bien chauffée, avec un bon lit tout préparé, et une autre pièce éclairée à la bougie et munie d'un souper confortable. Elle remarqua avec chagrin qu'il n'y avait qu'un couvert; et lorsque Karl vint lui apporter ses paquets et lui offrir ses services pour la table, elle n'osa pas lui dire que tout ce qu'elle souhaitait, c'eût été la compagnie de son protecteur pour souper.

«Va manger et dormir toi-même, mon bon Karl, dit-elle, je n'ai besoin de rien. Tu dois être plus fatigué que moi.

—Je ne suis pas plus fatigué que si je venais de dire mes prières au coin du feu avec ma pauvre femme, à qui Dieu fasse paix! Oh! c'est pour le coup que j'ai baisé la terre quand je me suis vu encore une fois hors de Prusse, quoiqu'en vérité je ne sache pas si nous sommes en Saxe, en Bohême, en Pologne, ou en Chine, comme on disait chez M. le comte Hoditz à Roswald.

—Et comment est-il possible, Karl, que, voyageant sur le siège de la voiture, tu n'aies pas reconnu dans la journée un seul des endroits où nous avons passé?

—C'est qu'apparemment je n'ai jamais fait cette route-là, Signora; et puis, c'est que je ne sais pas lire ce qui est écrit sur les murs et sur les poteaux, et enfin que nous ne nous sommes arrêtés dans aucune ville ni village, et que nous avons toujours pris nos relais dans quelque bois ou dans la cour de quelque maison particulière. Enfin il y a une quatrième raison, c'est que j'ai donné ma parole d'honneur à M. le chevalier de ne pas vous le dire, Signora.

—C'est par cette raison-là que tu aurais dû commencer, Karl; je ne t'aurais pas fait d'objections. Mais, dis-moi, le chevalier te paraît-il malade?

—Nullement, Signora, il va et vient dans la maison, où véritablement il ne me semble pas avoir de grandes affaires, car je n'y aperçois d'autre figure que celle d'un vieux jardinier peu causeur.

—Va donc lui offrir tes services, Karl. Cours, laisse-moi.

—Comment donc faire? il les a refusés, en me commandant de ne m'occuper que de vous.

—Hé bien, occupe-toi de toi-même, mon ami, et fais de bons rêves sur ta liberté.»

Consuelo se coucha aux premières lueurs du matin; et lorsqu'elle fut relevée et habillée, sa montre marqua deux heures. La journée paraissait claire et brillante. Elle essaya d'ouvrir les persiennes; mais dans l'une et l'autre pièce elle les trouva fermées par un secret, comme celles de la chaise de poste où elle avait voyagé. Elle essaya de sortir; les portes étaient verrouillées en dehors. Elle revint à la fenêtre, et distingua les premiers plans d'un verger modeste. Rien n'annonçait le voisinage d'une ville ou d'une route fréquentée. Le silence était complet dans la maison; au dehors il n'était troublé que par le bourdonnement des insectes, le roucoulement des pigeons sur le toit, et de temps en temps par le cri plaintif d'une roue de brouette dans les allées où son regard ne pouvait plonger. Elle écouta machinalement ces bruits agréables à son oreille, si longtemps privée des échos de la vie rustique. Consuelo était encore prisonnière, et tous les soins qu'on prenait pour lui cacher sa situation lui donnaient bien quelque inquiétude. Mais elle se fût résignée pour quelque temps à une captivité dont l'aspect était si peu farouche, et l'amour du chevalier ne lui causait pas la même horreur que celui de Mayer.

Quoique le fidèle Karl lui eût recommandé de sonner aussitôt qu'elle serait levée, elle ne voulut pas le déranger jugeant qu'il avait besoin d'un plus long repos qu'elle. Elle craignait surtout de réveiller son autre compagnon de voyage, dont la fatigue devait être excessive. Elle passa dans la pièce attenante à sa chambre, et à la place du repas de la veille, qui avait été enlevé sans qu'elle s'en aperçût, elle trouva la table chargée de livres et des objets nécessaires pour écrire.

Les livres la tentèrent peu; elle était trop agitée pour en faire usage, et comme au milieu de ses perplexités elle trouvait un irrésistible plaisir à se retracer les événements de la nuit précédente, elle ne fit aucun effort pour s'en distraire. Peu à peu l'idée lui vint, puisqu'elle était toujours tenue au secret, de continuer son journal, et elle écrivit pour préambule cette page sur une feuille volante.

«Cher Beppo, c'est pour toi seul que je reprendrai le récit de mes bizares aventures. Habituée à te parler avec l'expansion qu'inspire la conformité des âges et le rapport des idées, je pourrai te confier des émotions que mes autres amis ne comprendraient pas, et qu'ils jugeraient sans doute plus sévèrement que toi. Ce début te fera deviner que je ne me sens pas exempte de torts; j'en ai à mes propres yeux, bien que j'en ignore jusqu'à présent la portée et les conséquences.

«Joseph, avant de te raconter comment je me suis enfuie de Spandaw (ce qui, en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m'occupe maintenant), il faut que je te dise... comment te le dirais-je?... je ne le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j'ai fait? Je sens pourtant que ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s'il voulait s'élancer hors de moi et se perdre dans une autre âme... Tiens, je te le dirai tout simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade, j'aime!

«J'aime un inconnu, un homme dont je n'ai pas vu la figure et dont je n'ai pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison: l'amour n'est-il pas une folie sérieuse? Écoute, Joseph, et ne doute pas de mon bonheur qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de Venise, un bonheur si enivrant qu'il m'empêche de sentir la honte de l'avoir si vite et si follement accepté, la crainte d'avoir mal placé mon affection, celle même de ne pas être payée de retour... Oh! c'est que je suis aimée, je le sens si bien!... Sois certain que je ne me trompe pas, et que j'aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument? Pourquoi non? l'amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de rallumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l'autel. Tous mes efforts pour aimer Albert (celui dont je ne trace plus le nom qu'en tremblant!) n'avaient pas réussi à faire éclore cette flamme ardente et sacrée; depuis que je l'ai perdu, j'ai aimé son souvenir plus que je n'avais aimé sa personne. Qui sait de quelle manière je pourrais l'aimer, s'il m'était rendu?...»

A peine Consuelo eut-elle tracé ces derniers mots, qu'elle les effaça, pas assez peut-être pour qu'on ne put les lire encore, mais assez pour se soustraire à l'effroi de les avoir eus dans la pensée. Elle était vivement excitée; et la vérité de son inspiration amoureuse se trahissait, malgré elle, dans ce qu'elle avait de plus intime. Elle voulut en vain continuer d'écrire, afin de mieux s'expliquer à elle-même le mystère de son propre cœur. Elle ne trouvait rien à dire pour en rendre la nuance délicate que ces terribles mots: «Qui sait comment je pourrais aimer Albert, s'il m'était rendu?»

Consuelo ne savait pas mentir; elle avait cru aimer d'amour le souvenir d'un mort; mais elle sentait la vie déborder de son sein, et une passion réelle anéantir une passion imaginaire.

Elle essaya de relire tout ce qu'elle venait d'écrire, pour sortir de ce désordre d'esprit. En le relisant, elle n'y trouva précisément que désordre, et, désespérant de pouvoir goûter assez de calme pour se résumer, sentant que cet effort lui donnait la fièvre, elle froissa dans ses mains la feuille écrite, et la jeta sur la table, en attendant qu'elle pût la brûler. Tremblante comme une âme coupable, le visage en feu, elle marchait avec agitation, et ne se rendait plus compte de rien, sinon qu'elle aimait, et qu'il ne dépendait plus d'elle d'en douter.

On frappa à la porte de sa chambre à coucher, et elle rentra pour ouvrir à Karl. Il avait la figure échauffée, l'œil troublé, la mâchoire un peu lourde. Elle le crut malade de fatigue; mais elle comprit bientôt à ses réponses, qu'il avait un peu trop fêté, le matin en arrivant, le vin ou la bière de l'hospitalité. C'était là le seul défaut du pauvre Karl. Une certaine dose le rendait confiant à l'excès; une dose plus forte pouvait le rendre terrible. Heureusement il s'était tenu à la dose de l'expansion et de la bienveillance, et il lui en restait quelque chose, même après avoir dormi toute la journée. Il raffolait de M. le chevalier, il ne pouvait pas parler d'autre chose. M. le chevalier était si bon, si humain, si peu fier avec le pauvre monde! Il avait fait asseoir Karl vis-à-vis de lui, au lieu de lui permettre de le servir à table, et il l'avait contraint de partager son repas, et il lui avait versé du meilleur vin, trinquant avec lui à chaque verre, et lui tenant tête comme un vrai Slave.

«Quel dommage que ce ne soit qu'un Italien! disait Karl: il mériterait bien d'être Bohême; il porte aussi bien le vin que moi-même.

—Ce n'est peut-être pas beaucoup dire, répondit Consuelo, peu flattée de cette grande aptitude du chevalier à boire avec les valets.»

Mais elle se reprocha aussitôt de pouvoir considérer Karl comme inférieur à elle ou à ses amis, après les services qu'il lui avait rendus. D'ailleurs, c'était, sans doute, pour entendre parler d'elle que le chevalier avait recherché la société de ce serviteur dévoué. Les discours de Karl lui firent voir qu'elle ne se trompait pas.

«Oh! Signora, ajouta-t-il naïvement, ce digne jeune homme vous aime comme un fou, il ferait pour vous des crimes, des bassesses même!

—Je l'en dispenserais fort, répondit Consuelo, à qui ces expressions déplurent quoique sans doute Karl n'en comprit pas la portée. Pourrais-tu m'expliquer, lui dit-elle pour changer de propos, pourquoi je suis si bien enfermée ici?

—Oh! pour cela, Signora, si je le savais, on me couperait la langue plutôt que de me le faire dire; car j'ai donné ma parole d'honneur au chevalier de ne répondre à aucune de vos questions.

—Grand merci, Karl! Ainsi tu aimes beaucoup mieux le chevalier que moi?

—Oh! jamais! Je ne dis pas cela; mais puisqu'il m'a prouvé que c'était dans vos intérêts, je dois vous servir malgré vous.

—Comment t'a-t-il prouvé cela?

—Je n'en sais rien; mais j'en suis bien persuadé. De même, Signora, qu'il m'a chargé de vous enfermer, de vous surveiller, de vous tenir prisonnière, au secret, en un mot, jusqu'à ce que nous soyons arrivés.

—Nous ne restons donc pas ici?.

—Nous repartons dès la nuit. Nous ne voyagerons plus le jour, pour ne pas vous fatiguer, et pour d'autres raisons que je ne sais pas.

—Et tu vas être mon geôlier tout ce temps?

—Allons! M. le chevalier est facétieux. J'en prends mon parti, Karl; j'aime mieux avoir affaire à toi qu'à M. Schwartz.

—Et je vous garderai un peu mieux, répondit Karl en riant d'un air de bonhomie. Je vais, pour commencer, faire préparer votre dîner, Signora.

—Je n'ai pas faim, Karl.

—Oh! ce n'est pas possible: il faut que vous dîniez, et que vous dîniez très-bien, Signora, c'est ma consigne; c'est ma consigne, comme disait maître Schwartz.

—Si tu l'imites en tout, tu ne me forceras pas à manger. Il était fort aise de me faire payer, le lendemain, le dîner de la veille qu'il me réservait consciencieusement.

—Cela faisait ses affaires. Avec moi c'est différent, par exemple. Les affaires regardent M. le chevalier. Il n'est pas avare, celui-là; il verse l'or à pleines mains. Il faut qu'il soit fièrement riche, ou bien son patrimoine n'ira pas loin.»

Consuelo se fit apporter une bougie, et rentra dans la pièce voisine pour brûler son écrit. Mais elle le chercha en vain; il lui fut impossible de le retrouver.




XXIII.

Peu d'instants après, Karl rentra avec une lettre dont l'écriture était inconnue à Consuelo et dont voici à peu près le contenu:

«Je vous quitte pour ne vous revoir peut-être jamais. Je renonce à trois jours que j'aurais pu passer encore auprès de vous, trois jours que je ne retrouverai peut-être pas dans toute ma vie! J'y renonce volontairement. Je le dois. Vous apprécierez un jour la sainteté de mon sacrifice.

«Oui, je vous aime, je vous aime éperdument, moi aussi! Je ne vous connais pourtant guère plus que vous ne me connaissez. Ne me sachez donc aucun gré de ce que j'ai fait pour vous. J'obéissais à des ordres suprêmes, j'accomplissais le devoir de ma charge. Ne me tenez compte que de l'amour que j'ai pour vous, et que je ne puis vous prouver qu'en m'éloignant. Cet amour est violent autant qu'il est respectueux. Il sera aussi durable qu'il a été subit et irréfléchi. J'ai à peine vu vos traits, je ne sais rien de votre vie; mais j'ai senti que mon âme vous appartenait, et que je ne pourrais jamais la reprendre. Votre passé fût-il aussi souillé que votre front est pur, vous ne m'en serez pas moins respectable et chère. Je m'en vais le cœur plein d'orgueil, de joie et d'amertume. Vous m'aimez! Comment supporterai-je l'idée de vous perdre, si la terrible volonté qui dispose de vous et de moi m'y condamne?... Je l'ignore. En ce moment je ne puis pas être malheureux, malgré mon épouvante, je suis trop enivré de votre amour et du mien pour souffrir. Dussé-je vous chercher en vain toute ma vie, je ne me plaindrai pas de vous avoir rencontrée, et d'avoir goûté dans un baiser de vous un bonheur qui me laissera d'éternels regrets. Je ne pourrai pas non plus perdre l'espérance de vous retrouver un jour; et ne fut-ce qu'un instant, n'eussé-je jamais d'autre témoignage de votre amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore cent fois plus heureux que je ne l'avais été avant de vous connaître.

«Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour passer dans ton cœur. Tu l'as dit, l'amour nous vient de Dieu, et il ne dépend pas de nous de l'étouffer ou de l'allumer malgré lui. Fussé-je indigne de toi, l'inspiration soudaine qui t'a forcée de répondre à mon étreinte n'en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège, n'a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d'un cœur égoïste et froid. Si j étais ingrat, ce ne serait de ta part qu'un noble instinct égaré, qu'une sainte inspiration perdue: je t'adore, et, quel que je sois, d'ailleurs, tu ne t'es pas fait d'illusion en te croyant aimée. Tu n'as pas été profanée par le battement de mon cœur, par l'appui de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l'abandon sublime que sanctifie une longue passion, Pourquoi le regretter? Je sais bien qu'il y a quelque chose d'effrayant dans cette fatalité qui nous a poussés l'un vers l'autre. Mais c'est le doigt de Dieu, vois-tu! Nous ne pouvons pas le méconnaître. J'emporte ce terrible secret. Garde-le aussi, ne le confie à personne. Beppo ne le comprendrait peut-être pas. Quel que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les miennes. Adieu! c'est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis libre selon le monde, il me semble que tu l'es aussi. Je ne puis aimer que toi, et vois bien que tu n'en aimes pas un autre... Mais notre sort ne nous appartient plus. Je suis engagé par des vœux éternels, et tu vas l'être sans doute bientôt; du moins tu es au pouvoir des invisibles, et c'est un pouvoir sans appel. Adieu donc... mon sein se déchire, mais Dieu me donnera la force d'accomplir ce sacrifice, et de plus rigoureux encore s'il en existe. Adieu... Adieu! O grand Dieu, ayez pitié de moi!»

Cette lettre sans signature était d'une écriture pénible ou contrefaite.

«Karl! s'écria Consuelo pâle et tremblante, c'est bien le chevalier qui t'a remis ceci?

—Oui, Signora.

—Et il l'a écrit lui-même?

—Oui, Signora, et non sans peine. Il a la main droite blessée.

—Blessée, Karl? gravement?

—Peut-être. La blessure est profonde, quoiqu'il ne paraisse guère y songer.

—Mais où s'est-il blessé ainsi?

—La nuit dernière, au moment où nous changions de chevaux, avant de gagner la frontière, le cheval de brancard a voulu s'emporter avant que le postillon fut monté sur son porteur. Vous étiez seule dans la voiture; le postillon et moi étions à quatre ou cinq pas. Le chevalier a retenu le cheval avec la force d'un diable et le courage d'un lion, car c'était un terrible animal...

—Oh! oui, j'ai senti de violentes secousses. Mais tu m'as dit que ce n'était rien.

—Je n'avais pas vu que monsieur le chevalier s'était fendu le dos de la main contre une boucle du harnais.

—Toujours pour moi! Et dis-moi, Karl, est-ce que le chevalier a quitté cette maison?

—Pas encore, Signora; mais on selle son cheval, et je viens de faire son porte-manteau. Il dit que vous n'avez rien à craindre maintenant, et la personne qui doit le remplacer auprès de vous est déjà arrivée. J'espère que nous le reverrons bientôt, car j'aurais bien du chagrin qu'il en fût autrement. Cependant il ne s'engage à rien, et à toutes mes questions il répond: Peut-être!

—Karl! où est le chevalier?

—Je n'en sais rien, Signora. Sa chambre est par ici. Voulez-vous que je lui dise de votre part...

—Ne lui dis rien, je vais écrire. Non... dis-lui que je veux le remercier... le voir un instant, lui presser la main seulement... Va, dépêche-toi, je crains qu'il ne soit déjà parti.»

Karl sortit; et Consuelo se repentit aussitôt de lui avoir confié ce message. Elle se dit que si le chevalier ne s'était jamais tenu près d'elle durant ce voyage que dans le cas d'absolue nécessité, ce n'était pas sans doute sans en avoir pris l'engagement avec les bizarres et redoutables invisibles. Elle résolut de lui écrire; mais à peine avait-elle tracé et déjà effacé quelques mots, qu'un léger bruit lui fit lever les yeux. Elle vit alors glisser un pan de boiserie qui faisait une porte secrète de communication avec le cabinet où elle avait déjà écrit et une pièce voisine, sans doute celle qu'occupait le chevalier. La boiserie ne s'écarta cependant qu'autant qu'il le fallut pour le passage d'une main gantée qui semblait appeler celle de Consuelo. Elle s'élança et saisit cette main en disant: «L'autre main, la main blessée!»

L'inconnu s'effaçait derrière le panneau de manière à ce qu'elle ne pût le voir. Il lui passa sa main droite, dont Consuelo s'empara, et défaisant précipitamment la ligature, elle vit la blessure qui était profonde en effet. Elle y porta ses lèvres et l'enveloppa de son mouchoir; puis tirant de son sein la petite croix en filigrane qu'elle chérissait superstitieusement, elle la mit dans cette belle main dont la blancheur était rehaussée par le pourpre du sang:

«Tenez, dit-elle, voici ce que je possède de plus précieux au monde, c'est l'héritage de ma mère, mon porte-bonheur qui ne m'a jamais quitté. Je n'avais jamais aimé personne au point de lui confier ce trésor. Gardez-le jusqu'à ce que je vous retrouve.»

L'inconnu attira la main de Consuelo derrière la boiserie qui le cachait, et la couvrit de baisers et de larmes. Puis, au bruit des pas de Karl, qui venait chez lui remplir son message, il la repoussa, et referma précipitamment la boiserie. Consuelo entendit le bruit d'un verrou. Elle écouta en vain, espérant saisir le son de la voix de l'inconnu. Il parlait bas, ou il s'était éloigné.

Karl revint chez Consuelo peu d'instants après.

«Il est parti, Signora, dit-il tristement; parti sans vouloir vous faire ses adieux, et en remplissant mes poches de je ne sais combien de ducats, pour les besoins imprévus de votre voyage, à ce qu'il a dit, vu que les dépenses régulières sont à la charge de ceux... à la charge de Dieu ou du diable, n'importe! Il y a là un petit homme noir qui ne desserre les dents que pour commander d'un ton clair et sec, et qui ne me plaît pas le moins du monde; c'est lui qui remplace le chevalier, et j'aurai l'honneur de sa compagnie sur le siège, ce qui ne me promet pas une conversation fort enjouée. Pauvre chevalier! fusse le ciel qu'il nous soit rendu!

—Mais sommes-nous donc obligés de suivre ce petit homme noir?

—On ne peut plus obligés, Signora. Le chevalier m'a fait jurer que je lui obéirais comme à lui-même. Allons, Signora, voilà votre dîner. Il ne faut pas le bouder, il a bonne mine. Nous partons à la nuit pour ne plus nous arrêter qu'où il plaira... à Dieu ou au diable, comme je vous le disais tout à l'heure.»

Consuelo, abattue et consternée, n'écouta plus le babil de Karl. Elle ne s'inquiéta de rien quant à son voyage et à son nouveau guide. Tout lui devenait indifférent, du moment que le cher inconnu l'abandonnait. En proie à une tristesse profonde, elle essaya machinalement de faire plaisir à Karl en goûtant à quelques mets. Mais ayant plus d'envie de pleurer que de manger, elle demanda une tasse de café pour se donner au moins un peu de force et de courage physique. Le café lui fut apporté.

«Tenez, Signora, dit Karl, le petit Monsieur a voulu le préparer lui-même, afin qu'il fût excellent. Cela m'a tout l'air d'un ancien valet de chambre ou d'un maître d'hôtel, et, après tout, il n'est pas si diable qu'il est noir; je crois qu'au fond c'est un bon enfant, quoiqu'il n'aime pas à causer. Il m'a fait boire de l'eau-de-vie de cent ans au moins, la meilleure que j'aie jamais bue. Si vous vouliez en essayer un peu, cela vous vaudrait mieux que ce café, quelque succulent qu'il puisse être...

—Mon bon Karl, va-t'en boire tout ce que tu voudras, et laisse-moi tranquille, dit Consuelo en avalant son café, dont elle ne songea guère à apprécier la qualité.»

A peine se fut-elle levée de table, qu'elle se sentit accablée d'une pesanteur d'esprit extraordinaire. Lorsque Karl vint lui dire que la voiture était prête, il la trouva assoupie sur sa chaise.

«Donne-moi le bras, lui dit-elle, je ne me soutiens pas. Je crois bien que j'ai la fièvre.»

Elle était si anéantie qu'elle vit confusément la voiture, son nouveau guide, et le concierge de la maison, auquel Karl ne put rien faire accepter de sa part. Dès qu'elle fut en route, elle s'endormit profondément. La voiture avait été arrangée et garnie de coussins comme un lit. A partir de ce moment, Consuelo n'eut plus conscience de rien. Elle ne sut pas combien de temps durait son voyage; elle ne remarqua même pas s'il faisait jour ou nuit, si elle faisait halte ou si elle marchait sans interruption. Elle aperçut Karl une ou deux fois à la portière, et ne comprit ni ses questions ni son effroi. Il lui sembla que le petit homme lui tâtait le pouls, et lui faisait avaler une potion rafraîchissante en disant:

«Ce n'est rien, Madame va très-bien.»

Elle éprouvait pourtant un malaise vague, un abattement insurmontable. Ses paupières appesanties ne pouvaient laisser passer son regard, et sa pensée n'était pas assez nette pour se rendre compte des objets qui frappaient sa vue. Plus elle dormait, plus elle désirait dormir. Elle ne songeait pas seulement à se demander si elle était malade, et elle ne pouvait répondre à Karl que les derniers mots qu'elle lui avait dits: «Laisse-moi tranquille, bon Karl.»

Enfin elle se sentit un peu plus libre de corps et d'esprit, et, regardant autour d'elle, elle comprit qu'elle était couchée dans un excellent lit, entre quatre vastes rideaux de satin blanc à franges d'or. Le petit homme du voyage, masqué de noir comme le chevalier, lui faisait respirer un flacon qui semblait dissiper les nuages de son esprit, et faire succéder la clarté du jour au brouillard dont elle était enveloppée.

«Êtes-vous médecin, Monsieur? dit-elle enfin avec un peu d'effort.

—Oui, madame la comtesse, j'ai cet honneur, répondit-il d'une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue.

—Ai-je été malade?

—Seulement un peu indisposée. Vous devez vous trouver beaucoup mieux?

—Je me sens bien, et je vous remercie de vos soins.

—Je vous présente mes devoirs, et ne paraîtrai plus devant Votre Seigneurie qu'elle ne me fasse appeler pour cause de maladie.

—Suis-je arrivée au terme de mon voyage?

—Oui, Madame.

—Suis-je libre ou prisonnière?

—Vous êtes libre, madame la comtesse, dans toute l'enceinte réservée à votre habitation.

—Je comprends, je suis dans une grande et belle prison, dit Consuelo en regardant sa chambre vaste et claire, tendue de lampas blanc à ramages d'or, et relevée de boiseries magnifiquement sculptées et dorées. Pourrai-je voir Karl?

—Je l'ignore, Madame, je ne ne suis pas le maître ici. Je me retire; vous n'avez plus besoin de mon ministère; et il m'est défendu de céder au plaisir de causer avec vous.»

L'homme noir sortit; et Consuelo, encore faible et nonchalante, essaya de se lever. Le seul vêtement qu'elle trouva sous sa main fut une longue robe en étoffe de laine blanche, d'un tissu merveilleusement souple, ressemblant assez à la tunique d'une dame romaine. Elle la prit, et en fit tomber un billet sur lequel était écrit en lettres d'or: «Ceci est la robe sans tache des néophytes. Si ton âme est souillée, cette noble parure de l'innocence sera pour toi la tunique dévorante de Déjanire.»

Consuelo, habituée à la paix de sa conscience (peut-être même à une paix trop profonde), sourit et passa la belle robe avec un plaisir naïf. Elle ramassa le billet pour le lire encore, et le trouva puérilement emphatique. Puis elle se dirigea vers une riche toilette de marbre blanc, qui soutenait une grande glace encadrée d'enroulements dorés d'un goût exquis. Mais son attention fut attirée par une inscription placée dans l'ornement qui couronnait ce miroir: «Si ton âme est aussi pure que mon cristal, tu t'y verras éternellement jeune et belle; mais si le vice a flétri ton cœur, crains de trouver en moi un reflet sévère de ta laideur morale.»

«Je n'ai jamais été ni belle ni coupable, pensa Consuelo: ainsi cette glace ment dans tous les cas.»

Elle s'y regarda sans crainte, et ne s'y trouva point laide. Cette belle robe flottante et ses longs cheveux noirs dénoués lui donnaient l'aspect d'une prêtresse de l'antiquité; mais son extrême pâleur la frappa. Ses yeux étaient moins purs et moins brillants qu'à l'ordinaire. «Serais-je enlaidie, pensa-t-elle aussitôt, ou le miroir m'accuserait-il?

Elle ouvrit un tiroir de la toilette, et y trouva, avec les mille recherches d'un soin luxueux, divers objets accompagnés de devises et de sentences à la fois naïves et pédantes; un pot de rouge avec ces mots gravés sur le couvercle: «Mode et mensonge! Le fard ne rend point aux joues la fraîcheur de l'innocence, et n'efface pas les ravages du désordre des parfums exquis», avec cette devise sur le flacon: «Une âme sans foi, une bouche indiscrète, sont comme des flacons ouverts, dont la précieuse essence s'est répandue ou corrompue»; enfin des rubans blancs avec ces mots tissés en or dans la soie: «À un front pur les bandelettes sacrées; à une tête chargée d'infamie le cordon, supplice des esclaves.»

Consuelo releva ses cheveux, et les rattacha complaisamment, à la manière antique, avec ces bandelettes. Puis elle examina curieusement le bizarre palais enchanté où sa destinée romanesque l'avait amenée. Elle passa dans les diverses pièces de son riche et vaste appartement. Une bibliothèque, un salon de musique, rempli d'instruments parfaits, de partitions nombreuses et de précieux manuscrits; un boudoir délicieux, une petite galerie ornée de tableaux superbes et de charmantes statues. C'était un logement digne d'une reine pour la richesse, d'une artiste pour le goût, et d'une religieuse pour la chasteté. Consuelo, étourdie de cette somptueuse et délicate hospitalité, se réserva d'examiner en détail et à tête reposée tous les symboles cachés dans le choix des livres, des objets d'art et des tableaux qui décoraient ce sanctuaire. La curiosité de savoir en quel lieu de la terre était située cette résidence merveilleuse lui fit abandonner l'intérieur pour l'extérieur. Elle s'approcha d'une fenêtre; mais avant de lever le store de taffetas qui la couvrait, elle y lut encore une sentence: «Si la pensée du mal est dans ton cœur, tu n'es pas digne de contempler le divin spectacle de la nature. Si la vertu habite dans ton âme, regarde et bénis le Dieu qui t'ouvre l'entrée du paradis terrestre.» Elle se hâta d'ouvrir la fenêtre pour voir si l'aspect de cette contrée répondait aux orgueilleuses promesses de l'inscription. C'était un paradis terrestre, en effet, et Consuelo crut faire un rêve. Ce jardin, planté à l'anglaise, chose fort rare à cette époque, mais orné dans ses détails avec la recherche allemande, offrait les perspectives riantes, les magnifiques ombrages, les fraîches pelouses, les libres développements d'un paysage naturel, en même temps que l'exquise propreté, les fleurs abondantes et suaves, les sables fins, les eaux cristallines qui caractérisent un jardin entretenu avec intelligence et avec amour. Au-dessus de ces beaux arbres, hautes barrières d'un étroit vallon semé ou plutôt tapissé de fleurs, et coupé de ruisseaux gracieux et limpides, s'élevait un sublime horizon de montagnes bleues, aux croupes variées, aux cimes imposantes. Le pays était inconnu à Consuelo. Aussi loin que sa vue pouvait s'étendre, elle ne trouvait aucun indice révélateur d'une contrée particulière en Allemagne, où il y a tant de beaux sites et de nobles montagnes. Seulement, la floraison plus avancée et le climat plus chaud qu'en Prusse lui attestaient quelques pas de plus faits vers le Midi. «O mon bon chanoine, où êtes-vous? pensa Consuelo en contemplant les bois de lilas blancs et les haies de roses, et la terre jonchée de narcisses, de jacinthes et de violettes. O Frédéric de Prusse, béni soyez-vous pour m'avoir appris par de longues privations et de cruels ennuis à savourer, comme je le dois, les délices d'un pareil refuge! Et vous, tout-puissant invisible, retenez-moi éternellement dans cette douce captivité; j'y consens de toute mon âme... surtout si le chevalier...» Consuelo n'acheva pas de formuler son désir. Depuis qu'elle était sortie de sa léthargie, elle n'avait pas encore pensé à l'inconnu. Ce souvenir brûlant se réveilla en elle, et la fit réfléchir au sens des paroles menaçantes inscrites sur tous les murs, sur tous les meubles du palais magique, et jusque sur les ornements dont elle s'était ingénument parée.




XXIV.

Consuelo ressentait, par dessus tout, un désir et un besoin de liberté, bien naturels après tant de jours d'esclavage. Elle éprouva donc un plaisir extrême à s'élancer dans un vaste espace, que les soins de l'art et l'ingénieuse disposition des massifs et des allées faisaient paraître beaucoup plus vaste encore. Mais au bout de deux heures de promenade, elle se sentit attristée par la solitude et le silence qui régnaient dans ces beaux lieux. Elle en avait fait déjà plusieurs fois le tour, sans y rencontrer seulement la trace d'un pied humain sur le sable fin et fraîchement passé au râteau. Des murailles assez élevées, que masquait une épaisse végétation, ne lui permettaient pas de s'égarer au hasard dans des sentiers inconnus. Elle savait déjà par cœur tous ceux qui se croisaient sous ses pas. Dans quelques endroits, le mur s'interrompait pour être remplacé par de larges fossés remplis d'eau, et les regards pouvaient plonger sur de belles pelouses montant en collines et terminées par des bois, ou sur l'entrée des mystérieuses et charmantes allées qui se perdaient sous le taillis en serpentant. De sa fenêtre, Consuelo avait vu toute la nature à sa disposition: de plain-pied, elle se trouvait dans un terrain encaissé, borné de toutes parts, et dont toutes les recherches intérieures ne pouvaient lui dissimuler le sentiment de sa captivité. Elle chercha le palais enchanté où elle s'était éveillée. C'était un très-petit édifice à l'italienne, décoré avec luxe à l'intérieur, élégamment bâti au dehors, et adossé contre un rocher à pic d'un effet pittoresque, mais qui formait une meilleure clôture naturelle pour tout le fond du jardin et un plus impénétrable obstacle à la vue que les plus hautes murailles et les plus épais glacis de Spandaw. «Ma forteresse est belle, se dit Consuelo, mais elle n'en est que mieux close, je le vois bien.»

Elle alla se reposer sur la terrasse d'habitation, qui était ornée de vases de fleurs et surmontée d'un petit jet d'eau. C'était un endroit ravissant; et pour n'embrasser que l'intérieur d'un jardin, quelques échappées sur un grand parc, et de hautes montagnes dont les cimes bleues dépassaient celles des arbres, la vue n'en était que plus fraîche et plus suave. Mais Consuelo, instinctivement effrayée du soin qu'on prenait de l'installer, peut-être pour longtemps, dans une nouvelle prison, eut donné tous les catalpas en fleurs et toutes les plates-bandes émaillées pour un coin de franche campagne, avec une maisonnette en chaume, des chemins raboteux et l'aspect libre d'un pays possible à connaître et à explorer. D'où elle était, elle n'avait pas de plans intermédiaires à découvrir entre les hautes murailles de verdure de son enclos et les vagues horizons dentelés, déjà perdus dans la brume du couchant. Les rossignols chantaient admirablement, mais pas un son de voix humaine n'annonçait le voisinage d'une habitation. Consuelo voyait bien que la sienne, située aux confins d'un grand parc et d'une forêt peut-être immense, n'était qu'une dépendance d'un plus vaste manoir. Ce qu'elle apercevait du parc ne servait qu'à lui faire désirer d'en voir davantage. Elle n'y distinguait d'autres promeneurs que des troupeaux de biches et de chevreuils paissant aux flancs des collines, avec autant de confiance que si l'approche d'un mortel eût été pour eux un événement inconnu. Enfin la brise du soir écarta un rideau de peupliers qui fermait un des côtés du jardin, et Consuelo aperçut, aux dernières lueurs du jour, les tourelles blanches et les toits aigus d'un château assez considérable, à demi caché derrière un mamelon boisé, à la distance d'un quart de lieue environ. Malgré tout son désir de ne plus penser au chevalier, Consuelo se persuada qu'il devait être là; et ses yeux se fixèrent avidement sur ce château, peut-être imaginaire, dont l'approche lui semblait interdite, et que les voiles du crépuscule faisaient lentement disparaître dans l'éloignement.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, Consuelo vit le reflet des lumières, à l'étage inférieur de son pavillon, courir sur les arbustes voisins, et elle descendit à la hâte, espérant voir enfin une figure humaine dans sa demeure. Elle n'eut pas ce plaisir; celle du domestique qu'elle trouva occupé à allumer les bougies et à servir le souper était, comme celle du docteur, couverte d'un masque noir, qui semblait être l'uniforme des Invisibles. C'était un vieux serviteur, en perruque lisse et roide comme du laiton, proprement vêtu d'un habit complet couleur pomme d'amour.

«Je demande humblement pardon à Madame, dit-il d'une voix cassée, de me présenter devant elle avec ce visage-là. C'est ma consigne, et il ne m'appartient pas d'en comprendre la nécessité. J'espère que Madame aura la bonté de s'y habituer, et qu'elle daignera ne pas avoir peur de moi. Je suis aux ordres de Madame. Je m'appelle Matteus. Je suis à la fois gardien de ce pavillon, directeur du jardin, maître d'hôtel et valet de chambre. On m'a dit que Madame, ayant beaucoup voyagé, avait un peu l'habitude de se servir toute seule; que, par exemple, elle n'exigerait peut-être pas l'aide d'une femme. Il me serait difficile d'en procurer une à Madame, vu que je n'en ai point, et que la fréquentation de ce pavillon est interdite à toutes celles du château. Cependant, une servante entrera ici le matin pour m'aider à faire le ménage, et un garçon jardinier viendra de temps en temps arroser les fleurs et entretenir les allées. J'ai, à ce propos, une très-humble observation à faire à Madame: c'est que tout domestique, autre que moi, à qui Madame serait seulement soupçonnée d'avoir adressé un mot ou fait un signe serait chassé à l'instant même; ce qui serait bien malheureux pour lui, car la maison est bonne et l'obéissance bien récompensée. Madame est trop généreuse et trop juste, sans doute, pour vouloir exposer ces pauvres gens...

—Soyez tranquille, monsieur Matteus, répondit Consuelo, je ne serais pas assez riche pour les dédommager, et il n'est pas dans mon caractère de détourner qui que ce soit de son devoir.

—D'ailleurs, je ne les perdrai jamais de vue, reprit Matteus, comme se parlant à lui-même.

—Vous pouvez vous épargner toute précaution à cet égard. J'ai de trop grandes obligations aux personnes qui m'ont amenée ici, et je pense, aussi à celles qui m'y reçoivent, pour rien tenter qui puisse leur déplaire.

—Ah! Madame est ici de son plein gré? demanda Matteus, à qui la curiosité ne semblait pas aussi interdite que l'expansion.

—Je vous prie de m'y considérer comme captive volontaire, et sur parole.

—Oh! c'est bien ainsi que je l'entends. Je n'ai jamais gardé personne autrement, quoique j'aie vu bien souvent mes prisonniers sur parole pleurer et se tourmenter comme s'ils regrettaient de s'être engagés. Et Dieu sait pourtant qu'ils étaient bien ici! Mais, dans ces cas-là, on leur rendait toujours leur parole quand ils l'exigeaient; on ne retient ici personne de force. Le souper de Madame est servi.»

L'avant-dernier mot du majordome couleur de tomate eut le pouvoir de rendre tout à coup l'appétit à sa nouvelle maîtresse; et elle trouva le souper si bon, qu'elle en fit de grands compliments à l'auteur. Celui-ci parut très-flatté de se voir apprécié, et Consuelo vit bien qu'elle avait gagné son estime; mais il n'en fut ni plus confiant ni moins circonspect. C'était un excellent homme, à la fois naïf et rusé. Consuelo connut vite son caractère, en voyant avec quel mélange de bonhomie et d'adresse il prévenait toutes les questions qu'elle eût pu lui faire, pour n'en être pas embarrassé, et arranger les réponses à son gré. Ainsi elle apprit de lui tout ce qu'elle ne lui demandait pas, sans rien apprendre toutefois: «Ses maîtres étaient des personnages fort riches, fort puissants, très-généreux, mais très-sévères, particulièrement sur l'article de la discrétion. Le pavillon faisait partie d'une belle résidence, tantôt habitée par les maîtres, tantôt confiée à la garde de serviteurs très-fidèles, très-bien payés et très-discrets. Le pays était riche, fertile et bien gouverné. Les habitants n'avaient pas l'habitude de se plaindre de leurs seigneurs: d'ailleurs ils n'eussent pas eu beau jeu avec maître Matteus, qui vivait dans le respect des lois et des personnes, et qui ne pouvait souffrir les paroles indiscrètes.» Consuelo fut si ennuyée de ses savantes insinuations et de ses renseignements officieux, qu'elle lui dit en souriant, aussitôt après le souper: «Je craindrais d'être indiscrète moi-même, monsieur Matteus, en jouissant plus longtemps de l'agrément de votre conversation; je n'ai plus besoin de rien pour aujourd'hui, et je vous souhaite le bonsoir.

—Madame me fera l'honneur de me sonner quand elle voudra quoi que ce soit, reprit-il. Je demeure derrière la maison, sous le rocher, dans un joli ermitage où je cultive des melons d'eau magnifiques. Je serais bien flatté que Madame put leur accorder un coup d'œil d'encouragement; mais il m'est particulièrement interdit d'ouvrir jamais cette porte à Madame.

—J'entends, maître Matteus, je ne dois jamais sortir que dans le jardin, et je ne dois pas m'en prendre à votre caprice, mais à la volonté de mes hôtes. Je m'y conformerai.

—D'autant plus que Madame aurait bien de la peine à ouvrir cette porte. Elle est si lourde...; et puis il y a un secret à la serrure qui pourrait blesser grièvement les mains de Madame, si elle n'était pas prévenue.

—Ma parole est plus solide encore que tous vos verrous, monsieur Matteus. Dormez en paix, comme je suis disposée à le faire de mon côté.»

Plusieurs jours s'écoulèrent sans que Consuelo reçût signe de vie de la part de ses hôtes, et sans qu'elle eût d'autre visage sous les yeux que le masque noir de Matteus, plus agréable peut-être que sa véritable figure. Ce digne serviteur la servait avec un zèle et une ponctualité dont elle ne pouvait assez le remercier; mais il l'ennuyait prodigieusement par sa conversation, qu'elle était obligée de subir; car il refusa constamment avec stoïcisme les dons qu'elle voulut lui faire, et elle n'eut pas d'autre manière de lui marquer sa reconnaissance qu'en le laissant babiller. Il aimait passionnément l'usage de la parole, et cela était d'autant plus remarquable que, voué par état à une réserve bizarre, il ne s'en départait jamais, et possédait l'art de toucher à beaucoup de sujets sans jamais effleurer les cas réservés confiés à sa discrétion. Consuelo apprit de lui combien le potager du château produisait au juste chaque année de carottes et d'asperges; combien il naissait de faons dans le parc, l'histoire de tous les cygnes de la pièce d'eau, de tous les poussins de la faisanderie, et de tous les ananas de la serre. Mais elle ne put soupçonner un instant dans quel pays elle se trouvait; si le maître ou les maîtres du château étaient absents ou présents, si elle devait communiquer un jour avec eux, ou rester indéfiniment seule dans le pavillon.

En un mot, rien de ce qui l'intéressait réellement ne s'échappa des lèvres prudentes et pourtant actives de Matteus. Elle eût craint de manquer à toute délicatesse en approchant seulement à la portée de la voix du jardinier ou de la servante, qui, du reste, étaient fort matineux et disparaissaient presque aussitôt qu'elle était levée. Elle se borna à jeter de temps en temps un regard dans le parc, sans y voir passer personne, si ce n'est de trop loin pour l'observer, et à contempler le faîte du château qui s'illuminait le soir de rares lumières toujours éteintes de bonne heure.

Elle ne tarda pas à tomber dans une profonde mélancolie, et l'ennui, qu'elle avait victorieusement combattu à Spandaw, vint l'assaillir et la dominer dans cette riche demeure, au milieu de toutes les aises de la vie. Est-il des biens sur la terre dont on puisse jouir absolument seul? La solitude prolongée assombrit et désenchante les plus beaux objets; elle répand l'effroi dans l'âme la plus forte. Consuelo trouva bientôt l'hospitalité des Invisibles encore plus cruelle que bizarre, et un dégoût mortel s'empara de toutes ses facultés. Son magnifique clavecin lui sembla répandre des sons trop éclatants dans ces chambres vides et sonores, et les accents de sa propre voix lui firent peur. Lorsqu'elle se hasardait à chanter, si les premières ombres de la nuit la surprenaient dans cette occupation, elle s'imaginait entendre les échos lui répondre d'un ton courroucé, et croyait voir courir, contre les murs tendus de soie et sur les tapis silencieux, des ombres inquiètes et furtives, qui, lorsqu'elle essayait de les regarder, s'effaçaient et allaient se tapir derrière les meubles pour chuchoter, la railler et la contrefaire. Ce n'étaient pourtant que les brises du soir courant parmi le feuillage qui encadrait ses croisées, ou les vibrations de son propre chant qui frémissaient autour d'elle. Mais son imagination, lasse d'interroger tous ces muets témoins de son ennui, les statues, les tableaux, les vases du Japon remplis de fleurs, les grandes glaces claires et profondes, commençait à se laisser frapper d'une crainte vague, comme celle que produit l'attente d'un événement inconnu. Elle se rappelait le pouvoir étrange attribué aux Invisibles par le vulgaire, les prestiges dont elle avait été environnée par Cagliostro, l'apparition de la femme blanche dans le palais de Berlin, les promesses merveilleuses du comte de Saint Germain relativement à la résurrection du comte Albert: elle se disait que toutes ces choses inexpliquées émanaient probablement de l'action secrète des Invisibles dans la société et dans sa destinée particulière. Elle ne croyait point à leur pouvoir surnaturel, mais elle voyait bien qu'ils s'attachaient à conquérir les esprits par tous les moyens, en s'adressant soit au cœur, soit à l'imagination, par des menaces ou des promesses, par des terreurs ou des séductions. Elle était donc sous le coup de quelque révélation formidable ou de quelque mystification cruelle, et, comme les enfants poltrons, elle eût pu dire qu'elle avait peur d'avoir peur.

À Spandaw, elle avait roidi sa volonté contre des périls extrêmes, contre des souffrances réelles; elle avait triomphé de tout avec vaillance; et puis la résignation lui semblait naturelle à Spandaw. L'aspect sinistre d'une forteresse est en harmonie avec les tristes méditations de la solitude; au lieu que dans sa nouvelle prison tout semblait disposé pour une vie d'épanchement poétique ou de paisible intimité; et ce silence éternel, cette absence de toute sympathie humaine en détruisaient l'harmonie comme un monstrueux contre-sens. On eût dit de la délicieuse retraite de deux amants heureux ou d'une élégante famille, riant foyer tout à coup haï et délaissé à cause de quelque rupture douloureuse ou de quelque soudaine catastrophe. Les nombreuses inscriptions qui la décoraient, et qui se trouvaient placées dans tous les ornements, ne la faisaient plus sourire comme d'emphatiques puérilités. C'étaient des encouragements joints à des menaces, des éloges conditionnels corrigés par d'humiliantes accusations. Elle ne pouvait plus lever les yeux autour d'elle sans découvrir quelque nouvelle sentence qu'elle n'avait pas encore remarquée, et qui semblait lui défendre de respirer à l'aise dans ce sanctuaire d'une justice soupçonneuse et vigilante. Son âme s'était affaissée sur elle-même après la crise de son évasion et celle de son amour improvisé pour l'inconnu. L'état léthargique qu'on avait provoqué, sans doute à dessein, chez elle, pour lui cacher la situation de son asile, lui avait laissé une secrète langueur, jointe à l'irritabilité nerveuse qui en est la conséquence. Elle se sentit donc en peu de temps devenir à la fois inquiète et nonchalante, tour à tour effrayée d'un rien et indifférente à tout.

Un soir, elle crut entendre les sons, à peine saisissables, d'un orchestre dans le lointain. Elle monta sur la terrasse, et vit le château resplendissant de lumières à travers le feuillage. Une musique de symphonie, fière et vibrante, parvint distinctement jusqu'à elle. Ce contraste d'une fête et de son isolement l'émut plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait échangé une parole avec des êtres intelligents ou raisonnables! Pour la première fois de sa vie, elle se fit une idée merveilleuse d'une nuit de concert ou de bal, et, comme Cendrillon, elle souhaita que quelque bonne fée l'enlevât dans les airs et la fit entrer dans le palais enchanté par une fenêtre, fût-ce pour y rester invisible, et y jouir de la vue d'une réunion d'êtres humains animés par le plaisir.

La lune n'était pas encore levée. Malgré la pureté du ciel, l'ombre était si épaisse sous les arbres, que Consuelo pouvait bien s'y glisser sans être aperçue, fût-elle entourée d'invisibles surveillants. Une violente tentation vint s'emparer d'elle, et toutes les raisons spécieuses que la curiosité nous suggère quand elle veut livrer un assaut à notre conscience, se présentèrent en foule à son esprit. L'avait-on traitée avec confiance, en l'amenant endormie et à demi morte dans cette prison dorée, mais implacable? Avait-on le droit d'exiger d'elle une aveugle soumission, lorsqu'on ne daignait même pas la lui demander? D'ailleurs, ne voulait-on pas la tenter et l'attirer par le simulacre d'une fête? Qui sait? tout était bizarre dans la conduite des Invisibles. Peut-être, en essayant de sortir de l'enclos, allait-elle trouver précisément une porte ouverte, une gondole sur le ruisseau qui entrait du parc dans son jardin par une arcade pratiquée dans la muraille. Elle s'arrêta à cette dernière supposition, la plus gratuite de toutes, et descendit au jardin, résolue de tenter l'aventure. Mais elle n'eut pas fait cinquante pas qu'elle entendit dans les airs un bruit assez semblable à celui que produirait un oiseau gigantesque en s'élevant vers les nues avec une rapidité fantastique. En même temps elle vit autour d'elle une grande lueur d'un bleu livide, qui s'éteignit au bout de quelques secondes, pour se reproduire presque aussitôt avec une détonation assez forte. Consuelo comprit alors que ce n'était ni la foudre ni un météore, mais le feu d'artifice qui commençait au château. Ce divertissement de ses hôtes lui promettait un beau spectacle du haut de la terrasse, et, comme un enfant qui cherche à secouer l'ennui d'une longue pénitence, elle retourna à la hâte vers le pavillon.

Mais, à la clarté de ces longs éclairs factices, tantôt rouges et tantôt bleus, qui embrasaient le jardin, elle vit par deux fois un grand homme noir, debout et immobile à côté d'elle. Elle n'avait pas eu le temps de le regarder, que la bombe lumineuse, retombant en pluie de feu, s'éteignait rapidement, et laissait tous les objets plongés dans une obscurité plus profonde pour les yeux un instant éblouis. Alors Consuelo, effrayée, courait dans un sens opposé à celui où le spectre lui était apparu; mais, au retour de la lueur sinistre, elle se retrouvait à deux pas de lui. À la troisième fois, elle avait gagné le perron du pavillon; il était devant elle, lui barrant le passage. Saisie d'une terreur insurmontable, elle fit un cri perçant et chancela. Elle fût tombée à la renverse sur les degrés, si le mystérieux visiteur ne l'eût saisie dans ses bras. Mais à peine eut-il effleuré son front de ses lèvres, qu'elle sentit et reconnut le chevalier, l'inconnu, celui qu'elle aimait, et dont elle se savait aimée.




XXV.

La joie qu'elle éprouva de le retrouver comme un ange de consolation dans cette insupportable solitude fit taire tous les scrupules et toutes les craintes qu'elle avait encore dans l'esprit un instant auparavant, en songeant à lui sans espérance prochaine de le revoir. Elle répondit à son étreinte avec passion; et, comme il tâchait déjà de se dégager de ses bras pour ramasser son masque noir qui était tombé, elle le retint en s'écriant: «Ne me quittez pas, ne m'abandonnez pas!» Sa voix était suppliante, ses caresses irrésistibles. L'inconnu se laissa tomber à ses pieds, et, cachant son visage dans les plis de sa robe, qu'il couvrit de baisers, il resta quelques instants comme partagé entre le ravissement et le désespoir; puis, ramassant son masque et glissant une lettre dans la main de Consuelo, il s'élança dans le pavillon, et disparut sans qu'elle eût pu apercevoir ses traits.

Elle le suivit, et, à la lueur d'une petite lampe d'albâtre que Matteus allumait chaque soir au fond de l'escalier, elle espéra le retrouver; mais, avant qu'elle eût monté quelques marches, il était devenu insaisissable. Elle parcourut en vain tous les recoins du pavillon; elle n'aperçut aucune trace de lui, et, sans la lettre qu'elle tenait dans sa main tremblante, elle eût pu croire qu'elle avait rêvé.

Enfin elle se décida à rentrer dans son boudoir, pour lire cette lettre dont l'écriture lui parut cette fois plutôt contrefaite à dessein qu'altérée par la souffrance. Elle contenait à peu près ce qui suit:

«Je ne puis ni vous voir ni vous parler; mais il ne m'est pas défendu de vous écrire. Me le permettrez-vous? Oserez-vous répondre à l'inconnu? Si j'avais ce bonheur, je pourrais trouver vos lettres et placer les miennes, durant votre sommeil, dans un livre que vous laisseriez le soir sur le banc du jardin au bord de l'eau. Je vous aime avec passion, avec idolâtrie, avec égarement. Je suis vaincu, ma force est brisée; mon activité, mon zèle, mon enthousiasme pour l'œuvre à laquelle je me suis voué, tout, jusqu'au sentiment du devoir, est anéanti en moi, si vous ne m'aimez pas. Lié à des devoirs étranges et terribles par mes serments, par le don et l'abandon de ma volonté, je flotte entre la pensée de l'infamie et celle du suicide; car je ne puis me persuader que vous m'aimiez réellement, et qu'à l'heure où nous sommes, la méfiance et la peur n'aient pas déjà effacé votre amour involontaire pour moi. Pourrait-il en être autrement? Je ne suis pour vous qu'une ombre, le rêve d'une nuit, l'illusion d'un instant. Eh bien! pour me faire aimer de vous, je me sens prêt, vingt fois le jour, à sacrifier mon honneur, à trahir ma parole, à souiller ma conscience d'un parjure. Si vous parveniez à fuir cette prison, je vous suivrais au bout du monde, dussé-je expier, par une vie de honte et de remords, l'ivresse de vous voir, ne fût-ce qu'un jour, et de vous entendre dire encore, ne fût-ce qu'une fois: «Je vous aime.» Et cependant, si vous refusez de vous associer à l'œuvre des Invisibles, si les serments qu'on va sans doute exiger de vous bientôt vous effraient et vous répugnent, il me sera défendu de vous revoir jamais!... Mais je n'obéirai pas, je ne pourrai pas obéir. Non! j'ai assez souffert, j'ai assez travaillé, j'ai assez servi la cause de l'humanité; si vous n'êtes pas la récompense de mon labeur, j'y renonce; je me perds en retournant au monde, à ses lois et à ses habitudes. Ma raison est troublée, vous le voyez. Oh! ayez, ayez pitié! Ne me dites pas que vous ne m'aimez plus. Je ne pourrais supporter ce coup, je ne voudrais pas le croire, ou, si je le croyais, il faudrait mourir.»

Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes du feu d'artifice qui éclatait dans les airs sans qu'elle l'entendît. Tout entière à sa lecture, elle éprouvait cependant, sans en avoir conscience, la commotion électrique que causent, surtout aux organisations impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous les bruits violents. Celui-là influe particulièrement sur l'imagination, quand il n'agit pas physiquement sur un corps débile et maladif par des tressaillements douloureux. Il exalte, au contraire, l'esprit et les sens des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes des instincts intrépides, des idées de combat, et comme de vagues regrets de ne pas être hommes. Enfin, s'il y a un accent bien marqué qui fait trouver une sorte de jouissance quasi musicale dans la voix du torrent qui se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise, dans le roulement de la foudre; cet accent de colère, de menace, de fierté, cette voix de la force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du canon, dans le sifflement des boulets, et dans les mille déchirements de l'air qui simulent le choc d'une bataille dans les feux d'artifice. Consuelo en éprouva peut-être l'effet, tout en lisant la première lettre d'amour proprement dite, le premier billet doux qu'elle eût jamais reçu. Elle se sentit courageuse, brave, et quasi téméraire. Une sorte d'enivrement lui fit trouver cette déclaration d'amour plus chaleureuse et plus persuasive que toutes les paroles d'Albert, de même qu'elle avait trouvé le baiser de l'inconnu plus suave et plus ardent que tous ceux d'Anzoleto. Elle se mit donc à écrire sans hésitation; et, tandis que les boîtes fulminantes ébranlaient les échos du parc, que l'odeur du salpêtre étouffait le parfum des fleurs, et que les feux du Bengale illuminaient la façade du pavillon sans qu'elle daignât s'en apercevoir, Consuelo répondit:

«Oui, je vous aime, je l'ai dit, je vous l'ai avoué, et, dussé-je m'en repentir, dussé-je en rougir mille fois, je ne pourrai jamais effacer du livre bizarre et incompréhensible de ma destinée cette page que j'y ai écrite moi-même, et qui est entre vos mains! C'était l'expression d'un élan condamnable, insensé peut-être, mais profondément vrai et ardemment senti. Fussiez-vous le dernier des hommes, je n'en aurais pas moins placé en vous mon idéal! Dussiez-vous m'avilir par une conduite méprisante et cruelle, je n'en aurais pas moins éprouvé, au contact de votre cœur, une ivresse que je n'avais jamais goûtée, et qui m'a paru aussi sainte que les anges sont purs. Vous le voyez, je vous répète ce que vous m'écriviez en réponse aux confidences que j'avais adressées à Beppo. Nous ne faisons que nous répéter l'un à l'autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous tromperions-nous? Nous ne nous connaissons pas; nous ne nous connaîtrons peut-être jamais. Étrange fatalité! nous nous aimons pourtant, et nous ne pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu'en prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m'abandonne à votre parole, à votre honneur; je ne combats point le sentiment que vous m'inspirez. Ne me laissez pas m'abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu'une chose, c'est de ne pas feindre de m'aimer, c'est de jamais me revoir si vous ne m'aimez pas; c'est de m'abandonner à mon sort, quel qu'il soit, sans craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide illusion de bonheur que vous m'aurez donnée. Il me semble que ce que je vous demande là est si facile! Il est des instants où je suis effrayée, je vous le confesse, de l'aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée, comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre indice extérieur et visible); enfin, quand j'entends seulement le bruit de vos pas, toutes mes craintes s'évanouissent, et je ne puis pas me défendre de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous cacher ainsi? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre silence? Vous ai-je vu ailleurs? Dois-je vous craindre et vous repousser le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits? Si vous m'êtes absolument inconnu, comme vous me l'avez écrit, d'où vient que vous obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous m'écrivez pourtant aujourd'hui que vous êtes prêt à vous en affranchir pour me suivre au bout du monde? Et si je l'exigeais, pour fuir avec vous, que vous n'eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque? me parleriez-vous? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je m'engage... à quoi? que je me lie par des serments aux Invisibles?... Mais pour quelle œuvre? Quoi! il faut que les yeux fermés, la conscience muette, et l'esprit dans les ténèbres, je donne et j'abandonne ma volonté, comme vous l'avez fait vous-même du moins avec connaissance de cause? Et pour me décider à ces actes inouïs d'un dévouement aveugle, vous ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre! Car, je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu'on appelle ici sociétés secrètes, et qu'on dit être nombreuses en Allemagne. A moins que ce ne soit tout simplement un complot politique contre... comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on me laisse la liberté de refuser quand on m'aura instruite de ce qu'on exige de moi, je m'engagerai par les plus terribles serments à ne jamais rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l'amour d'un homme qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu'à ne pas vouloir me faire entendre ce mot que j'ai prononcé moi-même, au mépris de la prudence et de la pudeur imposées à mon sexe: Je vous aime!»

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu'elle alla déposer dans le jardin au lieu indiqué; puis elle s'éloigna à pas lents, et se tint longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures s'écoulaient sans que personne parût, et qu'elle se souvenait de ces paroles de la lettre de l'inconnu: «J'irai prendre votre réponse durant votre sommeil,» elle jugea qu'elle devait se conformer en tout à ses avis, et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à tour pénibles et délicieuses, elle finit par s'endormir au bruit incertain de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent durant le souper, et du roulement lointain des voitures qui annonça, au lever de l'aube, le départ des nombreux hôtes de la résidence.

A neuf heures précises, la recluse entra dans la salle où elle prenait ses repas, qu'elle y trouvait toujours servis avec une exactitude scrupuleuse et une recherche digne du local. Matteus se tenait debout derrière sa chaise, dans l'attitude respectueusement flegmatique qui lui était habituelle. Consuelo venait de descendre au jardin. Le chevalier était venu prendre sa lettre, car elle n'était plus dans le livre. Mais Consuelo avait espéré trouver une nouvelle lettre de lui, et elle l'accusait déjà de mettre de la tiédeur dans leur correspondance. Elle se sentait inquiète, excitée, et un peu poussée à bout par l'immobilité de la vie qu'on semblait s'obstiner à lui faire. Elle se décida donc à s'agiter au hasard pour voir si elle ne hâterait pas le cours des événements lentement préparés autour d'elle. Précisément ce jour-là, pour la première fois, Matteus était sombre et taciturne.

«Maître Matteus, dit-elle avec une gaieté forcée, je vois à travers votre masque que vous avez les yeux battus et le teint fatigué; vous n'avez guère dormi cette nuit.

—Madame me fait trop d'honneur de vouloir bien me railler, répondit Matteus avec un peu d'aigreur; mais comme Madame a le bonheur de vivre le visage découvert, je suis plus à portée de voir qu'elle m'attribue la fatigue et l'insomnie dont elle a souffert elle-même cette nuit.

—Vos miroirs parlants m'ont dit cela avant vous, monsieur Matteus: je sais que je suis fort enlaidie, et je pense que je le serai bientôt davantage si l'ennui s'obstine à me consumer.

—Madame s'ennuie? reprit Matteus du ton dont il eût dit «madame a sonné?»

—Oui, Matteus, je m'ennuie énormément, et je commence à ne pouvoir plus supporter cette réclusion. Comme on ne m'a fait ni l'honneur d'une visite, ni celui d'une lettre, je présume qu'on m'a oubliée ici; et puisque vous êtes la seule personne qui veuille bien n'en pas faire autant, je crois qu'il m'est permis de vous dire que je commence à trouver ma situation embarrassante et bizarre.

—Je ne peux pas me permettre de juger la situation de Madame, répondit Matteus; mais il me semblait que Madame avait reçu, il n'y a pas longtemps, une visite et une lettre?

—Qui vous a dit pareille chose, maître Matteus? s'écria Consuelo en rougissant.

—Je le dirais, répondit-il d'un ton ironiquement patelin, si je ne craignais d'offenser Madame, et de l'ennuyer en me permettant de causer avec elle.

—Si vous étiez mon domestique, maître Matteus, j'ignore quels airs de grandeur je pourrais prendre avec vous; mais comme jusqu'à présent je n'ai guère eu d'autre serviteur que moi-même, et que, d'ailleurs, vous me paraissez être ici mon gardien encore plus que mon majordome, je vous engage à causer si cela vous plaît, autant que les autres jours. Vous avez trop d'esprit ce matin pour m'ennuyer.

—C'est que Madame s'ennuie trop elle-même pour être difficile en ce moment. Je dirai donc à Madame qu'il y a eu cette nuit grande fête au Château.

—Je le sais, j'ai entendu le feu d'artifice et la musique.

—Alors, une personne qui est fort surveillée ici depuis l'arrivée de Madame, a cru pouvoir profiter du désordre et du bruit pour s'introduire dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est résulté un événement fâcheux... Mais je crains de causer quelque chagrin à Madame en le lui apprenant.

—Je crois maintenant le chagrin préférable à l'ennui et à l'inquiétude. Dites donc vite, monsieur Matteus?

—Eh bien! madame, j'ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable, le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

—Liverani? Qui s'appelle Liverani? s'écria Consuelo, vivement émue. En prison, le chevalier? Dites-moi!... Oh! mon Dieu! quel est ce chevalier, quel est ce Liverani?

—Je l'ai assez désigné à Madame. J'ignore si elle le connaît peu ou beaucoup; mais, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a été conduit à la grosse tour pour avoir parlé et écrit à Madame, et pour n'avoir pas voulu faire connaître à Son Altesse la réponse que Madame lui a faite.

—La grosse tour... Son Altesse... tout ce que vous me dites là est-il sérieux, Matteus? Suis-je ici sous la dépendance d'un Prince souverain qui me traite en prisonnière d'Etat, et qui châtie ses sujets, pour peu qu'ils me témoignent quelque intérêt et quelque pitié? Ou bien suis-je mystifiée par quelque riche seigneur à idées bizarres, qui essaie de m'effrayer afin d'éprouver ma reconnaissance pour les services rendus?

—Il ne m'est point défendu de dire à Madame qu'elle est en même temps chez un prince fort riche, chez un homme d'esprit grand philosophe...

—Et chez le chef suprême du conseil des Invisibles? ajouta Consuelo.

—J'ignore ce que Madame entend par là, répondit Matteus avec la plus complète indifférence. Dans la liste des titres et dignités de Son Altesse, je n'ai jamais entendu mentionner cette qualité.

—Mais ne me sera-t-il pas permis de voir ce prince, de me jeter à ses pieds, de lui demander la liberté de ce chevalier Liverani, qui est innocent de toute indiscrétion, j'en puis faire le serment?

—Je n'en sais rien, et je crois que ce sera au moins très-difficile à obtenir. Cependant j'ai accès tous les soirs auprès de Son Altesse, pendant quelques instants, pour lui rendre compte de la santé et des occupations de Madame; et si Madame écrivait, peut-être réussirais-je à faire lire le billet sans qu'il passât par les mains des secrétaires.

—Cher monsieur Matteus, vous êtes la bonté même, et je suis sûre que vous devez avoir la confiance du prince. Oui, certainement, j'écrirai, puisque vous êtes assez généreux pour vous intéresser au chevalier.

—Il est vrai que je m'y intéresse plus qu'à tout autre. Il m'a sauvé la vie, au risque de la sienne, dans un incendie. Il m'a soigné et guéri de mes brûlures. Il a remplacé les effets que j'avais perdus. Il a passé des nuits à me veiller, comme s'il eût été mon serviteur et moi son maître. Il a arraché au vice une nièce que j'avais, et il en a fait, par ses bonnes paroles et ses généreux secours, une honnête femme. Que de bien n'a-t-il pas fait dans toute cette contrée et dans toute l'Europe, à ce qu'on assure! C'est le jeune homme le plus parfait qui existe, et Son Altesse l'aime comme son propre fils.

—Et pourtant Son Altesse l'envoie en prison pour une faute légère?

—Oh! Madame ignore qu'il n'y a point de faute légère aux yeux de Son Altesse, en fait d'indiscrétion.

—C'est donc un prince bien absolu?

—Admirablement juste, mais terriblement sévère.

—Et comment puis-je être pour quelque chose dans les préoccupations de son esprit et dans les décisions de son conseil?

—Cela, je l'ignore, comme Madame peut bien le penser. Beaucoup de secrets s'agitent en tout temps dans ce château, surtout lorsque le prince y vient passer quelques semaines, ce qui n'arrive pas souvent. Un pauvre serviteur tel que moi qui se permettrait de vouloir les approfondir n'y serait pas souffert longtemps; et comme je suis le doyen des personnes attachées à la maison, Madame doit comprendre que je ne suis ni curieux ni bavard; autrement...

—J'entends, monsieur Matteus. Mais sera-ce une indiscrétion de vous demander si la prison que subit le chevalier est rigoureuse?

—Elle doit l'être, Madame. Quoique je ne sache rien de ce qui se passe dans la tour et dans les souterrains, j'y ai vu entrer plus de gens que je n'en ai vu sortir. J'ignore s'il y a des issues dans la forêt: pour moi, je n'en connais pas dans le parc.

—Vous me faites trembler, Matteus. Serait-il possible que j'eusse attiré sur la tête de ce digne jeune homme des malheurs sérieux? Dites-moi, le prince est-il d'un caractère violent ou froid? Ses arrêts sont-ils dictés par une indignation passagère ou par un mécontentement réfléchi et durable?

—Ce sont là des détails dans lesquels il ne me convient pas d'entrer, répondit froidement Matteus.

—Eh bien, parlez-moi du chevalier, au moins. Est-il homme à demander et à obtenir grâce, ou à se renfermer dans un silence hautain?

—Il est tendre et doux, plein de respect et de soumission pour son Altesse. Mais si Madame lui a confié quelque secret, elle peut être tranquille: il se laisserait torturer plutôt que de livrer le secret d'un autre, fût-ce à l'oreille d'un confesseur.

—Eh bien, je le révélerai moi-même à son Altesse, ce secret qu'elle juge assez important pour allumer sa colère contre un infortuné. Oh! mon bon Matteus, ne pouvez-vous porter ma lettre tout de suite?

—Impossible avant la nuit, Madame.

—C'est égal, je vais écrire maintenant; une occasion imprévue peut se présenter.»

Consuelo rentra dans son cabinet, et écrivit pour demander au prince anonyme une entrevue dans laquelle elle s'engageait à répondre sincèrement à toutes les questions qu'il daignerait lui adresser.

A minuit, Matteus lui rapporta cette réponse cachetée:

«Si c'est au prince que vous voulez parler, votre demande est insensée. Vous ne le verrez, vous ne le connaîtrez jamais; vous ne saurez jamais son nom.—Si c'est devant le conseil des Invisibles que tu veux comparaître, tu seras entendue; mais réfléchis aux conséquences de ta résolution: elle décidera de ta vie et de celle d'un autre.»




XXVI.

Il fallut encore patienter vingt-quatre heures après cette lettre reçue. Matteus déclarait qu'il aimerait mieux se couper une main que de demander à voir le prince après minuit. Au déjeuner du lendemain, il se montra encore un peu plus expansif que la veille, et Consuelo crut remarquer que l'emprisonnement du chevalier l'avait aigri contre le prince, au point de lui donner une assez vive démangeaison d'être indiscret pour la première fois de sa vie. Cependant, lorsqu'elle l'eut fait causer pendant plus d'une heure, elle remarqua qu'elle n'était pas plus avancée qu'auparavant. Soit qu'il eût joué la simplicité pour étudier les pensées et les sentiments de Consuelo, soit qu'il ne sût rien relativement à l'existence des Invisibles et à la part que son maître prenait à leurs actes, il se trouva que Consuelo flottait dans une confusion étrange de notions contradictoires. Sur tout ce qui touchait à la position sociale du prince, Matteus s'était retranché dans l'impossibilité de manquer au silence rigoureux qu'on lui avait imposé. Il haussait, il est vrai, les épaules, en parlant de cette bizarre injonction. Il avouait qu'il ne comprenait pas la nécessité de porter un masque pour communiquer avec les personnes qui s'étaient succédé à des intervalles plus ou moins rapprochés, et pour des retraites plus ou moins longues, dans le pavillon. Il ne pouvait s'empêcher de dire que son maître avait des caprices inexplicables, et se livrait à des travaux incompréhensibles; mais toute curiosité, de même que toute indiscrétion, était paralysée chez lui par la crainte de châtiments terribles, sur la nature desquels il ne s'expliquait pas. En somme, Consuelo n'apprit rien, sinon qu'il se passait des choses singulières au château, que l'on n'y dormait guère la nuit, que tous les domestiques y avaient vu des esprits, que Matteus lui-même, qui se déclarait hardi et sans préjugés, avait rencontré souvent l'hiver, dans le parc, à des époques où le prince était absent et le château désert, des figures qui l'avaient fait frémir, qui étaient entrées là sans qu'il sût comment et qui en étaient sorties de même. Tout cela ne jetait pas une grande clarté sur la situation de Consuelo. Il lui fallut se résigner à attendre le soir pour envoyer cette nouvelle pétition:

«Quoi qu'il en puisse résulter pour moi, je demande instamment et humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles.»

La journée lui sembla d'une longueur mortelle; elle s'efforça de maîtriser son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu'elle avait composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle termina cette répétition à l'entrée de la nuit, par le sublime air d'Almirena dans le Rinaldo de Haendel:

Lascia ch'io pianga

La dura sorte

E ch'ia sospiri

La libertà

A peine l'eut-elle fini, qu'un violon d'une vibration extraordinaire répéta au dehors la phrase admirable qu'elle venait de dire, avec une expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre. Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se perdit dans l'éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu remarquables ne pouvaient appartenir qu'au comte Albert; mais elle chassa bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d'illusions pénibles et dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n'avait jamais entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n'y avait qu'un esprit frappé qui put s'obstiner à évoquer un spectre chaque fois que le son d'un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries, qu'elle s'aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait apporté ni à dîner ni à souper, et qu'elle était à jeun depuis le matin. Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n'eût été victime de l'intérêt qu'il lui avait marqué. Sans doute, les murs avaient des yeux et des oreilles. Matteus lui avait peut-être trop parlé; il avait murmuré un peu contre la disparition de Liverani: c'en était assez probablement pour qu'on lui fit partager son sort.

Ces nouvelles anxiétés empêchèrent Consuelo de sentir le malaise de la faim. Cependant la soirée s'avançait, Matteus ne paraissait pas; elle se risqua à sonner. Personne ne vint. Elle éprouvait une grande faiblesse, et surtout une grande consternation. Appuyée sur le bord de sa croisée, la tête dans ses mains, elle repassait dans son cerveau, déjà un peu troublé par les souffrances de l'inanition, les incidents bizarres de sa vie, et se demandait si c'était le souvenir de la réalité ou celui d'un long rêve, lorsqu'une main froide comme le marbre s'appuya sur sa tête, et une voix basse et profonde prononça ces mots:

«Ta demande est accueillie, suis-moi.»

Consuelo, qui n'avait pas encore songé à éclairer son appartement, mais qui avait, jusque-là, nettement distingué les objets dans le crépuscule, essaya de regarder celui qui lui parlait ainsi. Elle se trouvait tout à coup dans d'aussi épaisses ténèbres que si l'atmosphère était devenue compacte, et le ciel étoilé une voûte de plomb. Elle porta la main à son front privé d'air, et reconnut un capuchon à la fois léger et impénétrable comme celui que Cagliostro lui avait jeté une fois sur la tête sans qu'elle le sentit. Entraînée par une main invisible, elle descendit l'escalier du pavillon; mais elle ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait plus de degrés qu'elle ne lui en connaissait, et qu'il s'enfonçait dans des caves où elle marcha pendant près d'une demi-heure. La fatigue, la faim, l'émotion et une chaleur accablante ralentissait de plus en plus ses pas, et, à chaque instant prête à défaillir, elle fut tentée de demander grâce. Mais une certaine fierté, qui lui faisait craindre de paraître reculer devant sa résolution, l'engagea à lutter courageusement. Elle arriva enfin au terme du voyage, et on la fit asseoir. Elle entendit en ce moment un timbre lugubre, comme celui du tam-tam, frapper minuit lentement, et au douzième coup le capuchon fut enlevé de son front baigné de sueur.

Elle fut éblouie d'abord de l'éclat des lumières qui, toutes rassemblées sur un même point vis-à-vis d'elle, dessinaient une large croix flamboyante sur la muraille, lorsque ses yeux purent supporter cette transition, elle vit qu'elle était dans une vaste salle d'un style gothique, dont la voûte, divisée en arceaux surbaissés, ressemblait à celle d'un cachot profond ou d'une chapelle souterraine. Au fond de cette pièce, dont l'aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges, et la face couverte de masques d'un blanc livide, qui les faisaient ressembler à des cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des murailles latérales, une vingtaine d'hommes à manteaux et à masques noirs étaient rangés dans un profond silence. Consuelo se retourna, et vit derrière elle d'autres fantômes noirs. A chaque porte, il y en avait deux debout, une large épée brillante à la main.

En d'autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial lugubre n'était qu'un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons. Mais outre que les francs-maçons ne s'érigeaient pas en tribunal, et ne s'attribuaient pas le droit de faire comparaître dans leurs assemblées secrètes des personnes non initiées, elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette scène, à la trouver sérieuse, effrayante même. Elle s'aperçut qu'elle tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d'un profond silence où se tint l'assemblée, elle n'eût pas eu la force de se remettre et de se préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui se tenaient, l'épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de l'amener jusqu'au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une attitude de calme et de courage un peu affectés.

«Qui êtes-vous, et que demandez-vous?» dit l'homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite; enfin elle prit courage et répondit:

«Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la Porporina.

—N'as-tu point d'autre nom?» reprit l'interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit:

«J'en pourrais revendiquer un autre; mais je me suis engagée sur l'honneur à ne jamais le faire.

—Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal? Te crois-tu devant des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d'une loi grossière et aveugle? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous abuser par de vaines défaites? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que tu es, ou retire-toi.

—Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon silence est un devoir, et vous m'encouragerez à y persister.»

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs, et en un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l'exception de l'examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes:

«Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l'examen devient secret, et que vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez légitimement mariée au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les prétentions de sa famille?

—Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi m'oblige à la reconnaître.

—Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer? Est-ce une loi divine ou humaine? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel nous t'avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à des dangers plus affreux encore, tu le sais!

—Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu'une reconnaissance éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine, et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon cœur? je l'accepte: mais si elle me prescrit de manquer, pour vous complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser? Jugez vous-mêmes.

—Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles! Mais les circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine, tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors de toute considération humaine: préjugés de fortune, de rang et de naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l'opinion, respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du monde, rien de tout cela n'a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux, alors que réunis loin de l'œil des hommes, et armés du glaive de la justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être libre. Nous ne t'écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu comparais ici. Est-ce la Zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de Rudolstadt qui nous invoque?

—La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la société, n'en a aucun à réclamer ici. La Zingarella Consuelo...

—Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d'abjurer son nom, de repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la Zingarella Consuelo, pour ménager l'orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste?

—Non sans doute.

—Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens? ne dois-tu à la mémoire d'Albert ni respect, ni amour, ni fidélité?»

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L'idée qu'on allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la résurrection possible d'Albert, et même lui en montrer le fantôme, la remplit d'une telle frayeur, qu'elle ne put répondre.

«Épouse d'Albert Podiebrad, reprit l'examinateur, ton silence t'accuse. Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n'est à tes yeux qu'un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune obligation pour l'avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes intéressés à ton sort qu'en raison de tes liens avec le plus excellent des hommes. Tu n'étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t'avons rendue; toute réparation des maux qu'inflige le despotisme est un devoir et une jouissance pour nous. Mais notre protection n'ira pas plus loin. Dès demain tu quitteras cet asile que nous t'avions donné avec l'espérance que tu en sortirais purifiée et sanctifiée: tu retourneras au monde: à la chimère de la gloire, à l'enivrement des folles passions. Que Dieu ait pitié de toi! nous t'abandonnons sans retour.»

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours plus tôt, elle ne l'eût pas accepté sans appel; mais le mot de folles passions qui venait d'être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette heure, l'amour insensé qu'elle avait conçu pour l'inconnu, et qu'elle avait accueilli dans son cœur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui paraissait méritée jusqu'à un certain point. L'austérité de leur langage lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se révolter contre le droit qu'ils s'attribuaient de la juger et de la condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que, quelle que soit notre fierté naturelle, ou l'irréprochabilité de notre vie, nous ne subissions pas l'ascendant d'une parole grave qui nous accuse au dépourvu, et qu'au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce blâme. Consuelo ne se sentait pas à l'abri de tout reproche, et l'appareil déployé autour d'elle rendait sa position singulièrement pénible. Cependant, elle se rappela promptement qu'elle n'avait pas demandé à comparaître devant ce tribunal sans s'être préparée et résignée à sa rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un châtiment quelconque, s'il le fallait, pourvu que le chevalier fût disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

«Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin; je suis loin d'être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j'ai appris de vous par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous, m'ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le croire, d'où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m'avoir indiqué la route à suivre pour sortir de l'erreur et pour devenir digne de votre protection? Je sais qu'à cause d'Albert de Rudolstadt, le plus excellent des hommes, comme vous l'avez bien nommé, sa veuve méritait quelque intérêt; mais ne fussé-je pas la femme d'Albert, ou bien eussé-je été en tout temps indigne de l'être, la Zingara Consuelo, la fille sans nom, sans famille et sans patrie, n'a-t-elle pas encore des droits à votre sollicitude paternelle? Supposez que je sois une grande pécheresse; n'êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d'un maudit apporte plus de joie que la persévérance de cent élus? Enfin, si la loi qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de me sanctifier. Essayez d'élever mon âme à la hauteur de la vôtre. Je suis ignorante, et non rebelle. Prouvez-moi que vous êtes saints, en vous montrant patients et miséricordieux, et je vous accepterai pour mes maîtres et mes modèles.»

Il y eut un moment de silence. L'examinateur se retourna vers les juges, et ils parurent se consulter. Enfin l'un d'eux prit la parole et dit:

«Consuelo, tu t'es présentée ici avec orgueil; pourquoi ne veux-tu pas te retirer de même? Nous avions le droit de te blâmer, puisque tu venais nous interroger. Nous n'avons pas celui d'enchaîner ta conscience et de nous emparer de ta vie, si tu ne nous abandonnes volontairement et librement l'une et l'autre. Pouvons-nous te demander ce sacrifice? Tu ne nous connais pas. Ce tribunal dont tu invoques la sainteté est peut-être le plus pervers ou tout au moins le plus audacieux qui ait jamais agi dans les ténèbres contre les principes qui régissent le monde: qu'en sais-tu? Et si nous avions à te révéler la science profonde d'une vertu toute nouvelle, aurais-tu le courage de te vouer à une étude si longue et si ardue, avant d'en savoir le but? Nous-mêmes pourrions-nous prendre confiance dans la foi persévérante d'un néophyte aussi mal préparé que toi? Nous aurions peut-être des secrets importants à te confier, et nous n'en chercherions la garantie que dans tes instincts généreux; nous les connaissons assez pour croire à ta discrétion: mais ce n'est pas de confidents discrets que nous avons besoin; nous n'en manquons pas. Nous avons besoin, pour faire avancer la loi de Dieu, de disciples fervents, libres de tous préjugés, de tout égoïsme, de toutes passions frivoles, de toutes habitudes mondaines. Descends en toi-même; peux-tu nous faire tous ces sacrifices? Peux-tu modeler tes actions et calquer ta vie sur les instincts que tu ressens, et sur les principes que nous te donnerions pour les développer? Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux t'associer à des hommes graves pour travailler à l'œuvre des siècles?

—Tout ce que vous dites est bien sérieux, en effet, répondit Consuelo, et je le comprends à peine. Voulez-vous me donner le temps d'y réfléchir? Ne me chassez pas de votre sein sans avoir interrogé mon cœur. J'ignore s'il est digne des lumières que vous y pouvez répandre. Mais quelle âme sincère est indigne de la vérité? En quoi puis-je vous être utile? Je m'effraie de mon impuissance. Femme et artiste, c'est-à-dire enfant! mais pour me protéger comme vous l'avez fait, il faut que vous ayez pressenti en moi quelque chose... Et moi, quelque chose me dit que je ne dois pas vous quitter sans avoir essayé de vous prouver ma reconnaissance. Ne me bannissez donc pas: essayez de m'instruire.

—Nous t'accordons encore huit jours pour faire tes réflexions, reprit le juge en robe rouge qui avait déjà parlé; mais tu dois auparavant t'engager sur l'honneur à ne pas faire la moindre tentative pour savoir où tu es, et quelles sont les personnes que tu vois ici. Tu dois t'engager également à ne pas franchir l'enceinte réservée à tes promenades, quand même tu verrais les portes ouvertes et les spectres de tes plus chers amis te faire signe. Tu dois n'adresser aucune question aux gens qui te servent, ni à quiconque pourrait pénétrer clandestinement chez toi.

—Cela n'arrivera jamais, répondit vivement Consuelo; je m'engage, si vous le voulez, à ne jamais recevoir personne sans votre autorisation, et en revanche je vous demande humblement la grâce...

—Tu n'as point de grâce à nous demander, point de conditions à proposer. Tous les besoins de ton âme et de ton corps ont été prévus pour le temps que tu avais à passer ici. Si tu regrettes quelque parent, quelque ami, quelque serviteur, tu es libre de partir. La solitude ou une société réglée comme nous l'entendons sera ton partage chez nous.

—Je ne demande rien pour moi-même; mais on m'a dit qu'un de vos amis, un de vos disciples ou de vos serviteurs (car j'ignore le rang qu'il occupe parmi vous) subissait à cause de moi un châtiment sévère. Me voici prête à m'accuser des torts qu'on lui impute, et c'est pour cela que j'ai demandé à comparaître devant vous.

—Est-ce une confession sincère et détaillée que tu offres de nous faire?

—S'il le faut pour qu'il soit absous... quoique ce soit, pour une femme, une étrange torture morale que de se confesser hautement devant huit hommes...

—Épargne-toi cette humiliation. Nous n'aurions aucune garantie de ta sincérité, et d'ailleurs nous n'avions encore tout à l'heure aucun droit sur toi. Ce que tu as dit, ce que tu as pensé il y a une heure, rentre pour nous dans ton passé. Mais songe qu'à partir de cet instant nous sommes les maîtres de sonder les plus secrets replis de ton âme. C'est à toi de garder cette âme assez pure pour être toujours prête à nous la dévoiler sans souffrante et sans honte.

—Votre générosité est délicate et paternelle. Mais il ne s'agit pas de moi seule ici. Un autre expie mes torts. Ne dois-je pas le justifier?

—Ce soin ne te regarde pas. S'il est un coupable parmi nous, il se disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l'aiderons à se vaincre. Tu parles de châtiment rigoureux; nous n'infligeons que des châtiments moraux. Cet homme, quel qu'il soit, est notre égal, notre frère; il n'y a chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes: de faux rapports t'ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point.»

À ce dernier mot, l'examinateur agita une sonnette; les deux hommes noirs masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours souterrains qu'elle avait suivis pour s'en éloigner.




XXVII.

La Porporina n'ayant plus sujet, d'après le langage bienveillant et paternel des Invisibles, d'être sérieusement inquiète du chevalier, et jugeant que Matteus n'avait pas vu très-clair dans cette affaire, éprouva en quittant ce mystérieux conciliabule, un grand soulagement d'esprit. Tout ce qu'on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des rayons derrière un nuage; et l'inquiétude ni l'effort de la volonté ne la soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé l'étouffait. Elle s'arrêta plusieurs fois, fut forcée d'accepter les bras de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre, elle tomba en faiblesse. Peu d'instants après, elle se sentit ranimée par un flacon qui lui fut présenté, et par l'air bienfaisant qui circulait dans l'appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l'avaient ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s'empressait de servir un souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l'avait mise en léthargie pour l'amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque, et à sa voix qu'elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en quelle circonstance.

«Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure prescription sera de me faire souper bien vite. Je n'ai pas d'autre mal que la faim; mais je vous supplie de m'épargner cette fois le café que vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le supporter.

—Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse: mon ordonnance ne porte rien de semblable. Aujourd'hui voulez-vous vous fier à moi et me permettre de souper avec vous? La volonté de Son Altesse est que je ne vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse entièrement.

—Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le docteur, ce sera le mien aussi d'avoir l'honneur de votre compagnie pour souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de la table.

—Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la dextérité d'un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à la voracité insurmontable qu'on éprouve après un long jeune, et vous pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient, j'aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles sur mon assiette.»

La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa sur la table en disant:

«Au diable cette puérilité qui m'empêche de respirer et de sentir le goût de ce que je mange!»

Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui qu'elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville, premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l'avait aperçu de loin à Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En ce moment le contraste de son appétit glouton avec l'émotion et l'accablement qu'elle éprouvait, lui rappelèrent la sécheresse de ses idées et de ses discours au milieu de la consternation et de la douleur de la famille de Rudolstadt, et elle eut peine à lui cacher l'impression désagréable qu'il lui causait. Mais le Supperville, absorbé par le fumet du faisan, paraissait ne faire aucune attention à son trouble.

Matteus vint compléter le ridicule de la situation où se plaçait le docteur, par une exclamation naïve. Le circonspect serviteur le servait depuis cinq minutes sans s'apercevoir qu'il avait le visage découvert, et ce ne fut qu'au moment de prendre le masque pour le couvercle du pâté, et de le placer méthodiquement sur la brèche ouverte, qu'il s'écria avec terreur:

«Miséricorde, monsieur le docteur, vous avez laissé choir votre visage sur la table!

—Au diable ce visage d'étoffe! te dis-je. Je ne pourrai jamais m'habituer à manger avec cela. Mets-le dans un coin, tu me le rendras quand je sortirai.

—Comme il vous plaira, monsieur le docteur, dit Matteus d'un ton consterné. Je m'en lave les mains. Mais Votre Seigneurie n'ignore pas que je suis forcé tous les soirs de rendre compte de point en point de tout ce qui s'est fait et dit ici. J'aurai beau dire que votre visage s'est détaché par mégarde, je ne pourrai pas nier que Madame n'ait vu ce qui était dessous.

—Fort bien, mon brave. Tu feras ton rapport, dit le docteur sans se déconcerter.

—Et vous remarquerez, monsieur Matteus, observa Consuelo, que je n'ai aucunement provoqué M. le docteur à cette désobéissance, et que ce n'est pas ma faute si je l'ai reconnu.

—Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche pleine. Le prince n'est pas si diable qu'il est noir, et je ne le crains guère. Je lui dirai que, puisqu'il m'avait autorisé à souper avec vous, il m'avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la mastication et à la déglutition. D'ailleurs j'avais l'honneur d'être trop bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m'eût pas déjà trahi. C'est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince fera bon marché tout le premier.

—C'est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j'aime mieux que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi.»

Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément et but à proportion: après quoi, Matteus s'étant retiré pour changer le service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à Consuelo:

«Chère Signora, je ne suis pas si gourmand que j'en ai l'air (Supperville, étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui vous intéressent très-particulièrement.

—De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses, monsieur? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu'elle venait de faire aux Invisibles.

—C'est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à cœur ouvert, peu soucieux qu'on répète mes paroles.»

Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison: mais elle pensa aussi qu'un homme dévoué aux Invisibles au point de se charger d'empoisonner à demi les gens pour les amener, à leur insu, dans ce château, ne pouvait agir comme il le faisait sans y être secrètement autorisé. C'est un piège qu'on me tend, pensa-t-elle. C'est une série d'épreuves qui commence. Voyons, et observons l'attaque.

«Il faut donc, Madame, continua le docteur, que je vous dise où et chez qui vous êtes.»

«Nous y voilà!» se dit Consuelo; et elle se hâta de répondre: «Grand merci, monsieur le docteur, je ne vous l'ai pas demandé, et je désire ne pas le savoir.

Ta ta ta! reprit Supperville, vous voilà tombée dans la voie romanesque où il plaît au prince d'entraîner tous ses amis. Mais n'allez point donner sérieusement dans ces sornettes-là: le moins qui pourrait vous en arriver serait de devenir folle et de grossir son cortège d'aliénés et de visionnaires. Je n'ai pas l'intention, pour ma part, de manquer à la parole que je lui ai donnée de ne vous dire ni son nom ni celui du lieu où vous vous trouvez. C'est là d'ailleurs ce qui doit le moins vous préoccuper; car ce ne serait qu'une satisfaction pour votre curiosité, et ce n'est pas cette maladie que je veux traiter chez vous; c'est l'excès de confiance, au contraire. Vous pouvez donc apprendre, sans lui désobéir et sans risquer de lui déplaire (je suis intéressé à ne pas vous trahir), que vous êtes ici chez le meilleur et le plus absurde des vieillards. Un homme d'esprit, un philosophe, une âme courageuse et tendre jusqu'à l'héroïsme, jusqu'à la démence. Un rêveur qui traite l'idéal comme une réalité, et la vie comme un roman. Un savant qui, à force de lire les écrits des sages et de chercher la quintessence des idées, est arrivé, comme don Quichotte après la lecture de tous ses livres de chevalerie, à prendre les auberges pour des châteaux, les galériens pour d'innocentes victimes, et les moulins à vent pour des monstres. Enfin un saint, si on ne considère que la beauté de ses intentions, un fou si on en pèse le résultat. Il a imaginé, entre autres choses, un réseau de conspiration permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l'action des méchants dans le monde: 1° combattre et contrarier la tyrannie des gouvernants; 2° réformer l'immoralité ou la barbarie des lois qui régissent les sociétés; 3° verser dans le cœur de tous les hommes de courage et de dévouement l'enthousiasme de sa propagande et le zèle de sa doctrine. Rien que ça? hein? et il croît y parvenir! Encore s'il était secondé par quelques hommes sincères et raisonnables, le peu de bien qu'il réussit à faire pourrait porter ses fruits! Mais, par malheur, il est environné d'une clique d'intrigants et d'imposteurs audacieux qui feignent de partager sa foi et de servir ses projets, et qui se servent de son crédit pour accaparer de bonnes places dans toutes les cours de l'Europe, non sans se mettre au bout des doigts la meilleure partie de l'argent destiné à ses bonnes œuvres. Voilà l'homme et son entourage. C'est à vous de juger dans quelles mains vous êtes, et si cette protection généreuse qui vous a heureusement tirée des grilles du petit Fritz ne risque pas de vous faire tomber pis, à force de vouloir vous élever dans les nues. Vous voilà avertie. Méfiez-vous des belles promesses, des beaux discours, des scènes de tragédie, des tours de passe-passe des Cagliostro, des Saint-Germain et consorts.

—Ces deux derniers personnages sont-ils donc actuellement ici? demanda Consuelo un peu troublée, et flottante entre le danger d'être jouée par le docteur et la vraisemblance de ses assertions.

—Je n'en sais rien, répondit-il. Tout s'y passe mystérieusement. Il y a deux châteaux: un visible et palpable, où l'on voit arriver des gens du monde qui ne se doutent de rien, où l'on donne des fêtes, où l'on déploie l'appareil d'une existence princière, frivole et inoffensive. Ce château-là couvre et cache l'autre, qui est un petit monde souterrain assez habilement masqué. Dans le château invisible s'élucubrent tous les songes creux de Son Altesse. Novateurs, réformateurs, inventeurs, sorciers, prophètes, alchimistes, tous architectes d'une société nouvelle toujours prête, selon leur dire, à avaler l'ancienne demain ou après-demain; voilà les hôtes mystérieux que l'on reçoit, que l'on héberge, et que l'on consulte sans que personne le sache à la surface du sol, ou du moins sans qu'aucun profane puisse expliquer le bruit des caves autrement que par la présence d'esprits follets et de revenants tracassiers dans les œuvres basses du bâtiment. Maintenant concluez: les susdits charlatans peuvent être à cent lieues d'ici, car ils sont grands voyageurs de leur nature, ou à cent pas de nous, dans de bonnes chambres à portes secrètes et à double fond. On dit que ce vieux château a servi autrefois de rendez-vous aux francs-juges, et que depuis, à cause de certaines traditions héréditaires, les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des complots terribles, qui n'ont jamais, que je sache, abouti à rien. C'est une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux qui y donnent le moins. Moi, je ne suis pas initié aux merveilles du château invisible. Je passe ici quelques jours de temps en temps, quand ma souveraine, la princesse Sophie de Prusse, margrave de Bareith, me donne la permission d'aller prendre l'air hors de ses États. Or, comme je m'ennuie prodigieusement à la délicieuse cour de Bareith, qu'au fond j'ai de l'attachement pour le prince dont nous parlons, et que je ne suis pas fâché de jouer parfois un petit tour au grand Frédéric que je déteste, je rends au susdit prince quelques services désintéressés, et dont je me divertis tout le premier. Comme je ne reçois d'ordres que de lui, ces services sont toujours fort innocents. Celui d'aider à vous tirer de Spandaw, et de vous amener ici comme une pauvre colombe endormie, n'avait rien qui me répugnât. Je savais que vous y seriez bien traitée, et je pensais que vous auriez occasion de vous y amuser. Mais si, au contraire, on vous y tourmente, si les conseillers charlatans de Son Altesse prétendent s'y emparer de vous, et vous faire servir à leurs intrigues dans le monde...

—Je ne crains rien de semblable, répondit Consuelo de plus en plus frappée des explications du docteur. Je saurai me préserver de leurs suggestions, si elles blessent ma droiture et révoltent ma conscience.

—En êtes-vous bien sûre, madame la comtesse? reprit Supperville. Tenez! ne vous y fiez pas, et ne vous vantez de rien. Des gens fort raisonnables et fort honnêtes sont sortis d'ici timbrés et tout prêts à mal faire. Tous les moyens sont bons aux intrigants qui exploitent le prince, et ce cher prince est si facile à éblouir, que lui-même a mis la main à la perdition de quelques bonnes âmes en croyant les sauver. Sachez que ces intrigants sont fort habiles, qu'ils ont des secrets pour effrayer, pour convaincre, pour émouvoir, pour enivrer les sens et frapper l'imagination. D'abord une persistance de tracasseries et une foule de petits moyens incompréhensibles: et puis des recettes, des systèmes, des prestiges à leur service. Ils vous enverront des spectres, ils vous feront jeûner pour vous ôter la lucidité de l'esprit, ils vous assiégeront de fantasmagories riantes ou affreuses. Enfin ils vous rendront superstitieuse, folle peut-être, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et alors...

—Et alors? que peuvent-ils attendre de moi? que suis-je dans le monde pour qu'ils aient besoin de m'attirer dans leurs filets?

—Oui-da! La comtesse de Rudolstadt ne s'en doute pas?

—Nullement, monsieur le docteur.

—Vous devez vous rappeler pourtant que M. Cagliostro vous a fait voir feu le comte Albert, votre mari, vivant et agissant?

—Comment savez-vous cela, si vous n'êtes pas initié aux mystères du monde souterrain dont vous parlez?

—Vous l'avez raconté à la princesse Amélie de Prusse, qui est un peu bavarde, comme toutes les personnes curieuses. Ignorez-vous, d'ailleurs, qu'elle est fort liée avec le spectre du comte de Rudolstadt?

—Un certain Trismégiste, à ce qu'on m'a dit!

—Précisément. J'ai vu ce Trismégiste, et il est de fait qu'il ressemble au comte d'une manière surprenante au premier abord. On peut le faire ressembler davantage en le coiffant et en l'habillant comme le comte avait coutume d'être, en lui rendant le visage blême, et en lui faisant étudier l'allure et les manières du défunt. Comprenez-vous maintenant?

—Moins que jamais. Quel intérêt aurait-on à faire passer cet homme pour le comte Albert?

—Que vous êtes simple et loyale! Le comte Albert est mort, laissant, une grande fortune, qui va tomber en quenouille, des mains de la chanoinesse Wenceslawa à celles de la petite baronne Amélie, cousine du comte Albert, à moins que vous ne fassiez valoir vos droits à un douaire ou à une jouissance viagère. On tâchera d'abord de vous y décider...

—Il est vrai, s'écria Consuelo; vous m'éclairez sur le sens de certaines paroles!

—Ce n'est rien encore: cette jouissance viagère, très-contestable, du moins en partie, ne satisferait pas l'appétit des chevaliers d'industrie qui veulent vous accaparer. Vous n'avez pas d'enfant; il vous faut un mari. Eh bien, le comte Albert n'est pas mort: il était en léthargie, on l'a enterré vivant; le diable l'a tiré de là; M. de Cagliostro lui a donné une potion; M. de Saint-Germain l'a emmené promener. Bref, au bout d'un ou deux ans il reparaît, raconte ses aventures, se jette à vos pieds, consomme son mariage avec vous, part pour le château des Géants, se fait reconnaître de la vieille chanoinesse et de quelques vieux serviteurs qui n'y voient pas très-clair, provoque une enquête, s'il y a contestation, et paie les témoins. Il fait même le voyage de Vienne avec son épouse fidèle, pour réclamer ses droits auprès de l'impératrice. Un peu de scandale ne nuit pas à ces sortes d affaires. Toutes les grandes dames s'intéressent à un bel homme, victime d'une funeste aventure et de l'ignorance d'un sot médecin. Le prince de Kaunitz, qui ne hait pas les cantatrices, vous protège; votre cause triomphe; vous retournez victorieuse à Riesenburg, vous mettez à la porte votre cousine Amélie; vous êtes riche et puissante; vous vous associez au prince d'ici et à ses charlatans pour réformer la société et changer la face du monde. Tout cela est fort agréable, et ne coûte que la peine de se tromper un peu, en prenant à la place d'un illustre époux un bel aventurier, homme d'esprit, et grand diseur de bonne aventure par-dessus le marché. Y êtes-vous, maintenant? Faites vos réflexions. Il était de mon devoir comme médecin, comme ami de la famille de Rudolstadt, et comme homme d'honneur, de vous dire tout cela. On avait compté sur moi pour constater, dans l'occasion, l'identité du Trismégiste avec le comte Albert. Mais moi qui l'ai vu mourir, non avec les yeux de l'imagination, mais avec ceux de la science, moi qui ai fort bien remarqué certaines différences entre ces deux hommes, et qui sais qu'à Berlin on connaît l'aventurier de longue date, je ne me prêterai point à une pareille imposture. Grand merci! Je sais que vous ne vous y prêteriez pas davantage, mais qu'on mettra tout en œuvre pour vous persuader que le comte Albert a grandi de deux pouces et pris de la fraîcheur et de la santé dans son cercueil. J'entends ce Matteus qui revient; c'est une bonne bête, qui ne se doute de rien. Moi, je me retire, j'ai dit. Je quitte ce château dans une heure, n'ayant que faire ici davantage.»

Après avoir parlé ainsi avec une remarquable volubilité, le docteur remit son masque, salua profondément Consuelo, et se retira, la laissant achever son souper toute seule si bon lui semblait: elle n'était guère disposée à le faire. Bouleversée et atterrée de tout ce qu'elle venait d'entendre, elle se retira dans sa chambre, et n'y trouva un peu de repos qu'après avoir souffert longtemps les plus douloureuses perplexités et les plus vagues angoisses du doute et de l'inquiétude.




XXVIII.

Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels encouragements des Invisibles, lui faisaient l'effet d'une immersion d'eau glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s'était élevée un instant vers le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au docteur de l'avoir désabusée; car déjà elle s'était plu, dans ses rêves, à revêtir d'une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les bras comme une famille d'adoption, comme un refuge contre les dangers du monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le reconnaissait sans pouvoir en éprouver pour lui; sa conduite n'était-elle pas d'un homme sincère, courageux et désintéressé? Mais Consuelo le trouvait trop sceptique, trop matérialiste, trop porté à mépriser les bonnes intentions et à railler les beaux caractères. Quoi qu'il lui eût dit de la crédulité imprudente et dangereuse du prince anonyme, elle se faisait encore une haute idée de ce noble vieillard, ardent pour le bien comme un jeune homme, et naïf comme un enfant dans sa foi à la perfectibilité humaine. Les discours qu'on lui avait tenus dans la salle souterraine lui revenaient à l'esprit, et lui paraissaient remplis d'autorité calme et d'austère sagesse. La charité et la bonté y perçaient sous les menaces et sous les réticences d'une sévérité affectée, prête à se démentir au moindre élan du cœur de Consuelo. Des fourbes, des cupides, des charlatans auraient-ils parlé et agi ainsi envers elle? Leur vaillante entreprise de réformer le monde, si ridicule aux yeux du frondeur Supperville, répondait au vœu éternel, aux romanesques espérances, à la foi enthousiaste qu'Albert avait inspirées à son épouse, et qu'elle avait retrouvées avec une bienveillante sympathie dans la tête malade, mais généreuse, de Gottlieb. Ce Supperville n'était-il pas haïssable de vouloir l'en dissuader, et de lui ôter sa foi en Dieu, en même temps que sa confiance dans les Invisibles?

Consuelo, bien plus portée à la poésie de l'âme qu'à la sèche appréciation des tristes réalités de la vie présente, se débattait sous les arrêts de Supperville et s'efforçait de les repousser. Ne s'était-il pas livré à des suppositions gratuites, lui qui avouait n'être pas initié au monde souterrain, et qui paraissait même ignorer le nom et l'existence du conseil des Invisibles? Que Trismégiste fût un chevalier d'industrie, cela était possible, quoique la princesse Amélie affirmât le contraire, et que l'amitié du comte Golowkin, le meilleur et le plus sage des grands que Consuelo eût rencontrés à Berlin, parlât en sa faveur. Que Cagliostro et Saint-Germain fussent aussi des imposteurs, cela se pouvait encore supposer, bien qu'ils eussent pu, eux aussi, être trompés par une ressemblance extraordinaire. Mais en confondant ces trois aventuriers dans le même mépris, il n'en ressortait pas qu'ils fissent partie du conseil des Invisibles, ni que cette association d'hommes vertueux ne pût repousser leurs suggestions aussitôt que Consuelo aurait constaté elle-même que Trismégiste n'était pas Albert. Ne serait-il pas temps de leur retirer sa confiance après cette épreuve décisive, s'ils persistaient à vouloir la tromper si grossièrement? Jusque-là, Consuelo voulut tenter la destinée et connaître davantage ces Invisible à qui elle devait sa liberté, et dont les paternels reproches avaient été jusqu'à son cœur. Ce fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta, et en attendant l'issue de l'aventure, elle résolut de traiter tout ce que Supperville lui avait dit comme une épreuve qu'il avait été autorisé à lui faire subir, ou bien comme un besoin d'épancher sa bile contre des rivaux mieux vus et mieux traités que lui par le prince.

Une dernière hypothèse tourmentait Consuelo plus que toutes les autres. Était-il absolument impossible qu'Albert fût vivant? Supperville n'avait pas observé les phénomènes qui avaient précédé, pendant deux ans, sa dernière maladie. Il avait même refusé d'y croire, s'obstinant à penser que les fréquentes absences du jeune comte dans le souterrain étaient consacrées à de galants rendez-vous avec Consuelo. Elle seule, avec Zdenko, avait le secret de ses crises léthargiques. L'amour-propre du docteur ne pouvait lui permettre d'avouer qu'il avait pu s'abuser en constatant la mort. Maintenant que Consuelo connaissait l'existence et la puissance matérielle du conseil des Invisibles, elle osait se livrer à bien des conjectures sur la manière dont ils avaient pu arracher Albert aux horreurs d'une sépulture anticipée et le recueillir secrètement parmi eux pour des fins inconnues. Tout ce que Supperville lui avait révélé des mystères du château et des bizarreries du prince, aidait à confirmer cette supposition. La ressemblance d'un aventurier nommé Trismégiste, pouvait compliquer le merveilleux du fait, mais elle ne détruisait pas sa possibilité. Cette pensée s'empara si fort de la pauvre Consuelo, qu'elle tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n'hésiterait pas à le rejoindre dès qu'on le lui permettrait, et à se dévouer à lui éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu'elle devait souffrir d'un dévouement où l'amour n'entrerait pour rien. Le chevalier se présentait à son imagination comme une cause d'amers regrets, et à sa conscience comme une source de futurs remords. S'il fallait renoncer à lui, l'amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées, il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était si bien; elle se disait qu'il était dans sa destinée de se sacrifier à cet homme, peut-être même au delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette destinée jusqu'au bout: mais elle souffrait étrangement, et pleurait l'inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.

Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d'une aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s'approcher d'elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit à prendre une mouche dans sa main.

«Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon? lui disait Consuelo avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m'eusses cherchée et retrouvée ici? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante, tu ressembles à mon ami et tu ne l'es pas. Tu appartiens à quelque jardinier, et tu t'es échappé de la serre où tu as passé les jours froids parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier; puisque l'instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs, je veux reporter sur toi toute l'amitié que j'avais pour ton frère.»

Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d'heure avec cette aimable bestiole, lorsqu'elle entendit au dehors un petit sifflement qui parut faire tressaillir l'intelligente créature. Elle laissa tomber les friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d'une autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre dans le feuillage. Mais en cherchant à l'y découvrir encore, elle aperçut au fond de son jardin, sur l'autre rive du ruisseau qui le bornait, dans un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la distance. C'était Gottlieb, qui se traînait le long de l'eau d'une manière assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant un peu la défense des Invisibles, s'efforça, en agitant son mouchoir à la fenêtre, d'attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant, et il s'éloigna sans avoir remarqué Consuelo.

«Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville! se dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant; son ange gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c'est aussi pour moi le présage d'une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes protecteurs: la méfiance flétrit le cœur.»

Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d'une manière fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu'on lui avait annoncée, et elle s'avisa de lire, pour la première fois depuis qu'elle était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n'avait encore jeté qu'un coup d'œil distrait, et résolut d'examiner sérieusement le choix des livres qu'on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon uniques pour la plupart. C'était une collection des écrits des philosophes les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais abrégés et réduits à l'essence de leurs doctrines, et traduits dans les diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n'ayant jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement ceux des hérétiques et novateurs célèbres du moyen âge, précieuses dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l'inquisition, et aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux hérétiques de l'Allemagne, lors de la guerre de trente ans. Consuelo ne pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par quelque bibliophile aident, ou par quelque adepte courageux. Les originaux l'eussent intéressée à cause des caractères et des vignettes, mais elle n'en avait sous les yeux qu'une traduction, faite avec soin et calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha de préférence les traductions fidèles de Wickleff, de Jean Huss, et des philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez bien par ses longues conversations avec Albert. En les feuilletant, elle ne les lut guère davantage, et pourtant elle les connut de mieux en mieux. Consuelo avait l'âme essentiellement religieuse, sans avoir l'esprit philosophique. Si elle n'eût vécu dans ce milieu raisonneur et clairvoyant du monde de son temps, elle eût facilement tourné à la superstition et au fanatisme. Telle qu'elle était encore, elle comprenait mieux les discours exaltés de Gottlieb que les écrits de Voltaire, lus cependant avec ardeur par toutes les belles dames de l'époque. Cette fille intelligente et simple, courageuse et tendre, n'avait pas la tête façonnée aux subtilités du raisonnement. Elle était toujours éclairée par le cœur avant de l'être par le cerveau. Saisissant toutes les révélations du sentiment, par une prompte assimilation, elle pouvait être instruite philosophiquement; et elle l'avait été remarquablement pour son âge, pour son sexe et pour sa position, par l'enseignement d'une parole amie, de la parole éloquente et chaleureuse d'Albert. Les organisations d'artistes acquièrent plus dans les émotions d'un cours ou d'une prédication que dans l'étude patiente et souvent froide des livres. Telle était Consuelo: elle ne pouvait pas lire une page entière avec attention; mais si une grande pensée, heureusement rendue et résumée par une expression colorée, venait à la frapper, son âme s'y attachait; elle se la répétait comme une phrase musicale: le sens, quelque profond qu'il fût, la pénétrait comme un rayon divin, elle vivait sur cette idée, elle l'appliquait à toutes ses émotions, elle y puisait une force réelle, elle se la rappelait toute sa vie. Et ce n'était pas pour elle une vaine sentence, c'était une règle de conduite, une armure pour le combat. Qu'avait-elle besoin d'analyser et de résumer le livre où elle l'avait saisie? Tout ce livre se trouvait écrit dans son cœur, dès que l'inspiration qui l'avait produit s'était emparée d'elle. Sa destinée ne lui commandait pas d'aller au delà. Elle ne prétendait pas à concevoir savamment un monde philosophique dans son esprit. Elle sentait la chaleur des secrètes révélations qui sont accordées aux âmes poétiques lorsqu'elles sont aimantes. C'est ainsi qu'elle lut pendant plusieurs jours sans rien lire. Elle n'eût pu rendre compte de rien; mais plus d'une page où elle n'avait vu qu'une ligne fut mouillée de ses larmes, et souvent elle courut au clavecin pour y improviser des chants dont la tendresse et la grandeur furent l'expression brûlante et spontanée de son émotion généreuse.

Une semaine entière s'écoula pour elle dans une solitude que ne troublèrent plus les rapports de Matteus. Elle s'était promis de ne plus lui adresser la moindre question, et peut-être avait-il été tancé de son indiscrétion, car il était devenu aussi taciturne qu'il avait été prolixe dans les premiers jours. Le rouge-gorge revint voir Consuelo tous les malins, mais sans être accompagné de loin par Gottlieb. Il semblait que ce petit être (Consuelo n'était pas loin de le croire enchanté) eût des heures régulières pour venir l'égayer de sa présence, et s'en retourner ponctuellement vers midi, auprès de son autre ami. Au fait, il n'y avait rien là de merveilleux. Les animaux en liberté ont des habitudes, et se font un emploi réglé de leurs journées, avec plus d'intelligence et de prévision encore que les animaux domestiques. Un jour, cependant, Consuelo remarqua qu'il ne volait pas aussi gracieusement qu'à l'ordinaire. Il paraissait contraint et impatienté. Au lieu de venir becqueter ses doigts, il ne songeait qu'à se débarrasser à coups d'ongles et de bec d'une entrave irritante. Consuelo s'approcha de lui, et vit un fil noir qui pendait à son aile. Le pauvre petit avait-il été pris dans un lacet, et ne s'en était-il échappé qu'à force de courage et d'adresse, emportant un bout de sa chaîne? Elle n'eut pas de peine à le prendre, niais elle en eut un peu à le délivrer d'un brin de soie adroitement croisé sur son dos, et qui fixait sous l'aile gauche un très-petit sachet d'étoffe brune fort mince. Dans ce sachet elle trouva un billet écrit en caractères imperceptibles sur un papier si fin, qu'elle craignait de le rompre avec son souffle. Dès les premiers mots, elle vit bien que c'était un message de son cher inconnu. Il contenait ce peu de mots:

«On m'a confié une œuvre généreuse, espérant que le plaisir de faire le bien calmerait l'inquiétude de ma passion. Mais rien, pas même l'exercice de la charité, ne peut distraire une âme où tu règnes. J'ai accompli ma tâche plus vite qu'on ne le croyait possible. Je suis de retour, et je t'aime plus que jamais. Le ciel pourtant s'éclaircit. J'ignore ce qui s'est passé entre toi et eux; mais ils semblent plus favorables, et mon amour n'est plus traité comme un crime, mais comme un malheur pour moi seulement. Un malheur! Oh! ils n'aiment pas! Ils ne savent pas que je ne puis être malheureux si tu m'aimes; et tu m'aimes, n'est-ce pas? Dis-le au rouge-gorge de Spandaw. C'est lui. Je l'ai apporté dans mon sein. Oh! qu'il me paie de mes soins en m'apportant un mot de toi! Gottlieb me le remettra fidèlement sans le regarder.»

Les mystères, les circonstances romanesques attisent le feu de l'amour. Consuelo éprouva la plus violente tentation de répondre, et la crainte de déplaire aux Invisibles, le scrupule de manquer à ses promesses, ne la retinrent que faiblement, il faut bien l'avouer. Mais, en songeant qu'elle pouvait être découverte et provoquer un nouvel exil du chevalier, elle eut le courage de s'abstenir. Elle rendit la liberté au rouge-gorge sans lui confier un seul mot de réponse, mais non sans répandre des larmes amères sur le chagrin et le désappointement que cette sévérité causerait à son amant.

Elle essaya de reprendre ses études; mais ni la lecture ni le chant ne purent la distraire de l'agitation qui bouillonnait dans son sein, depuis qu'elle savait le chevalier près d'elle. Elle ne pouvait s'empêcher d'espérer qu'il désobéirait pour deux, et qu'elle le verrait se glisser le soir dans les buissons fleuris de son jardin. Mais elle ne voulut pas l'encourager en se montrant. Elle passa la soirée enfermée, épiant, à travers sa jalousie, palpitante, remplie de crainte et de désir, résolue pourtant à ne pas répondre à son appel. Elle ne le vit point paraître, et en éprouva autant de douleur et de surprise que si elle eût compté sur une témérité dont elle l'eût pourtant blâmé, et qui eût réveillé toutes ses terreurs. Tous les petits drames mystérieux des jeunes et brûlantes amours s'accomplirent dans son sein en quelques heures. C'était une phase nouvelle, des émotions inconnues dans sa vie. Elle avait souvent attendu Anzoleto, le soir, sur les quais de Venise ou sur les terrasses de la Corte Minelli; mais elle l'avait attendu en repassant sa leçon du matin, ou en disant son chapelet, sans impatience, sans frayeur, sans palpitations et sans angoisse. Cet amour d'enfant était encore si près de l'amitié, qu'il ne ressemblait en rien à ce qu'elle sentait maintenant pour Liverani. Le lendemain, elle attendit le rouge-gorge avec anxiété, le rouge-gorge ne vint pas. Avait-il été saisi au passage par de farouches argus? L'humeur que lui donnait cette ceinture de soie et ce fardeau pesant pour lui l'avait-il empêché de sortir? Mais il avait tant d'esprit, qu'il se fût rappelé que Consuelo l'en avait délivré la veille, et il fût venu la prier de lui rendre encore ce service.

Consuelo pleura toute la journée. Elle qui ne trouvait pas de larmes dans les grandes catastrophes, et qui n'en avait pas versé une seule sur son infortune à Spandaw, elle se sentit brisée et consumée par les souffrances de son amour, et chercha en vain les forces qu'elle avait eues contre tous les autres maux de sa vie.

Le soir elle s'efforçait de lire une partition au clavecin, lorsque deux figures noires se présentèrent à l'entrée du salon de musique sans qu'elle les eût entendues monter. Elle ne put retenir un cri de frayeur à l'apparition de ces spectres; mais l'un d'eux lui dit d'une voix plus douce que la première fois:

«Suis-nous.»

Et elle se leva en silence pour leur obéir. On lui présenta un bandeau de soie en lui disant:

«Couvre tes yeux toi-même, et jure que tu le feras en conscience. Jure aussi que si ce bandeau venait à tomber ou à se déranger tu fermerais les yeux jusqu'à ce que nous t'ayons dit de les ouvrir.

—Je vous le jure, répondit Consuelo.

—Ton serment est accepté comme valide,» reprit le conducteur.

Et Consuelo marcha comme la première fois dans le souterrain; mais quand on lui eut dit de s'arrêter, une voix inconnue ajouta:

«Ôte toi-même ce bandeau. Désormais personne ne portera plus la main sur toi. Tu n'auras d'autre gardien que ta parole.»

Consuelo se trouva dans un cabinet voûté et éclairé d'une seule petite lampe sépulcrale suspendue à la clef pendante du milieu. Un seul juge, en robe rouge et en masque livide, était assis sur un antique fauteuil auprès d'une table. Il était voûté par l'âge; quelques mèches argentées s'échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante. L'aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte dont ne pouvait se défendre Consuelo à l'approche d'un Invisible.

«Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s'asseoir sur un escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m'a rendu l'esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne mens pas. Veux-tu me récuser cependant? tu es libre.

—Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession n'implique pas celle d'autrui.

—Vain scrupule! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant la faute de son camarade; mais un fils se hâte d'avertir son père de celle de son frère, parce qu'il sait que le père réprime et corrige sans châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans le sein d'une famille qui cherche la pratique de l'idéal. As-tu confiance?»

Cette question, assez arbitraire dans la bouche d'un inconnu, fut faite avec tant de douceur et d'un son de voix si sympathique, que Consuelo, entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter:

«J'ai pleine confiance.

—Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée: «C'est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser hautement devant huit hommes.» Ta pudeur a été prise en considération. Tu ne te confesseras qu'à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m'a été donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de personne, de te diriger dans une affaire particulière d'une nature délicate, et qui n'a qu'un rapport indirect avec celle de ton initiation. Me répondras-tu sans embarras? Mettras-tu ton cœur à nu devant moi?

—Je le ferai.

—Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l'a dit, ton passé ne nous appartient pas; mais on t'a avertie de purifier ton âme dès l'instant qui a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions sur les difficultés et les conséquences de cette adoption: ce n'est pas à moi seul que tu en dois compte: il s'agit d'autre chose entre toi et moi. Réponds donc.

—Je suis prête.

—Un de nos enfants a conçu de l'amour pour toi. Depuis huit jours, réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu?

—Je l'ai repoussé dans toutes mes actions.

—Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le secret de ton cœur, et non celui de ta conduite.»

Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.

«Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.

—Eh bien, j'aime!» répondit Consuelo, emportée par le besoin d'être vraie.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu'elle fondit en larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.

«Pourquoi pleures-tu? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte ou de repentir?

—Je ne sais. Il me semble que ce n'est pas de repentir; j'aime trop pour cela.

—Qui aimes-tu?

—Vous le savez, moi je ne le sais pas.

—Mais si je l'ignorais! Son nom?

—Liverani.

—Ce n'est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes qui veulent le porter et s'en servir: c'est un nom de guerre, comme tous ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.

—Je ne lui en connais pas d'autre, et ce n'est pas de lui que je l'ai appris.

—Son âge?

—Je ne le lui ai pas demandé.

—Sa figure?

—Je ne l'ai pas vue.

—Comment le reconnaîtrais-tu?

—Il me semble qu'en touchant sa main je le reconnaîtrais.

—Et si l'on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te tromper?

—Ce serait horrible.

—Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant! ton amour est insensé.

—Je le sais bien.

—Et tu ne le combats pas dans ton cœur?

—Je n'en ai pas la force.

—En as-tu le désir?

—Pas même le désir.

—Ton cœur est donc libre de toute autre affection?

—Entièrement.

—Mais tu es veuve?

—Je crois l'être.

—Et si tu ne l'étais pas?

—Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.

—Avec regret? avec douleur?

—Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.

—Tu n'as donc pas aimé celui qui a été ton époux?

—Je l'ai aimé d'amitié fraternelle; j'ai fait tout mon possible pour l'aimer d'amour.

—Et tu ne l'as pas pu?

—Maintenant que je sais ce que c'est qu'aimer, je puis dire non.

—N'aie donc pas de remords; l'amour ne s'impose pas. Tu crois aimer ce Liverani? sérieusement, religieusement, ardemment?

—Je sens tout cela dans mon cœur, à moins qu'il n'en soit indigne!...

—Il en est digne.

—Ô mon père! s'écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à s'agenouiller devant le vieillard.

—Il est digne d'un amour immense autant qu'Albert lui-même! mais il faut renoncer à lui.

—C'est donc moi qui n'en suis pas digne? répondit Consuelo douloureusement.

—Tu en serais digne, mais tu n'es pas libre. Albert de Rudolstadt est vivant.

—Mon Dieu! pardonnez-moi!» murmura Consuelo en tombant à genoux et en cachant son visage dans ses mains.

Le confesseur et la pénitente gardèrent un douloureux silence. Mais bientôt Consuelo, se rappelant les accusations de Supperville, fut pénétrée d'horreur. Ce vieillard dont la présence la remplissait de vénération, se prêtait-il à une machination infernale? exploitait-il la vertu et la sensibilité de l'infortunée Consuelo pour la jeter dans les bras d'un misérable imposteur? Elle releva la tête et, pâle d'épouvante, l'œil sec, la bouche tremblante, elle essaya de percer du regard ce masque impassible qui lui cachait peut-être la pâleur d'un coupable, ou le rire diabolique d'un scélérat.

«Albert est vivant? dit-elle: en êtes-vous bien sûr, Monsieur? Savez-vous qu'il y a un homme qui lui ressemble, et que moi-même y ai cru voir Albert en le voyant.

—Je sais tout ce roman absurde, répondit le vieillard d'un ton calme, je sais toutes les folies que Supperville a imaginées pour se disculper du crime de lèse-science qu'il a commis en faisant porter dans le sépulcre un homme endormi. Deux mots feront écrouler cet échafaudage de folies. Le premier, c'est que Supperville a été jugé incapable de dépasser les grades insignifiants des sociétés secrètes dont nous avons la direction suprême, et que sa vanité blessée, jointe à une curiosité maladive et indiscrète, n'a pu supporter cet outrage. Le second, c'est que le comte Albert n'a jamais songé à réclamer son héritage, qu'il y a volontairement renoncé, et que jamais il ne consentirait à reprendre son nom et son rang dans le monde. Il ne pourrait plus le faire sans soulever des discussions scandaleuses sur son identité, que sa fierté ne supporterait pas. Il a peut-être mal compris ses véritables devoirs en renonçant pour ainsi dire à lui-même. Il eût pu faire de sa fortune un meilleur usage que ses héritiers. Il s'est retranché un des moyens de pratiquer la charité que la Providence lui avait mis entre les mains; mais il lui en reste assez d'autres, et d'ailleurs la voix de son amour a été plus forte en ceci que celle de sa conscience. Il s'est rappelé que vous ne l'aviez pas aimé, précisément parce qu'il était riche et noble. Il a voulu abjurer sans retour possible sa fortune et son nom. Il l'a fait, et nous l'avons permis. Maintenant vous ne l'aimez pas, vous en aimez un autre. Il ne réclamera jamais de vous le titre d'époux, qu'il n'a dû, à son agonie, qu'à votre compassion. Il aura le courage de renoncer à vous. Nous n'avons pas d'autre pouvoir sur celui que vous appelez Liverani et sur vous, que celui de la persuasion. Si vous voulez fuir ensemble, nous ne pouvons l'empêcher. Nous n'avons ni cachots, ni contraintes, ni peines corporelles à notre service, quoi qu'un serviteur crédule et craintif ait pu vous dire à cet égard; nous haïssons les moyens de la tyrannie. Votre sort est dans vos mains. Allez faire vos réflexions encore une fois, pauvre Consuelo, et que Dieu vous inspire!»

Consuelo avait écouté ce discours avec une profonde stupeur. Quand le vieillard eut fini, elle se leva et dit avec énergie:

«Je n'ai pas besoin de réfléchir, mon choix est fait. Albert est-il ici? conduisez-moi à ses pieds.

—Albert n'est point ici. Il ne pouvait être témoin de cette lutte. Il ignore même la crise que vous subissez à cette heure.

—Ô mon cher Albert! s'écria Consuelo en levant les bras vers le ciel, j'en sortirai victorieuse.» Puis s'agenouillant devant le vieillard: «Mon père, dit-elle, absolvez-moi, et aidez-moi à ne jamais revoir ce Liverani; je ne veux plus l'aimer, je ne l'aimerai plus.»

Le vieillard étendit ses mains tremblotantes sur la tête de Consuelo; mais lorsqu'il les retira, elle ne put se relever. Elle avait refoulé ses sanglots dans son sein, et brisée par un combat au-dessus de ses forces, elle fut forcée de s'appuyer sur le bras du confesseur pour sortir de l'oratoire.

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