La Cour de Lunéville au XVIIIe siècle: Les marquises de Boufflers et du Châtelet, Voltaire, Devau, Saint-Lambert, etc.
Voltaire, qui se sent des torts, avoue bien à son royal correspondant qu'il a passé quelques mois à la cour de Lorraine «entre Stanislas et son apothicaire»; mais il trouve pour s'excuser une raison merveilleuse et bien digne de lui. S'il est à Lunéville au lieu d'être à Berlin, comme son cœur l'y pousserait, c'est qu'à Lunéville il est tout près de Plombières, qu'il va à chaque instant puiser des forces à cette fontaine de Jouvence et essayer de faire «durer encore quelques jours une malheureuse machine». Or, la vérité est qu'il déteste Plombières, qu'il n'y a pas mis les pieds depuis dix-huit ans, et qu'il compte bien n'y retourner jamais.
Cependant Saint-Lambert n'avait pas été invité au voyage de Commercy et Mme du Châtelet se désolait d'une séparation qui assurément devait être courte, mais qui ne lui en était pas moins cruelle.
Cet éloignement lui est tellement douloureux qu'elle a pris la résolution de tout avouer au roi, son intimité, sa liaison même, et de lui demander de laisser venir l'homme qu'elle adore:
«Je suis fâchée que cette confidence ne soit pas un plus grand sacrifice, ajoute-t-elle bravement, qu'elle ne me coûte pas davantage, vous verriez si je balancerais.»
En effet, la première fois que Stanislas se présente chez elle pour lui rendre visite, elle lui avoue qu'elle a du chagrin, qu'elle est malade, qu'elle a la migraine. Le roi remarque en effet qu'elle a mauvais visage.
Elle profite de l'occasion pour lui dire qu'elle a à lui parler et qu'elle lui demande un quart d'heure de conversation après le dîner. Le roi s'imagine qu'il est question de son mari, car la situation de M. du Châtelet n'était toujours pas réglée et restait pour la marquise un grave sujet de préoccupation.
—De quoi voulez-vous m'entretenir? lui dit-il. Vous est-il venu quelque idée?
—Ce n'est point sur les affaires de mon mari, répond-elle, mais sur les miennes propres, sur mon intérieur; vous avez assez de bontés pour moi pour que j'aie de la confiance en vous; l'amitié ne va point sans confiance et Votre Majesté m'en marque.
—Assurément, répondit le roi; mais de quoi s'agit-il? dites-le donc.
—Sire, cela ne se peut pas dire en un moment; donnez-moi une audience d'un quart d'heure et ne dites pas que je vous l'ai demandée.
Le roi promit et se retira.
Mme du Châtelet, ravie, écrit à son amant:
«Je ne sens que le plaisir de vous donner la plus grande marque d'amour qu'on puisse recevoir de sa maîtresse; je n'en rougirai jamais si vous le méritez.»
Aussitôt après le dîner, Mme du Châtelet eut l'audience qu'elle avait sollicitée. Sans s'embarrasser dans les périphrases, elle aborda nettement le sujet qui lui tenait au cœur.
—Sire, dit-elle, je vais vous confier un grand secret; mais je vis avec vous avec tant de liberté, vous me marquez tant de bonté et d'amitié, que je crois vous devoir ma confiance. Il y a quelqu'un qui est fort amoureux de moi et qui est au désespoir de ne point aller à Commercy. J'en suis si touchée que je ne puis me dispenser de vous demander de l'y mener. Vous savez qu'il n'y a point de femme qui se fâche de ce sentiment. Je vous avoue que ceux qu'il a pour moi me touchent beaucoup, et que j'ai beaucoup de chagrin de celui que ce voyage lui cause.
Le roi répondit:
—Je trouve très bon qu'il vienne me faire sa cour à Commercy; il n'a qu'à y venir.
—Mais où le logerez-vous?
—Il n'a qu'à loger chez le curé, comme à l'autre voyage, riposta le roi; d'ailleurs, ce voyage-ci sera fort court, et, ne l'ayant pas mis du commencement, cela paraîtrait singulier et ferait tenir des propos. Ces petits voyages causent mille tracasseries et sont la source de mille chipotages.
—Mais vous le mettrez des autres voyages?
—Nous verrons.
—J'espère que votre amitié pour moi vous donnera de la bonté pour lui.
—Oh! pour cela, oui.
Et Stanislas leva l'audience.
Mme du Châtelet avoue naïvement que, pendant toute cette conversation, le roi paraissait plus embarrassé qu'elle et qu'il avait l'air d'en désirer la fin.
Profitant de la permission si bénévolement accordée, Saint-Lambert accourut à Commercy, et, ainsi qu'il était convenu, logea comme d'habitude chez le curé.
Ce fut, certes, un grand bonheur pour Mme du Châtelet, mais non pas un bonheur sans mélange, car la présence de Saint-Lambert lui amena bien des ennuis. D'abord, Voltaire ne s'avisa-t-il pas d'être jaloux et de faire scènes sur scènes à la divine Émilie? Elle se défendit avec toute l'énergie d'une mauvaise conscience; mais le philosophe, qui n'était pas crédule, ne se laissa qu'à demi persuader. La paix se rétablit cependant dans ce faux ménage, mais une paix boiteuse et qui laissait la porte ouverte à de nouvelles crises.
Une autre tracasserie allait donner à Mme du Châtelet bien du souci.
Mme de Boufflers qui, jusqu'alors, avait été sa meilleure amie, qui avait pris avec tant de désinvolture sa liaison avec Saint-Lambert, soit qu'elle fût poussée par la jalousie, soit sous l'influence d'un autre sentiment, était devenue, depuis le voyage de Plombières, aussi quinteuse et désagréable qu'elle était autrefois complaisante et gracieuse; c'était à tel point qu'elle rendait la vie intolérable à son ancienne amie.
Mme du Châtelet se plaint amèrement de son caractère, de ses injustices continuelles; elle supporte tout parce qu'elle est sous sa dépendance et qu'elle peut la séparer de son ami; elle pousse même la patience jusqu'à feindre de ne rien sentir; elle continue à lui témoigner mille amabilités, à lui faire réciter ses rôles, etc., mais tout est en pure perte.
Comme, malgré leurs rencontres fréquentes, Mme du Châtelet écrit sans cesse à Saint-Lambert, nous sommes au courant des soucis de son existence:
«L'aigreur et la fureur continuent; il n'y a rien à faire avec un tel caractère que de l'éviter et de rougir de l'avoir aimé, surtout moi qui n'avais pas pour excuse l'illusion du goût et de l'amour, et qui cependant la regrette peut-être plus que vous.
«Je vais à une heure à la Fontaine Royale à cheval; vous devriez y venir. Mme de Boufflers n'en aura ni plus ni moins d'humeur. Elle ne veut aller au théâtre que pour jouer. Cela vous fera du bien et me fera un plaisir extrême. Il y a mille ans que je ne vous ai vu. Vous trouverez chez moi un morceau pour manger... Je vous adore et je vous aime enfin pour vous aimer toujours.»
Les préoccupations et les ennuis que lui donnait l'irritabilité de Mme de Boufflers furent compensés pour Mme du Châtelet par un grand bonheur. Le roi, qui était décidément très désireux d'être agréable à la marquise, finit enfin par lui donner la satisfaction qu'elle désirait. Il créa pour M. du Châtelet la charge de grand maréchal des logis de la cour avec 2,000 écus d'appointements, partageables entre le mari et la femme. En même temps, il nomma M. de Bercheny grand écuyer. Cette solution combla de joie la marquise; désormais, elle était assurée de pouvoir vivre en Lorraine, elle ne quitterait plus Saint-Lambert; bref, c'était à ses yeux le bonheur parfait. Elle écrit, ravie, à d'Argental: «Je ne puis trop me louer des bontés du roi de Pologne; assurément, je lui serai attachée toute ma vie.»
C'est pendant les derniers jours du séjour à Commercy que se place un incident tragique et comique à la fois.
Tout allait le mieux du monde: Mme du Châtelet était ravie d'avoir obtenu pour son mari la situation qu'elle souhaitait; elle était radieuse d'avoir retrouvé son cher Saint-Lambert; les fêtes succédaient aux fêtes. Il n'y avait qu'une ombre au tableau: c'étaient les mauvaises humeurs de Mme de Boufflers; mais la divine marquise avait fini par en prendre son parti.
Dans son ravissement, elle ne se contentait pas de voir Saint-Lambert chez le curé; elle l'attirait chez elle et très imprudemment ne lui ménageait pas les preuves de sa tendresse.
Un après-midi, sur le tard, elle se trouvait avec le bel officier dans un petit salon de son appartement; les persiennes mi-closes favorisaient les doux épanchements. Soit hasard, soit jalousie, Voltaire entre sans se faire annoncer; il traverse l'appartement, pénètre brusquement dans le petit salon et trouve Mme du Châtelet et Saint-Lambert dans une situation qui ne pouvait laisser le moindre doute sur la nature de leurs occupations.
A cette vue, le philosophe indigné ne peut se contenir; il accable d'invectives sa divine amie et il ne ménage pas davantage son partenaire. La marquise éperdue ne sait que répondre; mais Saint-Lambert, après un moment d'émotion, se ressaisit. Il dit à Voltaire de sortir s'il n'est pas content; que, du reste, il se tient à sa disposition et lui rendra toutes les raisons qu'il voudra.
Voltaire s'éloigne furieux, en disant à Mme du Châtelet qu'il ne la reverra jamais.
Le coup fut terrible pour le philosophe. Confiant dans sa maîtresse, dans ses quarante-trois ans, dans un long attachement et dans un commerce intellectuel qui était un grand charme pour tous deux, il se croyait à l'abri de ce vulgaire désagrément. Il avait pardonné le passé sur lequel on ne pouvait revenir, mais il entendait préserver le présent.
Il oubliait sa propre ingratitude en maintes circonstances, son indifférence quand sa vanité était en jeu, la froideur enfin de son tempérament.
Quoi qu'il en fût, Voltaire rentra chez lui au comble de l'exaspération et de la colère, et il fit aussitôt appeler Longchamp.
Sans explications, il lui ordonne de louer ou d'acheter une chaise de poste, d'y faire mettre des chevaux et de tout préparer pour un départ immédiat; il veut quitter Commercy cette nuit même.
Longchamp, qui tombe des nues et qui n'y comprend rien, croit prudent de voir d'abord Mme du Châtelet. La marquise lui recommande de se tenir tranquille et par-dessus tout de gagner du temps.
Le secrétaire revient alors auprès de Voltaire et lui affirme qu'il n'a pu, malgré tous ses efforts, trouver une chaise de poste. Il reçoit l'ordre d'aller le lendemain à Nancy en acheter une à tout prix.
Mme du Châtelet, mise au courant de l'immuable décision du philosophe, comprend que la situation est grave et qu'il faut jouer le tout pour le tout. Elle aussi est au désespoir; elle est désolée d'avoir fait de la peine à son ami, qu'elle aime toujours après tout, et puis à aucun prix elle ne veut rompre une liaison qui fait toute sa gloire. Donc elle se rend chez Voltaire qu'elle trouve couché. Elle s'asseoit familièrement sur son lit et commence des explications, des excuses assez pénibles.
Tout d'abord, elle lui soutient qu'il s'est mépris sur le plus innocent des tête-à-tête, que l'obscurité l'a trompé, qu'il a mal vu. Mais Voltaire l'interrompt brusquement: il a vu, bien vu; il est inutile d'insister.
Mme du Châtelet, puisque le mensonge ne sert à rien, prend le parti de la franchise: eh bien, oui, c'est vrai, elle a été infidèle; mais est-ce sa faute, à elle? Est-ce sa faute si elle a un cœur aimant, un tempérament ardent? Est-ce sa faute si Voltaire l'abandonne, la délaisse, ne lui donne que des satisfactions illusoires? Est-ce sa faute s'il agonise depuis des années? En réalité, n'est-ce pas une nouvelle preuve d'amour qu'elle lui donne en le ménageant? Puisque sa santé le condamne au repos, ne vaut-il pas mieux que ce soit un ami qui le remplace que tout autre? Va-t-il prendre au tragique, lui, philosophe, un accident si banal, et dont personne ne se soucie? Va-t-il de gaieté de cœur se couvrir de ridicule et briser un attachement de vingt ans? Va-t-il la réduire au désespoir pour un fait dont elle n'est pas responsable et de si peu d'importance? L'aime-t-elle moins? Mais au fond elle l'adore, elle est à lui à jamais.
Voltaire, après s'être d'abord bouché les oreilles, se laissait peu à peu frapper par la puissance de ces arguments, convaincre par cette rude logique; sa colère s'apaisait. La marquise n'avait pas fini de plaider qu'il lui tendait les bras.
—Ah! madame, dit-il, vous aurez toujours raison; mais, puisqu'il faut que les choses soient ainsi, du moins qu'elles ne se passent point devant mes yeux.
La réconciliation accomplie, Mme du Châtelet embrasse Voltaire, le supplie encore de tout oublier, et elle se retire. De là elle court chez Saint-Lambert qu'elle doit calmer à son tour, car il se prétend offensé et, conformément aux lois de l'honneur, il veut tout pourfendre, tout massacrer. A force de supplications, de tendresse, Émilie finit par lui faire entendre raison et obtenir qu'il ira faire auprès de Voltaire une démarche de conciliation. Le lendemain, en effet, Saint-Lambert, assez penaud, se présente chez le philosophe et balbutie quelques excuses; Voltaire, qui a retrouvé toute sa philosophie, ne le laisse pas achever; il l'embrasse et lui dit:
—Mon enfant, j'ai tout oublié, et c'est moi qui ai eu tort. Vous êtes dans l'âge heureux où l'on aime, où l'on plaît; jouissez de ces instants trop courts: un vieillard, un malade comme je suis, n'est plus fait pour les plaisirs.
Le soir même, le trio soupait chez Mme de Boufflers, et, à partir de ce moment, Voltaire, Mme du Châtelet et Saint-Lambert vécurent dans la plus parfaite harmonie. Voltaire composa même sur ce singulier incident de sa vie un petit acte fort badin; malheureusement il en a détruit le manuscrit [128].
Ce faux «ménage à trois», d'un accord commun, qui paraît si choquant à nos mœurs plus réservées, n'avait rien qui effrayât nos ancêtres; de même que Voltaire, le premier émoi passé, avait trouvé plaisant de composer une petite comédie sur sa mésaventure, de même Saint-Lambert ne dédaigna pas d'écrire un conte iroquois, les Deux Amis, où il vante les avantages et l'agrément de l'amour à trois.
La nouvelle est assez piquante et assez caractéristique des mœurs de l'époque pour mériter une brève description:
Deux jeunes Iroquois, Tolho et Mouza, élevés l'un près de l'autre, étaient liés par la plus étroite amitié. Non loin de leur cabane vivait une jeune fille vive, aimable et gaie, Erimée. Tolho et Mouza s'éprirent peu à peu pour elle de l'amour le plus violent. Comme ils s'aimaient trop pour se rien cacher, ils se firent bientôt l'aveu de leur passion réciproque. Cette confidence les plongea tout d'abord dans un morne désespoir, désespoir si profond qu'ils ne songeaient plus qu'à se précipiter dans le fleuve voisin, pour y trouver le repos et l'oubli éternel.
Puis, la réflexion aidant, ils en arrivèrent l'un et l'autre à une solution moins radicale.
«Pourquoi, se disait Tolho, ne pourrais-je partager les plaisirs de l'amour avec l'ami de mon cœur, l'ornement de ma vie?»
Mouza s'interrogeait de son côté: «Si Tolho goûtait dans les bras d'Erimée les plaisirs de l'amour, pourquoi mon âme en serait-elle affligée? mon âme, qui est heureuse des plaisirs de Tolho. C'est parce qu'Erimée serait à Tolho et ne serait pas à moi. Mais, si Erimée le veut, ne pouvons-nous pas être heureux l'un et l'autre. Elle serait à nous et, alors?...»
Quand Mouza fit part à son ami d'enfance de ces réflexions si sages, Tolho, frappé de leur côté pratique, ne put s'empêcher de s'écrier: «O moitié de moi-même, je sens que je puis tout partager avec toi.»
La candide Erimée, consultée, trouva que ce mariage en partie double n'avait rien qui fût de nature à l'effrayer et même par certains côtés pouvait passer pour fort avantageux; aussi loin d'élever des objections se déclara-t-elle? toute prête à l'accepter. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un vieux sachem qui passait par là fut prié de donner, sans perte de temps, la bénédiction à l'aimable et impatient trio.
Cette union tourna du reste le mieux du monde: «Erimée ne parut se refroidir ni pour l'un ni pour l'autre de ses époux; on n'a point su lequel des deux lui était le plus agréable. On a dit qu'elle était plus tendre avec Mouza et plus passionnée avec Tolho.»
Saint-Lambert termine sa nouvelle par ces quelques lignes qu'il serait dommage de ne pas citer dans toute leur candeur:
«Tous trois, après avoir passé leur jeunesse dans les plaisirs et les agitations de l'amour, jouirent de la paix et des douceurs de l'amitié. L'heureuse Erimée fut toujours vigilante, douce, attentive et laborieuse, et le modèle de la fidélité conjugale.»
Le conte iroquois parut charmant aux contemporains et imprégné d'une philosophie souriante dont personne ne songea à se choquer.
A partir des incidents de Commercy, Mme du Châtelet, Voltaire, Saint-Lambert vivent dans une intimité plus étroite que jamais, d'autant plus douce qu'ils n'ont plus rien à se cacher; ils se comblent mutuellement d'attentions délicates et de prévenances: c'est l'âge d'or!
Aussi, peu de temps après, le philosophe n'hésite-t-il pas à proclamer sa vie la plus enviable de toutes, «près de Boufflers et d'Emilie».
Il écrit au président Hénault:
Le philosophe s'est si bien résigné à son sort et il a si bien pardonné à Saint-Lambert qu'il lui adresse une délicieuse épître, où il se plaisante lui-même sur ses infortunes:
CHAPITRE XXI
Retour à Lunéville.—Voltaire et le parti dévot.—Panpan et les dames de la cour.—Représentations théâtrales.—Fermeture du théâtre.—Départ de Voltaire et de Mme du Châtelet.
Le voyage à Commercy, signalé par les graves incidents que nous venons de raconter, ne fut que de quelques jours; dès le 17 octobre, la cour était de retour à Lunéville.
Mme du Châtelet, qui n'a plus de ménagements à garder ni vis-à-vis du roi, ni vis-à-vis de Voltaire, est heureuse de sa liberté relative, et elle en profite pour jouir plus complètement de son cher Saint-Lambert; car sa passion pour lui, loin de diminuer, n'a fait qu'augmenter. Elle n'a qu'un ennui: c'est la mauvaise humeur persistante, nous pourrions dire la méchanceté de Mme de Boufflers. Cette méchanceté se manifeste sous toutes les formes et de façon incessante.
Bien que la divine Émilie et son ami se voient à tout instant, il n'y a pas de jour où la marquise n'éprouve encore le besoin d'écrire.
«Je m'éveille et ce n'est pas pour vous voir, c'est pour aller à Chanteheu. Qu'ai-je à faire à Chanteheu, puisque je suis bien résolue à ne vouloir point avoir d'obligation à une femme avec laquelle je sens que je ne pourrai pas vivre? Le bonheur de vivre avec vous est le seul que mon cœur puisse connaître, mais vous ne voudriez pas que je l'achetasse à ce prix... Je ne veux avoir d'autres chaînes que celles qui m'attachent à vous. Il y a bien peu de gens qui soient dignes qu'on leur ait obligation. J'ai aimé Mme de Boufflers assez pour ne le pas craindre, mais je ne pense plus de même. Je sens que, peu à peu, ses humeurs ont lassé mon amitié, et je suis aussi détachée d'elle que je vous suis liée invinciblement. Je vous aurai une obligation extrême de lui montrer la façon dont je pense; je n'aurai point d'aigreur avec elle, mais je sens que je n'aurai plus les mêmes manières. Mon extérieur est toujours l'image de mon cœur, quoi que vous en puissiez dire, et je ne crains pas que vous me le niez longtemps... Il me reste bien peu de temps à vous voir, mais on m'en dérobe trop. Je ne suis heureuse qu'avec vous.»
«On ne peut point écrire en l'air des choses aussi tendres que lorsqu'on a tout son loisir. D'ailleurs, j'ai l'âme fort agitée. Je vois qu'il n'y a aucune ressource avec qui vous savez et que les bons procédés ne font pas plus sur elle que la colère; je crois qu'elle les craint encore davantage. Je crois qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour éloigner le roi de moi; elle n'y a pas réussi, mais elle y réussira. Mes bons procédés ne m'ont attiré que des aigreurs; elle ne veut pas que nous passions notre vie ensemble, cela est sûr. Mais si vous m'aimez autant que vous le dites, autant que vous le devez et autant que je vous aime, nous nous en passerons bien. J'ai passé ma vie dans l'indépendance, et assurément je ne choisirai pas ses chaînes; je ne veux dépendre que de mon goût et de mes plaisirs; il n'y en a point pour moi sans vous, cela est sûr... Son aigreur, ses farces, son ton sont inconcevables, et je vous assure qu'il faut songer à ne s'en plus embarrasser et à ne s'en plus occuper.»
«Vos lettres sont charmantes, surtout la dernière. Vous avez plus d'esprit et plus de loisir que moi, mais non plus d'amour. N'ayez pas cette vanité-là, je vous prie. M. de Voltaire ne quitte pas ma chambre et ne cesse de me prêcher sur Mme de Boufflers; j'en suis excédée; je fais plus que je dois. Mais c'est assurément ce qui ne peut jamais m'arriver avec vous. Je vous dois bien de l'amour et je vous jure que je ne suis point en reste. Oui, délices de mon cœur, puisque vous voulez un nom; oui, je vous adore, je vous attends avec la plus grande impatience.»
Mme du Châtelet n'était pas seule à éprouver des tracasseries. Le philosophe lui-même avait aussi quelques ennuis. Le Père de Menoux et le parti dévot, qui avaient cru fort habile d'attirer Voltaire à la cour de Lorraine, éprouvèrent une grande déception en voyant à quel point leurs chimériques projets étaient loin de se réaliser. Non seulement la présence du philosophe et de la divine Émilie n'avait pas nui à la faveur de Mme de Boufflers; mais au contraire la domination de la favorite n'en était que plus complète, plus absolue.
Le parti dévot, fort marri de sa déconvenue, commença donc à faire campagne contre celui qu'il avait si imprudemment attiré: le Père de Menoux, en particulier, s'efforçait d'agir sur l'esprit de Stanislas, et il ne manquait pas une occasion de l'engager à se défier de Voltaire. Un jour où il lui parlait avec véhémence de l'hypocrisie du philosophe, le roi lui répondit spirituellement:
—C'est lui-même et non pas moi qu'il fait dupe du rôle qu'il joue. Son hypocrisie est du moins un hommage qu'il rend à la vertu. Et ne vaut-il pas mieux que nous le voyions hypocrite ici que scandaleux ailleurs?
On faisait courir les bruits les plus absurdes et on les colportait à l'envie pour soulever la population contre le philosophe. On racontait que la nuit les feuilles des arbres jaunissaient dans les allées du bosquet où Voltaire avait médité pendant le jour; on affirmait qu'on entendait des bruits sinistres sortir de l'appartement du réprouvé.
Tout le monde se mettait de la partie, les femmes elles-mêmes. Un jour, Voltaire se trouvait en visite chez la jolie Mme Alliot, la femme du conseiller aulique. Un orage violent étant venu à éclater, la maîtresse de la maison, fort incivilement, pria le philosophe de se retirer, parce que sa présence pourrait bien attirer le tonnerre sur la maison. Voltaire indigné lui répondit: «Madame, j'ai pensé et écrit plus de bien de celui que vous craignez tant, que vous n'en pourrez dire toute votre vie.»
Mais toutes ces petites misères ne troublaient guère le philosophe. Il se sentait si bien soutenu et défendu par le roi qu'il riait tout le premier des absurdités qui se débitaient sur son compte. Il n'en contribuait pas moins avec Mme du Châtelet à faire de la cour de Lorraine la plus agréable des cours.
Certes, Mme de Boufflers, Mme du Châtelet, Voltaire étaient les étoiles de première grandeur qui resplendissaient à Lunéville; mais il y avait encore d'autres astres de moindre importance qui contribuaient pour une très large part à l'agrément de la vie de chaque jour.
Mmes de Talmont, de Lutzelbourg, de Bassompierre, de Lenoncourt, de Cambis, Alliot, Durival, Héré, etc., sont toutes pleines d'entrain et de gaieté et forment des réunions charmantes.
Panpan, Porquet, d'Adhémar, le chevalier de Listenay, M. de Rohan, etc., leur donnent la réplique; Panpan surtout est d'une inépuisable gaieté, il est le boute-en-train de la petite cour.
Depuis les malheurs immérités qui l'ont frappé, Panpan ne connaît plus d'obstacles; s'il ne quitte plus et pour cause les régions platoniques, il n'a pas renoncé au commerce des dames, bien au contraire; il ne s'en montre que plus aimable et plus empressé. Entre les dames de la cour et lui, c'est un échange incessant d'épîtres galantes, de cadeaux, de plaisanteries. Sans cesse il offre à ses belles amies des fêtes, des réunions, des soupers; mais bien entendu il n'est pas question de jalousie. Un jour, il les convie à souper en leur adressant ces quelques vers:
Mme de Lenoncourt avait fait croire à Panpan qu'elle se nommait Jeanne et le facétieux lecteur lui adressait à tout propos ce vers de la Pucelle:
Grande est l'indignation de Panpan lorsqu'il apprend par hasard que Mme de Lenoncourt s'est moquée de lui et qu'elle s'appelle Thérèse; il lui écrit:
Panpan ayant eu un jour la singulière idée de lancer un costume jaune du plus fâcheux effet, Mme de Cambis lui demande d'y renoncer. Panpan, qui n'aime pas à contrister les dames, s'exécute aussitôt en adressant à la jeune femme ce galant madrigal:
Panpan ne se borne pas à donner des fêtes aux dames; il les comble de cadeaux. Son amie, sa très chère amie, Mme Durival, ayant eu l'imprudence de parler devant lui de flambeaux dont elle a grande envie, Panpan s'empresse de les lui envoyer:
Mme Durival veut répondre dans la même langue, mais elle a plus de bonne volonté que de facilité. Panpan, qui est un puriste, la plaisante sur son inexpérience tout en lui décochant un compliment flatteur:
Panpan, nous l'avons dit, était resté dans la plus étroite intimité avec Mme de Boufflers. Il avait conservé pour elle non pas une simple affection, mais un véritable culte. Elle n'avait pas d'ami plus dévoué, plus attaché. Dans tous ses vers, dans toutes ses lettres, le nom de la charmante femme revient sans cesse; on voit, on sent qu'il l'adore toujours. Pas un anniversaire ne se passe sans qu'il lui adresse des vers. Elle-même éprouve toujours pour lui la plus tendre, la plus fidèle amitié. En 1746, Panpan reconnaissant lui envoie ce bouquet:
L'affection si profonde qu'il éprouve pour la mère, il l'a reportée sur la fille, sur la «divine mignonne»; il comble l'enfant de cadeaux et de marques d'affection.
Un jour il lui apporte deux petits amours de porcelaine, accompagnés de ces vers:
Si Mme de Boufflers est charmante pour son ancien ami, Voltaire n'est pas moins aimable pour son modeste «confrère en Apollon»; il saisit avec empressement toutes les occasions de lui montrer son estime et son amitié. En 1748, il lui offre ses ouvrages avec cette dédicace:
Panpan très touché des attentions de son Idole, ne manque jamais l'occasion de lui témoigner sa gratitude:
Depuis que l'on est de retour à Lunéville, les fêtes se succèdent sans interruption. Mme du Châtelet, qui est infatigable, fait marcher de front les comédies, l'opéra, les lectures, les travaux astronomiques, ses amours, etc.
Voltaire n'est pas moins actif. Il compose des madrigaux pour les dames, il refait Sémiramis, il écrit l'histoire de la guerre de 1741; enfin, il travaille nuit et jour, sans trêve ni repos.
Il ne perd pas une occasion d'adresser au roi et à la favorite d'aimables compliments.
Non content de tous ces travaux divers, le poète compose encore de petites pièces destinées au théâtre de la cour et qui doivent être interprétées par la troupe «de qualité.»
Mme de Boufflers, Mme du Châtelet, Mme de Lutzelbourg, Mme de Lenoncourt, le vicomte de Rohan, Panpan, Saint-Lambert, etc., contribuent à l'éclat des représentations. Tous ont dû accepter des rôles, et ils s'en tirent non sans éclat.
«Depuis que je suis ici, écrit Mme du Châtelet, je n'ai fait que jouer l'opéra et la comédie. Votre ami nous a fait une comédie en vers et en un acte qui est très jolie, et que nous avons jouée pour notre clôture. J'ai joué aussi l'acte du feu des Éléments [129], et je voudrais que vous y eussiez été, car, en vérité, il a été exécuté comme à l'Opéra.»
Voltaire ne se contente pas de faire des comédies, il en joue. On lui demande d'interpréter des rôles, et le poète, qui adore les planches, ne se fait pas trop prier. Il profite de l'occasion pour couvrir de louanges son hôte bienfaisant.
Voici le compliment qu'il débite à Stanislas et à la princesse de la Roche-sur-Yon après avoir joué le rôle de l'assesseur dans l'Étourderie [130]:
Mais le poète n'adresse pas uniquement ses louanges aux grands de la terre; les interprètes qui se distinguent ont droit aussi à ses éloges. Mlle de la Galaizière ayant, joué à ravir le rôle de Lucinde dans l'Oracle [131], reçoit ces vers charmants:
Cependant, cette succession de plaisirs, d'opéras, de comédies devait avoir une fin. On ne peut toujours s'amuser. Et puis, ne faut-il pas avant tout respecter les lois de l'Église? A l'approche de l'Avent, Stanislas décide que les spectacles vont cesser.
Voltaire s'incline devant la volonté royale; la troupe «de qualité» donne une dernière et brillante représentation, et, à la fin du spectacle, le poète, entouré de tous les interprètes, s'avance sur le devant de la scène et, parlant à Stanislas, lui adresse ce compliment:
Les représentations étant terminées, Voltaire charmait encore son hôte en lui faisant lecture de ses travaux. Il poursuivait toujours l'histoire de la guerre de 1741 et venait d'achever l'épisode relatif aux derniers malheurs de la maison des Stuart. Un jour, il donnait lecture à la cour assemblée d'un passage des plus pathétique. L'émotion était générale, car on ne pouvait entendre l'historien sans se rappeler les propres et cruelles infortunes de Stanislas. Et puis, ne savait-on pas que la princesse de Talmont, qui assistait à la lecture, au premier rang, était la maîtresse du prince Édouard? La lecture fut interrompue par l'arrivée du courrier. L'indignation, la stupeur furent générales quand on apprit qu'en vertu du traité conclu avec l'Angleterre, le prétendant venait d'être arrêté à la sortie de l'Opéra. Il avait fallu en arriver aux pires extrémités; le prince, saisi par les archers, avait été enfermé à Vincennes, puis conduit hors du royaume.
Stanislas, saisi de pitié et n'écoutant que son cœur, envoya aussitôt un courrier au prince exilé pour lui offrir un asile dans ses États.
Les derniers temps du séjour en Lorraine sont attristés par des querelles assez fréquentes entre Saint-Lambert et Mme du Châtelet. Cette dernière se plaint sans cesse de la froideur de son amant; elle l'accuse de la délaisser, de l'oublier, tant et si bien que la séparation allait presque devenir un soulagement pour tous les deux:
«Me laisser envoyer deux fois chez vous sans m'écrire, me voir à quatre heures quand je vous demande de venir à une heure, et cela en me mandant que vous vous portez bien, c'est me dire assez comment vous pensez pour moi après la façon dont vous m'avez quittée hier au soir. Il faut partir pour Paris et nous séparer à jamais. Je ne sais ce qui arrivera demain; mais je puis tout supporter, hors la façon indigne dont vous me traitez.»
«Vous m'avez traitée si froidement aujourd'hui; vous avez eu l'air si peu occupé de moi; vous avez si peu songé à chercher des expédients, à m'en demander, à m'en parler, à vous en plaindre; vous m'avez si peu regardée; enfin, je suis si excessivement mécontente de vous que je me console bien aisément de ne pouvoir vous ouvrir la porte de la maréchale; je me repens seulement de vous l'avoir proposé et de l'avoir imaginé; je suis une indigne créature de vous en avoir parlé; je sens tout mon tort et je n'en aurai plus de cette espèce. Je suis bien heureuse que vous ayez de si mauvais procédés avec moi à la veille de mon départ; j'en serai plus heureuse à Paris. Je suis bien persuadée que vous n'avez pas tenté de venir ce soir et je ne vous écrirais pas si je ne voulais pas vous faire voir que je me suis aperçue de votre conduite et qu'elle fait sur moi l'effet qu'elle y doit faire.»
Cependant, avant de se rendre à Paris, Mme du Châtelet avait des intérêts qui la rappelaient à Cirey, des bois à visiter, des contestations à terminer; il fut décidé que l'on y passerait les fêtes de Noël. Voltaire et la divine Émilie prirent congé de Stanislas et de sa cour le 20 décembre.
Les adieux avec Saint-Lambert furent déchirants naturellement: toutes les querelles étaient oubliées; on ne se rappelait plus que les heureux moments. On se promit de s'écrire beaucoup, et au besoin plusieurs fois par jour, et de se retrouver très prochainement.
CHAPITRE XXII
(1749)
Séjour à Cirey, de décembre 1748 à février 1749.—Séjour à Paris, de février à avril 1749.—Séjour à Trianon, du 14 au 28 avril 1749.
Mme du Châtelet et Voltaire prirent donc la route de Cirey.
On arriva à Châlons à huit heures du matin; mais la marquise avait gardé si mauvais souvenir de cette ville, qu'elle ne voulut même pas s'y arrêter, et l'on se rendit directement à la maison de campagne de l'évêque, qui était un de leurs amis.
Le prélat, qui avait en séjour quelques invités, fit aussitôt servir un plantureux déjeuner. La conversation devint des plus gaies. Mme du Châtelet, très animée, proposa une partie de comète ou de cavagnole; on accepta et l'on se mit incontinent à la table de jeu. Cependant, neuf heures et demie avaient sonné, heure fixée pour le départ. Les chevaux étaient à la porte et les postillons s'impatientaient. Après une heure d'attente, comme la partie de comète battait son plein, on fit dire aux postillons de s'en aller, et de revenir à deux heures.
A deux heures, ponctuellement, on entendait claquer les fouets; mais, hélas! on avait recommencé une nouvelle partie, et la marquise, qui perdait, ne voulait pas entendre parler de départ.
En attendant, la pluie tombait à verse, et les postillons criaient, juraient, menaçaient de tout abandonner; à la fin, on finit par les installer ainsi que leurs chevaux dans les écuries du château. Ce n'est qu'à huit heures du soir qu'on put arracher la marquise à sa table de jeu.
On arriva à Cirey le 24 décembre. Mais tout à coup Mme du Châtelet, qui dans la vie ordinaire était toujours vive et de bonne humeur, devint rêveuse, sombre, taciturne. Surpris de ce changement, que rien en apparence ne motivait, Voltaire essaya d'en connaître la cause. Ce fut d'abord en vain. Cependant, à force d'insistance et de prières, il finit par arracher à la marquise son douloureux secret: elle lui confia qu'elle avait de graves inquiétudes, et qu'à certains symptômes elle avait tout lieu de se craindre dans une situation intéressante.
La position était d'autant plus délicate que, depuis de longues années, elle n'avait plus avec son mari que de simples relations d'amitié. Comment sortir honorablement de ce pas difficile?
L'occasion était unique pour Voltaire d'accabler son imprudente amie, de se désintéresser d'un incident auquel il n'avait aucune part et de dire à la divine Émilie de se tirer de là comme elle pourrait. Mais il avait le cœur trop généreux pour agir ainsi. Touché aux larmes de la détresse et des angoisses de Mme du Châtelet, il n'eut qu'une idée: lui venir en aide et apaiser ses inquiétudes. Il s'y employa avec autant de zèle que s'il eût été l'auteur responsable du désastre.
Très sagement, le philosophe conseilla de faire venir le principal intéressé et de voir avec lui à quel parti il convenait de s'arrêter: c'était bien le moins qu'il aidât la marquise à sortir de l'embarras dans lequel il l'avait placée.
Ainsi fut fait, et Saint-Lambert, mandé en toute hâte, arriva à Cirey.
On peut deviner ce que furent les conférences entre Mme du Châtelet, Voltaire et Saint-Lambert; elles ne manquèrent assurément ni de piquant, ni de saveur. Enfin, après un long examen de la situation, le singulier trio ne trouva que deux solutions possibles:
La première était de dissimuler la grossesse, de disparaître pendant quelques mois, et d'accoucher en cachette. Mais que de difficultés! Et on restait toujours à la merci d'une indiscrétion.
La seconde était d'attribuer à M. du Châtelet ce qui juridiquement lui appartenait. Mais, si pour le public la chose était facile, il n'en était pas de même vis-à-vis du marquis.
C'est cependant à ce dernier parti que les trois amis s'arrêtèrent comme le plus convenable, et Voltaire qui avait l'habitude des comédies fut chargé d'organiser le scénario.
Donc, Mme du Châtelet écrit à son mari, qui était alors à Dijon, de venir promptement à Cirey, qu'un procès est menaçant, que sa présence peut tout arranger; que, de plus, elle a à lui remettre une forte somme d'argent pour subvenir aux frais de la prochaine campagne. Cette dernière perspective ne laisse pas le marquis insensible, et il accourt à Cirey, où il est reçu avec de grandes démonstrations de joie; Mme du Châtelet, Voltaire, Saint-Lambert, quelques seigneurs des environs qu'on a conviés à faire un séjour, tout le monde s'empresse autour du châtelain et lui fait fête. Dans la journée, on chasse, on parcourt les bois, on visite les fermiers; le soir, on fait grande chère, on sert des vins généreux, la bonne humeur est générale; on cause chasse, pêche, chiens, chevaux, c'est-à dire qu'on choisit de préférence les sujets chers à M. du Châtelet, et chaque fois qu'il prend la parole, tout le monde l'écoute avec déférence.
Charmé d'un succès auquel il n'est pas habitué, le marquis en profite pour raconter ses campagnes. D'autre part Voltaire, qui dans cette comédie joue le premier rôle, étourdit toute la société par les contes les plus drôles et les plus divertissants; la marquise, placée auprès de son mari, porte une toilette des plus suggestives.
Dès le second soir, le marquis, grisé par ses propres paroles, par le bruit, par le vin, perd à peu près la raison.
Grand fut son étonnement de se réveiller le lendemain matin, les fumées du vin dissipées, dans la propre chambre de son épouse, tendrement couché auprès d'elle. Elle lui expliqua, en rougissant, qu'elle avait dû céder à ses instances, et il le crut d'autant plus volontiers, qu'il n'avait plus le moindre souvenir de ce qui s'était passé.
La même charmante existence se prolongea pendant trois semaines au milieu de plaisirs toujours renouvelés et de la gaieté générale. A ce moment, la marquise avoua timidement à son mari qu'elle éprouvait d'étranges symptômes et qu'elle ne serait pas autrement surprise si elle était appelée quelques mois plus tard à lui donner un nouvel héritier.
A cet aveu, M. du Châtelet pensa s'évanouir de joie; puis, après avoir tendrement embrassé sa chère épouse, il courut annoncer la bonne nouvelle à Voltaire, à Saint-Lambert et à tous les amis qui se trouvaient dans le château. Tout le monde le félicita de cet heureux événement; puis ce fut au tour de la marquise de recevoir les compliments de son entourage.
De grandes réjouissances eurent lieu à Cirey en l'honneur de cette maternité si imprévue et M. du Châtelet les présidait avec une fierté bien légitime.
La comédie imaginée par Voltaire et ses amis réussit donc à merveille. Seuls quelques esprits malveillants se permirent de trop faciles plaisanteries.
Quelqu'un disait: «Quelle diable d'idée a donc pris à Mme du Châtelet de coucher avec son mari?»
—«Vous verrez, répondit-on, que c'est une envie de femme grosse.»
Cette délicate négociation heureusement terminée, la réunion des deux époux n'avait plus de raison d'être; M. du Châtelet retourna donc à son corps, Saint-Lambert partit pour Nancy rejoindre son régiment, Voltaire et la divine Émilie firent leurs préparatifs pour regagner Paris.
Depuis que l'on avait quitté Lunéville, Voltaire entretenait avec Stanislas une correspondance assez suivie. Dès la fin de décembre, il avait écrit au roi pour lui envoyer ses vœux de nouvel an. En même temps, il lui parlait avec colère d'un pamphlet où on le vilipendait [132]:
«C'est un livre imprimé au fond de l'enfer», répond le roi qui prend part à la juste indignation de son ami; mais en même temps il l'engage à se mettre au-dessus d'aussi basses attaques, «l'envie effrénée n'attaquant que le mérite. Mieux vaut, lui dit-il, mépriser la noirceur des malhonnêtes gens et se contenter d'être estimé des gens d'honneur».
Voltaire n'envoie pas au roi seulement des pamphlets; il lui soumet également ses dernières productions [133].
«Memnon m'a endormi bien agréablement, lui répond le monarque, et j'ai vu dans un profond sommeil que la sagesse n'est qu'un songe.»
Mais le roi ne veut pas être en reste de politesse avec son ami, il soumet à son appréciation un opuscule qu'il vient de terminer:
«Je vous envoie le Philosophe chrétien qui a été continué depuis votre départ. Memnon dira bien qu'il y a de la folie de vouloir être sage; mais, du moins, il est permis de se l'imaginer. Ce philosophe ne mérite pas un moment de votre temps perdu pour le parcourir, mais il connaît votre indulgence pour se présenter devant vous. Faites-lui donc grâce en faveur du bonheur qu'il cherche et que vous lui procurerez si vous le jugez digne de vous occuper un moment...» (5 février 1749.)
Stanislas envoya aussi le Philosophe chrétien à sa fille qui lui répondit que l'ouvrage était d'un athée, et qu'elle y reconnaissait la main de Voltaire. Ce dernier, auquel le propos fut rapporté, s'indignait fort d'être soupçonné de collaboration à un livre qui, disait-il, n'était pas écrit en français.
Entre Stanislas et Voltaire, c'est un échange perpétuel de bons procédés et de gracieux compliments, et comme les petits cadeaux entretiennent l'amitié, le philosophe fait envoyer à son confrère couronné quelques friandises du bon faiseur parisien.
«Nous mangeons vos bonbons tout notre saoul, écrit le prince reconnaissant; vos soins à nous les envoyer en font la plus agréable douceur.»
La marquise elle-même écrit souvent au monarque, et Stanislas lui répond très fidèlement. Il lui mande le 17 février 1749:
«Je vous rends mille grâces, ma chère marquise, du compte que vous me rendez de ce que vous faites. J'envie le bonheur de tous les lieux où vous vous trouvez. J'espère avoir le plaisir de vous rejoindre immédiatement après Pâques; Mme l'Infante m'en donnera le temps. Jusqu'à ce moment, le carême me deviendra bien mortifiant. J'ai réfléchi sur ce que M. d'Argenson [134] vous a dit. Si vous ne faites rien avant mon arrivée, je crois que la gloire me reviendra, quand j'y serai, d'effectuer ce qu'on vous a promis. Du moins, j'y emploierai tous mes soins et tout l'empressement que vous me connaissez pour tout ce qui vous intéresse. Soyez-en, je vous en conjure, persuadée, car, en vérité, je suis de tout mon cœur, votre très affectionné
«Stanislas.
«A M. de Voltaire
«P.-S.—Je n'ai pas le temps, mon cher Voltaire, de vous écrire aujourd'hui. Je me réduis à cette apostille pour vous dire que je viens d'exécuter ce que vous avez demandé au philosophe [135] par sa bonne amie, et de vous embrasser cordialement.»
Le 17 février, Voltaire et Mme du Châtelet se réinstallent à Paris.
Pendant que Voltaire est absorbé par des préoccupations littéraires, Mme du Châtelet mène l'existence la plus remplie, la plus agitée; elle revoit ses amis; va dans le monde, à la cour; soupe tous les soirs en ville; entre temps, elle travaille à son ouvrage sur Newton, qu'à tout prix elle veut achever avant ses couches. Sait-on jamais ce qui peut arriver!
Son existence serait heureuse si elle n'était empoisonnée par les soupçons, les inquiétudes que lui inspire la conduite de Saint-Lambert. Elle le trouve froid, indifférent; elle s'imagine que sa grossesse l'a détaché d'elle, qu'il est las de cet amour si violent, qu'il n'attend qu'un prétexte pour rompre une liaison qui lui est à charge. Elle est jalouse, non plus seulement de Mme de Boufflers, mais aussi de Mme de Mirepoix, de Mme de Bouthillier, de Mme de Thianges.
Du côté de Mme de Boufflers, ses préoccupations ont d'autant plus de raison d'être que la liaison de la marquise et du vicomte subit un refroidissement évident. D'Adhémar est véhémentement soupçonné d'infidélité. Mme de Boufflers ne va-t-elle pas profiter de l'isolement de Saint-Lambert, pour reprendre son empire sur lui et le replonger dans ses fers?
Pourquoi, au lieu d'être à Nancy, reste-t-il toujours à Lunéville, si ce n'est parce que la marquise l'y attire et l'y retient?
Cette pensée torture Mme du Châtelet; elle prend en horreur l'amie qu'elle aimait si tendrement; elle la croit capable des pires noirceurs. Ses lettres, tantôt tendres, tantôt violentes, toujours passionnées, reflètent lamentablement son état d'âme.
«Je joue un singulier rôle, il faut que j'aie bien de la vertu; l'envie d'être digne de vous et du moins de me faire regretter, si vous ne pouvez plus m'aimer, me soutient.
«On quitte le vicomte pour vous enlever à moi; je ne puis plus en douter que par l'excès de la folie avec laquelle je vous aime. Le vicomte veut partir et c'est moi qui l'en empêche, de peur de perdre quelqu'un qui m'a arraché le bonheur de ma vie, et qui a employé tant d'art, de noirceur et de manège pour vous détacher de moi, et qui y est enfin parvenu...
«Je passe ma vie à pleurer votre infidélité et à cacher mes larmes à qui pourrait me venger... Pour m'en récompenser, vous me faites mourir de douleur, moi et ce qui doit vous être cher. Vous pouvez tout finir d'un mot, et vous me le refusez. Ce mot est que vous m'aimez, mais si vous ne m'aimez plus, ne me le dites jamais...»
Comment peut-il la trahir pour une femme qui lui a fait tant d'outrages, dont le cœur est si peu fait pour le sien! Comment peut-il la sacrifier à la faveur!
Ce qu'il y a de plus pénible, c'est la contrainte à laquelle Mme du Châtelet se trouve condamnée et la violence qu'elle doit se faire pour dissimuler ses sentiments secrets. En apparence, elle est toujours au mieux avec Mme de Boufflers, et elle lui écrit par chaque poste.
Alors qu'elle devrait l'accabler de reproches, elle ne lui laisse voir que l'amitié la plus tendre. C'est un véritable supplice.
Si Mme du Châtelet était vindicative, elle pourrait, d'un mot, tout finir. Elle n'aurait qu'à mettre le vicomte au courant de ce qui se passe, il partirait sur-le-champ. Que deviendrait Mme de Boufflers devant ce témoin embarrassant?
L'existence de la divine Émilie est donc fort triste. Outre les maux et les incommodités de son état, elle n'a pas une minute de tranquillité. Elle écrit tous les jours à Saint-Lambert, souvent plusieurs fois par jour; elle écrirait, même s'il ne devait pas lire ses lettres, pour avoir la consolation de lui parler et de confier au papier ses peines, ses inquiétudes et les transports de son cœur. Ses lettres interminables sont un tissu d'incohérences, de reproches, de tendresses, de menaces et de marques d'amour.
«Je sens que je vous excède de mes lettres», lui mande-t-elle naïvement; mais elle continue de plus belle à l'en accabler.
«Je vous ai écrit vingt-trois lettres, et je n'en ai reçu que onze. Ce serait bien autre chose, si on comptait par page!...»
«J'aime mieux mourir que d'aimer seule; c'est un trop grand supplice...»
Elle lui réclame son portrait; mais, «s'il le renvoie, il lui portera un coup mortel».
«Pourquoi faut-il que vous m'aimiez moins, parce que je vous adore davantage? Seriez-vous de ceux que l'amour refroidit?...»
De temps à autre, cependant, il y a dans la correspondance une note gaie. Entre deux reproches, la marquise fait à son amant cette confidence amusante:
«M. du Châtelet n'est pas si affligé que moi de ma grossesse; il me mande qu'il espère que je lui ferai un garçon.»
Mais Saint-Lambert n'a-t-il pas la fâcheuse idée de retourner à Lunéville! Qu'y va-t-il faire? Les soupçons, les inquiétudes de la marquise reprennent plus violents que jamais.
«Dimanche.
«Je n'ai point de lettre de vous aujourd'hui. Cela est abominable. Cela est d'une dureté et d'une barbarie qui sont au-dessus de toute qualification, comme la douleur où je suis est au-dessus de toute expression. Ne soyez pas excédé de mes lettres; si je n'en reçois pas par la première poste, je ne vous écrirai plus.
«Ma grossesse augmente encore mon désespoir; cependant, je me conserve comme si la vie m'était chère.»
Les récriminations entre les deux amants continuent incessantes et chaque jour plus âpres, plus pénibles.
Saint-Lambert, qui évidemment a assez de cette liaison, cherche tous les prétextes pour soulever des querelles. Quand les lettres qu'il reçoit sont froides, il en manifeste beaucoup d'humeur et il ne ménage pas les reproches; quand elles sont tendres, il n'y répond même pas.
Puis il se pique de jalousie. Il reproche amèrement à Mme du Châtelet de l'oublier et tantôt d'être en coquetterie avec le chevalier de Beauvau, tantôt avec le comte de Croix. Il en paraît même si affecté qu'il la menace nettement d'une rupture.
La pauvre femme répond tristement:
«Comment pourrais-je vous oublier? Cela m'est impossible, quand même vous m'y forceriez. Comment pourrais-je vous négliger? Vous êtes le commencement, la fin, le but et le sujet continuel de toutes mes actions et de toutes mes pensées.
«Tous mes sentiments sont durables; croyez-vous que les impressions que m'ont faits vos soupçons, votre dureté, l'idée que vous avez pensé à me quitter, que vous me l'avez écrit, que vous avez risqué ma santé et ma vie, et cela sans aucun fondement, sans que j'eusse le moindre tort, même sans me le dire, car ce n'est qu'à la troisième lettre que vous êtes entré en explications; croyez-vous, dis-je, que tout cela soit effacé?... Vous avez bien à réparer avec moi; ne négligez pas de fermer les plaies de mon cœur... Vous m'avez tellement déchirée, vous paraissez vous en repentir si peu, vous ne paraissez pas même l'avoir senti.»
Mais si Saint-Lambert est détaché d'elle, les sentiments de Mme du Châtelet sont restés immuables et elle rendra le bien pour le mal; elle fera tout au monde pour l'homme qu'elle a aimé, qu'elle aime toujours passionnément. Le roi de Pologne doit venir prochainement à Trianon; les nouvelles assiduités de Saint-Lambert auprès de Mme de Boufflers ont dû certainement lui donner de l'humeur et lui rendre ses soupçons anciens; elle fera tout au monde pour les dissiper: «Votre bonheur et votre fortune sont la seule manière de me consoler de votre perte», lui dit-elle.
Cependant, la marquise a besoin de connaître les véritables sentiments de Saint-Lambert, car il lui faut prendre des mesures et des arrangements pour ses couches; les fera-t-elle à Paris ou à Lunéville?
«C'est à vous de décider de mon sort. Je ne sais que penser de vos deux dernières lettres. Êtes-vous détaché de moi? Je ne le croirai que quand vous me l'aurez bien répété, et je sens que, si vous me le répétez, je ne m'en consolerai jamais. Mais je sais que l'amour et le goût ne se raniment point et je pleure en secret l'erreur de mon cœur.»
La pauvre femme s'humilie, elle demande pardon d'une lettre violente qu'elle a écrite: «Il est impossible, ajoute-t-elle, que vous n'ayez pas démêlé dans la fureur qui y régnait tout l'amour qui l'avait dictée.»
Saint-Lambert daigne pardonner et écrire un peu plus tendrement; aussitôt la marquise, ravie, oublie tous ses griefs; elle se croit aimée de nouveau; elle se calme, s'apaise et naturellement elle se décide à faire ses couches à Lunéville, ce qu'elle souhaite par-dessus tout.
Mais ce n'est pas tout de le désirer, il faut encore en avoir la permission; et comment l'obtenir sans la bienveillante intervention de Mme de Boufflers? Elle se décide alors à avouer à son amie une situation qu'elle lui a jusqu'à ce jour soigneusement dissimulée:
«Paris, jeudi 3 avril 1749.
«Eh bien, il faut donc vous dire mon malheureux secret, sans attendre votre réponse sur celui que je vous demandais: je sens que vous me le promettez et que vous le garderez, et vous allez voir qu'il ne pourra se garder encore longtemps.
«Je suis grosse, et vous imaginez bien l'affliction où je suis: combien je crains pour ma santé et même pour ma vie; combien je trouve ridicule d'accoucher à quarante ans [136], après en avoir été dix-sept sans faire d'enfants; combien je suis affligée pour mon fils. Je ne veux pas encore le dire, de crainte que cela n'empêche son établissement, supposé qu'il s'en présentât quelque occasion, à quoi je ne vois nulle apparence...
«Personne ne s'en doute, il y paraît très peu: je compte cependant être dans le quatrième et je n'ai pas encore senti remuer; ce ne sera qu'à quatre mois et demi. Je suis si peu grosse que, si je n'avais pas quelques étourdissements ou quelques incommodités, et si ma gorge n'était fort gonflée, je croirais que c'est un dérangement.
«Vous sentez combien je compte sur votre amitié et combien j'en ai besoin pour me consoler et pour m'aider à supporter mon état. Il me serait bien dur de passer tant de temps sans vous et d'être privée de vous pendant mes couches! Cependant, comment les aller faire à Lunéville et y donner cet embarras-là? Je ne sais si je dois assez compter sur les bontés du roi pour croire qu'il le désirât et qu'il me laissât le petit appartement de la reine que j'occupais; car je ne pourrais accoucher dans l'aile [137] à cause de l'odeur du fumier, du bruit et de l'éloignement où je serais du roi et de vous. Je crains que le roi ne soit alors à Commercy et qu'il ne voulût pas abréger son voyage; j'accoucherai vraisemblablement à la fin d'août ou au commencement de septembre au plus tard.
«J'ignore quels sont les projets du roi pour ses voyages; il me serait bien dur de passer encore huit mois sans vous et peut-être plus; car, avec le temps de mes couches, cela ira au moins à huit mois, et, pour peu qu'il me restât la moindre incommodité, je ne pourrais au commencement de l'hiver entreprendre un si grand voyage en relevant de couches; ce sera un des temps de ma vie où notre amitié sera la plus agréable et la plus nécessaire et où les bontés du roi me seront de la plus grande consolation. Il me semble bien dur de m'en priver; j'espère que vous ne le souffrirez pas. Vous voyez cependant combien de considérations doivent m'arrêter; je ne veux point abuser des bontés du roi pour moi ni de votre amitié. M. du Châtelet veut que j'accouche à Lunéville, ou du moins le désire fort; je le désire plus que lui, mais c'est à vous de voir si cela est possible et convenable; c'est à vous de me dire si vous le désirez, si le roi le désire et ce que vous me conseillez.
«Si je dois accoucher à Lunéville, j'y retournerai à la fin de mai ou au commencement de juin, parce que je risquerai moins alors. Je ne crains point le voyage, j'irai doucement; je ne me suis jamais blessée, je suis très forte. Rien ne me serait plus malsain que de me passer de vous. Décidez donc de mon sort et, si vous voulez qu'il soit heureux, faites que je sois avec vous. J'attendrai votre réponse avec impatience. Vous direz au roi tout ce que vous voudrez; je mets mon sort entre vos mains.
«Je compte que je trouverai en Lorraine un bon accoucheur et une bonne garde. Il serait bien cher d'accoucher à Paris, et bien triste d'y accoucher sans vous.»
En prévenant Saint-Lambert de la lettre qu'elle envoyait à Mme de Boufflers, la marquise ajoutait:
«Je prie Mme de Boufflers de faire de ma confidence un usage convenable et utile, et je lui avoue tout ingénument que je serais au désespoir d'accoucher ici. Elle a le cœur bon dans le fond, mais je crois que la meilleure finesse est de n'en point avoir... Il est certain que je suis incapable de soutenir l'idée d'accoucher ici et d'y accoucher sans vous, et que, si je n'en mourais pas, la tête m'en tournerait et que je suis capable de mille extravagances.» (3 avril.)
Par malheur, le roi de Pologne venait d'être fort souffrant et le moment était mal choisi pour l'entretenir de la requête de la divine Émilie.
Une nuit, Stanislas avait été pris par des douleurs violentes, résultat d'une forte indigestion, et son état avait été un moment si inquiétant que son entourage avait été fort alarmé. Il se remit peu à peu, cependant; mais le bruit de sa maladie s'était répandu, et la Gazette de Hollande avait même annoncé qu'il était au plus mal.
A cette nouvelle Voltaire, qui était attaché au roi par les liens de la reconnaissance et de la plus vive amitié, fut très profondément affecté; il s'empressa de lui écrire pour lui exprimer tous ses vœux et lui dire les tendres sentiments dont son cœur était plein.
A peine rétabli, le roi remercie le philosophe:
«Je serais, mon cher Voltaire, au désespoir si je me trouvais aussi embarrassé à répondre à vos sentiments pour moi qu'à la production de votre incomparable génie; car il n'y a ni vers, ni prose qui soient capables de vous exprimer combien je suis sensible à tout ce que vous me dites. Toute mon éloquence est au fond de mon cœur. C'est par son langage que vous connaîtrez ma façon de m'expliquer pour vous marquer ma reconnaissance de la part que vous avez prise à ma légère incommodité et pour vous assurer combien je suis de tout mon cœur à vous.
«Stanislas, roi.»
En avril, le roi de Pologne vint faire à Trianon un de ses séjours habituels. Il était accompagné du duc Ossolinski, du marquis de Boufflers et de M. de la Galaizière.
Mme du Châtelet, qui avait mille raisons pour lui faire sa cour et le quitter le moins possible, vint s'installer à Trianon auprès de lui. Elle espérait que cette marque d'attachement ne passerait pas inaperçue et que le roi, déjà préparé par Mme de Boufflers, lui accorderait au château de Lunéville le petit appartement de la reine qu'elle avait déjà occupé et qu'elle souhaitait de nouveau très vivement.
Le roi, en effet, fut charmé de revoir la divine Émilie, charmé de jouir de sa société. Elle passait avec lui toutes les matinées et dînait en sa compagnie à midi.
Tous les jours, entre deux et trois heures, le roi se rendait à Versailles auprès de sa fille et il restait avec elle jusqu'à cinq heures et demie. A ce moment, il descendait chez Mlle de la Roche-sur-Yon qui, elle aussi, était venue à Versailles pour le voir plus facilement, et ils jouaient à la comète. Marie Leczinska favorisait ces entrevues, dans l'espoir que son père se déciderait enfin à épouser la princesse, et qu'il renoncerait ainsi à Mme de Boufflers. Mais le vieux roi faisait la sourde oreille et les instances de sa fille ne pouvaient le faire départir de banales relations de politesse. A sept heures, il retournait à Trianon.
Quant à Mme du Châtelet, après avoir dîné avec le roi, elle se met au travail, et ne sort pas. Tout le jour, toute la nuit, elle reste plongée dans ses chiffres, avec l'espérance d'avancer son travail, et par suite son départ. Elle ne perd pas un moment. Elle sacrifie tous les plaisirs, elle ne voit plus ses amis, elle ne soupe même plus.
Sa santé, tant par suite de sa grossesse que des inquiétudes qui l'assiègent, est mauvaise; elle a des maux de cœur et des maux de tête incessants, et elle a dû se faire saigner à plusieurs reprises.
De nouveaux soucis viennent encore s'ajouter à ses préoccupations de travail et de santé. A peine Saint-Lambert a-t-il appris le départ de Stanislas qu'il est allé s'établir à Lunéville. Pourquoi, si ce n'est pour faire la cour à Mme de Boufflers?
Ce n'est pas tout encore. Soit par fantaisie, soit pour rompre plus aisément une liaison qui lui pèse, Saint-Lambert ne s'est-il pas avisé de vouloir prendre du service actif et de solliciter un poste de son grade dans un régiment de grenadiers?
Cette idée affole la marquise et la trouble jusqu'au fond de l'âme. «Prendre ce parti ou me quitter, c'est la même chose», dit-elle. Elle écrit à Saint-Lambert des lettres désolées et indignées; elle lui fait une description effrayante de ces grenadiers, où personne ne veut entrer, où personne ne veut rester, où l'on n'a pas de congés, etc., etc. S'il y entre, c'est la perte certaine de sa fortune et le malheur de sa vie. C'est «se casser le cou».
Elle lui dit avec colère: «Quel que soit le parti auquel vous vous arrêterez, cela m'a fait connaître votre cœur et voir à quoi vous me sacrifiez et dans quel temps et dans quelles circonstances! Je serais cependant assez faible pour vous le pardonner, mais croyez que je ne pourrai jamais l'oublier.»
L'égoïsme de Saint-Lambert est si exorbitant, si excessif qu'il en arrive à chercher querelle à sa maîtresse parce qu'elle fait venir des robes de Lorraine, dans le cas où elle ferait ses couches à Paris. Après des mois d'une patience méritoire, Mme du Châtelet finit par être exaspérée de pareilles exigences, et elle écrit:
«De quel droit osez-vous vous fâcher que je fasse venir mes robes d'été et exiger que j'accouche en Lorraine, vous qui n'êtes pas sûr de ne pas quitter la Lorraine pour toujours dans un mois, et qui seriez déjà à votre garnison en Flandre sans le refus du prince de Beauvau? Quoi, vous êtes assez personnel pour trouver mauvais que je ne m'engage pas irrévocablement à faire mes couches à Lunéville, et cela pour que j'y sois en cas que vous y restiez, et que je courre le risque d'y accoucher sans vous! Peu vous importe où je fasse mes couches si vous n'êtes pas à Lunéville. Vous voulez bien avoir la liberté de vous séparer de moi pour toujours, si c'est votre avantage; mais vous ne voulez pas que je reste ici quinze jours de plus, si ma santé ou mes affaires l'exigent. Oh! vous en voulez trop aussi! Je ne m'arrange pas pour partir ni le 20 ni le 25 de mai, ni jamais, que vous ne soyez décidé sur ces grenadiers, et votre indécision (que dis-je? ce n'est pas vous qui êtes indécis, puisque vous les demandez à cor et à cri) devrait me décider si j'avais un peu de courage.»
Malgré tout, malgré ses légitimes griefs, malgré l'ingratitude qu'il lui témoigne en cherchant à quitter la Lorraine, Mme du Châtelet s'occupe encore de la fortune de son ami et elle cherche, par tous les moyens, à l'empêcher de partir. Elle n'a pas perdu l'espoir de reconquérir son cœur, et elle met en jeu toutes les influences dont elle dispose pour lui obtenir un régiment en Lorraine: le régiment de Thianges.
Le prince de Beauvau, Mlle de la Roche-sur-Yon, Mme de Boufflers elle-même, sont sollicités tour à tour. Mais les difficultés sont grandes: Mlle de la Roche-sur-Yon prend l'affaire avec tant de nonchalance! il y a tant de faiblesse, de pusillanimité dans l'amitié du prince! Mme de Boufflers a le cœur excellent; mais elle ne met de chaleur à rien: «Il faudrait du courage, de l'obstination et on n'a rien de tout cela.» C'est Mlle de la Roche-sur-Yon qui est chargée d'intervenir auprès du roi. Mais au premier mot Stanislas, qui n'a pas pardonné à Saint-Lambert ses assiduités près de la favorite, déclare qu'il a de l'aversion pour lui, et il manifeste une telle humeur que la princesse n'ose pas recommencer.
Mme du Châtelet en est arrivée à un si profond degré de chagrin qu'elle envisage désormais avec calme la conduite de Mme de Boufflers et les soupçons plus ou moins justifiés que la jalousie lui inspire:
«Tout ce que Mme de Boufflers m'a écrit sur votre sujet, et sur votre fortune en dernier lieu, la manière dont elle sent et partage mes peines sur cela, ont resserré les liens qui m'attachent à elle, et, si vous me quittez pour elle, je pourrai bien en mourir, mais je ne la haïrai jamais. Je ne lui cache point combien je suis indignée de la facilité avec laquelle vous avez embrassé cette prétendue ressource des grenadiers, et de l'indifférence avec laquelle vous vous êtes résolu à vous séparer de moi pour toute votre vie. Je lui ouvre mon cœur, cela est impossible autrement; vous en abuserez tous deux si vous voulez...
«Mme de Boufflers met des grâces dans les choses qu'elle fait que je n'y mettrais jamais; je suis tout étonnée, et assurément je dois l'être, que son amitié délicieuse ne vous tienne pas lieu de moi et de tout. Vous me quitterez pour elle en vous le reprochant; vous ne me tenez plus que par reconnaissance...
«Je ne sais ce que je vais chercher en Lorraine, je ne sais ce que j'y ferai; je sais qu'il faut que je sois dans le même lieu que vous. Je ne suis sûre, dans toute ma vie, que de deux choses: je ne haïrai jamais Mme de Boufflers et je n'aurai jamais d'amitié pour vous.»
A la fin d'avril, toujours de Trianon, elle écrit encore. Mais cette fois sa raison l'a abandonnée; elle est dévorée de jalousie et ne le cache plus:
«Mme de Boufflers me fait l'éloge de votre amour pour moi. Je devrais en être bien aise, je lui en sais gré et cependant tout m'est suspect de ce côté-là. Ma tête est un chaos de contradictions. Si elle ne fût venue que cet hiver, je l'aurais quittée.
«Cette phrase est toujours dans mon esprit. Vous êtes bien cruel d'avoir troublé le bonheur que je trouvais à vous aimer si tendrement. Vous ne connaissez pas tout ce que vous m'avez ôté.
«... Vous aurez vu bien de l'humeur dans mes dernières lettres; je me suis bien consultée et bien examinée; je vous trompais et me trompais moi-même quand je vous disais que le soupçon était loin de mon cœur; je ne puis être tranquille tant que vous serez à Lunéville en mon absence. Si ce soupçon détruit votre goût, il flétrit le mien, et assurément mes soupçons sont autrement fondés que les vôtres. Rien ne peut nuire plus à vos affaires que d'être à Lunéville quand le roi arrivera... Passez trois semaines à Nancy de suite, si vous voulez retrouver mon cœur...»
Du reste, tout le monde est persuadé qu'il est raccommodé avec Mme de Boufflers, que le vicomte est quitté; tout le monde le dit. Il faut à tout prix qu'il parte pour Nancy. Cela seul donnera à Mme du Châtelet la tranquillité, le bonheur, et le calme auxquels elle a droit.
La marquise avait profité de son séjour à Trianon pour obtenir de Stanislas tout ce qu'elle voulait et elle n'avait qu'à se louer des procédés du roi à son égard:
«Je sais jusqu'où va mon crédit, dit-elle; il n'a jamais été plus grand et le roi ne m'a jamais marqué tant d'amitié. Il veut absolument que je fasse mes couches à Lunéville; il dérangera tous ses projets pour y être. Il me laisse l'appartement. Je suis bien honteuse de penser que cela dépend de tout autre chose.
«Le roi de Pologne prétend que je suis ravie d'être grosse, et que j'aime déjà mon enfant à la folie; il est vrai que depuis que je suis sûre d'accoucher à Lunéville, je suis bien moins fâchée de mon état. Le roi est charmant pour moi. S'il savait tout ce qu'il gâte par une injuste obstination, il me ferait l'aimer autant que je le dois; mais comment le lui pardonner? Je ne le connais injuste qu'en ce point.»
Cependant Stanislas avait terminé son séjour à Paris. Le 28 avril, cédant aux instances de sa fille, il se rendit à Vauréal [138], chez Mlle de La Roche-sur-Yon, où il passa vingt-quatre heures, et le lendemain il reprenait la route de la Lorraine. Mme du Châtelet se réinstallait aussitôt à Paris, où la rappelaient Voltaire et ses occupations littéraires.
CHAPITRE XXIII
Séjour à Paris, du 28 avril au 26 juin 1749.
A peine arrivée à Paris, Mme du Châtelet reprend sa vie de travail acharné. Elle n'a d'autre distraction que d'écrire à Saint-Lambert et à Mme de Boufflers; elle entretient avec cette dernière une correspondance des plus suivies: il est si important de ménager la favorite, qui peut lui faire tant de bien ou tant de mal, suivant qu'elle sera pour ou contre elle! Aussi lui prodigue-t-elle les protestations d'amitié, protestations sincères malgré tout, car si la marquise est toujours inquiète de son amie, si elle redoute son empire sur Saint-Lambert, l'affection a fini par l'emporter sur la jalousie; elle souffre toujours, mais elle pardonne.
Rien de ce qui touche Mme de Boufflers ne la laisse indifférente. Un jour elle apprend que la fille de son amie, «la divine mignonne», est tombée gravement malade. Aussitôt elle prodigue à la mère les témoignages du plus affectueux intérêt. Elle est au désespoir de n'être pas près d'elle, quand elle la sait triste et inquiète; elle voudrait partir, elle se montre l'amie la plus tendre et la plus attachée.
Enfin, l'enfant se rétablit et Mme du Châtelet s'en réjouit comme s'il s'agissait de sa propre fille.
Ces émotions ont ravivé, dans le cœur de la marquise, toutes les douleurs de l'éloignement:
«C'est alors, écrit-elle à son amie, que notre séparation me devient insupportable et je vous jure qu'elle m'est toujours amère et que vous êtes d'une nécessité indispensable pour mon bonheur.»
Puis elle lui parle de ses projets, de son désir de la rejoindre et des bontés que le roi a pour elle:
«Je m'arrange pour partir le plus tôt que je pourrai.
«Je vous ai mandé que le roi me laissait le petit appartement de la reine; il ferme le grand et j'en suis bien aise... Il m'a promis un petit escalier dans la chambre verte pour aller dans le bosquet, ce qui me sera fort utile dans mon dernier mois, où il me faudra me promener, malgré que j'en aie. Ce pourra même être, tout l'été, le passage du roi pour venir chez moi; de son perron il n'y aura qu'un pas...»
Mme du Châtelet est à ce point en confiance avec Mme de Boufflers qu'elle lui raconte tous ses menus incidents de famille ou de ménage. Son fils n'a pas beaucoup goûté cette grossesse imprévue:
«Depuis quelque temps, dit-elle, je suis moins contente de lui; je ne sais s'il m'aime autant qu'il le devrait. Il n'a pas trop bien pris ma grossesse, et il se donne les airs de n'être pas content des deux mille écus de rente que je lui ai arrangés; pour peu qu'il continue, je lui ôterai la pension de deux mille quatre cents livres que je lui fais, et le laisserai avec son régiment et sa charge. Autant j'aurais fait pour lui par amitié, autant je ferai peu pour une âme intéressée.»
Comme il est en résidence à Lunéville, elle recommande à Mme de Boufflers de le surveiller et, au besoin, de le morigéner.
Puis la marquise a changé de femme de chambre; elle a été obligée de mettre dehors la Chevalier [139]. Celle qui la remplace est «d'une adresse charmante et du service du monde le plus agréable, mais c'est une des plus grandes p... qu'on ait jamais vues». Il est vraiment impossible de la garder; elle va la remplacer par une personne «qui ne sait pas attacher une épingle, mais qui sait gouverner en couches», et au moins ce n'est pas «une espèce».
La marquise termine sa lettre par cette phrase pleine de tendresse:
«Vale et me ama; tu eris semper deliciæ animæ meæ.»
Les deux dames sont dans une intimité si confiante que la divine Émilie est chargée de la mission la plus délicate. Mme de Boufflers l'a priée de surveiller le vicomte d'Adhémar, et de lui dire ce qu'elle en pense. La marquise est dans un cruel embarras; elle n'aime pas le vicomte qu'elle trouve sot, déplaisant, tracassier; elle en dirait volontiers du mal; elle souhaiterait même «qu'il soit quitté à la première occasion»; mais, d'un autre côté, si Mme de Boufflers reste sans amant, ne va-t-elle de nouveau revenir à Saint-Lambert? Enfin, Mme du Châtelet, après bien des hésitations, rend hommage à la vérité et écrit à son amie cette phrase assez ambiguë:
«J'éclaire la conduite du vicomte le plus qu'il m'est possible; je ne le crois pas d'une fidélité bien exacte, mais je crois aussi qu'il n'y a rien qu'il aime autant que vous.»
Mme du Châtelet n'était pas seulement chargée de surveiller d'Adhémar, c'est elle qui faisait l'office de boîte aux lettres. Naturellement, Mme de Boufflers et son amant éprouvaient le besoin de s'écrire. Le faire ouvertement eût été trop dangereux, et il avait fallu recourir à un intermédiaire; jusqu'alors c'était le digne abbé Porquet qui avait rempli cet office. Il y eut des inconvénients; une lettre fut perdue: «or, cela n'est point bon à égarer», et il fut décidé qu'à l'avenir Mme de Boufflers enverrait ses missives amoureuses à Mme du Châtelet, qui les remettrait elle-même au vicomte. Ce dernier, qui écrivait aussi par toutes les postes, lui confierait les réponses; Mme du Châtelet les enverrait à l'aimable Panpan qui, fidèle à son rôle si plein d'abnégation, les porterait secrètement à Mme de Boufflers. De cette façon les convenances seraient sauvées, la morale sauvegardée, et tout se passerait le mieux du monde, au nez et à la barbe de Stanislas. Ainsi fut fait, et cette poste clandestine fonctionna à merveille.
Malgré tout, malgré son intimité avec Mme de Boufflers, Mme du Châtelet n'est pas en sécurité, elle craint toujours une trahison possible de Saint-Lambert. Sa correspondance est toujours pleine de contradictions, et d'incohérences. Si Saint-Lambert reste quelques jours sans écrire, la pauvre femme en perd la tête:
«11 mai.
«Point de lettre de vous aujourd'hui; voilà qui est affreux! Ce n'est pas pour me rendre la confiance et la tranquillité d'esprit nécessaires à la vie que je mène. Imaginez, si vous pouvez, ce que c'est que d'être du jeudi au dimanche à attendre une lettre et que cette lettre n'arrive point! Tous mes soupçons alors me reprennent et je suis très malheureuse quand la réflexion se mêle d'examiner votre conduite.
«Je vous avais toujours mandé qu'au retour du roi j'exigeais que vous fussiez à Nancy; il est bien singulier que cette garde à remplacer se trouve précisément placée dans le mois du retour du roi... Le hasard vous sert toujours bien singulièrement pour m'inquiéter...»
Elle fait tout au monde pour abréger le temps de leur séparation et pour pouvoir partir le plus tôt possible: elle s'est séquestrée absolument, elle ne sort plus, ne voit plus personne, ne fait que des A et des B.
«Savez-vous la vie que je mène depuis le départ du roi? Je me lève à neuf heures, quelquefois à huit. Je travaille jusqu'à trois heures, je prends mon café à trois heures. Je reprends le travail à quatre heures. Je le quitte à dix heures pour manger un morceau, seule. Je cause jusqu'à minuit avec M. de Voltaire qui assiste à mon souper, et je reprends le travail à minuit jusqu'à cinq heures.»
Mais, pour mener cette vie-là, au moins faudrait-il avoir l'esprit tranquille et il ne cesse de l'agiter.
Heureusement, jusqu'à présent, sa santé se soutient merveilleusement.
«Je suis sobre, dit-elle, et je me noie d'orgeat, cela me soutient. Mon enfant remue beaucoup et se porte, à ce que j'espère, aussi bien que moi...»
Ce qui désole la marquise, c'est l'indifférence de Saint-Lambert: elle, qui n'a même pas le temps de manger et de dormir, écrit des lettres interminables; lui n'a rien à faire, et il ne trouve même pas le temps de griffonner quatre lignes tous les trois jours.
«Et vous vous vantez d'aimer, lui dit-elle. Moi, je vous aime à la folie, et c'est bien une folie, mais c'est pour ma vie.»
Ces reproches ne produisant aucun effet, la marquise se fâche enfin:
«Je suis bien sotte, moi, de me tuer pour partir plus tôt.
«Si vos inégalités, si vos froideurs, si les contradictions et les obscurités de votre conduite continuent, je ne prendrai pas le parti de rester ici; mais d'incertitude en incertitude j'attraperai le huitième mois, temps où il ne me sera plus possible de partir quand je le voudrai.»
Elle lui déclare nettement qu'elle ne donnera les ordres définitifs, qu'elle ne préviendra M. du Châtelet que quand elle sera contente de lui, de sa conduite, de son amour, de son impatience. Si elle n'est pas satisfaite de sa réponse, elle exigera une nouvelle lettre, et, comme il faut huit ou dix jours pour échanger une missive, le mois de juin arrivera. Or, si elle n'est pas à Lunéville le 1er juillet, qui est le huitième mois, elle ne partira pas. Après tout, c'est peut-être ce qu'il désire.
Enfin, elle termine sa lettre par ce trait du Parthe:
«Le vicomte n'a pas reçu de lettre; vous l'avez peut-être reçue pour lui.»
Cependant Saint-Lambert a souvent des besoins d'argent; il est cousu de dettes et il a, à ses trousses, toute une meute de créanciers; quand il est serré de trop près, il n'hésite pas à recourir à l'influence de son amie; déjà, à plusieurs reprises, il a obtenu, par son intermédiaire, cinquante louis du roi de Pologne; quand Stanislas fait la sourde oreille, c'est à la propre bourse de Mme du Châtelet que le brillant officier fait appel; dans ce cas il veut bien, pour un instant, faire trêve à ses mauvais procédés et il redevient aimable et tendre.
Justement, en ce moment, il est assez vivement pourchassé, et cette détresse pécuniaire lui donne un accès de tendresse inusitée. La pauvre Mme du Châtelet, qui n'est plus habituée à ces galants propos, exulte littéralement:
«18 mai.
«Non, il n'est pas possible à mon cœur de vous exprimer combien il vous adore, l'impatience extrême où je suis de me rejoindre à vous pour ne vous quitter jamais...
«Que votre lettre du 12 est tendre! Qu'elle m'a fait éprouver de plaisir! Que j'en avais besoin! Il y avait huit jours que je n'avais reçu de vous que des lettres de bouderies.
«Ne me reprochez pas mon Newton; j'en suis assez punie. Je n'ai jamais fait de plus grand sacrifice à la raison que de rester ici pour le finir. C'est une besogne affreuse et pour laquelle il faut une tête et une santé de fer. Je ne fais que cela, je vous jure, et je me reproche bien le peu de temps que j'ai donné à la société depuis que je suis ici. Quand je songe que je serais actuellement avec vous!
«Je vous aime à la folie, je vous le dis trop, je vous le montre trop, et vous en abusez...
«Vous savez la manière dont le roi me traite et que la certitude de mes couches à Lunéville ne dépendait plus que de vous. Votre lettre d'aujourd'hui achève de me décider.»
Bien entendu, devant les marques d'attachement de son amant, Mme du Châtelet efface de son cœur tout sentiment de jalousie:
«Non, je n'ai plus de soupçons, je n'ai plus que de l'amour; il vous est si aisé de me les ôter, ces soupçons, que vous êtes bien coupable de me les laisser. C'est en m'écrivant des lettres tendres que vous les détruirez.»
Et comme on ne saurait trop faire pour un amant si passionné, non seulement elle lui envoie les cinquante louis qu'il lui a demandés et qu'elle a dû emprunter à M. de Paulmy; mais elle continue à remuer ciel et terre pour lui faire obtenir le régiment de M. de Thianges, qui n'en demande que deux cents louis; elle trouvera bien moyen de les lui procurer s'il est nécessaire.
Elle met de nouveau en mouvement tous ses amis, Mme de Boufflers, Mlle de la Roche-sur-Yon. Elle songe même à faire intervenir le prince de Craon, auquel le roi ne saurait rien refuser.
Quant à M. de Beauvau, elle ne lui demande plus rien parce qu'elle en sait l'inutilité: «Il faut être toujours bien avec lui, dit-elle assez aigrement; jouir des grâces et de la facilité de son commerce, et n'en rien attendre.»
Mais il faut que Saint-Lambert agisse en personne, et la marquise est devenue si confiante qu'elle lui mande elle-même: «Allez à Lunéville et chauffez Mme de Boufflers pour ce régiment. Je vous assure que cela est très vraisemblable, très possible, très faisable... Allez à Lunéville, je l'exige; j'aime trop Mme de Boufflers pour la priver du plaisir de vous voir.»
Malheureusement Mme de Boufflers venait justement de quitter la Lorraine pour aller voir sa famille en Toscane, et il n'y avait pas lieu de recourir à ses bons offices, au moins pour le moment.
Stanislas, attristé de sa solitude momentanée, écrivait à son ami Voltaire:
«Commercy, 1749.
«Mme de Boufflers, mon cher Voltaire, en partant précipitamment pour aller voir monsieur son père, m'a chargé de vous renvoyer votre livre. Je sacrifie l'empressement que j'ai eu de le parcourir à la nécessité que vous avez de le ravoir, espérant que vous me le communiquerez quand vous pourrez. Vous savez comme je suis gourmand de vos ouvrages.
«Me voilà seul! Les agréments de Commercy ne remplacent pas le plaisir d'être avec ses amis; aussi je me prépare à le quitter bientôt. Je voudrais que Mme du Châtelet, que j'embrasse tendrement, employât le temps de l'absence à faire ses couches, et la retrouver sur pieds.
«Je vous embrasse, mon cher Voltaire, de tout mon cœur.
«Stanislas, roi.»
Le séjour de Mme de Boufflers en Toscane fut assez court. De là elle se rendit à Paris où sa belle-mère l'appelait pour remplir ses devoirs à la cour. Elle y arriva le 7 juin. Stanislas avait obtenu pour elle, on se le rappelle, une place de dame surnuméraire auprès de Mesdames. Elle n'avait pas encore été présentée en cette qualité et il était convenable d'accomplir au plus tôt cette formalité.
Mme du Châtelet est doublement ravie de revoir l'amie pour laquelle elle a repris toute son ancienne tendresse, et qu'elle aime cent fois mieux près d'elle qu'à Lunéville. A peine débarquée, Mme de Boufflers accourt. La divine Émilie rend compte à Saint-Lambert de leur entrevue avec une candeur et une naïveté vraiment touchantes: tous les soupçons se se sont envolés; il n'y a plus de place dans son cœur que pour l'amour et l'amitié.
«Elle est venue chez moi à midi, nous ne nous sommes quittées qu'à huit heures, et assurément le temps ne m'a pas duré. Nous avons toujours, en vérité, presque toujours parlé de vous; elle a enchanté mon cœur, je l'en aime mille fois davantage. Elle dit que vous m'aimez passionnément, que vous le lui disiez sans cesse... Je lui ai dit à quel point je vous adorais, que je m'en étais quelquefois repentie, que j'avais espéré vous aimer faiblement, mais que ce n'était pas une âme comme la vôtre qu'on pouvait aimer faiblement; que j'avais eu des torts, mais que mon amour les avait bien réparés et qu'il me serait impossible d'en avoir à présent quand je le voudrais; que je vous aimais passionnément; que je craignais que vous ne m'aimassiez moins, que la moindre diminution dans votre goût me rendrait malheureuse—enfin après le plaisir de vous voir, il y a longtemps que je n'en ai eu de plus vif.
«Je ne soupçonnerai jamais Mme de Boufflers. Je me suis reproché tout ce que je vous ai écrit sur cela. Je ne veux point empoisonner mon amitié pour elle. Si jamais elle m'ôtait votre cœur, vous seriez apparemment de moitié. Je veux m'abandonner sur cela à votre amour et à son amitié, et je sens que, quelque chose que vous me fassiez l'un et l'autre, je vous aimerai toujours tous deux. Vous voyez déjà ma confiance dans la manière dont je vous parle d'elle. J'ai un goût naturel si vif pour elle que, pour peu qu'elle y mette du sien, je l'aimerai à la folie. Elle est charmante pour moi depuis son retour.»
Bien entendu il fut question entre les deux amies du fameux vicomte d'Adhémar et de ses fredaines. Mme de Boufflers avoua très ingénument qu'elle aimait encore le vicomte, bien qu'elle eût à se plaindre de lui; mais elle avoua non moins ingénument que si elle le revoyait, elle ne pourrait résister et que l'entrevue se terminerait par un raccommodement.
Comme Mme du Châtelet craint toujours de perdre l'amant qu'elle adore, tout est pour elle sujet à inquiétude et à tourments; à peine rassurée d'un côté, elle tremble de l'autre. Ne vient-elle pas d'apprendre que Saint-Lambert a l'étrange prétention de convertir Mme de Bassompierre, la propre sœur de la favorite? De quoi se mêle-t-il, en vérité?
«Mais savez-vous que Mme de Boufflers m'a inquiétée sur la Bassompierre; elle dit que vous ne la quittez pas et que vous voulez la convertir; voilà assurément un beau projet, et quand elle le sera, qu'en ferez-vous? Elle est fort digne, je vous assure, de rester comme elle est; mais vous seriez bien indigne d'y penser. Je ne crois pas que votre cœur pût jamais être de la partie. Mais aussi je compte trop sur votre probité pour vouloir me tromper sur cela, et je vous jure que vous aimant passionnément, sentant que je ne puis être heureuse qu'avec vous, il me serait impossible d'empêcher qu'une infidélité ne détruisît entièrement mon goût.
«Ne croyez pas que Mme de Boufflers ait voulu faire une malice; elle ne m'en a parlé qu'à cause du danger des sermons, mais j'ai été tout de suite au fait. Je sais qu'elle a du goût pour vous et vous un peu pour elle. C'est assez pour m'inquiéter.»
Mme de Boufflers doit passer un mois à Versailles, à Marly et à Vauréal chez la princesse de la Roche-sur-Yon. Saint-Lambert, qui est décidément dans une phase d'amour, manifeste une grande inquiétude et craint que le retour de Mme du Châtelet n'en soit retardé. «Ne vous troublez pas à ce sujet, lui répond Mme du Châtelet, l'insupportable marquis est là [140] et par conséquent de toutes façons Mme de Boufflers et moi, nous reviendrons chacune de notre côté.»
Cette tendre préoccupation de son amant touche au dernier point la divine Émilie qui ne trouve pas de termes assez vifs pour exprimer son attendrissement:
«Dimanche.
«Non, la plus aimable créature qui respire, non, ne croyez pas que Mme de Boufflers ni personne au monde puisse me retarder d'une seconde. Je vous assure que je vous sacrifie ma santé; mais tout ce que je refuse, tout ce que je ne fais pas, ne sont pas des sacrifices. Il faut, en vérité, que je sois de fer; mais l'amour me donne bien du courage.
«Je vous adore et je suis dévorée de l'impatience la plus vive. Je me flatte toujours de partir... Il est important que je puisse finir mon livre; mais voilà la dernière fois de ma vie que j'aurai quelque chose à faire qui ne sera pas vous.
«Je vous le répète, je ne connais qu'un bonheur: c'est de passer tous les moments de ma vie avec vous quand vous m'aimez ou du moins quand vous me le montrez. Vous enflammez mon cœur et je ne vois plus que vous dans la nature. Votre cœur charmant, tel que vous me le montrez dans vos deux lettres que je viens de recevoir à la fois, est pour moi la pierre précieuse de l'Évangile. Je veux tout sacrifier pour en jouir, pour le conserver; je m'arrange pour ne pas revenir ici que vous ne m'en pressiez pour y venir avec moi; car si vous ne vous dégoûtez pas de moi par la continuité de la jouissance et par l'inaltérabilité de mes sentiments, vous n'auriez pas sur moi le crédit de me faire vous quitter un moment.
«Savez-vous que quand vous m'aimez comme vous m'aimez par cette poste, quand vous faites goûter à mon cœur le seul bonheur digne d'être désiré, j'en suis quelquefois affligée. Je dois accoucher dans trois mois et j'aurais trop de regrets à la vie si........
«Je ne fais ici que des x, et malgré le retard de mon départ, il me restera encore bien des choses à faire là-bas.
«Je ne vois plus d'apparence du voyage de Mme de Boufflers. Elle me traite délicieusement et je l'aime autant que je la crains, ce qui est bien rare.
«Adieu. Voilà comme on écrit quand on aime comme je fais. Adieu. Je vous adore. Mon âme se détache pour vous aller trouver. Je crois que je mourrai de joie quand je vous reverrai, si je vous retrouve tel que je vous ai laissé.»
Dans son impatience de la revoir, Saint-Lambert a même proposé à son amie de venir à cheval au-devant d'elle. Touchée aux larmes d'un procédé si délicat et d'un empressement si inattendu, Mme du Châtelet refuse parce qu'elle redoute pour son ami la trop grande chaleur; mais elle lui écrit:
«Croyez que rien n'est perdu pour la sensibilité de mon cœur, mon cher amant, bonheur de ma vie.
«Si je voulais vous exprimer combien je vous aime, il faudrait que je fisse des expressions qui pussent vous rendre les emportements de mon âme, car elles ne sont pas encore trouvées.»
Avant de revenir en Lorraine, Voltaire et Mme du Châtelet doivent faire un court séjour à Cirey; M. du Châtelet, qui est décidément un mari incomparable, offre à Saint-Lambert de venir avec lui au-devant de la marquise jusqu'à Troyes, et de l'accompagner à Cirey. A cette nouvelle, la marquise ne peut s'empêcher de s'écrier naïvement: «Mon Dieu, que M. du Châtelet est aimable de vous avoir offert de vous amener!»
Mais ce n'est pas tout de venir; il faudrait que le chevalier de Listenay fût du voyage; on le prierait d'occuper Voltaire et le mari pendant qu'elle-même et Saint-Lambert fileraient le parfait amour. Si le chevalier ne peut venir, il faut avoir recours à l'obligeant Panpan qui, lui, se chargera bien de cette mission de confiance!
La divine Émilie apprend en même temps que son fils a l'intention de venir également au-devant d'elle. Mais elle n'en veut à aucun prix! Il est indispensable que Mme de Boufflers le retienne à Lunéville sous un prétexte quelconque, comédie, service, ou tout autre. Mon Dieu, qu'en feraient-ils à Cirey! Il ne pourrait que les gêner.
Enfin, dernière recommandation, et non des moins pressantes, de l'impatiente marquise: si la cour doit aller à Commercy, il faut que Saint-Lambert prévienne bien vite le curé d'avoir à préparer, comme d'habitude, le nid qui abrite leurs amours.
Cependant la perspective d'un tête-à-tête avec M. du Châtelet ne paraît pas sourire à Saint-Lambert. Si la marquise, par accident, était retenue à Paris, que deviendrait-il, lui, seul avec le mari? Ce serait gai!
La marquise riposte, indignée, qu'il n'a qu'à amener le chevalier ou Panpan, comme elle le lui a déjà recommandé, et que du reste la chance de la revoir dix ou douze jours plus tôt, peut bien lui faire risquer un tête-à-tête ennuyeux. Comment peut-il hésiter!
Enfin l'heure du départ sonne. Au moment de quitter Paris, la marquise écrit une dernière lettre:
«Avant de partir.
«Je n'ai point eu de lettre de vous aujourd'hui et mon cœur nage dans la joie. Je ne fais pas un pas qui ne m'annonce mon départ. Je dis adieu à tout le monde avec une joie délicieuse, même aux gens que je croyais aimer le mieux. Il n'y a pas une de mes démarches ou de mes actions qui ne tende à me rapprocher de vous... Je laisserai mon livre imparfait, mais il faut que je me rejoigne à vous ou que je meure. Je vous adore, je vous aime avec une passion et un emportement que je crois que vous méritez et qui font mon bonheur.» #/
La marquise sera le 25 à Troyes, le 26 à Bar-sur-Aube, le 27 à Cirey. Elle espère bien retrouver son amant à Bar-sur-Aube: «Je crois que je mourrai de joie en vous revoyant; il faudra cependant nous contraindre!»
CHAPITRE XXIV
(1749)
Juin à septembre.—Séjour à Lunéville.—Sombres pressentiments de Mme du Châtelet.—Querelle entre Voltaire et M. Alliot.—Dernières lettres de Mme du Châtelet.—Son accouchement.—Sa mort.—Désespoir de Voltaire.—La bague de cornaline.—Obsèques de Mme du Châtelet.—Départ de Voltaire.
Mme du Châtelet et Voltaire font un court séjour à Cirey du 27 au 30 juin; puis ils vont rejoindre Stanislas et Mme de Boufflers à Commercy et ils y séjournent jusqu'au 16 juillet.
L'existence est toujours la même qu'auparavant, toujours aussi gaie, aussi bruyante; les plaisirs dramatiques sont un peu délaissés, étant donné l'état de Mme du Châtelet; mais on se rattrape sur la comète, plus en vogue que jamais. Voltaire, qui ne peut se dispenser d'y jouer, y perd tout ce qu'il veut et il enrage contre cette passion malencontreuse de son hôte.
Pour se consoler il écrit Catilina, Electre, et il fait de temps à autre des lectures à ses amis.
Saint-Lambert, de son côté, veut donner la mesure de ses talents; il commence à écrire le fameux poème des Saisons, dont il parle depuis si longtemps, et il vient de temps à autre soumettre à Voltaire, qui le comble d'encouragements, le fruit de ses veilles.
Un nouveau personnage, et non des moindres, figure dans la petite cour, c'est le prince Charles-Édouard. Déjà son père, sous le règne du duc Léopold, avait trouvé un asile en Lorraine. Stanislas n'avait pas voulu se montrer moins libéral que son prédécesseur, et, nous l'avons vu, il avait offert au fils, chassé de France, une généreuse hospitalité. Le prince est arrivé à Lunéville dans les premiers mois de l'année 1749 et il y réside «incognito», bien qu'étant de toutes les fêtes, jusqu'en 1751. La nuit il oubliait ses malheurs auprès de sa chère maîtresse, la princesse de Talmont.
Il n'y a pas d'incidents marquants à signaler pendant les mois de l'été 1749. Mme du Châtelet et ses amis vivent dans l'attente du grave événement qui se prépare. Stanislas, Mme de Boufflers redoublent d'attentions et d'amabilités pour la marquise. Voltaire, qui pourrait bien montrer quelque rancune, est au contraire le plus attentif des amis. Il a le cœur si bon, si généreux! Il a tout pardonné! Saint-Lambert lui-même, soit pitié, soit remords, s'efforce de manifester quelque tendresse à son amie.
Mais ni les distractions dont on l'entoure, ni l'affection de l'homme qu'elle aime, rien ne peut venir à bout de l'invincible mélancolie qui peu à peu a envahi Mme du Châtelet. Elle qui est douée d'un esprit si viril, d'une âme si énergique, est assaillie de sombres pressentiments et elle ne peut s'en défendre. C'est en vain que ses amis cherchent à lui montrer l'inanité de semblables inquiétudes, elle y revient sans cesse, et cette triste pensée qui la poursuit devient bientôt pour elle une idée fixe. Elle est si persuadée que sa fin est prochaine qu'elle prend toutes ses dispositions en conséquence: elle fait son testament, elle brûle beaucoup de lettres, place sous scellés celles qui lui rappellent les heures les plus douces de sa vie et qu'elle n'a pas le courage de détruire; enfin elle travaille avec passion au Commentaire qu'elle ne veut pas laisser inachevé.
C'est dans ce déplorable état moral qu'elle passe les mois de juillet et d'août, cherchant à oublier, à s'étourdir de toutes façons, mais sans succès. Tous ses amis déplorent sa nervosité, mais la mettent sur le compte de son état; personne ne se préoccupe, pas plus Mme de Boufflers que Voltaire, que Saint-Lambert. Comment s'inquiéteraient-ils d'un événement aussi naturel, aussi simple qu'un accouchement?
Pendant l'été de 1749, les visites sont nombreuses à la cour. Le 11 juin, arrive le maréchal de Saxe qui se rend à Dresde. Stanislas fait grand accueil au fils de son heureux rival; il le comble de marques d'estime et de considération. Quand le maréchal s'éloigne, il est si satisfait qu'il promet de s'arrêter encore à son retour. Et, en effet, le 10 août, il passe vingt-quatre heures à Commercy auprès du roi.
En juillet, on voit arriver successivement le cardinal de La Rochefoucauld et l'évêque de Carcassonne qui se rendent à Plombières; le maréchal et la maréchale de Belle-Isle; enfin, le prince et la princesse de Craon.
L'un et l'autre commencent à sentir le poids des ans, et ils veulent finir leurs jours dans leur chère Lorraine; le prince abandonne sa vice-royauté de Toscane, toutes ses dignités, et, après un court séjour à Vienne pour remercier l'Empereur, il arrive à Lunéville le 24 juillet avec la princesse.
Il se rend aussitôt à Commercy pour saluer le roi; puis il va s'installer dans son magnifique château d'Haroué, qu'il compte bien ne plus quitter. Ceux de ses enfants qui sont en Lorraine, le prince de Beauvau, Mme de Boufflers et son mari, Mme de Bassompierre, quittent immédiatement la cour et viennent passer quelque temps près de leurs parents.
Dès le 16 juillet, Mme du Châtelet, pour laquelle les déplacements commencent à devenir difficiles, a quitté Commercy pour aller s'établir à Lunéville; Voltaire et Saint-Lambert l'ont accompagnée. Quant à Stanislas, il est resté à Commercy qu'il ne quittera pas avant le 12 août.
A la fin d'août une querelle ridicule éclate entre Voltaire et l'intendant du roi, M. Alliot. Voltaire a toujours fait ses efforts pour être en bons termes avec l'intendant; mais celui-ci, qui est du parti dévot, s'est toujours maintenu dans une réserve hostile dont les flatteries et les grâces du poète n'ont pu le faire sortir. Donc le philosophe, qui est fort exigeant et qui est toujours disposé à croire qu'on n'a pas pour lui les égards qui lui sont dus, trouve qu'on le laisse manquer des objets les plus nécessaires à l'existence. Quand il est indisposé, il se fait servir dans sa chambre et à son heure. Quelquefois le service en souffre et Voltaire s'en plaint très vivement. Ses réclamations verbales n'ayant pas produit l'effet qu'il en espérait, le 29 août au matin, il perd patience et il écrit à M. Alliot:
«Lunéville, 29 août 1749, à 9 heures du matin.
«Je vous prie, monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me faire savoir si je puis compter sur les choses que vous m'avez promises, et s'il n'y a point d'obstacles. Le mauvais état de ma santé ne me permet ni de rester longtemps à la cour du roi, auprès de qui je voudrais passer ma vie, ni d'avoir l'honneur de manger aux tables auxquelles il faut se rendre à un moment précis, qui est souvent pour moi le temps des plus violentes douleurs. Il fait froid d'ailleurs les matins et les soirs pour les malades.
«Il serait un peu extraordinaire que, malgré votre amitié, on refusât ici les choses nécessaires à un homme qui a tout quitté pour venir faire sa cour à Sa Majesté.
«Je vous prie de me faire savoir s'il faut en parler au roi.
«Voltaire.»
A neuf heures un quart, pas de réponse!
Le philosophe, qui ne brille pas par la patience, reprend la plume:
«29 août 1749, à 9 heures 1/4 du matin.
«Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien donner des ordres en vertu desquels je sois traité sur le pied d'un étranger; et ne me mettez pas dans la nécessité de vous importuner tous les jours.
«Je suis venu ici pour faire ma cour au roi.—Ni mon travail, ni ma santé ne me permettent d'aller piquer des tables.—Le roi daigne entrer dans mon état; je compte passer ici quelques mois.
«Sa Majesté sait que le roi de Prusse m'a fait l'honneur de m'écrire quatre lettres pour m'inviter à aller chez lui.
«Je puis vous assurer qu'à Berlin je ne suis pas obligé à importuner pour avoir du pain, du vin, de la chandelle. Permettez-moi de vous dire qu'il est de la dignité du roi et de l'honneur de votre administration de ne pas refuser ces petites attentions à un officier de la cour du roi de France, qui a l'honneur de venir rendre ses respects au roi de Pologne.
«Voltaire.»
A neuf heures trois quarts, pas de réponse!
C'en est trop! Comment Voltaire peut-il laisser humilier ainsi en sa personne un valet de chambre du roi de France! Il reprend la plume et s'adresse au roi de Pologne lui-même:
«29 août 1749, à 9 heures 3/4 du matin.
«Sire,
«Il faut s'adresser à Dieu quand on est en Paradis. Votre Majesté m'a permis de venir lui faire ma cour jusqu'à la fin de l'automne, temps auquel je ne puis me dispenser de prendre congé de Votre Majesté. Elle sait que je suis très malade et que des travaux continuels me retiennent dans mon appartement autant que mes souffrances; je suis forcé de supplier Votre Majesté qu'elle ordonne qu'on daigne avoir pour moi les bontés nécessaires et convenables à la dignité de sa maison, dont elle honore les étrangers qui viennent à sa cour. Les rois sont, depuis Alexandre, en possession de nourrir les gens de lettres, et quand Virgile était chez Auguste, Alliotus, conseiller aulique d'Auguste, faisait donner à Virgile du pain, du vin et de la chandelle. Je suis malade, aujourd'hui, et je n'ai ni pain, ni vin pour dîner.
«J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, sire, de Votre Majesté le très humble, etc.»
«Voltaire.»
Le roi, que ces querelles ennuient à périr, qui ne veut pas se brouiller avec Voltaire, mais encore moins peut-être avoir des difficultés avec un homme aussi précieux que le conseiller aulique, se borne à remettre à Alliot la lettre du philosophe en le chargeant d'y répondre.
Alliot s'en acquitte avec une insolence qui dut mettre Voltaire hors de lui:
«Août 1749.
«Vous avez à dîner chez vous, monsieur; vous y avez potage, pain, vin et viandes; je vous fais donner bois et bougies; et vous vous plaignez à M. le duc, au roi même, aussi injustement. Sa Majesté m'a remis votre lettre sans m'en rien dire; et je n'ai pas voulu pour vous-même lui dire que vous aviez le plus grand tort du monde de vous plaindre. Il est des règles ici qu'il faut suivre: aussi vous aurez agréable de vous soumettre; je ne m'en dépars point; c'est que rien ne se donne à la cave par extraordinaire sans un billet de moi. Chaque jour, le détail est grand et pénible; il est pour moi. Que vous importe, pourvu que vous ayez ce que vous demandez?
«Vous n'avez manqué de rien, je le dis à vous-même; et vous dites que vous avez manqué de tout!
«Vous êtes le premier qui se soit plaint de la façon dont on reçoit les étrangers, puisque vous voulez l'être. Je vous ai fait donner ce que vous avez demandé; et vous avez, encore une fois, tort de vous plaindre.
«Vous citez la cour de France pour modèle! Elle a ses règles et nous avons les nôtres; mais la nôtre est absolument inutile à la cour de France. Vous le savez mieux que moi.
«Je suis très fâché pour vous-même de vos démarches, et j'espère que vous sentirez combien elles sont déplacées puisque j'espère que vous vous trouverez très bien de la façon avec laquelle vous avez été traité jusqu'à présent, et à laquelle il n'y a rien à ajouter.
«Je vous nie qu'Alliotus, conseiller aulique, fit donner du pain, du vin, de la chandelle à Virgile.
«Je le fais à M. de Voltaire parce que c'est un pauvre homme et que Virgile était puissant et avait chez lui une table fine et excellente, où il traitait ses amis et y était à son aise avec eux. Ainsi nulle comparaison des temps; Virgile d'ailleurs travaillait pour son plaisir et pour la gloire de son siècle, au lieu que M. de Voltaire le fait par nécessité et pour ses besoins; ainsi on accorde à l'un par bienséance ce que l'on n'aurait osé offrir à l'autre, crainte d'être refusé.
«Alliot.»
Comment se termina l'incident? Nous l'ignorons. Il est probable que Voltaire finit par se calmer. Il avait trop de raisons pour ne pas pousser les choses à bout et s'acculer à une rupture qui aurait été désastreuse pour Mme du Châtelet.
Depuis le retour de la marquise, Saint-Lambert, nous l'avons dit, se montrait des plus aimables; la pauvre femme avait éprouvé de cette tendresse inusitée une grande douceur et une véritable recrudescence d'amour:
«Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi, quand vous êtes parti, m'impatientait! Que mon cœur avait de choses à vous dire! Vous m'avez traitée bien cruellement! Vous ne m'avez pas regardée une seule fois! Je sais bien que je dois encore vous en remercier; que c'est décence, discrétion, mais je n'en ai pas moins senti la privation.
«Je suis accoutumée à lire à tous les instants de ma vie dans vos yeux charmants que vous êtes occupé de moi, que vous m'aimez; je les cherche partout et assurément je ne trouve rien qui leur ressemble...
«Je viens de voir ma petite maison [141]. Le bleu en est charmant à présent. On l'a éclairci; je crois qu'on pourra y habiter à la fin de la semaine prochaine.
«J'ai été et je suis revenue à pied. J'ai fait avec une espèce de délices le même chemin que nous avions fait ensemble...
«Songez que si vous montez la garde demain, je puis vous revoir lundi en revenant d'Haroué. Songez qu'un jour est tout pour moi et je n'ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car je les condamne; mais un jour passé avec vous vaut mieux qu'une éternité sans vous. Je vous aime avec démence, je le sens chaque jour davantage. C'est un si grand plaisir pour moi de passer avec vous tous mes moments que je ne puis perdre un si grand bonheur sans désespoir...
«Il y a l'infini entre la manière dont je vous idôlâtre et celle dont je vous aimais quand je suis partie pour Paris. Il me serait bien impossible à présent de m'imposer une telle privation... A présent que je vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous ne m'aimez pas moins, si mes torts—car je ne me pardonnerai jamais d'avoir perdu cinq mois loin de vous—n'ont pas affaibli cet amour charmant que je n'aurais pas osé espérer, qui fait le bonheur de ma vie, et sans lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu'il n'existe personne aussi heureuse que moi; mais je vous avoue que je le crains. Je vous avoue que, depuis mon retour, je n'ai pas cessé de le craindre. Il me semble que, l'année passée, vous ne m'auriez pas quittée, même pour trois jours, si gaiement, si indifféremment, sans m'avoir dit, du moins des yeux, que vous partiez avec chagrin.
«Rassurez-moi, mon cœur en a besoin. La moindre diminution dans vos sentiments me déchirerait de remords; je croirais toujours que ça a été ma faute; que, sans Paris, vous auriez toujours été le même. Cette idée me tourmente; ôtez-la-moi, si vous m'aimez. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m'avez faits en voulant me quitter, m'ont assez punie; que je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux, si vous pouvez m'aimer encore comme vous m'avez aimé. Ce n'est qu'en vous comparant à vous-même que je puis me plaindre; non, je ne le puis pas, vous m'avez trop montré d'amour ces deux derniers jours-ci. Non, votre cœur charmant est trop juste et trop tendre pour ne pas répondre au mien qui vous idolâtre. Je n'ai rien trouvé de mieux à vous accorder que la cassette où vous renfermerez mes lettres. Rapportez-les, je vous le demande à genoux, bonheur de ma vie!»
Saint-Lambert, en effet, ne peut se dispenser d'aller rendre ses devoirs au prince et à la princesse de Craon qui viennent de s'établir à Haroué et il s'absente pour trois jours. Cette séparation plonge Mme du Châtelet dans le désespoir; elle écrit le 30 août:
«Ne me laissez pas dans l'incertitude; je suis d'une affliction et d'un découragement qui m'effraieraient si je croyais aux pressentiments.
«Le prince va être bien heureux de vous posséder; il n'en connaîtra pas le prix si bien que moi. Dites-lui bien que vous n'irez plus à Haroué avant mes couches; je ne le souffrirai pas.
«Si vous ne rassurez pas mon cœur, si vous ne m'écrivez pas tendrement, je serai bien à plaindre. Je ne me ferai soigner qu'à votre retour. J'espérais travailler pendant votre absence, je ne l'ai pas encore pu.
«J'ai un mal de reins insupportable et un découragement dans l'esprit et dans toute ma personne dont mon cœur seul est préservé...
«Je finis, parce que je ne puis plus écrire.»
Le jour même, la marquise pouvait encore aller à pied jusqu'à Jolivet, pour surveiller les ouvriers et les travaux d'installation.
Le 31 août, elle écrivait encore:
«Samedi, au soir.
«Vous me connaissez bien peu, vous rendez bien peu justice aux empressements de mon cœur si vous croyez que je puisse être deux jours sans avoir de vos lettres, lorsqu'il m'est possible de faire autrement...
«Quand je suis avec vous, je supporte mon état avec patience, je ne m'en aperçois souvent pas; mais, quand je vous ai perdu, je ne vois plus rien qu'en noir.
«J'ai encore été aujourd'hui à ma petite maison, à pied, et mon ventre est si terriblement tombé, j'ai si mal aux reins, je suis si triste ce soir, que je ne serais point étonnée d'accoucher cette nuit; mais j'en serais bien désolée, quoique je sache que cela vous ferait plaisir.
J'en supporterai mes douleurs plus patiemment quand je vous saurai dans le même lieu que moi... Je suis d'une affliction et d'un découragement qui m'effraieraient si je croyais aux pressentiments. Je ne désire que vous revoir encore. Il y a bien loin d'ici à mardi.»
Dans la nuit du 3 au 4 septembre, Mme du Châtelet était à son bureau, travaillant à son ouvrage sur Newton, lorsque, tout à coup, elle se sentit indisposée. A peine eut-elle le temps d'appeler, et une fille était née. L'enfant fut déposé sur un gros livre de géométrie pendant qu'on couchait la mère.
Mme de Boufflers, M. du Châtelet, Voltaire, Saint-Lambert, Stanislas lui-même, tous accoururent auprès de la divine Émilie pour la féliciter et se réjouir avec elle. L'enfant fut portée à la paroisse pour être baptisée; puis envoyée immédiatement en nourrice, comme il était d'usage constant à cette époque.
Voltaire n'est pas seulement heureux de cet événement, il est dans le ravissement, il exulte; on croirait, en vérité, qu'il y a personnellement une part quelconque, ou du moins qu'il tient à le faire croire. Vite il prend la plume pour annoncer la bonne nouvelle à tous ses amis, et il le fait dans des termes qui montrent toute son allégresse:
Il écrit à d'Argental: «Mme du Châtelet, cette nuit en griffonnant son Newton, s'est senti un petit besoin; elle a appelé une femme de chambre qui n'a eu que le temps de tendre son tablier, et de recevoir une petite fille qu'on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s'est remise au lit, et tout cela dort comme un liron à l'heure que je vous parle...»
Il n'écrit pas moins gaiement à Voisenon, qu'il appelle «l'abbé Greluchon». Il lui raconte qu'il s'est mis à faire un enfant tout seul, qu'il a accouché de Catilina en huit jours, et qu'il est cent fois plus fatigué que Mme du Châtelet:
«C'est une plaisanterie de la nature qui a voulu que je fisse en une semaine ce que Crébillon avait été trente ans à faire. Je suis émerveillé des couches de Mme du Châtelet, et épouvanté des miennes.»
Tout allait le mieux du monde et l'on s'attendait si peu à un incident fâcheux que le 7 le roi partit pour la Malgrange. Mme du Châtelet riait elle-même de ses inquiétudes, lorsque pendant la fièvre de lait elle demanda un verre d'orgeat à la glace. On eut le tort de lui obéir et, quelques heures après, elle était à la mort. Le médecin du roi, M. Raynault, accourut et prit des mesures énergiques; malgré tout, le lendemain, la malade eut des suffocations et des étouffements et son état s'aggrava encore. Mme de Boufflers, effrayée, envoya chercher, à Nancy, le célèbre Bagard et aussi M. Salmon. Ils tentèrent de nouveaux remèdes qui amenèrent une détente, puis une amélioration sensible. L'on commença à se rassurer, et les amis qui ne quittaient plus le chevet de la malade se retirèrent pour lui permettre de reposer. Il ne resta auprès d'elle que Saint-Lambert et Mlle du Thil, ancienne amie très intime de Mme du Châtelet, qu'elle avait fait venir pour ses couches.
Tout à coup la malade eut une syncope. Saint-Lambert, Mlle du Thil s'efforcèrent de la ranimer; ils n'y purent parvenir. Épouvantés, ils appelèrent au secours.
On se précipita chez Mme de Boufflers, où toute la société s'était retirée; la marquise, Voltaire, M. du Châtelet qui devisaient gaiement, accoururent affolés; ils joignirent leurs efforts à ceux de Saint-Lambert, mais tous perdaient la tête et ils étaient si troublés qu'aucun d'eux ne songea à faire venir ni médecin, ni curé, ni jésuite, ni sacrements. Du reste, tous les secours humains étaient inutiles, Mme du Châtelet avait succombé.
La stupeur était générale. Mme de Boufflers, au désespoir d'avoir perdu une amie si chère, pleurait abondamment. M. du Châtelet, Voltaire et Saint-Lambert contemplaient, la douleur peinte sur le visage, celle qui ne pouvait plus les voir. On entraîna M. du Châtelet. Voltaire résista longtemps à toutes les supplications; enfin, il s'arracha à ce pénible spectacle et sortit inconscient, au comble de la douleur. Il descendit péniblement les quelques marches du perron qui mettait l'appartement en communication avec la rue; mais accablé par le chagrin, il ne put continuer et il alla s'effondrer sur la dernière marche, auprès de la guérite de la sentinelle. Là, sans même essayer de se relever, il se frappait la tête contre la pierre en sanglotant. C'est en vain que son laquais le suppliait de se relever, de rentrer chez lui; il ne voulait rien entendre.
A son tour, Saint-Lambert paraît sur le perron; il aperçoit Voltaire et court lui porter secours. Le philosophe le reconnaît et lui dit, la voix pleine de sanglots: «C'est vous qui me l'avez tuée!» Puis, tout à coup, saisi de rage, il se précipite sur lui avec une fureur sauvage, et le saisissant à la gorge: «Eh! mon Dieu, monsieur, de quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant!»
Comme souvent les incidents comiques se mêlent aux scènes les plus tragiques, Voltaire, rentré dans ses appartements, s'abandonnait à la plus amère douleur lorsque tout à coup, il se rappelle que Mme du Châtelet porte au doigt une bague en cornaline entourée de petits diamants et dont le chaton recouvre son portrait. Que penserait M. du Châtelet si ce témoignage compromettant tombait entre ses mains!
En vérité, le scrupule était honorable, mais tardif. Le philosophe oubliait qu'il vivait depuis quinze ans avec la divine Émilie, et que si le mari était susceptible de faire des réflexions, il les avait faites depuis longtemps. Quoi qu'il en soit, Voltaire, sans perdre de temps, charge Longchamp de courir auprès de la première femme de chambre et de lui demander de retirer la précieuse bague. Ces soins étaient inutiles; voici ce qui s'était passé:
A peine la marquise expirée et le premier affolement un peu calmé, Mme de Boufflers avait pris Longchamp à part et lui avait dit d'enlever immédiatement du doigt de la morte la bague de cornaline et de la garder jusqu'à nouvel ordre. Le lendemain, Mme de Boufflers avait fait appeler Longchamp, qui lui avait remis la bague; Saint-Lambert était présent. La marquise souleva le chaton qui était à secret et, avec une épingle, enleva le portrait de Saint-Lambert qu'elle lui rendit. Puis elle chargea Longchamp de restituer la bague à M. du Châtelet.
Soit naïveté, soit désir de calmer le chagrin de son maître, Longchamp avoua au philosophe toute la vérité.
En apprenant qu'on avait trouvé l'image de Saint-Lambert là même où devait être son propre portrait, Voltaire s'écria avec philosophie:
«Ah! voilà bien les femmes! J'en avais ôté Richelieu. Saint-Lambert m'en a expulsé! Un clou chasse l'autre! Ainsi vont les choses de ce monde.»
Et il n'en pleura que davantage.
La mort si imprévue de Mme du Châtelet jeta la consternation dans la cour de Lunéville, et en plongea tous les hôtes dans une morne tristesse. Le roi aimait beaucoup cette aimable femme si gaie, si pleine d'entrain: sa perte lui fut douloureuse. Mme de Boufflers pleurait une amie de longue date dont elle avait pu maintes fois, malgré quelques dissentiments passagers, éprouver la fidélité et l'attachement. Voltaire était anéanti par ce coup funeste; Saint-Lambert lui-même ressentait une véritable douleur, qui n'était pas exempte de remords.
Stanislas voulut que les plus grands honneurs fussent rendus à la dépouille mortelle de celle qui depuis deux ans avait si bien su contribuer à l'agrément de sa vie; toute la cour assista à ses funérailles. Le 11 septembre elle fut inhumée à Saint-Remy [142], la nouvelle église paroissiale de Lunéville; une grande dalle de marbre noir sans nom ni date indiquait seulement l'endroit où elle reposait [143].
Un accident assez singulier arriva pendant les obsèques. Pour sortir du palais, le cortège funèbre devait traverser la pièce du château où la «troupe de qualité» avait si souvent et tout récemment encore donné des représentations; à ce moment même et par une étrange fatalité, le brancard sur lequel la bière était placée se brisa et le corps fut précipité à terre, à la grande terreur des assistants. Le Père de Menoux ne manqua pas de souligner cette singulière coïncidence et de faire remarquer que l'accident s'était produit à l'endroit même où Mme du Châtelet avait
si souvent représenté ces spectacles que l'Église condamne.
Voltaire ne se contenta pas de pleurer la fidèle compagne de sa vie; il crut devoir prendre tous ses correspondants comme confidents de sa douleur. «Je n'ai point perdu une maîtresse, écrit-il à d'Argental; j'ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui la mienne était faite, une amie de vingt ans que j'avais vue naître! Le père le plus tendre n'aime pas autrement sa fille unique!»
«C'est à la sensibilité de votre cœur que j'ai recours dans le désespoir où je suis», écrit-il à Mme du Deffant.
Les plaisanteries qui lui ont échappé au moment de l'accouchement de son amie deviennent pour lui de véritables remords:
«Si quelque chose pouvait augmenter l'état horrible où je suis, ce serait d'avoir pris avec gaieté une aventure dont la suite empoisonne le reste de ma misérable vie.»
Enfin le poète compose ce quatrain qu'il veut placer sous un portrait de sa divine amie: