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La comtesse de Rudolstadt

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XXIX.

Le lendemain le rouge-gorge vint à midi frapper du bec et de l'ongle à la croisée de Consuelo. Au moment de lui ouvrir, elle remarqua le fil noir croisé sur sa poitrine orangée, et un élan involontaire lui fit porter la main à l'espagnolette. Mais elle la retira aussitôt, «Va t'en, messager de malheur, dit-elle, va-t'en, pauvre innocent, porteur de lettres coupables et de paroles criminelles. Je n'aurais peut-être pas le courage de ne pas répondre à un dernier adieu. Je ne dois pas même laisser connaître que je regrette et que je souffre.»

Elle s'enfuit dans le salon de musique, afin d'échapper au tentateur ailé qui, habitué à une meilleure réception, voltigeait et se heurtait au vitrage avec une sorte de colère. Elle se mit au clavecin pour ne pas entendre les cris et les reproches de son favori qui l'avait suivie à la fenêtre de cette pièce, et elle éprouvait quelque chose de semblable à l'angoisse d'une mère qui ferme l'oreille aux plaintes et aux prières de son enfant en pénitence. Ce n'était pourtant pas au dépit et au chagrin du rouge-gorge que la pauvre Consuelo était le plus sensible dans ce moment. Le billet qu'il apportait sous son aile avait une voix bien plus déchirante; c'était cette voix qui semblait, à notre recluse romanesque, pleurer et se lamenter pour être écoutée.

Elle résista pourtant; mais il est de la nature de l'amour de s'irriter des obstacles et de revenir à l'assaut, toujours plus impérieux et plus triomphant après chacune de nos victoires. On pourrait dire, sans métaphore, que lui résister, c'est lui fournir de nouvelles armes. Vers trois heures, Matteus entra avec la gerbe de fleurs qu'il apportait chaque jour à sa prisonnière (car au fond il l'aimait pour sa douceur et sa bonté); et, selon son habitude, elle délia ces fleurs afin de les arranger elle-même dans les beaux vases de la console. C'était un des plaisirs de sa captivité; mais cette fois elle y fut peu sensible, et elle s'y livrait machinalement, comme pour tuer quelques instants de ces lentes heures qui la consumaient, lorsqu'en déliant le paquet de narcisses qui occupait le centre de la gerbe parfumée, elle fit tomber une lettre bien cachetée, mais sans adresse. En vain essaya-t-elle de se persuader qu'elle pouvait être du tribunal des Invisibles. Matteus l'eût-il apportée sans cela? Malheureusement Matteus n'était déjà plus à portée de donner des explications. Il fallut le sonner. Il avait besoin de cinq minutes pour reparaître, il en mit par hasard au moins dix. Consuelo avait eu trop de courage contre le rouge-gorge pour en conserver contre le bouquet. La lettre était lue lorsque Matteus rentra, juste au moment où Consuelo arrivait à ce post-scriptum: «N'interrogez pas Matteus; il ignore la désobéissance que je lui fais commettre.» Matteus fut simplement requis de remonter la pendule qui était arrêtée.

La lettre du chevalier était plus passionnée, plus impétueuse que toutes les autres, elle était même impérieuse dans son délire. Nous ne la transcrirons pas. Les lettres d'amour ne portent l'émotion que dans le cœur qui inspire et partage le feu qui les a dictées. Par elles-mêmes elles se ressemblent toutes: mais chaque être épris d'amour trouve dans celle qui lui est adressée une puissance irrésistible, une nouveauté incomparable. Personne ne croit être aimé autant qu'un autre, ni de la même manière; il croit être le plus aimé, le seul aimé qui soit au monde. Là où cet aveuglement ingénu et cette fascination orgueilleuse n'existent pas, il n'y a point de passion; et la passion avait envahi enfin le paisible et noble cœur de Consuelo.

Le billet de l'inconnu porta le trouble dans toutes ses pensées. Il implorait une entrevue; il faisait plus, il l'annonçait et s'excusait d'avance sur la nécessité de mettre les derniers moments à profit. Il feignait de croire que Consuelo avait aimé Albert et pouvait l'aimer encore. Il feignait aussi de vouloir se soumettre à son arrêt, et, en attendant, il exigeait un mot de pitié, une larme de regret, un dernier adieu; toujours ce dernier adieu qui est comme la dernière apparition d'un grand artiste annoncée au public, et heureusement suivi de beaucoup d'autres.

La triste Consuelo (triste et pourtant dévorée d'une joie secrète, involontaire et brûlante à l'idée de cette entrevue) sentit, à la rougeur de son front et aux palpitations de son sein, qu'elle avait l'âme adultère en dépit d'elle-même. Elle sentit que ses résolutions et sa volonté ne la préservaient pas d'un entraînement inconcevable, et que, si le chevalier se décidait à rompre son vœu en lui parlant et en lui montrant ses traits, comme il y semblait résolu, elle n'aurait pas la force d'empêcher cette violation des lois de l'ordre invisible. Elle n'avait qu'un refuge, c'était d'implorer le secours de ce même tribunal. Mais fallait-il accuser et trahir Liverani? Le digne vieillard qui lui avait révélé l'existence d'Albert, et qui avait paternellement accueilli ses confidences la veille, recevrait celle-ci encore sous le sceau de la confession. Il plaindrait, lui, le délire du chevalier, il ne le condamnerait que dans le secret de son cœur. Consuelo lui écrivit qu'elle voulait le voir à neuf heures, le soir même, qu'il y allait de son honneur, de son repos, de sa vie peut-être. C'était l'heure à laquelle l'inconnu s'était annoncé; mais à qui et par qui envoyer cette lettre? Matteus refusait de faire un pas hors de l'enclos avant minuit; c'était sa consigne, rien ne put l'ébranler. Il avait été vivement réprimandé pour n'avoir pas observé tous ses devoirs bien ponctuellement à l'égard de la prisonnière; il était désormais inflexible.

L'heure approchait, et Consuelo, tout en cherchant les moyens de se soustraire à l'épreuve fatale, n'avait pas songé un instant à celui d'y résister. Vertu imposée aux femmes, tu ne seras jamais qu'un nom tant que l'homme ne prendra point la moitié de la tâche! Tous tes plans de défense se réduisent à des subterfuges; toutes tes immolations du bonheur personnel échouent devant la crainte de désespérer l'objet aimé. Consuelo s'arrêta à une dernière ressource, suggestion de l'héroïsme et de la faiblesse qui se partageaient son esprit. Elle se mit à chercher l'entrée mystérieuse du souterrain qui était dans le pavillon même, résolue à s'y élancer et à se présenter à tout hasard devant les Invisibles. Elle supposait assez gratuitement que le lieu de leurs séances était accessible, une fois l'entrée du souterrain franchie, et qu'ils se réunissaient chaque soir en ce même lieu. Elle ne savait pas qu'ils étaient tous absents ce jour-là, et que Liverani était seul revenu sur ses pas, après avoir feint de les suivre dans une excursion mystérieuse.

Mais tous ses efforts pour trouver la porte secrète ou la trappe du souterrain furent inutiles. Elle n'avait plus, comme à Spandaw, le sang-froid, la persévérance, la foi nécessaires pour découvrir la moindre fissure d'une muraille, la moindre saillie d'une pierre. Ses mains tremblaient en interrogeant la boiserie et les lambris, sa vue était troublée; à chaque instant il lui semblait entendre les pas du chevalier sur le sable du jardin, ou sur le marbre du péristyle.

Tout à coup, il lui sembla les entendre au-dessous d'elle, comme s'il montait l'escalier caché sous ses pieds, comme s'il s'approchait d'une porte invisible, ou comme si, à la manière des esprits familiers, il allait percer la muraille pour se présenter devant ses yeux. Elle laissa tomber son flambeau et s'enfuit au fond du jardin. Le joli ruisseau qui le traversait arrêta sa course, elle écouta, et entendit, ou crut entendre marcher derrière elle. Alors elle perdit un peu la tête, et se jeta dans le batelet dont le jardinier se servait pour apporter du dehors du sable et des gazons. Consuelo s'imagina qu'en le détachant, elle irait échouer sur la rive opposée; mais le ruisseau était rapide, et sortait de l'enclos en se resserrant sous une arcade basse fermée d'une grille. Emportée à la dérive par le courant, la barque alla frapper en peu d'instants contre la grille. Consuelo s'y préserva d'un choc trop rude en s'élançant à la proue et en étendant les mains. Un enfant de Venise (et un enfant du peuple) ne pouvait pas être bien embarrassé de cette manœuvre. Mais, fortune bizarre! la grille céda sous sa main et s'ouvrit par la seule impulsion que le courant donnait au bateau. Hélas! pensa Consuelo, on ne ferme peut-être jamais ce passage, car je suis prisonnière sur parole, et pourtant je fuis, je viole mon serment! Mais je ne le fais que pour chercher protection et refuge parmi mes hôtes, non pour les abandonner et les trahir.

Elle sauta sur la rive où un détour de l'eau avait poussé son esquif, et s'enfonça dans un taillis épais. Consuelo ne pouvait pas courir bien vite sous ces ombrages sombres. L'allée serpentait en se rétrécissant. La fugitive se heurtait à chaque instant contre les arbres, et tomba plusieurs fois sur le gazon. Cependant elle sentait revenir l'espoir dans son âme; ces ténèbres la rassuraient; il lui semblait impossible que Liverani pût l'y découvrir.

Après avoir marché fort longtemps au hasard, elle se trouva au bas d'une colline parsemée de rochers, dont la silhouette incertaine se dessinait sur un ciel gris et voilé. Un vent d'orage assez frais s'était élevé, et la pluie commençait à tomber. Consuelo, n'osant revenir sur ses pas, dans la crainte que Liverani n'eût retrouvé sa trace et ne la cherchât sur les rives du ruisseau, se hasarda dans le sentier un peu rude de la colline. Elle s'imagina qu'arrivée au sommet, elle découvrirait les lumières du château, quelle qu'en fût la position. Mais lorsqu'elle y fut arrivée dans les ténèbres, les éclairs, qui commençaient à embraser le ciel, lui montrèrent devant elle les ruines d'un vaste édifice, imposant et mélancolique débris d'un autre âge.

La pluie força Consuelo d'y chercher un abri, mais elle le trouva avec peine. Les tours étaient effondrées du haut en bas, à l'intérieur, et des nuées de gerfauts et de tiercelets s'y agitèrent à son approche, en poussant ce cri aigu et sauvage qui semble la voix des esprits de malheur, habitants des ruines.

Au milieu des pierres et des ronces, Consuelo, traversant la chapelle découverte qui dessinait, à la lueur bleuâtre des éclairs, les squelettes de ses ogives disloquées, gagna le préau, dont un gazon court et uni recouvrait le nivellement; elle évita un puits profond qui ne se trahissait à la surface du sol que par le développement de ses riches capillaires et d'un superbe rosier sauvage, tranquille possesseur de sa paroi intérieure. La masse de constructions ruinées qui entouraient ce préau abandonné offrait l'aspect le plus fantastique; et, au passage de chaque éclair, l'œil avait peine à comprendre ces spectres grêles et déjetés, toutes ces formes incohérentes de la destruction; d'énormes manteaux de cheminées, encore noircis en dessous par la fumée d'un foyer à jamais éteint, et sortant du milieu des murailles dénudées, à une hauteur effrayante; des escaliers rompus, élançant leur spirale dans le vide, comme pour conduire les sorcières à leur danse aérienne; des arbres entiers installés et grandis dans des appartements encore parés d'un reste de fresques; des bancs de pierre dans les embrasures profondes des croisées, et toujours le vide au dedans comme au dehors de ces retraites mystérieuses, refuges des amants en temps de paix, tanières des guetteurs aux heures du danger; enfin des meurtrières festonnées de coquettes guirlandes, des pignons isolés s'élevant dans les airs comme des obélisques, et des portes comblées jusqu'au tympan par les atterrissements et les décombres. C'était un lieu effrayant et poétique; Consuelo s'y sentit pénétrée d'une sorte de terreur superstitieuse, comme si sa présence eût profané une enceinte réservée aux funèbres conférences ou aux silencieuses rêveries des morts. Par une nuit sereine et dans une situation moins agitée, elle eût pu admirer l'austère beauté de ce monument; elle ne se fût peut-être pas apitoyée classiquement sur la rigueur du temps et des destins, qui renversent sans pitié le palais et la forteresse, et couchent leurs débris dans l'herbe à côté de ceux de la chaumière. La tristesse qu'inspirent les ruines de ces demeures formidables n'est pas la même dans l'imagination de l'artiste et dans le cœur du patricien. Mais en ce moment de trouble et de crainte, et par cette nuit d'orage, Consuelo, n'étant point soutenue par l'enthousiasme qui l'avait poussée à de plus sérieuses entreprises, se sentit redevenir l'enfant du peuple, tremblant à l'idée de voir apparaître les fantômes de la nuit, et redoutant surtout ceux des antiques châtelains, farouches oppresseurs durant leur vie, spectres désolés et menaçants après leur mort. Le tonnerre élevait la voix, le vent faisait crouler les briques et le ciment des murailles démantelées, les longs rameaux de la ronce et du lierre se tordaient comme des serpents aux créneaux des tours. Consuelo, cherchant toujours un abri contre la pluie et les éboulements, pénétra sous la voûte d'un escalier qui paraissait mieux conservé que les autres; c'était celui de la grande tour féodale, la plus ancienne et la plus solide construction de tout l'édifice. Au bout de vingt marches, elle rencontra une grande salle octogone qui occupait tout l'intérieur de la tour, l'escalier en vis étant pratiqué, comme dans toutes les constructions de ce genre, dans l'intérieur du mur, épais de dix-huit à vingt pieds. La voûte de cette salle avait la forme intérieure d'une ruche. Il n'y avait plus ni portes ni fenêtres; mais ces ouvertures étaient si étroites et si profondes, que le vent ne pouvait s'y engouffrer. Consuelo résolut d'attendre en ce lieu la fin de la tempête; et, s'approchant d'une fenêtre, elle y resta plus d'une heure à contempler le spectacle imposant du ciel embrasé, et à écouter les voix terribles de l'orage.

Enfin le vent tomba, les nuées se dissipèrent, et Consuelo songea à se retirer; mais en se retournant, elle fut surprise de voir une clarté plus permanente que celle des éclairs régner dans l'intérieur de la salle. Cette clarté, après avoir hésité, pour ainsi dire, grandit et remplit toute la voûte, tandis qu'un léger pétillement se faisait entendre dans la cheminée. Consuelo regarda de ce côté, et vit sous le demi-cintre de cet âtre antique, énorme gueule béante devant elle, un feu de branches qui venait de s'allumer comme de lui-même. Elle s'en approcha, et remarqua des bûches à demi consumées, et tous les débris d'un feu naguère entretenu, et récemment abandonné sans grande précaution.

Effrayée de cette circonstance qui lui révélait la présence d'un hôte, Consuelo qui ne voyait pourtant pas trace de mobilier autour d'elle, retourna vivement vers l'escalier et s'apprêtait à le descendre, lorsqu'elle entendit des voix en bas, et des pas qui faisaient craquer les gravois dont il était semé. Ses terreurs fantastiques se changèrent alors en appréhensions réelles. Cette tour humide et dévastée ne pouvait être habitée que par quelque garde-chasse, peut-être aussi sauvage que sa demeure, peut-être ivre et brutal, et bien vraisemblablement moins civilisé et moins respectueux que l'honnête Matteus. Les pas se rapprochaient assez rapidement. Consuelo monta l'escalier à la hâte pour n'être pas rencontrée par ces problématiques arrivants, et après avoir franchi encore vingt marches, elle se trouva au niveau du second étage où il était peu probable qu'on aurait l'occasion de la rejoindre, car il était entièrement découvert et par conséquent inhabitable. Heureusement pour elle la pluie avait cessé; elle apercevait même briller quelques étoiles à travers la végétation vagabonde qui avait envahi le couronnement de la tour, à une dizaine de toises au-dessus de sa tête. Un rayon de lumière partant de dessous ses pieds se projeta bientôt sur les sombres parois de l'édifice, et Consuelo, s'approchant avec précaution, vit par une large crevasse ce qui se passait à l'étage inférieur qu'elle venait de quitter. Deux hommes étaient dans la salle, l'un marchant et frappant du pied comme pour se réchauffer, l'autre penché sous le large manteau de la cheminée, et occupé à ranimer le feu qui commençait à monter dans l'âtre. D'abord elle ne distingua que leurs vêtements qui annonçaient une condition brillante, et leurs chapeaux qui lui cachaient leurs visages; mais la clarté du foyer s'étant répandue, et celui qui l'attisait avec la pointe de son épée s'étant relevé pour accrocher son chapeau à une pierre saillante du mur, Consuelo vit une chevelure noire qui la fit tressaillir, et le haut d'un visage qui faillit lui arracher un cri de terreur et de tendresse tout à la fois. Il éleva la voix, et Consuelo n'en douta plus, c'était Albert de Rudolstadt.

«Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à l'unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes voyages.

—Et même je n'en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l'amant de la princesse Amélie. Vraiment celui-ci est plus hospitalier qu'il n'en a l'air, et je m'en serais accommodé plus d'une fois avec plaisir. Ah ça, mon cher comte, vous venez donc quelquefois méditer sur ces ruines, et faire la veillée des armes dans cette tour endiablée?

—J'y viens souvent en effet, et pour des raisons plus concevables. Je ne puis vous les dire maintenant, mais vous les saurez plus tard.

—Je les devine de reste. Du haut de cette tour, vous plongez dans un certain enclos, et vous dominez un certain pavillon.

—Non, Trenck. La demeure dont vous parlez est cachée derrière les bois de la colline, et je ne la vois pas d'ici.

—Mais vous êtes à portée de vous y rendre en peu d'instants, et de vous réfugier ensuite ici contre les surveillants incommodes. Allons, convenez que tout à l'heure, lorsque je vous ai rencontré dans le bois...

—Je ne puis convenir de rien, ami Trenck, et vous m'avez promis de ne pas m'interroger.

—Il est vrai. Je ne devrais songer qu'à me réjouir de vous avoir retrouvé dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j'avais si bien perdu mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château?

—À plus d'un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

—Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et je conçois fort bien qu'on l'ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me sens heureux de m'y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines d'une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j'ai prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors, mon frère et mon ami aujourd'hui! cher Albert! quelles étranges et funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes! Morts tous deux à nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être!... qu'allons-nous devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes?

—La tienne peut encore être entourée d'éclat et remplie d'enivrements, mon cher Trenck! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces à Dieu, sur le sol de l'Europe.

—Mais ma maîtresse, Albert? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste éternellement et inutilement fidèle?

—Tu ne devrais pas le désirer, ami; mais il n'est que trop certain que sa passion sera aussi durable que son malheur.

—Parlez-moi donc d'elle, Albert! Plus heureux que moi, vous pouvez la voir et l'entendre, vous!...

—Je ne le pourrai plus, cher Trenck; ne vous faites pas d'illusions à cet égard. Le nom fantastique et le personnage bizarre de Trismégiste dont on m'avait affublé, et qui m'ont protégé, durant plusieurs années, dans mes courtes et mystérieuses relations avec le palais de Berlin, ont perdu leur prestige; mes amis seront discrets, et mes dupes (puisque pour servir notre cause et votre amour, j'ai été forcé de faire bien innocemment quelques dupes), ne seraient pas plus clairvoyantes que par le passé; mais Frédéric a senti l'odeur d'une conspiration, et je ne puis plus retourner en Prusse. Mes efforts y seraient paralysés par sa méfiance et la prison de Spandaw ne s'ouvrirait pas une seconde fois pour mon évasion.

—Pauvre Albert! tu as dû souffrir dans cette prison, autant que moi dans la mienne, plus peut-être!

—Non, j'étais près d'elle. J'entendais sa voix, je travaillais à sa délivrance. Je ne regrette ni d'avoir enduré l'horreur du cachot, ni d'avoir tremblé pour sa vie. Si j'ai souffert pour moi, je ne m'en suis pas aperçu; si j'ai souffert pour elle, je ne m'en souviens plus. Elle est sauvée et elle sera heureuse.

—Par vous, Albert? Dites-moi qu'elle ne sera heureuse que par vous et avec vous, ou bien je ne l'estime plus, je lui retire mon admiration et mon amitié.

—Ne parlez pas ainsi, Trenck. C'est outrager la nature, l'amour et le ciel. Nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes, et vouloir les enchaîner au nom d'un devoir profitable à nous seuls, serait un crime et une profanation.

—Je le sais, et sans m'élever à la même vertu que toi, je sens bien que si Amélie m'eût retiré sa parole au lieu de me la confirmer, je n'aurais pas cessé pour cela de l'aimer et de bénir les jours de bonheur qu'elle m'a donnés; mais il m'est bien permis de t'aimer plus que moi-même et de haïr quiconque ne t'aime pas? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon amitié; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah! s'il est vrai que celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l'expiration de son deuil, l'insensée!) d'un de nos frères, fût-il le plus méritant d'entre nous, et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux!

—Trenck! Trenck! tu ne sais pas de quoi tu parles; tu ne comprends pas, et moi je ne puis m'expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme admirable; plus tard, tu la connaîtras.

—Et qui t'empêche de la justifier à mes yeux! Parle donc! À quoi bon ce mystère? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et aucun serment que je sache, ne t'engage à me cacher ce que nous soupçonnons tous d'après ta conduite. Elle ne t'aime plus? quelle sera son excuse?

—M'avait-elle donc jamais aimé?

—Voilà son crime. Elle ne t'a jamais compris.

—Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle. D'ailleurs j'étais malade, j'étais fou; on n'aime pas les fous, on les plaint et on les redoute.

—Tu n'as jamais été fou, Albert; je ne t'ai jamais vu ainsi. La sagesse et la force de ton intelligence m'ont toujours ébloui, au contraire.

—Tu m'as vu ferme et maître de moi dans l'action, tu ne m'as jamais vu dans l'agonie du repos, dans les tortures du découragement.

—Tu connais donc le découragement, toi? Je ne l'aurais jamais pensé.

—C'est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les obstacles, tous les vices de notre entreprise. Tu n'as jamais été au fond de cet abîme où j'ai plongé toute mon âme et jeté toute mon existence; tu n'en as envisagé que le côté chevaleresque et généreux; tu n'en as embrassé que les travaux faciles et les riantes espérances.

—C'est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu'il faut le dire, moins fanatique que toi, noble comte! Tu as voulu boire la coupe du zèle jusqu'à la lie, et quand l'amertume t'a suffoqué, tu as douté du ciel et des hommes.

—Oui, j'ai douté, et j'en ai été bien cruellement puni.

—Et maintenant doutes-tu encore? souffres-tu toujours?

—Maintenant j'espère, je crois, j'agis. Je me sens fort, je me sens heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas l'ivresse déborder de mon sein?

—Et cependant tu es trahi par ta maîtresse! que dis-je? par ta femme!

—Elle ne fut jamais ni l'une ni l'autre. Elle ne me devait, elle ne me doit rien; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l'amour, la plus céleste des grâces d'en haut, pour la récompenser d'avoir eu pour moi un instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m'avoir fermé les yeux, de m'avoir pleuré, de m'avoir béni au seuil de l'éternité que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa compassion généreuse, à sa charité sublime? je lui dirais: «Femme, je suis ton maître, tu m'appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de séparation, tu as déposé un baiser d'adieu sur mon front glacé! Tu vas mettre à jamais ta main dans la mienne, l'attacher à mes pas, subir mon joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon cœur égoïste et lâche!» Oh! Trenck! pensez-vous que je pusse être heureux en agissant ainsi? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore que le sien? La souffrance de l'esclave n'est-elle pas la malédiction du maître? Grand Dieu! quel être est assez vil, assez abruti, pour s'enorgueillir et s'enivrer d'un amour non partagé, d'une fidélité contre laquelle le cœur de la victime se révolte? Grâce au ciel, je ne suis pas cet être là, je ne le serai jamais. J'allais ce soir trouver Consuelo; j'allais lui dire toutes ces choses, j'allais lui rendre sa liberté. Je ne l'ai pas rencontrée dans le jardin, où elle se promène ordinairement; à cette heure l'orage est venu et m'a ôté l'espérance de l'y voir descendre. Je n'ai pas voulu pénétrer dans ses appartements; j'y serais entré par le droit de l'époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule de son désespoir, m'eussent fait un mal que je n'ai pu me résoudre à affronter.

—Et n'as-tu pas rencontré aussi dans l'ombre le masque noir de Liverani?

—Quel est ce Liverani?

—Ignores-tu le nom de ton rival?

—Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival heureux?

—Non. Mais tu me demandes cela d'un air étrange? Albert, je crois te comprendre: tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l'abandonnes, tu le dois; mais tu châtieras, j'espère, le lâche qui l'a séduite?

—Es-tu sûr que ce soit un lâche?

—Quoi! l'homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde de sa personne durant un long et périlleux voyage! celui qui devait la protéger, la respecter, ne pas lui adresser une seule parole, ne pas lui montrer son visage!... Un homme investi des pouvoirs et de l'aveugle confiance des Invisibles! ton frère d'armes et de serment, comme je suis le tien, sans doute? Ah! si l'on m'eût confié ta femme, Albert, je n'aurais pas seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer d'elle!

—Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles! Trois hommes seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime. Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l'amour de Consuelo.

—Homme étrange et sublime! tu ne le hais pas?

—Je ne puis le haïr.

—Tu ne troubleras pas son bonheur?

—Je travaille ardemment à l'assurer, au contraire, et je ne suis ni sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me donnes.

—Quoi! tu ne souffres même pas?

—Je suis le plus heureux des hommes.

—En ce cas, tu aimes peu, ou tu n'aimes plus. Un tel héroïsme n'est pas dans la nature humaine; il est presque monstrueux; et je ne puis admirer ce que je ne comprends pas. Attends, comte; tu me railles, et je suis bien simple. Tiens, je devine enfin: tu aimes une autre femme, et tu bénis la Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la rendant infidèle.

—Il faut donc que je t'ouvre mon cœur, tu m'y contrains, baron. Écoute; c'est toute une histoire, tout un roman à te raconter; mais il fait froid ici; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs; et, d'ailleurs, je crains qu'à la longue ils ne te rappellent fâcheusement ceux de Glatz. Le temps s'est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin du château; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit.»

Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l'humidité; et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans l'éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter le faible bruit de leurs pas sur l'herbe mouillée du préau.




XXX.

Consuelo resta plongée dans une étrange stupeur. Ce qui l'étonnait le plus, ce que le témoignage de ses sens avait peine à lui persuader, ce n'était pas la magnanime conduite d'Albert, ni ses sentiments héroïques, mais la facilité miraculeuse avec laquelle il dénouait lui-même le terrible problème de la destinée qu'il lui avait faite. Était-il donc si aisé à Consuelo d'être heureuse? était-ce un amour si légitime que celui de Liverani? Elle croyait avoir rêvé ce qu'elle venait d'entendre. Il lui était déjà permis de s'abandonner à son entraînement pour cet inconnu. Les austères Invisibles en faisaient l'égal d'Albert, par la grandeur d'âme, le courage et la vertu: Albert lui-même la justifiait et la défendait contre le blâme de Trenck. Enfin, Albert et les Invisibles, loin de condamner leur mutuelle passion, les abandonnaient à leur libre choix, à leur invincible sympathie: et tout cela sans combat, sans effort, sans cause de regret ou de remords, sans qu'il en coûtât une larme à personne! Consuelo, tremblante d'émotion plus que de froid, redescendit dans la salle voûtée, et ranima de nouveau le feu qu'Albert et Trenck venaient de disperser dans l'âtre. Elle regarda la trace de leurs pieds humides sur les dalles poudreuses. C'était un témoignage de la réalité de leur apparition, que Consuelo avait besoin de consulter pour y croire. Accroupie sous le cintre de la cheminée, comme la rêveuse cendrillon, la protégée des lutins du foyer, elle tomba dans une méditation profonde. Un si facile triomphe sur la destinée ne lui paraissait pas fait pour elle. Cependant aucune crainte ne pouvait prévaloir contre la sérénité merveilleuse d'Albert. C'était là précisément ce que Consuelo pouvait le moins révoquer en doute. Albert ne souffrait pas; son amour ne se révoltait pas contre sa justice. Il accomplissait avec une sorte de joie enthousiaste le plus grand sacrifice qu'il soit au pouvoir de l'homme d'offrir à Dieu. L'étrange vertu de cet homme unique frappait Consuelo de surprise et d'épouvante. Elle se demandait si un tel détachement des faiblesses humaines était conciliable avec les humaines affections. Cette insensibilité apparente ne signalait-elle pas dans Albert une nouvelle phase de délire? Après l'exagération des maux qu'entraînent la mémoire et l'exclusivité du sentiment, ne subissait-il pas une sorte de paralysie du cœur et des souvenirs? Pouvait-il être guéri si vite de son amour, et cet amour était-il si peu de chose, qu'un simple acte de sa volonté, une seule décision de sa logique, pût en effacer ainsi jusqu'à la moindre trace? Tout en admirant ce triomphe de la philosophie. Consuelo ne put se défendre d'un peu d'humiliation, de voir ainsi détruire d'un souffle cette longue passion dont elle avait été fière à juste titre. Elle repassait les moindres paroles qu'il venait de dire; et l'expression de son visage, lorsqu'il les avait dites, était encore devant ses yeux. C'était une expression que Consuelo ne lui connaissait pas. Albert était aussi changé dans son extérieur que dans ses sentiments. À vrai dire, c'était un homme nouveau; et si le son de sa voix, si le dessin de ses traits, si la réalité de ses discours n'eussent confirmé la vérité, Consuelo eût pu croire qu'elle voyait à sa place ce prétendu Sosie, ce personnage imaginaire de Trismégiste, que le docteur s'obstinait à vouloir lui substituer. La modification que l'état de calme et de santé avait apportée à l'extérieur et aux manières d'Albert semblait confirmer l'erreur de Supperville. Il avait perdu sa maigreur effrayante, et il semblait grandi, tant sa taille affaissée et languissante s'était redressée et rajeunie. Il avait une autre démarche; ses mouvements étaient plus souples, son pas plus ferme, sa tenue aussi élégante et aussi soignée qu'elle avait été abandonnée et, pour ainsi dire, méprisée par lui. Il n'y avait pas jusqu'à ses moindres préoccupations qui n'étonnassent Consuelo. Autrefois, il n'eût pas songé à faire du feu; il eût plaint son ami Trenck d'être mouillé, et il ne se fût pas avisé, tant les objets extérieurs et les soins matériels lui étaient devenus étrangers, de rapprocher les tisons épars sous ses pieds; il n'eût pas secoué son chapeau avant de le remettre sur sa tête; il eût laissé la pluie ruisseler sur sa longue chevelure, et il ne l'eût pas sentie. Enfin, il portait une épée, et jamais, auparavant, il n'eût consenti à manier, même en jouant, cette arme de parade, ce simulacre de haine et de meurtre. Maintenant elle ne gênait point ses mouvements; il en voyait briller la lame devant la flamme, et elle ne lui rappelait point le sang versé par ses aïeux. L'expiation imposée à Jean Ziska, dans sa personne, était un rêve douloureux, qu'un bienfaisant sommeil avait enfin effacé entièrement. Peut être en avait-il perdu le souvenir en perdant les autres souvenirs de sa vie et son amour, qui semblait avoir été, et n'être plus sa vie même.

Il se passa quelque chose d'incertain et d'inexplicable chez Consuelo, quelque chose qui ressemblait à du chagrin, à du regret, à de l'orgueil blessé. Elle se répétait les dernières suppositions de Trenck sur un nouvel amour d'Albert, et cette supposition lui paraissait vraisemblable. Ce nouvel amour pouvait seul lui donner tant de tolérance et de miséricorde. Ses dernières paroles en emmenant son ami, et en lui promettant un récit, un roman, n'étaient-elles pas la confirmation de ce doute, l'aveu et l'explication de cette joie discrète et profonde dont il paraissait rempli? «Oui, ses yeux brillaient d'un éclat que je ne leur ai jamais vu, pensa Consuelo. Son sourire avait une expression de triomphe, d'ivresse; et il souriait, il riait presque, lui à qui le rire semblait inconnu jadis; il y a eu même comme de l'ironie dans sa voix quand il a dit au baron: «Bientôt tu souriras aussi des éloges que tu me donnes.» Plus de doute, il aime, et ce n'est plus moi. Il ne s'en défend pas, et il ne songe point à se combattre; il bénit mon infidélité, il m'y pousse, il s'en réjouit, il n'en rougit point pour moi; il m'abandonne à une faiblesse dont je rougirai seule, et dont toute la honte retombera sur ma tête. Ô ciel! Je n'étais pas seule coupable, et Albert l'était plus encore! Hélas! pourquoi ai-je surpris le secret d'une générosité que j'aurais tant admirée, et que je n'eusse jamais voulu accepter? Je le sens bien, maintenant il y a quelque chose de saint dans la foi jurée; Dieu seul qui change notre cœur, peut nous en délier. Alors les êtres unis par un serment peuvent peut-être s'offrir et accepter le sacrifice de leurs droits. Mais quand l'inconstance mutuelle préside seule au divorce, il se fait quelque chose d'affreux, et comme une complicité de parricide entre ces deux êtres: ils ont froidement tué dans leur sein l'amour qui les unissait.»

Consuelo regagna les bois aux premières lueurs du matin. Elle avait passé toute la nuit dans la tour, absorbée par mille pensées sombres et chagrines. Elle n'eut pas de peine à retrouver le chemin de sa demeure, quoiqu'elle eût fait ce chemin dans les ténèbres, et que l'empressement de sa fuite le lui eût fait paraître moins long qu'il ne le fut au retour. Elle descendit la colline et remonta le cours du ruisseau jusqu'à la grille, qu'elle franchit adroitement, en marchant sur la bande transversale qui reliait les barreaux par en bas à fleur d'eau. Elle n'était plus ni craintive ni agitée. Peu lui importait d'être aperçue, décidée qu'elle était à tout raconter naïvement à son confesseur. D'ailleurs le sentiment de sa vie passée l'occupait tellement, que les choses présentes ne lui offraient plus qu'un intérêt secondaire. C'est à peine si Liverani existait pour elle. Le cœur humain est ainsi fait: l'amour naissant a besoin de dangers et d'obstacles, l'amour éteint se ranime quand il ne dépend plus de nous de le réveiller dans le cœur d'autrui.

Cette fois les Invisibles surveillants de Consuelo semblèrent s'être endormis, et sa promenade nocturne ne parut avoir été remarquée de personne. Elle trouva une nouvelle lettre de l'inconnu dans son clavecin, aussi tendrement respectueuse que celle de la veille était hardie et passionnée. Il se plaignait qu'elle eût eu peur de lui, il lui reprochait de s'être retranchée dans ses appartements comme si elle eût douté de sa craintive vénération. Il demandait humblement qu'elle lui permît de l'apercevoir seulement dans le jardin au crépuscule; il lui promettait de ne point lui parler, de ne pas se montrer si elle l'exigeait. «Soit détachement de cœur, soit arrêt de la conscience, ajoutait-il, Albert renonce à toi, tranquillement, froidement même en apparence. Le devoir parle plus haut que l'amour dans son cœur. Dans peu de jours les Invisibles te signifieront sa résolution, et prononceront le signal de ta liberté. Tu pourras alors rester ici pour te faire initier à leurs mystères, si tu persistes dans cette intention généreuse, et jusque-là je leur tiendrai mon serment, de ne point me montrer à tes yeux. Mais si tu n'as fait cette promesse que par compassion pour moi, si tu désires t'en affranchir, parle, et je romps tous mes engagements, et je fuis avec toi. Je ne suis pas Albert, moi: j'ai plus d'amour que de vertu. Choisis!»

«Oui, cela est certain, dit Consuelo en laissant retomber la lettre de l'inconnu sur les touches de son clavecin: celui-ci m'aime et Albert ne m'aime pas. Il est possible qu'il ne m'ait jamais aimée, et que mon image n'ait été qu'une création de son délire. Pourtant cet amour me paraissait sublime, et plût au ciel qu'il le fût encore assez pour conquérir le mien par un pénible et sublime sacrifice! cela vaudrait mieux pour nous deux que le détachement tranquille de deux âmes adultères. Mieux vaudrait aussi pour Liverani d'être abandonné de moi avec effort et déchirement que d'être accueilli comme une nécessité de mon isolement, dans un jour d'indignation, de honte et de douloureuse ivresse!»

Elle répondit à Liverani ce peu de mots:

«Je suis trop fière et trop sincère pour vous tromper. Je sais ce que pense Albert, ce qu'il a résolu. J'ai surpris le secret de ses confidences à un ami commun. Il m'abandonne sans regret, et ce n'est pas la vertu seule qui triomphe de son amour. Je ne suivrai pas l'exemple qu'il me donne. Je vous aimais, et je renonce à vous sans en aimer un autre. Je dois ce sacrifice à ma dignité, à ma conscience. J'espère que vous ne vous approcherez plus de ma demeure. Si vous cédiez à une aveugle passion, et si vous m'arrachiez quelque nouvel aveu, vous vous en repentiriez. Vous devriez peut-être ma confiance à la juste colère d'un cœur brisé et à l'effroi d'une âme délaissée. Ce serait mon supplice et le vôtre. Si vous persistez, Liverani, vous n'avez pas en vous l'amour que j'avais rêvé.»

Liverani persista cependant; il écrivit encore, et fut éloquent, persuasif, sincère dans son humilité. «Vous faites un appel à ma fierté, disait-il, et je n'ai pas de fierté avec vous. Si vous regrettiez un absent dans mes bras, j'en souffrirais sans en être offensé. Je vous demanderais, prosterné et en arrosant vos pieds de mes larmes, de l'oublier et de vous fier à moi seul. De quelque façon que vous m'aimiez, et si peu que ce soit, j'en serai reconnaissant comme d'un immense bonheur.» Telle fut la substance d'une suite de lettres ardentes et craintives, soumises et persévérantes. Consuelo sentit s'évanouir sa fierté au charme pénétrant d'un véritable amour. Insensiblement elle s'habitua à l'idée qu'elle n'avait encore jamais été aimée auparavant, pas même par le comte de Rudolstadt. Repoussant alors le dépit involontaire qu'elle avait conçu de cet outrage fait à la sainteté de ses souvenirs, elle craignit, en le manifestant, de devenir un obstacle au bonheur qu'Albert pouvait se promettre d'un nouvel amour. Elle résolut donc d'accepter en silence l'arrêt de séparation dont il paraissait vouloir charger le tribunal des Invisibles, et elle s'abstint de tracer son nom dans les réponses qu'elle fit à l'inconnu, en lui ordonnant d'imiter cette réserve.

Au reste, ces réponses furent pleines de prudence et de délicatesse. Consuelo en se détachant d'Albert et en accueillant dans son âme la pensée d'une autre affection, ne voulait pas céder à un enivrement aveugle. Elle défendit à l'inconnu de paraître devant elle et de manquer à son vœu de silence, jusqu'à ce que les Invisibles l'en eussent relevé. Elle lui déclara que c'était librement et volontairement qu'elle voulait adhérer à cette association mystérieuse qui lui inspirait à la fois respect et confiance: qu'elle était résolue à faire les études nécessaires pour s'instruire dans leur doctrine, et à se défendre de toute préoccupation personnelle jusqu'à ce qu'elle eût acquis, par un peu de vertu, le droit de penser à son propre bonheur. Elle n'eut pas la force de lui dire qu'elle ne l'aimait pas; mais elle eut celle de lui dire qu'elle ne voulait pas l'aimer sans réflexion.

Liverani parut se soumettre, et Consuelo étudia attentivement plusieurs volumes que Matteus lui avait remis un matin de la part du prince, en lui disant que Son Altesse et sa cour avaient quitté la résidence, mais qu'elle aurait bientôt des nouvelles. Elle se contenta de ce message, n'adressa aucune question à Matteus, et lut l'histoire des mystères de l'antiquité, du christianisme et des diverses sectes et sociétés secrètes qui en dérivent; compilation manuscrite fort savante, faite dans la bibliothèque de l'ordre des Invisibles par quelque adepte patient et consciencieux. Cette lecture sérieuse, et pénible d'abord, s'empara peu à peu de son attention, et même de son imagination. Le tableau des épreuves des anciens temples égyptiens lui fit faire beaucoup de rêves terribles et poétiques. Le récit des persécutions des sectes du moyen âge et de la renaissance émut son cœur plus que jamais, et cette histoire de l'enthousiasme disposa son âme au fanatisme religieux d'une initiation prochaine. Pendant quinze jours, elle ne reçut aucun avis du dehors et vécut dans la retraite, environnée des soins mystérieux du chevalier, mais ferme dans sa résolution de ne point le voir, et de ne pas lui donner trop d'espérances.

Les chaleurs de l'été commençaient à se faire sentir, et Consuelo, absorbée d'ailleurs par ses études, n'avait pour se reposer et respirer à l'aise que les heures fraîches de la soirée. Peu à peu elle avait repris ses promenades lentes et rêveuses dans le jardin, l'enclos. Elle s'y croyait seule et pourtant je ne sais quelle vague émotion lui faisait rêver parfois la présence de l'inconnu non loin d'elle. Ces belles nuits, ces beaux ombrages, cette solitude, ce murmure languissant de l'eau courante à travers les fleurs, le parfum des plantes, la voix passionnée du rossignol, suivie de silences plus voluptueux encore; la lune jetant de grandes lueurs obliques sous l'ombre transparente des berceaux embaumés, le coucher de Vesper derrière les nuages roses de l'horizon, que sais-je? toutes les émotions classiques, mais éternellement fraîches et puissantes de la jeunesse et de l'amour, plongeaient l'âme de Consuelo dans de dangereuses rêveries; son ombre svelte sur le sable argenté des allées, le vol d'un oiseau réveillé par son approche, le bruit d'une feuille agitée par la brise, c'en était assez pour la faire tressaillir et doubler le pas; mais ces légères frayeurs étaient à peine dissipées qu'elles étaient remplacées par un indéfinissable regret, et les palpitations de l'attente étaient plus fortes que toutes les suggestions de la volonté.

Une fois elle fut troublée plus que de coutume par le frôlement du feuillage et les bruits incertains de la nuit. Il lui sembla qu'on marchait non loin d'elle, qu'on fuyait à son approche, qu'on s'approchait lorsqu'elle était assise. Son agitation l'avertissait plus encore: elle se sentit sans force contre une rencontre dans ces beaux lieux et sous ce ciel magnifique. Les bouffées de la brise passaient brûlantes sur son front. Elle s'enfuit vers le pavillon et s'enferma dans sa chambre. Les flambeaux n'étaient pas allumés. Elle se cacha derrière une jalousie et désira ardemment de voir celui dont elle ne voulait pas être vue. Elle vit en effet paraître un homme qui marcha lentement sous ses fenêtres sans appeler, sans faire un geste, soumis et satisfait en apparence de regarder les murs qu'elle habitait. Cet homme, c'était bien l'inconnu, du moins Consuelo le sentit d'abord à son trouble, et crut reconnaître sa stature et sa démarche. Mais bientôt d'étranges doutes et des craintes pénibles s'emparèrent de son esprit. Ce promeneur silencieux lui rappelait Albert au moins autant que Liverani. Ils étaient de la même taille; et maintenant qu'Albert, transformé par une santé nouvelle, marchait avec aisance et ne tenait plus sa tête penchée sur son sein ou appuyée sur sa main, dans une attitude chagrine ou maladive, Consuelo ne connaissait guère plus son aspect extérieur que celui du chevalier. Elle avait vu celui-ci un instant au grand jour, marchant devant elle à distance et enveloppé des plis d'un manteau. Elle avait vu Albert peu d'instants aussi dans la tour déserte, depuis qu'il était si différent de ce qu'elle le connaissait; et maintenant elle voyait l'un ou l'autre très-vaguement, à la clarté des étoiles; et chaque fois qu'elle se croyait sur le point de fixer ses doutes, il passait sous l'ombre des arbres et s'y perdait comme une ombre lui-même. Il disparut enfin tout à fait, et Consuelo resta partagée entre la joie et la crainte, se reprochant d'avoir manqué de courage pour appeler Albert à tout hasard, afin de provoquer une explication sincère et loyale entre eux.

Ce repentir devint plus vif à mesure qu'il s'éloignait, et en même temps la persuasion que c'était lui, en effet, qu'elle venait de voir. Entraînée par cette habitude de dévouement qui lui avait toujours tenu lieu d'amour pour lui, elle se dit que s'il venait ainsi errer autour d'elle, c'était dans l'espérance timide de l'entretenir. Ce n'était pas la première fois qu'il le tentait; il l'avait dit à Trenck un soir où peut-être il s'était croisé dans l'obscurité avec Liverani. Consuelo résolut de provoquer cette explication nécessaire. Sa conscience lui faisait un devoir d'éclaircir ses doutes sur les véritables dispositions de son époux, généreux ou volage. Elle redescendit au jardin et courut après lui, tremblante et pourtant courageuse; mais elle avait perdu sa trace, et elle parcourut tout l'enclos sans le rencontrer.

Enfin elle vit tout à coup, au sortir d'un bosquet, un homme debout an bord de l'eau. Était-ce bien le même qu'elle cherchait? Elle l'appela du nom d'Albert; il tressaillit, passa ses mains sur son visage, et lorsqu'il se retourna, le masque noir couvrait déjà ses traits.

«Albert, est-ce vous? s'écria Consuelo; c'est vous, vous seul que je cherche.»

Une exclamation étouffée trahit chez cet inconnu je ne sais quelle émotion de joie ou de douleur, il sembla vouloir fuir; Consuelo avait cru reconnaître la voix d'Albert, elle s'élança et le retint par son manteau. Mais elle s'arrêta, le manteau en s'écartant avait laissé voir sur la poitrine de l'inconnu une assez large croix d'argent que Consuelo connaissait trop bien: c'était celle de sa mère, la même qu'elle avait confiée au chevalier durant ton voyage avec lui, comme un gage de reconnaissance et de sympathie.

«Liverani! dit-elle, toujours vous! Puisque c'est vous, adieu! pourquoi m'avez-vous désobéi?»

Il se jeta à ses pieds, l'entoura de ses bras et lui prodigua d'ardentes et respectueuses étreintes que Consuelo n'eut plus la force de repousser.

«Si vous m'aimez et si vous voulez que je vous aime, laissez-moi, lui dit-elle. C'est devant les Invisibles que je veux vous voir et vous entendre. Votre masque m'effraie, votre silence me glace le cœur.»

Liverani porta la main à son masque, il allait l'arracher et parler. Consuelo, comme la curieuse Psyché, n'avait plus le courage de fermer les yeux... mais tout à coup le voile noir des messagers du tribunal secret tomba sur sa tête. La main de l'inconnu qui avait saisi la sienne avec précipitation fut détachée en silence. Consuelo se sentit entraînée sans violence et sans courroux apparent, mais avec rapidité. On l'enleva de terre, elle sentit fléchir sous ses pieds le plancher d'une barque. Elle descendit le ruisseau longtemps sans que personne lui adressât la parole, et lorsqu'on lui rendit la lumière elle se trouva dans la salle souterraine où elle avait comparu pour la première fois devant le tribunal des Invisibles.




XXXI.

Ils étaient là tous les sept comme la première fois, masqués, muets, impénétrables comme des fantômes. Le huitième personnage, qui avait alors adressé la parole à Consuelo et qui semblait être l'interprète du conseil et l'initiateur des adeptes lui parla en ces termes:

«Consuelo, tu as subi déjà des épreuves dont tu es sortie à ta gloire et à notre satisfaction. Nous pouvons t'accorder notre confiance et nous allons te le prouver.

—Attendez, dit Consuelo; vous me croyez sans reproche, et je ne le suis pas. Je vous ai désobéi, je suis sortie de la retraite que vous m'aviez assignée.

—Par curiosité?

—Non.

—Peux-tu dire ce que tu as appris?

—Ce que j'ai appris m'est tout personnel; j'ai parmi vous un confesseur à qui je puis et veux le révéler.»

Le vieillard que Consuelo invoquait se leva et dit:

«Je sais tout. La faute de cette enfant est légère. Elle ne sait rien de ce que vous voulez qu'elle ignore. La confidence de ses émotions sera entre elle et moi. En attendant mettez l'heure à profit: que ce qu'elle doit savoir lui soit révélé sans retard. Je me porte garant pour elle en toutes choses.»

L'initiateur reprit la parole après s'être retourné vers le tribunal et en avoir reçu un signe d'adhésion.

«Écoute-moi bien, lui dit-il, je te parle au nom de ceux que tu vois ici rassemblés. C'est leur esprit et pour ainsi dire leur souffle qui m'inspire. C'est leur doctrine que je vais t'exposer.

«Le caractère distinctif des religions de l'antiquité est d'avoir deux faces, une extérieure et publique, une interne et secrète. L'une est l'esprit, l'autre la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et grossier, le sens profond, l'idée sublime. L'Égypte et l'Inde, grands types des antiques religions, mères des pures doctrines, offrent au plus haut point cette dualité d'aspect, signe nécessaire et fatal de l'enfance des sociétés, et des misères attachées au développement du génie de l'homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les grands mystères de Memphis et d'Eleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine, politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir religieux, militaire et industriel dans les mains des hiérophantes, ne descendit pas jusqu'aux classes infimes de ces antiques sociétés. L'idée chrétienne, enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie, abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les périls, vint bientôt s'efforcer de voiler encore une fois le dogme, et, en le voilant, elle l'altéra. L'idolâtrie reparut avec les mystères, et, dans le pénible développement du christianisme on vit les hiérophantes de la Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les hommes. Le développement de l'intelligence humaine s'opéra dès lors dans un sens tout contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans l'antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l'ignorance, le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les trônes. L'esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies. De pauvres moines, d'obscurs docteurs, d'humbles pénitents, vertueux apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et persécutée l'asile de la vérité inconnue. Ils s'efforcèrent d'initier le peuple à la religion de l'égalité, et, au nom de saint Jean, ils prêchèrent un nouvel évangile, c'est-à-dire un interprétation plus libre, plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. Tu sais l'histoire de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, tu sais les souffrances des peuples, leurs ardentes inspirations, leurs élans terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux; et, à travers tant d'efforts tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque persévérance a fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule emportera d'assaut les sanctuaires de l'arche sainte. Alors les symboles disparaîtront, et les abords de la vérité ne seront plus gardés par les dragons du despotisme religieux et monarchique. Tout homme pourra marcher dans le chemin de la lumière et se rapprocher de Dieu de toute la puissance de son âme. Nul ne dira plus à son frère: «Ignore et abaisse-toi. Ferme les yeux et reçois le joug.» Tout homme pourra, au contraire, demander à son semblable le secours de son œil, de son cœur et de son bras pour pénétrer dans les arcanes de la science sacrée. Mais ce temps n'est pas encore venu, et nous n'en saluons aujourd'hui que l'aube tremblante à l'horizon. Le temps de la religion secrète dure toujours, la tâche du mystère n'est pas accomplie. Nous voici encore enfermés dans le temple, occupés à forger des armes pour écarter les ennemis qui s'interposent entre les peuples et nous, et forcés de tenir encore nos portes fermées et nos paroles secrètes pour qu'on ne vienne pas arracher de nos mains l'arche sainte, sauvée avec tant de peine et réservée à la communauté des hommes.

«Te voilà donc accueillie dans le nouveau temple: mais ce temple est encore une forteresse qui tient depuis des siècles pour la liberté sans pouvoir la conquérir. La guerre est autour de nous. Nous voulons être des libérateurs, nous ne sommes encore que des combattants. Tu viens ici pour recevoir la communion fraternelle, l'étendard du salut, le signe de la liberté, et pour périr peut-être sur la brèche au milieu de nous. Voilà la destinée que tu as acceptée; tu succomberas peut-être sans avoir vu flotter sur ta tête le gage de la victoire. C'est encore au nom de saint Jean que nous appelons les hommes à la croisade. C'est encore un symbole que nous invoquons; nous sommes les héritiers des Johannites d'autrefois, les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean Huss et de Luther; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le genre humain; mais, comme eux, nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et comme eux, nous marchons peut-être au supplice.

«Cependant le combat a changé de terrain, et les armes de nature. Nous bravons encore la rigueur ombrageuse des lois, nous nous exposons encore à la proscription, à la misère, à la captivité, à la mort, car les moyens de la tyrannie sont toujours les mêmes: mais nos moyens, à nous, ne sont plus l'appel à la révolte matérielle, et la prédication sanglante de la croix et du glaive. Notre guerre est toute intellectuelle comme notre mission. Nous nous adressons à l'esprit. Nous agissons par l'esprit. Ce n'est pas à main armée que nous pouvons renverser des gouvernements, aujourd'hui organisés et appuyés sur tous les moyens de la force brutale. Nous leur faisons une guerre plus lente, plus sourde et plus profonde, nous les attaquons au cœur. Nous ébranlons leurs bases en détruisant la foi aveugle et le respect idolâtrique qu'ils cherchent à inspirer. Nous faisons pénétrer partout, et jusque dans les cours, et même jusque dans l'esprit troublé et fasciné des princes et des rois, ce que personne n'ose déjà plus appeler le poison de la philosophie; nous détruisons tous les prestiges; nous lançons du haut de notre forteresse, tous les boulets rouges de l'ardente vérité et de l'implacable raison sur les autels et sur les trônes. Nous vaincrons, n'en doute pas. Dans combien d'années, dans combien de jours? nous l'ignorons. Mais notre entreprise date de si loin, elle a été conduite avec tant de foi, étouffée avec si peu de succès, reprise avec tant d'ardeur, poursuivie avec tant de passion, qu'elle ne peut pas échouer; elle est devenue immortelle de sa nature comme les biens immortels dont elle a résolu la conquête. Nos ancêtres l'ont commencée, et chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l'espérions pas un peu aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins efficace; mais si l'esprit de doute et d'ironie, qui domine le monde à cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de notre cause n'en serait point ébranlée; et pour travailler avec un peu plus d'effort et de douleur, nous n'en travaillerions pas moins pour les hommes de l'avenir. C'est qu'il y a entre nous et les hommes du passé, et les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de l'individualité humaine. C'est ce que le vulgaire ne saurait comprendre, et pourtant il y a dans l'orgueil de la noblesse quelque-chose qui ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d'être digne de ses aïeux, et de léguer beaucoup d'honneur à sa postérité. Chez nous autres, architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la vertu, afin de continuer l'édifice des maîtres et de former de laborieux apprentis. Nous vivons par l'esprit et par le cœur dans le passé, dans l'avenir et dans le présent tout a la fois. Nos prédécesseurs et nos successeurs sont aussi bien nous que nous-mêmes. Nous croyons à la transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les âmes, comme les patriciens croient à celles d'une excellence de race dans leurs veines. Nous allons plus loin encore; nous croyons à la transmission de la vie, de l'individualité, de l'âme et de la personne humaine. Nous nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l'œuvre que nous avons déjà rêvée, toujours poursuivie et avancée de siècle en siècle. Parmi nous il en est même quelques-uns qui ont poussé la contemplation du passé et de l'avenir au point de perdre presque la notion du présent; c'est la fièvre sublime, c'est l'extase de nos croyants et de nos saints: car nous avons nos saints, nos prophètes, peut-être aussi nos exaltés et nos visionnaires; mais quel que soit l'égarement ou la sublimité de leur transport, nous respectons leur inspiration, et parmi nous, Albert l'extatique et le voyant n'a trouvé que des frères pleins de sympathie pour ses douleurs et d'admiration pour ses enthousiasmes. Nous avons foi aussi à la conviction du comte de Saint-Germain, réputé imposteur ou aliéné dans le monde. Quoique ses réminiscences d'un passé inaccessible à la mémoire humaine aient un caractère plus calme, plus précis et plus inconcevable encore que les extases d'Albert, elles ont aussi un caractère de bonne foi et une lucidité dont il nous est impossible de nous railler. Nous comptons parmi nous beaucoup d'autres exaltés, des mystiques, des poètes, des hommes du peuple, des philosophes, des artistes, d'ardents sectaires groupés sous les bannières de divers chefs; des bœhmistes, des théosophes, des moraves, des hernuters, des quakers, même des panthéistes, des pythagoriciens, des xérophagistes, des illuminés, des johannites, des templiers, des millénaires, des joachimites, etc. Toutes ces sectes anciennes, pour n'avoir plus le développement qu'elles eurent aux époques de leur éclosion, n'en sont pas moins existantes, et même assez peu modifiées. Le propre de notre époque est de reproduire à la fois toutes les formes que le génie novateur ou réformateur a données tour à tour dans les siècles passés à la pensée religieuse et philosophique. Nous recrutons donc nos adeptes dans ces divers groupes sans exiger une identité de préceptes absolue, et impossible dans le temps où nous vivons. Il nous suffit de trouver en eux l'ardeur de la destruction pour les appeler dans nos rangs: toute notre science organisatrice consiste à ne choisir les constructeurs que parmi des esprits supérieurs aux disputes d'école, chez qui la passion de la vérité, la soif de la justice et l'instinct du beau moral l'emportent sur les habitudes de famille et les rivalités de secte. Il n'est d'ailleurs pas si difficile qu'on le croit de faire travailler de concert des éléments très dissemblables; ces dissemblances sont plus apparentes que réelles. Au fond, tous les hérétiques (c'est avec respect que j'emploie ce nom) sont d'accord sur le point principal, celui de détruire la tyrannie intellectuelle et matérielle, ou tout au moins de protester contre. Les antagonismes qui ont retardé jusqu ici la fusion de toutes ces généreuses et utiles résistances viennent de l'amour-propre et de la jalousie, vices inhérents à la condition humaine, contre-poids fatal et inévitable de tout progrès dans l'humanité. En ménageant ces susceptibilités, en permettant à chaque communion de garder ses maîtres, ses institutions et ses rites, on peut constituer, sinon une société, du moins une armée, et, je te l'ai dit, nous ne sommes encore qu'une armée marchant à la conquête d'une terre promise, d'une société idéale. Au point où en est encore la nature humaine, il y a tant de nuances de caractères chez les individus, tant de degrés différents dans la conception du vrai, tant d'aspects variés, ingénieuses manifestations de la riche nature qui créa le génie humain, qu'il est absolument nécessaire de laisser à chacun les conditions de sa vie morale et les éléments de sa force d'action.

«Notre œuvre est grande, notre tâche est immense. Nous ne voulons pas fonder seulement un empire universel sur un ordre nouveau et sur des bases équitables; c'est une religion que nous voulons reconstituer. Nous sentons bien d'ailleurs que l'un est impossible sans l'autre. Aussi avons-nous deux modes d'action. Un tout matériel, pour miner et faire crouler l'ancien monde par la critique, par l'examen, par la raillerie même, par le voltairianisme et tout ce qui s'y rattache. Le redoutable concours de toutes les volontés hardies et de toutes les passions fortes précipite notre marche dans ce sens-là. Notre autre mode d'action est tout spirituel: il s'agit d'édifier la religion de l'avenir. L'élite des intelligences et des vertus nous assiste dans ce labeur incessant de notre pensée. L'œuvre des Invisibles est un concile que la persécution du monde officiel empêche de se réunir publiquement, mais qui délibère sans relâche et qui travaille sous la même inspiration de tous les points du monde civilisé. Des communications mystérieuses apportent le grain dans l'aire à mesure qu'il mûrit, et le sèment dans le champ de l'humanité à mesure que nous le détachons de l'épi. C'est à ce dernier travail souterrain que tu peux t'associer; nous te dirons comment quand tu l'auras accepté.

—Je l'accepte, répondit Consuelo d'une voix ferme, et en étendant le bras en signe de serment.

—Ne te hâte point de promettre, femme aux instincts généreux, à l'âme entreprenante. Tu n'as peut-être pas toutes les vertus que réclamerait une telle mission. Tu as traversé le monde; tu y as déjà puisé les notions de la prudence, de ce qu'on appelle le savoir-vivre, la discrétion, l'esprit de conduite.

—Je ne m'en flatte pas, répondit Consuelo, en souriant avec une fierté modeste.

—Eh bien, tu y as appris du moins à douter, à discuter, à railler, à suspecter.

—À douter, peut-être. Ôtez-moi le doute qui n'était pas dans ma nature, et qui m'a fait souffrir; je vous bénirai. Ôtez-moi surtout le doute de moi-même, qui me frapperait d'impuissance.

—Nous ne t'ôterons le doute qu'en te développant nos principes. Quant à te donner des garanties matérielles de notre sincérité et de notre puissance, nous ne le ferons pas plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Que les services rendus te suffisent, nous t'assisterons toujours dans l'occasion: mais nous ne t'associerons aux mystères de notre pensée et de nos actions que selon la part d'action que nous te donnerons à toi-même. Tu ne nous connaîtras point. Tu ne verras jamais nos traits. Tu ne sauras jamais nos noms, à moins qu'un grand intérêt de la cause ne nous force en enfreindre la loi qui nous rend inconnus et invisibles à nos disciples. Peux-tu te soumettre et te fier aveuglément à des hommes qui ne seront jamais pour toi que des êtres abstraits, des idées vivantes, des appuis et des conseils mystérieux?

—Une vaine curiosité pourrait seule me pousser à vouloir vous connaître autrement. J'espère que ce sentiment puéril n'entrera jamais en moi.

—Il ne s'agit point de curiosité, il s'agit de méfiance. La tienne serait fondée selon la logique et la prudence du monde. Un homme répond de ses actions; son nom est une garantie ou un avertissement; sa réputation appuie ou dément ses actes ou ses projets. Songes-tu bien que tu ne pourras jamais comparer la conduite d'aucun de nous en particulier avec les préceptes de l'ordre? Tu devras croire en nous comme à des saints, sans savoir si nous ne sommes pas des hypocrites. Tu devras même peut-être voir émaner de nos décisions des injustices, des perfidies, des cruautés apparentes. Tu ne pourras pas plus contrôler nos démarches que nos intentions. Auras-tu assez de foi pour marcher les yeux fermés sur le bord d'un abîme?

—Dans la pratique du catholicisme, j'ai fait ainsi dans mon enfance, répandit Consuelo après un instant de réflexion. J'ai ouvert mon cœur et abandonné la direction de ma conscience à un prêtre dont je ne voyais pas les traits derrière le voile du confessionnal, et dont je ne savais ni le nom ni la vie. Je ne voyais en lui que le sacerdoce, l'homme ne m'était rien. J'obéissais au Christ, je ne m'inquiétais pas du ministère. Pensez-vous que cela soit bien difficile?

—Lève donc la main à présent, si tu persistes.

—Attendez, dit Consuelo. Votre réponse déciderait de ma vie; mais me permettez-vous de vous interroger une seule, une première et dernière fois?

—Tu le vois! déjà tu hésites, déjà tu cherches des garanties ailleurs que dans ton inspiration spontanée et dans l'élan de ton cœur vers l'idée que nous représentons. Parle cependant. La question que tu veux nous faire nous éclairera sur tes dispositions.

—La voici. Albert est-il initié à tous vos secrets?

—Oui.

—Sans restriction aucune?

—Sans restriction aucune.

—Et il marche avec vous?

—Dis plutôt que nous marchons avec lui. Il est une des lumières de notre conseil, la plus pure, la plus divine peut-être.

—Que ne me disiez-vous cela d'abord? je n'eusse pas hésité un instant. Conduisez-moi où vous voudrez, disposez de ma vie. Je suis à vous, et je le jure.

—Tu étends la main! mais sur quoi jures-tu?

—Sur le Christ dont je vois l'image ici.

—Qu'est-ce que le Christ?

—C'est la pensée divine, révélée à l'humanité.

—Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l'Évangile?

—Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière dans son esprit.

—Nous sommes satisfaits de tes réponses, et nous acceptons le serment que tu viens de faire. A présent, nous allons t'instruire de tes devoirs envers Dieu et envers nous. Apprends donc d'avance les trois mots qui sont tout le secret de nos mystères, et qu'on ne révèle à beaucoup d'affiliés qu'avec tant de lenteurs et de précautions. Tu n'as pas besoin d'un long apprentissage; et cependant, il te faudra quelques réflexions pour en comprendre toute la portée. Liberté, fraternité, égalité: voilà la formule mystérieuse et profonde de l'œuvre des Invisibles.

—Est-ce là, en effet, tout le mystère?

—Il ne le semble pas que c'en soit un; mais examine l'état des sociétés, et tu verras que, pour des hommes habitués à être régis par le despotisme, l'inégalité, l'antagonisme, c'est toute une éducation, toute une conversion, toute une révélation, que d'arriver à comprendre nettement la possibilité humaine, la nécessité sociale et l'obligation morale de ce triple précepte: liberté, égalité, fraternité. Le petit nombre d'esprits droits et de cœurs purs qui protestent naturellement contre l'injustice et le désordre des tyrannies saisissent, dès le premier pas, la doctrine secrète. Leurs progrès y sont rapides; car il ne s'agit plus, avec eux, que de leur enseigner les procédés d'application que nous avons trouvés. Mais, pour le grand nombre, avec les gens du monde, les courtisans et les puissants, imagine ce qu'il faut de précautions et de ménagements pour livrer à leur examen la formule sacrée de l'œuvre immortelle. Il faut s'environner de symboles et de détours; il faut leur persuader qu'il ne s'agit que d'une liberté fictive et restreinte à l'exercice de la pensée individuelle; d'une égalité relative, étendue seulement aux membres de l'association, et praticable seulement dans ses réunions secrètes et bénévoles; enfin, d'une fraternité romanesque, consentie entre un certain nombre de personnes et bornée à des services passagers, à quelques bonnes œuvres, à des secours mutuels. Pour ces esclaves de la coutume et du préjugé, nos mystères ne sont que les statuts d'ordres héroïques, renouvelés de l'ancienne chevalerie, et ne portant nulle atteinte aux pouvoirs constitués, nul remède aux misères des peuples. Pour ceux-là, il n'y a que des grades insignifiants, des degrés de science frivole ou d'ancienneté banale, une série d'initiations dont les rites bizarres amusent leur curiosité sans éclairer leurs esprits. Ils croient tout savoir et ne savent rien.

—À quoi servent-ils? dit Consuelo, qui écoutait attentivement.

—À protéger l'exercice et la liberté du travail de ceux qui comprennent et qui savent, répondit l'initiateur. Ceci te sera expliqué. Écoute d'abord ce que nous attendons de toi.

«L'Europe (l'Allemagne et la France principalement) est remplie de sociétés secrètes, laboratoires souterrains où se prépare une grande révolution, dont le cratère sera l'Allemagne ou la France. Nous avons la clef, et nous tentons d'avoir la direction, de toutes ces associations, à l'insu de la plus grande partie de leurs membres, et à l'insu les unes des autres. Quoique notre but ne soit pas encore atteint, nous avons réussi à mettre le pied partout, et les plus éminents, parmi ces divers affiliés, sont à nous et secondent nos efforts. Nous te ferons entrer dans tous ces sanctuaires sacrés, dans tous ces temples profanes, car la corruption ou la frivolité ont bâti aussi leurs cités; et, dans quelques-unes, le vice et la vertu travaillent au même œuvre de destruction, sans que le mal comprenne son association avec le bien. Telle est la loi des conspirations. Tu sauras le secret des francs-maçons, grande confrérie qui, sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses, travaille à organiser la pratique et à répandre la notion de l'égalité. Tu recevras les degrés de tous les rites, quoique les femmes n'y soient admises qu'à titre d'adoption, et qu'elles ne participent pas à tous les secrets de la doctrine. Nous te traiterons comme un homme; nous te donnerons tous les insignes, tous les titres, toutes les formules nécessaires aux relations que nous te ferons établir avec les loges, et aux négociations dont nous te chargerons avec elles. Ta profession, ton existence voyageuse, tes talents, le prestige de ton sexe, de ta jeunesse et de ta beauté, tes vertus, ton courage, ta droiture et ta discrétion te rendent propre à ce rôle et nous donnent les garanties nécessaires. Ta vie passée, dont nous connaissons les moindres détails, nous est un gage suffisant. Tu as subi volontairement plus d'épreuves que les mystères maçonniques n'en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse et plus forte que leurs adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à éprouver leur constance. D'ailleurs, l'épouse et l'élève d'Albert de Rudolstadt est notre fille, notre sœur et notre égale. Comme Albert, nous professons le précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme; mais, forcés du reconnaître dans les fâcheux résultats de l'éducation de ton sexe, de sa situation sociale et de ses habitudes, une légèreté dangereuse et de capricieux instincts, nous ne pouvons pratiquer ce précepte dans toute son étendue; nous ne pouvons nous fier qu'à un petit nombre de femmes, et il est des secrets que nous ne confierons qu'à toi seule.

«Les autres sociétés secrètes des diverses nations de l'Europe te seront ouvertes également par le talisman de notre investiture, afin que, quelque pays que tu traverses, tu y trouves l'occasion de nous seconder et de servir notre cause. Tu pénétreras même, s'il le faut, dans l'impure société des Mopses et dans les autres mystérieuses retraites de la galanterie et de l'incrédulité du siècle. Tu y porteras la réforme et la notion d'une fraternité plus pure et mieux étendue. Tu ne seras pas plus souillée dans ta mission, par le spectacle de la débauche des grands, que tu ne l'as été par celui de la liberté des coulisses. Tu seras la sœur de charité des âmes malades; nous te donnerons d'ailleurs les moyens de détruire les associations que tu ne pourrais point corriger. Tu agiras principalement sur les femmes: ton génie et ta renommée t'ouvrent les portes des palais: l'amour de Trenck et notre protection t'ont livré déjà le cœur et les secrets d'une princesse illustre. Tu verras de plus près encore des têtes plus puissantes, et tu en feras nos auxiliaires. Les moyens d'y parvenir seront l'objet de communications particulières, de toute une éducation spéciale que tu dois recevoir ici. Dans toutes les cours et dans toutes les villes de l'Europe où tu voudras porter tes pas, nous te ferons trouver des amis, des associés, des frères pour te seconder, des protecteurs puissants pour te soustraire aux dangers de ton entreprise. Des sommes considérables te seront confiées pour soulager les infortunes de nos frères et celles de tous les malheureux qui, au moyen des signaux de détresse, invoqueront le secours de notre ordre, dans les lieux où tu te trouveras. Tu institueras parmi les femmes des sociétés secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux mœurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la bourgeoise, de la femme riche et de l'humble ouvrière, de la vertueuse matrone et de l'artiste aventureuse. Tolérance et bienfaisance, telle sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable et austère formule: égalité, fraternité. Tu le vois; au premier abord, ta mission est douce pour ton cœur et glorieuse pour ta vie; cependant elle n'est pas sans danger. Nous sommes puissants, mais la trahison peut détruire notre entreprise et t'envelopper dans notre désastre. Spandaw peut bien n'être pas la dernière de tes prisons, et les emportements de Frédéric II la seule ire royale que tu aies à affronter. Tu dois être préparée à tout, et dévouée d'avance au martyre de la persécution.

—Je le suis, répondit Consuelo.

—Nous en sommes certains, et si nous craignons quelque chose, ce n'est pas la faiblesse de ton caractère, c'est l'abattement de ton esprit. Dès à présent nous devons te mettre en garde contre le principal dégoût attaché à ta mission. Les premiers grades des sociétés secrètes, et de la maçonnerie particulièrement, sont à peu près insignifiants à nos yeux, et ne nous servent qu'à éprouver les instincts et les dispositions des postulants. La plupart ne dépassent jamais ces premiers degrés, où, comme je te l'ai dit déjà, de vaines cérémonies amusent leur frivole curiosité. Dans les grades suivants on n'admet que les sujets qui donnent de l'espérance, et cependant on les tient encore à distance du but, on les examine, on les éprouve, on sonde leurs âmes, on les prépare à une initiation plus complète, ou on les abandonne à une interprétation qu'ils ne sauraient franchir sans danger pour la cause et pour eux-mêmes. Ce n'est encore là qu'une pépinière où nous choisissons les plantes robustes destinées à être transplantées dans la forêt sacrée. Aux derniers grades appartiennent seules les révélations importantes, et c'est par ceux-là que tu vas débuter dans la carrière. Mais le rôle de maître impose bien des devoirs, et là cesse le charme de la curiosité, l'enivrement du mystère, l'illusion de l'espérance. Il ne s'agit plus d'apprendre, au milieu de l'enthousiasme et de l'émotion, cette loi qui transforme le néophyte en apôtre, la novice en prêtresse. Il s'agit de la pratiquer en instruisant les autres et en cherchant à recruter, parmi les pauvres de cœur et les faibles d'esprit, des lévites pour le sanctuaire. C'est là, pauvre Consuelo, que tu connaîtras l'amertume des illusions déçues et les durs labeurs de la persévérance, lorsque tu verras, parmi tant de poursuivants avides, curieux et fanfarons de la vérité, si peu d'esprits sérieux, fermes et sincères, si peu d'âmes dignes de la recevoir et capables de la comprendre. Pour des centaines d'enfants, vaniteux d'employer les formules de l'égalité et d'en affecter les simulacres, tu trouveras à peine un homme pénétré de leur importance et courageux dans leur interprétation. Tu seras obligée de leur parler par des énigmes et de te faire un triste jeu de les abuser sur le fond de la doctrine. La plupart des princes que nous enrôlons sous notre bannière sont dans ce cas, et, parés de vains titres maçonniques qui amusent leur fol orgueil, ne servent qu'à nous garantir la liberté de nos mouvements et la tolérance de la police. Quelques-uns pourtant sont sincères ou l'ont été. Frédéric dit le Grand, et capable certainement de l'être, a été reçu franc-maçon avant d'être roi, et, à cette époque, la liberté parlait à son cœur, l'égalité à sa raison. Cependant nous avons entouré son initiation d'hommes habiles et prudents, qui ne lui ont pas livré les secrets de la doctrine. Combien n'eût-on pas eu à s'en repentir! À l'heure qu'il est, Frédéric soupçonne, surveille et persécute un autre rite maçonnique qui s'est établi à Berlin, en concurrence de la loge qu'il préside, et d'autres sociétés secrètes à la tête desquelles le prince Henri, son frère, s'est placé avec ardeur. Et cependant le prince Henri n'est et ne sera jamais, non plus que l'abbesse de Quedlimbourg, qu'un initié du second degré. Nous connaissons les princes, Consuelo, et nous savons qu'il ne faut jamais compter entièrement sur eux, ni sur leurs courtisans. Le frère et la sœur de Frédéric souffrent de sa tyrannie et la maudissent. Ils conspireraient volontiers contre elle, mais à leur profit. Malgré les éminentes qualités de ces deux princes, nous ne remettrons jamais dans leurs mains les rênes de notre entreprise. Ils conspirent en effet, mais ils ne savent pas à quelle œuvre terrible ils prêtent l'appui de leur nom, de leur fortune et de leur crédit. Ils s'imaginent travailler seulement à diminuer l'autorité de leur maître, et à paralyser les envahissements de son ambition. La princesse Amélie porte même dans son zèle une sorte d'enthousiasme républicain, et elle n'est pas la seule tête couronnée qu'un certain rêve de grandeur antique et de révolution philosophique ait agitée dans ces temps-ci. Tous les petits souverains de l'Allemagne ont appris le Télémaque de Fénelon par cœur dès leur enfance, et aujourd'hui ils se nourrissent de Montesquieu, de Voltaire et d'Helvétius: mais ils ne vont guère au delà d'un certain idéal de gouvernement aristocratique, sagement pondéré, où ils auraient, de droit, les premières places. Tu peux juger de leur logique et de leur bonne foi, à tous, par le contraste bizarre que tu as vu dans Frédéric, entre les maximes et les actions, les paroles et les faits. Ils ne sont tous que des copies, plus ou moins effacées, plus ou moins outrées, de ce modèle des tyrans philosophes. Mais comme ils n'ont pas le pouvoir absolu entre les mains, leur conduite est moins choquante, et peut faire illusion sur l'usage qu'ils feraient de ce pouvoir. Nous ne nous y laissons pas tromper; nous laissons ces maîtres ennuyés, ces dangereux amis s'asseoir sur les trônes de nos temples symboliques. Ils s'en croient les pontifes, ils s'imaginent tenir la clef des mystères sacrés, comme autrefois, le chef du saint-empire, élu fictivement grand maître du tribunal secret, se persuadait commander à la terrible armée des francs-juges, maîtres de son pouvoir, de ses desseins et de sa vie. Mais, tandis qu'ils se croient nos généraux, ils nous servent de lieutenants; et jamais, avant le jour fatal marqué pour leur chute dans le livre du destin, ils ne sauront qu'ils nous aident à travailler contre eux-mêmes.

«Tel est le côté sombre et amer de notre œuvre. Il faut transiger avec certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au cœur pur, à la parole candide?

—Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m'est plus permis de reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier scrupule pourrait m'entraîner dans une série de réserves et de terreurs qui me conduiraient à la lâcheté. J'ai reçu vos austères confidences; je sens que je ne m'appartiens plus. Hélas! oui, je l'avoue, je souffrirai souvent du rôle que vous m'imposez; car j'ai amèrement souffert déjà d'être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril. Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible. Je ne puis me défendre de ces regrets; mais je saurai me garder des remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l'enfant inoffensif et inutile que j'étais naguère; je ne le suis déjà plus, puisque me voici placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de l'humanité ou de trahir ses libérateurs. J'ai touché à l'arbre de la science: ses fruits sont amers; mais je ne les rejetterai pas loin de moi. Savoir est un malheur; mais refuser d'agir est un crime, quand on sait ce qu'il faut faire.

—C'est là répondre avec sagesse et courage, reprit l'initiateur. Nous sommes contents de toi. Dès demain soir, nous procéderons à ton initiation. Prépare-toi tout le jour à un nouveau baptême, à un redoutable engagement, par la méditation et la prière, par la confession même, si tu n'as pas l'âme libre de toute préoccupation personnelle.»




XXXII.

Consuelo fut éveillée au point du jour par les sons du cor et les aboiements des chiens. Lorsque Matteus vint lui apporter son déjeuner, il lui apprit qu'il y avait grande battue aux cerfs et aux sangliers dans la forêt. Plus de cent hôtes, disait-il, étaient réunis au château pour prendre ce divertissement seigneurial. Consuelo comprit qu'un grand nombre des affiliés de l'ordre s'étaient rassemblés sous le prétexte de la chasse, dans ce château, rendez-vous principal de leurs séances les plus importantes. Elle s'effraya un peu de l'idée qu'elle aurait peut-être tous ces hommes pour témoins de son initiation, et se demanda si c'était en effet une affaire assez intéressante aux jeux de l'ordre, pour amener un si grand concours de ses membres. Elle s'efforça de lire et de méditer pour se conformer aux prescriptions de l'initiateur; mais elle fut distraite plus encore par une émotion intérieure et des craintes vagues, que par les fanfares, le galop des chevaux et les hurlements des limiers qui firent retentir les bois environnants pendant toute la journée. Cette chasse était-elle réelle ou simulée? Albert s'était-il converti à toutes les habitudes de la vie ordinaire au point d'y prendre part et de verser sans effroi le sang des bêtes innocentes? Liverani n'allait-il pas quitter cette partie de plaisir, et à la faveur du désordre, venir troubler la néophyte dans le secret de sa retraite?

Consuelo ne vit rien de ce qui se passait au dehors, et Liverani ne vint pas. Matteus, trop occupé, sans doute, au château pour songer à elle, ne lui apporta pas son dîner. Était-ce, comme le prétendait Supperville, un jeûne imposé à dessein pour affaiblir les forces mentales de l'adepte? Elle s'y résigna.

Vers la nuit, lorsqu'elle rentra dans la bibliothèque dont elle était sortie depuis une heure pour prendre l'air, elle recula de frayeur à la vue d'un homme vêtu de rouge et masqué, assis sur son fauteuil: mais elle se rassura aussitôt, car elle reconnut le frêle vieillard qui lui servait, pour ainsi dire, de père spirituel.

«Mon enfant, lui dit-il en se levant et en venant à sa rencontre, n'avez-vous rien à me dire? Ai-je toujours votre confiance?

—Vous l'avez, Monsieur, répondit Consuelo en le faisant rasseoir sur le fauteuil et en prenant un pliant à côté de lui, dans l'embrasure de la croisée. Je désirais vivement vous parler, et depuis longtemps.»

Alors elle lui raconta fidèlement tout ce qui s'était passé entre elle, Albert et l'inconnu depuis sa dernière confession, et elle ne cacha aucune des émotions involontaires qu'elle avait éprouvées.

Lorsqu'elle eut fini, le vieillard garda le silence assez longtemps pour troubler et embarrasser Consuelo. Pressé par elle de juger sa conduite et ses sentiments, il répondit enfin:

«Votre conduite est excusable, presque irréprochable; mais que puis-je dire de vos sentiments? L'affection soudaine, insurmontable, violente, qu'on appelle l'amour, est une conséquence des bons ou mauvais instincts que Dieu a mis ou laissés pénétrer dans les âmes pour leur perfectionnement ou pour leur punition en cette vie. Les mauvaises lois humaines qui contrarient presque en toutes choses le vœu de la nature et les desseins de la Providence font souvent un crime de ce que Dieu avait inspiré, et maudissent le sentiment qu'il avait béni, tandis qu'elles sanctionnent des unions infâmes, des instincts immondes. C'est à nous autres, législateurs d'exception, constructeurs cachés d'une société nouvelle, de démêler autant que possible l'amour légitime et vrai de l'amour coupable et vain, afin de prononcer, au nom d'une loi plus pure, plus généreuse et plus morale que celle du monde, sur le sort que tu mérites. Voudras-tu t'en remettre à notre décision? nous accorderas-tu le droit de te lier ou de te délier?

—Vous m'inspirez une confiance absolue, je vous l'ai dit, et je le répète.

—Eh bien, Consuelo, nous allons délibérer sur cette question de vie et de mort pour ton âme et pour celle d'Albert.

—Et n'aurai-je pas le droit de faire entendre le cri de ma conscience?

—Oui, pour nous éclairer; moi, qui l'ai entendue, je serai ton avocat. Il faut que tu me relèves du secret de ta confession.

—Eh quoi! vous ne serez plus le seul confident de mes sentiments intimes, de mes combats, de mes souffrances?

—Si tu formulais une demande en divorce devant un tribunal, n'aurais-tu pas des plaintes publiques à faire? Cette souffrance te sera épargnée. Tu n'as à te plaindre de personne. N'est-il pas plus doux d'avouer l'amour que de déclarer la haine?

—Suffit-il donc d'éprouver un nouvel amour pour avoir le droit d'abjurer l'ancien?

—Tu n'as pas eu d'amour pour Albert.

—Il me semble que non; pourtant je n'en jurerais pas.

—Tu n'en douterais pas si tu l'avais aimé. D'ailleurs, la question que tu fais porte sa réponse en elle-même. Tout nouvel amour exclut l'ancien par la force des choses.

—Ne prononcez pas cela trop vite, mon père, dit Consuelo avec un triste sourire. Pour aimer Albert autrement que l'autre, je ne l'en aime pas moins que par le passé. Qui sait si je ne l'aime pas davantage? Je me sens prête à lui sacrifier cet inconnu, dont la pensée m'ôte le sommeil et fait battre mon cœur encore en ce moment où je vous parle.

—N'est-ce pas l'orgueil du devoir, l'ardeur du sacrifice plus que l'affection, qui te conseillent cette sorte de préférence pour Albert?

—Je ne le crois pas.

—En es-tu bien sûre? Songe que tu es ici loin du monde, à l'abri de ses jugements, en dehors de toutes ses lois. Si nous te donnons une nouvelle formule et de nouvelles notions du devoir, persisteras-tu à préférer le bonheur de l'homme que tu n'aimes pas, à celui de l'homme que tu aimes?

—Ai-je donc jamais dit que je n'aimais pas Albert? s'écria Consuelo avec vivacité.

—Je ne puis répondre à tes questions que par d'autres questions, ma fille. Peut-on avoir deux amours à la fois dans le cœur?

—Oui, deux amours différents. On aime à la fois son frère et son époux.

—Mais non son époux et son amant. Les droits de l'époux et du frère sont différents en effet. Ceux de l'époux et de l'amant seraient les mêmes, à moins que l'époux ne consentît à redevenir frère. Alors la loi du mariage serait brisée dans ce qu'elle a de plus mystérieux, de plus intime et de plus sacré. Ce serait un divorce, moins la publicité. Réponds-moi, Consuelo; je suis un vieillard au bord de la tombe, et toi un enfant. Je suis ici comme ton père, comme ton confesseur. Je ne puis alarmer ta pudeur par cette question délicate, et j'espère que tu y répondras avec courage. Dans l'amitié enthousiaste qu'Albert t'inspirait, n'y a-t-il pas toujours eu une secrète et insurmontable terreur à l'idée de ses caresses?

—C'est la vérité, répondit Consuelo en rougissant. Cette idée n'était pas mêlée ordinairement à celle de son amour, elle y semblait étrangère; mais quand elle se présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

—Et le souffle de l'homme que tu connais sous le nom de Liverani t'a donné le feu de la vie?

—C'est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être étouffés par notre volonté?

—De quel droit? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien? t'a-t-il autorisée à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou celui plus affreux et plus dégradant encore du servage? La passivité de l'esclavage a quelque chose qui ressemble à ta froideur et à l'abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu'un être tel que toi soit dégradé à ce point? Malheur aux enfants qui naissent de telles unions! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la désobéissance. Ils n'appartiennent pas entièrement à l'humanité, car ils n'ont pas été conçus selon la loi de l'humanité qui veut une réciprocité d'ardeur, une communauté d'aspirations entre l'homme et la femme. Là où cette réciprocité n'existe pas, il n'y a pas d'égalité; et là où l'égalité est brisée, il n'y a pas d'union réelle. Sois donc certaine que Dieu, loin de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche encore que le renoncement à la vie. Le vœu de virginité est anti-humain et anti-social; mais l'abnégation sans l'amour est quelque chose de monstrueux dans ce sens-là. Penses-y bien, Consuelo, et si tu persistes à t'annihiler à ce point, réfléchis au rôle que tu réserverais à ton époux, s'il acceptait ta soumission sans la comprendre. À moins d'être trompé, il ne l'accepterait jamais, je n'ai pas besoin de te le dire; mais abusé par ton dévouement, enivré par ta générosité, ne te semblerait-il pas bientôt étrangement égoïste ou grossier dans sa méprise? Ne le dégraderais-tu pas à tes propres yeux, ne le dégraderais-tu pas en réalité devant Dieu, en tendant ce piège à sa candeur, et en lui fournissant cette occasion presque irrésistible d'y succomber? Où serait sa grandeur, où serait sa délicatesse, s'il n'apercevait pas la pâleur sur tes lèvres, et les larmes dans tes yeux? Peux-tu te flatter que la haine n'entrerait pas malgré toi dans ton cœur, avec la honte et la douleur de n'avoir pas été comprise ou devinée? Non, femme! vous n'avez pas le droit de tromper l'amour dans votre sein; vous auriez plutôt celui de le supprimer. Quoi que de cyniques philosophes aient pu dire sur la condition passive de l'espèce féminine dans l'ordre de la nature, ce qui distinguera toujours la compagne de l'homme de celle de la brute, ce sera le discernement dans l'amour et le droit de choisir. La vanité et la cupidité font de la plupart des mariages une prostitution jurée, selon l'expression des antiques Lollards. Le dévouement et la générosité peuvent conduire une âme simple à de pareils résultats. Vierge, j'ai dû t'instruire de ces choses délicates, que la pureté de ta vie et de tes pensées t'empêchait de prévoir ou d'analyser. Lorsqu'une mère marie sa fille, elle lui révèle à demi, avec plus ou moins de sagesse et de pudeur, les mystères qu'elle lui a cachés jusqu'à cette heure. Une mère t'a manqué, lorsque tu as prononcé, avec un enthousiasme plus fanatique qu'humain, le serment d'appartenir à un homme que tu aimais d'une manière incomplète. Une mère t'est donnée aujourd'hui pour t'assister et t'éclairer dans tes nouvelles résolutions à l'heure du divorce ou de la sanction définitive de cet étrange hyménée. Cette mère, c'est moi, Consuelo, moi qui ne suis pas un homme, mais une femme.

—Vous, une femme, dit Consuelo en regardant avec surprise la main maigre et bleuâtre, mais délicate et vraiment féminine qui avait pris la sienne pendant ce discours.

—Ce petit vieillard grêle et cassé, reprit le problématique confesseur, cet être accablé et souffrant, dont la voix éteinte n'a plus de sexe, est une femme brisée par la douleur, les maladies et les inquiétudes, plus que par l'âge. Je n'ai pas plus de soixante ans, Consuelo, bien que sous cet habit, que je ne porte pas hors de mes fonctions d'Invisible, j'aie l'aspect d'un octogénaire cacochyme. Au reste, sous les vêtements de mon sexe comme sous celui-ci, je ne suis plus qu'une ruine; pourtant j'ai été une femme grande, forte, belle et d'un extérieur imposant. Mais à trente ans, j'étais déjà courbée et tremblante comme vous me voyez. Et savez-vous, mon enfant, la cause de cet abaissement précoce? C'est le malheur dont je veux vous préserver. C'est une affection incomplète, c'est une union malheureuse, c'est un épouvantable effort de courage et de résignation qui m'a attachée dix ans à un homme que j'estimais et que je respectais sans pouvoir l'aimer. Un homme n'eût pu vous dire quels sont dans l'amour les droits sacrés et les véritables devoirs de la femme. Ils ont fait leurs lois et leurs idées sans nous consulter; j'ai pourtant éclairé souvent à cet égard la conscience de mes associés, et ils ont eu le courage et la loyauté de m'écouter. Mais, croyez-moi, je savais bien que s'ils ne me mettaient pas en contact direct avec vous, ils n'auraient pas la clef de votre cœur, et vous condamneraient peut-être à une éternelle souffrance, à un complet abaissement, en croyant assurer votre bonheur dans la force de la vertu. Maintenant ouvrez-moi donc votre âme tout entière. Dites-moi si ce Liverani...

—Hélas! je l'aime ce Liverani; cela n'est que trop vrai, dit Consuelo en portant la main de la sibylle mystérieuse à ses lèvres. Sa présence me cause plus de frayeur encore que celle d'Albert; mais que cette frayeur est différente et qu'elle est mêlée d'étranges délices! Ses bras sont un aimant qui m'attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un autre monde où je respire, où j'existe autrement que dans celui-ci.

—Eh bien! Consuelo, tu dois aimer cet homme et oublier l'autre. C'est moi qui prononce ton divorce dès ce moment; c'est mon devoir et mon droit.

—Quoi que vous m'ayez dit, je ne puis accepter cette sentence avant d'avoir vu Albert, avant qu'il m'ait parlé et dit lui-même qu'il renonce à moi sans regret, qu'il me rend ma parole sans mépris.

—Tu ne connais pas encore Albert, ou tu le crains; mais moi, je le connais, j'ai des droits sur lui plus encore que sur toi, et je puis parler en son nom. Nous sommes seules, Consuelo, et il ne m'est pas défendu de m'ouvrir à toi entièrement, bien que je fasse partie du conseil suprême de ceux que leurs plus proches disciples ne connaissent jamais. Mais ma situation et la tienne sont exceptionnelles; regarde donc mes traits flétris, et dis-moi s'ils te semblent inconnus.»

En parlant ainsi, la sibylle détacha en même temps son masque et sa fausse barbe, sa toque et ses faux cheveux, et Consuelo vit une tête de femme vieillie et souffrante à la vérité, mais d'une beauté de lignes incomparable, et d'une expression sublime de bonté, de tristesse et de force. Ces trois habitudes de l'âme, si diverses, et si rarement réunies dans un même être, se peignaient dans le vaste front, dans le sourire maternel et dans le profond regard de l'inconnue. La forme de sa tête et la base de son visage annonçaient une grande puissance d'organisation primitive; mais les ravages de la douleur n'étaient que trop visibles, et une sorte de tremblement nerveux faisait vaciller cette belle tête, qui rappelait celle de Niobé expirante ou plutôt celle de Marie défaillante au pied de la croix. Des cheveux gris fins et lisses comme de la soie vierge, séparés sur son large front, et serrés en minces bandeaux sur ses tempes, complétaient la noble étrangeté de cette figure saisissante. À cette époque toutes les femmes portaient leurs cheveux poudrés et crêpés, relevés en arrière, et laissant à découvert le front nu et hardi. La sibylle avait noué les siens de la manière la moins embarrassante sous son déguisement, sans songer qu'elle adoptait la plus harmonieuse à la coupe et à l'expression de son visage. Consuelo la contempla longtemps avec respect et admiration: puis tout à coup, frappée de surprise, elle s'écria en lui saisissant les deux mains:

«Oh! mon Dieu, comme vous lui ressemblez!

—Oui, je ressemble à Albert, ou plutôt Albert me ressemble prodigieusement, répondit-elle; mais n'as-tu jamais vu un portrait de moi?» Et, voyant que Consuelo faisait des efforts de mémoire, elle ajouta pour l'aider:

«Un portrait qui m'a ressemblé autant qu'il est permis à l'art d'approcher de la réalité, et dont aujourd'hui je ne suis plus que l'ombre; un grand portrait de femme, jeune, fraîche, brillante, avec un corsage de brocart d'or chargé de fleurs en pierreries, un manteau de pourpre, et des cheveux noirs s'échappant de nœuds de rubis et de perles pour retomber en boucles sur les épaules: c'est le costume que je portais il y a plus de quarante ans, le lendemain de mon mariage. J'étais belle, mais je ne devais pas l'être longtemps; j'avais déjà la mort dans l'âme.

—Le portrait dont vous parlez, dit Consuelo en pâlissant, est au château des Géants dans la chambre qu'habitait Albert... C'est celui de sa mère qu'il avait à peine connue, et qu'il adorait pourtant... et qu'il croyait voir et entendre dans ses extases. Seriez-vous donc une proche parente de la noble Wanda de Prachatitz, et par conséquent...

—Je suis Wanda de Prachatitz elle-même, répondit la sibylle en retrouvant quelque fermeté dans sa voix et dans son attitude; je suis la mère d'Albert, et la veuve de Christian de Rudolstadt; je suis la descendante de Jean Ziska du Calice, et la belle-mère de Consuelo; mais je ne veux plus être que son amie et sa mère adoptive, parce que Consuelo n'aime pas Albert, et qu'Albert ne doit pas être heureux au prix du bonheur de sa compagne.

—Sa mère! vous, sa mère! s'écria Consuelo tremblante en tombant aux genoux de Wanda. Êtes-vous donc un spectre? N'étiez-vous pas pleurée comme morte au château des Géants?

—Il y a vingt-sept ans, répondit la sibylle, que Wanda de Prachatitz, comtesse de Rudolstadt, a été ensevelie au château des Géants, dans la même chapelle et sous la même dalle où Albert de Rudolstadt, atteint de la même maladie et sujet aux mêmes crises cataleptiques, fut enseveli l'année dernière, victime de la même erreur. Le fils ne se fût jamais relevé de cet affreux tombeau, si la mère, attentive au danger qui le menaçait, n'eût veillé, invisible, sur son agonie, et n'eût présidé avec angoisse à son inhumation. C'est sa mère qui a sauvé un être encore plein de force et de vie, des vers du sépulcre auquel on l'avait déjà abandonné; c'est sa mère qui l'a arraché au joug de ce monde où il n'avait que trop vécu et où il ne pouvait plus vivre, pour le transporter dans ce monde mystérieux, dans cet asile impénétrable où elle-même avait recouvré, sinon la santé du corps, du moins la vie de l'âme. C'est une étrange histoire, Consuelo, et il faut que tu la connaisses pour comprendre celle d'Albert, sa triste vie, sa mort prétendue, et sa miraculeuse résurrection. Les Invisibles n'ouvriront la séance de ton initiation qu'à minuit. Écoute-moi donc, et que l'émotion de ce bizarre récit te prépare à celles qui t'attendent encore.




XXXIII.

«Riche, belle et d'illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père, et m'inspirait de l'affection et du respect; de l'amour, point. J'avais été élevée dans l'ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans la vie d'une femme. Mes parents, austères Luthériens, mais forcés de pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force d'âme. Leur haine pour l'étranger, leur révolte intérieure contre le joug religieux et politique de l'Autriche, leur attachement fanatique aux antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n'en soupçonnais pas d'autres, et ma mère, qui n'avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un crime en me les laissant pressentir. L'empereur Charles, père de Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d'hérésie, et mit notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l'empire, et je me sacrifiai avec une sorte d'orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l'espérance de le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la vertu; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent l'injustice n'est pas un milieu où l'âme puisse aisément se développer; je reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de résistance aux choses établies. Sa sœur Wenceslawa, tendre, vigilante, généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et à l'orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère; une tyrannie caressante, mais accablante; une amitié dévouée, mais irritante au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports sympathiques et intellectuels avec des êtres que j'aimais pourtant, mais dont le contact me tuait, dont l'atmosphère me desséchait lentement. Vous savez l'histoire de la jeunesse d'Albert, ses enthousiasmes comprimés, sa religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d'hérésie et de démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations d'effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la mère, au moral comme au physique.

«L'absence d'amour fut le plus grand mal de ma vie, et c'est de lui que dérivèrent tous les autres. J'aimais Christian d'une forte amitié; mais rien en lui ne pouvait m'inspirer d'enthousiasme, et une affection enthousiaste m'eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion de nos intelligences. L'éducation religieuse et sévère que j'avais reçue ne me permettait pas de séparer l'intelligence de l'amour. Je me dévorais moi-même. Ma santé s'altéra; une excitation extraordinaire s'empara de mon système nerveux; j'eus des hallucinations, des extases qu'on appela des accès de folie, et qu'on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir. On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de sympathie, d'amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu'on me ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour de nos tyrans.

«La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups. Il me sembla que le ciel avait maudit mon union; je désirai la mort avec énergie. Je n'espérais plus rien de la vie. Je m'efforçais de ne point aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu'il était condamné comme les autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

«Un dernier malheur vint porter au comble l'exaspération de mes facultés. J'aimai, je fus aimée, et l'austérité de mes principes me contraignit de refouler en moi jusqu'à l'aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc pas les grâces de la personne qui m'émurent, mais la sympathie profonde de nos âmes, la conformité d'idées ou du moins d'instincts religieux et philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même activité d'esprit, le même patriotisme que moi. C'était de lui qu'on pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakspeare met dans la bouche de Brutus: «Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l'injustice avec un visage serein.» La misère et l'abaissement du pauvre, le servage, les lois despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la conquête, soulevaient en lui des tempêtes d'indignation. Oh! que de torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée! ici abrutie par l'ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi, concevait un remède à tant de maux, et m'entretenait souvent de projets étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre le despotisme et l'intolérance. J'écoutais ses desseins comme des rêves romanesques. Je n'espérais plus; j'étais trop malade et trop brisée pour croire à l'avenir. Il m'aima ardemment; je le vis, je le sentis, je partageai sa passion: et pourtant, durant cinq années d'amitié apparente et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l'un à l'autre le funeste secret qui nous unissait. Il n'habitait point ordinairement le Bœhmer-Wald; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte d'aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois qu'il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

«Durant une de ses absences, j'eus d'effroyables convulsions auxquelles l'ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me soignait en son absence, donna le nom de fièvre maligne. À la suite de ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu'on prit pour la mort. Mon pouls ne battait plus; ma respiration était insensible. Cependant j'avais toute ma connaissance; j'entendis les prières du chapelain et les larmes de ma famille. J'entendis les cris déchirants de mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement; je ne pus pas même le voir. On m'avait fermé les yeux, il m'était impossible de les rouvrir. Je me demandais si c'était là la mort, et si l'âme, privée de ses moyens d'action sur le cadavre, conservait dans le trépas les douleurs de la vie et l'épouvante du tombeau. J'entendis des choses terribles autour de mon lit de mort; le chapelain, essayant de calmer les regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu'il fallait remercier Dieu de toutes choses, et que c'était un grand bonheur pour mon mari d'être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le sens était le même, et la chanoinesse l'écoutait et se rendait peu à peu. Je l'entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes arguments, encore plus adoucis par l'expression, mais tout aussi cruels pour moi. J'entendais distinctement, je comprenais affreusement. C'était, pensait-on, la volonté de Dieu que je n'élevasse pas mon fils, et qu'il fût soustrait dans son jeune âge au poison de l'hérésie dont j'étais infectée. Voilà ce qu'on trouvait à dire à mon époux lorsqu'il s'écriait, en pressant Albert sur son sein: «Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta mère!» La réponse du chapelain était: «Vous l'élèverez selon Dieu!»

«Enfin, après trois jours d'un désespoir immobile et muet, je fus portée dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans avoir perdu un instant la certitude de l'épouvantable mort qu'on allait me donner! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de fiançailles, les habits magnifiques que vous m'avez vus dans mon portrait. On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d'or sur la poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le manque d'air; je ne vivais que par la pensée.

«Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d'abord toute réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe: on l'en arracha; il y revint dans la nuit. Cette fois il s'était armé d'un marteau et d'un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il connaissait mes crises léthargiques; il ne les avait jamais vues aussi longues, aussi complètes; mais, de quelques instants de cet état bizarre observés par lui, il concluait à la possibilité d'une effroyable erreur. Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l'entendis marcher au-dessus de ma tête; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j'étais tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l'appeler, que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps; il interrogea mille fois mon souffle éteint, mon cœur et mes mains glacés. J'avais la raideur d'un cadavre. Je l'entendis murmurer d'une voix déchirante: «C'en est donc fait! plus d'espoir! Morte, morte!... Ô Wanda!» Il laissa retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui? M'abandonnait-il, lui aussi, oubliant, dans l'horreur que lui inspirait la vue de ce qu'il avait aimé, de refermer mon sépulcre?

«Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon corps aux outrages de la destruction. Il voulait l'emporter secrètement, l'embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à ses côtés. Il se demandait s'il aurait ce courage; et tout à coup, dans une sorte de transport fanatique, il se dit qu'il l'aurait. Il me prit dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d'emporter un cadavre jusqu'à sa demeure qui était éloignée de plus d'une lieue, il me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid qu'on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m'enveloppa et me cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu'on ne fermait pas alors avec le même soin qu'aujourd'hui, parce que des bandes de malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s'étaient pas encore montrées aux environs. J'étais devenue si maigre, que je n'étais pas, à vrai dire, un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers, accablé de douleur et d'épouvante plus encore que de fatigue. Il m'a dit depuis que, plus d'une fois, il avait eu horreur de ce rapt d'un cadavre, et qu'il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d'études. C'est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de joie que j'eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus articuler une faible exclamation.

«Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout à coup une force exubérante; je poussai des cris, des rugissements. La servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu'on l'assassinait. Il eut la présence d'esprit de se jeter au-devant d'eux, en leur disant qu'une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu'il tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu'il chasserait celui qui aurait le malheur d'en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé avec moi, m'y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu'il fallait nous séparer.

«Ô Marcus! m'écriai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir ici, dans vos bras! Si vous m'aimez, tuez-moi; retourner dans ma famille est pour moi pire que la mort.

«—Madame, me répondit-il avec fermeté, vous n'y retournerez jamais, j'en ai fait le serment à Dieu et à moi-même. Vous n'appartenez plus qu'à moi. Vous ne me quitterez plus, ou vous ne sortirez d'ici qu'en passant sur mon cadavre.»

Cette terrible résolution m'épouvanta et me charma en même temps. J'étais trop troublée et trop affaiblie pour en sentir la portée. Je l'écoutai avec la soumission à la fois craintive et confiante d'un enfant. Je me laissai soigner, guérir, et peu à peu je m'habituai à l'idée de ne jamais retourner à Riesenburg, et de ne jamais démentir les apparences de ma mort. Marcus déploya pour me convaincre une éloquence exaltée. Il me dit que je ne pouvais pas vivre dans ce mariage, et que je n'avais pas le droit d'y aller subir une mort certaine. Il me jura qu'il avait les moyens de me soustraire à la vue des hommes pendant longtemps, et pendant toute ma vie à celle des personnes qui me connaissaient. Il me promit de veiller sur mon fils, et de me ménager les moyens de le voir en secret. Il me donna même des garanties certaines de ces possibilités étranges, et je me laissai convaincre. Je consentis à partir avec lui pour ne jamais redevenir la comtesse de Rudolstadt.

«Mais au moment où nous allions partir, dans la nuit, on vint chercher Marcus pour secourir Albert qu'on disait dangereusement malade. La tendresse maternelle, que le malheur semblait avoir étouffée, se réveilla dans mon sein. Je voulus suivre Marcus à Riesenburg; aucune puissance humaine, pas même la sienne, n'eût pu m'en dissuader. Je montai dans sa voiture, et, enveloppée d'un long voile, j'attendis avec anxiété, à quelque distance du château, qu'il allât voir mon fils, et qu'il m'en rapportât des nouvelles. Il revint bientôt en effet, m'assura que l'enfant n'était point en danger, et voulut me ramener chez lui, afin de retourner passer la nuit auprès d'Albert. Je ne pus m'y décider. Je voulus l'attendre encore, cachée derrière les sombres murailles du château, tremblante et agitée, tandis qu'il retournait soigner mon fils. À peine fus-je seule, que mille inquiétudes me dévorèrent le cœur. Je m'imaginai que Marcus me cachait la véritable situation d'Albert, que peut-être il était mourant, qu'il allait expirer sans avoir reçu mon dernier baiser. Dominée par cette persuasion funeste, je m'élançai sous le portique du château; un valet, que je rencontrai dans la cour, laissa tomber son flambeau, et s'enfuit en se signant. Mon voile cachait mes traits, mais l'apparition d'une femme au milieu de la nuit suffisait pour réveiller les idées superstitieuses de ces crédules serviteurs. On ne doutait pas que je fusse l'ombre de la malheureuse et impie comtesse Wanda. Un hasard inespéré voulut que je pusse pénétrer jusqu'à la chambre de mon fils sans rencontrer d'autres personnes, et que la chanoinesse fût sortie en cet instant pour chercher quelque médicament ordonné par Marcus. Mon mari, suivant sa coutume, avait été prier dans son oratoire, au lieu d'agir pour conjurer le danger. Je me précipitai sur mon fils, je le pressai sur mon sein. Il n'eut point peur de moi, il me rendit mes caresses; il n'avait pas compris ma mort. En ce moment le chapelain parut au seuil de la chambre. Marcus pensa que tout était perdu. Cependant, avec une rare présence d'esprit, il se tint immobile et parut ne point me voir à côté de lui. Le chapelain prononça, d'une voix entrecoupée, quelques paroles d'exorcisme, et tomba évanoui avant d'avoir osé faire un pas vers moi. Alors je me résignai à fuir par une autre porte, et je regagnai, dans les ténèbres, l'endroit où Marcus m'avait laissée. J'étais rassurée, j'avais vu Albert soulagé, ses petites mains étaient tièdes, et le feu de la fièvre n'était plus sur ses joues. L'évanouissement et la frayeur du chapelain furent attribués à une vision. Il soutint m'avoir vue auprès de Marcus, tenant mon fils dans mes bras. Marcus soutint n'avoir rien vu du tout. Albert s'était endormi. Mais le lendemain, il me redemanda, et les nuits suivantes, convaincu que je n'étais pas endormie pour toujours, comme on tâchait de le lui persuader, il rêva de moi, crut me voir encore, et m'appela à plusieurs reprises. À partir de ce moment, l'enfance d'Albert fut étroitement surveillée, et les âmes superstitieuses de Riesenburg firent maintes prières pour conjurer les funestes assiduités de mon fantôme autour de son berceau.

«Marcus me ramena chez lui avant le jour. Nous retardâmes encore notre départ d'une semaine, et quand mon fils fut entièrement rétabli, nous quittâmes la Bohême. Depuis ce temps j'ai mené une vie errante et mystérieuse. Toujours cachée dans mes gîtes, toujours voilée dans mes voyages, portant un nom supposé, et n'ayant pendant bien longtemps d'autre confident au monde que Marcus, j'ai passé plusieurs années avec lui en pays étranger. Il entretenait une correspondance suivie avec un ami qui le tenait au courant de tout ce qui se passait à Riesenburg, et qui lui donnait d'amples détails sur la santé, sur le caractère, sur l'éducation de mon fils. L'état déplorable de ma santé m'autorisait à mener la vie la plus retirée et à ne voir personne. Je passais pour la sœur de Marcus, et je vécus plusieurs années au fond de l'Italie, dans une villa isolée, tandis que, pendant une partie de chaque année, Marcus continuait ses voyages, et poursuivait l'accomplissement de ses vastes projets.

«Je ne fus point la maîtresse de Marcus; j'étais restée sous l'empire de mes scrupules religieux, et il me fallut plus de dix années de méditations pour concevoir les droits de l'être humain à secouer le joug des lois sans pitié et sans intelligence qui régissent la société humaine. Étant censée morte, et ne voulant pas risquer la liberté que j'avais si chèrement conquise, je ne pouvais invoquer aucun pouvoir religieux ou civil pour rompre mon mariage avec Christian, et je n'eusse d'ailleurs pas voulu réveiller ses douleurs assoupies. Il ne savait pas combien j'avais été malheureuse avec lui; il me croyait descendue, pour mon bonheur, pour la paix de sa famille et pour le salut de son fils, dans le repos de la tombe. Dans cette situation, je me regardais comme éternellement condamnée à lui être fidèle. Plus tard, quand, par les soins de Marcus, les disciples d'une foi nouvelle se furent réunis et constitués secrètement en pouvoir religieux, quand j'eus assez modifié mes idées pour accepter ce nouveau concile et entrer dans cette nouvelle Église qui eût pu prononcer mon divorce et consacrer notre union, il n'était plus temps. Marcus, fatigué de mon opiniâtreté, avait senti le bien d'aimer ailleurs, et je l'y avais héroïquement poussé. Il était marié; j'étais l'amie de sa femme: cependant, il ne fut point heureux. Cette femme n'avait pas l'esprit et le cœur assez grands pour satisfaire l'esprit et le cœur d'un homme tel que lui. Il n'avait pu lui faire comprendre ses plans; il se garda de l'initier à son succès. Elle mourut au bout de quelques années sans avoir deviné que Marcus m'aimait toujours. Je la soignai à son agonie; je lui fermai les yeux sans avoir aucun reproche à me faire envers elle, sans me réjouir de voir disparaître cet obstacle à ma longue et cruelle passion. La jeunesse avait fui; j'étais brisée; j'avais eu une vie trop grave et trop austère pour m'en départir lorsque l'âge commençait à blanchir mes cheveux. J'entrai enfin dans le calme de la vieillesse, et je sentis profondément tout ce qu'il y a d'auguste et de sacré dans cette phase de notre vie de femme. Oui, notre vieillesse comme toute notre vie, quand nous la comprenons bien, a quelque chose de plus sérieux que celle de l'homme. Ils peuvent tromper le cours des années; ils peuvent aimer encore et devenir pères dans un âge plus avancé que nous, au lieu que la nature nous marque un terme après lequel il y a je ne sais quoi de monstrueux et d'impie à vouloir réveiller l'amour, et empiéter par de ridicules délires sur les brillants privilèges de la génération qui déjà nous succède et nous efface. Les leçons et les exemples qu'elle attend de nous d'ailleurs en ce moment solennel, demandent une vie de contemplation et de recueillement que les agitations de l'amour troubleraient sans fruit. La jeunesse peut s'inspirer de sa propre ardeur et y trouver de hautes révélations. L'âge mûr n'a plus commerce avec Dieu que dans l'auguste sérénité qui lui est accordée comme un dernier bienfait. Dieu lui-même l'aide doucement et par une insensible transformation à entrer dans cette voie. Il prend soin d'apaiser nos passions et de les changer en amitiés paisibles; il nous ôte le prestige de la beauté, éloignant ainsi de nous les dangereuses tentations. Rien n'est donc si facile que de vieillir, quoi qu'en disent et quoi qu'en pensent toutes ces femmes malades d'esprit qu'on voit s'agiter dans le monde, en proie à une sorte de fureur obstinée pour cacher aux autres et à elles-mêmes la décadence de leurs charmes, et la fin de leur mission en tant que femmes. Hé quoi! l'âge nous ôte notre sexe, il nous dispense des labeurs terribles de la maternité, et nous ne reconnaîtrions pas que c'est le moment de nous élever à une sorte d'état angélique? Mais, ma chère fille, vous êtes si loin de ce terme effrayant et pourtant désirable comme le port après la tempête, que toutes mes réflexions à ce sujet sont hors de propos: qu'elles vous servent donc seulement à comprendre mon histoire. Je restai ce que j'avais toujours été, la sœur de Marcus, et ces émotions comprimées, ces désirs vaincus qui avaient torturé notre jeunesse, donnèrent au moins à l'amitié de l'âge mûr un caractère de force et de confiance enthousiaste qui ne se rencontre pas dans les vulgaires amitiés.

«Je ne vous ai encore rien dit, d'ailleurs, des travaux d'esprit et des occupations sérieuses qui, durant les quinze premières années, nous empêchèrent d'être absorbés par nos souffrances, et qui, depuis ce temps, nous ont empêchés de les regretter. Vous en connaissez la nature, le but et le résultat; vous y avez été initiée la nuit dernière; vous le serez plus encore ce soir par l'organe des Invisibles. Je puis vous dire seulement que Marcus siège parmi eux, et qu'il a lui-même formé leur conseil secret et organisé toute leur société avec le concours d'un prince vertueux, dont toute la fortune est consacrée à l'entreprise mystérieuse et grandiose que vous connaissez. J'y ai consacré également toute ma vie depuis quinze ans. Après douze années d'absence, j'étais trop oubliée d'une part, trop changée de l'autre, pour ne pouvoir pas reparaître en Allemagne. La vie étrange qui convient à certaines fonctions de notre ordre favorisait d'ailleurs mon incognito. Chargée, non pas de l'active propagande, qui est réservée à votre vie d'éclat, mais des secrètes missions que ma prudence pouvait exercer, j'ai fait quelques voyages que je vous raconterai tout à l'heure. Et depuis lors, j'ai vécu ici tout à fait cachée, exerçant en apparence les fonctions obscures de gouvernante d'une partie de la maison du prince, mais ne m'occupant en effet sérieusement que de l'œuvre secrète, tenant une vaste correspondance au nom du conseil avec tous les affiliés importants, les recevant ici, et présidant souvent leurs conférences, seule avec Marcus, lorsque le prince et les autres chefs suprêmes étaient absents, enfin exerçant en tout temps une influence assez marquée sur celles de leurs décisions qui semblaient appeler les vues délicates et le sens particulier dont est doué l'esprit féminin. A part les questions philosophiques qui s'agitent et se pèsent ici, et desquelles, du reste, j'ai acquis par la maturité de mon intelligence, le droit de n'être pas écartée, il y a souvent des questions de sentiment à débattre et à juger. Vous pensez bien que, dans nos tentatives au dehors, nous rencontrons souvent le concours ou l'obstacle des passions particulières, de l'amour, de la haine, de la jalousie. J'ai eu par l'intermédiaire de mon fils, j'ai même eu en personne et sous les travestissements fort à la mode dans les cours auprès des femmes, de magicienne ou d'inspirée, des relations fréquentes avec la princesse Amélie de Prusse, avec l'intéressante et malheureuse princesse de Culmbach, enfin avec la jeune margrave de Bareith, sœur de Frédéric. Nous devions conquérir ces femmes par le cœur plus encore que par l'esprit. J'ai travaillé noblement, j'ose le dire, à nous les attacher, et j'y ai réussi. Mais cette face de ma vie n'est pas celle dont je veux vous entretenir. Dans vos futures entreprises, vous retrouverez ma trace, et vous continuerez ce que j'ai commencé. Je veux vous parler d'Albert, et vous raconter tout le côté de son existence que vous ne connaissez pas. Nous en avons encore le temps. Prêtez-moi encore un peu d'attention. Vous comprendrez comment j'ai enfin connu, dans cette vie terrible et bizarre que je me suis faite, des émotions tendres et des joies maternelles.




XXXIV.

«Informée minutieusement, par les soins de Marcus, de tout ce qui se passait au château des Géants, je n'eus pas plus tôt appris la résolution que l'on avait prise de faire voyager Albert, et la direction qu'il devait suivre, que je courus me mettre sur son passage. Ce fut l'époque de ces voyages dont je vous parlais tout à l'heure, et dans plusieurs desquels Marcus m'accompagna. Le gouverneur et les domestiques qu'on avait donnés à Albert ne m'avaient point connue; je ne craignais donc point leurs regards. J'étais si impatiente de voir mon fils, que j'eus bien de la peine à m'en abstenir, en voyageant derrière lui à quelques heures de distance, et à gagner ainsi Venise, où il devait faire sa première station. Mais j'étais résolue à ne point me montrer à lui sans une espèce de solennité mystérieuse; car mon but n'était pas seulement l'ardent instinct maternel qui me poussait dans ses bras, j'avais un dessein plus sérieux, un devoir plus maternel encore à remplir; je voulais arracher Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de l'enlacer. Je devais m'emparer de son imagination, de sa confiance, de son esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à cette époque il l'était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé Marcus de ces détails ignoraient le fond du cœur d'Albert. Son père et sa tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui reprocher qu'un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente d'interpréter l'Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique rigide, et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible. J'étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu'on avait attaché à ses pas; je craignais de ne pouvoir l'approcher sans être observée et contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l'indigne abbé *** ne s'occupait pas même de sa santé, et qu'Albert, négligé aussi par des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour. J'observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers, dans les galeries, sur les quais. Oh! vous pouvez bien deviner comme mon cœur battit à sa vue, comme mes entrailles s'émurent, et quels torrents de larmes s'échappèrent de mes yeux consternés et ravis! Il me semblait si beau, si noble, et si triste, hélas! cet unique objet permis à mon amour sur la terre! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra dans l'église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s'agenouilla dans un coin; je m'y glissai avec lui: je me cachai derrière une tombe. L'église était déserte; l'obscurité devenait à chaque instant plus profonde. Albert était immobile comme une statue. Cependant il paraissait plongé dans la rêverie plutôt que dans la prière. La lampe du sanctuaire éclairait faiblement ses traits. Il était si pâle! j'en fus effrayée. Son œil fixe, ses lèvres entr'ouvertes, je ne sais quoi de désespéré dans son attitude et dans sa physionomie, me brisèrent le cœur; je tremblais comme la flamme vacillante de la lampe. Il me semblait que si je me révélais à lui en cet instant, il allait tomber anéanti. Je me rappelai tout ce que Marcus m'avait dit de sa susceptibilité nerveuse et du danger des brusques émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas céder aux élans de mon amour. J'allai l'attendre sous le portique. J'avais jeté sur mes vêtements, d'ailleurs fort simples et fort sombres, une mante brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l'aspect d'une femme du peuple de ce pays. Lorsqu'il sortit, je fis involontairement un pas vers lui; il s'arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au hasard une pièce d'or dans sa poche, et me la présenta. Oh! avec quel orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône! Tenez, Consuelo, c'est un sequin de Venise; je l'ai fait percer pour y passer une chaîne, et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une relique. Il ne m'a jamais quittée depuis ce jour-là, ce gage que la main de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport; je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira avec une sorte d'effroi; elle était trempée de mes pleurs.

«—Que faites-vous, femme? me dit-il d'une voix dont le timbre pur et sonore retentit jusqu'au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi pour un si faible don? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir? Parlez. Je veux vous consoler; j'espère que je le pourrai.»

«Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l'or qu'il avait sur lui.

«—Tu m'as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je; je suis satisfaite.

«—Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui étouffaient ma voix: vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse ne peut remédier?

«—Non, repris-je, je pleure d'attendrissement et de joie.

«—De joie! Il y a donc des larmes de joie? et de telles larmes pour une pièce d'or! Ô misère humaine! Femme, prends tout le reste, je t'en prie; mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux, si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous!»

«Il s'éloigna en soupirant. Je n'osai pas le suivre, de peur de me trahir. Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de hâte de s'en débarrasser. Je le ramassai, et j'allai le mettre dans le tronc aux aumônes, afin de satisfaire la noble charité de mon fils. Le lendemain, je l'épiai encore, et je le vis entrer à Saint-Marc; j'avais résolu d'être plus forte et plus calme, je le fus. Nous étions encore seuls, dans la demi-obscurité de l'église. Il rêva encore longtemps, et tout à coup je l'entendis murmurer d'une voix profonde en se relevant:

«—Ô Christ! ils te crucifient tous les jours de leur vie!

«—Oui! lui répondis-je, lisant à moitié dans sa pensée, les pharisiens et les docteurs de la loi!»

«Il tressaillit, garda le silence un instant, et dit à voix basse, sans se retourner, sans chercher à voir qui lui parlait ainsi:

«—Encore la voix de ma mère!»

«Consuelo, je faillis m'évanouir en entendant Albert évoquer ainsi mon souvenir, et garder dans la mémoire de son cœur l'instinct de cette divination filiale. Pourtant la crainte de troubler sa raison, déjà si exaltée, m'arrêta encore; j'allai encore l'attendre sous le porche, et quand il passa, satisfaite de le voir, je ne m'approchai pas de lui. Mais il m'aperçut et recula avec un mouvement d'effroi.

«—Signora, me dit-il après un instant d'hésitation, pourquoi mendiez-vous aujourd'hui? Est-ce donc une profession en effet, comme le disent les riches impitoyables! N'avez-vous pas de famille? Ne pouvez-vous être utile à quelqu'un, au lieu d'errer la nuit comme un spectre autour des églises? Ce que je vous ai donné hier ne suffit-il pas pour vous mettre à l'abri aujourd'hui? Voulez-vous donc accaparer la part qui peut revenir à vos frères?

«—Je ne mendie pas, lui répondis-je. J'ai mis ton or dans le tronc des pauvres, excepté un sequin que je veux garder pour l'amour de toi.

«—Qui êtes-vous donc? s'écria-t-il en me saisissant le bras; votre voix me remue jusqu'au fond de l'âme. Il me semble que je vous connais. Montrez-moi votre visage!... Mais non! je ne veux pas le voir, vous me faites peur.

«—Oh! Albert! lui dis-je hors de moi et oubliant toute prudence, toi aussi, tu as donc peur de moi?»

«Il frémit de la tête aux pieds, et murmura encore avec une expression de terreur et de respect religieux:

«—Oui, c'est sa voix, la voix de ma mère!

«—J'ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D'où vient que je t'effraie? Ta mère est donc morte?

«—Ils disent qu'elle est morte, répondit-il; mais ma mère n'est pas morte pour moi.

«—Où vit-elle donc?

«—Dans mon cœur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J'ai rêvé sa voix, j'ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois.»

«Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d'égarement. Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

«Albert, lui dis-je, j'ai connu votre mère; j'ai été son amie. J'ai été chargée par elle de vous parler d'elle un jour, quand vous seriez en âge de comprendre ce que j'ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais. Je ne vous ai suivi hier et aujourd'hui que pour avoir l'occasion de m'entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi? Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela!

«—Vous, l'amie de ma mère! s'écria-t-il. Vous, chargée par elle de me parler d'elle? Oh! oui, parlez, parlez; vous voyez bien que je ne me trompais pas, qu'une voix intérieure m'avertissait! Je sentais qu'il y avait quelque chose d'elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je ne suis pas insensé; seulement j'ai le cœur plus vivant et plus accessible que bien d'autres à certaines choses que les autres ne comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous avez compris ma mère. Parlez-moi donc d'elle; parlez-moi encore avec sa voix, avec son esprit.»

«Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son émotion, je l'emmenai sous les arcades, et je commençai par l'interroger sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu'on lui avait donnés, sur l'idée qu'il se faisait des principes et des idées de sa mère. Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j'étais au courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son cœur. Ô ma fille! quel orgueil enthousiaste s'empara de moi, quand je vis l'amour ardent qu'Albert nourrissait pour moi, la foi qu'il avait dans ma piété et dans ma vertu, l'horreur que lui inspirait la répulsion superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire; la pureté de son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin, tous ces sublimes instincts qu'une éducation catholique n'avait pu étouffer en lui! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m'inspira la précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la brisaient déjà, comme on s'était efforcé de briser la mienne! Albert se croyait encore catholique. Il n'osait pas se révolter ouvertement contre les arrêts de l'Église. Il avait besoin de croire à une religion constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait (il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques, il flottait dans une mer d'incertitudes, tantôt condamnant la révolte, tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des hommes de bien s'étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

«Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs inévitables emportements, l'exhorter à abandonner le parti de la ruse, de la violence et de l'asservissement, tout en reconnaissant l'excellence de certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n'eus pas de peine, à l'éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que j'eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes inspirations: mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus accablante que celle de l'incertitude s'empara de son âme consternée. La vérité n'était donc reconnue nulle part sur la terre! La loi de Dieu n'était plus vivante dans aucun sanctuaire! Aucun peuple, aucune caste, aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à l'éclaircir et à la développer! Catholiques et protestants avaient abandonné les voies divines! Partout régnait la loi du plus fort, partout le faible était enchaîné et avili; le Christ était crucifié tous les jours sur tous les autels érigés par les hommes! La nuit s'écoula dans cet entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures sans qu'Albert songeât à les compter. Je m'effrayais de cette puissance de tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J'admirais la mâle fierté et l'expression déchirante de mon noble et malheureux enfant; je me retrouvais en lui tout entière; je croyais lire dans ma vie passée et recommencer avec lui l'histoire des longues tortures de mon cœur et de mon cerveau; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune, l'inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et incomprise; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes furent longues et déchirantes. Je n'osais pas encore lui livrer les secrets de notre conspiration; je craignais qu'il ne les comprît pas tout de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d'inutiles et dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s'il consentait à attendre, et à se préparer à d'austères confidences; j'émus doucement son imagination dans l'attente d'une révélation nouvelle, et je le ramenai à l'hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de l'excitation de ses facultés.

«Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j'étais.

«Je ne puis vous le dire, lui répondis-je; je porte un nom supposé; j'ai des raisons pour me cacher; ne parlez de moi à personne.»

«Il ne me fit jamais d'autres questions, et parut se contenter de ma réponse; mais sa délicate réserve fut accompagnée d'un autre sentiment étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il m'a dit, bien longtemps après, qu'il m'avait toujours prise dès lors pour l'âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet. Ainsi, mon cher Albert s'obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même. Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence, et je ne pouvais pas réussir à tromper l'instinct victorieux de son cœur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu'à le fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n'avait ni contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l'objet. Il se soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la puissance d'un spectre.

«De cette effrayante tranquillité qu'Albert portait dès lors dans les égarements de son imagination, de ce courage sombre et stoïque qui lui a fait toujours affronter sans pâlir les fantômes enfantés par son cerveau, résulta pour moi pendant longtemps une erreur funeste. Je ne sus pas l'idée bizarre qu'il se faisait de ma réapparition sur la terre. Je crus qu'il m'acceptait pour une mystérieuse amie de sa défunte mère et de sa propre jeunesse. Je m'étonnai, il est vrai, du peu de curiosité qu'il me témoignait et du peu d'étonnement que lui causait l'assiduité de mes soins: mais ce respect aveugle, cette soumission délicate, cette absence d'inquiétude pour toutes les réalités de la vie, paraissaient si conformes à son caractère recueilli, rêveur et contemplatif, que je ne cherchai pas assez à m'en rendre compte, et à en sonder les causes secrètes. En travaillant donc à fortifier son raisonnement contre l'excès de son enthousiasme, j'aidai, sans le savoir, à développer en lui cette sorte de démence à la fois sublime et déplorable dont il a été si longtemps le jouet et la victime.

«Peu à peu, dans une suite d'entretiens qui n'eurent jamais ni confidents ni témoins, je lui développai les doctrines dont notre ordre s'est fait le dépositaire et le propagateur occulte. Je l'initiai à notre projet de régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos mystères, Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d'avance les symboles cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l'interprétation multiple se prête si bien à la mesure d'intelligence et de courage des adeptes. Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, parlant toujours des lieux qu'il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux qu'il allait visiter le lendemain de son arrivée. J'eus soin de me loger toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son gouverneur, ni à ses valets qu'il eut, au reste, d'après mon avis, la précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa personne. Je lui demandais quelquefois s'il n'était pas surpris de me retrouver partout.

«—Oh non! me répondait-il; je sais bien que vous me suivrez partout.»

«Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance:

«—Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez bien que si vous m'abandonniez maintenant, je mourrais.»

«Il parlait toujours d'une manière exaltée et comme inspirée. Je m'habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en parlant avec lui. Marcus m'a souvent reproché, et je me suis souvent reproché moi-même d'avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui dévorait Albert. Marcus eût voulu l'éclairer par des leçons plus positives, et par une logique plus froide; mais en d'autres moments je me suis rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette flamme l'eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants avaient annoncé les mêmes dispositions à l'enthousiasme; on avait comprimé leur âme; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on redoute l'éclat. Ils avaient succombé avant d'avoir la force de résister. Sans mon souffle, qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur l'étincelle sacrée, l'âme d'Albert eût été peut-être rejoindre celle de ses frères, de même que sans le souffle de Marcus, je me fusse éteinte avant d'avoir vécu. Je m'attachais d'ailleurs à distraire souvent son esprit de cette éternelle aspiration vers les choses idéales. Je lui conseillai, j'exigeai de lui des études positives; il m'obéit avec douceur, avec conscience. Il étudia les sciences naturelles, les langues des divers pays qu'il parcourait: il lut énormément; il cultiva même les arts et s'adonna sans maître à la musique. Tout cela ne fut qu'un jeu, un repos pour sa vive et large intelligence. Étranger à tous les enivrements de son âge, ennemi-né du monde et de ses vanités, il vivait partout dans une profonde retraite, et, résistant avec opiniâtreté aux conseils de son gouverneur, il ne voulut pénétrer dans aucun salon, être poussé dans aucune cour. C'est à peine s'il vit, dans deux ou trois capitales, les plus anciens et les plus sérieux amis de son père. Il se composa devant eux un maintien grave et réservé qui ne donna aucune prise à leur critique, et il n'eut d'expansion et d'intimité qu'avec quelques adeptes de notre ordre, auxquels Marcus le recommanda particulièrement. Au reste, il nous pria de ne point exiger de lui qu'il s'occupât de propagande avant de sentir éclore en lui le don de la persuasion, et il me déclara souvent avec franchise qu'il ne l'avait point, parce qu'il n'avait pas encore une foi assez complète dans l'excellence de nos moyens. Il se laissa conduire de grade en grade comme un élève docile; mais, examinant tout avec une sévère logique et une scrupuleuse loyauté, il se réservait toujours, me disait-il, le droit de nous proposer des réformes et des améliorations quand il se sentirait suffisamment éclairé pour oser se livrer à son inspiration personnelle. Jusque-là il voulait rester humble, patient et soumis aux formes établies dans notre société secrète. Plongé dans l'étude et la méditation, il tenait son gouverneur en respect par le sérieux de son caractère et la froideur de son maintien. L'abbé en vint donc à le considérer comme un triste pédant, et à s'éloigner de lui le plus possible, pour ne s'occuper que des intrigues de son ordre. Albert fit même d'assez longues résidences en France et en Angleterre sans qu'il l'accompagnât; il était souvent à cent lieues de lui, et se bornait à lui donner rendez-vous lorsqu'il voulait voir une autre contrée: encore souvent ne voyagèrent-ils pas ensemble. À ces époques j'eus la plus grande liberté de voir mon fils, et sa tendresse exclusive me paya au centuple des soins que je lui rendais. Ma santé s'était raffermie. Ainsi qu'il arrive parfois aux constitutions profondément altérées de se faire une habitude de leurs maux et de ne les plus sentir, je ne m'apercevais presque plus des miens. La fatigue, les veilles, les longs entretiens, les courses pénibles, au lieu de m'abattre, me soutenaient dans une fièvre lente et continue, qui était devenue et qui est restée mon état normal. Frêle et tremblante comme vous me voyez, il n'est plus de travaux et de lassitudes que je ne puisse supporter mieux que vous, belle fleur du printemps. L'agitation est devenue mon élément, et je m'y repose en marchant toujours, comme ces courriers de profession qui ont appris à dormir en galopant sur leur cheval.

«Cette expérimentation de ce que peut supporter et accomplir une âme énergique dans un corps maladif, m'a rendue plus confiante à la force d'Albert. Je me suis accoutumée à le voir parfois languissant et brisé comme moi, animé et fébrile comme moi à d'autres heures. Nous avons souvent souffert ensemble des mêmes douleurs physiques, résultat des mêmes émotions morales; et jamais peut-être notre intimité n'a été plus douce et plus tendre qu'à ces heures d'épreuve, où la même fièvre brûlait nos veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien de fois il nous a semblé que nous étions le même être! combien de fois nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous adresser mutuellement les mêmes paroles! Combien de fois enfin, agités ou brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la main, la langueur ou l'animation l'un de l'autre! Que de bien et de mal nous avons connu en commun! Ô mon fils! ô mon unique passion! ô la chair de ma chair et les os de mes os! que de tempêtes nous avons traversées, couverts de la même égide céleste! à combien de ravages nous avons résisté en nous serrant l'un contre l'autre, et en prononçant la même formule de salut: amour, vérité, justice!

«Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert, ayant parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l'Allemagne où nous sommes, afin d'y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j'avais pris pour l'empêcher d'oublier sa famille, il ne l'aimait plus que comme un tendre souvenir du passé; il ne comprenait plus l'existence avec elle. Il ne nous vint pourtant pas à l'esprit de résister à cet ordre formulé avec la dignité froide et la confiance de l'autorité paternelle, telle qu'on l'entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on nous séparait, mais sans pouvoir imaginer qu'il ne dût pas me revoir bientôt, et resserrer avec Marcus les liens de l'association qui le réclamait. Albert avait peu la notion du temps, et encore moins l'appréciation des éventualités matérielles de la vie.

«—Est-ce que nous nous quittons? me disait-il en me voyant pleurer malgré moi; nous ne pouvons pas nous quitter. Toutes les fois que je vous ai appelée au fond de mon cœur, vous m'êtes apparue. Je vous appellerai encore.

«—Albert, Albert! lui répondis-je, je ne puis pas te suivre cette fois où tu vas.»

«Il pâlit et se serra contre moi comme un enfant effrayé. Le moment était venu de lui révéler mon secret:

«—Je ne suis pas l'âme de ta mère, lui dis-je après quelque préambule: je suis ta mère elle-même.

«—Pourquoi me dites-vous cela? reprit-il avec un sourire étrange; est-ce que je ne le savais pas? est-ce que nous ne nous ressemblons pas? est-ce que je n'ai pas vu votre portrait à Riesenburg? est-ce que je vous avais oubliée, d'ailleurs? est-ce que je ne vous avais pas toujours vue, toujours connue?

«—Et tu n'étais pas surpris de me voir vivante, moi que l'on croit ensevelie dans la chapelle du château des Géants?

«—Non, me répondit-il, je n'étais pas surpris; j'étais trop heureux pour cela. Dieu a le pouvoir des miracles, et ce n'est point aux hommes de s'en étonner.»

«L'étrange enfant eut plus de peine à comprendre les effrayantes réalités de mon histoire que le prodige dont il s'était bercé. Il avait cru à ma résurrection comme à celle du Christ; il avait pris à la lettre mes doctrines sur la transmission de la vie; il y croyait avec excès, c'est-à-dire qu'il ne s'étonnait pas de me voir conserver le souvenir et la certitude de mon individualité, après avoir dépouillé mon corps pour en revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie n'avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe mortelle n'était pas restée dans le sépulcre. Il m'écoutait avec une physionomie distraite et cependant enflammée, comme s'il eût entendu sortir de ma bouche d'autres paroles que celles que je prononçais. Il se passa en lui, en ce moment, quelque chose d'inexplicable. Un lien terrible retenait encore l'âme d'Albert sur le bord de l'abîme. La vie réelle ne pouvait pas encore s'emparer de lui avant qu'il eût subi cette dernière crise dont j'étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait être en lui le dernier effort de la notion d'éternité luttant contre la notion du temps. Mon cœur se brisa en se séparant de lui; un douloureux pressentiment m'avertissait vaguement qu'il allait entrer dans cette phase pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon existence, et que l'heure n'était pas loin où Albert serait anéanti ou renouvelé. J'avais remarqué en lui une tendance à l'état cataleptique. Il avait eu sous mes veux des accès de sommeil si longs, si profonds, si effrayants; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu sensible, que je ne cessais de dire ou d'écrire à Marcus: «Ne laissons jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe.» Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château des Géants: il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l'Empire. Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à laquelle en effet son influence n'avait pas été étrangère. Il n'avait échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée d'inquiétude, je revins ici. Albert m'avait promis de m'écrire tous les jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu'une lettre me manquerait, de partir pour la Bohême, et de me présenter à Riesenburg, à tout risque, à tout événement.

«La douleur de notre séparation lui fut d'abord moins cruelle qu'à moi. Il ne comprit pas ce qui se passait; il sembla ne pas y croire. Mais quand il fut rentré sous ce toit funeste où l'air semble être un poison pour la poitrine ardente des descendants de Ziska, il reçut une commotion terrible dans tout son être; il courut s'enfermer dans la chambre que j'avais habitée; il m'y appela, et, ne m'y voyant pas reparaître, il se persuada que j'étais morte une seconde fois, et que je ne lui serais plus rendue dans le cours de sa vie présente. Du moins, c'est ainsi qu'il m'a expliqué depuis ce qui se passa en lui à cette heure fatale où sa raison et sa foi furent ébranlées pour des années entières. Il regarda longtemps mon portrait. Un portrait ne ressemble jamais qu'imparfaitement, et ce sentiment particulier que l'artiste a eu de nous, est toujours si au-dessus de celui que conçoivent et conservent les êtres dont nous sommes ardemment aimés, qu'aucune ressemblance ne peut les satisfaire; elle les afflige même et les indigne parfois. Albert, en comparant cette représentation de ma jeunesse et de ma beauté passée, ne retrouva pas sa vieille mère chérie, ses cheveux gris qui lui semblaient plus augustes, et cette pâleur flétrie qui parlait à son cœur. Il s'éloigna du portrait avec terreur et reparut devant ses parents, sombre, taciturne, consterné. Il alla visiter ma tombe; il y fut saisi de vertige et d'épouvante. L'idée de la mort lui parut monstrueuse; et cependant, pour le consoler, son père lui dit que j'étais là, qu'il fallait s'y agenouiller et prier pour le repos de mon âme.

«—Le repos! s'écria Albert hors de lui, le repos de l'âme! non, l'âme de ma mère n'est pas faite pour un pareil néant, non plus que la mienne. Ni ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais! cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l'âme, me font horreur!»

«C'est par de pareils discours qu'Albert commença à répandre l'effroi dans l'âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain, pour qu'il essayât de les expliquer. Cet homme borné n'y vit qu'un cri arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d'Albert, les efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique, réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent: à force de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu'il m'avait connue vivante, et je ne lui semblai plus qu'un spectre fugitif toujours prêt à l'abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres. Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage. Il avait perdu la mémoire des choses récentes; il se persuadait avoir fait un rêve de huit années auprès moi, ou plutôt ces huit années de bonheur, d'activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d'une heure.

«Ne recevant aucune lettre de lui, j'allais courir vers lui: Marcus me retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle correspondant, des nouvelles de Riesenburg; mon fils passait pour calme, bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers temps.

«Dans ses voyages, Albert avait connu le jeune Trenck; il s'était lié avec lui d'une amitié chaleureuse. Trenck, aimé de la princesse de Prusse, et persécuté par le roi Frédéric, écrivit à mon fils ses joies et ses malheurs; il l'engageait ardemment à venir le trouver à Dresde, pour lui donner conseil et assistance. Albert fit ce voyage, et, à peine eut-il quitté le sombre château de Riesenburg, que la mémoire, le zèle, la raison, lui revinrent. Trenck avait rencontré mon fils dans la milice des néophytes Invisibles. Là ils s'étaient compris et juré une fraternité chevaleresque. Informé par Marcus de leur projet d'entrevue, je courus à Dresde, je revis Albert, je le suivis en Prusse, où il s'introduisit dans le palais des rois sous un déguisement pour servir l'amour de Trenck et remplir un message des Invisibles. Marcus jugeait que cette activité et la conscience d'un rôle utile et généreux sauveraient Albert de sa dangereuse mélancolie. Il avait raison; Albert reprenait à la vie parmi nous; Marcus voulait, au retour, l'amener ici et l'y garder quelque temps dans la société des plus vénérables chefs de l'ordre; il était convaincu qu'en respirant cette véritable atmosphère vitale de son âme supérieure, Albert recouvrerait la lucidité de son génie. Mais une circonstance fâcheuse troubla tout à coup la confiance de mon fils. Il avait rencontré sur son chemin l'imposteur Cagliostro, initié par l'imprudence des rose-croix à quelques-uns de leurs mystères. Albert, depuis longtemps reçu rose-croix, avait dépassé ce grade, et présida une de leurs assemblées comme grand-maître. Il vit alors de près ce qu'il n'avait fait encore que pressentir. Il toucha tous ces éléments divers qui composent les affiliations maçonniques; il reconnut l'erreur, l'engouement, la vanité, l'imposture, la fraude même qui commençaient dès lors à se glisser dans ces sanctuaires déjà envahis par la démence et les vices du siècle. Cagliostro, avec sa police vigilante des petits secrets du monde, qu'il présentait comme les révélations d'un esprit familier, avec son éloquence captieuse qui parodiait les grandes inspirations révolutionnaires, avec son art prestigieux qui évoquait de prétendues ombres; Cagliostro, l'intrigant et le cupide, fit horreur au noble adepte. La crédulité des gens du monde, la superstition mesquine d'un grand nombre de francs-maçons, l'avidité honteuse qu'excitaient les promesses de la pierre philosophale et tant d'autres misères du temps où nous vivons, portèrent dans son âme une lumière funeste. Dans sa vie de retraite et d'études, il n'avait pas assez deviné la race humaine; il ne s'était point préparé à la lutte avec tant de mauvais instincts. Il ne put souffrir tant de misères. Il voulait qu'on démasquât et qu'on chassât honteusement des abords de nos temples les charlatans et les sorciers. Il ne pouvait admettre qu'on dût supporter le concours dégradant de Cagliostro, parce qu'il était trop tard pour s'en défaire, parce que cet homme irrité pouvait perdre beaucoup d'hommes estimables; tandis que, flatté de leur protection et d'une apparence de confiance, il pouvait rendre beaucoup de services à la cause sans la connaître véritablement. Albert s'indigna et prononça sur notre œuvre l'anathème d'une âme ferme et ardente; il nous prédit que nous échouerions pour avoir laissé l'alliage pénétrer trop avant dans la chaîne d'or. Il nous quitta en disant qu'il allait réfléchir à ce que nous nous efforcions de lui faire comprendre des nécessités terribles de l'œuvre des conspirations, et qu'il reviendrait nous demander le baptême quand ses doutes poignants seraient dissipés. Nous ne savions pas, hélas! quelles lugubres réflexions étaient les siennes dans la solitude de Riesenburg. Il ne nous les disait point; peut-être ne se les rappelait-il pas quand leur amertume était dissipée.

«Il y vécut encore un an dans une alternative de calme et de transport, de force exubérante et d'affaissement douloureux. Il nous écrivait quelquefois, sans nous dire ses souffrances et le dépérissement de sa santé. Il combattait amèrement notre marche politique. Il voulait qu'on cessât dès lors de travailler dans l'ombre et de tromper les hommes pour leur faire avaler la coupe de la régénération.

«—Jetez vos masques noirs, disait-il, sortez de vos cavernes. Effacez du fronton de votre temple le mot mystère, que vous avez volé à l'Église romaine, et qui ne convient pas aux hommes de l'avenir. Ne voyez-vous pas que vous avez pris les moyens de l'ordre des jésuites? Non, je ne puis pas travailler avec vous; c'est chercher la vie au milieu des cadavres. Paraissez enfin à la lumière du jour. Ne perdez pas un temps précieux à organiser votre armée. Comptez un peu plus sur son élan, et sur la sympathie des peuples, et sur la spontanéité des instincts généreux. Une armée d'ailleurs se corrompt dans le repos, et la ruse qu'elle emploie à s'embusquer lui ôte la puissance et la vie nécessaires pour combattre.»

«Albert avait raison en principe; mais le moment n'était pas venu pour qu'il eût raison dans la pratique. Ce moment est peut-être encore loin!

«Vous vîntes enfin à Riesenburg; vous le surprîtes au milieu des plus grandes détresses de son âme. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, quelle action vous avez eue sur lui, jusqu'à lui faire oublier tout ce qui n'était pas vous, jusqu'à lui donner une vie nouvelle, jusqu'à lui donner la mort.

«Quand il crut que tout était fini entre vous et lui, toutes ses forces l'abandonnèrent, il se laissa dépérir. Jusque-là j'ignorais la véritable nature et le degré d'intensité de son mal. Le correspondant de Marcus lui disait que le château des Géants se fermait de plus en plus aux yeux profanes, qu'Albert n'en sortait plus, qu'il passait pour monomane auprès des gens du monde, mais que les pauvres l'aimaient et le bénissaient toujours, et que quelques personnes d'un sens supérieur qui l'avaient entrevu, après avoir été frappées de la bizarrerie de ses manières, rendaient, en le quittant, hommage à son éloquence, à sa haute sagesse, à la grandeur de ses conceptions. Mais enfin j'appris que Supperville avait été appelé, et je volai à Riesenburg, en dépit de Marcus qui, me voyant déterminée à tout, s'exposa à tout pour me suivre. Nous arrivâmes sous les murs du château, déguisés en mendiants. Personne ne nous reconnut. Il y avait vingt-sept ans qu'on ne m'avait vue; il y en avait dix qu'on n'avait vu Marcus. On nous fit l'aumône et on nous éloigna. Mais nous rencontrâmes un ami, un sauveur inespéré dans la personne du pauvre Zdenko. Il nous traita en frères, et nous prit en affection parce qu'il comprit à quel point nous nous intéressions à Albert: nous sûmes lui parler le langage qui plaisait à son enthousiasme, et lui faire révéler tous les secrets de la douleur mortelle de son ami. Zdenko n'était plus le furieux par qui votre vie a été menacée. Abattu et brisé, il venait comme nous demander humblement à la porte du château des nouvelles d'Albert, et comme nous, il était repoussé avec des réponses vagues, effrayantes pour notre angoisse. Par une étrange coïncidence avec les visions d'Albert, Zdenko prétendait m'avoir connue. Je lui étais apparue dans ses rêves, dans ses extases, et, sans se rendre compte de rien, il m'abandonnait sa volonté avec un entraînement naïf.

«—Femme, me disait-il souvent, je ne sais pas ton nom, mais tu es le bon ange de mon Podiebrad. Bien souvent je l'ai vu dessiner ta figure sur du papier, et décrire ta voix, ton regard et ta démarche dans ses bonnes heures, quand le ciel s'ouvrait devant lui et qu'il voyait apparaître autour de son chevet ceux qui ne sont plus, au dire des hommes.»

«Loin de repousser les épanchements de Zdenko, je les encourageai. Je flattai son illusion, et j'obtins qu'il nous recueillît, Marcus et moi, dans la grotte du Schreckenstein. En voyant cette demeure souterraine, et en apprenant que mon fils avait vécu là des semaines et presque des mois entiers à l'insu de tout le monde, je compris la couleur lugubre de ses pensées. Je vis une tombe, à laquelle Zdenko semblait rendre une espèce de culte, et ce ne fut pas sans peine que j'en connus la destination. C'était le plus grand secret d'Albert et de Zdenko, et leur plus grande réserve.

«—Hélas! c'est là, me dit l'insensé, que nous avons enseveli Wanda de Prachatitz, la mère de mon Albert. Elle ne voulait pas rester dans cette chapelle, où ils l'avaient scellée dans la pierre. Ses os ne faisaient que s'agiter et bondir, et ceux d'ici, ajouta-t-il en nous montrant l'ossuaire des Taborites au bord de la source, nous reprochaient toujours de ne pas l'amener auprès d'eux. Nous avons été chercher cette tombe sacrée, et nous l'avons ensevelie ici, et tous les jours nous y apportions des fleurs et des baisers.»

«Effrayée de cette circonstance, qui pouvait par la suite amener la découverte de mon secret, Marcus questionna Zdenko, et sut qu'il avait apporté là mon cercueil sans l'ouvrir. Ainsi, Albert avait été malade et égaré au point de ne plus se rappeler mon existence, et de s'obstiner dans l'idée de ma mort. Mais tout cela n'était-il pas un rêve de Zdenko? Je ne pouvais en croire mes oreilles. «—Ô mon ami! disais-je à Marcus avec désespoir, si le flambeau de sa raison est éteint à ce point et pour jamais, Dieu lui fasse la grâce de mourir!»

«Maîtres enfin de tous les secrets de Zdenko, nous sûmes que nous pouvions nous introduire par des galeries souterraines et des passages ignorés dans le château des Géants; nous l'y suivîmes, une nuit, et nous attendîmes à l'entrée de la citerne qu'il se fût glissé dans l'intérieur de la maison. Il revint en riant et en chantant, nous dire qu'Albert était guéri, qu'il dormait, et qu'on lui avait mis des habits neufs et une couronne. Je tombai comme foudroyée, je compris qu'Albert était mort. Je ne sais plus ce qui se passa; je m'éveillai plusieurs fois au milieu de la fièvre; j'étais couchée sur des peaux d'ours et des feuilles sèches, dans la chambre souterraine qu'Albert avait habitée sous le Schreckenstein. Zdenko et Marcus me veillaient tour à tour. L'un me disait d'un air de joie et de triomphe que son Podiebrad était guéri, qu'il viendrait bientôt me voir; l'autre, pâle et pensif me disait: «—Tout n'est pas perdu, peut-être; n'abandonnons pas l'espoir du miracle qui vous a fait sortir du tombeau.» Je ne comprenais plus, j'avais le délire; je voulais me lever, courir, crier; je ne le pouvais pas, et le désolé Marcus, me voyant dans cet état, n'avait ni la force ni le loisir de s'en occuper sérieusement. Tout son esprit, toutes ses pensées, étaient absorbés par une anxiété autrement terrible. Enfin une nuit, je crois que ce fut la troisième de ma crise, je me trouvai calme et je sentis la force me revenir. Je tâchai de rassembler mes idées, je réussis à me lever; j'étais seule dans cette horrible cave qu'une lampe sépulcrale éclairait à peine; je voulus en sortir, j'étais enfermée; où étaient Marcus, Zdenko... et surtout Albert?... La mémoire me revint, je fis un cri auquel les voûtes glacées répondirent par un cri si lugubre, que la sueur me coula du front froide comme l'humidité du sépulcre; je me crus encore une fois enterrée vivante. Que s'était-il passé? que se passait-il encore? je tombai à genoux, je tordis mes bras dans une prière désespérée, j'appelai Albert avec des cris furieux. Enfin, j'entends des pas sourds et inégaux, comme de gens qui s'approchent portant un fardeau. Un chien aboyait et gémissait, et plus prompt qu'eux, il vint à diverses reprises gratter à la porte. Elle s'ouvrit, et je vis Marcus et Zdenko m'apportant Albert, roidi, décoloré, mort enfin selon toutes les apparences. Son chien Cynabre sautait après lui et léchait ses mains pendantes. Zdenko chantait en improvisant d'une voix douce et pénétrée:

«—Viens dormir sur le sein de ta mère, pauvre ami si longtemps privé du repos; viens dormir jusqu'au jour, nous t'éveillerons pour voir lever le soleil.»

«Je m'élançai sur mon fils. «—Il n'est pas mort, m'écriai-je. Oh! Marcus, vous l'avez sauvé, n'est-ce pas? il n'est pas mort? il va se réveiller?

«—Madame, ne vous flattez pas, dit Marcus avec une fermeté épouvantable; je n'en sais rien, je ne puis croire à rien; ayez du courage, quoi qu'il arrive. Aidez-moi, oubliez-vous vous-même.»

«Je n'ai pas besoin de vous dire quels soins nous prîmes pour ranimer Albert. Grâce au ciel, il y avait un poêle dans cette cave. Nous réussîmes à réchauffer ses membres. «—Voyez, disais-je à Marcus, ses mains sont tièdes!

«—On peut donner de la chaleur au marbre, me répondait-il d'un ton sinistre; ce n'est pas lui donner la vie. Ce cœur est inerte comme de la pierre!»

«D'épouvantables heures se traînèrent dans cette attente, dans cette terreur, dans ce découragement. Marcus, à genoux, l'oreille collée contre la poitrine de mon fils, le visage morne, épiait en vain un faible indice de la vie. Défaillante, épuisée, je n'osais plus dire un mot, ni adresser une question. J'interrogeais le front terrible de Marcus. Un moment vint où je n'osai même plus le regarder; j'avais cru lire la sentence suprême.

«Zdenko, assis dans un coin, jouait avec Cynabre comme un enfant, et continuait à chanter; il s'interrompait quelquefois pour nous dire que nous tourmentions Albert, qu'il fallait le laisser dormir, que lui, Zdenko, l'avait vu ainsi des semaines entières, et qu'il se réveillerait bien de lui-même. Marcus souffrait cruellement de la confiance de cet insensé; il ne pouvait la partager; mais moi je voulais m'obstiner à y ajouter foi, et j'étais bien inspirée. L'insensé avait la divination céleste, la certitude angélique de la vérité. Enfin, je crus saisir un imperceptible mouvement sur le front d'airain de Marcus; il me sembla que ses sourcils contractés se détendaient. Je vis sa main trembler, pour se roidir dans un nouvel effort de courage; puis il soupira profondément, retira son oreille de la place où le cœur de mon fils avait peut-être battu, essaya de parler, se contint, effrayé de la joie peut-être chimérique qu'il allait me donner, se pencha encore, écouta de nouveau, tressaillit, et tout à coup, se relevant et se rejetant en arrière, fléchit et retomba comme prêt à mourir. «—Plus d'espérance? m'écriai-je en arrachant mes cheveux.

«—Wanda! répondit Marcus d'une voix étouffée, votre fils est vivant!»

«Et, brisé par l'effort de son attention, de son courage et de sa sollicitude, mon stoïque et tendre ami alla tomber, comme anéanti, auprès de Zdenko.»

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