La comtesse de Rudolstadt
XII.
Aussitôt après l'opéra, la salle fut nivelée, illuminée, décorée suivant l'usage, et le grand bal masqué, appelé à Berlin la redoute, fut ouvert à minuit précis. La société y était passablement mêlée, puisque les princes et peut-être même les princesses du sang royal s'y trouvaient confondus avec les acteurs et les actrices de tous les théâtres. La Porporina s'y glissa seule, déguisée en religieuse, costume qui lui permettait de cacher son cou et ses épaules sous le voile, et sa taille sous une robe très ample. Elle sentait la nécessité de se rendre méconnaissable pour échapper aux commentaires que pourrait faire naître sa rencontre avec M. de Saint-Germain; et elle n'était pas fâchée d'éprouver la perspicacité de ce dernier, qui s'était vanté à elle de la reconnaître quelque déguisée qu'elle fût. Elle avait donc composé seule, et sans mettre même sa suivante dans la confidence, cet habit simple et facile: et elle était sortie bien enveloppée d'une longue pelisse qu'elle ne déposa qu'en se trouvant au milieu de la foule. Mais elle n'eut pas fait le tour de la salle, qu'elle remarqua une circonstance inquiétante. Un masque de sa taille, et qui paraissait être de son sexe, revêtu d un costume de nonne exactement semblable au sien, vint se placer devant elle à plusieurs reprises, en lui faisant des plaisanteries sur leur identité.
«Chère sœur, lui disait cette nonne, je voudrais bien savoir laquelle de nous est l'ombre de l'autre; et comme il me semble que tu es plus légère et plus diaphane que moi, je demande à te toucher la main pour m'assurer si tu es ma sœur jumelle ou mon spectre.»
Consuelo repoussa ces attaques, et s'efforça de gagner sa loge afin d'y changer de costume, ou de faire au sien quelque modification qui empêchât l'équivoque. Elle craignait que le comte de Saint-Germain, au cas où il aurait eu, en dépit de ses précautions, quelque révélation sur son déguisement, n'allât s'adresser à son Sosie et lui parler des secrets qu'il lui avait annoncés la veille. Mais elle n'eut point ce loisir. Déjà un capucin s'était mis à sa poursuite, et bientôt, il s'empara, bon gré, mal gré, de son bras.
«Vous ne m'éviterez pas, ma sœur, lui dit-il à voix basse, je suis votre père confesseur, et je vais vous dire vos péchés. Vous êtes la princesse Amélie.
—Tu es un novice, frère, répondit Consuelo en contrefaisant sa voix comme il est d'usage au bal masqué. Tu connais bien mal tes pénitentes.
—Oh! il est très-inutile de contrefaire ta voix, sœur. Je ne sais pas si tu as le costume de ton ordre, mais tu es l'abbesse de Quedlimbourg, et tu peux bien en convenir avec moi qui suis ton frère Henri.»
Consuelo reconnaissait effectivement la voix du prince, qui lui avait parlé souvent, et qui avait une espèce de grasseyement assez remarquable. Pour s'assurer que son Sosie était bien la princesse, elle nia encore, et le prince ajouta:
«J'ai vu ton costume chez le tailleur; et comme il n'y a pas de secrets pour les princes, j'ai surpris le tien. Allons, ne perdons pas le temps à babiller. Vous ne pouvez avoir la prétention de m'intriguer, ma chère sœur, et ce n'est nullement pour vous tourmenter que je m'attache à vos pas. J'ai des choses sérieuses à vous dire. Venez un peu à l'écart avec moi.»
Consuelo se laissa emmener par le prince, bien résolue à lui montrer ses traits plutôt que d'abuser de sa méprise pour surprendre des secrets de famille. Mais, au premier mot qu'il lui adressa lorsqu'ils eurent gagné une loge, elle devint attentive malgré elle, et crut avoir le droit d'écouter jusqu'au bout.
«Prenez garde d'aller trop vite avec la Porporina, dit le prince à sa prétendue sœur. Ce n'est pas que je doute de sa discrétion ni de la noblesse de son cœur. Les personnages les plus importants de l'ordre s'en portent garants; et dussiez-vous me plaisanter encore sur la nature de mes sentiments pour elle, je vous dirai encore que je partage votre sympathie pour cette aimable personne. Mais ni ces personnages ni moi ne sommes d'avis que vous vous compromettiez vis-à-vis d'elle avant que l'on se soit assuré de ses dispositions. Telle entreprise qui saisira d'emblée une imagination ardente comme la vôtre et un esprit justement irrité comme le mien, peut épouvanter au premier abord une fille timide, étrangère sans doute à toute philosophie et à toute politique. Les raisons qui ont agi sur vous ne sont pas celles qui feront impression sur une femme placée dans une sphère si différente. Laissez donc à Trismégiste ou à Saint-Germain le soin de cette initiation.
—Mais Trismégiste n'est-il pas parti? dit Consuelo, qui était trop bonne comédienne pour ne pas pouvoir imiter la voix rauque et changeante de la princesse Amélie.
—S'il est parti, vous devez le savoir mieux que moi, puisque cet homme n'a de rapports qu'avec vous. Pour moi, je ne le connais pas. Mais M. de Saint-Germain me parait l'ouvrier le plus habile et le plus extraordinairement versé dans la science qui nous occupe. Il s'est fait fort de nous attacher cette belle cantatrice et de la soustraire aux dangers qui la menacent.
—Est-elle réellement en danger? demanda Consuelo.
—Elle y sera si elle persiste à repousser les soupirs de M. le Marquis.
—Quel marquis? demanda Consuelo étonnée.
—Vous êtes bien distraite, ma sœur! Je vous parle de Fritz ou du grand lama.
—Oui, du marquis de Bandebourg! reprit la Porporina, comprenant enfin qu'il s'agissait du roi. Mais vous êtes donc bien sûr qu'il pense à cette petite fille?
—Je ne dirai pas qu'il l'aime, mais il en est jaloux. Et puis, ma sœur, il faut bien reconnaître que vous la compromettez, cette pauvre fille, en la prenant pour votre confidente... Allons! je ne sais rien de cela, je n'en veux rien savoir; mais, au nom du ciel, soyez prudente, et ne laissez pas soupçonner à nos amis que vous soyez mue par un autre sentiment que celui de la liberté politique. Nous avons résolu d'adopter votre comtesse de Rudolstadt. Quand elle sera initiée et liée par des serments, des promesses et des menaces, vous ne risquerez plus rien avec elle. Jusque-là, je vous en conjure, abstenez-vous de la voir et de lui parler de vos affaires et des nôtres... Et pour commencer, ne restez pas dans ce bal où votre présence n'est guère convenable, et où le grand lama saura certainement que vous êtes venue. Donnez-moi le bras jusqu'à la sortie. Je ne puis vous reconduire plus loin. Je suis censé garder les arrêts à Potsdam, et les murailles du palais ont des yeux qui perceraient un masque de fer.»
En ce moment on frappa à la porte de la loge, et comme le prince n'ouvrait pas, on insista.
«Voilà un drôle bien impertinent de vouloir entrer dans une loge où se trouve une dame!» dit le prince en montrant son masque barbu à la lucarne de la loge.
Mais un domino rouge, à face blême, dont l'aspect avait quelque chose d'effrayant, lui apparut, et lui dit avec un geste singulier:
«Il pleut.»
Cette nouvelle parut faire grande impression sur le prince.
«Dois-je donc sortir ou rester? demanda-t-il au domino rouge.
—Vous devez chercher, répondit ce domino, une nonne toute semblable à celle-ci, qui erre dans la cohue. Moi, je me charge de madame,» ajouta-t-il en désignant Consuelo, et en entrant dans la loge que le prince lui ouvrait avec empressement.
Ils échangèrent bas quelques paroles, et le prince sortit sans adresser un mot de plus à la Porporina.
«Pourquoi, dit le domino rouge en s'asseyant dans le fond de la loge, et en s'adressant à Consuelo, avez-vous pris un déguisement tout pareil à celui de la princesse? C'est l'exposer, ainsi que vous, à des méprises fatales. Je ne reconnais là ni votre prudence ni votre dévouement.
—Si mon costume est pareil à celui d'une autre personne, je l'ignore entièrement, répondit Consuelo, qui se tenait sur ses gardes avec ce nouvel interlocuteur.
—J'ai cru que c'était une plaisanterie de carnaval arrangée entre vous deux. Puisqu'il n'en est rien, madame la comtesse, et que le hasard seul s'en est mêlé, parlons de vous, et abandonnons la princesse à son destin.
—Mais si quelqu'un est en danger, Monsieur, il ne me semble pas que le rôle de ceux qui parlent de dévouement soit de rester les bras croisés.
—La personne qui vient de vous quitter veillera sur cette auguste tête folle. Sans doute, vous n'ignorez pas que la chose l'intéresse plus que nous, car cette personne vous fait la cour aussi?
—Vous vous trompez, Monsieur, et je ne connais pas cette personne plus que vous. D'ailleurs, votre langage n'est ni celui d'un ami, ni celui d'un plaisant. Permettez donc que je retourne au bal.
—Permettez-moi de vous demander auparavant un portefeuille qu'on vous a chargée de me remettre.
—Nullement, je ne suis chargée de rien pour qui que ce soit.
—C'est bien; vous devez parler ainsi. Mais avec moi, c'est inutile: je suis le comte de Saint-Germain.
—Je n'en sais rien.
—Quand même j'ôterais mon masque, comme vous n'avez vu mes traits que par une nuit obscure, vous ne me reconnaîtriez pas. Mais voici une lettre de créance.»
Le domino rouge présenta à Consuelo une feuille de musique accompagnée d'un signe qu'elle ne pouvait méconnaître. Elle remit le portefeuille, non sans trembler, et en ayant soin d'ajouter:
«Prenez acte de ce que je vous ai dit. Je ne suis chargée d'aucun message pour vous; c'est moi, moi seule, qui fais parvenir ces lettres et les traites qui y sont jointes à la personne que vous savez.
—Ainsi, c'est vous qui êtes la maîtresse du baron de Trenck?»
Consuelo, effrayée du mensonge pénible qu'on exigeait d'elle, garda le silence.
«Répondez, madame, reprit le domino rouge; le baron ne nous cache point qu'il reçoive des consolations et des secours d'une personne qui l'aime. C'est donc bien vous qui êtes l'amie du baron?
—C'est moi, répondit Consuelo avec fermeté, et je suis aussi surprise que blessée de vos questions. Ne puis-je être l'amie du baron sans m'exposer aux expressions brutales et aux soupçons outrageants dont il vous plaît de vous servir avec moi?
—La situation est trop grave pour que vous deviez vous arrêter à des mots. Écoutez bien: vous me chargez d'une mission qui me compromet, et qui m'expose à des dangers personnels de plus d'un genre. Il peut y avoir sous jeu quelque trame politique, et je ne me soucie pas de m'en mêler. J'ai donné ma parole aux amis de M. de Trenck de le servir dans une affaire d'amour. Entendons-nous bien: je n'ai pas promis de servir l'amitié. Ce mot est trop vague, et me laisse des inquiétudes. Je vous sais incapable de mentir. Si vous me dites positivement que de Trenck est votre amant, et si je puis en informer Albert de Rudolstadt...
—Juste ciel! Monsieur, ne me torturez pas ainsi; Albert n'est plus!...
—Au dire des hommes, il est mort, je le sais; mais pour vous comme pour moi il est éternellement vivant.
—Si vous l'entendez dans un sens religieux et symbolique, c'est la vérité; mais si c'est dans un sens matériel...
—Ne discutons pas. Un voile couvre encore votre esprit, mais ce voile sera soulevé. Ce qu'il m'importe de savoir à présent, c'est votre position à l'égard de Trenck. S'il est votre amant, je me charge de cet envoi d'où sa vie dépend peut-être; car il est privé de toutes ressources. Si vous refusez de vous prononcer, je refuse d'être votre intermédiaire.
—Eh bien, dit Consuelo avec un pénible effort, il est mon amant. Prenez le portefeuille, et hâtez-vous de le lui faire tenir.
—Il suffit, dit M. de Saint-Germain en prenant le portefeuille. Maintenant, noble et courageuse fille, laisse-moi te dire que je t'admire et te respecte. Ceci n'est qu'une épreuve à laquelle j'ai voulu soumettre ton dévouement et ton abnégation. Va, je sais tout! Je sais fort bien que tu mens par générosité, et que tu as été saintement fidèle à ton époux. Je sais que la princesse Amélie, tout en se servant de moi, ne daigne pas m'accorder sa confiance, et qu'elle travaille à s'affranchir de la tyrannie du grand lama sans cesser de faire la princesse et la réservée. Elle est dans son rôle, et elle ne rougit pas de t'exposer, toi, pauvre fille sans aveu (comme disent les gens du monde), à un malheur éternel; oui, au plus grand des malheurs! celui d'empêcher la brillante résurrection de ton époux, et de plonger son existence présente dans les limbes du doute et du désespoir. Mais heureusement, entre l'âme d'Albert et la tienne, une chaîne de mains invisibles est tendue incessamment pour mettre en rapport celle qui agit sur la terre à la lumière du soleil, et celle qui travaille dans un monde inconnu, à l'ombre du mystère, loin du regard des vulgaires humains.»
Ce langage bizarre émut Consuelo, bien qu'elle eût résolu de se méfier des captieuses déclamations des prétendus prophètes.
«Expliquez-vous, Monsieur le comte, dit-elle en s'efforçant de garder un ton calme et froid. Je sais bien que le rôle d'Albert n'est pas fini sur la terre, et que son âme n'a pas été anéantie par le souffle de la mort. Mais les rapports qui peuvent subsister entre elle et moi sont couverts d'un voile que ma propre mort peut seule soulever, s'il plaît à Dieu de nous laisser un vague souvenir de nos existences précédentes. Ceci est un point mystérieux, et il n'est au pouvoir de personne d'aider à l'influence céleste qui rapproche dans une vie nouvelle ceux qui se sont aimés dans une vie passée. Que prétendez-vous donc me faire accroire, en disant que certaines sympathies veillent sur moi pour opérer ce rapprochement?
—Je pourrais vous parler de moi seulement, répondit M. de Saint-Germain, et vous dire qu'ayant connu Albert de tout temps, aussi bien lorsque je servais sous ses ordres dans la guerre des Hussites contre Sigismond, que plus tard, dans la guerre de trente ans, lorsqu'il était...
—Je sais, Monsieur, que vous avez la prétention de vous rappeler toutes vos existences antérieures, comme Albert en avait la persuasion maladive et funeste. À Dieu ne plaise que j'aie jamais suspecté sa bonne foi à cet égard! mais cette croyance était tellement liée chez lui à un état d'exaltation délirante, que je n'ai jamais cru à la réalité de cette puissance exceptionnelle et peut-être inadmissible. Épargnez-moi donc l'embarras d'écouter les bizarreries de votre conversation sur ce chapitre. Je sais que beaucoup de gens, poussés par une curiosité frivole, voudraient être maintenant à ma place, et recueillir, avec un sourire d'encouragement et de crédulité simulée, les merveilleuses histoires qu'on dit que vous racontez si bien. Mais moi je ne sais pas jouer la comédie quand je n'y suis pas forcée, et je ne pourrais m'amuser de ce qu'on appelle vos rêveries. Elles me rappelleraient trop celles qui m'ont tant effrayée et tant affligée dans le comte de Rudolstadt. Daignez les réserver pour ceux qui peuvent les partager. Je ne voudrais pour rien au monde vous tromper en feignant d'y croire; et quand même ces rêveries ne réveilleraient en moi aucun souvenir déchirant, je ne saurais pas me moquer de vous. Veuillez donc répondre à mes questions, sans chercher à égarer mon jugement par des paroles vagues et à double sens. Pour aider à votre franchise, je vous dirai que je sais déjà que vous avez sur moi des vues particulières et mystérieuses. Vous devez m'initier à je ne sais quelle redoutable confidence, et des personnes d'un haut rang comptent sur vous pour me donner les premières notions de je ne sais quelle science occulte.
—Les personnes d'un haut rang divaguent parfois étrangement, madame la comtesse, répondit le comte avec beaucoup de calme. Je vous remercie de la loyauté avec laquelle vous me parlez, et je m'abstiendrai de toucher à des choses que vous ne comprendriez pas, faute peut-être de vouloir les comprendre. Je vous dirai seulement qu'il y a, en effet, une science occulte dont je me pique, et dans laquelle je suis aidé par des lumières supérieures. Mais cette science n'a rien de surnaturel, puisque c'est purement et simplement celle du cœur humain, ou, si vous l'aimez mieux, la connaissance approfondie de la vie humaine, dans ses ressorts les plus intimes et dans ses actes les plus secrets. Et pour vous prouver que je ne me vante pas, je vous dirai exactement ce qui se passe dans votre propre cœur depuis que vous êtes séparée du comte de Rudolstadt, si toutefois vous m'y autorisez.
—J'y consens, répondit Consuelo, car sur ce point je sais que vous ne pourrez m'abuser.
—Eh bien, vous aimez pour la première fois de votre vie, vous aimez complètement, véritablement: et celui que vous aimez ainsi, dans les larmes du repentir, car vous ne l'aimiez pas il y a un an, celui dont l'absence vous est amère, et dont la disparition a décoloré votre vie et désenchanté votre avenir, ce n'est pas le baron de Trenck, pour lequel vous n'avez qu'une amitié de reconnaissance et de sympathie tranquille; ce n'est pas Joseph Haydn, qui n'est pour vous qu'un jeune frère en Apollon; ce n'est pas le roi Frédéric, qui vous effraie et vous intéresse en même temps; ce n'est pas même le bel Anzoleto, que vous ne pouvez plus estimer; c'est celui que vous avez vu couché sur un lit de mort et revêtu des ornements que l'orgueil des nobles familles place jusque dans la tombe, sur le linceul des trépassés: c'est Albert de Rudolstadt.»
Consuelo fut un instant frappée de cette révélation de ses sentiments intimes dans la bouche d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Mais en songeant qu'elle avait raconté toute sa vie et mis à nu son propre cœur la nuit précédente, devant la princesse Amélie, en se rappelant tout ce que le prince Henri venait de lui faire pressentir des relations de la princesse avec une affiliation mystérieuse où le comte de Saint-Germain jouait un des principaux rôles, elle cessa de s'étonner, et avoua ingénument à ce dernier qu'elle ne lui faisait pas un grand mérite de savoir des choses récemment confiées à une amie indiscrète.
«Vous voulez parler de l'abbesse de Quedlimbourg, dit M. de Saint-Germain. Eh bien, voulez-vous croire à ma parole d'honneur?
—Je n'ai pas le droit de la révoquer en doute, répondit la Porporina.
—Je vous donne donc ma parole d'honneur, reprit le comte, que la princesse ne m'a pas dit un mot de vous, par la raison que jamais je n'ai eu l'avantage d'échanger une seule parole avec elle, non plus qu'avec sa confidente madame de Kleist.
—Cependant, Monsieur, vous avez des rapports avec elle, au moins indirectement?
—Quant à moi, tous ces rapports consistent à lui faire passer les lettres de Trenck et à recevoir les siennes pour lui par des tiers. Vous voyez que sa confiance en moi ne va pas bien loin, puisqu'elle se persuade que j'ignore l'intérêt qu'elle prend à notre fugitif. Du reste, cette princesse n'est point perfide; elle n'est que folle, comme les natures tyranniques le deviennent lorsqu'elles sont opprimées. Les serviteurs de la vérité ont beaucoup espéré d'elle, et lui ont accordé leur protection. Fasse le ciel qu'ils n'aient point à s'en repentir!
—Vous jugez mal une princesse intéressante et malheureuse, Monsieur le comte, et peut-être connaissez-vous mal ses affaires. Quant à moi, je les ignore...
—Ne mentez pas inutilement, Consuelo. Vous avez soupé avec elle la nuit dernière, et je puis vous dire toutes les circonstances.»
Ici le comte de Saint-Germain rapporta les moindres détails du souper de la veille, depuis les discours de la princesse et de madame de Kleist jusqu'à la parure qu'elles portaient, le menu du repas, la rencontre de la balayeuse, etc. Il ne s'arrêta pas là, et raconta de même la visite que le roi avait faite le matin à notre héroïne, les paroles échangées entre eux, la canne levée sur Consuelo, les menaces et le repentir de Frédéric, tout, jusqu'aux moindres gestes et à l'expression des physionomies, comme s'il eût assisté à cette scène. Il termina en disant:
«Et vous avez eu grand tort, naïve et généreuse enfant, de vous laisser prendre à ces retours d'amitié et de bonté que le roi sait avoir dans l'occasion. Vous vous en repentirez. Le tigre royal vous fera sentir ses ongles, à moins que vous n'acceptiez une protection plus efficace et plus honorable, une protection vraiment paternelle et toute-puissante, qui ne se bornera pas aux étroites limites du marquisat de Brandebourg, mais qui planera sur vous sur toute la surface de la terre, et qui vous suivrait jusque dans les déserts du nouveau monde.
—Je ne sache que Dieu, répondit Consuelo, qui puisse exercer une telle protection, et qui veuille l'étendre jusque sur un être aussi insignifiant que moi. Si je cours quelque danger ici, c'est en lui que je mets mon espoir. Je me méfierais de toute autre sollicitude dont je ne connaîtrais ni les moyens ni les motifs.
—La méfiance sied mal aux grandes âmes, reprit le comte; et c'est parce que madame de Rudolstadt est une grande âme, qu'elle a droit à la protection des véritables serviteurs de Dieu. Voilà donc le seul motif de celle qui vous est offerte. Quant à ses moyens, ils sont immenses, et diffèrent autant par leur puissance et leur moralité de ceux que possèdent les rois et les princes, que la cause de Dieu diffère, par sa sublimité, de celle des despotes et des glorieux de ce monde. Si vous n'avez d'amour et de confiance que dans la justice divine, vous êtes forcée de reconnaître son action dans les hommes de bien et d'intelligence, qui sont ici-bas les ministres de sa volonté et les exécuteurs de sa loi suprême. Redresser les torts, protéger les faibles, réprimer la tyrannie, encourager et récompenser la vertu, répandre les principes de la morale, conserver le dépôt sacré de l'honneur, telle a été de tout temps la mission d'une phalange illustre et vénérable, qui, sous divers noms et diverses formes, s'est perpétuée depuis l'origine des sociétés jusqu'à nos jours. Voyez les lois grossières et antihumaines qui régissent les nations, voyez les préjugés et les erreurs des hommes, voyez partout les traces monstrueuses de la barbarie! Comment concevriez-vous que, dans un monde si mal géré par l'ignorance des masses et la perfidie des gouvernements, il pût éclore quelques vertus et circuler quelques doctrines vraies? Cela est, pourtant, et on voit des lis sans tache, des fleurs sans souillure, des âmes comme la vôtre, comme celle d'Albert, croître et briller sur la fange terrestre. Mais croyez-vous qu'elles pussent conserver leur parfum, se préserver des morsures immondes des reptiles, et résister aux orages, si elles n'étaient soutenues et préservées par des forces secourables, par des mains amies? Croyez-vous qu'Albert, cet homme sublime, étranger à toutes les turpitudes vulgaires, supérieur à l'humanité jusqu'à paraître insensé aux profanes, ait puisé en lui seul toute sa grandeur et toute sa foi? Croyez-vous qu'il fût un fait isolé dans l'univers, et qu'il ne se soit jamais retrempé à un foyer de sympathie et d'espérance? Et vous-même, pensez-vous que vous seriez ce que vous êtes, si le souffle divin n'eût passé de l'esprit d'Albert dans le vôtre? Mais maintenant que vous voilà séparée de lui, jetée dans une sphère indigne de vous, exposée à tous les petits, à toutes les séductions, fille de théâtre, confidente d'une princesse amoureuse, et réputée maîtresse d'un roi usé par la débauche et glacé par l'égoïsme, espérez-vous conserver la pureté immaculée de votre candeur primitive, si les ailes mystérieuses des archanges ne s'étendent sur vous comme une égide céleste? Prenez-y garde, Consuelo! ce n'est pas en vous-même, en vous seule, du moins, que vous puiserez la force dont vous avez besoin. La prudence même dont vous vous vantez sera facilement déjouée par les ruses de l'esprit de malice qui erre dans les ténèbres, autour de votre chevet virginal. Apprenez donc à respecter la sainte milice, l'invisible armée de la foi qui déjà forme un rempart autour de vous. On ne vous demande ni engagements, ni service; on vous ordonne seulement d'être docile et confiante quand vous sentirez les effets inattendus de l'adoption bienfaisante. Je vous en ai dit assez. C'est à vous de réfléchir mûrement à mes paroles; et lorsque le temps viendra, lorsque vous verrez des prodiges s'accomplir autour de vous, ressouvenez-vous que tout est possible à ceux qui croient et qui travaillent en commun, à ceux qui sont égaux et libres; oui, à ceux-là, rien n'est impossible pour récompenser le mérite; et si le vôtre s'élevait assez haut pour obtenir d'eux un prix sublime, sachez qu'ils pourraient même ressusciter Albert et vous le rendre.»
Ayant ainsi parlé d'un ton animé par une conviction enthousiaste, le domino rouge se leva, et, sans attendre la réponse de Consuelo, il s'inclina devant elle et sortit de la loge, où elle resta quelques instants immobile et comme perdue dans d'étranges rêveries.
XIII.
Ne songeant plus qu'à se retirer, Consuelo descendit enfin, et rencontra dans les corridors deux masques qui l'accostèrent, et dont l'un lui dit à voix basse:
«Méfie-toi du comte de Saint-Germain.»
Elle crut reconnaître la voix d'Uberti Porporino, son camarade, et le saisit par la manche de son domino en lui disant:
«Qui est le comte de Saint-Germain? je ne le connais pas.»
Mais l'autre masque, sans chercher à déguiser sa voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour celle du jeune Benda, le mélancolique violoniste, lui prit l'autre main en lui disant:
«Méfie-toi des aventures et des aventuriers.»
Et ils passèrent outre assez précipitamment, comme s'ils eussent voulu éviter ses questions.
Consuelo s'étonna d'être si facilement reconnue après s'être donné tant de soins pour se bien déguiser; en conséquence, elle se hâta pour sortir. Mais elle vit bientôt qu'elle était observée et suivie par un masque qu'à sa démarche et à sa taille elle crut reconnaître pour M. de Poelnitz, le directeur des théâtres royaux et le chambellan du roi. Elle n'en douta plus lorsqu'il lui adressa la parole, quelque soin qu'il prit pour changer son organe et sa prononciation. Il lui tint des discours oiseux auxquels elle ne répondit pas, car elle vit bien qu'il désirait la faire parler. Elle réussit à se débarrasser de lui, et traversa la salle, afin de le dérouter s'il songeait à la suivre encore. Il y avait foule, et elle eut beaucoup de peine à gagner la sortie. En ce moment, elle se retourna pour s'assurer qu'elle n'était point remarquée, et fut assez surprise de voir, dans un coin, Poelnitz, ayant l'air de causer confidemment avec le domino rouge qu'elle supposait être le comte de Saint-Germain. Elle ignorait que Poelnitz l'eût connu en France; et, craignant quelque trahison de la part de l'aventurier, elle rentra chez elle dévorée d'inquiétude, non pas tant pour elle-même que pour la princesse, dont elle venait de livrer le secret, malgré elle, à un homme fort suspect.
À son réveil le lendemain, elle trouva une couronne de roses blanches suspendue au-dessus de sa tête, au crucifix qui lui venait de sa mère, et dont elle ne s'était jamais séparée. Elle remarqua en même temps que la branche de cyprès qui, depuis une certaine soirée de triomphe à Vienne, où elle lui avait été jetée sur le théâtre par une main inconnue, n'avait jamais cessé d'orner le crucifix, avait disparu. Elle la chercha en vain de tous côtés. Il semblait qu'en posant à la place cette fraîche et riante couronne, on eût enlevé à dessein ce lugubre trophée. Sa suivante ne put lui dire comment ni à quelle heure cette substitution avait été opérée. Elle prétendait n'avoir pas quitté la maison la veille, et n'avoir ouvert à personne. Elle n'avait pas remarqué, en préparant le lit de sa maîtresse, si la couronne y était déjà. En un mot, elle était si ingénument étonnée de cette circonstance, qu'il était difficile de suspecter sa bonne foi. Cette fille avait l'âme fort désintéressée; Consuelo en avait eu plus d'une preuve, et le seul défaut qu'elle lui connût, c'était une grande démangeaison de parler, et de prendre sa maîtresse pour confidente de toutes ses billevesées. Elle n'eût pas manqué cette occasion pour la fatiguer d'un long récit et des plus fastidieux détails, si elle eût pu lui apprendre quelque chose. Elle ne fit que se lancer dans des commentaires à perte de vue sur la mystérieuse galanterie de cette couronne; et Consuelo en fut bientôt si ennuyée, qu'elle la pria de ne pas s'en inquiéter davantage et de la laisser tranquille. Restée seule, elle examina la couronne avec le plus grand soin. Les fleurs étaient aussi fraîches que si on les eût cueillies un instant auparavant, et aussi parfumées que si l'on n'eût pas été en plein hiver. Consuelo soupira amèrement en songeant qu'il n'y avait guère d'aussi belles roses dans cette saison que dans les serres des résidences royales, et que sa soubrette pourrait bien avoir eu raison en attribuant cet hommage au roi. «Il ne savait pourtant pas combien je tenais à mon cyprès, pensa-t-elle; pourquoi me l'aurait-il fait enlever? N'importe; quelle que soit la main qui a commis cette profanation, maudite soit-elle!» Mais comme la Porporina jetait avec chagrin, cette couronne loin d'elle, elle en vit tomber une petite bande de parchemin qu'elle ramassa, et sur laquelle elle lut ces mots d'une écriture inconnue:
«Toute noble action mérite une récompense, et la seule récompense digne des grandes âmes, c'est l'hommage des âmes sympathiques. Que le cyprès disparaisse de ton chevet, généreuse sœur, et que ces fleurs ceignent ta tête, ne fût-ce qu'un instant. C'est ton diadème de fiancée, c'est le gage de ton éternel hymen avec la vertu, et celui de ton admission à la communion des croyants.»
Consuelo, stupéfaite, examina longtemps ces caractères, où son imagination s'efforçait en vain de saisir quelque vague ressemblance avec l'écriture du comte Albert. Malgré la méfiance que lui inspirait l'espèce d'initiation à laquelle on semblait la convier, malgré la répulsion qu'elle éprouvait pour les promesses de la magie, alors si répandues en Allemagne et dans toute l'Europe philosophique, enfin malgré les avertissements que ses amis lui avaient donnés de se tenir sur ses gardes, les dernières paroles du domino rouge et les expressions de ce billet anonyme enflammaient son imagination de cette curiosité riante qu'on pourrait appeler plutôt une attente poétique. Sans trop savoir pourquoi, elle obéissait à l'injonction affectueuse de ces amis inconnus. Elle posa la couronne sur ses cheveux épars, et fixa ses yeux sur une glace comme si elle se fût attendue à voir apparaître derrière elle une ombre chérie.
Elle fut tirée de sa rêverie par un coup de sonnette sec et brusque qui la fit tressaillir, et on vint l'avertir que M. de Buddenbrock avait un mot à lui dire sur-le-champ. Ce mot fut prononcé avec toute l'arrogance que l'aide du camp du roi mettait dans ses manières et dans son langage, lorsqu'il n'était plus sous les yeux de son maître.
«Mademoiselle, dit-il, lorsqu'elle l'eut rejoint dans le salon, vous allez me suivre tout de suite chez le roi. Dépêchez-vous, le roi n'attend pas.
—Je n'irai pas chez le roi en pantoufles et en robe de chambre, répondit la Porporina.
—Je vous donne cinq minutes pour vous habiller décemment, reprit Buddenbrock en tirant sa montre, et en lui faisant signe de rentrer dans sa chambre.»
Consuelo, effrayée, mais résolue d'assumer sur sa tête tous les dangers et tous les malheurs qui pourraient menacer la princesse et le baron de Trenck, s'habilla en moins de temps qu'on lui en avait donné, et reparut devant Buddenbrock avec une tranquillité apparente. Celui-ci avait vu au roi un air irrité, en donnant l'ordre d'amener la délinquante, et l'ire royale avait passé aussitôt en lui, sans qu'il sût de quoi il s'agissait. Mais en trouvant Consuelo si calme, il se rappela que le roi avait un grand faible pour cette fille: il se dit qu'elle pourrait bien sortir victorieuse de la lutte qui allait s'engager, et lui garder rancune de ses mauvais traitements. Il jugea à propos de redevenir humble avec elle, pensant qu'il serait toujours temps de l'accabler lorsque sa disgrâce serait consommée. Il lui offrit la main avec une courtoisie gauche et guindée, pour la faire monter dans la voiture qu'il avait amenée; et, prenant un air judicieux et fin:
«Voilà, Mademoiselle, lui dit-il en s'asseyant vis-à-vis d'elle, le chapeau à la main, une magnifique matinée d'hiver!
—Certainement, monsieur le baron, répondit Consuelo d'un air moqueur, le temps est magnifique pour faire une promenade hors des murs.»
En parlant ainsi, Consuelo pensait, avec un enjouement stoïque qu'elle pourrait bien passer, en effet, le reste de cette magnifique journée sur la route de quelque forteresse. Mais Buddenbrock, qui ne concevait pas la sérénité d'une résignation héroïque, crut qu'elle le menaçait de le faire disgracier et enfermer si elle triomphait de l'épreuve orageuse qu'elle allait affronter. Il pâlit, s'efforça d'être agréable, n'en put venir à bout, et resta soucieux et décontenancé, se demandant avec angoisse en quoi il avait pu déplaire à la Porporina.
Consuelo fut introduite dans un cabinet, dont elle eut le loisir d'admirer l'ameublement couleur de rose, fané, éraillé par les petits chiens qui s'y vautraient sans cesse, saupoudré de tabac, en un mot très-malpropre. Le roi n'y était pas encore, mais elle entendit sa voix dans la chambre voisine, et c'était une affreuse voix lorsqu'elle était en colère:
«Je vous dis que je ferai un exemple de ces canailles, et que je purgerai la Prusse de cette vermine qui la ronge depuis trop longtemps, criait-il en faisant craquer ses bottes, comme s'il eût arpenté l'appartement avec agitation.
—Et Votre Majesté rendra un grand service à la raison et à la Prusse, répondit son interlocuteur; mais ce n'est pas un motif pour qu'une femme...
—Si, c'est un motif, mon cher Voltaire. Vous ne savez donc pas que les pires intrigues et les plus infernales machinations éclosent dans ces petites cervelles-là?
—Une femme, Sire, une femme!...
—Eh bien, quand vous le répéterez encore une fois! Vous aimez les femmes, vous! vous avez eu le malheur de vivre sous l'empire d'un cotillon, et vous ne savez pas qu'il faut les traiter comme des soldats, comme des esclaves, quand elles s'ingèrent dans les affaires sérieuses.
—Mais Votre Majesté ne peut croire qu'il y ait rien de sérieux dans toute cette affaire? Ce sont des calmants et des douches qu'il faudrait employer avec les fabricants de miracles et adeptes du grand œuvre.
—Vous ne savez de quoi vous parlez, monsieur de Voltaire! Si je vous disais, moi, que ce pauvre La Mettrie a été empoisonné!
—Comme le sera quiconque mangera plus que son estomac ne peut contenir et digérer. Une indigestion est un empoisonnement.
—Je vous dis, moi, que ce n'est pas sa gourmandise seulement qui l'a tué. On lui a fait manger un pâté d'aigle, en lui disant que c'était du faisan.
—L'aigle prussienne est fort meurtrière, je le sais; mais c'est avec la foudre, et non avec le poison qu'elle frappe.
—Bien, bien! épargnez-vous les métaphores. Je gagerais cent contre un que c'est un empoisonnement. La Mettrie avait donné dans leurs extravagances, le pauvre diable, et il racontait à qui voulait l'entendre, moitié sérieusement, moitié en se moquant, qu'on lui avait fait voir des revenants et des démons. Ils avaient frappé de folie cet esprit si incrédule et si léger. Mais, comme il avait abandonné Trenck, après avoir été son ami, ils l'ont châtié à leur manière. A mon tour, je les châtierai, moi! et ils s'en souviendront. Quant à ceux qui veulent, à l'abri de ces supercheries infâmes, tramer des conspirations et déjouer la vigilance des lois...»
Ici le roi poussa la porte, qui était restée légèrement entr'ouverte, et Consuelo n'entendit plus rien. Au bout d'un quart d'heure d'attente et d'angoisse, elle vit enfin paraître le terrible Frédéric, affreusement vieilli et enlaidi par la colère. Il ferma toutes les portes avec soin, sans la regarder et sans lui parler; et quand il revint vers elle, il avait dans les yeux quelque chose de si diabolique, qu'elle crut un instant qu'il avait dessein de l'étrangler. Elle savait que, dans ses accès de fureur, il retrouvait, comme malgré lui, les farouches instincts de son père, et qu'il ne se faisait pas faute de meurtrir les jambes de ses fonctionnaires publics à coups de botte, lorsqu'il était mécontent de leur conduite. La Mettrie riait de ces lâches brutalités, et assurait que cet exercice était excellent pour la goutte, dont le roi était prématurément attaqué. Mais La Mettrie ne devait plus faire rire le roi ni rire à ses dépens. Jeune, alerte, gras et fleuri, il était mort deux jours auparavant, à la suite d'un excès de table, et je ne sais quelle sombre fantaisie suggérait au roi le soupçon dans lequel il se complaisait, d'attribuer sa mort tantôt à la haine des jésuites, tantôt aux machinations des sorciers à la mode. Frédéric lui-même était, sans se l'avouer, sous le coup de cette vague et puérile terreur que les sciences occultes inspiraient à toute l'Allemagne.
«Écoutez-moi bien, vous! dit-il à Consuelo, en la foudroyant de son regard. Vous êtes démasquée, vous êtes perdue; vous n'avez qu'un moyen de vous sauver, c'est de tout confesser à l'instant même, sans détour, sans restriction.» Et comme Consuelo s'apprêtait à répondre: «A genoux, malheureuse, à genoux! s'écria-t-il en lui montrant le parquet: ce n'est pas debout que vous pouvez faire de pareils aveux. Vous devriez être déjà le front dans la poussière. A genoux, vous dis-je, ou je ne vous écoute pas.
—Comme je n'ai absolument rien à vous dire, répondit Consuelo d'un ton glacial, vous n'avez pas à m'écouter; et quant à me mettre à genoux, c'est ce que vous n'obtiendrez jamais de moi.»
Le roi songea pendant un instant à renverser par terre et à fouler aux pieds cette fille insensée. Consuelo regarda involontairement les mains de Frédéric qui s'étendaient vers elle convulsivement, et il lui sembla voir ses ongles s'allonger et sortir de ses doigts comme ceux des chats au moment de s'élancer sur leur proie. Mais les griffes royales rentrèrent aussitôt. Frédéric, au milieu de ses petitesses, avait trop de grandeur dans l'esprit, pour ne pas admirer le courage chez les autres. Il sourit en affectant un mépris qu'il était loin d'éprouver.
«Malheureuse enfant! dit-il d'un air de pitié, ils ont réussi à faire de toi une fanatique. Mais écoute! les moments sont précieux. Tu peux encore racheter ta vie; dans cinq minutes il sera trop tard. Je te les donne, ces cinq minutes; mets-les à profit. Décide-toi à tout révéler, ou bien prépare-toi à mourir.
—J'y suis toute préparée, répondit Consuelo, indignée d'une menace qu'elle jugeait irréalisable et mise en avant pour l'effrayer.
—Taisez-vous, et faites vos réflexions,» dit le roi, en s'asseyant devant son bureau et en ouvrant un livre avec une affectation de tranquillité qui ne cachait pas entièrement une émotion pénible et profonde.
Consuelo, tout en se rappelant comme M. de Buddenbrock avait singé grotesquement le roi, en lui donnant aussi, montre en main, cinq minutes pour s'habiller, prit le parti de mettre, comme on lui prescrivait, le temps à profit pour se tracer un plan de conduite. Elle sentait que ce qu'elle devait le plus éviter, c'était l'interrogatoire habile et pénétrant dont le roi allait l'envelopper comme d'un filet. Qui pouvait se flatter de déjouer un pareil juge criminel? Elle risquait de tomber dans ses pièges, et de perdre la princesse en croyant la sauver. Elle prit donc la généreuse résolution de ne pas chercher à se justifier, de ne pas même demander de quoi on l'accusait, et d'irriter le juge par son audace, jusqu'à ce qu'il eût prononcé sans lumière et sans équité, sa sentence ab irato. Dix minutes se passèrent sans que le roi levât les yeux de dessus son livre. Peut-être voulait-il lui donner le temps de se raviser; peut-être sa lecture avait-elle réussi à l'absorber.
«Avez-vous pris votre parti? dit-il en posant enfin le livre, et en croisant ses jambes, le coude appuyé sur la table.
—Je n'ai point de parti à prendre, répondit Consuelo. Je suis sous l'empire de l'injustice et de la violence. Il ne me reste qu'à en subir les inconvénients.
—Est-ce moi que vous taxez de violence et d'injustice?
—Si ce n'est vous, c'est le pouvoir absolu que vous exercez, qui corrompt votre âme, et qui égare votre jugement.
—Fort bien: c'est vous qui vous posez en juge de ma conduite, et vous oubliez que vous n'avez que peu d'instants pour vous racheter de la mort.
—Vous n'avez pas le droit de disposer de ma vie; je ne suis pas votre sujette, et si vous violez le droit des gens, tant pis pour vous. Quant à moi, j'aime mieux mourir que de vivre un jour de plus sous vos lois.
—Vous me haïssez ingénument! dit le roi, qui semblait pénétrer le dessein de Consuelo, et qui le faisait échouer en s'armant d'un sang-froid méprisant. Je vois que vous avez été à bonne école, et ce rôle de vierge Spartiate, que vous jouez si bien, accuse vos complices, et révèle leur conduite plus que vous ne pensez. Mais vous connaissez mal le droit des gens et les lois humaines. Tout souverain a le droit de faire périr quiconque vient dans ses États conspirer contre lui.
—Moi, je conspire? s'écria Consuelo, emportée par la conscience de la vérité; et, trop indignée pour se disculper, elle haussa les épaules et tourna le dos comme pour s'en aller sans trop savoir ce qu'elle faisait.
—Où allez-vous? dit le roi, frappé de son air de candeur irrésistible.
—Je vais en prison, à l'échafaud, où bon vous semblera, pourvu que je sois dispensée d'entendre cette absurde accusation.
—Vous êtes fort en colère, reprit le roi avec un rire sardonique; voulez-vous que je vous dise pourquoi? C'est que vous êtes venue ici avec la résolution de vous draper en Romaine devant moi, et que vous voyez que votre comédie me sert de divertissement. Rien n'est mortifiant, surtout pour une actrice, comme de ne pas faire de l'effet dans un rôle.»
Consuelo, dédaignant de répondre, se croisa les bras et regarda fixement le roi avec une assurance qui faillit le déconcerter. Pour échapper à la colère qui se réveillait en lui, il fut forcé de rompre le silence et de revenir à ses railleries accablantes, espérant toujours qu'il irriterait l'accusée, et que pour se défendre elle perdrait sa réserve et sa méfiance.
«Oui, dit-il, comme s'il eût répondu au langage muet de cette physionomie altière, je sais fort bien qu'on vous a fait accroire que j'étais amoureux de vous, et que vous pensez pouvoir me braver impunément. Tout cela serait fort comique, si des personnes auxquelles je tiens un peu plus qu'à vous n'étaient en cause dans l'affaire. Exaltée par la vanité de jouer une belle scène, vous devriez pourtant savoir que les confidents subalternes sont toujours sacrifiés par ceux qui les emploient. Aussi n'est-ce pas ceux-là que je compte châtier: ils me tiennent de trop près pour que je puisse les punir autrement qu'en vous châtiant sévèrement vous-même, sous leurs yeux. C'est à vous de voir si vous devez subir ce malheur pour des personnes qui ont trahi vos intérêts, et qui ont mis tout le mal sur le compte de votre zèle indiscret et ambitieux.
—Sire, répondit Consuelo, je ne sais pas ce que vous voulez dire; mais la manière dont vous parlez des confidents et de ceux qui les emploient me fait frémir pour vous.
—C'est-à-dire?
—C'est-à-dire que vous me donneriez à penser que, dans un temps où vous étiez la première victime de la tyrannie, vous auriez livré le major Katt à l'inquisition paternelle.»
Le roi devint pâle comme la mort. Tout le monde sait qu'après une tentative de fuite en Angleterre dans sa jeunesse, il avait vu trancher la tête de son confident par les ordres de son père. Enfermé dans une prison, il avait été conduit et tenu de force devant la fenêtre, pour voir couler le sang de son ami sur l'échafaud. Cette scène horrible, dont il était aussi innocent que possible, avait fait sur lui une épouvantable impression. Mais il est dans la destinée des princes de suivre l'exemple du despotisme, même quand ils en ont le plus cruellement souffert. L'esprit de Frédéric s'était assombri dans le malheur, et, à la suite d'une jeunesse enchaînée et douloureuse, il était monté sur le trône plein des principes et des préjugés de l'autorité absolue. Aucun reproche ne pouvait être plus sanglant que celui que feignait de lui adresser Consuelo pour lui rappeler ses anciennes infortunes et lui faire sentir son injustice présente. Il en fut frappé jusqu'au cœur; mais l'effet de la blessure fut aussi peu salutaire à son âme endurcie que le supplice du major Katt l'avait été jadis. Il se leva, et dit d'une voix altérée:
«C'est assez, vous pouvez vous retirer.»
Il sonna, et durant le peu de secondes qui s'écoulèrent avant l'arrivée de ses gens, il rouvrit son livre, et feignit de s'y replonger. Mais un tremblement nerveux agitait sa main et faisait crier la feuille qu'il s'efforçait de retourner.
Un valet entra, le roi lui fit un signe, et Consuelo fut emmenée dans une autre pièce. Une des petites levrettes du roi qui n'avait cessé de la regarder en remuant la queue, et de gambader autour d'elle pour provoquer ses caresses, se mit en devoir de la suivre; et le roi, qui n'avait d'entrailles paternelles que pour ces petits animaux, fut forcé de rappeler Mopsule, au moment où elle franchissait la porte sur les traces de la condamnée. Le roi avait la manie, non dénuée de raison peut-être, de croire ses chiens doués d'une espèce de divination instinctive des sentiments de ceux qui l'approchaient. Il prenait de la méfiance lorsqu'il les voyait s'obstiner à faire mauvais accueil à certaines gens, et au contraire il se persuadait qu'il pouvait compter sur les personnes que ses chiens caressaient volontiers. Malgré son agitation intérieure, la sympathie bien marquée de Mopsule pour la Porporina ne lui avait pas échappé, et lorsqu'elle revint vers lui en baissant la tête d'un air de tristesse et de regret, il frappa sur la table en se disant à lui-même et en pensant à Consuelo: «Et pourtant, elle n'a pas de mauvaises intentions contre moi!»
«Votre Majesté m'a fait demander? dit Buddenbrock en se présentant à une autre porte.
—Non! dit le roi, indigné de l'empressement avec lequel le courtisan venait s'abattre sur sa proie; sortez, je vous sonnerai.»
Blessé d'être traité comme un valet, Buddenbrock sortit, et pendant quelques instants que le roi passa à méditer, Consuelo fut gardée à vue dans la salle des Gobelins. Enfin, la sonnette se fit entendre, et l'aide de camp mortifié n'en fut pas moins prompt à s'élancer vers son maître. Le roi paraissait adouci et communicatif.
«Buddenbrock, dit-il, cette fille est un admirable caractère! A Rome, elle eût mérité le triomphe, le char à huit chevaux et les couronnes de chêne! Fais atteler une chaise de poste, conduis-la toi-même hors de la ville et mets-la sous bonne escorte sur la route de Spandaw, pour y être enfermée et soumise au régime des prisonniers d'État, non le plus doux, tu m'entends?
—Oui, Sire.
—Attends un peu! Tu monteras dans la voiture avec elle pour traverser la ville, et tu l'effraieras par tes discours. Il sera bon de lui donner à penser qu'elle va être livrée au bourreau et fouettée à tous les carrefours de la ville, comme cela se pratiquait du temps du roi mon père. Mais, tout en lui faisant ces contes-là, tu te souviendras que tu ne dois pas déranger un cheveu de sa tête, et tu mettras ton gant pour lui offrir la main. Va, et apprends en admirant son dévouement stoïque, comment on doit se conduire envers ceux qui vous honorent de leur confiance. Cela ne te fera point de mal.»
XIV.
Consuelo fut reconduite chez elle dans la même voiture qui l'avait amenée au palais. Deux factionnaires furent posés devant chaque porte de son appartement, dans l'intérieur de la maison, et M. de Buddenbrock lui donna, montre en main, suivant son habitude imitée de la rigide ponctualité du maître, une heure pour faire ses préparatifs, non sans l'avertir que ses paquets seraient soumis à l'examen des employés de la forteresse qu'elle allait habiter. En rentrant dans sa chambre, elle trouva tous ses effets dans un désordre pittoresque. Pendant sa conférence avec le roi, des agents de la police secrète étaient venus, par ordre, forcer toutes les serrures et s'emparer de tous les papiers. Consuelo, qui ne possédait, en fait d'écritures, que de la musique, éprouva quelque chagrin en pensant qu'elle ne reverrait peut-être jamais ses précieux et chers auteurs, la seule richesse qu'elle eût amassée dans sa vie. Elle regretta beaucoup moins quelques bijoux, qui lui avaient été donnés par divers grands personnages à Vienne et à Berlin, comme récompense de ses soirées de chant. On les lui prenait, sous prétexte qu'ils pouvaient contenir des bagues à poison ou des emblèmes séditieux. Le roi n'en sut jamais rien, et Consuelo ne les revit jamais. Les employés aux basses œuvres de Frédéric se livraient sans pudeur à ces honnêtes spéculations, étant peu payés d'ailleurs, et sachant que le roi aimait mieux fermer les yeux sur leurs rapines que d'augmenter leurs salaires.
Le premier regard de Consuelo fut pour son crucifix; et en voyant qu'on n'avait pas songé à le saisir, sans doute à cause de son peu de valeur, elle le décrocha bien vite et le mit dans sa poche. Elle vit la couronne de roses flétrie et gisante sur le plancher; puis, en la ramassant pour l'examiner, elle remarqua avec effroi que la bande de parchemin qui contenait de mystérieux encouragements n'y était plus attachée. C'était la seule preuve qu'on put avoir contre elle de sa complicité avec une prétendue conspiration: mais à combien de commentaires pouvait donner lieu ce faible indice! Tout en le cherchant avec anxiété, elle porta la main à sa poche et l'y trouva. Elle l'y avait mis machinalement au moment où Buddenbrock était venu la chercher une heure auparavant.
Rassurée sur ce point, et sachant bien que l'on ne trouverait rien dans ses papiers qui pût compromettre qui que ce fût, elle se hâta de rassembler les effets nécessaires à un éloignement dont elle ne se dissimulait pas la durée possible. Elle n'avait personne pour l'aider, car on avait arrêté sa servante pour l'interroger; et, au milieu de ses costumes arrachés des armoires et jetés en désordre sur tous les meubles, elle avait, outre le trouble que lui causait sa situation, quelque peine à se reconnaître. Tout à coup le bruit d'un objet sonore, tombant au milieu de sa chambre, attira son attention; c'était un gros clou qui traversait un mince billet.
Le style était laconique:
«Voulez-vous fuir? Montrez-vous à la fenêtre. Dans trois minutes vous serez en sûreté.»
Le premier mouvement de Consuelo fut de courir à la fenêtre. Mais elle s'arrêta à moitié chemin; car elle pensa que sa fuite, au cas qu'elle put l'effectuer, serait comme l'aveu de sa culpabilité, et un tel aveu, en pareil cas, fait toujours supposer des complices. Ô princesse Amélie! pensa-t-elle, s'il est vrai que vous m'ayez trahie, moi, je ne vous trahirai pas! Je paierai ma dette envers Trenck. Il m'a sauvé la vie; s'il le faut, je la perdrai pour lui.
Ranimée par cette idée généreuse, elle acheva son paquet avec beaucoup de présence d'esprit, et se trouva prête lorsque Buddenbrock vint la prendre pour partir. Elle lui trouva l'air encore plus hypocrite et plus méchant que de coutume. A la fois rampant et rogue, Buddenbrock était jaloux des sympathies de son maître, comme les vieux chiens qui mordent tous les amis de la maison. Il avait été blessé de la leçon que le roi lui avait donnée, tout en le chargeant de faire souffrir la victime, et il ne demandait qu'à s'en venger sur elle.
«Vous me voyez tout en peine, Mademoiselle, lui dit-il, d'avoir à exécuter des ordres aussi rigoureux. Il y avait bien longtemps qu'on n'avait vu à Berlin pareille chose... Non, cela ne s'était pas vu depuis le temps du roi Frédéric-Guillaume l'auguste père de Sa Majesté régnante. Ce fut un cruel exemple de la sévérité de nos lois et du pouvoir terrible de nos princes. Je m'en souviendrai toute ma vie.
—De quel exemple voulez-vous parler, Monsieur? dit Consuelo qui commençait à croire qu'on en voulait à sa vie.
—D'aucun en particulier, reprit Buddenbrock; je voulais parler du règne de Frédéric-Guillaume qui fut, d'un bout à l'autre, un exemple de fermeté, à ne jamais l'oublier. Dans ce temps-là, on ne respectait ni âge ni sexe, quand on pensait avoir une faute grave à punir. Je me souviens d'une jeune personne fort jolie, fort bien née et fort aimable, qui pour avoir reçu quelquefois la visite d'un auguste personnage contre le gré du roi, fut livrée au bourreau et chassée de la ville après avoir été battue de verges.
—Je sais cette histoire, Monsieur, répondit Consuelo partagée entre la terreur et l'indignation. La jeune personne était sage et pure. Tout son crime fut d'avoir fait de la musique avec Sa Majesté aujourd'hui régnante, comme vous dites, et alors prince royal. Ce même Frédéric a-t-il donc si peu souffert des catastrophes attirées par lui sur la tête des autres, qu'il veuille maintenant m'épouvanter par la menace de quelque infamie semblable?
—Je ne le pense pas, Signora. Sa Majesté ne fait rien que de grand et de juste; et c'est à vous de savoir si votre innocence vous met à l'abri de sa colère. Je voudrais le croire; cependant j'ai vu tout à l'heure le roi irrité comme cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Il s'est écrié qu'il avait tort de vouloir régner avec indulgence, et que jamais, du vivant de son père, une femme n'eût montré l'audace que vous affichiez. Enfin quelques autres paroles de Sa Majesté me font craindre pour vous quelque peine avilissante, j'ignore laquelle... Je ne veux pas le pressentir. Mon rôle, en ceci, est fort pénible; et si, à la porte de la ville, il se trouvait que le roi eût donné des ordres contraires à ceux que j'ai reçus de vous conduire immédiatement à Spandaw, je me hâterais de m'éloigner, la dignité de mes fonctions ne me permettant pas d'assister...»
M. de Buddenbrock, voyant que l'effet était produit, et que la malheureuse Consuelo était près de s'évanouir, s'arrêta. En cet instant, elle faillit se repentir de son dévouement, et ne put s'empêcher d'invoquer, dans son cœur, ses protecteurs inconnus. Mais comme elle fixait d'un œil hagard les traits de Buddenbrock, elle y trouva l'hésitation du mensonge, et commença à se rassurer. Son cœur battit pourtant, à lui rompre la poitrine, lorsqu'un agent de police se présenta à la porte de Berlin pour échanger quelques mots avec M. de Buddenbrock. Pendant ce temps, un des grenadiers qui l'accompagnaient à cheval s'approcha de la portière opposée, et lui dit rapidement et à demi-voix:
«Soyez tranquille, Signora, il y aurait bien du sang de versé avant qu'on vous fit aucun mal.»
Dans son trouble, Consuelo ne distingua pas les traits de cet ami inconnu, qui s'éloigna aussitôt. La voiture prit, au grand galop, la route de la forteresse; et au bout d'une heure, la Porporina fut incarcérée dans le château de Spandaw avec toutes les formalités d'usage ou plutôt avec le peu de formalités dont un pouvoir absolu a besoin pour procéder.
Cette citadelle, réputée alors inexpugnable, est bâtie au milieu d'un étang formé par le confluent de la Havel et de la Sprée. La journée était devenue sombre et brumeuse, et Consuelo, ayant accompli son sacrifice, ressentit cet épuisement apathique qui suit les actes d'énergie et d'enthousiasme. Elle se laissa donc conduire dans le triste domicile qu'on lui assignait, sans rien regarder autour d'elle. Elle se sentait épuisée; et, bien qu'on fût à peine au milieu du jour, elle se jeta, tout habillée, sur son lit, et s'y endormit profondément. A la fatigue qu'elle éprouvait se joignait cette sorte de sécurité délicieuse dont une bonne conscience recueille les fruits; et quoique son lit fût bien dur et bien étroit, elle y goûta le meilleur sommeil.
Depuis quelque temps, elle ne faisait plus que dormir à demi, lorsqu'elle entendit sonner minuit à l'horloge de la citadelle. La répercussion du son est si vive pour les oreilles musicales, qu'elle en fut éveillée tout à fait. En se soulevant sur son lit, elle comprit qu'elle était en prison, et qu'il fallait y passer la première nuit à réfléchir, puisqu'elle avait dormi tout le jour. La perspective d'une pareille insomnie dans l'inaction et l'obscurité n'était pas très-riante; elle se dit qu'il fallait s'y résigner et travailler tout de suite à s'y habituer. Elle s'étonnait de ne pas souffrir du froid, et s'applaudissait du moins de ne pas subir ce malaise physique qui paralyse la pensée. Le vent mugissait au dehors d'une façon lamentable, la pluie fouettait les vitres, et Consuelo n'apercevait, par son étroite fenêtre, que le grillage serré se dessinant sur le bleu sombre et voilé d'une nuit sans étoiles.
La pauvre captive passa la première heure de ce supplice tout à fait nouveau et inconnu pour elle dans une grande lucidité d'esprit et dans des pensées pleines de logique, de raison et de philosophie. Mais peu à peu cette tension fatigua son cerveau, et la nuit commença à lui sembler lugubre. Ses réflexions positives se changèrent en rêveries vagues et bizarres. Des images fantastiques, des souvenirs pénibles, des appréhensions effrayantes l'assaillirent, et elle se trouva dans un état qui n'était ni la veille ni le sommeil, et où toutes ses idées prenaient une forme et semblaient flotter dans les ténèbres de sa cellule. Tantôt elle se croyait sur le théâtre, et elle chantait mentalement tout un rôle qui la fatiguait, et dont le souvenir l'obsédait, sans qu'elle put s'en débarrasser; tantôt elle se voyait dans les mains du bourreau, les épaules nues, devant une foule stupide et curieuse, et déchirée par les verges, tandis que le roi la regardait d'un air courroucé du haut d'un balcon, et qu'Anzoleto riait dans un coin. Enfin, elle tomba dans une sorte de torpeur, et n'eut plus devant les yeux que le spectre d'Albert couché sur son cénotaphe, et faisant de vains efforts pour se relever et venir à son secours. Puis cette image s'effaça, et elle se crut endormie par terre dans la grotte du Schreckenstein, tandis que le chant sublime et déchirant du violon d'Albert exprimait, dans le lointain de la caverne, une prière éloquente et douloureuse. Consuelo dormait effectivement à moitié, et le son de l'instrument caressait son oreille et ramenait le calme dans son âme. Les phrases en étaient si suivies, quoique affaiblies par l'éloignement, et les modulations si distinctes, qu'elle se persuadait l'entendre réellement, sans songer à s'en étonner. Il lui sembla que cette audition fantastique durait plus d'une heure, et qu'elle finissait par se perdre dans les airs en dégradations insensibles. Consuelo s'était rendormie tout de bon, et le jour commençait à poindre lorsqu'elle rouvrit les yeux.
Son premier soin fut d'examiner sa chambre, qu'elle n'avait pas même regardée la veille, tant la vie morale avait absorbé en elle le sentiment de la vie physique. C'était une cellule toute nue, mais propre et bien chauffée par un poêle en briques qu'on allumait à l'extérieur, et qui ne jetait aucune clarté dans l'appartement, mais qui entretenait une température très-supportable. Une seule ouverture cintrée éclairait cette pièce, qui n'était cependant pas trop sombre; les murs étaient blanchis à la chaux et peu élevés.
On frappa trois coups à la porte, et le gardien cria à travers, d'une voix forte:
«Prisonnière numéro trois, levez-vous et habillez-vous; on entrera chez vous dans un quart d'heure.»
Consuelo se hâta d'obéir et de refaire son lit avant le retour du gardien, qui lui apporta du pain et de l'eau pour sa journée, d'un air très-respectueux. Il avait la tournure empesée d'un ancien majordome de bonne maison, et il posa ce frugal ordinaire de la prison sur la table, avec autant de soin et de propreté qu'il en eût mis à servir un repas des plus recherchés.
Consuelo examina cet homme, qui était d'un âge avancé, et dont la physionomie fine et douce n'avait rien de repoussant au premier abord. On l'avait choisi pour servir les femmes, à cause de ses mœurs, de sa bonne tenue, et de sa discrétion à toute épreuve. Il s'appelait Schwartz, et déclina son nom à Consuelo.
«Je demeure au-dessous de vous, dit-il, et si vous veniez à être malade, il suffira que vous m'appeliez par votre fenêtre.
—N'avez-vous pas une femme? lui demanda Consuelo.
—Sans doute, répondit-il, et si vous avez absolument besoin d'elle, elle sera à vos ordres. Mais il lui est défendu de communiquer avec les dames prisonnières, sauf le cas de maladie. C'est le médecin qui en décide. J'ai aussi un fils, qui partagera avec moi l'honneur de vous servir...
—Je n'ai pas besoin de tant de serviteurs, et si vous voulez bien le permettre, monsieur Schwartz, je n'aurai affaire qu'à vous ou à votre femme.
—Je sais que mon âge et ma physionomie rassurent les dames. Mais mon fils n'est pas plus à craindre que moi; c'est un excellent enfant, plein de piété, de douceur et de fermeté.»
Le gardien prononça ce dernier mot avec une netteté expressive que la prisonnière entendit fort bien.
«Monsieur Schwartz, lui dit-elle, ce n'est pas avec moi que vous aurez besoin de faire usage de votre fermeté. Je suis venue ici presque volontairement, et je n'ai aucune intention de m'échapper. Tant que l'on me traitera avec décence et convenance, comme on paraît disposé à le faire, je supporterai sans me plaindre le régime de la prison, quelque rigoureux qu'il puisse être.»
En parlant ainsi, Consuelo, qui n'avait rien pris depuis vingt-quatre heures, et qui avait souffert de la faim toute la nuit, se mit à rompre le pain bis et à le manger avec appétit.
Elle remarqua alors que sa résignation faisait impression sur le vieux gardien, et qu'il en était à la fois émerveillé et contrarié.
«Votre Seigneurie n'a donc pas de répugnance pour cette nourriture grossière? lui dit-il avec un peu d'embarras.
—Je ne vous cacherai pas que, dans l'intérêt de ma santé, à la longue, j'en désirerais une plus substantielle; mais si je dois me contenter de celle-ci, ce ne sera pas pour moi une grande contrariété.
—Vous étiez cependant habituée à bien vivre? Vous aviez chez vous une bonne table, je suppose?
—Eh! mais, sans doute.
—Et alors, reprit Schwartz d'un air insinuant, pourquoi ne vous feriez-vous pas servir ici, à vos frais, un ordinaire convenable?
—Cela est donc permis?
—À coup sûr! s'écria Schwartz, dont les yeux brillèrent à l'idée d'exercer son trafic, après avoir eu la crainte de trouver une personne trop pauvre ou trop sobre pour lui assurer ce profit. Si Votre Seigneurie a eu la précaution de cacher quelque argent sur elle en entrant ici... il ne m'est pas défendu de lui fournir la nourriture qu'elle aime. Ma femme fait fort bien la cuisine, et nous possédons une vaisselle plate fort propre.
—C'est fort aimable de votre part, dit Consuelo, qui découvrait la cupidité de M. Schwartz avec plus de dégoût que de satisfaction. Mais la question est de savoir si j'ai de l'argent en effet. On m'a fouillée en entrant ici; je sais qu'on m'a laissé un crucifix auquel je tenais beaucoup, mais je n'ai pas remarqué si on me prenait ma bourse.
—Votre Seigneurie ne l'a pas remarqué?
—Non; cela vous étonne?
—Mais Votre Seigneurie sait sans doute ce qu'il y avait dans sa bourse?
—À peu de chose près.» Et en parlant ainsi, Consuelo faisait la revue de ses poches, et n'y trouvait pas une obole. «M. Schwartz, lui dit-elle avec une gaieté courageuse, on ne m'a rien laissé, à ce que je vois. Il faudra donc que je me contente du régime des prisonniers. Ne vous faites pas d'illusions là-dessus.
—Eh bien, Madame, reprit Schwartz, non sans faire un visible effort sur lui-même, je vais vous prouver que ma famille est honnête, et que vous avez affaire à des gens estimables. Votre bourse est dans ma poche; la voici!» Et il fit briller la bourse aux yeux de la Porporina, puis il la remit tranquillement dans son gousset.
«Puisse-t-elle vous profiter! dit Consuelo étonnée de son impudence.
—Attendez! reprit l'avide et méticuleux Schwartz. C'est ma femme qui vous a fouillée. Elle a ordre de ne point laisser d'argent aux prisonnières, de crainte qu'elles ne s'en servent pour corrompre leurs gardiens. Mais quand les gardiens sont incorruptibles, la précaution est inutile. Elle n'a donc pas jugé qu'il fût de son devoir de remettre votre argent au gouverneur. Mais comme il y a une consigne à la lettre de laquelle on est obligé, en conscience, de se conformer, votre bourse ne saurait retourner directement dans vos mains.
—Gardez-la donc! dit Consuelo, puisque tel est votre bon plaisir.
—Sans aucun doute, je la garderai, et vous m'en remercierez. Je suis dépositaire de votre argent, et je l'emploierai, pour vos besoins comme vous l'entendrez. Je vous apporterai les mets qui vous seront agréables; j'entretiendrai votre poêle avec soin; je vous fournirai même un meilleur lit et du linge à discrétion. J'établirai mon compte chaque jour, et je me paierai sur votre avoir jusqu'à due concurrence.
—À la bonne heure! dit Consuelo; je vois qu'il est avec le ciel des accommodement; et j'apprécie l'honnêteté de M. Schwartz comme je le dois. Mais quand cette somme, qui n'est pas bien considérable, sera épuisée, vous me fournirez donc les moyens de me procurer de nouveaux fonds?
—Que Votre Seigneurie ne s'exprime pas ainsi! ce serait manquer à mon devoir, et je ne le ferai jamais. Mais Votre Seigneurie n'en souffrira pas; elle me désignera, soit à Berlin, soit ailleurs, la personne dépositaire de ses fonds, et je ferai passer mes comptes à cette personne pour qu'ils soient régulièrement soldés. Ma consigne ne s'oppose point à cela.
—Fort bien. Vous avez trouvé la manière de corriger cette consigne, qui est fort inconséquente, puisqu'elle vous permet de nous bien traiter, et qu'elle nous ôte cependant les moyens de vous y déterminer. Quand mes ducats d'or seront à bout, j'aviserai à vous satisfaire. Commencez donc par m'apporter du chocolat; vous me servirez à dîner un poulet et des légumes; dans la journée vous me procurerez des livres, et le soir vous me fournirez de la lumière.
—Pour le chocolat, Votre Seigneurie va l'avoir dans cinq minutes; le dîner ira comme sur des roulettes; j'y ajouterai une bonne soupe, des friandises que les dames ne dédaignent pas, et du café, qui est fort salutaire pour combattre l'air humide de cette résidence. Quant aux livres et à la lumière, c'est impossible. Je serais chassé sur-le-champ, et ma conscience me défend de manquer à ma consigne.
—Mais les aliments recherchés et les friandises sont également prohibés?
—Non. Il nous est permis de traiter les dames, et particulièrement Votre Seigneurie, avec humanité, dans tout ce qui a rapport à la santé et au bien-être.
—Mais l'ennui est également préjudiciable à la santé!
—Votre Seigneurie se trompe. En se nourrissant bien et en laissant reposer l'esprit, on engraisse toujours ici. Je pourrais vous citer telle dame qui y est entrée svelte comme vous voilà, et qui en est sortie, au bout de vingt ans, pesant au moins cent quatre-vingts livres.
—Grand merci, monsieur Schwartz. Je ne désire pas cet embonpoint formidable, et j'espère que vous ne me refuserez pas les livres et la lumière.
—J'en demande humblement pardon à Votre Seigneurie, je n'enfreindrai pas mes devoirs. D'ailleurs, Votre Seigneurie ne s'ennuiera pas; elle aura ici son clavecin et sa musique.
—En vérité! Est-ce à vous que je devrai cette consolation, monsieur Schwartz?
—Non, Signora, ce sont les ordres de Sa Majesté, et j'ai là un ordre du gouverneur pour laisser passer et déposer dans votre chambre lesdits objets.»
Consuelo, enchantée de pouvoir faire de la musique, ne songea plus à rien demander. Elle prit gaiement son chocolat, tandis que M. Schwartz mettait en ordre son mobilier, composé d'un pauvre lit, de deux chaises de paille et d'une petite table de sapin.
«Votre Seigneurie aura besoin d'une commode, dit-il de cet air caressant que prennent les gens disposés à nous combler de soins et de douceurs pour notre argent; et puis d'un meilleur lit, d'un tapis, d'un bureau, d'un fauteuil, d'une toilette...
—J'accepte la commode et la toilette, répondit Consuelo, qui songeait à ménager ses ressources. Quant au reste, je vous en tiens quitte. Je ne suis pas délicate, et je vous prie de ne me fournir que ce que je vous demande.»
Maître Schwartz hocha la tête d'un air d'étonnement et presque de mépris; mais il ne répliqua pas; et lorsqu'il eut rejoint sa très-digne épouse:
«Ce n'est pas méchant, lui dit-il en lui parlant de la nouvelle prisonnière, mais c'est pauvre. Nous n'aurons pas grands profits avec ça.
—Qu'est-ce que tu veux que ça dépense? reprit madame Schwartz en haussant les épaules. Ce n'est pas une grande dame, celle-là! c'est une comédienne à ce qu'on dit!
—Une comédienne, s'écria Schwartz. Ah bien! j'en suis charmé pour notre fils Gottlieb.
—Fi donc! reprit madame Schwartz en fronçant le sourcil. Veux-tu en faire un saltimbanque?
—Tu ne m'entends pas, femme. Il sera pasteur. Je n'en démordrai pas. Il a étudié pour cela, et il est du bois dont on les fait. Mais comme il faudra bien qu'il prêche et comme il ne montre pas jusqu'ici grande éloquence, cette comédienne lui donnera des leçons de déclamation.
—L'idée n'est pas mauvaise. Pourvu qu'elle ne veuille pas rabattre le prix de ses leçons sur nos mémoires!
—Sois donc tranquille! Elle n'a pas le moindre esprit.» répondit Schwartz en ricanant et en se frottant les mains.
XV.
Le clavecin arriva dans la journée. C'était le même que Consuelo louait à Berlin à ses frais. Elle fut fort aise de n'avoir pas à risquer avec un autre instrument une nouvelle connaissance moins agréable et moins sûre. De son côté, le roi, qui veillait aux moindres détails d'affaires, s'était informé, en donnant l'ordre d'expédier le clavecin à la prison, si celui-là appartenait à la prima-donna; et, en apprenant que c'était un locatis, il avait fait savoir au luthier propriétaire qu'il lui en garantissait la restitution, mais que la location resterait aux frais de la prisonnière. Sur quoi le luthier s'était permis d'observer qu'il n'avait point de recours contre une personne en prison, surtout si elle venait à y mourir. M. de Poelnitz, chargé de cette importante négociation, avait répliqué en riant:
«Mon cher Monsieur, vous ne voudriez pas chicaner le roi sur une semblable vétille, et d'ailleurs cela ne servirait à rien. Votre clavecin est décrété de prise de corps, pour être écroué aujourd'hui même à Spandaw.»
Les manuscrits et les partitions de la Porporina lui furent également apportés; et, comme elle s'étonnait de tant d'aménité dans le régime de sa prison, le commandant major de place vint lui rendre visite pour lui expliquer qu'elle aurait à continuer ses fonctions de première chanteuse au théâtre royal.
«Telle est la volonté de Sa Majesté, lui dit-il. Toutes les fois que le semainier de l'Opéra vous portera sur le programme pour une représentation, une voiture escortée vous conduira au théâtre à l'heure dite, et vous ramènera coucher à la forteresse immédiatement après le spectacle. Ces déplacements se feront avec la plus grande exactitude et avec les égards qui vous sont dus. J'espère, Mademoiselle, que vous ne nous forcerez, par aucune tentative d'évasion, à redoubler la rigueur de votre captivité. Conformément aux ordres du roi, vous avez été placée dans une chambre à feu, et il vous sera permis de vous promener sur le rempart que vous voyez, aussi souvent qu'il vous sera agréable. En un mot, nous sommes responsables, non-seulement de votre personne, mais de votre santé et de votre voix. La seule contrariété que vous éprouverez de notre part sera d'être tenue au secret, et de ne pouvoir communiquer avec personne, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur. Comme nous avons ici peu de dames, et qu'un seul gardien suffit pour le corps de logis qu'elles occupent, vous n'aurez pas le désagrément d'être servie par des gens grossiers. L'honnête figure et les bonnes manières de monsieur Schwartz doivent vous tranquilliser sur ce point. Un peu d'ennui sera donc le seul mal que vous aurez à supporter, et je conçois qu'à votre âge et dans la situation brillante où vous étiez...
—Soyez tranquille, monsieur le major, répondit Consuelo avec un peu de fierté. Je ne m'ennuie jamais quand je peux m'occuper. Je ne demande qu'une grâce; c'est d'avoir de quoi écrire, et de la lumière pour pouvoir faire de la musique le soir.
—Cela est tout à fait impossible. Je suis au désespoir de refuser l'unique demande d'une personne aussi courageuse. Mais je puis, en compensation, vous donner l'autorisation de chanter à toutes les heures du jour et de la nuit, si bon vous semble. Votre chambre est la seule habitée dans cette tour isolée. Le logement du gardien est au-dessous, il est vrai; mais M. Schwartz est trop bien élevé pour se plaindre d'entendre une aussi belle voix, et quant à moi, je regrette de n'être pas à portée d'en jouir.»
Ce dialogue, auquel assistait maître Schwartz, fut terminé par de grandes révérences, et le vieil officier se retira, convaincu, d'après la tranquillité de la cantatrice, qu'elle était là pour quelque infraction à la discipline du théâtre, et pour quelques semaines tout au plus. Consuelo ne savait pas elle-même si elle y était sous la prévention de complicité dans une conspiration politique, ou pour le seul crime d'avoir rendu service à Frédéric de Trenck, ou enfin pour avoir été tout simplement la confidente discrète de la princesse Amélie.
Pendant deux ou trois jours, notre captive éprouva plus de malaise, de tristesse et d'ennui qu'elle ne voulait se l'avouer. La longueur des nuits, qui était encore de quatorze heures dans cette saison, lui fut particulièrement désagréable, tant qu'elle espéra pouvoir s'y soustraire en obtenant de M. Schwartz la lumière, l'encre et les plumes. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se convaincre que cet homme obséquieux était doué d'une ténacité inflexible. Schwartz n'était pas méchant, il n'avait pas, comme la plupart des gens de son espèce, le goût de faire souffrir. Il était même pieux et dévot à sa manière, croyant servir Dieu et faire son salut, pourvu qu'il se conformât à ceux des engagements de sa profession qu'il ne pouvait point éluder. Il est vrai que ces cas réservés étaient en petit nombre, et portaient sur les articles où il avait moins de chance de profit avec les prisonniers que de chances de danger relativement à sa place.
«Est-elle simple, disait-il en parlant de Consuelo à sa femme, de s'imaginer que pour gagner tous les jours quelques groschen sur une bougie, je vais m'exposer à être chassé!
—Fais bien attention, lui répondait son épouse, qui était l'Égérie de ses inspirations cupides, de ne pas lui avancer un seul dîner quand sa bourse sera épuisée.
—Ne t'inquiète pas. Elle a des économies, elle me l'a dit, et M. Porporino, chanteur du théâtre, en est le dépositaire.
—Mauvaise créance! reprenait la femme. Relis donc le code de nos lois prussiennes; tu en verras une relative aux comédiens, qui dégage tout débiteur de toute réclamation de leur part. Prends donc garde que le dépositaire de ladite demoiselle n'invoque la loi, et ne retienne l'argent quand tu lui présenteras tes comptes.
—Mais puisque son engagement avec le théâtre n'est pas rompu par l'emprisonnement, puisqu'elle doit continuer ses fonctions, je ferai une saisie sur la caisse du théâtre.
—Et qui t'assure qu'elle touchera ses appointements? Le roi connaît la loi mieux que personne, et si c'est son bon plaisir de l'invoquer...
—Tu penses à tout, femme! disait M. Schwartz. Je serai sur mes gardes. Pas d'argent? pas de cuisine, pas de feu, le mobilier de rigueur. La consigne à la lettre.»
C'est ainsi que le couple Schwartz devisait sur le sort de Consuelo. Quant à elle, lorsqu'elle se fut bien assurée que l'honnête gardien était incorruptible à l'endroit de la bougie, elle prit son parti, et arrangea ses journées de manière à ne point trop souffrir de la longueur des nuits. Elle s'abstint de chanter durant le jour, afin de se réserver cette occupation pour le soir. Elle s'abstint même autant que possible de penser à la musique et d'entretenir son esprit, de réminiscences ou d'inspirations musicales avant les heures de l'obscurité. Au contraire, elle donna la matinée et la journée aux réflexions que lui suggérait sa position, au souvenir des événements de sa vie, et à la recherche rêveuse des éventualités de l'avenir. De cette manière, elle réussit, en peu de temps, à faire deux parts de sa vie, une toute philosophique, une toute musicale; et elle reconnut qu'avec de l'exactitude et de la persévérance on peut, jusqu'à un certain point, faire fonctionner régulièrement et soumettre à la volonté ce coursier capricieux et rétif de la fantaisie, cette muse fantasque de l'imagination. En vivant sobrement, en dépit des prescriptions et des insinuations de M. Schwartz, et en faisant beaucoup d'exercice, même sans plaisir, sur le rempart, elle parvint à se sentir très-calme le soir, et à employer agréablement ces heures de ténèbres que les prisonniers, en voulant forcer le sommeil pour échapper à l'ennui, remplissent de fantômes et d'agitations. Enfin, en ne donnant que six heures au sommeil, elle fut bientôt assurée de dormir paisiblement toutes les nuits, sans que jamais un excès de repos empiétât sur la tranquillité de la nuit suivante.
Au bout de huit jours, elle s'était déjà si bien faite à sa prison, qu'il lui semblait qu'elle n'eût jamais vécu autrement. Ses soirées, si redoutables d'abord, étaient devenues ses heures les plus agréables; et les ténèbres, loin de lui causer l'effroi qu'elle en attendait, lui révélèrent des trésors de conception musicale, qu'elle portait en elle depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans l'agitation de sa profession de virtuose. Lorsqu'elle sentit que l'improvisation, d'une part, et de l'autre l'exécution de mémoire suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs avec plus de soin encore qu'elle n'avait pu le faire au milieu de mille émotions, ou sous l'œil d'un professeur impatient et systématique. Pour écrire la musique, elle se servit d'abord d'une épingle, au moyen de laquelle elle piquait les notes dans les interlignes, puis de petits éclats de bois enlevés à ses meubles, qu'elle faisait ensuite noircir contre le poêle, au moment où il était le plus ardent. Mais comme ces procédés prenaient du temps, et qu'elle avait une très-petite provision de papier réglé, elle reconnut qu'il valait mieux exercer encore la robuste mémoire dont elle était douée, et y loger avec ordre les nombreuses compositions que chaque soir faisait éclore. Elle en vint à bout, et, en pratiquant, elle put revenir de l'une à l'autre sans les avoir écrites et sans les confondre.
Cependant, comme sa chambre était fort chaude, grâce au surcroît de combustibles que M. Schwartz ajoutait bénévolement à la ration de l'établissement, et comme le rempart où elle se promenait était sans cesse rasé par un vent glacial, elle ne put échapper à quelques jours d'enrouement, qui la privèrent de la distraction d'aller chanter au théâtre de Berlin. Le médecin de la prison, qui avait été chargé de la voir deux fois par semaine, et de rendre compte de l'état de sa santé à M. de Poelnitz, écrivit qu'elle avait une extinction de voix, précisément le jour où le baron se proposait, avec l'agrément du roi, de la faire reparaître devant le public. Sa sortie fut donc retardée, sans qu'elle en eût le moindre chagrin; elle ne désirait pas respirer l'air de la liberté, avant de s'être assez familiarisée avec sa prison pour y rentrer sans regret.
En conséquence, elle ne soigna pas son rhume avec tout l'amour et toute la sollicitude qu'une cantatrice nourrit ordinairement pour le précieux organe de son gosier. Elle ne s'abstint pas de la promenade, et il en résulta un peu de fièvre durant plusieurs nuits. Elle éprouva alors un petit phénomène que tout le monde connaît. La fièvre amène dans le cerveau de chaque individu une illusion plus ou moins pénible. Les uns s'imaginent que l'angle formé par les murailles de l'appartement se rapproche d'eux, en se rétrécissant, jusqu'à leur presser et leur écraser la tête. Ils sentent peu à peu l'angle se desserrer, s'élargir, les laisser libres, retourner à sa place, pour revenir encore, se resserrer de nouveau et recommencer continuellement la même alternative de gêne et de soulagement. D'autres prennent leur lit pour une vague qui les soulève, les porte jusqu'au baldaquin, et les laisse retomber, pour se soulever encore et les ballotter obstinément. Le narrateur de cette véridique histoire subit la fièvre sous la forme bizarre d'une grosse ombre noire, qu'il voit se dessiner horizontalement sur une surface brillante au milieu de laquelle il se trouve placé. Cette tache d'ombre, nageant sur le sol imaginaire, est dans un continuel mouvement de contraction et de dilatation. Elle s'élargit jusqu'à couvrir entièrement la surface brillante, et tout aussitôt elle diminue, se resserre, et arrive à n'être plus qu'une ligne déliée comme un fil, après quoi elle s'étend de nouveau pour se développer et s'atténuer sans cesse. Cette vision n'aurait rien de désagréable pour le rêveur, si, par une sensation maladive assez difficile à faire comprendre, il ne s'imaginait être lui-même ce reflet obscur d'un objet inconnu flottant sans repos sur une arène embrasée par les feux d'un soleil invisible: à tel point que lorsque l'ombre imaginaire se contracte, il lui semble que son être s'amoindrit et s'allonge jusqu'à devenir l'ombre d'un cheveu; tandis que lorsqu'elle se dilate, il sent sa substance se dilater également jusqu'à figurer l'ombre d'une montagne enveloppant une vallée. Mais il n'y a dans le rêve ni montagne ni vallée. Il n'y a rien que le reflet d'un corps opaque faisant sur un reflet de soleil le même exercice que la prunelle noire du chat dans son iris transparente, et cette hallucination, qui n'est point accompagnée de sommeil, devient une angoisse des plus étranges.
Nous pourrions citer une personne qui, dans la fièvre, voit tomber le plafond à chaque instant; une autre qui se croit devenue un globe flottant dans l'espace; une troisième qui prend la ruelle de son lit pour un précipice, et qui croit toujours tomber à gauche, tandis qu'une quatrième se sent toujours entraînée à droite. Mais chaque lecteur pourrait fournir ses observations et les phénomènes de sa propre expérience; ce qui n'avancerait point la question, et n'expliquerait pas plus que nous ne pouvons le faire, pourquoi chaque individu, durant toute sa vie, ou tout au moins durant une longue série d'années, retombe, la nuit, dans un certain rêve qui est le sien et non celui d'un autre, et subit, à chaque accès de fièvre, une certaine hallucination qui lui présente toujours les mêmes caractères et le même genre d'angoisses. Cette question est du ressort de la physiologie; et nous pensons que le médecin y trouverait peut-être quelques indications, je ne dis pas sur le siège du mal patent, lequel se révèle par d'autres symptômes non moins évidents, mais sur celui d'un mal latent, provenant, chez le malade, du côté faible de son organisation, et qu'il est dangereux de provoquer par certains réactifs.
Mais cette question n'est pas de mon ressort, et je demande pardon au lecteur d'avoir osé l'effleurer.
Quant à notre héroïne, l'hallucination que lui causait la fièvre devait naturellement présenter un caractère musical, et porter sur ses organes auditifs. Elle retomba donc dans le rêve qu'elle avait eu tout éveillée, ou du moins à demi éveillée, la première nuit qu'elle avait passée dans la prison. Elle s'imagina entendre le son plaintif et les phrases éloquentes du violon d'Albert, tantôt forts et distincts, comme si l'instrument eût résonné dans sa chambre, tantôt faibles, comme s'il fut parti de l'horizon. Il y avait, dans cette fluctuation de l'intensité des sons imaginaires, quelque chose d'étrangement pénible. Lorsque la vibration lui semblait se rapprocher, Consuelo éprouvait un sentiment de terreur; lorsqu'elle paraissait éclater, c'était avec une vigueur qui foudroyait la malade. Puis le son faiblissait, et elle en ressentait peu de soulagement; car la fatigue d'écouter avec une attention toujours croissante ce chant qui se perdait dans l'espace lui causait bientôt une sorte de défaillance, durant laquelle il lui semblait ne plus saisir aucun bruit. Mais le retour incessant de la rafale harmonieuse lui apportait le frisson, l'épouvante, et les bouffées d'une chaleur insupportable, comme si le vigoureux coup de l'archet fantastique eût embrasé l'air, et déchaîné l'orage autour d'elle.
XVI.
Cependant, comme Consuelo ne s'alarma pas de son état et ne changea presque rien à son régime, elle fut promptement rétablie. Elle put reprendre ses soirées de chant, et elle retrouva le profond sommeil de ses nuits paisibles.
Un matin, c'était le douzième de sa captivité, elle reçut de M. de Poelnitz un billet qui lui donnait avis d'une sortie pour le lendemain soir:
«J'ai obtenu du roi, disait-il, la permission d'aller moi-même vous chercher avec une voiture de sa maison. Si vous me donnez votre parole de ne point vous envoler par une des glaces, j'espère même pouvoir vous dispenser de l'escorte, et vous faire reparaître au théâtre sans ce lugubre attirail. Croyez que vous n'avez pas d'ami plus dévoué que moi, et que je déplore la rigueur du traitement, peut-être injuste que vous subissez.»
La Porporina s'étonna un peu de l'amitié soudaine et de l'attention délicate du baron. Jusque-là dans ses fréquents rapports d'administration théâtrale avec la prima-donna, M. de Poelnitz, qui, en qualité d'ex-roué, n'aimait pas les filles vertueuses, lui avait témoigné beaucoup de froideur et de sécheresse. Il lui avait même parlé souvent de sa conduite régulière et de ses manières réservées avec une ironie désobligeante. On savait bien à la cour que le vieux chambellan était le mouchard du roi, mais Consuelo n'était pas initiée aux secrets de cour, et elle ne savait pas qu'on pût faire cet odieux métier sans perdre les avantages d'une apparente considération dans le grand monde. Cependant un vague instinct de répulsion disait à Consuelo que Poelnitz avait contribué plus que tout autre à son malheur. Elle veilla donc à toutes ses paroles lorsqu'elle se trouva seule avec lui le lendemain, dans la voiture qui les conduisait rapidement à Berlin, vers le déclin du jour.
«Eh bien, ma pauvre recluse, lui dit-il, vous voilà diablement matée! Sont-ils farouches ces cuistres de vétérans qui vous gardent! Jamais ils n'ont voulu me permettre d'entrer dans la citadelle, sous prétexte que je n'avais point de permission, et voilà, sans reproche, un quart d'heure que je gèle en vous attendant. Allons, enveloppez-vous bien de cette fourrure que j'ai apportée pour préserver votre voix, et contez-moi donc un peu vos aventures. Que diable s'est-il donc passé à la dernière redoute du carnaval? Tout le monde se le demande, et personne ne le sait. Plusieurs originaux qui, selon moi, ne faisaient de mal à personne, ont disparu comme par enchantement. Le comte de Saint-Germain, qui est de vos amis, je crois; un certain Trismégiste, qu'on disait caché chez M. de Golowkin, et que vous connaissez peut-être aussi, car on dit que vous êtes au mieux avec tous ces enfants du diable...
—Ces personnes ont été arrêtées? demanda Consuelo.
—Ou elles ont pris la fuite: les deux versions ont cours à la ville.
—Si ces personnes ne savent pas mieux que moi pourquoi on les persécute, elles eussent mieux fait d'attendre de pied ferme leur justification.
—Ou la nouvelle lune qui peut changer l'humeur du monarque; c'est encore le plus sûr, et je vous conseille de bien chanter ce soir. Cela fera plus d'effet sur lui que de belles paroles. Comment diable avez-vous été assez maladroite, ma belle amie, pour vous laisser envoyer à Spandaw? Jamais, pour des vétilles pareilles à celles dont on vous accuse, le roi n'eût prononcé une condamnation aussi discourtoise envers une dame; il faut que vous lui ayez répondu avec arrogance, le bonnet sur l'oreille et la main sur la garde de votre épée, comme une petite folle que vous êtes. Qu'aviez-vous fait de criminel? Voyons, racontez-moi ça. Je parie arranger vos affaires, et, si vous voulez suivre mes conseils, vous ne retournerez pas dans cette humide souricière de Spandaw; vous irez coucher ce soir dans votre joli appartement de Berlin. Allons, confessez-vous. On dit que vous avez fait un souper fin dans le palais avec la princesse Amélie, et que vous vous êtes amusée, au beau milieu de la nuit, à faire le revenant et à jouer du balai dans les corridors, pour effrayer les filles d'honneur de la reine. Il parait que plusieurs de ces demoiselles en ont fait fausse-couche, et que les plus vertueuses mettront au monde des enfants marqués d'un petit balai sur le nez. On dit aussi que vous vous êtes fait dire votre bonne aventure par le planétaire de madame de Kleist, et que M. de Saint-Germain vous a révélé les secrets de la politique de Philippe le Bel. Êtes-vous assez simple pour croire que le roi veuille faire autre chose que de rire avec sa sœur de ces folies? Le roi est d'ailleurs, pour madame l'abbesse, d'une faiblesse qui va jusqu'à l'enfantillage; et quant aux devins, il veut seulement savoir s'ils prennent de l'argent pour débiter leurs sornettes, auquel cas il les prie de quitter le pays, et tout est dit. Vous voyez bien que vous vous abusez sur l'importance de votre rôle, et que si vous aviez voulu répondre tranquillement à quelques questions sans conséquence, vous n'auriez point passé un si triste carnaval dans les prisons de l'État.»
Consuelo laissa babiller le vieux courtisan sans l'interrompre, et lorsqu'il la pressa de répondre, elle persista à dire qu'elle ne savait de quoi il voulait lui parler. Elle sentait un piège sous cette frivolité bienveillante, et elle ne s'y laissa point prendre.
Alors Poelnitz changea de tactique, et d'un ton sérieux:
«C'est bien! lui dit-il, vous vous méfiez de moi. Je ne vous en veux pas, et, au contraire, je fais grand cas de la prudence. Puisque vous êtes ainsi, Mademoiselle, je vais, moi, vous parler à découvert. Je vois bien qu'on peut se fier à vous, et que notre secret est en bonnes mains. Apprenez donc, signora Porporina, que je suis votre ami plus que vous ne pensez, car je suis un des vôtres; je suis du parti du prince Henry.
—Le prince Henry a donc un parti? dit la Porporina, curieuse d'apprendre dans quelle intrigue elle se trouvait enveloppée.
—Ne faites pas semblant de l'ignorer, reprit le baron. C'est un parti que l'on persécute beaucoup en ce moment, mais qui est loin d'être désespéré. Le grand lama, ou, si vous aimez mieux, M. le marquis, n'est pas si solide sur son trône qu'on ne puisse le faire dégringoler. La Prusse est un bon cheval de bataille; mais il ne faut pas le pousser à bout.
—Ainsi, vous conspirez, monsieur le baron? Je ne m'en serais jamais douté!
—Qui ne conspire pas à l'heure qu'il est? Le tyranneau est environné de serviteurs dévoués en apparence, mais qui ont juré sa perte.
—Je vous trouve fort léger, monsieur le baron, de me faire une pareille confidence.
—Si je vous la fais, c'est parce que j'y suis autorisé par le prince et la princesse.
—De quelle princesse parlez-vous?
—De celle que vous savez. Je ne pense pas que les autres conspirent!... À moins que ce ne soit la margrave de Bareith, qui est mécontente de sa chétive position, et en colère contre le roi, depuis qu'il l'a rabrouée, au sujet de ses intelligences avec le cardinal de Fleury. C'est déjà une vieille histoire; mais rancune de femme est de longue durée, et la margrave Guillemette7 n'est pas un esprit ordinaire: que vous en semble?
—Je n'ai jamais eu l'honneur de lui entendre dire un seul mot.
—Mais vous l'avez vue chez l'abbesse de Quedlimburg!
—Je n'ai jamais été qu'une seule fois chez la princesse Amélie, et la seule personne de la famille royale que j'y aie rencontrée, c'est le roi.
—N'importe! le prince Henry m'a donc chargé de vous dire...
—En vérité, monsieur le baron! dit Consuelo d'un ton méprisant; le prince vous a chargé de me dire quelque chose?
—Vous allez voir que je ne plaisante pas. Il vous fait savoir que ses affaires ne sont point gâtées, comme on veut vous le persuader; qu'aucun de ses confidents ne l'a trahi; que Saint-Germain est déjà en France, où il travaille à former une alliance entre notre conjuration et celle qui va replacer incessamment Charles-Édouard sur le trône d'Angleterre; que Trismégiste seul a été arrêté, mais qu'il le fera évader, et qu'il est sûr de sa discrétion. Quant à vous, il vous conjure de ne point vous laisser intimider par les menaces du marquis, et surtout de ne point croire à ceux qui feindraient d'être dans vos intérêts, pour vous faire parler. Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai soumise à une petite épreuve, dont vous êtes sortie victorieuse; et je dirai à notre héros, à notre brave prince, à notre roi futur, que vous êtes un des plus solides champions de sa cause!»
Consuelo, émerveillée de l'aplomb de M. de Poelnitz, ne put réprimer un éclat de rire; et quand le baron, piqué de son mépris, lui demanda le motif de cette gaieté déplacée, elle ne put lui rien répondre, sinon: «Vous êtes admirable, sublime, monsieur le baron!»
Et elle recommença à rire malgré elle. Elle eût ri sous le bâton, comme la Nicole de M. Jourdain.
«Quand cette attaque de nerfs sera finie, dit Poelnitz sans se déconcerter, vous daignerez peut-être m'expliquer vos intentions. Voudriez-vous trahir le prince? Croiriez-vous, en effet, que la princesse vous eût livrée à la colère du roi? Vous regarderiez-vous comme dégagée de vos serments? Prenez garde, Mademoiselle! vous vous en repentiriez peut-être bientôt. La Silésie ne tardera pas à être livrée par nous à Marie-Thérèse, qui n'a point abandonné ses projets, et qui deviendra dès lors notre puissante alliée. La Russie, la France, donneraient certainement les mains au prince Henry; madame de Pompadour n'a point oublié les dédains de Frédéric. Une puissante coalition, quelques années de lutte, peuvent facilement précipiter du trône ce fier souverain qui ne tient encore qu'à un fil... Avec l'amour du nouveau monarque, vous pourriez prétendre à une haute fortune. Le moins qu'il puisse arriver de tout cela, c'est que l'électeur de Saxe soit dépossédé de la royauté polonaise, et que le prince Henry aille régner à Varsovie... Ainsi...
—Ainsi, monsieur le baron, il existe, selon vous, une conspiration qui, pour satisfaire le prince Henry, veut mettre, encore une fois, l'Europe à feu et à sang? Et ce prince, pour assouvir son ambition, ne reculerait pas devant la honte de livrer son pays à l'étranger? J'ai beaucoup de peine à croire de pareilles lâchetés possibles; et si, par malheur, vous dites vrai, je suis fort humiliée de passer pour votre complice. Mais finissons cette comédie, je vous en conjure. Voilà un quart d'heure que vous vous évertuez fort ingénieusement à me faire avouer des crimes imaginaires. Je vous ai écouté pour savoir de quel prétexte on se servait pour me tenir en prison; il me reste à apprendre en quoi j'ai pu mériter la haine qui s'acharne si bassement après moi. Si vous voulez me le dire, je tâcherai de me disculper. Jusque là je ne puis rien répondre à toutes les belles choses que vous m'apprenez, sinon qu'elles me surprennent fort, et que de semblables projets n'ont aucune de mes sympathies.
—En ce cas, Mademoiselle, si vous n'êtes pas plus au courant que cela, reprit Poelnitz très-mortifié, je m'étonne de la légèreté du prince, qui m'engage à vous parler sans détour, avant de s'être assuré de votre adhésion à tous ses projets.
—Je répète, monsieur le baron, que j'ignore absolument les projets du prince; mais je suis bien certaine d'une chose: c'est qu'il ne vous a jamais chargé de m'en dire un seul mot. Pardonnez-moi de vous donner ce démenti. Je respecte votre âge; mais je ne puis m'empêcher de mépriser le rôle affreux que vous jouez auprès de moi en ce moment.
—Les soupçons absurdes d'une tête féminine ne m'atteignent guère, répondit Poelnitz, qui ne pouvait plus reculer devant ses mensonges. Un temps viendra où vous me rendrez justice. Dans le trouble que cause la persécution, et avec les idées chagrines que la prison doit nécessairement engendrer, il n'est pas étonnant que vous manquiez tout à coup de pénétration et de clairvoyance. Dans les conspirations, on doit s'attendre à de pareilles lubies, surtout de la part des dames. Je vous plains et vous pardonne. Il est possible, d'ailleurs, que vous ne soyez en tout ceci que l'amie dévouée de Trenck et la confidente d'une auguste princesse... Ces secrets sont d'une nature trop délicate pour que je veuille vous en parler. Le prince Henry lui-même ferme les yeux là-dessus, quoiqu'il n'ignore pas que le seul motif qui ait décidé sa sœur à entrer dans la conspiration soit l'espérance de voir Trenck réhabilité, et peut-être celle de l'épouser.
—Je ne sais rien de cela non plus, monsieur le baron, et je pense que si vous étiez sincèrement dévoué à quelque auguste princesse, vous ne me raconteriez pas de si étranges choses sur son compte.»
Le bruit des roues sur le pavé mit fin à cette conversation, au grand contentement du baron, qui ne savait plus quel expédient inventer pour se tirer d'affaire. On entrait dans la ville. La cantatrice, escortée jusqu'à la porte de sa loge et dans les coulisses par deux factionnaires qui ne la perdaient presque pas de vue, reçut de ses camarades un accueil assez froid. Elle en était aimée, mais aucun d'eux ne se sentait le courage de protester par des témoignages extérieurs contre la disgrâce prononcée par le roi. Ils étaient tristes, contraints, et comme nappés de la peur de la contagion. Consuelo qui ne voulut pas attribuer cette manière d'être à la lâcheté, mais à la compassion, crut lire dans leur contenance abattue l'arrêt d'une longue captivité. Elle s'efforça de leur montrer qu'elle n'en s'en effrayait pas, et parut sur la scène avec une confiance courageuse.
Il se passa en ce moment quelque chose d'assez bizarre dans la salle. L'arrestation de la Porporina ayant fait beaucoup de bruit, et l'auditoire n'étant composé que de personnes dévouées par conviction ou par position à la volonté royale, chacun mit ses mains dans ses poches, afin de résister au désir et à l'habitude d'applaudir la cantatrice disgraciée. Tout le monde avait les yeux sur le monarque, qui, de son côté, promenait des regards investigateurs sur la foule et semblait lui imposer le silence le plus profond. Tout à coup une couronne de fleurs, partie on ne sait d'où, vint tomber aux pieds de la cantatrice, et plusieurs voix prononcèrent simultanément et assez haut pour être entendues des divers points de la salle où elles s'étaient distribuées, les mots: C'est le roi! c'est le pardon du roi! Cette singulière assertion passa de bouche en bouche avec la rapidité de l'éclair; et chacun croyant faire son devoir et complaire à Frédéric, une tempête d'applaudissements, telle que de mémoire d'homme on n'en avait ouï à Berlin, se déchaîna depuis les combles jusqu'au parterre. Pendant plusieurs minutes, la Porporina, interdite et confondue d'une si audacieuse protestation, ne put commencer son rôle. Le roi, stupéfait, se retourna vers les spectateurs avec une expression terrible, qu'on prit pour un signe d'adhésion et d'encouragement. Buddenbrock lui-même, placé non loin de lui, ayant demandé au jeune Benda de quoi il s'agissait, et celui-ci lui ayant répondu que la couronne était partie de la place du roi, se mit à battre des mains d'un air de mauvaise humeur vraiment comique. La Porporina croyait rêver; le roi se tâtait pour savoir s'il était bien éveillé.
Quels que fussent la cause et le but de ce triomphe, Consuelo en ressentit l'effet salutaire; elle se surpassa elle-même, et fut applaudie avec le même transport durant tout le premier acte. Mais pendant l'entr'acte, la méprise s'étant peu à peu éclaircie, il n'y eut plus qu'une partie de l'auditoire, la plus obscure et la moins à portée d'être redressée par les confidences des courtisans, qui s'obstinât à donner des signes d'approbation. Enfin, au deuxième entr'acte, les orateurs des corridors et du foyer apprirent à tout le monde que le roi paraissait fort mécontent de l'attitude insensée du public; qu'une cabale avait été montée par la Porporina avec une audace inouïe; enfin que quiconque serait signalé comme ayant pris part à cette échauffourée s'en repentirait certainement. Quand vint le troisième acte, le silence fut si profond dans la salle, en dépit des merveilles que fit la prima-donna, qu'on aurait entendu voler une mouche à la fin de chaque morceau chanté par elle, et qu'en revanche les autres chanteurs recueillirent tous les fruits de la réaction.
Quant à la Porporina, elle avait été bientôt désillusionnée de son triomphe.
«Ma pauvre amie, lui avait dit Conciolini en lui présentant la couronne dans la coulisse après la première scène, je te plains d'avoir des amis si dangereux. Ils achèveront de te perdre.»
Dans l'entr'acte, le Porporino vint dans sa loge, et lui parlant à demi-voix:
«Je t'avais dit de te méfier de M. de Saint-Germain, lui dit-il; mais il était trop tard. Chaque parti a ses traîtres. N'en sois pas moins fidèle à l'amitié et docile à la voix de ta conscience. Tu es protégée par un bras plus puissant que celui qui t'opprime.
—Que veux-tu dire, s'écria la Porporina? es-tu de ceux...
—Je dis que Dieu te protégera, répondit le Porporino, qui semblait craindre d'avoir été entendu, et il lui montra la cloison qui séparait les loges d'acteurs les unes des autres. Ces cloisons avaient dix pieds de haut; mais elles laissaient entre leur sommité et le plafond commun un espace assez considérable, de sorte qu'on pouvait facilement entendre d'une loge à l'autre ce qui se passait.
«J'ai prévu, lui dit-il en parlant encore plus bas et en lui remettant une bourse, que tu aurais besoin d'argent, et je t'en apporte.
—Je te remercie, répondit Consuelo; si le gardien, qui me vend chèrement les vivres, venait te réclamer quelque paiement, comme voici de quoi le satisfaire pour longtemps, refuse de solder ses comptes. C'est un usurier.
—Il suffit, répliqua le bon et loyal Porporino. Je te quitte; j'aggraverais ta position si je paraissais avoir des secrets avec toi.»
Il s'esquiva, et Consuelo reçut la visite de madame de Cocceï (la Barberini), qui lui témoigna courageusement beaucoup d'intérêt et d'affection. La marquise d'Argens (la Cochois) vint les rejoindre d'un air plus empesé, et avec les belles paroles d'une reine qui protège le malheur. Consuelo ne lui en sut pas moins de gré de sa démarche, et la supplia de ne pas compromettre la faveur de son époux en prolongeant sa visite.
Le roi dit à Poelnitz:
«Eh bien, l'as-tu interrogée? As-tu trouvé moyen de la faire parler?
—Pas plus qu'une borne, répondit le baron.
—Lui as-tu fait entendre que je pardonnerais tout, si elle voulait seulement me dire ce qu'elle sait de la balayeuse, et ce que Saint-Germain lui a dit?
—Elle s'en soucie comme de l'an quarante.
—L'as-tu effrayée sur la longueur de sa captivité?
—Pas encore. Votre Majesté m'avait dit de la prendre par la douceur.
—Tu l'effraieras en la reconduisant.
—J'essaierai, mais je ne réussirai pas.
—C'est donc une sainte, une martyre?
—C'est une fanatique, une possédée, peut-être le diable en cotillons.
—En ce cas, malheur à elle! je l'abandonne. La saison de l'opéra italien finit dans quelques jours; arrange-toi pour qu'on n'ait plus besoin de cette fille jusque là, et que je n'entende plus parler d'elle jusqu'à l'année prochaine.
—Un an! Votre Majesté n'y tiendra pas.
—Mieux que ta tête ne tient sur ton cou, Poelnitz!»
XVII.
Poelnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour saisir cette occasion de se venger. Il n'en fit rien pourtant; son caractère était éminemment lâche, et il n'avait la force d'être méchant qu'avec ceux qui s'abandonnaient à lui. Pour peu qu'on le remit à sa place, il devenait craintif, et on eût dit qu'il éprouvait un respect involontaire pour ceux qu'il ne réussissait pas à tromper. On l'avait vu même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l'oreille basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa faiblesse, ou le souvenir d'une jeunesse moins avilie? On aimerait à croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l'état de souffrance et de remords. Il est certain que Poelnitz s'était attaché longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses chagrins; que souvent il l'avait excité à se plaindre des mauvais traitements du roi et lui en avait donné l'exemple, afin d'aller ensuite rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter la colère de ce dernier. Poelnitz avait fait cet infâme métier pour le plaisir de le faire; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne haïssait personne, si ce n'est le roi, qui le déshonorait de plus en plus sans vouloir l'enrichir. Poelnitz aimait donc la ruse pour elle-même. Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d'ailleurs un plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire; et quand il venait rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour à son maître, en lui cachant le bonheur qu'il avait goûté à le railler, à le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d'intrigue où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait pour lui des voluptés secrètes.
Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu'il laissait paraître son aigreur devant le complaisant Poelnitz, il trouvait, quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui qu'à l'ordinaire. S'était-il plaint devant Poelnitz d'être aux arrêts pour vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux, avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu de le ménager prudemment, il l'avait accablé de son indignation; et depuis ce temps-là, Poelnitz, courbé jusqu'à terre devant lui, ne l'avait plus desservi. Il semblait même qu'il l'aimât au fond du cœur, autant qu'il était capable d'aimer. Il s'attendrissait en parlant de lui avec admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu'on s'en étonnait comme d'une bizarrerie incompréhensible de la part d'un tel homme.
Le fait est que Poelnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille fois que Frédéric, eût préféré l'avoir pour maître; pressentant ou devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils et savoir s'il pouvait compter assez sur le succès pour s'y associer. C'était donc avec l'intention de s'éclairer pour son propre compte qu'il avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé le peu qu'elle en savait, il ne l'eût pas rapporté au roi, à moins pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d'argent. Mais Frédéric était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.
Poelnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du roi, que cet habile aventurier ne s'était pas assez méfié de lui. Disons, en passant, que l'aventurier avait un grain d'enthousiasme et de folie; que s'il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d'égards, il avait au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers contrastes et lui faisait commettre beaucoup d'inconséquences.
En ramenant Consuelo à la forteresse, Poelnitz, qui était un peu blasé sur le mépris qu'on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de celui qu'elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle. Il lui confessa, sans se faire prier, qu'il ne savait rien, et que tout ce qu'il avait dit des projets du prince, à l'égard des puissances étrangères, n'était qu'un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations secrètes du prince et de sa sœur avec des gens suspects.
«Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de Votre Seigneurie, répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s'en vanter.
—Le commentaire n'est pas de moi, répondit tranquillement Poelnitz; il est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et chagrine, s'il en fut, quand le soupçon s'en empare. Quant à donner des suppositions pour des certitudes, c'est une méthode tellement consacrée par l'usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me l'ont apprise; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j'ai eu l'honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai! Frédéric n'en fait jamais d'autre, et on le tient pour un grand homme; ce que c'est que d'avoir la vogue! tandis qu'on me traite de scélérat parce que je suis ses errements; quel préjugé!»
Poelnitz tourmenta Consuelo, tant qu'il put, pour savoir ce qui se passait entre elle, le prince, l'abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il, qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que si cette affaire avait quelque consistance, il n'hésiterait pas à s'y jeter. Consuelo vit bien qu'il parlait enfin à cœur ouvert; mais comme elle ne savait réellement rien, elle n'eut pas de mérite à persister dans ses dénégations.
Quand Poelnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu'il devait tenir à son égard; et en fin de cause, espérant qu'elle se laisserait pénétrer si, grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du roi. Mais dès le premier mot qu'il lui en dit le lendemain, le roi l'interrompit:
«Qu'a-t-elle révélé?
—Rien, Sire.
—En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler d'elle.
—Sire, elle ne sait rien.
—Tant pis pour elle! Qu'il ne vous arrive plus jamais de prononcer son nom devant moi.»
Cet arrêt fut proclamé d'un ton qui ne permettait pas de répliquer. Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au fond de son cœur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux qui tressaillait alors, comme lorsqu'on passe le doigt sur une mince épine enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il prit le parti d'en oublier irrévocablement la cause, et il n'eut pas de peine à y réussir. Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que grâce à son robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui l'approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé. Cependant l'infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie, et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour elle le soir où on l'avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L'abbesse de Quedlimburg était gravement malade; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort d'épuisement à la suite d'infirmités prématurées.
À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans cette lutte misérable, l'honneur était demeuré à Voltaire. En examinant mieux les pièces du procès, on s'aperçoit qu'il ne fait honneur au caractère d'aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l'envie ni la haine; et ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité dont Frédéric savait prendre au moins l'apparence. Parmi les amères bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l'explosion, il y en eut une où Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d'oubli volontaire prononcée sur elle. D'Argens lisait un soir les gazettes parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l'aventure de mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un spectateur mal placé qui lui avait crié: «Plus haut;» sommée de faire des excuses au public pour avoir répondu royalement: «Et vous plus bas;» enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant d'orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que, durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte, pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en prison jusqu'à l'expiration de sa peine qu'on présumait et qu'on espérait devoir être de courte durée.
Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment contribué au succès de ses œuvres dramatiques. Il fut indigné de cet événement, et oubliant qu'il s'en passait un analogue et plus grave encore sous ses yeux:
«Voici qui ne fait guère honneur à la France! s'écria-t-il en interrompant d'Argens à chaque mot: le manant! interpeller si bêtement et si grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon! butor de public! lui vouloir faire faire des excuses! à une femme! à une femme charmante, les cuistres! les Welches!... La Bastille? jour de Dieu! n'avez-vous pas la berlue, marquis? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci? pour un mot plein d'esprit, de goût et d'à-propos? pour une repartie ravissante? et cela en France?
—Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce devant M. de Voltaire.»
En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse; mais elle fut prononcée avec un ton d'ironie qui frappa le philosophe et lui rappela tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l'esprit nécessaire pour la réparer; il ne le voulut point. Le dépit du roi rallumait le sien, et il répliqua:
«Non, Sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je ne concevrai jamais qu'il y ait au monde une police assez brutale pour traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l'État.»
Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d'un Poelnitz officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les reproches les plus acérés. Consuelo n'en fut que plus oubliée à Spandaw, tandis qu'au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s'arma de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s'apercevoir que sa voix et son exquise justesse d'oreille gagnaient encore à cet exercice aride et difficile. La crainte de s'égarer la rendait beaucoup plus circonspecte; elle s'écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et d'attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple, et elle composa dans sa prison des airs d'une beauté remarquable et d'une tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit. Éprouvant le besoin de s'occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du travail émouvant et orageux de la production et de l'exécution par un travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la fièvre s'allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d'affectueuse expansion, n'était pas fait pour l'isolement et pour l'absence de sympathies. Elle eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne s'attendait pas à le trouver.
XVIII.
Au-dessous de la cellule qu'occupait notre recluse, une grande pièce enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d'autre clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d'ingrédients imaginables, le mari, assis devant une table noircie d'encre et d'huile, composait artistement, à la lueur d'une lampe toujours allumée dans ce sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de prisonniers que l'officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses pensionnaires: les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement étrangers aux douceurs et aux profits de l'opération. Le premier était un grand chat maigre, roux, pelé, dont l'existence se consumait à lécher ses pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile et contemplative était partagée entre la lecture d'un vieux bouquin plus gras que les marmites de sa mère, et d'éternelles rêveries qui ressemblaient à la béatitude de l'idiotisme plus qu'à la méditation d'un être pensant. Le chat avait été baptisé par l'enfant du nom de Belzébuth, par antithèse sans doute à celui que l'enfant avait reçu de monsieur et madame Schwartz, ses père et mère, le nom pieux et sacré de Gottlieb.
Gottlieb, destiné à l'état ecclésiastique, avait fait jusqu'à l'âge de quinze ans de bonnes études et de rapides progrès dans la liturgie protestante. Mais, depuis quatre ans, il vivait inerte et malade, près des tisons, sans vouloir se promener, sans désirer de voir le soleil, sans pouvoir continuer son éducation. Une crue rapide et désordonnée l'avait réduit à cet état de langueur et d'indolence. Ses longues jambes grêles pouvaient à peine supporter cette stature démesurée et quasi disloquée. Ses bras étaient si faibles et ses mains si gauches, qu'il ne touchait à rien sans le briser. Aussi sa mère avare lui en avait-elle interdit l'usage, et il n'était que trop porté à lui obéir en ce point. Sa face bouffie et imberbe, terminée par un front élevé et découvert, ne ressemblait pas mal à une poire molle. Ses traits étaient aussi peu réguliers que les proportions de son corps. Ses yeux semblaient complètement égarés, tant ils étaient louches et divergents. Sa bouche épaisse avait un sourire niais; son nez était informe, son teint blême, ses oreilles plates et plantées beaucoup trop bas: des cheveux rares et raides couronnaient tristement cette insipide figure, plus semblable à un navet mal épluché qu'à la mine d'un chrétien; du moins telle était la poétique comparaison de madame sa mère.
Malgré les disgrâces que la nature avait prodiguées à ce pauvre être, malgré la honte et le chagrin que madame Schwartz éprouvait en le regardant, Gottlieb, fils unique, malade inoffensif et résigné, n'en était pas moins le seul amour et le seul orgueil des auteurs de ses jours. On s'était flatté, alors qu'il était moins laid, qu'il pourrait devenir joli garçon. On s'était réjoui de son enfance studieuse et de son avenir brillant. Malgré l'état précaire où on le voyait réduit, on espérait qu'il reprendrait de la force, de l'intelligence, de la beauté, lorsqu'il aurait fini son interminable croissance. D'ailleurs, il n'est pas besoin d'expliquer que l'amour maternel s'accommode de tout, et se contente de peu. Madame Schwartz, tout en le brusquant et en le raillant, adorait son vilain Gottlieb, et si elle ne l'eût pas vu à toute heure planté comme une statue de sel (c'était son expression) dans le coin de sa cheminée, elle n'aurait plus eu le courage d'allonger ses sauces ni d'enfler ses mémoires. Le père Schwartz, qui mettait comme beaucoup d'hommes, plus d'amour-propre que de tendresse dans son sentiment paternel, persistait à rançonner et à voler ses prisonniers dans l'espérance qu'un jour Gottlieb serait ministre et fameux prédicateur, ce qui était son idée fixe, parce que, avant sa maladie, l'enfant s'était exprimé avec facilité. Mais il y avait bien quatre ans qu'il n'avait dit une parole de bon sens; et s'il lui arrivait d'en coudre deux ou trois ensemble, ce n'était jamais qu'à son chat Belzébuth qu'il daignait les adresser. En somme, Gottlieb avait été déclaré idiot par les médecins, et ses parents seuls croyaient à la possibilité de sa guérison.
Un jour cependant, Gottlieb, sortant tout à coup de son apathie, avait manifesté à ses parents le désir d'apprendre un métier pour se désennuyer, et utiliser ses tristes années de langueur. On avait accédé à cette innocente fantaisie quoiqu'il ne fût guère de la dignité d'un futur membre de l'Église réformée de travailler de ses mains. Mais l'esprit de Gottlieb paraissait si bien déterminé à se reposer, qu'il fallut bien lui permettre d'aller étudier l'art de la chaussure dans une boutique de cordonnier. Son père eût souhaité qu'il choisît une profession plus élégante; mais on eut beau passer en revue devant lui toutes les branches de l'industrie, il s'arrêta obstinément à l'œuvre de saint Crépin, et déclara même qu'il se sentait appelé par la Providence à embrasser cette partie. Comme ce désir devint chez lui une idée fixe, et que la seule crainte d'en être empêché le jetait dans une profonde mélancolie, on le laissa passer un mois dans l'atelier d'un maître, après quoi il revint un beau matin, muni de tous les outils et matériaux nécessaires, et se réinstalla sous le manteau de sa chère cheminée, déclarant qu'il en savait assez, et qu'il n'avait plus besoin de leçons. Cela n'était guère vraisemblable; mais ses parents, espérant que cette tentative l'avait dégoûté, et qu'il allait peut-être se remettre à l'étude de la théologie, acceptèrent son retour sans reproche et sans raillerie. Alors commença dans la vie de Gottlieb une ère nouvelle, qui fut entièrement remplie et charmée par la confection imaginaire d'une paire de souliers. Trois ou quatre heures par jour, il prenait sa forme et son alêne, et travaillait à une chaussure qui ne chaussa jamais personne; car elle ne fut jamais terminée. Tous les jours recoupée, tendue, battue, piquée, elle prit toutes les figures possibles, excepté celle d'un soulier, ce qui n'empêcha pas le paisible artisan de poursuivre son œuvre avec un plaisir, une attention, une lenteur, une patience et un contentement de lui-même, au-dessus des atteintes de toute critique. Les Schwartz s'effrayèrent un peu d'abord de cette monomanie; puis ils s'y habituèrent comme au reste, et le soulier interminable, alternant dans les mains de Gottlieb avec son volume de sermons et de prières, ne fut plus compté dans sa vie que pour une infirmité de plus. On n'exigea de lui autre chose que d'accompagner de temps en temps son père dans les galeries et les cours, afin de prendre l'air. Mais ces promenades chagrinaient beaucoup M. Schwartz, parce que les enfants des autres gardiens et employés de la citadelle ne cessaient de courir après Gottlieb, en contrefaisant sa démarche nonchalante et disgracieuse, et en criant sur tous les tons:
«Des souliers! des souliers! cordonnier, fais-nous des souliers!»
Gottlieb ne prenait point ces huées en mauvaise part; il souriait à cette méchante engeance avec une sérénité angélique, et même il s'arrêtait pour répondre:
«Des souliers? certainement, de tout mon cœur: venez chez moi, vous faire prendre mesure. Qui veut des souliers?»
Mais M. Schwartz l'entraînait pour l'empêcher de se compromettre avec la canaille, et le cordonnier ne paraissait ni fâché ni inquiet d'être ainsi arraché à l'empressement de ses pratiques.
Dès les premiers jours de sa captivité, Consuelo avait été humblement requise par M. Schwartz, d'entrer en conférence avec Gottlieb pour essayer de réveiller en lui le souvenir et le goût de cette éloquence dont il avait paru être doué dans son enfance. Tout en avouant l'état maladif et l'apathie de son héritier, M. Schwartz, fidèle à la loi de nature si bien exprimée par La Fontaine:
«Nos petits sont mignons
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.»
n'avait pas décrit très-fidèlement les agréments du pauvre Gottlieb, sans quoi Consuelo n'eût peut-être pas refusé, comme elle le fit, de recevoir dans sa cellule un jeune homme de dix-neuf ans, qu'on lui dépeignait ainsi qu'il suit: «Un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, qui eût fait venir l'eau à la bouche de tous les recruteurs du pays, si malheureusement pour sa santé, et heureusement pour son indépendance, un peu de faiblesse dans les bras et dans les jambes ne l'eût rendu impropre au métier des armes.» La captive pensa que la société d'un enfant de cet âge et de cette taille, était peu convenable dans sa situation, et elle refusa net de le recevoir; désobligeance que la mère Schwartz lui fit expier en ajoutant une pinte d'eau chaque jour à son bouillon.
Pour se promener sur l'esplanade où on lui avait permis d'aller prendre l'air tous les jours, Consuelo était forcée de descendre dans la résidence nauséabonde de la famille Schwartz et de la traverser, le tout avec la permission et l'escorte de son gardien, qui, du reste, ne se faisait pas prier, l'article complaisance infatigable (dans tout ce qui tient aux services autorisés par la consigne) étant porté en compte et coté à un prix fort élevé. Il arriva donc qu'en traversant cette cuisine dont une porte s'ouvrait sur l'esplanade, Consuelo finit par apercevoir et remarquer Gottlieb. Cette figure d'enfant avorté sur le corps d'un géant mal bâti la frappa de dégoût d'abord, et ensuite de pitié. Elle lui adressa la parole, l'interrogea avec bonté, et s'efforça de le faire causer. Mais elle trouva son esprit paralysé soit par la maladie, soit par une excessive timidité; car il ne la suivait sur le rempart que poussé de force par ses parents, et ne répondait à ses questions que par monosyllabes. Elle craignit donc, en s'occupant de lui, d'aggraver l'ennui qu'elle lui supposait, et s'abstint de lui parler, et même de le regarder, après avoir déclaré à son père qu'elle ne lui trouvait pas la moindre disposition pour l'art oratoire.
Consuelo avait été de nouveau fouillée par madame Schwartz, le soir où elle avait revu son camarade Porporino et le public de Berlin pour la dernière fois. Mais elle avait réussi à tromper la vigilance du cerbère femelle. L'heure était avancée, la cuisine était sombre, et madame Schwartz de mauvaise humeur d'être réveillée dans son premier sommeil. Tandis que Gottlieb dormait dans une chambre, ou plutôt dans une niche donnant sur l'atelier culinaire, et que M. Schwartz montait pour ouvrir d'avance la double porte de fer de la cellule, Consuelo s'était approchée du feu qui dormait sous la cendre, et, tout en feignant de caresser Belzébuth, elle avait cherché un moyen de sauver ses ressources des griffes de la fouilleuse, afin de n'être plus à sa discrétion absolue. Pendant que madame Schwartz rallumait sa lampe et mettait ses lunettes. Consuelo avait remarqué, au fond de la cheminée, à la place où Gottlieb se tenait habituellement, un enfoncement, dans la muraille, à la hauteur de son bras, et, dans cette case mystérieuse, le livre des sermons et le soulier éternel du pauvre idiot. C'était là sa bibliothèque et son atelier. Ce trou noirci par la suie et la fumée contenait toutes les richesses, toutes les délices de Gottlieb. D'un mouvement prompt et adroit, Consuelo y posa sa bourse, et se laissa ensuite examiner patiemment par la vieille parque, qui l'importuna longtemps en passant ses doigts huileux et crochus sur tous les plis de son vêtement, surprise et courroucée de n'y rien trouver. Le sang-froid de Consuelo qui, après tout, ne mettait pas beaucoup d'importance à réussir dans sa petite entreprise, finit par persuader à la geôlière qu'elle n'avait rien; et elle put, dès que l'examen fut fini, reprendre lestement sa bourse et la garder dans sa main sous sa pelisse jusque chez elle. Là elle s'occupa de la cacher, sachant bien que, pendant sa promenade, on venait chaque jour examiner sa cellule avec soin. Elle ne trouva rien de mieux que de porter toujours sa petite fortune sur elle, cousue dans une ceinture, madame Schwartz n'ayant pas le droit de la fouiller, hors le cas de sortie.
Cependant la première somme que madame Schwartz avait saisie sur sa prisonnière le jour de son arrivée était déjà épuisée depuis longtemps, grâce à la rédaction ingénieuse des mémoires de M. Schwartz. Lorsqu'il eut fait de nouveaux frais assez maigres, et un nouveau mémoire assez rond, selon sa prudente et lucrative coutume, trop timoré pour parler d'affaires et pour demander de l'argent à une personne condamnée à n'en point avoir, mais bien renseigné par elle, dès le premier jour, sur les économies quelle avait confiées au Porporino, ledit Schwartz s'était rendu, sans lui rien dire, à Berlin, et avait présenté sa note à ce fidèle dépositaire. Le Porporino, averti par Consuelo, avait refusé de solder la note avant qu'elle fût approuvée par la consommatrice, et avait renvoyé le créancier à son amie, qu'il savait munie par lui d'une nouvelle somme.
Schwartz rentra pâle et désespéré, criant à la banqueroute, et se regardant comme volé, bien que les cent premiers ducats saisis sur la prisonnière eussent payé le quadruple de toute la dépense qu'elle avait faite depuis deux mois. Madame Schwartz supporta ce prétendu dommage avec la philosophie d'une tête plus forte et d'un esprit plus persévérant.
«Sans doute nous sommes pillés comme dans un bois, dit-elle; mais est-ce que tu as jamais compté sur cette prisonnière pour gagner ta pauvre vie? Je t'avais averti de ce qui t'arrive. Une comédienne! cela n'a pas d'économies. Un comédien pour mandataire? cela n'a pas d'honneur. Allons, nous avons fait une perte de deux cents ducats. Mais nous nous rattraperons sur les autres pratiques qui sont bonnes. Cela t'apprendra seulement à ne pas offrir inconsidérément tes services aux premiers venus. Je ne suis pas fâchée, Schwartz, que tu reçoives cette petite leçon. Maintenant je vais me donner le plaisir de mettre au pain sec, et même au pain moisi, cette péronnelle, qui n'a pas même l'attention de mettre un frédéric d'or dans sa poche en rentrant, pour payer la peine de la fouilleuse, et qui a l'air de regarder Gottlieb comme un imbécile sans ressources, parce qu'il ne lui fait pas la cour. Espèce, va!...»
En grommelant ainsi, et en haussant les épaules, madame Schwartz reprit le cours de ses occupations, et, se trouvant sous la cheminée auprès de Gottlieb, elle lui dit, tout en écumant ses pots:
«Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, petit futé?»
Elle parlait ainsi pour parler, car elle savait bien que Gottlieb entendait tout de la même oreille que son chat Belzébuth.
«Mon soulier avance, mère! répondit Gottlieb avec un sourire égaré. Je vais bientôt en recommencer une nouvelle paire!
—Oui! dit la vieille en hochant la tête d'un air de pitié. Comme cela tu en fais une paire tous les jours? Continue mon garçon... cela te fera un beau revenu!... Mon Dieu, mon Dieu!...» ajouta-t-elle en recouvrant ses marmites, et d'un ton de plainte résignée, comme si l'indulgence maternelle eût donné des entrailles pieuses à ce cœur pétrifié à tous égards.
Ce jour-là, Consuelo, ne voyant point paraître son dîner, se douta de ce qui était arrivé, bien qu'elle eût peine à croire que cent ducats eussent été absorbés en si peu de temps et par un si chétif ordinaire. Elle s'était tracé d'avance un plan de conduite à l'égard des Schwartz. N'ayant pas encore reçu une obole du roi de Prusse, et craignant fort de rester sur les promesses du passé pour tout salaire (Voltaire s'en allait payé de la même monnaie), elle savait bien que le peu d'argent qu'elle avait gagné en charmant les oreilles de quelques personnages moins avares, mais moins riches, ne la mènerait pas loin, pour peu que sa captivité se prolongeât, et que M. Schwartz ne modifiât pas ses prétentions. Elle voulait le forcer à en rabattre, et, pendant deux ou trois jours, elle se contenta du pain et de l'eau qu'il lui apportait, sans faire mine de s'apercevoir de ce changement dans son régime. Le poêle commençait à être aussi négligé que les autres soins, et Consuelo souffrit le froid sans se plaindre. Heureusement il n'était pas d'une rigueur insupportable; on était au mois d'avril, saison moins printanière en Prusse que chez nous, mais où la température commençait pourtant à s'adoucir.
Avant d'entrer en pourparler avec son tyran cupide, elle songeait à mettre ses fonds en sûreté; car elle ne pouvait pas trop se flatter de n'être pas soumise à un examen arbitraire et à une saisie nouvelle aussitôt qu'elle avouerait ses ressources. La nécessité rend clairvoyant quand elle ne peut nous rendre ingénieux. Consuelo n'avait aucun outil avec lequel elle pût creuser le bois ou soulever la pierre. Mais le lendemain, en examinant, avec la minutieuse patience dont les prisonniers sont seuls capables, tous les recoins de sa cellule, elle finit par découvrir une brique qui ne paraissait pas être aussi bien jointe au mur que les autres. A force d'en gratter les contours avec ses oncles, elle enleva l'enduit, et remarqua qu'il n'était pas formé de ciment, comme dans les autres endroits, mais d'une matière friable qu'elle présuma être de la mie de pain desséchée. Elle réussit à détacher la brique, et trouva, derrière, un petit espace, ménagé certainement par quelque prisonnier, entre cette pièce mobile et les briques adhérentes qui formaient l'épaisseur de la muraille. Elle n'en douta plus, lorsqu'en fouillant cette cachette, ses doigts y rencontrèrent plusieurs objets, véritables trésors pour un prisonnier: un paquet de crayons, un canif, une pierre à fusil, de l'amadou et plusieurs rouleaux de cette mince bougie tortillée qu'on appelle chez nous rat de cave. Ces objets n'étaient nullement altérés, le mur étant fort sec; et d'ailleurs ils pouvaient avoir été laissés là peu de jours avant sa prise de possession de la cellule. Elle y joignit sa bourse, son petit crucifix de filigrane, que plusieurs fois M. Schwartz avait regardé avec convoitise, en disant que ce joujou serait bien du goût de Gottlieb. Puis elle replaça la brique et la cimenta avec la mie de pain de son déjeuner, qu'elle noircit un peu en la frottant sur le plancher, pour lui donner la même couleur que le reste de l'enduit. Tranquille pour quelque temps sur ses moyens d'existence et sur l'emploi de ses soirées, elle attendit de pied ferme la visite domiciliaire des Schwartz, et se sentit aussi fière et aussi joyeuse que si elle eût découvert un nouveau monde.
Cependant Schwartz se lassa bientôt de ne pas trouver matière à spéculer. Dût-il faire, connue il disait, de petites affaires, mieux valait peu que rien, et il rompit le premier le silence pour demander à sa prisonnière n° 3 si elle n'avait rien désormais à lui commander. Alors Consuelo se décida à lui déclarer, non qu'elle avait de l'argent, mais qu'elle en recevait régulièrement toutes les semaines par une voie qu'il serait impossible de découvrir.
«Si pourtant cela vous arrivait, dit-elle, le résultat serait de m'empêcher de faire aucune dépense, et c'est à vous de voir si vous préférez la rigueur de votre consigne à d'honnêtes bénéfices.»
Après avoir beaucoup bataillé et avoir examiné sans succès, pendant quelques jours, les vêtements, la paillasse, le plancher, les meubles, Schwartz commença à penser que Consuelo recevait de quelque fonctionnaire supérieur de la prison même les moyens de correspondre avec l'extérieur. La corruption était partout dans la hiérarchie guichetière, et les subalternes trouvaient leur profit à ne pas contrôler leurs confrères plus puissants.
«Prenons ce que Dieu nous envoie!» dit Schwartz en soupirant.
Et il se résigna à compter toutes les semaines avec la Porporina. Elle ne le contraria point sur l'emploi des premiers fonds: mais elle régla l'avenir de manière à ne payer chaque objet que le double de sa valeur, procédé qui parut bien mesquin à madame Schwartz, mais qui ne l'empêcha pas de recevoir son salaire et de le gagner tant bien que mal.