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La Cour de Lunéville au XVIIIe siècle: Les marquises de Boufflers et du Châtelet, Voltaire, Devau, Saint-Lambert, etc.

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Mon esprit avec embarras
Poursuit des vérités arides;
J'ai quitté les brillants appas
Des Muses, mes dieux et mes guides,
Pour l'astrolabe et le compas
Des Maupertuis et des Euclides.
Du vrai le pénible fatras
Détend les cordes de ma lyre;
Vénus ne veut plus me sourire,
Les Grâces détournent leurs pas.
Ma Muse, les yeux pleins de larmes,
Saint-Lambert, vole auprès de vous;
Elle vous prodigue ses charmes:
Je lis vos vers, j'en suis jaloux.
Je voudrais en vain vous répondre;
Son refus vient de me confondre;
Vous avez fixé ses amours,
Et vous les fixerez toujours.
Pour former un lien durable
Vous avez sans doute un secret;
Je l'envisage avec regret,
Et ce secret, c'est d'être aimable.

On peut supposer l'émoi qu'une épître si élogieuse devait causer dans la société de la petite ville et la gloire qui en rejaillissait sur Saint-Lambert.

La célèbre Clairon, avant de débuter à la Comédie-Française, séjourna également à Lunéville et elle fit partie de la troupe de comédie que Stanislas avait réunie dès la première année de son séjour en Lorraine; elle aussi pénétra dans le petit cénacle et elle se lia intimement avec Mme de Graffigny et ses amis. Panpan se permettait de lui donner des conseils, voire même de lui adresser des flatteries, ce qui lui valut un jour cette réponse dans une lettre commencée par Mme de Graffigny elle-même:

«Parlez donc, maître Boniface [56], excrément de collège, petit grimaud, barbouilleur de papier, rimeur de halles, fripier d'écrits, cuistre; vous êtes un temps infini à m'écrire pour ne me dire que des impertinences. Ah, vous aurez à faire à une seconde Mlle Beaumalles! Monsieur, plus d'éloges de votre part, car ce serait mortelle injure pour moi [57]

Une des plus intimes amies de Mme de Graffigny, une des plus assidues dans le salon de l'aimable bas-bleu, était la jeune marquise de Boufflers.

La charmante femme n'avait pas été appréciée de la vieille reine comme elle aurait mérité de l'être. Pour être juste, il faut avouer qu'elle ne fut pas davantage appréciée de la cour et que les premières années de son séjour à Lunéville ne lui furent pas des plus douces.

Aussi, comme elle avait des goûts littéraires très prononcés, fut-elle heureuse de renouer connaissance avec Mme de Graffigny qu'elle avait vue si souvent à la cour de Léopold ou de la Régente, et de retrouver Saint-Lambert qui tant de fois avait partagé les jeux de son enfance. Elle fit la connaissance de Panpan, de Desmarets; elle trouva bientôt beaucoup de charme dans cette société jeune, gaie, cultivée; aussi chaque fois qu'elle quittait la campagne pour venir résider à Lunéville, aimait-elle à se rencontrer avec ses nouveaux amis et à passer de longues heures à causer littérature, ou à entendre la lecture de leurs œuvres.

En 1738, Voltaire et Mme du Châtelet étaient installés à Cirey, en Champagne. Voltaire n'avait pas oublié son séjour en Lorraine, en 1735, et les agréables relations qu'il avait nouées avec quelques habitants. Quel fut l'étonnement et la joie de Mme de Graffigny lorsqu'elle reçut de Mme du Châtelet une invitation à venir rompre le tête-à-tête de Cirey et à faire un séjour près du célèbre philosophe!

La demande de la marquise apporta à la fois la joie et le trouble dans le petit cénacle. Certes, il était dur de se quitter, d'abandonner cette intimité charmante et de tous les instants; mais comment ne pas être flattée d'une si précieuse invitation; comment ne pas être dans le ravissement à l'idée de vivre quelques jours dans l'intimité de l'Idole? D'autre part, Mme de Graffigny serait-elle à la hauteur des circonstances? soutiendrait-elle convenablement son rôle entre deux personnages si intimidants, d'un mérite si écrasant?

Mme de Boufflers, consultée, déclara qu'on ne pouvait sans offense dédaigner une si précieuse marque de distinction; puis elle parla avec enthousiasme de Mme du Châtelet, de la divine Émilie, qu'elle connaissait depuis longtemps, qu'elle aimait tendrement, et qui sûrement ferait le meilleur accueil à son invitée.

Enfin, poussée par tous ses amis, Mme de Graffigny se décida à partir; mais avant de s'éloigner, elle s'engagea à tenir les habitués du cénacle au courant de ses moindres faits et gestes, à ne leur rien celer de ce que ferait ou dirait celui qui pour tous était l'Idole.

CHAPITRE V
Liaison de Voltaire et de Mme du Châtelet.

Avant de raconter le séjour de Mme de Graffigny à Cirey, il nous faut rappeler comment, et à la suite de quels événements, Voltaire et Mme du Châtelet se trouvaient dans cette résidence.

La liaison du philosophe et de la divine Émilie rentre strictement dans le cadre que nous nous sommes imposé; en effet, ils vont jouer bientôt tous deux un rôle si prépondérant dans notre récit, ils vont si bien transformer la petite cour de Lunéville et jeter sur elle un tel lustre, qu'il est indispensable de consacrer quelques pages rapides aux événements qui ont précédé et amené l'arrivée des deux illustres amants à la cour de Stanislas.

Nous avons déjà eu plusieurs fois l'occasion de parler de Mme du Châtelet.

Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, fille du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, était née le 17 décembre 1706. Le 20 juin 1725, elle avait épousé le marquis Florent-Claude du Châtelet-Lomont, d'une grande famille lorraine [58].

Si l'on s'en rapporte au portrait mordant laissé par Mme du Deffant, Mme du Châtelet aurait été fort ridicule:

«Représentez-vous une femme grande et sèche... sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très petite tête, le visage maigre, le nez pointu, deux petits yeux vert de mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir. Frisure, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion. Mais comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu'elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles.»

Parlant de sa science, la terrible marquise se borne à dire:

«Née sans talent, sans mémoire, sans imagination, elle s'est faite géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant pas que la singularité ne donne la supériorité. Sa science est un problème difficile à résoudre; elle n'en parle que comme Sganarelle parlait latin devant ceux qui ne le savaient pas.»

Ces railleries mordantes ne lui suffisant pas encore, elle reproche à sa victime ses prétentions, son impolitesse, son rire glapissant, ses grimaces et ses contorsions.

A la lecture de ce portrait, Thomas ne put s'empêcher de s'écrier: «Mme du Deffant me rappelle un médecin de ma connaissance qui disait: «Mon ami tomba malade, je le traitai; il mourut, je le disséquai.»

«C'était un colosse en toutes proportions, écrit encore de Mme du Châtelet une femme qui ne l'aime pas. C'était une merveille de force ainsi qu'un prodige de gaucherie: elle avait des pieds terribles et des mains formidables; elle avait la peau comme une râpe à muscade; enfin la belle Émilie n'était qu'un vilain Cent-Suisse.»

Pour être sincère, il faut avouer que Mme du Châtelet n'était pas précisément jolie; mais elle était cependant plaisante, dans tous les cas, beaucoup mieux qu'on ne le pourrait croire si l'on s'en rapportait aux portraits cruels et injustes que nous venons de citer. Elle était grande, svelte et brune; elle avait l'œil vif, la bouche expressive; enfin sa figure était aimable et l'ensemble de sa personne fort agréable. Et puis, n'en déplaise à Mme du Deffant, elle était douée d'une rare intelligence; son esprit pénétrant, délié, investigateur s'attaquait à tout; elle parlait couramment le latin, l'italien, l'anglais; elle causait très bien; bref, c'était une femme d'une véritable valeur et d'une haute culture intellectuelle; mais avec des prétentions et des travers que beaucoup de ses contemporains n'ont pu lui pardonner.

Le mariage de Mme du Châtelet ne tourna pas plus heureusement que la généralité des unions de l'époque. Naturellement elle n'aimait pas son mari, qui du reste lui était fort inférieur, et, dès que le ménage eut un fils, les relations des deux époux devinrent plus froides encore [59]. Du reste, M. du Châtelet était la moitié de l'année à l'armée et sa femme ne le voyait qu'à de longs intervalles.

Ce n'était pas l'usage alors de tromper son ennui par les soins de la maternité ou les pratiques étroites de la religion. Les femmes estimaient qu'elles avaient mieux à faire. Mme du Châtelet, en particulier, n'était pas douée d'une de ces natures paisibles dont le cœur et les sens sommeillent jusqu'à la mort, et la solitude n'était pas son fait.

Elle possédait un tempérament ardent et une âme passionnée; aussi, quand elle aime, s'abandonne-t-elle tout entière, sans restrictions et sans réserves. Cœur, esprit, corps, elle donne tout à l'amant adoré. Situation, fortune, préjugés, mari, avenir, enfant même, elle est prête à tout lui sacrifier, sans un soupir, sans un regret.

Malheureusement pour elle, elle donne trop, et elle n'est pas payée de retour. Et puis, elle ne possède pas le véritable charme de la femme; on l'aime bien quelques jours, mais elle ne sait pas retenir et on ne s'attache pas à elle.

Aussi n'a-t-elle jamais été heureuse en amour. A ses caresses ardentes, à son dévouement absolu, on ne lui répond en général que par des sentiments plus discrets. Alors qu'elle rêve d'amours éternelles, on ne lui répond que par des liaisons éphémères ou des froideurs qui la désespèrent.

Quand elle se vit délaissée par son mari, elle n'hésita pas longtemps sur le parti qui lui restait à prendre; elle chercha un amant et M. de Guébriant fut l'heureux élu. Elle l'aima de toute son âme, elle l'idolâtra; mais le marquis était de son temps, il ne se piquait pas d'une constance à toute épreuve, et au bout de quelques mois il abandonnait purement et simplement sa conquête. Mme du Châtelet, qui avait cru naïvement à des liens éternels, fut au désespoir; quand elle ne put douter de son malheur, elle n'hésita pas: elle avala une dose de laudanum qui aurait pu tuer deux personnes. C'est ce qui la sauva.

Il lui fallut du temps pour se remettre de cette douloureuse épreuve physique et morale; mais, grâce à sa jeunesse et à une santé vigoureuse, elle se rétablit complètement.

La cruelle mésaventure par laquelle elle avait débuté dans la voie de la galanterie ne découragea pas Mme du Châtelet. Au marquis de Guébriant succéda le jeune duc de Richelieu: c'était tomber de Charybde en Scylla. Le duc n'admettait que les liaisons d'un jour et il le prouva bien vite à sa nouvelle amie. Mais, cette fois, elle commençait à s'habituer aux mœurs de l'époque et elle ne prit pas au tragique l'incident qui survenait. Et même, par extraordinaire, les deux amants se séparèrent sans se brouiller à mort et une franche et cordiale amitié succéda à l'éphémère passion qui les avait réunis.

Mme du Châtelet eut-elle d'autres intrigues et se consola-t-elle de Richelieu comme elle s'était consolée de Guébriant? C'est possible, mais nous l'ignorons, et cela importe peu à notre récit.

Arrivons à l'événement capital de sa vie, à sa liaison avec Voltaire.

Elle avait déjà rencontré Voltaire dans son enfance, chez son père; elle le retrouva en 1733 dans les salons de Paris. Il était l'intime ami du duc de Richelieu et naturellement il fut bientôt lié avec Mme du Châtelet.

Le poète avait alors trente-neuf ans: il était dans tout l'éclat de la réputation et de la gloire; il jouissait d'un prestige inouï. Mme du Châtelet, dont le cœur était libre en ce moment, ne le revit pas sans une grande émotion, et bientôt elle s'éprit pour lui de la passion la plus folle, la plus irrésistible.

Voltaire, que les charmes physiques troublaient assez peu, ne fut pas insensible à l'admiration qu'il inspirait à une femme jeune, aimable, instruite, dont tout le monde célébrait à l'envi l'intelligence et le savoir, et qui de plus, point capital pour Voltaire, appartenait à la plus haute noblesse; il répondit aux avances de la jeune Émilie et tous deux s'embarquèrent dans une liaison qui devait durer toute leur vie.

Enfin, à force de persévérance et après quelques essais malheureux, Mme du Châtelet avait trouvé, elle le croyait du moins, la passion profonde et éternelle qu'elle cherchait si consciencieusement; elle avait enfin trouvé un aliment à ce besoin d'affection et de dévouement qui la dévorait.

Comme on ne saurait être trop près l'un de l'autre quand on s'aime, les deux amants décidèrent de ne se quitter jamais, pas plus à Paris qu'à la campagne; et, pour commencer sans perdre de temps cette heureuse intimité, Mme du Châtelet offrit un logement à Voltaire dans l'hôtel qu'elle occupait à Paris, rue Traversière. M. du Châtelet, consulté, trouva cet arrangement fort convenable, et le monde ne se montra pas plus exigeant que le mari.

Mme du Châtelet aima son nouvel amant comme elle avait aimé les autres et comme elle savait aimer, c'est-à-dire avec fureur. Elle l'aima pendant quinze ans passionnément. L'esprit, le charme, la gloire de Voltaire l'enthousiasmaient. Elle était fière d'avoir enchaîné sous ses lois le premier génie du siècle. Voltaire n'était pas moins flatté d'être l'amant connu, reconnu, attitré d'une grande dame, d'une marquise authentique, d'un grand chevau de Lorraine! Au fond, tous deux se convenaient fort bien; leurs caractères, leurs intelligences se plaisaient extrêmement. L'habitude les enchaîna et bientôt ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre.

Dans le premier moment d'enthousiasme, le philosophe lui aussi est véritablement sous le charme et il pare sa nouvelle amie de tous les mérites; il lui décerne les titres les plus élogieux: elle est sa «docte Uranie», sa «reine de Saba», la «Minerve de France»; mais le nom qu'il lui donne le plus volontiers est celui de divine Emilie, nom qui lui restera, et sous lequel elle est connue.

Voltaire, il faut l'avouer, a fait toute la réputation de Mme du Châtelet. A force de la placer sur un piédestal, de célébrer en vers, comme en prose, ses mérites, son savoir, sa beauté, il a fini par l'entourer d'un véritable prestige. Il est vrai que, dans un moment de mauvaise humeur, il répondait à un indiscret qui s'étonnait de cet enthousiasme vraiment excessif: «Mais, mon ami, elle aurait fini par m'étrangler si je n'avais consenti à vanter sa beauté et sa science.»

Cependant cette liaison, qui au début avait paru offrir à Mme du Châtelet tout ce qu'elle pouvait désirer, ne fut pas exempte de déceptions et de déboires.

Voltaire, d'un tempérament délicat, se croyait et se disait mourant à tout instant; et la pauvre marquise se transformait fréquemment en garde-malade. Ce n'était pas le rôle sur lequel elle avait compté, elle dont la santé vigoureuse souhaitait d'autres occupations. Elle ne se plaignait pas cependant, et elle se montrait aussi bonne, aussi dévouée que son partner était quinteux, geignant, du reste charmant à ses heures et d'une verve intarissable.

Pour chercher un dérivatif et donner un aliment à son activité, Mme du Châtelet se plongea dans les études abstraites; elle se lança à corps perdu dans la géométrie, dans les travaux algébriques, dans les spéculations astronomiques les plus ardues; elle s'y adonna avec passion, leur demandant, en absorbant et en fatiguant son cerveau, d'apaiser l'ardeur de son tempérament, puisqu'on ne lui donnait pas l'occasion de l'utiliser plus agréablement.

La marquise avait encore d'autres sujets de souci: elle était jalouse de son amant, et, bien qu'elle n'eût pas trouvé dans cette liaison tout ce qu'elle en avait d'abord espéré, elle craignait toujours de se voir abandonnée; les cruelles mésaventures de sa jeunesse n'étaient pas faites pour la rassurer. Voltaire, de son côté, n'ignorait pas le passé orageux de la marquise; en dépit de sa philosophie, il redoutait toujours quelque nouvelle intrigue et se montrait fort soupçonneux. De là entre les deux amants des méfiances, des querelles, des scènes fréquentes.

Ce n'était pas tout. Il y avait encore pour Mme du Châtelet un grave sujet de trouble et d'inquiétude.

La vie de Voltaire s'est passée dans des transes continuelles. Il avait le tort de devancer son siècle et ses écrits qui, aujourd'hui, nous semblent fort innocents; ses théories qui, pour la plupart, sont devenues d'indiscutables vérités, soulevaient des tempêtes et lui valaient force lettres de cachet. Le gouvernement, les dévots ne cherchaient qu'une occasion de faire disparaître ce dangereux novateur. Voltaire avait goûté une première fois de la Bastille et il savait par expérience qu'il était plus facile d'entrer dans ce château royal que d'en sortir. Pour ne pas être exposé à y passer sa vie il devait, à chaque nouvelle alerte, se cacher, fuir à l'étranger jusqu'à ce que l'orage fût apaisé. Déjà, en 1729, sa situation était si critique qu'un moment il avait songé à retourner vivre en Angleterre «où nul ministre n'est assez puissant pour attenter à la liberté d'un citoyen».

Mme du Châtelet vécut donc avec lui une existence agitée, troublée par des alarmes continuelles; elle partagea toutes les anxiétés de son ami pour sa sécurité, ses angoisses incessamment renouvelées, ses rages folles contre ses persécuteurs. Bref, leur vie ne fut qu'un long tissu de craintes, d'émotions, d'agitations, et par moments d'enthousiasme et de gloire.

Voilà quelle était la situation réciproque des deux amants, situation qui dura quinze ans, au milieu d'alternatives que nous allons brièvement raconter.

Un an environ après le début de leur liaison, c'est-à-dire en 1734, Voltaire, à propos des Lettres philosophiques, avait dû fuir précipitamment et se rendre à Plombières dont les eaux lui étaient devenues subitement des plus nécessaires.

Au bout de quelques mois, le calme s'étant fait, le philosophe revint secrètement s'installer en Champagne, au château de Cirey, propriété de Mme du Châtelet, qu'elle mettait à la disposition de son malheureux ami. Cirey avait le double avantage d'être fort isolé; puis d'être à une courte distance de la frontière de Lorraine. A la moindre alerte, le poète pouvait retourner prendre les fameuses eaux de Plombières.

En 1735, nouvelle alerte et non moins grave: des extraits de la Pucelle ont couru, et l'auteur est menacé des mesures les plus rigoureuses.

Cette fois, ce n'était plus à Plombières qu'il se réfugiait, mais à la petite cour de Lunéville. Il était, du reste, bien résolu d'y demeurer incognito, «comme les souris d'une maison qui ne laissent pas de vivre gaîment sans jamais connaître le maître ni la famille».

L'oubli se fait encore une fois et Voltaire vient de nouveau goûter un peu de calme et de repos dans la délicieuse retraite de Cirey, près de la divine Émilie.

Le poète jouissait avec délices de la vie heureuse que la tendresse de son amie lui ménageait lorsqu'une nouvelle menace vint encore troubler sa quiétude. Cette fois, c'était à propos du Mondain, dangereux pamphlet qu'il avait confié à son ami l'évêque de Luçon et que l'on avait trouvé dans les papiers du prélat après sa mort.

Encore une fois il fallait fuir sans perdre une minute si l'on voulait éviter la Bastille. En décembre, Voltaire s'enfuyait en Hollande.

Enfin, en février 1737, Voltaire, ayant promis d'être sage, peut revenir à Cirey. Cette fois, les leçons du passé lui ont servi; il se tient coi et c'est à peine si l'on entend parler de lui. Il reste enfoui à Cirey pendant plus de deux ans, ne recevant des nouvelles de Paris que deux fois par semaine.

Sa nièce, Mme Denis, étant venue le voir, écrit avec chagrin:

«Je suis désespérée, je le crois perdu pour tous ses amis. Il est lié de façon qu'il me paraît presque impossible qu'il puisse briser ses chaînes. Ils sont dans une solitude effrayante pour l'humanité. Cirey est à quatre lieues de toute habitation, dans un pays où l'on ne voit que des montagnes et des terres incultes; abandonnés de tous leurs amis et n'ayant presque jamais personne de Paris.

«Voilà la vie que mène le plus grand génie de notre siècle; à la vérité, vis-à-vis d'une femme de beaucoup d'esprit, fort jolie, et qui emploie tout l'art imaginable pour le séduire.

«Il n'y a point de pompons qu'elle n'arrange, ni de passages des meilleurs philosophes qu'elle ne cite pour lui plaire. Rien n'y est épargné. Il en paraît plus enchanté que jamais.»

Tous deux, du reste, travaillaient à force: Voltaire, à ses ouvrages philosophiques, à la Pucelle, à ses tragédies; Mme du Châtelet, à ses travaux astronomiques.

Deux années passent ainsi comme un songe. Cependant, à la fin de 1738, Mme du Châtelet trouve utile d'apporter un peu de variété dans ce perpétuel tête-à-tête, et, d'accord avec le philosophe, elle engage Mme de Graffigny, que tous deux connaissent et apprécient, à venir faire un séjour à Cirey.

CHAPITRE VI
(1739)

Séjour de Mme de Graffigny à Cirey.

A peine arrivée à Cirey, Mme de Graffigny tient la parole qu'elle a donnée à ses amis, et dans des lettres pleines de verve, d'un entrain endiablé, elle narre à son cher Panpan, à son aimable Panpichon, les moindres détails de sa vie.

Le ton qu'elle emploie vis-à-vis de Panpan est extrêmement libre: «Il est l'ami de son cœur, selon son cœur; elle l'aime plus parfaitement que jamais ami ne l'a été; elle le regrette à chaque instant du jour; elle l'embrasse cent fois, etc., etc.»

Il est vrai que la dame qui ne manque ni d'exubérance, ni de tendresse, embrasse non moins vivement Saint-Lambert. Quant à Desmarets, elle le baise sur l'œil gauche.

Tous ses amis ont des surnoms et elle ne les désigne jamais autrement dans sa correspondance. Desmarets surtout en a une incroyable variété; il est successivement: maroquin, Saint-Docteur, Cléphan, gros chien, gros chien blanc. Saint-Lambert est le Petit Saint, etc.

Laissons Mme de Graffigny raconter elle-même les divers incidents de sa route et l'accueil de ses hôtes:

«Cirey, 4 décembre 1738.

«Je suis donc partie avant le jour, j'ai assisté à la toilette du soleil; j'ai eu un temps admirable et des chemins jusqu'à Joinville comme en été, à la poussière près, mais on s'en passe bien. J'y suis arrivée à une heure et demie, dans une petite chaise de Madame Royale; cette voiture était assez bonne et même assez douce; j'avais un cocher excellent, voilà le beau. Voici le laid: les cochers m'ont dit qu'il leur était impossible d'aller plus loin. Que faire? J'ai pris la poste. Je suis arrivée à deux heures de nuit, mourante de frayeur, par des chemins que le diable a fait horribles, pensant verser à tout moment, tripotant dans la boue, parce que les postillons disaient que si je ne descendais, ils me verseraient. Juge de mon état. Je disais à Dubois [60]: «Panpan ne se doute guère que je grimpe une montagne à pied, à tâtons.» Enfin, je suis arrivée.

«La nymphe m'a très bien reçue, je suis restée un moment dans sa chambre; ensuite, je suis montée un moment dans la mienne pour me délasser. Un moment après, arrive... qui? ton Idole! tenant un petit bougeoir à la main comme un moine. Il m'a fait mille caresses; il a paru si aise de me voir que ses démonstrations ont été jusqu'aux transports; il m'a baisé dix fois les mains et m'a demandé de mes nouvelles avec un air d'intérêt bien touchant; sa seconde question a été pour toi, elle a duré un quart d'heure; il t'aime, dit-il, de tout son cœur. Puis il m'a parlé de Desmarets et de Saint-Lambert...

«Tu es étonné que je te dise simplement que la nymphe m'a bien reçue, et c'est que je n'ai que cela à te dire. Son caquet est étonnant, je ne m'en souvenais plus, elle parle extrêmement vite;... elle parle comme un ange, c'est ce que j'ai reconnu. Elle a une robe d'indienne et un grand tablier de taffetas noir. Ses cheveux noirs sont très longs; ils sont relevés par derrière jusqu'au haut de la tête et bouclés comme ceux des petits enfants. Cela lui sied fort bien..... Pour ton Idole, je ne sais s'il s'est poudré pour moi; mais tout ce que je puis te dire, c'est qu'il est étalé comme il le serait à Paris.»

Les premiers temps du séjour de Mme de Graffigny sont un enchantement de tous les instants. Elle ne se possède pas de joie et ne sait comment dépeindre son bonheur à ses amis.

«Cirey, vendredi, minuit.

«Dieu! que vais-je lui dire, et par où commencer? Je voudrais te peindre tout ce que je vois, mon cher Panpan; je voudrais te redire tout ce que j'entends! enfin, je voudrais te donner le même plaisir que j'ai; mais j'ai bien peur que la pesanteur de ma grosse main ne brouille et ne gâte tout; je crois qu'il vaut mieux tout uniment te conter, non pas jour par jour, mais heure par heure.....

«Ce que c'est que la vie! me disais-je: hier soir dans les ténèbres et la boue, aujourd'hui dans un lieu enchanté!... J'assaisonnai donc ce souper de tout ce que je trouvai en moi et hors de moi; mais de quoi ne parla-t-on pas: poésies, sciences, arts; le tout sur le ton de badinage et de gentillesse...

«A propos du soir—bonsoir! voilà une heure qui sonne, il faut un peu reposer les jambes rompues de cette pauvre abbesse, qui s'est mise au lit en embrassant tous ses chers amis, tels que Saint-Docteur, le Petit Saint et Panpichon. Bonsoir donc, tous mes fidèles et chers bons amis.»

Mais avant tout, il convient de faire aux amis infortunés qui n'ont pas le bonheur suprême de se trouver en présence de l'Idole, il convient de leur faire une description minutieuse du temple; au moins, ils pourront se le figurer par la pensée. Maigre consolation!

«Samedi, 5 heures soir.

«La petite aile tient si fort à la maison que la porte est au bas du grand escalier; il a une petite antichambre, grande comme la main; ensuite vient sa chambre, qui est petite, basse et tapissée de velours cramoisi; une niche de même avec des franges d'or: c'est le meuble d'hiver. Il y a peu de tapisseries; mais beaucoup de lambris, dans lesquels sont encadrés des tableaux charmants; des glaces, des encoignures de laque admirables; des porcelaines, des marabouts; une pendule soutenue par des marabouts d'une forme singulière; des choses infinies dans ce goût-là, chères, recherchées, et surtout d'une propreté à baiser le parquet; une cassette ouverte où il y a une vaisselle d'argent; tout ce que le superflu, chose si nécessaire, a pu inventer: et quel argent, quel travail! il y a jusqu'à un baguier où il y a douze bagues de pierres gravées, outre deux de diamants.

«De là, on passe dans la petite galerie qui n'a guère que trente ou quarante pieds de long. Entre ses fenêtres sont deux petites statues fort belles sur des piédestaux de vernis des Indes: l'une est cette Vénus Farnèse, l'autre Hercule. L'autre côté des fenêtres est partagé en deux armoires, l'une des livres, l'autre des machines de physique; entre les deux, un fourneau dans le mur qui rend l'air comme celui du printemps. Devant, se trouve un grand piédestal sur lequel est un Amour assez grand qui lance une flèche: cela n'est pas achevé. On fait une niche sculptée à cet Amour qui cachera l'apparence du fourneau [61].

«La galerie est boisée et vernie en petit jaune; des pendules, des tables, des bureaux, tu crois bien que rien n'y manque..... Il n'y a qu'un seul sopha et point de fauteuils commodes, c'est-à-dire que le petit nombre de ceux qui s'y trouvent sont bons, mais ce ne sont que des fauteuils garnis; l'aisance du corps n'est pas sa volupté, apparemment.

«Les panneaux des lambris sont des papiers des Indes fort beaux; les paravents sont de même; il y a des tables à écrans, des porcelaines; enfin, tout est d'un goût extrêmement recherché. Il y a une porte au milieu qui donne dans le jardin: le dehors de la porte est une grotte fort jolie.»

Après avoir minutieusement décrit la demeure de l'Idole, il est de toute justice de dépeindre celle qui abrite les charmes de la déesse. Mme de Graffigny n'a garde d'y manquer:

«L'appartement de Voltaire n'est rien en comparaison de celui-ci: sa chambre est boisée et peinte en vernis petit jaune avec des cordons bleu pâle; une niche de même, encadrée de papier des Indes charmant. Le lit est en moiré bleu et tout est tellement assorti que, jusqu'au panier pour le chien, tout est jaune et bleu: bois de fauteuils, bureau, encoignures, secrétaire; les glaces et cadres d'argent, tout est d'un brillant admirable. Une grande porte vitrée conduit à la bibliothèque qui n'est pas encore achevée.

«D'un côté de la niche est un petit boudoir; on est prêt à se mettre à genoux en y entrant; le lambris est en bleu et le plafond est peint et verni par un élève de Martin qu'ils ont ici depuis trois ans.....

«Il y a une cheminée en encoignure, des encoignures de Martin avec de jolies choses dessus, entre autres une écritoire d'ambre que le prince de Prusse lui a envoyée avec des vers. Pour tout meuble, un grand fauteuil couvert de taffetas blanc et deux tabourets de même, car, grâce à Dieu, je n'ai pas vu une bergère dans toute la maison: ce divin boudoir a une sortie par sa seule fenêtre sur une terrasse charmante et dont la vue est admirable. De l'autre côté de la niche est une garde-robe divine, pavée de marbre, lambrissée en gris de lin, avec les plus jolies estampes. Enfin, jusqu'aux rideaux de mousseline qui sont aux fenêtres sont brodés avec un goût exquis...»

Mais nous n'en avons pas fini avec la description des splendeurs de Cirey; il y a encore un appartement des bains qui est une pure merveille:

«Ah! quel enchantement que ce lieu! L'antichambre est grande comme ton lit; la chambre de bains est entièrement de carreaux de faïence, hors le pavé qui est de marbre. Il y a un cabinet de toilette de même grandeur dont le lambris est vernissé d'un vert céladon clair, gai, divin! sculpté et doré admirablement; des meubles à proportion, un petit sopha, de petits fauteuils charmants, dont les bois sont de même façon, toujours sculptés et dorés: des encoignures, des porcelaines, des estampes, des tableaux et une toilette; enfin, le plafond est peint. La chambre est riche et pareille en tout au cabinet; on y voit des glaces et des livres amusants sur des tablettes de laque. Tout cela semble être fait pour des gens de Lilliput. Non, il n'y a rien de si joli, tant ce séjour est délicieux et enchanté! Si j'avais un appartement comme celui-là, je me serais fait réveiller la nuit pour le voir; je t'en ai souhaité cent fois un pareil, à cause de ton bon goût pour les petits nids. C'est assurément une jolie bonbonnière, te dis-je; toutes ces choses sont parfaites. Sa cheminée n'est pas plus grande qu'un fauteuil ordinaire, mais c'est un bijou à mettre en poche!»

On pourrait croire, d'après ces séduisantes descriptions, que tous les appartements de Cirey sont d'un luxe surprenant. Hélas! il n'en est rien! Tout ce qui n'est pas «l'appartement de la dame ou de Voltaire» est d'une «saloperie à dégoûter».

Mme de Graffigny elle-même est horriblement logée et elle exhale ses plaintes de façon très plaisante. A l'en croire, elle habite l'antre d'Éole:

«Il faut que tu saches comment est faite ma chambre: c'est une halle pour la hauteur et la largeur où tous les vents se divertissent par mille fentes qui sont autour des fenêtres et que je ferai bien étouper si Dieu me prête vie. Cette pièce immense n'a qu'une seule fenêtre coupée en trois comme du vieux temps, ne portant rien que six volets. Les lambris qui sont blanchis diminuent un peu la tristesse dont elle serait eu égard au peu de jour.

«La tapisserie est à grands personnages, à moi inconnus et assez vilains. Il y a une niche garnie d'étoffes d'habits très riches, mais désagréables à la vue par leur assortiment. Pour la cheminée, il n'y a rien à en dire: elle est si petite que tout le sabbat y passerait de front. On y brûle environ une corde de bois par jour, sans que l'air de la chambre en soit moins cru. Des fauteuils du vieux temps, une commode, une table de nuit pour toute table; mais en récompense une belle toilette de découpures, voilà ma chambre que je hais beaucoup et avec connaissance de cause.

«Hélas! on ne saurait avoir à la fois tous les biens en ce monde. J'ai un cabinet tapissé d'indiennes qui ne l'empêchent pas de voir l'air par le coin des murs; j'ai une très jolie petite garde-robe sans tapisserie, fort à jour aussi, afin d'être assortie avec tout le reste.»

Mme de Graffigny a-t-elle au moins un gracieux horizon pour la consoler de la tristesse de son intérieur? Hélas! non. Une montagne aride, qu'elle touche presque de la main, bouche complètement la vue.

La vie à Cirey n'est pas très gaie pendant la journée: on prend le café vers onze heures dans la galerie de Voltaire qui reçoit ses hôtes en robe de chambre. Puis, à une heure, le philosophe, qui veut retourner à ses travaux, fait une grande révérence: c'est le signal du départ; chacun se retire dans sa chambre et reste seul jusqu'à neuf heures du soir. A ce moment, l'on soupe et l'on cause jusqu'à minuit.

Mais alors, quel charme! quelles délices! A cette heure, le philosophe n'a que vingt ans; il est inépuisable de verve, d'entrain; on ne se lasse pas de l'entendre. Quelle gaieté! quelle imagination plaisante! Il faudrait des volumes pour tout raconter. Et en même temps si aimable, si attentif, parlant sans cesse à Mme de Graffigny de ses amis, du cher Panpan, qu'il connaît et qu'il aime; de Desmarets, de Saint-Lambert, dont il admire les vers. Pas de soir où l'on ne boive à leur santé avec du fin amour!

Souvent, après le souper, Voltaire donne la lanterne magique «avec des propos à mourir de rire». Il fait toutes sortes de contes, de plaisanteries sur ses amis, sur ses ennemis. «Non, il n'y a rien de si drôle», s'écrie Mme de Graffigny enthousiasmée. Un soir, à force de tripoter le goupillon de la lanterne qui est remplie d'esprit-de-vin, le philosophe la renverse sur sa main, le feu y prend et voilà la main en flammes. Tout le monde se précipite, le feu est éteint en un rien de temps, et la main n'est que légèrement brûlée. Aussitôt Voltaire, qui ne se trouble pas pour si peu, reprend le divertissement et ses boniments étourdissants. Ces heures sont délicieuses et se prolongent souvent fort avant dans la nuit.

Le philosophe s'occupe de Mme de Graffigny d'une façon charmante; il lui cherche des livres, des amusements; il lui promet des lectures quand elle sera «bien sage»; il craint qu'elle ne s'ennuie, «comme si l'on pouvait s'ennuyer auprès de Voltaire! Ah! Dieu! cela n'est pas possible, s'écrie Mme de Graffigny dans son ravissement; je n'ai même pas le loisir de penser qu'il y a de l'ennui au monde; aussi je me porte comme le Pont-Neuf et je suis éveillée comme une souris. Serait-ce parce que je mange moins ou parce que j'ai l'esprit remué vivement et agréablement?..... Ce que je dors, je le dors comme un enfant. Enfin, je sens, par une expérience qui m'était presque inconnue, que l'occupation agréable fait le mobile de la vie».

On a pour Mme de Graffigny les attentions les plus délicates; celle à laquelle elle paraît le plus sensible, c'est qu'on paye les ports des lettres qu'elle reçoit: «Cela n'est-il pas bien galant?» dit-elle. Elle n'éprouve qu'un regret, c'est qu'on n'affranchisse pas aussi celles qu'elle adresse à ses amis.

Plus on voit Voltaire, plus on est étonné de son amabilité, de sa bonté. Il y a dans son caractère des côtés charmants, attachants au possible. Ainsi, il ne peut entendre parler d'une belle action sans attendrissement.

Un jour, Mme de Graffigny ayant raconté ses malheurs conjugaux et la triste histoire de sa vie, elle émeut si profondément son auditoire qu'elle s'impressionne elle-même et qu'elle a toutes les peines du monde à ne pas «brailler».—«Ah! quels bons cœurs! s'écrie-t-elle. La belle dame riait pour s'empêcher de pleurer; mais Voltaire, l'humain Voltaire, fondait en larmes, car il n'a pas honte de paraître sensible.»

Un autre jour, Mme du Châtelet veut emmener Mme de Graffigny se promener en calèche; mais les chevaux sont fringants et, à la vue de leurs «gambades», la dame tremble et hésite. Elle aurait dû suivre de gré ou de force sans le compatissant philosophe qui déclare «qu'il est ridicule de forcer les gens complaisants à prendre des plaisirs qui sont des peines pour eux».—«On l'adore à ce propos, n'est-ce pas», s'écrie Mme de Graffigny reconnaissante.

Les querelles entre Voltaire et la divine Émilie étaient du reste assez fréquentes et des plus plaisantes pour les spectateurs: une après-midi le poète devait lire Mérope; il arrive avec un habit assez peu élégant à la vérité, mais cependant agrémenté de belles dentelles. Mme du Châtelet lui demanda d'en changer. Voltaire, entêté comme d'habitude pour des riens, refuse et fait un long discours pour prouver qu'il a raison: il se refroidirait, il s'enrhumerait, il n'a pas d'autre habit. La déesse insiste, se fâche, et Voltaire agacé retourne dans sa chambre avec son manuscrit sous le bras. Un instant après il fait dire qu'il a la colique, et voilà Mérope au diable! C'est en vain qu'on l'envoie demander par un domestique; il répond qu'il a toujours la colique. Mme de Graffigny prend le parti d'aller elle-même le chercher; elle le trouve gai, bien portant, et ils causent tous deux fort agréablement. Quelques personnes du voisinage étant survenues, on fait de nouveau appeler Voltaire; il finit par venir au salon; mais aussitôt sa colique le reprend, il se met dans un coin et ne dit mot. Ce jour-là on n'en put rien tirer.

Comment Mme du Châtelet et Voltaire qui faisaient si grand accueil à Mme de Graffigny ne songeaient-ils pas à inviter ses amis? Elle qui avait la passion de l'amitié, elle qui écrivait: «Vivre dans ses amis, c'est presque vivre dans le ciel», pourquoi lui imposait-on une séparation qui devait lui être si cruelle?

C'est que Mme du Châtelet, plus encore que le philosophe, redoutait les visites importunes; les hôtes qu'il faut distraire, amuser; qui empêchent de travailler et qui par suite font perdre un temps précieux. Elle s'en ouvrit un jour très franchement à Mme de Graffigny qui l'assura que ses amis, et en particulier Saint-Lambert, sauraient parfaitement faire comme elle, c'est-à-dire s'adonner à la lecture et passer dans leur chambre la plus grande partie de la journée.

Sur cette réponse rassurante, elle fut chargée de convier Saint-Lambert à venir faire un séjour et même à arriver le plus vite possible.

Mais Saint-Lambert montre peu d'empressement:

«Allez, allez, mon Petit Saint, il n'y a que la crainte de paraître un âne qui vous empêche de venir, lui mande Mme de Graffigny. Venez en toute assurance; les ânes sont fort bien reçus ici; j'en suis un bon garant, car on ne leur parle jamais que de leurs âneries... Vous êtes un charmant petit saint qui faites de votre joli esprit tout ce que vous voulez et de votre cœur tout ce que vous devez.»

En attendant, Voltaire s'impatiente de ne pas voir arriver «son confrère en Apollon», et comme il veut être agréable à Mme de Graffigny, il demande qu'on fasse venir aussi Panpan, ce cher Panpichon, la coqueluche des dames de Lunéville.

Un soir à souper, il s'écrie:

—Ah çà! voyons, faisons donc venir notre cher petit Panpan, que nous le voyions.

—De tout mon cœur, dit Mme du Châtelet; mandez-lui, madame, de venir.

—Mais vous le connaissez, dit Mme de Graffigny au philosophe; vous savez comme il est timide: jamais il ne parlera devant cette belle dame.

—Attendez, dit Voltaire; nous le mettrons à son aise. Le premier jour, nous la lui ferons voir par le trou de la serrure; le second, nous le tiendrons dans le cabinet, il l'entendra parler; le troisième, il entrera dans la chambre et parlera derrière le paravent. Allez, allez, nous l'aimerons tant que nous l'apprivoiserons.

—Quelle folie, dit la marquise. Je serai charmée de le voir et j'espère qu'il ne me craindra pas.

Mme de Graffigny transmet fidèlement l'invitation; mais comme elle est déjà bien revenue sur le compte de Mme du Châtelet, elle détourne plutôt son ami d'une visite qui ne lui donnerait que des déceptions.

«Elle est très froide et un peu sèche, lui dit-elle; tu ne saurais quelle contenance tenir, et toutes les prévenances de ton aimable Idole ne te remettraient pas. Il est bien rare qu'elle soit comme je te l'ai d'abord dépeinte... elle est plus négligée que moi et plus mal tenue... Son ton t'abasourdirait, il est à mille lieux du tien et à deux mille de celui de la duchesse [62]

Puis, elle craint qu'il ne soit pas suffisamment élégant, son habit de drap est trop vilain, et quant à sa «belle urne», elle est d'été.

Enfin, elle termine plaisamment:

«Que feriez-vous ici, pauvre sot?... Apparemment vous ne seriez pas plus heureux que je ne le suis. Restez dans votre tanière, pauvre oison!»

Qui pourrait croire que Mme de Graffigny pût être souffrante dans ce palais enchanté?

Malgré le charme de la vie qu'elle mène, elle ne se porte pas trop bien cependant: elle souffre souvent de ce terrible mal qu'on appelle «des vapeurs» au dix-huitième siècle et que nous désignons savamment sous le nom de «neurasthénie»; elle en est accablée par moments.

Elle n'est pas seule à en souffrir; Voltaire en est la victime, lui aussi, sans vouloir en convenir du reste; il attribue ses maux à des indigestions, mais ce n'est pas la véritable cause. Comme tous les gens «à vapeurs», «tant qu'il est dissipé, il se porte bien; dès qu'on le contrarie, il est malade».

Desmarets est également affligé du même mal, et Mme de Graffigny l'a avoué à Voltaire. Cette confidence donne au philosophe le plus ardent désir de voir son confrère en maladie, car s'il passe sa vie à se moquer des médecins, personne plus que lui n'adore parler de ses maux. Il demande donc à tout prix qu'on fasse venir le jeune officier. «Il grille de le voir pour parler glaires avec lui, écrit Mme de Graffigny moqueuse; c'est aussi sa marotte; il a aussi la barre dans le ventre; enfin, que te dirais-je? rien n'y manque.»

Cependant Voltaire ne peut vivre sans comédie, sans théâtre. Que faire? Pour tromper son ennui, il fait venir des marionnettes qui remplaceront momentanément les comédiens du roi: elles obtiennent un succès étourdissant.

Enhardi par cette heureuse tentative, le philosophe se décide à organiser un théâtre véritable. La salle est très petite et la scène plus encore; mais tout est admirablement arrangé et prête à l'illusion.

A partir de ce jour, la vie de Cirey est transformée; il n'est plus question que de répétitions, de drames, de comédies; tous les hôtes du château sont mis en réquisition, personne n'échappe à la tyrannie du maître de céans, et lui-même donne l'exemple.

Mme de Graffigny passe son temps à apprendre ses rôles, mais elle a beaucoup de peine à les retenir et elle enrage de son manque de mémoire.

Enfin, après force répétitions, on joue l'Enfant prodigue; puis, le lendemain, Boursoufle, une farce que le philosophe vient de terminer et «qui n'a ni cul ni tête».

Mais les acteurs ne sont pas en nombre suffisant, et Voltaire de se lamenter. Il se plaint amèrement que Panpan, Desmarets, Saint-Lambert, malgré de pressantes instances, ne veuillent pas venir grossir la troupe comique. Avec eux on ferait des merveilles.

Enfin, Desmarets se laisse séduire et il arrive à Cirey. A peine débarqué il est enrôlé dans la troupe du château. Il faut d'autant plus se presser que Mme de Graffigny veut se rendre à Paris, et que son départ est irrévocablement fixé au mercredi des Cendres.

Laissons Mme de Graffigny elle-même faire le récit de l'existence de Cirey pendant les jours gras de 1739:

«Lundi gras.

«Je saisis un moment où Mme du Châtelet est montée à cheval avec Desmarets pour vous écrire, car, en vérité, on ne respire point ici.... Nous jouons aujourd'hui l'Enfant prodigue et une autre pièce en 3 actes, dont il faut faire des répétitions. Nous avons répété Zaïre jusqu'à 3 heures du matin. Nous la jouons demain avec la Sérénade (de Regnard). Il faut se friser, se chausser, s'ajuster, entendre chanter un opéra: ah! quelle galère! On nous donne à lire des petits manuscrits charmants, qu'on est obligé de lire en volant! Desmarets est encore plus ébaubi que moi, car mon flegme ne me quitte pas et je ne suis pas gaie; mais pour lui il est transporté, il est ivre.

«Nous avons compté hier soir que, dans les vingt-quatre heures, nous avons répété et joué 33 actes, tant tragédie, opéra que comédie. N'êtes-vous pas étonnés aussi, vous autres? Et ce drôle-là, qui ne veut rien apprendre, qui ne sait pas un mot de ses rôles, au moment de monter au théâtre, est le seul qui les joue sans fautes; aussi, il n'y a d'admiration que pour lui. Il est vrai de dire qu'il est étonnant. Le fripon a manqué sa vocation.

«Enfin, après souper, nous eûmes un sauteur qui passe par ici et qui est assez adroit. Je vous dis que c'est une chose incroyable qu'on puisse faire tant de choses en un jour.....

«Panpan, mon cher Panpan, nous sortons de l'exécution du troisième acte joué aujourd'hui; il est minuit et nous avons soupé; je suis rendue, la tête tourne à Desmarets. C'est le diable, oui le diable! que la vie que nous menons. Après souper Mme du Châtelet chantera un opéra entier; et vous croyez, bourreau, qu'on a le temps de vous conter des balivernes? Allez, allez! vous êtes fou. J'ai reçu ce soir votre lettre de samedi; Desmarets l'a lue à ma toilette...»

Cette vie enchanteresse, ce ciel serein sont bouleversés tout à coup par une catastrophe inattendue.

Voltaire apprend que des copies de Jeanne circulent; comme il en a souvent fait le soir des lectures, après souper, il croit à une indiscrétion de Mme de Graffigny; il l'accuse de lui avoir volé le manuscrit, d'en avoir envoyé des copies à Panpan, etc., etc. Bref, sa tête se monte et dans une scène inouïe de violence il se dit perdu sans ressources, il annonce qu'il va fuir en Hollande, au bout du monde; il adjure Mme de Graffigny, qui n'en peut mais, d'écrire à Panpan pour le conjurer de retirer toutes les copies qu'il a données, etc., etc.

C'est en vain que la malheureuse femme proteste de son innocence, assure qu'elle n'a rien envoyé; que Panpan est aussi peu coupable qu'elle, et pour cause, le philosophe ne veut rien entendre. Mme du Châtelet arrive et redouble d'invectives et de reproches, etc. Le lendemain tout était oublié; Voltaire, calmé, reconnaissait l'injustice de ses soupçons et l'on se remettait à jouer gaiement la comédie, comme si rien absolument ne s'était passé.

Mme de Graffigny n'en avait pas fini avec les émotions douloureuses. A peine rassurée du côté de Voltaire, elle eut avec Desmarets une courte explication qui ne lui laissa pas le moindre doute sur les sentiments qu'il conservait pour elle.

«J'ai la tête si troublée de comédie, de mon voyage, et du tendre aveu que vient de me faire Desmarets qu'il ne m'aime plus et ne veut plus m'aimer, que je suis comme ivre..... Ah! mon pauvre ami, que vais-je devenir? Mon cœur, mon triste cœur, ne peut, en ce moment douloureux, t'en dire davantage. Tu crois bien qu'avec la résolution que j'avais prise de n'avoir plus de querelles et de pousser la douceur jusqu'à l'oisonnerie, il ne fallait rien moins qu'un aveu aussi délibératif que celui-là pour me désoler..... Je l'ai reçu sans lui faire un seul reproche. Je t'assure que j'en souffrirai seule, mais je n'en reviendrai pas..... N'est-il pas étonnant qu'il m'ait parlé de la sorte pour le peu qu'il lui en coûte à me rendre heureuse?...»

Le lendemain Mme de Graffigny, le cœur brisé, quittait Cirey pour n'y plus revenir. Elle quittait également l'ingrat Desmarets qu'elle ne devait jamais revoir [63].

CHAPITRE VII

Départ de Mme de Boufflers pour Paris.—Son séjour dans la capitale.—Mort de Charles VI.—Guerre entre la France et l'Empire.—La Lorraine est menacée.—Fuite de Stanislas.—Énergie de M. de la Galaizière.—Louis XV accourt au secours de l'Alsace et de la Lorraine.—Il tombe malade à Metz.—Visites de Marie Leczinska et de Louis XV à Lunéville.

Pendant les premières années du règne de Stanislas, Mme de Boufflers ne séjourna à la cour qu'autant que l'exigeaient ses fonctions de dame du Palais. Elle fit de longs séjours dans les terres patrimoniales de son mari, aux environs de Nancy, et elle profita de sa vie, relativement calme et retirée, pour mettre au monde deux fils, l'un le 10 août 1736, l'autre le 30 avril 1738.

En 1736, elle eut la douleur de perdre sa sœur, Louise-Eugénie, abbesse d'Épinal; en 1742, elle perdit également son frère, le primat de Lorraine [64] et aussi sa belle-sœur, la marquise de Marmier.

Le 9 juillet 1743, un nouveau deuil venait la frapper: son beau-frère Regis était tué à la bataille d'Ettingen et, dans les derniers jours de la même année, son beau-père succomba. Quelques mois après, M. de Boufflers dut se rendre à Paris pour régler les affaires de la succession; il fut décidé que sa jeune femme l'accompagnerait; c'était une occasion de la présenter à la marquise douairière qu'elle ne connaissait pas encore.

On peut supposer la joie de Mme de Boufflers en apprenant qu'elle allait enfin se rendre dans la capitale de la France, dans cette ville merveilleuse, objet de tous ses désirs; qu'elle allait enfin paraître à cette cour célèbre dans le monde entier par son élégance et ses agréments; l'écho des fêtes qui s'y donnaient, les récits enthousiastes de ses compagnes sur la beauté des femmes, sur la galanterie des hommes avaient bien souvent troublé la jeune femme.

Elle ne se possédait pas de joie à la pensée des plaisirs, des divertissements de tout genre qui devaient l'attendre à Paris. Elle se voyait habitant une ravissante demeure, meublée somptueusement, entourée de jeunes femmes de son âge, gaies comme elle, heureuses de vivre. Pendant tout le trajet sa tête travaillait et plus l'on approchait de la capitale, plus son émotion grandissait. Enfin, elle pénétra dans les murs de la bienheureuse ville.

Mais, hélas! quelle déception quand, au lieu d'une riante demeure, elle vit le carrosse s'arrêter dans la cour d'un vieil et sombre hôtel du faubourg Saint-Germain. Au lieu des appartements somptueux que son imagination lui faisait entrevoir, elle pénétra dans des appartements tendus de serge noire et grise, comme il était d'usage chez les personnes en deuil; au lieu des joyeuses compagnes qu'elle attendait, elle vit s'avancer vers elle une personne infirme qui, par sa pâleur, sa maigreur, la lenteur de sa démarche, la singularité de son costume, ressemblait plutôt à une ombre funèbre qu'à un être vivant.

C'était Mme de Boufflers, la mère, qui, en perdant son mari, avait fait vœu de ne jamais quitter le deuil.

Cet extérieur effrayant, ces vêtements lugubres, ces tristes entours, plongèrent la jeune Mme de Boufflers dans une terreur profonde. Elle s'attendait à un accueil si différent qu'à peine rentrée dans ses appartements particuliers elle se mit à fondre en larmes, et elle passa toute la nuit à pleurer sur son triste sort.

Il fallut bien cependant se résigner et faire contre mauvaise fortune bon cœur. La jeune femme sécha peu à peu ses larmes et, comme elle était douée de beaucoup d'esprit, elle chercha à vivre en bonne intelligence avec cette belle-mère qui l'effrayait si fort.

Or il se trouva que Mme de Boufflers, malgré sa sévérité apparente, avait une âme douce, une piété indulgente, un esprit juste et pénétrant. Elle aurait pu se montrer odieuse pour la jeune femme intimidée et effrayée, elle fut tout le contraire; elle lui témoigna de la compassion, apaisa son trouble et son embarras, et elle s'efforça de la mettre à son aise.

Malgré le peu de rapport des âges, des idées et des penchants, la douairière s'éprit pour sa belle-fille d'un sincère attachement qui fut bientôt réciproque. La vie s'écoulait donc, sinon gaiement, du moins calme et paisible pour la jeune femme.

On rapporte d'elle une réponse bien plaisante. Elle parlait un peu légèrement de son mari devant sa belle-mère: «Vous oubliez qu'il est mon fils», lui fit remarquer Mme de Boufflers: «Cela est vrai, maman; je croyais qu'il n'était que votre gendre!»

De cruels soucis d'argent rendaient la vie de la douairière de Boufflers des plus pénibles. Une pension de 12,000 livres que possédait son mari, et qui était tout leur avoir, s'était éteinte avec lui, et la marquise était restée dans une situation d'autant plus misérable qu'elle avait encore à sa charge deux filles, l'une de seize ans, l'autre de dix-sept, qui n'avaient aucun goût pour la vie religieuse et qui se refusaient obstinément à entrer au couvent.

Le maréchal de Noailles, ému de cette situation, s'adressa au roi et il fit obtenir à Mme de Boufflers une pension de 4,000 livres qui devint son unique ressource [65].

Dans la famille on s'inquiéta pour la jeune marquise d'une existence vraiment trop austère et qui pouvait finir par avoir sur sa santé une influence fâcheuse. La douairière avait une belle-sœur, veuve comme elle, la duchesse de Boufflers, et qui tenait un grand état de maison.

On offrit à la jeune femme d'aller s'installer chez elle; elle devait y trouver une société mieux assortie à son âge et aux goûts qu'on pouvait lui supposer. La proposition était séduisante, car la maison de la duchesse de Boufflers était l'une des plus agréables de Paris. L'on ne s'en étonnera pas quand nous dirons que c'est elle qui devint plus tard si célèbre sous le nom de maréchale de Luxembourg.

C'était tomber d'un extrême dans l'autre. Quitter brusquement la vie austère, presque monacale, à laquelle elle était habituée et qu'elle supportait du reste impatiemment, pour devenir la commensale, la pupille si l'on peut dire de la duchesse de Boufflers, était pour la jeune marquise une aventure assez périlleuse.

Une grande fortune, un grand nom, un grand état dans le monde, donnaient à la duchesse une situation des plus brillantes et attiraient chez elle toute la société. C'était assurément une des femmes les plus spirituelles de son temps, une des plus aimables; mais elle avait peu d'égards pour la morale vulgaire et ses mœurs passaient pour fort relâchées.

Qu'allait devenir la jeune femme dans ce milieu élégant, raffiné et perverti? Quelles leçons allait-elle puiser auprès de cette duchesse entourée d'hommages intéressés et dont le comte de Tressan, le poète mondain, avait osé écrire:

Quand Boufflers parut à la cour,
On crut voir la mère d'Amour.
Chacun s'empressait à lui plaire
Et chacun l'avait à son tour.

Et puis les deux dames étaient toutes deux fort séduisantes, pleines d'esprit, de charme. N'y allait-il pas avoir conflit d'intérêts ou de succès? C'était une épreuve bien dangereuse et qui pouvait fort mal tourner.

Mais la duchesse avait trop bonne opinion d'elle-même pour craindre une rivalité. Au lieu de s'abaisser à une mesquine jalousie, elle se montra fort aimable pour sa jeune parente; elle lui facilita, de toutes manières, son entrée dans la société et, loin de chercher à l'éclipser et à l'écraser de sa supériorité, elle l'aida de tout son pouvoir.

La jeune femme, sous l'égide de la duchesse, pénétra donc dans les cercles les plus brillants; elle fut présentée à la cour; elle fit connaissance avec les hommes de lettres les plus célèbres, Voltaire, Montesquieu, le président Hénault, Tressan qu'elle devait plus tard retrouver en Lorraine.

Ce séjour dans une société éminemment raffinée développa prodigieusement, chez Mme de Boufflers, ses aptitudes naturelles. Au contact de tous les hommes distingués et de toutes les femmes charmantes qu'elle fut appelée à fréquenter, elle acquit ce ton parfait et ces manières incomparables qu'on ne trouvait qu'à Versailles et, en même temps, ce goût des lettres et des arts qui allait faire le charme de la cour de Lorraine.

Pendant que Mme de Boufflers goûtait à Paris les agréments d'une société choisie, les plus graves événements se passaient en Lorraine.

Stanislas, malgré son désir ardent de vivre en paix, de se consacrer uniquement au bonheur de ses sujets et au sien propre, allait éprouver bien des soucis. Un instant, il put se croire revenu aux pires jours de son existence, il se vit à deux doigts de sa perte.

Depuis son arrivée en Lorraine, de nombreux motifs de mécontentement et de plaintes s'étaient élevés contre la nouvelle administration, et la noblesse, aussi bien que les simples habitants, étaient venus plus d'une fois porter leurs doléances jusqu'aux pieds du roi de Pologne.

Si les Lorrains avaient eu l'espoir de conserver leurs lois, leurs usages, leurs traditions, ils furent bien vite détrompés. M. de la Galaizière n'eut qu'un but: transformer les deux duchés le plus rapidement possible en une province française. Il prit des mesures qui choquèrent les habitants et leur rendirent le nouveau régime de plus en plus pénible. Aussi les protestations s'élevèrent-elles de tous côtés, mais ce fut en vain.

La situation du chancelier n'était pas commode; lui-même écrivait à Fleury, le 17 mars 1740:

«Je ne puis dissimuler à V. E. que les difficultés ne soient très grandes. Il ne s'agit de rien moins, Monseigneur, que de rétablir le règne de la justice, du bon ordre et de la subordination dans un pays d'où ils étaient bannis, et de sevrer la noblesse des bienfaits du prince quand elle ne les aura pas mérités par des services.

«Vous sentez, Monseigneur, combien une telle entreprise doit m'attirer de contradictions et me susciter d'ennemis. J'assure de nouveau V. E. que je m'étudierai sans cesse à employer tous les ménagements compatibles avec l'autorité, pour adoucir ce qu'un si grand changement entraîne nécessairement de rude après soi...»

La noblesse lorraine avait bien des sujets de plaintes; mais le coup qui lui fut peut-être le plus douloureux, parce qu'il la touchait dans sa fortune, c'est l'édit sur l'exploitation des bois. Cet édit lui causait, en effet, le plus grave préjudice, car elle possédait et exploitait la plus grande partie des vastes forêts qui couvraient le pays. C'est sur cette importante question que les récriminations furent les plus violentes. Il fut même décidé que des plaintes officielles seraient adressées au ministre du roi de France, en même temps que l'on ferait appel au grand-duc de Toscane, comme ancien souverain de la Lorraine.

Stanislas était très ému de cette situation. Il reçut un jour la visite de MM. de Raigecourt et d'Haussonville qui l'assurèrent que Fleury désavouait hautement tout ce qui se faisait; ils reprochèrent au roi d'opprimer la noblesse: «Le blâme en retombera sur votre règne, lui dirent-ils; il sera à jamais en exécration à la nation [66]».

Le malheureux Stanislas, à la suite de cette entrevue, resta dans une agitation terrible et il ne put fermer l'œil de la nuit. Dès la première heure, il fit appeler la Galaizière; mais ce dernier le rassura complètement en lui montrant les lettres approbatives du cardinal: «Je respire, lui dit le roi. Je vois bien qu'on ne cherche qu'à vous rendre la victime de tout ceci; mais, puisque vous êtes approuvé de Son Eminence, je vous soutiendrai [67]».

A ce moment survint un événement inattendu qui vint mettre à néant toutes les espérances de la noblesse lorraine.

L'empereur Charles VI mourut. La France refusa de laisser exécuter la Pragmatique sanction qu'elle-même avait acceptée, et la guerre commença entre la France et l'Empire.

La situation était des plus graves. Si les Lorrains s'étaient résignés, en apparence, au nouvel ordre de choses, la plupart étaient prêts, à la première occasion favorable, à secouer le joug qui pesait si lourdement sur eux.

Ce n'était pas le moment, dans cette période incertaine et troublée, d'écouter les doléances de la noblesse et d'ébranler le pouvoir de M. de la Galaizière. Aussi la cour de France s'empressa-t-elle d'approuver tous ses actes et de le confirmer dans son autorité souveraine.

La France se conduisit en Lorraine comme en pays conquis. Non seulement elle leva dans le pays de nombreux régiments qui furent incorporés dans l'armée française, mais elle accabla d'impôts de tous genres les sujets de Stanislas; on les contraignit à fournir d'immenses approvisionnements pour les armées; on leur fit payer par deux fois l'impôt du vingtième, bien que la Lorraine, de l'aveu de tous, dût en être exemptée puisqu'elle ne faisait pas encore partie du royaume de France, etc.

Ces exactions véritables surexcitèrent encore davantage les habitants des deux duchés; tous faisaient des vœux pour le succès des armes de Marie-Thérèse.

En 1743, les Autrichiens, sous les ordres de Charles de Lorraine, frère de François III, s'approchèrent de la frontière de l'est du côté de la Sarre. L'effroi fut grand à la cour de Lunéville quand le prince annonça publiquement qu'il allait pénétrer dans les anciens États de son frère, aider les populations à secouer le joug qui les opprimait et les rendre à leur ancienne dynastie.

A Lunéville, on s'empressa d'armer les remparts, de creuser des fossés, enfin de mettre la ville en état de résister à un coup de main. Douze pièces de canon, qui étaient dans les bosquets, furent placées devant la grille du château. On faisait des patrouilles dans les rues et l'on arrêtait volontiers les bourgeois attardés. L'émotion était à son comble.

La reine Catherine, effrayée, ne voulut pas s'exposer à soutenir un siège; elle se réfugia à Nancy et descendit chez l'abbé de Choiseul, en attendant que le château qui n'avait pas été habité depuis longtemps fût en état de la recevoir. Le roi de Pologne vint la rejoindre peu de temps après (août 1743).

Heureusement, l'alarme fut de courte durée; à l'automne, Stanislas qui s'ennuyait à Nancy put rentrer à Lunéville.

Mais, au printemps de 1744, la situation s'aggrava de nouveau et devint même plus critique encore. Un chef d'aventuriers croates, le baron de Mentzel, publia une proclamation où il annonçait aux Lorrains son arrivée prochaine, et où il les menaçait de livrer leur pays au pillage s'ils ne se déclaraient immédiatement pour leurs anciens souverains.

Ces menaces étaient superflues. Les troupes autrichiennes n'avaient qu'à se montrer pour qu'une formidable insurrection éclatât en Lorraine.

La noblesse n'était pas moins mal disposée que le peuple. Une lettre de M. de la Galaizière à Fleury indique bien ses sentiments. Voici ce que le chancelier écrivait à propos du marquis et de l'abbé de Raigecourt dont les propos violents contre le gouvernement de Stanislas avaient fait scandale:

«Vous paraissez surpris de ce qu'ayant l'un et l'autre des bienfaits du roi, ils ne sont rien moins qu'affectionnés à son service; mais tel est le caractère du gros de cette nation; les bienfaits qu'elle désire avec plus d'ardeur qu'une autre, qu'elle recherche quelquefois même avec bassesse, ne l'attachent point; j'en fais depuis longtemps l'expérience; la reconnaissance n'est pas la qualité dominante dans cette province... Si on voulait punir MM. de Raigecourt, il faudrait étendre le remède à bien d'autres sujets de pareille étoffe.»

Avec un entourage aussi suspect, Stanislas ne vit qu'à demi rassuré et ses jours s'écoulent dans les transes. A la moindre victoire, il proclame que l'armée française est «composée d'autant de héros que de soldats»; à la moindre défaite, «il s'en remet à la Providence» et prépare en hâte ses paquets.

Au printemps de 1744, le roi et toute la cour s'installent à la Malgrange, près de Nancy, d'où il était plus facile de s'enfuir sans faire d'éclat. L'on y vivait dans une tranquillité relative, attendant toujours d'heureuses nouvelles qui n'arrivaient pas, lorsque tout à coup, le 3 juillet, le roi apprend par un courrier du maréchal de Coigny que le prince Charles a passé le Rhin à Spire, à la tête de 80,000 hommes. Il en reste si «étourdi» qu'à son ordinaire il s'en «remet à la Providence».

Le 6, un autre courrier apporte la nouvelle que les ennemis se sont emparés des lignes de Wissembourg. Les troupes françaises ont été partout repoussées. La situation est si menaçante que le maréchal de Belle-Isle prévient Stanislas qu'il ne répond plus de sa sécurité.

Le courrier arrive à minuit et est reçu par le duc Ossolinski. On réveille aussitôt le roi et on commence sans plus tarder les préparatifs de départ. La terreur était générale, tout le monde était convaincu que les duchés envahis allaient échapper à la France.

Le jour même, à trois heures de l'après-midi, la reine Opalinska prenait la fuite, accompagnée de Mmes de Linanges et de Choiseul; elle allait chercher un refuge à Meudon. Stanislas, auquel l'âge et la douceur de sa nouvelle vie avaient enlevé le goût des aventures, voulait à tout prix l'accompagner; mais M. de la Galaizière s'y opposa et il le supplia de ne pas donner lui-même le signal du découragement. Tout ce qu'il put obtenir, c'est que le roi chercherait un abri derrière les murs de Metz.

Le soir même, en effet, le souverain terrorisé quittait la Malgrange et, après avoir voyagé toute la nuit, allait s'enfermer dans la citadelle de Metz avec son trésor et quelques courtisans.

Un seul homme se montra à la hauteur des circonstances et ne perdit pas la tête au milieu de l'affolement général: ce fut M. de la Galaizière.

Seul, sans ordres, sans appui, sans armée, abandonné par ceux qui auraient dû le seconder et partager ses dangers, il n'hésita pas à prendre toutes les mesures que commandait la gravité des circonstances. Il fit face à tout et s'arrangea de façon à pouvoir attendre les secours qu'il avait demandés en toute hâte.

Il groupa à la hâte quelques milices lorraines, enrégimenta les ouvriers des salines et les répartit dans les quelques régiments qui lui restaient de façon à s'assurer de leur fidélité. Tous les passages de montagne furent occupés; des fortifications en terre, des abatis d'arbres élevés sans perdre une minute de tous côtés; bref, en quelques jours, grâce au zèle et à l'activité prodigieuse de son chancelier, la Lorraine fut à l'abri d'un coup de main et préservée des incursions des coureurs ennemis.

La promptitude et l'énergie de ces mesures sauvèrent le pays.

A la nouvelle de l'invasion de la Lorraine Louis XV, qui était en Flandre avec l'armée, accourut pour porter secours au maréchal de Coigny.

Un événement imprévu vint fort à propos modifier complètement la situation. Le roi de Prusse envahit la Bohême, et le prince Charles fut obligé de repasser le Rhin en toute hâte pour aller défendre le territoire de Marie-Thérèse.

La Lorraine était sauvée. Stanislas, remis de son effroi, rentra dans ses États.

A peine était-il réinstallé à Lunéville qu'il apprit que son gendre, en arrivant à Metz, était tombé gravement malade. On connaît les détails de la maladie du roi, sa conversion, le renvoi de Mme de Châteauroux, l'arrivée en toute hâte de Marie Leczinska et du dauphin.

La première entrevue du roi et de la reine fut touchante. Louis XV embrassa Marie Leczinska et lui demanda humblement et à plusieurs reprises pardon de sa conduite et des peines qu'il lui avait causées.

Cependant la maladie prit tout à coup une tournure favorable, et, dans les premiers jours de septembre, le roi était complètement rétabli.

Les vieilles dames de l'entourage de la reine, électrisées par une réconciliation qu'elles croyaient définitive, commirent mille maladresses et se couvrirent de ridicule. Elles remirent du rouge, enlevèrent «le bec noir» de leurs cheveux et se mirent à porter des rubans verts, symbole d'espérance. Dans l'attente «d'un glorieux événement», on mettait chaque soir deux oreillers sur le traversin de la reine.

Le roi, auquel ce manège ne put échapper, s'en agaça, et il recommença à être fort maussade. Et puis, maintenant qu'il était guéri, il était honteux du spectacle qu'il avait donné, de sa pusillanimité, de sa vilaine conduite vis-à-vis de Mme de Châteauroux. Il en voulait à tout le monde, à l'évêque de Metz, à son confesseur le Père Pérusseau, à la reine elle-même. Il devint plus sombre et plus mélancolique chaque jour.

Enfin il envoya la reine faire une visite à son père, et il lui promit de la rejoindre le lendemain.

Marie Leczinska partit de Metz le 28 septembre, à onze heures du matin; elle arriva le soir même à Lunéville.

Le lendemain, à huit heures du soir, Louis XV faisait à son tour son entrée dans la ville, aux acclamations du peuple et au son du canon.

Le roi de Pologne souhaita la bienvenue à son gendre à la descente du carrosse. Le soir, il y eut cavagnole comme à Versailles, puis illumination, feux d'artifice et l'on tira de nombreuses fusées sur la terrasse du château.

Malgré la variété de ces divertissements et l'affabilité de la réception, Stanislas ne put obtenir de son hôte une parole aimable. C'est à peine si Louis XV demanda à aller saluer la reine Catherine, qu'un asthme retenait dans ses appartements. En vain lui présenta-t-on les plus jolies femmes de la cour, il n'adressa la parole à aucune, et il y en eut même plusieurs qu'il refusa de recevoir.

Stanislas installa son gendre dans ses propres appartements, et quant à lui il alla se coucher «secrètement» dans un petit entresol de la garde-robe.

Le lendemain, le roi était de plus méchante humeur encore, s'il est possible; rien ne put le divertir.

C'est en vain que le bon Stanislas fait visiter à son hôte toutes ses maisons de campagne; c'est en vain qu'il croit l'amuser par la vue des jets d'eau, des grottes, des rocailles qui peuplent le parc et les environs: Louis XV reste impassible. Dans ces promenades, le roi de France est à cheval; le roi de Pologne, comme d'habitude, dans la petite voiture à un cheval qu'il conduit lui-même.

A l'encontre de son maître, la Galaizière est d'une humeur charmante. Il donne des réceptions, invite les dames à dîner et à souper, leur fait mille galanteries; il tient un grand état de maison [68].

Pendant le séjour de Louis XV à Lunéville, surgit une question d'étiquette assez plaisante.

Le cardinal de Tencin était arrivé et il mangeait à la table du roi de Pologne. Les cardinaux avaient le droit d'avoir un fauteuil devant les rois de Pologne. Le cardinal de Fleury en avait un à Meudon, le cardinal de Rohan en avait un aussi quand il venait à Lunéville. On présenta donc un fauteuil au cardinal de Tencin qui refusa et prit une chaise à dos. Malgré cette marque de modestie, les ducs qui étaient présents, MM. de Gesvres, de Villars, etc., ne voulurent pas manger avec le roi, à cause de «la chaise à dos» du cardinal de Tencin. Pour éviter de nouvelles tracasseries, le lendemain on alla dîner au kiosque; là il n'y avait point de cérémonie et tout le monde eut des chaises à dos, ce qui calma l'effervescence.

Après un séjour de trois jours rendu plutôt pénible par son invariable mauvaise humeur, Louis XV annonça son départ.

Le 2 octobre, après avoir passé une revue des gendarmes et dîné au château de Chanteheu, il partit pour Strasbourg. Il avait complètement négligé d'aller faire ses adieux à la reine Opalinska, toujours souffrante. Ce procédé choqua vivement toute la cour. Il est probable qu'en route Louis XV réfléchit à l'inconvenance de sa conduite, car il envoya un courrier pour demander des nouvelles de sa belle-mère [69].

Le 9 octobre, Marie Leczinska reprenait tristement la route de Versailles et Stanislas, qui jamais ne se séparait sans chagrin de cette fille chérie, la suivit jusqu'à Bar-le-Duc [70].

De l'aveu général, M. de la Galaizière avait sauvé le pays de l'invasion; on dut le récompenser des services éminents qu'il venait de rendre. Sa faveur n'eut plus de bornes. Un de ses frères, M. de Chaumont de Lucé, fut, sur les instances de Stanislas lui-même, nommé envoyé de France près de la cour de Lorraine; un autre, M. de Mareil, celui qui commandait le Royal-Lorraine et qui avait brillamment combattu les Impériaux, fut nommé maréchal de camp et lieutenant du roi; sa sœur, qui était religieuse, fut nommée coadjutrice du couvent où elle résidait; le plus jeune de ses fils, qui n'avait que sept ans, reçut la riche abbaye de Saint-Mihiel, devenue vacante par la mort d'Antoine de Lenoncourt. Quelque temps après, Stanislas donnait encore à son sauveur la terre de Neuviller, érigée en comté, et la Galaizière en fit une des plus belles propriétés de la province.

Naturellement le chancelier devint plus puissant que jamais et tout plia sous son autorité. Stanislas, dont le rôle avait été loin d'être brillant, ne chercha plus à lutter contre un homme dont il reconnaissait la supériorité et il lui abandonna sans réserve le pouvoir absolu.

Pendant que ces événements se déroulaient en Lorraine, Mme de Boufflers avait poursuivi à Paris le cours de ses succès mondains; elle s'était initiée à la société parisienne la plus séduisante et la plus raffinée et, par le charme de son esprit autant que par ses attraits physiques, elle y avait obtenu de grands succès.

De nouveaux deuils, et non des moins cruels, étaient venus la frapper pendant cette période agitée.

Le 24 juin 1744, son oncle, le marquis de Beauvau, colonel du régiment de la reine, s'était fait tuer bravement à la prise du chemin couvert de la ville d'Ypres, en Flandre.

L'année suivante, nouvelle douleur encore. Le 14 mai 1745, en même temps qu'elle apprenait la victoire de Fontenoy, on lui annonçait la mort de son frère Alexandre, âgé de vingt ans. Le jeune homme avait été tué glorieusement à la tête du régiment de Hainaut qu'il commandait.

C'est à peu près vers cette époque que Mme de Boufflers revint en Lorraine; elle y était rappelée par le soin de ses intérêts et aussi pour remplacer à la cour sa sœur, Mme de Montrevel, dont le caractère altier n'avait pu longtemps s'accommoder de l'humeur revêche de la vieille reine.

A la suite de difficultés avec Mme de Montrevel, Stanislas en effet avait jugé qu'elle ne pouvait plus conserver ses fonctions de dame du palais; mais, comme il était important de ne pas se brouiller avec une famille aussi puissante que celle des Craon, le roi chercha à lui obtenir une compensation par l'intermédiaire du cardinal de Fleury. Il écrivit à ce dernier:

«Lunéville, le 5 février 1742.

«Je ne sais si vous savez que, par des raisons indispensables, la reine mon épouse s'est séparée avec Mme de Montrevel, qui a été à son service, en observant néanmoins tout ce que la bienséance et la considération que nous avons pour la maison de Craon pouvait exiger dans un pareil cas.

«La reine même, étant disposée de donner personnellement à Mme de Montrevel les marques de son amitié, hormis celui de la reprendre à son service, voudrait lui procurer une douceur qui dépend de vous: c'est un logement au Louvre, moyennant lequel cette dame fixerait son séjour à Paris. Vous sentez par votre propre cœur généreux la satisfaction que vous donnerez à la reine si vous lui donnez occasion de faire connaître le sien à Mme de Montrevel, malgré le mécontentement qu'elle en a eu, en lui faisant sentir votre grâce accordée en sa faveur. Je me flatte que vous ne me la refuserez point, par le plaisir que vous avez d'obliger celui qui est de tout son cœur, de Votre Eminence, le très affectionné cousin.

«Stanislas, roi.»

Au dos de cette lettre, la reine Catherine écrivit à son tour:

«Le roi vous ayant expliqué mes sentiments au sujet de Mme de Montrevel, je n'y joigne, sinon que je me flatte de l'obtenir de l'amitié de Votre Eminence, étant de tout mon cœur sa très affectionnée cousine et amie.

«Catherine.»

CHAPITRE VIII
(1745 à 1747)

Le peuple et la noblesse se rallient à Stanislas.—Le règne de Mme de Boufflers.—Ses luttes avec le Père de Menoux.

A partir de 1745, une transformation complète s'opère en Lorraine. Les derniers événements ont prouvé aux habitants que tout espoir de retrouver leur ancienne nationalité est perdu et que leur sort est irrévocable. Ils s'inclinent donc devant la destinée et cherchent à s'accommoder le mieux possible du régime qui leur est imposé.

Quant à Stanislas, rassuré désormais sur l'avenir, il reprend bien vite ses paisibles habitudes et il poursuit plus que jamais l'œuvre qu'il a si habilement commencée: il s'efforce de rallier au nouveau régime la noblesse et le peuple et de transformer sa cour en une cour élégante et lettrée.

L'essor qu'il sut donner au commerce, à l'industrie; l'intelligence avec laquelle il favorisa les arts; les travaux considérables qu'il fit entreprendre et les embellissements dont il orna Lunéville et Nancy amenèrent la prospérité et la richesse dans le pays, et attirèrent au roi de Pologne bien des partisans. L'éclat et le renom dont il sut entourer la cour de Lunéville ne lui furent pas non plus inutiles; on était flatté d'appartenir à ce petit pays dont toute l'Europe parlait avec envie et éloges.

En même temps que par ses bienfaits, sa simplicité, sa bonhomie Stanislas ramenait peu à peu à lui la population lorraine, par des titres et des faveurs habilement distribués il s'attachait toute la noblesse du pays.

Bien des nobles qui, au début, s'étaient tenus farouchement à l'écart, se montraient moins irréconciliables. Vivre près du souverain est toujours si tentant! Puis la cour devenait de plus en plus agréable; on disait merveille des fêtes qui s'y donnaient. N'était-ce pas folie de ne pas prendre sa part de ces divertissements et de bouder indéfiniment devant l'inévitable?

Bientôt les plus anciennes et les plus nobles familles acceptent des charges à la cour de l'usurpateur, et chaque jour Stanislas voit avec bonheur s'élargir le cercle de ses courtisans. C'est ainsi que la fusion s'opère et que disparaît progressivement l'hostilité du début.

En même temps, par ce commerce de plus en plus suivi avec une noblesse qui avait si souvent fréquenté la cour de Versailles ou celle de Lorraine, au temps du duc Léopold, les mœurs s'adoucissaient; l'élément polonais, d'abord si prépondérant, était peu à peu écarté; le roi s'efforçait de grouper autour de lui des artistes, des hommes de lettres, des philosophes, des savants et toute une pléiade de femmes jeunes, aimables, spirituelles. La cour s'acheminait doucement vers ces formes raffinées et ce goût des lettres et des arts qui devaient quelques années plus tard la faire briller d'un si vif éclat.

Lunéville devient un Versailles au petit pied, une réduction de la cour de Louis XV. Il y a une maîtresse officielle comme à Versailles; des courtisans, des poètes, des écrivains comme à Versailles; des représentations, des chasses comme à Versailles. Fontainebleau, Compiègne, Marly, Rambouillet sont remplacés par Commercy, la Malgrange, Einville, Chanteheu, etc.

Mais, à la différence de Versailles, tout ce pompeux décorum n'est qu'en façade, toute cette représentation extérieure n'est qu'apparente. Lunéville est une cour bon enfant, simple, où chacun vit à sa guise, et sans souci de l'étiquette.

On y trouve réunis tous les contrastes: religion, impiété, austérité, galanterie; tout s'y rencontre et s'y mêle, sans heurt, sans choc, sans éclat.

On y fait consciencieusement l'amour; on y pratique une religion étroite; on y débite des tirades philosophiques qui en France vous auraient valu la Bastille et le pilori; en même temps on y rencontre des processions que suit avec componction toute la cour.

C'est le plus singulier assemblage qui se puisse imaginer, et tout se passe sous l'œil bienveillant et paternel de Stanislas.

Nous avons vu dans un précédent chapitre que le roi de Pologne, malgré l'ardeur de ses convictions religieuses et en dépit de la reine Opalinska, ne dédaignait pas le beau sexe. Nous l'avons vu, malgré l'indignation de la vieille reine, amener avec lui, à Lunéville, la duchesse Ossolinska et l'installer dans ses fonctions de favorite.

Par goût, par tempérament, le roi aimait les femmes avec passion. Son âge, il est vrai, avait calmé l'ardeur de ses appétits; mais il n'était pas sans éprouver de temps à autre des retours terrestres. Et puis, ne devait-il pas quelque chose à son rang, à sa situation, au prestige qui était une des obligations de sa charge? Tous les souverains d'Europe, se conformant à l'usage établi par Louis XIV, avaient une maîtresse attitrée; c'était devenu une fonction de la cour réglée par le cérémonial, l'étiquette. Un roi avait une maîtresse comme il avait un grand chambellan, un maître des cérémonies, un confesseur; il n'était même point nécessaire qu'elle fût jolie: il suffisait qu'elle sût représenter et remplir sa charge avec dignité.

Stanislas n'avait pas cru pouvoir déroger à un usage aussi constant, aussi bien établi.

Après avoir beaucoup aimé la duchesse Ossolinska, le roi s'aperçut un jour qu'elle l'ennuyait; et, comme «il avait besoin d'être diverti», il passa à de nouvelles amours, non sans éprouver de la part de l'abandonnée force reproches et scènes violentes. Il imagina de remplacer la duchesse par la propre dame d'honneur de la reine, la comtesse de Linanges, Polonaise assez peu civilisée, grosse, courte, camarde, et qui à première vue ne paraissait guère susceptible de remplir convenablement le nouvel emploi qu'on lui confiait.

Stanislas, habitué aux formes un peu sauvages des Polonaises, s'éprit quand même de Mme de Linanges; mais l'intrigue fut de courte durée, et bientôt le roi jeta les yeux sur des beautés plus séduisantes.

Son séjour à Meudon l'avait déjà initié aux grâces des dames françaises. Quand il se trouva à Lunéville entouré de ces Lorraines si spirituelles et si fines, qui toutes, ou à peu près, avaient été formées aux belles manières de la cour de Versailles, il subit peu à peu leur influence et il se détacha insensiblement de ses amies polonaises. On prétend que, grâce à la facilité de mœurs qui régnait alors, il ne trouva pas de cruelles. Comment s'aviser de résister à un souverain qui vous a distinguée?

S'il faut en croire la chronique scandaleuse de l'époque, Mme de Bassompierre, sœur de Mme de Boufflers, ne fut pas insensible aux instances royales; Mme de Cambis, nièce de Mme de Boufflers, aurait eu également des bontés pour le roi; enfin, un certain nombre de «haultes et puissantes dames» ne dédaignèrent pas la faveur du monarque jusqu'au jour où se leva éblouissante et sans rivale l'étoile de Mme de Boufflers.

Depuis son retour en Lorraine Mme de Boufflers, autant par goût que par les nécessités de sa charge, ne quittait guère la cour; elle était de toutes les réunions, de toutes les fêtes, et elle y apportait avec l'agrément de sa personne toutes les grâces de son esprit. Mais comme, consciente de sa valeur, elle ne faisait rien pour briller, on ne lui accorda pas tout d'abord la justice qu'elle méritait. Seul, le brillant chancelier sut la remarquer, l'apprécier, et l'on assure qu'il rendit à la jeune femme des hommages empressés. Il était homme du monde, fort bien de sa personne, spirituel, intelligent; rien d'étonnant à ce que Mme de Boufflers ait été touchée de ses soins et qu'elle ne se soit pas montrée plus cruelle qu'il n'était d'usage à cette époque. Bientôt M. de la Galaizière passa pour un heureux vainqueur.

Mais Stanislas, qui n'avait pas trouvé le bonheur tel qu'il le cherchait dans les liaisons plus ou moins éphémères qui avaient succédé au règne de la duchesse Ossolinska, ne resta pas longtemps insensible à la beauté et à l'esprit de la jeune marquise. Il s'éprit bientôt pour elle d'un goût des plus vifs et il se posa en rival de son chancelier.

Stanislas avait alors 63 ans; mais son âge ne l'empêchait pas d'être encore très aimable, très gai et d'une galanterie plus séduisante que celle de bien des jeunes gens de sa cour. Il n'avait pas encore été envahi par l'obésité, et l'on retrouvait aisément des traces de sa beauté d'autrefois. Puis il avait un passé romanesque, une auréole de gloire militaire, enfin il était Roi!

Mme de Boufflers, qui ne se piquait pas de fidélité conjugale, ne se piquait pas davantage de fidélité envers un amant. Elle vit qu'elle allait jouer un rôle considérable en Lorraine et elle ne résista pas au plaisir de dominer. M. de la Galaizière fut sacrifié.

La marquise fit évincer toutes les maîtresses qui avaient tenu l'emploi jusqu'alors; il y eut naturellement des pleurs et des grincements de dents. La duchesse Ossolinska, qui n'avait pas renoncé à l'espoir de ramener un infidèle, eut de si terribles vapeurs qu'elle en faillit devenir folle. Tout fut inutile. Mme de Boufflers triompha et bientôt elle fut en possession du titre, non de maîtresse déclarée, ainsi qu'il était d'usage à la cour de France, mais de maîtresse avérée, et elle domina sans rivalité et sans partage. Elle reprenait une fonction qui devenait pour ainsi dire héréditaire dans sa famille et qu'elle conserva jusqu'à la mort du roi.

Si Mme de Boufflers n'est plus, à cette époque, la toute jeune femme dont nous avons déjà fait le portrait; si les années lui ont déjà enlevé la fraîcheur de la prime jeunesse, elle n'en est pas moins restée fort séduisante et supérieure par son charme aux plus belles. Elle possède toujours une blancheur de teint éblouissante, des cheveux magnifiques, une taille divine, une figure d'enfant pleine d'agrément. La légèreté de sa démarche, l'élégance de ses manières, l'extrême vivacité de sa physionomie la rendent délicieusement jolie et agréable. Elle a près de trente-quatre ans; personne n'oserait lui en donner plus de vingt.

Son portrait physique est peu facile à faire, mais comment la peindre au moral? Elle est si vive, si alerte, si primesautière! Son âme est, comme sa physionomie, toujours en mouvement; on ne peut la saisir.

Elle est douée d'un esprit supérieur, à la fois fin, juste, gai, original. Tous ceux qui l'approchent sont unanimes à dire qu'il surpasse sa beauté. Et cependant, c'est la nature même; jamais aucun soin, aucun apprêt, aucune recherche.

Sauf avec ses amis les plus intimes, elle parle peu et on pourrait vivre des siècles avec elle sans se douter de sa rare instruction; elle craint de passer pour pédante; puis elle a toujours présente à la mémoire une maxime tirée des proverbes de Salomon: «Le silence est l'ornement de la femme.» Mais son silence même ne cache pas toujours son esprit; on le voit percer dans les mouvements de son visage «comme une vive lumière à travers un tissu délicat».

Quand elle parle, il lui est impossible de le faire sans originalité; toutes ses paroles sont inattendues, promptes, vives, pénétrantes. Elle est dans la conversation d'une extrême mobilité, et on lui reproche, non sans raison, de passer à chaque instant d'un sujet à un autre sans rien approfondir. Cela tient à ce qu'elle est douée d'une surprenante vivacité d'esprit et que la première apparition d'une idée la lui montre tout entière, dans tous ses détails et dans toutes ses conséquences.

Elle lit beaucoup, non pour s'instruire, mais pour s'exempter de parler. Ses lectures se bornent à un petit nombre de livres favoris qu'elle relit sans cesse: «Elle ne retient pas tout; mais il en résulte néanmoins pour elle à la longue une somme de connaissances d'autant plus intéressantes qu'elles prennent la forme de ses idées. Ce qui en transpire ressemble en quelque sorte à un livre décousu, si l'on veut, mais partout amusant et où il ne manque que les pages inutiles.»

Comme toutes les femmes habituées à dominer, la marquise est assez autoritaire, et elle supporte impatiemment les contrariétés; elle ne veut pas d'obstacles à ses fantaisies. Cela ne l'empêche pas d'avoir des amis très fidèles, très attachés et qui l'aiment profondément. Elle-même est une amie sûre et, bien qu'elle ait parfois de l'humeur, on ne peut lui reprocher de ne pas être constante dans ses attachements.

Elle est trop en vue pour ne pas exciter la jalousie et l'envie; mais elle semble ignorer ses ennemis et ne répond à la malveillance que par l'indifférence ou le mépris; quand elle est trop ostensiblement provoquée, elle riposte par quelque trait piquant, mais avec tant de grâce et de sang-froid qu'on voit bien que l'offense n'a pu l'atteindre.

Sans être méchante, elle a le trait mordant et, ses jours d'humeur, mieux vaut ne pas s'exposer à ses railleries: «Elle a plus souvent désespéré ses amants par ses bons mots que par ses légèretés», a écrit d'elle M. de Beauvau.

Une des plus nobles qualités de Mme de Boufflers est son désintéressement. Elle n'use de son pouvoir et de son influence qu'en faveur de ses amis. Bien que sa fortune soit plus que modeste, elle ne songe pas un instant à profiter de sa situation pour l'augmenter; elle ne demande jamais rien au roi et ne reçoit que les misérables 625 livres que lui valent par an ses fonctions de dame du palais. Quant à Stanislas, ravi de pouvoir se croire aimé pour lui-même, il ne songe pas un instant à dédommager la marquise de son désintéressement et de sa réserve.

La conduite de Mme de Boufflers est d'autant plus méritoire qu'elle a une passion malheureuse: elle aime le jeu, elle y perd souvent, et bien des fois elle est cruellement gênée pour payer ses dettes.

Son caractère, du reste, est à la hauteur des circonstances et elle supporte vaillamment les coups du sort. De même que l'heureuse fortune ne l'enivre pas, de même les revers, même les plus cruels, ne peuvent l'abattre; elle conserve toujours la même égalité d'humeur, la même liberté d'esprit, la même sérénité immuable.

Son esprit aimable et son naturel dégagé de tout artifice rendaient son commerce des plus agréables. Elle devint bientôt le centre de toutes les attractions; elle fut l'âme de la petite cour de Lunéville, de cette petite cour spirituelle et lettrée que Stanislas eut l'art de grouper autour de lui, qu'elle eut l'art plus grand encore de retenir et d'amuser.

Le règne de Mme de Boufflers ne s'établit pas sans conteste, et elle eut à lutter contre bien des oppositions, à vaincre bien des jalousies.

Stanislas, qui était l'homme de tous les contrastes, ne se contentait pas d'avoir en effet une maîtresse attitrée, il avait aussi un confesseur, non moins attitré, le Père de Menoux.

Le Père de Menoux, d'une bonne famille de robe, appartenait à la célèbre Compagnie de Jésus, et il était fort digne d'en faire partie. Après avoir professé les humanités dans différents collèges, il s'était adonné à la prédication. Il avait vécu à la cour et savait par expérience comment il en faut user avec les grands. Fin, subtil, retors, il était doué de beaucoup d'esprit et d'une rare intelligence. N'abordant jamais de face les questions délicates, usant toujours de moyens détournés, ne se rebutant jamais, le Père de Menoux caressait l'espoir de devenir tout-puissant à la cour de Stanislas et il poursuivait son but avec la persévérance ordinaire à son Ordre. Il jouissait déjà d'une influence presque absolue sur l'esprit de la reine; il ne lui restait qu'à gagner le roi.

Pour qui connaissait les sentiments religieux de Stanislas, cela paraissait facile. Sa piété était grande et sa ferveur ne pouvait faire de doute pour personne; il pratiquait ouvertement et scrupuleusement tous les exercices exigés par l'Église. Le Père de Menoux crut donc qu'il arriverait facilement à dominer complètement le pieux monarque, et il n'attachait qu'une importance fort secondaire aux «passades» de son royal pénitent. Mais quand il vit la violence de sa passion pour Mme de Boufflers, pour cette femme si séduisante et d'une haute valeur intellectuelle, il comprit qu'une influence rivale de la sienne se dressait à la cour et qu'il fallait à tout prix la faire disparaître s'il ne voulait lui-même passer au second plan. Si Stanislas n'exerçait en Lorraine aucun pouvoir effectif, il avait cependant la libre disposition de la feuille des bénéfices: ne serait-ce pas pitié de voir ces riches revenus récompenser de condamnables voluptés et passer entre les mains d'une famille avide, on ne le savait que trop?

Mme de Boufflers faisait de son côté un raisonnement analogue. Comme elle n'était pas d'humeur ni de caractère à se laisser diriger et à passer à la remorque du jésuite, qu'elle entendait bien obtenir le premier rang et le garder; comme, d'autre part, elle était trop franche pour dissimuler, elle se disposa à entamer ouvertement la lutte et elle ne laissa rien ignorer de ses intentions au Père de Menoux.

La guerre éclata donc entre la maîtresse et le confesseur, violente et acharnée, chacun usant au mieux de ses intérêts des armes à sa disposition, le confesseur criant partout qu'il ferait chasser la maîtresse, la maîtresse qu'elle ferait chasser le confesseur.

Le Père de Menoux tonnait contre l'adultère! le double adultère! Il menaçait Stanislas des peines les plus sévères de l'Église; il lui faisait entrevoir pour l'éternité des châtiments terribles s'il ne se hâtait de mettre un terme à une liaison coupable, scandaleuse et qui ne pouvait exister sans remords. Ces rudes semonces laissaient le roi terrifié et dans un état moral lamentable.

Mais arrivait la maîtresse. Elle avait recours à des arguments moins effrayants, mais plus persuasifs peut-être; elle rassérénait le roi et lui rendait bien vite la confiance et la sécurité. Du reste, elle exigeait, avec non moins d'énergie, le renvoi de l'insolent jésuite.

Le pauvre Stanislas ne savait auquel entendre, et il était très malheureux de ces querelles; il les trouvait fort déplacées, lui qui savait si bien concilier le soin de son salut et le commerce intime des dames, en particulier de Mme de Boufflers.

Renvoyer la maîtresse adorée, celle qui faisait la douceur et la joie de sa vie, mais il n'y voulait pas songer! De quoi s'avisait donc ce Père de Menoux? Croyait-il donc si facile, à soixante-trois ans, de retrouver une maîtresse jeune, charmante et spirituelle?

Renvoyer le confesseur, Mme de Boufflers en parlait à son aise: ne serait-ce pas offenser le Ciel? Était-il bien prudent de s'exposer à des châtiments éternels pour des biens périssables?

L'infortuné monarque avait beau agiter la question dans son esprit, la retourner dans tous les sens, il n'y trouvait jamais qu'une solution raisonnable: garder à la fois la maîtresse et le confesseur.

Alors, il louvoyait, atermoyait, transigeait, cédant tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Un jour, le souci des biens terrestres occupait seul le roi; alors la maîtresse triomphait, le confesseur paraissait perdu. Le lendemain, Stanislas n'avait plus en tête que son salut éternel et c'est la maîtresse qui tremblait.

Ainsi, par un habile jeu de bascule, le roi parvenait sinon à satisfaire les deux ennemis, du moins à ne pas trop les mécontenter, et il arrivait à maintenir entre eux une paix apparente.

Quelquefois, les jours où le Père de Menoux triomphait, il infligeait au roi une retraite de quelques jours à la Mission de Nancy; le pieux monarque s'y rendait docilement avec le ferme espoir d'obtenir enfin la grâce de s'amender; mais, comme il s'y ennuyait fort, le résultat était tout l'opposé de celui qu'on attendait: «Le roi, écrit Mme de la Ferté-Imbault, avait d'autant plus besoin à son retour de la gaieté, de la folie, et même de la dépravation de Mme de Boufflers.» La marquise, qui n'épargne personne dans ses propos, ajoute méchamment mais véridiquement: «Mme de Boufflers, par contre, profitait du temps de retraite de Sa Majesté pour s'amuser à sa mode, et reprendre le train d'autrefois avec M. de la Galaizière; de sorte qu'au total, le diable n'y perdait rien.»

Le résultat de ces querelles entre la maîtresse et le confesseur fut que Mme de Boufflers et le Père de Menoux, dans leur ardent désir de s'évincer mutuellement, cherchèrent à se créer des partisans et des appuis. La question ne se borna plus à une misérable rivalité d'influence entre une femme et un jésuite; elle s'agrandit, devint une rivalité politique, et il y eut bientôt deux camps très tranchés à la cour de Lunéville.

Les philosophes, les hommes de lettres, les savants, la population et le parti lorrain se groupèrent derrière Mme de Boufflers, ainsi que les courtisans qui suivaient sa fortune.

Le Père de Menoux au contraire était soutenu par le parti français: il avait pour lui la reine de France, le dauphin, qui tous deux détestaient la maîtresse, la Galaizière, Solignac, Thiange, Alliot, beaucoup de courtisans et tous les fonctionnaires.

Ces deux partis se détestaient et se faisaient une guerre sourde et acharnée; tout l'art du gouvernement de Stanislas fut de maintenir la balance à peu près égale entre eux et d'obtenir une paix apparente qui le laissât jouir de la tranquillité à laquelle il tenait par-dessus tout.

Tout en ayant l'air de se tenir éloigné de toutes les intrigues et de laisser la maîtresse et le confesseur se débrouiller comme ils pouvaient, M. de la Galaizière soutenait secrètement le Père de Menoux.

La situation du chancelier n'était pas sans offrir quelque embarras. Il était, d'un côté, tenu à bien des égards vis-à-vis de Mme de Boufflers, quand ce ne seraient que ceux d'un galant homme vis-à-vis d'une femme qui a eu des bontés pour lui... et qui peut en avoir encore. D'un autre côté, comment aurait-il pu soutenir les philosophes, ces hardis novateurs qui menaçaient son œuvre et le troublaient dans ses projets de gouvernement?

Mais il y avait donc des philosophes à la cour de Lunéville? Presque autant que de jésuites.

C'est encore un de ces contrastes qui existaient dans l'âme du bon Stanislas; il était d'une piété étroite et rigoureuse et n'aimait rien tant que de causer impiété avec les aimables païens qu'il attirait à sa cour.

CHAPITRE IX

La cour de Lunéville: les Lorrains, les étrangers, les artistes.

Voyons rapidement quels sont les personnages principaux de la petite cour, ceux qui forment l'entourage immédiat et journalier du roi, ceux qui composent sa société intime.

Les femmes sont assez nombreuses: il y a d'abord la marquise de Boufflers naturellement; puis ses sœurs, Mmes de Mirepoix, de Bassompierre, de Chimay, de Montrevel; ses nièces, Mmes de Caraman et de Cambis; puis la duchesse Ossolinska, la princesse de Talmont, la belle comtesse de Lutzelbourg, la comtesse de Linanges; Mmes de la Galaizière, de Lenoncourt, de Gramont, de Choiseul, de Raigecourt, des Armoises, de Lambertye; Mmes Alliot, Héré, Durival, etc., etc.

Nous ne parlerons pas des amis polonais du roi, on les connaît déjà; puis, peu à peu, ils perdent du terrain, et se montrent plus rarement à la cour.

Les Français et les Lorrains sont les vrais courtisans de Stanislas. Citons d'abord la Galaizière qui, en dehors de ses fonctions, est homme du monde spirituel et séduisant; son frère, le comte de Lucé, homme instruit, aimable, et que le roi affectionne tout particulièrement; sa bonté, sa complaisance, la douceur de son caractère l'ont fait aimer de toute la cour. Il est au plus mal avec le Père de Menoux, ce qui lui vaut l'amitié de Mme de Boufflers.

Le marquis de Boufflers, le mari de la favorite, cumule ses devoirs militaires dans l'armée française avec ses fonctions à la cour de Stanislas; aussi se trouve-t-il bien souvent éloigné de la Lorraine. On ne le voit à Lunéville qu'à de rares intervalles, mais personne ne se plaint de son absence et pour cause [71].

Le marquis du Châtelet, grand chambellan, est un vieux militaire, indifférent, tatillon, vulgaire et qui n'a aucun agrément dans l'esprit. Quand il n'est pas à l'armée, il vient à Lunéville, mais toujours seul, sa femme, la divine Émilie, refusant obstinément de le suivre. Elle a, nous le savons, d'autres occupations.

Le secrétaire du roi est le chevalier de Solignac [72]. Stanislas l'aime parce qu'il a été dès sa jeunesse uni à sa fortune et qu'il a partagé tous les périls de sa vie aventureuse. Élève de Fontenelle, Solignac aime les lettres, les arts et les cultive avec goût; il contribue beaucoup au charme de la cour. C'est un homme instruit, dévoué et discret. Stanislas l'a baptisé gaiement son «teinturier ordinaire», car c'est lui qui est chargé de corriger les élucubrations politiques du royal philosophe et de les mettre en bon français.

Alliot, conseiller aulique et grand maître des cérémonies de Lorraine, est l'intendant du palais. C'est un des personnages les plus modestes, mais peut-être le rouage le plus important de la cour. C'est lui qui règle toutes les dépenses, paye les serviteurs, maintient l'ordre et l'économie dans le palais; c'est grâce à lui que Stanislas, avec un revenu modeste, peut faire figure de roi et se livrer à mille fantaisies coûteuses sans contracter de dettes [73].

Enfin, il y a dans l'entourage intime de Mme de Boufflers: son frère, le prince de Beauvau; ses beaux-frères de Bassompierre, de Chimay; le chevalier de Listenay, Devau, Saint-Lambert, l'abbé Porquet, etc. Mais nous ne les citons que pour mémoire; nous en parlerons dans un prochain chapitre.

Ce ne sont pas seulement les personnages résidant en Lorraine qui font les délices de la cour; les étrangers, les personnages de passage, épisodiques, si l'on peut s'exprimer ainsi, contribuent pour une large part à l'agrément du cercle royal; ils y apportent l'imprévu et une agréable diversité.

C'est, à Lunéville, une succession incessante de visites, toutes plus agréables les unes que les autres.

D'abord les Lorrains qui résident à Versailles ont souvent le mal du pays, et ils viennent, à tous propos, voir leurs parents ou leurs amis et faire de longs séjours dans leur ancienne patrie; ils y transportent les goûts, les mœurs, l'urbanité français.

Puis, Lunéville n'est-il pas sur la route d'Allemagne, et aussi à quelques lieues de Plombières, la plus célèbre station thermale du dix-huitième siècle?

Quel personnage marquant s'aviserait de se rendre en Allemagne ou d'aller prendre les eaux de Plombières sans venir rendre hommage au roi Stanislas, sans venir faire un séjour dans cette spirituelle petite cour, dont la réputation grandit chaque jour et où l'on est sûr d'être si bien accueilli?

Stanislas est ravi de cet empressement universel; outre que toutes ces visites flattent sa vanité, elles apportent dans sa vie une utile distraction. Femmes de cour, grands seigneurs, philosophes, jésuites, poètes, militaires, tout le monde est accueilli à Lunéville à bras ouverts; on y est fêté, entouré, choyé, et on ne vous laisse quitter cette cour rêvée sans la promesse formelle d'un retour prochain.

On voit défiler à la cour de Lorraine nombre d'illustrations du monde, des lettres et des arts.

La princesse de la Roche-sur-Yon, de la maison de Condé, se rend presque tous les ans à Plombières. Elle ne manque jamais de s'arrêter à la cour de Stanislas et d'y faire un long séjour [74].

M. de Belle-Isle, qui commande à Metz, et la maréchale, sont devenus d'intimes amis du roi, qui écrit les lettres les plus tendres à son «chérissime» maréchal; tous deux rendent de fréquentes visites à leur royal voisin, et leur arrivée cause toujours une grande joie.

Parmi les principaux hôtes qui viennent successivement charmer et distraire la cour de Lunéville, il faut citer le prince de Conti, le prince héritier de Hesse-Darmstadt, Mlle de Charolais; l'évêque de Toul, Mgr Drouas de Boussey; le comte et le marquis de Caraman, le comte de Stainville, le maréchal de Bercheny, un vieil ami de Stanislas, qui demeure près de Châlons; Mgr de Choiseul-Beaupré, le maréchal de Maillebois et son fils, etc., etc.

Il y a au château de nombreux appartements destinés aux étrangers; mais quelquefois l'affluence est telle qu'on ne peut loger tous les invités et qu'il faut leur retenir des chambres à l'hôtel du Sauvage, le meilleur de la ville.

Beaucoup de visiteurs ne restent que quelques jours; d'autres font des séjours prolongés.

La marquise de la Ferté-Imbault vint un printemps accompagner Mlle de la Roche-sur-Yon à Plombières; elles s'arrêtèrent naturellement à Lunéville; elles ne devaient y demeurer que trois jours, mais elles se plurent tellement dans ce «pays des fées» qu'elles y restèrent trois semaines. Stanislas ne se lassait pas de causer avec la marquise, dont l'esprit et la gaieté l'émerveillaient, du moins c'est elle qui le dit. Elle avoue même naïvement qu'elle avait fait la plus forte impression sur le roi, et qu'il éprouvait pour elle des sentiments très vifs. Chaque matin, à neuf heures, il venait familièrement dans sa chambre pour lui rendre visite, la traitant presque en camarade, s'amusant à lui faire débiter mille folies, l'accablant de déclarations brûlantes qui se terminaient par un grand éclat de rire et qu'elle recevait de même: «J'étais si fou d'elle et elle si folle de moi, disait-il en riant quinze ans plus tard au duc de Nivernais, que je fus au moment de faire doubler ma garde contre elle et contre moi.»

Mais Stanislas ne reçoit pas seulement avec plaisir les grandes dames et les grands seigneurs; il a le goût des lettres et, tout en étant très religieux, il se pique de philosophie. Il ne craint pas les nouveautés, et rien ne lui plaît tant que d'attirer à sa cour les esprits les plus audacieux de son temps. Il admet dans son intimité; que dis-je, il recherche les philosophes dont les opinions passent pour les plus subversives, ceux qui débitent et répandent les maximes les plus hardies.

C'est là un des côtés les plus singuliers du caractère de Stanislas et, disons-le, un de ceux qui lui font le plus d'honneur.

La tolérance nous paraît aujourd'hui la chose la plus naturelle du monde; mais il faut se rappeler qu'au dix-huitième siècle elle n'existait à aucun degré, qu'on vivait encore en plein fanatisme et que les vérités, qui nous paraissent les plus irréfutables, soulevaient alors des tempêtes. La tolérance était aussi contraire au sentiment public qu'à l'esprit des gouvernements. On peut citer les quelques rares esprits qui, devançant leur siècle, l'appelaient de leurs vœux, Choiseul, Stanislas, Voltaire surtout, qui s'en fit l'apôtre infatigable.

Donc en pratiquant la tolérance Stanislas avait un grand mérite et sa conduite était d'autant plus digne de louanges qu'il était lui-même plus religieux. Il portait des reliques, mais il ne trouvait pas mauvais qu'on en plaisantât.

Sa tolérance était la même pour tous; il accueillait aussi libéralement les philosophes qui fuyaient la Bastille que les jésuites qui fuyaient les foudres du Parlement. A sa cour, chacun avait toute liberté de conscience: ses premiers médecins, son trésorier étaient protestants.

Pour Stanislas, le plus grand de tous les plaisirs était de causer avec des personnes dont l'esprit était comme le sien vif et cultivé; peu lui importait leurs opinions, il adorait discuter.

Les hommes de lettres aussi bien que les philosophes n'étaient pas sans apprécier l'honneur rare que leur faisait leur royal confrère, si bon, si familier, si accessible; ils se plaisaient infiniment dans cette cour paisible où ils étaient admirés comme ils méritaient de l'être et où ils jouissaient en paix du fruit de leurs travaux, loin de l'envie et des cabales. Voltaire n'a pas vécu d'années plus heureuses que celles qu'il a passées à Lunéville.

Mais ce séjour viendra à sa date; parlons d'abord des visites qui ont précédé celle de l'illustre philosophe.

Helvétius, fermier général et philosophe tout à la fois, faisait de fréquentes tournées en Lorraine pour les besoins de sa charge. C'était un homme d'une rare distinction et qui sur bien des sujets avait des éclairs de génie; mais ses idées pour l'époque étaient singulièrement avancées. Cela ne l'empêchait pas, à chacun de ses voyages, de rendre visite au roi de Pologne. La hardiesse de son langage ne choquait nullement Stanislas qui se plaisait à discuter longuement avec lui [75].

Le président de Montesquieu vient aussi à la cour de Lorraine; il y est reçu avec de grands honneurs et il y fait un séjour prolongé. Malgré une simplicité d'allures qui touchait presque à la rusticité, il est très fêté, très apprécié de tous, de Stanislas surtout qui, séduit par son esprit brillant et profond, ne peut plus le quitter. Ils s'entendent à merveille et passent des heures entières à causer philosophie, art, tolérance, etc.

S'il faut en croire Mme de la Ferté-Imbault, dont les méchancetés sont assez suspectes, Montesquieu était arrivé en Lorraine si fatigué par des excès de travail qu'il fuyait toute conversation sérieuse et de parti pris n'abordait que les sujets les plus banals. Il aurait même prié la marquise de répondre à ceux qui s'étonneraient de sa «bêtise» que c'était un régime qu'il s'était imposé pour tâcher de retrouver un jour un peu d'esprit: «Il observa si bien son régime, ajoute la malicieuse marquise, que toute la cour de Lorraine et même les domestiques ne revenaient pas de lui voir l'air et la conduite d'un imbécile [76]

La veille du départ de Montesquieu, Mme de la Ferté-Imbault prétend l'avoir ainsi apostrophé en présence de Stanislas et de la cour: «Président, je vous suis bien obligée, car vous avez paru si sot, et par comparaison m'avez si fort donné l'air d'avoir de l'esprit, que si je voulais établir que c'est moi qui ai fait les Lettres persanes, tout le monde ici le croirait plutôt que de les croire de vous.»

En dépit des cancans de Mme de la Ferté-Imbault, le président était ravi de son séjour, ravi de son hôte: «J'ai été comblé de bontés et d'honneurs à la cour de Lorraine, écrit-il à l'abbé de Guasco, et j'ai passé des moments délicieux avec le roi Stanislas.»

C'est à regret qu'il quitte cette cour aimable et où il a été si bien accueilli. Aussi a-t-il promis de revenir l'année suivante avec Mme de Mirepoix.

Tous les visiteurs ne sont pas heureusement des philosophes impies, des novateurs aussi hardis que Voltaire, Helvétius, etc.; il y en a de plus paisibles. Le président Hénault, le plus fidèle courtisan de Marie Leczinska, vient fréquemment à la cour de Lorraine, soit en allant à Plombières, soit en en revenant. Jamais du reste il ne quitte Versailles sans que la reine lui fasse promettre d'aller voir son père pour lui en rapporter des nouvelles. Stanislas de son côté ne se lasse pas d'entendre parler de sa fille chérie, et c'est toujours avec une joie non dissimulée qu'il voit arriver le cher président. Sa figure douce et agréable, les grâces et l'ornement de son esprit le font aimer du roi qui l'entraîne avec lui en de longues promenades. Tout en causant de Versailles, tout en abordant mille questions politiques ou philosophiques, Stanislas montre avec orgueil à son interlocuteur les bassins, les jets d'eau, les rocailles qui sont l'innocente passion du vieux monarque.

La première fois que le président visite les bosquets, le kiosque, le pavillon turc, d'un style et d'une architecture si bizarres, si différents de ce qu'il voit à Versailles, il prend peur et se croit un instant transporté dans les jardins du grand Seigneur. Il aperçoit une statue, et convaincu qu'elle ne peut être que celle de Mahomet il s'apprête à lui rendre les salamaleks d'usage. Mais en s'approchant il reconnaît son erreur: c'est une simple statue de saint François; sa vue rassérène le bon président et le ramène à la réalité.

Hénault est ravi de Stanislas; il lui trouve du goût, de l'esprit, l'imagination féconde et agréable, la conversation raisonnable et gaie: «Il raconte juste, voit bien, dit à tout moment les choses les plus plaisantes.» Bref, le Président est sous le charme:

«Je ne saurais vous dire, écrit-il, à quel point je suis enchanté du roi de Pologne. Ce n'est pas comme Mme de Sévigné qui se récria que Louis XIV était un grand roi parce qu'il l'avait priée à danser; j'aurais les mêmes raisons à peu près, car j'ai été comblé de ses bontés. Mais à le voir sans intérêt personnel, on le trouve adorable, si pourtant je n'avais pas d'intérêt à trouver tel le père de la reine. Mais non, je ne me fais pas d'illusion. Nous regrettons tous les jours de n'avoir pas vu Henri IV. Eh! il n'y a qu'à aller à Lunéville, à Einville, à la Malgrange! on le trouvera là.»

On voit encore à Lunéville Moncrif, Cerutti, Maupertuis, La Condamine, l'abbé Morellet qui fait l'éducation du fils de la Galaizière, etc., etc., etc.

Stanislas ne se contente pas de s'entourer d'hommes de lettres et de philosophes distingués; il a l'art de grouper autour de lui une pléiade d'artistes incomparables, qui fait bientôt de Lunéville un centre artistique dont la renommée se répand dans toute l'Europe et jette sur la petite cité lorraine un lustre étonnant.

Un des plus brillants parmi ces artistes est certainement Jean Lamour [77], l'auteur des admirables grilles de la place royale de Nancy, d'un travail si varié et si délicat [78]. Il avait pour sa profession un véritable fanatisme et regardait la serrurerie comme de l'orfèvrerie en grand. Son imagination féconde inventait sans cesse pour les grilles des parcs et les balcons des palais de nouveaux modèles, remplis de goût et tous plus remarquables les uns que les autres.

Stanislas lui donna le titre officiel de «serrurier du roi de Pologne». Il l'aimait beaucoup, lui rendait de fréquentes visites dans son atelier, causait avec lui de son art, discutait ses modèles, etc. [79].

Stanislas a auprès de lui plusieurs sculpteurs dont les noms sont restés célèbres: Barthélemy Guibal [80], Joseph Soutgen [81]; les trois frères Adam, qui tous trois ont laissé, en Lorraine aussi bien qu'à Versailles, des travaux admirables. Le plus célèbre, Nicolas Adam, celui que l'on a surnommé le Phidias du dix-huitième siècle, fut chargé d'élever le mausolée de Catherine Opalinska, et il en a fait une œuvre impérissable.

En 1746, arriva à Lunéville un pauvre ouvrier flamand, Cyfflé [82], que Guibal accueillit par pitié. On découvrit bientôt que ce modeste artisan était un véritable génie et il fit preuve de qualités si rares qu'on lui confia les œuvres les plus délicates. Émerveillé de ses travaux, Stanislas le nomma son premier ciseleur. Quand il eut un fils, le roi voulut être son parrain, et c'est la marquise de Bassompierre qui fut la marraine [83].

Les architectes, les peintres, les musiciens, voire même les comédiens, n'étaient pas moins bien accueillis du roi de Pologne.

Héré [84] était directeur général des bâtiments du roi; c'est lui qui a construit à Nancy les bâtiments du gouvernement et de la place Royale, qui forment peut-être l'ensemble le plus pur de l'art architectural au dix-huitième siècle, etc. Stanislas travaillait avec lui presque chaque jour. Il lui conféra la noblesse et lui fit cadeau d'un magnifique hôtel.

Le roi aimait passionnément la peinture et il s'adonnait souvent, avec son premier peintre Girardet [85], à son goût favori. On a de lui le portrait de plusieurs de ses amis, entre autres celui du bailli de Thianges; il a laissé aussi plusieurs ouvrages de sainteté illustrés par ses soins. Mais le bon prince était comme sa fille Marie Leczinska, il avait plus de bonne volonté que de talent et il avait grand besoin d'un «teinturier» pour rendre ses œuvres supportables. Le teinturier du roi était le peintre André Joly [86] qui a laissé des œuvres intéressantes. Entre temps, Joly était chargé de la décoration des innombrables pavillons royaux qui ornaient le parc et les environs.

Stanislas qui aimait tous les arts avait un goût marqué pour la musique; on lui en faisait tous les jours à son lever et à son coucher, et même pendant les repas, à l'exception du vendredi, où par esprit de mortification il se contentait d'un simple morceau de harpe. Aussi avait-il voulu réunir près de lui des musiciens de premier ordre. Son orchestre se composait de sujets brillants et renommés. Parmi eux se trouvait le fameux violon Baptiste [87], l'ami et le compagnon de Lulli. Chaque jour, la musique du roi donnait, dans une salle du château, un concert délicieux [88].

Enfin, Stanislas avait tenu à avoir une troupe de comédie. Dès 1736, il avait pris à son service la troupe de Claude-André Maizière, et lui avait fait construire à Lunéville, près du château, une salle magnifique. Comme beaucoup de costumes et de décors manquaient, on simplifia les choses en enlevant à l'opéra de Nancy tout ce qui faisait défaut. La troupe de Stanislas donnait souvent des représentations fort appréciées [89].

On peut deviner, d'après ce rapide tableau, ce qu'était la cour de Lunéville. Mais ces fréquentes visites de grandes dames et d'illustres seigneurs, ces séjours prolongés d'hommes de lettres célèbres et de philosophes, cette présence continuelle d'artistes éminents dans tous les genres n'étaient pas sans avoir amené une métamorphose complète dans les habitudes et dans les mœurs. Le roi n'avait pas été seul à se transformer.

Au contact d'une société élégante, sous l'influence des arts, des lettres et de la philosophie, les caractères fougueux des Polonais se sont apaisés peu à peu; aux passions bruyantes ont succédé les galanteries aimables; les plaisirs tranquilles et de bon goût ont remplacé les plaisanteries grossières et brutales.

Mme de Boufflers et son frère le prince de Beauvau eurent une grande part dans ce changement des mœurs; tous deux possédaient au suprême degré ce goût et ce ton français qui faisaient l'attrait de la cour de Louis XV, et ils eurent sur la société de Lunéville la plus heureuse influence.

Peu à peu, la cour devint aussi polie et plus lettrée que celle de Versailles.

Le petit cercle royal était modelé sur la cour même de France; mais l'étiquette en était bannie, ce qui en complétait le charme. Malgré les innombrables fonctions, malgré la pompe apparente, on ne connaissait à Lunéville ni les pratiques gênantes du cérémonial, ni les flatteries basses et viles. On raconte qu'au début du règne de Stanislas, un homme qui avait rempli des fonctions à la cour de Léopold demanda au roi à être replacé: «Et quelle charge aviez-vous? dit Stanislas.»—«J'étais, sire, grand maître des cérémonies.»—«Eh! fi, fi, monsieur, s'écria le bon roi, je ne permets pas seulement que l'on me fasse la révérence!»

C'était la vérité même. Le roi était gracieux à l'excès pour les personnes de son intimité; il n'avait pour eux que propos aimables; sa bonté et sa bienveillance n'avaient pas de bornes. Sa cour était moins le palais d'un souverain que la retraite d'un philosophe ou la demeure d'un riche gentilhomme, amoureux des lettres et des arts. C'était, il est vrai, un roi sans courtisans, mais entouré d'amis; les hommages qu'on lui rendait étaient dictés par le cœur. Il aimait mieux être «diverti qu'adoré» et il était de l'avis du chevalier de Boufflers qui assurait que Dieu seul a un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de tous les hommages qu'on lui rend.

La vie était gaie, facile et douce, et les journées s'écoulaient sans qu'on y songeât.

Le roi avait conservé ses habitudes d'autrefois; il se levait à cinq heures et sa matinée entière était occupée par les conférences avec les architectes, les sculpteurs, les maçons, etc.; il dînait à onze heures et demie. L'après-midi était consacré au jeu, à la comédie, à l'opéra, au concert, à la promenade ou à la chasse. Mais c'est le jeu qui l'emportait sur toutes les autres distractions; Stanislas et Mme de Boufflers l'aimaient avec passion et en recherchaient les émotions violentes. Le jeu favori de la cour était la comète [90].

Le souper était servi à huit heures, et, à dix heures irrévocablement, le roi se retirait; mais nous verrons que toute la cour n'imitait pas son exemple et que chaque soir de joyeuses réunions avaient lieu dans les appartements privés de la favorite.

On peut supposer qu'une grande austérité de mœurs ne régnait pas dans une cour où se trouvaient tant de jeunes seigneurs, tant de poètes, d'hommes de lettres, tant de jeunes et jolies femmes, tant de ces Lorraines renommées pour leur beauté. On y rimait force madrigaux, on y chantait force ballades langoureuses, on y courait fort les bosquets du parc, et l'amour y trouvait largement son compte.

Stanislas était trop indulgent pour ne pas fermer les yeux; et puis n'était-ce pas encore en réalité un hommage qu'on lui rendait et comment aurait-il pu trouver mauvais qu'on suivît si bien l'exemple qu'il donnait lui-même?

CHAPITRE X

Goûts littéraires et artistiques de Mme de Boufflers.—Sa société intime.—M. de Beauvau.—Mme de Mirepoix.—Mme Durival.—Le chevalier de Listenay.—Panpan.—Saint-Lambert.—L'abbé Porquet.

Mme de Boufflers avait un esprit fin, délicat, cultivé; elle rimait fort agréablement et elle possédait toutes les qualités qui peuvent faire jouir des belles-lettres et de la société d'hommes distingués. Elle n'était pas moins bien douée sous le rapport des arts: elle était excellente musicienne, jouait de la harpe à ravir, chantait de façon charmante; enfin, elle dessinait et peignait avec goût, et elle a laissé quelques pastels qui sont de petits bijoux.

Ces talents si variés, et dont elle était loin de faire parade, l'occupaient sans cesse et elle n'avait jamais un moment de loisir.

Le culte des lettres était pour elle un grand agrément et elle passait souvent des heures entières à composer une ode ou un sonnet. Elle était beaucoup trop nonchalante pour travailler sérieusement, et cependant elle écrivait des vers pleins de gaieté et d'esprit, et qui se faisaient eux-mêmes, «comme les boutons de fleurs qui s'épanouissent par la seule action de la sève». Mais ces pièces légères et fugitives n'étaient pas destinées à vivre plus d'une heure, et il est difficile de les apprécier aujourd'hui que l'à-propos a disparu.

Elle aimait à se juger elle-même, non sans malice, et se critiquait volontiers. Faisant allusion à son peu de goût pour les conversations inutiles et les bavardages mondains, elle envoyait un jour, à son frère de Beauvau, cette spirituelle chanson où, tout en plaisantant, elle se peignait elle-même beaucoup mieux peut-être qu'elle ne pensait:

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