La Cour de Lunéville au XVIIIe siècle: Les marquises de Boufflers et du Châtelet, Voltaire, Devau, Saint-Lambert, etc.
Son penchant pour les plaisirs ne l'empêchait nullement d'être sentimentale à ses heures, et elle a laissé quelques pièces qui prouvent bien que le langage du cœur ne lui était pas étranger.
On a d'elle des quatrains charmants, pleins de sentiment et de finesse:
Ou encore celui-ci:
Dans un jour de verve elle écrivait cette spirituelle chanson qu'elle aurait pu s'appliquer à elle-même, tant elle y dépeignait bien son humeur changeante et volage.
Aimable, indulgente, presque timide, Mme de Boufflers aimait peu la représentation; elle ne cherchait que les plaisirs calmes, les émotions douces; elle se laissait vivre paisiblement et, loin de vouloir briller par tous ses dons naturels, elle les gardait pour sa chère intimité.
Quelque familière que fût la cour de Lunéville, elle s'en isolait le plus souvent possible; en dehors de la vie officielle, elle avait su grouper autour d'elle quelques amis particuliers, qui partageaient ses goûts, et se créer une petite vie intime où elle trouvait beaucoup d'agrément.
Elle habitait au château l'appartement réservé au capitaine des gardes [91]. C'était un vaste rez-de-chaussée assez élevé et qui était situé dans l'aile du château parallèle aux petits appartements de la reine; il en était séparé par une cour plantée d'arbres; les fenêtres donnaient sur la chapelle. Des corridors intérieurs mettaient facilement en communication avec les appartements du roi; de plus une sortie avec perron sur la rue donnait une grande liberté [92].
C'est le soir que l'on se retrouve, quand la journée officielle est terminée. Le roi, qui a des habitudes immuables, passe la soirée chez la marquise; mais il se retire toujours à dix heures. Les autres invités n'imitent pas son exemple et c'est seulement quand le monarque a disparu que commence la soirée véritable. Mme de Boufflers tient une espèce de cour et offre à souper à tous ceux qui sont dans la confidence. On rit, on cause, on joue, on fait de la musique, on philosophe à tort et à travers, on écrivaille à rimes que veux-tu; le temps fuit et on reste réuni souvent jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Les hôtes les plus assidus de ces petites réunions intimes sont: le prince de Beauvau et la maréchale de Mirepoix, quand ils sont en Lorraine. Mme de Boufflers adorait son frère, et le tendre attachement qu'elle lui avait voué dura autant que sa vie. Elle n'était jamais plus heureuse que quand elle l'avait près d'elle, à Lunéville, et alors elle ne le quittait plus.
Malheureusement le prince est souvent à l'armée; du reste il s'y couvre de gloire: sa réputation est si bien établie que les soldats l'ont surnommé le jeune brave, et que le maréchal de Belle-Isle écrit de lui cette jolie phrase: «C'est l'aide de camp de tout ce qui marche à l'ennemi.» L'affection de Mme de Boufflers pour son frère s'explique d'autant mieux que le prince est charmant. La nature lui a donné, avec un esprit juste et un goût exquis, une âme élevée, une figure noble et imposante. Il a passé plusieurs hivers à Paris, a été accueilli intimement chez les duchesses de Luxembourg, de la Vallière, de Boufflers, qui donnent le ton à la société; il s'est lié avec Voltaire, avec Mme du Châtelet, et c'est ainsi qu'il a pris les usages du monde le plus élégant; aussi, malgré sa jeunesse, son ton est-il parfait et son esprit orné de toutes sortes de connaissances. On commençait par le respecter; bientôt on l'aimait, et c'était pour toujours. Jamais commerce ne fut plus doux et plus facile que le sien [93].
Mme de Boufflers a également la plus grande affection pour sa sœur, la maréchale de Mirepoix. Elle cherche à l'attirer le plus souvent possible en Lorraine; mais M. et Mme de Mirepoix s'aiment à la folie, ils forment un des rares bons ménages qu'on puisse citer au dix-huitième siècle, et ils ne peuvent se quitter. C'est seulement quand le maréchal est à l'armée que Mme de Mirepoix consent à venir s'installer près de sa sœur.
Mme de Mirepoix était aussi renommée par l'agrément de son esprit que par le charme de sa physionomie. Spirituelle, fine, serviable, du plus aimable caractère, éloignée de toute intrigue et du commerce le plus sûr, elle rendit ses deux maris fort heureux. Elle avait une grâce infinie et un ton parfait, une politesse aisée et une humeur égale; mais elle avait plus de pensées délicates que d'imagination, plus de séduction que de sensibilité. «Elle possédait cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle n'avait pensé qu'à vous toute sa vie [94].»
Mme de Boufflers a encore auprès d'elle ses trois sœurs, Mmes de Bassompierre, de Chimay et de Montrevel; toutes trois habitent la Lorraine et résident presque toujours à Lunéville.
Une des amies les plus intimes de la marquise, une de celles dont le genre d'esprit lui plaît le mieux, est Mme Durival, femme du secrétaire du conseil. Certes elle ne se soucie pas plus de son mari que s'il n'existait pas; mais elle est originale, pleine de fantaisie et d'invention; elle a complètement conquis Mme de Boufflers qui ne peut plus se passer d'elle et l'a fait nommer dame du palais.
Mme Durival peint très agréablement, joue du violon à merveille et elle contribue grandement aux plaisirs de la société.
Le chevalier de Listenay est également un assidu du petit cercle intime. C'est un homme fort séduisant et qui a reçu en France la meilleure éducation; il a le goût des arts et, quand il arrive à Lunéville en 1745, il conquiert bien vite, par son affabilité, les bonnes grâces de Stanislas. De plus, il est Lorrain, ce qui est un titre de plus à la faveur du roi qui le nomme gentilhomme de sa chambre [95]. Mme de Boufflers apprécie son esprit, son urbanité, ses goûts littéraires et il devient un de ses amis les plus fidèles. Il est appelé à jouer plus tard dans la vie de la marquise un rôle des plus importants.
Le plus aimé peut-être dans le petit cercle de Mme de Boufflers est l'aimable et spirituel Panpan, que nous allons voir se pousser peu à peu dans le monde.
La marquise n'est pas une amie ingrate; si elle ne profite pas de sa fortune pour elle-même, elle en use largement pour venir en aide aux amis des premiers jours, à ceux qui lui ont fait accueil et l'ont aidée à passer des heures exquises dans le culte des lettres et des arts.
Par l'influence de la Galaizière, elle a obtenu pour Panpan la place de receveur des finances à Lunéville, place d'autant plus précieuse qu'il est moins fortuné. Mais cela ne lui suffit pas, il faut que Panpan ait ses entrées à la cour. Alors elle demande, pour lui, la place de lecteur. Le roi trouve qu'il a déjà assez de sinécures autour de lui, et il résiste quelque temps. La marquise insiste; alors le bon Stanislas de s'écrier: «Eh! que ferai-je d'un lecteur?... Ah! bah, ce sera comme le confesseur de mon gendre!» et Panpan est nommé lecteur du roi! avec deux mille écus de traitement!
Maintenant Panpan est un personnage; il a des fonctions officielles, il émarge au budget. Et surtout, inappréciable faveur, il peut approcher sans cesse de la belle marquise.
Les grandeurs ne grisent pas Panpan, il est philosophe. L'amitié de la favorite, les bonnes grâces du roi ne lui ont enlevé aucune de ses qualités, et il a gardé ses vieux amis d'autrefois.
En dépit des honneurs il mène toujours une vie insouciante et paisible. Son salon de la rue d'Allemagne est toujours le rendez-vous des beaux esprits de la cour et de la ville, des causeurs d'élite. Mais l'heureuse fortune qui lui arrive, très inattendue, ne l'empêche pas de se plaindre, de se lamenter; il a souvent des vapeurs, il est neurasthénique.
Le bon abbé Porquet a agréablement plaisanté son ami Panpan sur ses prétendues infortunes et sur ses manies de vieux garçon:
Panpan était assez joli garçon pour plaire aux dames, mais il joignait à ses autres qualités beaucoup de modestie, car il a laissé de lui-même ce portrait peu flatté:
Panpan est un des coryphées du salon de Mme de Boufflers; son caractère facile, son humeur enjouée le rendent inappréciable; il colporte les nouvelles, fait de l'esprit, met de l'entrain dans toutes les réunions; bref il amuse la marquise; avec lui jamais un moment d'ennui, de lassitude!
Et cependant les plaisanteries de Panpan ne sont pas toujours marquées au coin du bon goût le plus parfait. Elles manquent quelquefois d'atticisme, comme celles du roi, et mieux vaut les passer sous silence.
Comme les petits cadeaux entretiennent l'amitié et que Panpan est fort ami de Mme de Boufflers, il la comble à chaque instant de souvenirs toujours accompagnés d'un galant madrigal.
Un jour la marquise, en rendant visite à Panpan, a daigné admirer une fontaine en porcelaine. Vite, le lecteur du roi la lui envoie accompagnée de ce quatrain:
Une autre fois il lui fait hommage d'un petit Amour de porcelaine accompagné de ces vers.
C'est l'Amour qui parle:
Saint-Lambert ne fut pas moins heureux que son ami Panpan. Après avoir rempli quelques emplois subalternes il obtint, par l'influence de Mme de Boufflers et grâce à son amitié avec M. de Beauvau, le grade de capitaine dans le régiment des gardes lorraines, que commandait le prince. Lui aussi a donc ses entrées à la cour et il fait partie du petit cercle de la favorite.
Malgré son origine roturière, Saint-Lambert avait des prétentions à la noblesse, et avant de prendre le titre de marquis il voulait s'en donner les allures. Il apportait dans tous ses rapports un ton de froideur et même de hauteur qui lui donnait, il le croyait tout au moins, le ton et les manières d'un gentilhomme; il ne rendait guère d'hommages et se contentait d'accepter ceux qu'on lui offrait. Ce manège, cette réserve voulue pouvaient se retourner contre lui; elles le servirent grandement au contraire; on admira sa belle tenue; sa froideur devint de la distinction, sa hauteur de la noblesse, et on s'éprit pour sa personne d'une véritable engouement. Comme du reste il était jeune et fort joli garçon, il passa bientôt pour avoir des bonnes fortunes; cela seul suffit pour lui en attirer et il devint la coqueluche des belles dames de Nancy et de Lunéville.
Sa réputation littéraire contribue encore à le grandir; il compose des poésies qu'on s'arrache dans les salons; il rime des madrigaux pour les dames; Voltaire lui adresse des épîtres, on le proclame grand poète, il est célèbre. Il en profite pour faire tourner toutes les têtes et pousser sa fortune. Quelques-unes des premières productions du jeune poète sont fort jolies, et l'on s'explique l'enthousiasme qu'elles provoquaient, les espérances qu'elles faisaient naître dans les salons littéraires de Lunéville.
Une entre autres d'un tour facile, léger et railleur obtient le plus vif succès.
Saint-Lambert passe ses quartiers d'hiver chez des parents jansénistes, et c'est de là qu'il envoie à son ami le prince de Beauvau cette épître, où il se moque spirituellement du rigorisme étroit qui l'entoure:
Mais il ne s'agit pas seulement de décocher à Port-Royal quelques critiques acérées; Saint-Lambert, reconnaissant, se souvient de ses anciens maîtres, de ces jésuites de Pont-à-Mousson qui l'ont élevé; il couvre d'éloges leur indépendance d'esprit et cette tolérance mondaine qui leur vaut tant d'amis:
Au nombre des qualités sérieuses de Mme de Boufflers, il faut certainement compter l'affection très profonde qu'elle portait à ses enfants. Au lieu de les faire élever au loin, comme il était d'usage constant à l'époque, elle voulut les garder près d'elle, aussi longtemps que possible, et surveiller elle-même leur éducation.
L'intention était excellente, le but louable; mais la cour de Lunéville, à tout prendre, n'était pas un milieu très favorable pour des jeunes gens, et Mme de Boufflers n'eut peut-être pas à se louer beaucoup de sa détermination.
Son fils aîné était naturellement destiné à l'état militaire; par l'influence de Stanislas, il fut envoyé de bonne heure à Versailles et élevé avec le dauphin, dont il était le menin. On ne pouvait espérer pour lui un avenir plus brillant.
La fille fut élevée au château de Lunéville près de sa mère; on la voyait sans cesse à la cour où elle avait reçu le surnom assez prétentieux de «la divine mignonne [96].»
De même que le fils aîné était destiné à l'état militaire, non moins naturellement on destinait le fils cadet à la carrière ecclésiastique. Lui aussi devait trouver dans cette voie un avenir brillant, car il était bien à supposer que Stanislas ne le laisserait manquer ni de dignités ni de bénéfices.
L'enfant, comme sa sœur, était élevé à la cour. Probablement en raison de l'élégance de ses manières, on lui avait donné le gracieux surnom de «Pataud».
Quand «Pataud» commença à grandir et qu'on put l'enlever aux mains des femmes, Mme de Boufflers songea à lui donner un précepteur. Puisque l'enfant était destiné à l'état ecclésiastique, quoi de plus naturel que de confier son éducation à un abbé qui, tout en formant son esprit, saurait le préparer à remplir dignement son futur sacerdoce.
Ainsi pensa Mme de Boufflers, et après bien des hésitations son choix s'arrêta sur un certain abbé Porquet [97] dont on lui avait vanté les qualités et qui après des études assez brillantes avait été maître particulier au collège d'Harcourt. C'était bien le plus étrange abbé qu'on pût imaginer. Quand nous le connaîtrons, nous devinerons ce que son élève a pu devenir sous une pareille direction et nous ne nous étonnerons pas si le jeune chevalier a si mal ou plutôt si bien profité de ses leçons.
L'abbé Porquet était un tout petit homme, de la plus mauvaise santé et qui n'avait que le souffle. Il disait de lui-même: «En vérité, je crois que ma mère m'a triché, elle m'a mis au monde empaillé.» Il avait l'air froid et compassé, mais il était d'une propreté extrême; sa perruque, son rabat, tous ses vêtements étaient toujours dans un ordre si parfait qu'il ressemblait à une gravure de modes, ce qui lui attirait bien des plaisanteries.
Il était du reste pétri d'esprit et se montrait fort agréable dans le monde. Ces qualités enchantèrent Mme de Boufflers, lui firent oublier le but plus sérieux qu'elle recherchait en le prenant; au bout de peu de temps, le précepteur passait au second plan: elle ne voyait plus que l'homme aimable, gai, spirituel et qui contribuait à l'agrément de la société qui gravitait autour d'elle.
Bientôt l'abbé fut si apprécié que la marquise voulut lui obtenir ses entrées à la cour. Mais à quel titre les demander? L'embarras ne fut pas long. Stanislas n'avait-il pas besoin d'un aumônier? Il en avait déjà plusieurs. Qu'importe. Abondance de biens ne peut nuire. Et voilà Porquet aumônier du roi de Pologne, pourvu de fonctions officielles, émargeant au budget comme Panpan. Il n'en fut pas plus fier.
Ses débuts ne furent pas des plus heureux. La première fois qu'il parut à la table royale, Stanislas, soit naïveté, soit malice, lui demanda fort indiscrètement de dire le Benedicite. Puisqu'il avait un aumônier, autant valait l'utiliser. Mais le pauvre abbé, interdit d'une question aussi imprévue, resta court. Malgré tous ses efforts il ne put jamais se rappeler le moindre mot de la prière qu'on lui demandait. Stanislas voulait profiter de l'incident pour se débarrasser d'un aumônier aussi singulier; mais Mme de Boufflers argua de la timidité de l'abbé et elle obtint sa grâce.
Si Porquet avait oublié le Benedicite, il ne manquait pas d'esprit et ses ripostes amusaient Stanislas.
Un jour qu'il faisait au roi la lecture de la Bible il s'endormit à moitié et lut: «Dieu apparut en singe à Jacob...»—«Comment! s'écria le roi, c'est en songe que vous voulez dire?»—«Eh! sire, répliqua Porquet vivement, tout n'est-il pas possible à la puissance de Dieu!»
Le bon abbé prêtait le flanc, il faut l'avouer, à la critique, et son peu de zèle religieux lui valait bien des plaisanteries. On prétend qu'un jour où il se plaignait à Stanislas de ne pas obtenir plus rapidement les hautes dignités ecclésiastiques, le roi lui répondit en riant: «Mais, mon cher abbé, il y a beaucoup de votre faute; vous tenez des discours très libres; on prétend que vous ne croyez pas en Dieu. Il faut vous modérer: tâchez d'y croire; je vous donne un an pour cela.»
Le Père de Menoux naturellement avait été indigné de voir une nouvelle robe noire introduite à la cour. Porquet pouvait-il être autre chose qu'un instrument entre les mains de Mme de Boufflers! Nouveau sujet de crainte et de colère pour le jésuite. Aussi dès les premiers jours le confesseur et l'aumônier s'étaient-ils voué une haine acharnée.
Mais c'est en vain que le Père de Menoux s'élevait contre le nouvel aumônier, montrait à Stanislas son indignité, son ignorance religieuse; le roi ne voulait rien entendre et Porquet plus que jamais restait aumônier.
Si l'abbé était peu recommandable au point de vue religieux et de plus un médiocre précepteur, c'était du moins un délicat, un lettré et un homme de goût. Il tournait facilement le vers, mais il ne composait pas rapidement: «Il rêvait trois mois à un quatrain.»
Lui-même s'est raillé spirituellement en écrivant à son intention cette épitaphe:
Porquet n'est pas seulement aimable, il est galant, fort galant même. Tout en plaisantant sa mauvaise santé, il laisse entrevoir des goûts bien fâcheux pour un abbé:
On comprend qu'avec de pareils penchants l'abbé aime fort à lutiner les belles dames de la cour. Aussi ne s'en prive-t-il pas; elles le lui rendent, il est vrai, et le taquinent volontiers. Il riposte non sans esprit, mais sur un ton grivois qui donne bien à penser sur sa moralité.
A sept dames, qui s'étaient amusées à lui écrire le même jour, il fait cette plaisante réponse:
Et l'abbé de riposter aussitôt:
Naturellement le jour de la fête de la marquise, le précepteur n'a garde d'oublier le bouquet de circonstance et il envoie ce madrigal, fort galant assurément, mais rempli d'allusions assez inquiétantes et qu'il vaut mieux peut-être ne pas approfondir:
Mme de Boufflers, contre son habitude, s'étant un jour laissée aller à quelque misanthropie, l'abbé lui prodigue de spirituels conseils:
Il arrivait parfois à la marquise, dans ses jours de gaieté, de lancer au précepteur quelques boutades, qui nous paraîtraient peut-être aujourd'hui assez risquées; mais, alors, que ne disait-on pas? que ne risquait-on pas?
N'a-t-elle pas osé écrire en riant ces quelques vers:
Quel drôle de monde! Quelle singulière société! Quel étrange précepteur!
CHAPITRE XI
Bonté du roi.—Son esprit de repartie.—Ses plaisanteries.—Son goût pour les constructions.—Ses maisons de campagne.—Le luxe de sa table.—Les surtouts.—Les desserts.—Les truquages du roi.—Le vin de Tokay.—Bébé.
Si Stanislas était pour ses courtisans le roi le meilleur et le plus facile, il n'était pas moins bon, accessible, familier pour ses sujets. Il se faisait adorer d'eux par sa bonhomie, sa simplicité, par la confiance même qu'il leur témoignait. «Il avait coutume de se promener par tout le pays dans une calèche: il n'avait qu'un seul page avec lui dans ses courses, et il se plaisait à fumer dans une grande pipe à la turque de six pieds de long. Comme on lui représentait à ce sujet qu'il exposait sa personne: «Eh! qu'ai-je à craindre, dit-il, ne suis-je pas au milieu de mes enfants?»
Dans ses promenades, il se plaisait à interroger familièrement les paysans qu'il rencontrait; à causer avec eux de leur famille, de leurs besoins, de leurs récoltes, des nouvelles qui pouvaient les intéresser. Un jour, aux environs de Toul, il arrête un paysan et lui demande comment va l'évêque de la ville, qui était malade: «Monseigneur fait dans ses culottes, répond le paysan troublé par la dignité royale, mais il n'en est pas moins plein de respect pour Votre Majesté.»
Il était généreux et compatissant; jamais un infortuné ne fit en vain appel à sa charité. Il ne se contentait pas de soulager les maux de ceux qui avaient recours à lui, il allait souvent au-devant des besoins de ses sujets. Il faisait distribuer gratuitement les remèdes aux indigents et fournissait secrètement de larges aumônes aux pauvres honteux. Dans toutes les villes importantes il avait établi des greniers d'abondance pour les années de disette. On le vit fréquemment faire des avances aux négociants que frappaient des malheurs immérités et il avait établi de ses propres fonds, à Nancy, une caisse de commerce à la disposition des magistrats municipaux.
Sa bonté ne le cédait en rien à sa bienfaisance, et on cite de lui des traits bien faits pour lui attacher les cœurs de ceux qui l'entouraient.
Comme il réglait l'état de sa maison [98], il donna l'ordre de porter sur la liste des pensionnaires un officier français qui lui avait donné des preuves d'attachement. «En quelle qualité Votre Majesté veut-elle qu'il figure sur la liste?» demanda Alliot inquiet des libéralités du prince. «En qualité de mon ami», répondit le roi en souriant.
On raconte qu'un certain jour un nommé Jacques, palefrenier du château, pénétra jusque dans le cabinet du prince. Ce dernier, occupé à rédiger des dépêches importantes pour la cour de France, ne l'apercevait pas. Jacques se mit à tousser et à faire du bruit avec ses sabots. Stanislas, pensant que c'était son valet de chambre, continua son travail. Jacques à la fin perdit patience et désespérant de se faire remarquer, prit le premier la parole: «Sire, dit-il, je suis Jacques.»—«Et que fait Jacques ici? dit le roi en souriant. Pourquoi Jacques si matin? Il faut donc que je quitte le roi de France et mes affaires pour écouter maître Jacques? Allons, dis-moi ce que tu veux.» Jacques exposa sa requête: sa femme était accouchée, et, bien qu'étant, elle aussi, au service du roi, elle n'avait pas le moyen de payer les mois de nourrice. «Eh bien, dit Stanislas avec bonhomie, va trouver Alliot de ma part et dis-lui de te porter pour 50 écus de gratification que je te fais pendant trois ans, pourvu que tu t'acquittes bien de ton service [99].»
C'est par de pareils traits, répétés et colportés, que Stanislas conquérait tous les cœurs.
Le roi de Pologne était volontiers facétieux dans la conversation et il possédait à un rare degré l'esprit de repartie.
Le Père de Menoux cherchait souvent à abuser de la crédulité du roi et il croyait y réussir; mais Stanislas ne se laissait tromper que quand il le voulait bien. Un jour, en présence du jésuite, il répondait en riant à un peintre qui faisait son portrait et ne parvenait pas à saisir la ressemblance: «Adressez-vous donc au Père de Menoux que voilà si vous voulez bien m'attraper.»
Il visitait un jour les travaux de reconstruction de l'aile du château longeant le canal et qui avait été détruite en 1744 par un incendie. Quelques jeunes officiers de la garnison de Nancy l'accompagnaient. L'un d'eux, à la vue des tailleurs de pierre courbés sur leur travail, dit assez haut pour être entendu: «Voilà des bûches qui martèlent des pierres.»—«Vous vous trompez, dit le roi sévèrement; tous les hommes ont une valeur relative, quelle que soit leur condition.»
Puis, il se mit à interpeller familièrement les ouvriers, les interrogeant avec bonhomie. Tout à coup, il dit à l'un d'eux: «Que pensez-vous des militaires? Sans doute vous les estimez bien au-dessous des maçons?»—«Certainement, lui répondit l'ouvrier, puisque les maçons sont faits pour édifier et que les militaires ne sont bons qu'à détruire. Votre Majesté n'ignore pas que pour préserver une muraille faite par des maçons, on fait souvent sauter un grand nombre de militaires.»—«Entendez-vous, Messieurs, dit le roi ravi, en se tournant vers les officiers; entendez-vous comme les bûches parlent?»
«Et ces messieurs, qu'en pensez-vous?» interrogea encore le roi fort amusé.—«Je crois, répondit un des maçons, que ces braves messieurs ne sont pas aussi cruels sur la brèche que les bourreaux de soldats qu'ils y envoient.»—«Et puis, riposta un autre, quand d'aventure ces messieurs feraient faire par-ci par-là quelques enterrements à la guerre, en échange, combien de baptêmes ne font-ils pas faire à Nancy?»
«Pour le coup, sauve qui peut, dit le roi riant aux éclats de l'épigramme. Nous avons fait parler des bûches, je m'aperçois qu'elles mordent cruellement [100].»
L'esprit facétieux de Stanislas ne se bornait pas uniquement à la conversation, mais ses plaisanteries n'étaient pas toujours d'un atticisme parfait. On cite de lui des traits qui rappellent plutôt le barbare que le grand seigneur.
Il lui arrivait quelquefois, quand il n'avait à sa table que des intimes, d'aborder dès le début du repas un sujet de conversation passionnant; puis, quand il voyait ses convives disputant avec la plus vive animation, il s'emparait avec les doigts d'une volaille et la dévorait à belles dents. Aussitôt fait, il se levait de table tranquillement. Force était naturellement à tous les convives de le suivre, mais les dents longues et la mine assez piteuse.
Une autre des bonnes plaisanteries royales consistait à emmener les dames se promener dans les jardins du château et particulièrement sur un pont de bois jeté en travers du canal, en face du rocher. Un système de tuyaux adroitement dissimulé amenait l'eau jusque sous le pont et la répandait en gerbes au moment où l'on s'y attendait le moins. Quand Stanislas, par d'habiles détours, avait conduit les dames jusque sur le pont, il pressait un bouton, et immédiatement des jets d'eau froide allaient fort indiscrètement rafraîchir les dessous des visiteuses; les paniers dont elles étaient ornées favorisaient à merveille ce genre de distraction. Les cris, la frayeur et la colère des victimes faisaient la joie du bon roi. Il était bien rare qu'une nouvelle venue n'eût pas à souffrir de cette médiocre facétie.
La gaieté du monarque s'exerçait à tout propos. Mme de la Ferté-Imbault raconte que, pendant son séjour à Lunéville, le roi la mena un jour à une fête de village où elle acheta pour 15 sols de ces petits rubans que l'on nommait faveurs, et qui servaient à attacher des colliers. «Le roi, voyant mon emplette, dit-elle, prit mon paquet, et se mit à l'élever en l'air au milieu de la foire en criant à tue-tête «Les faveurs de Mme de la Ferté-Imbault à 15 sols! à 15 sols! Qui en veut?» au grand divertissement de tout le public.»
Stanislas avait au suprême degré ce que nous appelons le goût de la truelle.
A peine arrivé en Lorraine, il donna un libre cours à son goût favori. Mais il ne se contenta pas de faire élever des édifices nouveaux; il eut la malheureuse idée d'améliorer ceux qui existaient ou de les reconstruire complètement sur des plans de sa façon; il souleva ainsi bien des critiques, et s'attira même bien des animosités dans le peuple. Ce qui n'était chez lui qu'une manie fut considéré comme une profanation des souvenirs nationaux, de tout ce qui rappelait les jours glorieux de la patrie lorraine.
Il démolit une partie des monuments du palais ducal et de l'église Saint-Georges; il démolit l'église de Bon-Secours [101] et la réédifia sur un autre emplacement et sur un nouveau plan.
On raconte qu'un potier d'étain, dont la maison s'élevait en face de Bon-Secours, désespéré de ne plus voir le monument tel qu'il y était accoutumé depuis son enfance, fit murer toutes les fenêtres de sa façade et ne prit plus de jour que sur son jardin.
Stanislas ne se borna pas à faire de Nancy une des plus belles villes d'Europe; il consacra encore tous ses soins à Lunéville et à Commercy, dont il avait fait ses demeures de prédilection. Si ses devoirs de souverain l'obligeaient en effet à séjourner quelquefois à Nancy, son goût le ramenait toujours à Lunéville ou à Commercy.
Il s'ingénia, dès les premières années de son séjour, à embellir Lunéville et à en faire une résidence délicieuse.
Le château construit par Léopold lui plaisait fort et il y résidait avec bonheur. Un des grands charmes de cette demeure étaient les beaux jardins, le parc immense, les eaux superbes qui entouraient le château. Là, sans choquer personne, et sans se soucier du qu'en-dira-t-on, Stanislas pouvait donner libre cours à son penchant pour les constructions les plus fantaisistes.
Le bon roi n'avait pas toujours le goût très raffiné. Il avait rapporté de Turquie et de sa captivité à Bender la passion des minarets, des coupoles, des kiosques, des terrasses; enfin il affectionnait un style moitié turc, moitié chinois, recherché et bizarre, qui souvent n'était pas heureux.
Sous sa direction, les jardins de Lunéville se peuplent de petits cabinets, de grottes, de bassins, de rochers artificiels, de jets d'eau à l'infini. Des machines de son invention fournissent les eaux en abondance. Ces enfantillages font la joie du vieux roi et son plus grand plaisir est de les faire admirer aux étrangers qui visitent sa cour.
A peine installé à Lunéville, Stanislas commence les travaux. Chaque jour, la matinée est consacrée à son passe-temps favori; entouré de ses dix-sept architectes, peintres, sculpteurs, il examine les plans, décide les travaux, discute, ordonne, dirige lui-même la construction de ses palais, de ses maisons de campagne; il va sur place encourager les ouvriers, voir l'effet de ses combinaisons; il fait construire, démolir, reconstruire, et il dépense ainsi le plus clair de ses revenus.
Son premier soin est d'assainir les environs de sa résidence et de les embellir. Devant le château s'étend un long canal qui va jusqu'à Chanteheu, petit village peu éloigné de la ville. Tout autour du canal sont de vastes marécages. Stanislas, en peu de temps, et par d'habiles combinaisons, fait écouler les eaux et transforme en jardins charmants ce qui n'était qu'une étendue malsaine et nauséabonde.
Dans le parc, il fait construire huit pavillons composés d'une chambre, de trois cabinets et d'une petite cuisine. Chaque pavillon est entouré d'un ravissant jardin. Ces asiles champêtres sont destinés aux courtisans privilégiés; mais ils sont obligés d'y loger pendant la belle saison et d'offrir à dîner au prince une fois par mois. M. de la Galaizière qui, malgré tout, est fort bien en cour et que Stanislas cherche à amadouer, reçoit un de ces pavillons.
Mais ces cottages et les jardins qui les entourent ne suffisent pas à orner le parc au gré du roi. A gauche du château et en contre-bas de la terrasse, il fait élever à grands frais un rocher artificiel sur lequel se dresse tout un village avec des paysans en bois peint de grandeur naturelle. On y voit des maisons, un ermitage, un cabaret. Tous les personnages, il y en a trois cents, sont mis en mouvement au moyen de l'eau, et, lorsque ce vaste jouet fonctionne, c'est un remue-ménage général: des coqs chantent, des moutons paissent, des chèvres se battent, un chat poursuit un rat, un ivrogne boit et sa femme lui jette un seau d'eau par la fenêtre, un charretier bat ses chevaux, des scieurs de long travaillent, une femme file, une autre se balance sur une escarpolette, etc. [102].
En même temps qu'il s'amuse à orner son parc de ces puérilités, Stanislas couvre les environs de Lunéville de maisons de plaisance destinées à son usage personnel et d'une architecture aussi variée qu'étrange. Par contre, elles sont toutes délicieusement décorées à l'intérieur et meublées avec un goût parfait.
Bientôt l'on voit s'élever à la tête du grand canal un petit bâtiment à la chinoise que le roi surnomme le Kiosque. C'est là qu'il ira dîner et coucher pendant les grandes chaleurs de l'été.
A l'autre extrémité du canal, vis-à-vis l'aile du château, se dresse un pavillon à la turque, que l'on appelle le Trèfle, car il en a la forme. L'intérieur ne contient rien de particulier, si ce n'est, comble du raffinement, «un petit endroit pour une chaise percée».
Un quart de lieue plus loin se trouve une ferme appelée Jolivet. Stanislas la transforme et en fait un lieu de plaisance. Du premier étage, l'on jouit d'un superbe point de vue: d'abord, le château de Lunéville avec toutes ses dépendances; puis, plus loin, le château de Craon.
A Einville, à Chanteheu, encore des maisons de plaisance pour le monarque, avec des jardins admirables, des «ménageries [103]», des eaux jaillissantes, des cascades, etc.
Mais tous ces pavillons, tous ces rendez-vous de chasse, toutes ces fermes ne suffisent pas encore; Léopold a fait commencer un château à la Malgrange, près de Nancy: le roi de Pologne le fait démolir et en construit un nouveau beaucoup plus important, très agréable et où il passe la plus grande partie de l'été.
Stanislas fit également exécuter de grands travaux à Commercy; on se rappelle que la duchesse de Lorraine s'y était retirée en 1737 et qu'on lui avait laissé la jouissance du château sa vie durant. Après être restée en enfance pendant quelque temps elle mourut d'apoplexie le 27 décembre 1744. Le roi prit aussitôt possession du château qui devint une de ses résidences favorites.
Comme il y avait des eaux magnifiques, il en profita pour faire jeter sur le canal un pont, qu'on appela pont d'eau, parce que les parapets étaient chargés de quatorze colonnes sur lesquelles l'eau ruisselait sans cesse; la nuit, des lumières enfermées dans des globes de cristal éclairaient ce pont extraordinaire. Il fit également élever un kiosque dont les stores étaient formés de nappes d'eau très légères. Enfin à l'extrémité du canal on éleva un château d'eau d'où l'on découvrait une vue des plus étendues et des plus riantes. Des bassins immenses, avec des cygnes et d'élégantes galères, des cascades, des fontaines nombreuses faisaient des jardins de Commercy un séjour enchanteur.
Dans la vaste forêt qui avoisinait le château, le roi fit construire, près de la Fontaine Royale, un ravissant pavillon; c'est là que, pendant les grandes chaleurs de l'été, il conviait à goûter les jeunes et jolies dames de la cour.
Stanislas se prit d'une grande passion pour sa nouvelle résidence et il partagea bientôt tout son temps entre Lunéville et Commercy.
Le souci des biens terrestres ne faisait pas oublier au vieux monarque le soin de son salut. N'était-il pas juste que le Ciel eut sa part dans ces constructions et ces dépenses? Au besoin, le Père de Menoux se chargeait de le rappeler au roi. Aussi Stanislas fit-il élever à Nancy pour douze missionnaires jésuites une vaste et belle demeure que l'on appella la Mission. La chapelle était grande et on ne peut mieux ornée, les dortoirs et les réfectoires superbes. Il y avait des chambres pour les personnes pieuses qui désiraient faire des retraites. Stanislas s'y était réservé un fort bel appartement qu'il occupait de temps à autre. Chaque fois que le roi séjournait à la Mission, on y donnait des fêtes, on y jouait la comédie; les Pères jésuites chantaient des poèmes de leur composition, ils tiraient des feux d'artifice; bref ils s'ingéniaient de toutes façons à distraire leur hôte. C'est le Père de Menoux qui naturellement fut placé à la tête de cette fondation, qui avait coûté 800,000 livres. Chaque Père recevait 800 livres de rente annuelle et ils avaient en outre 12,000 livres d'aumônes à distribuer.
Si le plus clair des revenus royaux passait en monuments, constructions, bâtisses plus ou moins champêtres, Stanislas dépensait encore des sommes considérables pour sa table; elle n'était pas seulement servie avec profusion et raffinement, mais il l'entourait d'un luxe inouï et apportait dans le choix des objets destinés à l'orner la même fantaisie et la même puérilité que dans l'ornementation de son parc et de ses jardins.
C'est Stanislas qui le premier a l'idée de ces surtouts d'une variété et d'une richesse incroyables, qui deviennent à la mode à cette époque; il en invente de tous les genres; il leur donne les formes les plus capricieuses, les plus bizarres. Les uns représentent une chasse au cerf, d'autres des paysages champêtres, d'autres des scènes mythologiques. A la demande du roi, Cyfflé compose de véritables objets d'art; un entre autres soulève l'admiration unanime: un pavillon à jour, soutenu par huit colonnes cannelées, abrite une vasque élégante. Au milieu du bassin s'élève un rocher sur lequel Léda folâtre avec le cygne. Une légère galerie couronne le petit édifice au sommet duquel jaillit une gerbe d'eau entourée d'amours.
La fertile imagination du roi fait toujours jouer à l'eau un grand rôle. Il fait imiter les fontaines monumentales de Nancy et de véritables jets d'eau surgissent sur les tables pendant les repas.
Stanislas était un véritable gastronome et les plaisirs de la table formaient l'une de ses distractions favorites. Il était, du reste, doué d'un appétit si violent qu'il avançait souvent l'heure de son dîner: «Pour peu que Votre Majesté continue, lui disait un jour M. de la Galaizière, elle finira par dîner la veille.» Son goût n'était pas toujours exquis: ainsi «il mangeait sans cuisson la choucroute ou des choux râpés saupoudrés de sucre, et des viandes cuites avec des fruits.»
Il avait introduit en Lorraine un raffinement culinaire inconnu avant lui [104]. C'étaient surtout les desserts qui étaient l'objet de sa sollicitude et sur lesquels s'exerçait son ingéniosité.
Le chef d'office, c'est-à-dire celui qui était chargé de préparer et de dresser le dessert, était un artiste nommé Joseph Gilliers [105].
Gilliers avait l'art de composer des desserts, des pièces montées, qui faisaient la joie de Stanislas. Tantôt c'est un jardin enchanté, tantôt «au milieu d'un parc en miniature, qu'on croirait dessiné par Lenôtre, s'élève une grotte en rocaille, du sommet de laquelle jaillit une fontaine; à droite et à gauche du massif, de petits bassins contiennent les eaux de deux gerbes liquides. De distance à autre, des promeneurs, figurés par des statuettes, semblent parcourir ces lieux charmants; d'autres y goûtent les douceurs du repos au milieu des fruits, des fleurs et des sucreries».
Les pâtissiers du roi se livraient aux plus ingénieuses fantaisies. Un jour, quatre servants déposèrent sur la table royale un pâté monstre, ayant la forme d'une citadelle. Tout à coup, le couvercle se soulève et des flancs du pâté s'élance Bébé, le nain du roi, costumé en guerrier, le casque en tête, un pistolet à la main qu'il fait partir au grand effroi des dames. On juge de la joie et de l'hilarité de l'assistance.
Mais le plaisir du monarque ne se bornait pas à servir à ses convives des plats recherchés ou d'une forme savante; son plus grand bonheur était de truquer les mets qu'il leur offrait et de jouir de leur crédulité ou de leur déception.
Il faisait servir comme gibier étranger et pour plongeons du Nord des oies plumées vivantes, tuées à coups de baguettes et marinées. Des dindons, traités de la même manière et marinés dans des herbes odoriférantes des bois, étaient présentés comme coqs de bruyère.
La joie du roi était complète quand ses convives étaient dupes de ces inventions.
Stanislas ne se contentait pas de truquer les plats; il truquait aussi les vins qu'il offrait à ses amis, et pour eux il ne dédaignait pas d'opérer lui-même.
Son prédécesseur sur le trône de Lorraine, François, devenu roi de Hongrie, avait coutume de lui envoyer chaque année une feuillette de vin de Tokay. On sait que le premier cru de Tokay était réservé uniquement pour la table de l'empereur d'Autriche. Les souverains étrangers ne pouvaient en boire qu'autant que l'empereur voulait bien leur en expédier.
«L'envoi du roi de Hongrie avait lieu en grande cérémonie: le tonneau, placé sur une voiture pavoisée aux armes d'Autriche et de Hongrie, était escorté par quatre grenadiers sous les ordres d'un sergent.» C'est en ce pompeux équipage qu'arrivait chaque année en Lorraine le tokay impérial, et le roi témoignait toujours d'une grande satisfaction à l'arrivée du cadeau de son prédécesseur. Toute la cour était au courant de ce grave événement, et le vin, reçu par Stanislas lui-même dans la cour d'honneur du château, était ensuite soigneusement enfermé dans les caves royales. Quelques jours après le monarque, accompagné d'un acolyte discret, descendait dans ses caves; là, il s'affublait d'un tablier et, avec du vin de Bourgogne additionné de quelques ingrédients de circonstance, il composait un vin de Tokay de sa façon. Le mélange était versé dans des bouteilles faites spécialement à la verrerie de Porcieux, et distribué, comme vin de l'empereur d'Autriche, aux grands de la cour et aux meilleurs amis du roi. Personne, naturellement, n'avait l'indiscrétion de demander par quel étrange phénomène se produisait ainsi la multiplication du vin de Tokay.
Toujours guidé par le même esprit d'enfantillage, Stanislas cherche à s'entourer de phénomènes qui l'amusent. A Nancy, le portier de son palais est un géant [106].
A Lunéville, il a un nain comme on n'en a jamais vu, dont il s'amuse comme d'une poupée et qui fait ses délices. C'est le plus petit personnage de la cour, mais non le moins important. Il est âgé de cinq ans et n'a que 15 pouces de haut; il ne pèse que 12 livres.
C'était un véritable prodige; quand il était né, il ne pesait qu'une livre un quart; on l'avait porté à l'église sur une assiette garnie de filasse; un sabot rembourré lui avait servi de berceau. A deux ans, il commençait à marcher, et on lui fit ses premiers souliers qui avaient 18 lignes de long.
Stanislas, ayant entendu parler de ce phénomène, demanda à le voir et il en fut si émerveillé qu'il le garda à sa cour.
Malgré sa petitesse, Bébé était admirablement proportionné et avait une très jolie figure [107]. Mais il était orné de tous les défauts: entêté, colère, paresseux, jaloux, gourmand, sensuel, il ne lui en manquait pas un. Quand il avait mis quelque chose dans sa tête, on ne pouvait le faire obéir qu'en lui promettant un costume nouveau ou une friandise. Quand on le contrariait, il cassait volontiers les verres et les porcelaines du roi. Stanislas ne faisait que rire des incartades de son nain, et il le gâtait outrageusement.
Il lui avait fait donner des habits de toutes les couleurs et de toutes les formes; celui que Bébé portait avec le plus d'élégance était celui de hussard.
Bébé avait encore reçu une très jolie calèche, attelée de quatre chèvres, qu'il conduisait lui-même dans les allées du parc. On lui donna aussi un hôtel en bois, haut de trois pieds, qu'on installa dans une des pièces du château. Quand il était en querelle avec le roi, ou qu'il voulait lui résister, c'est dans son hôtel que Bébé allait bouder. Si Stanislas le faisait appeler, Bébé ouvrait la fenêtre et disait avec dignité: «Vous direz au roi que je n'y suis pas.»
Il était si petit qu'un jour il s'égara dans un champ de luzerne; il se crut perdu et appela au secours jusqu'à ce qu'on fût venu le délivrer. Aussi Stanislas avait-il toujours peur d'égarer son nain. Bébé, qui avait un goût marqué pour la plaisanterie, s'amusait souvent à se cacher. Stanislas, ne voyant plus son nain, s'agitait, s'inquiétait; toute la cour était en alarme, et Bébé, tranquillement assis sous quelque fauteuil, riait de bon cœur.
Ce facétieux personnage ne se cachait pas que sous les meubles; il avait imaginé d'autres abris plus agréables: on le retrouvait quelquefois paisiblement installé sous les paniers des dames, si bien que les femmes de la cour craignaient toujours d'écraser le petit personnage.
Stanislas était un joueur de tric-trac acharné; or, Bébé détestait ce jeu: le bruit des jetons et du cornet blessait sa sensibilité. Dès qu'on commençait à jouer, il faisait tant de bruit et était si insupportable que le roi n'avait d'autre ressource que de cesser la partie. Alors, on plaçait le nain sur la table; il entrait dans le tric-trac, mettait tous les jetons en piles, s'asseyait dessus et se laissait tomber en riant aux éclats.
Stanislas voulut faire donner à Bébé une éducation brillante, mais il dut bien vite y renoncer. Malgré tous les efforts, on ne put développer chez lui ni raison, ni jugement; on ne put jamais lui faire comprendre l'idée de Dieu et d'une religion.
La princesse de Talmont s'était prise d'une grande amitié pour Bébé; elle eut la prétention de réussir là où tous les maîtres avaient échoué, et elle se donna beaucoup de peine pour l'instruire, sans succès du reste. Cependant, Bébé, reconnaissant de ses soins, s'était pris pour elle d'une si grande passion qu'il en était jaloux. Un jour, la voyant caresser un petit chien, il devint furieux, lui arracha l'animal des mains et le jeta par la fenêtre en disant: «Pourquoi l'aimez-vous plus que moi?»
Bébé était donc à la cour, sinon le plus heureux des hommes, du moins le plus heureux des nains. «Que dites-vous de sa bête de mère, écrit le président Hénault, qui fait dire des messes pour qu'il grandisse?»
CHAPITRE XII
État des mœurs au dix-huitième siècle.
Avant de poursuivre notre récit et de raconter les aventures où se trouve mêlé le nom de Mme de Boufflers, nous prions le lecteur de vouloir bien se rappeler quel était l'état des esprits et des mœurs au milieu du dix-huitième siècle, c'est-à-dire à l'époque dont nous nous occupons.
Sans cette précaution indispensable, nous craindrions fort que Mme de Boufflers ne passât aux yeux de nos lecteurs, et plus encore de nos lectrices, pour une femme charmante, assurément, séduisante, spirituelle, mais fort galante et d'assez mauvaises mœurs.
Il ne faut pas cependant que notre héroïne soit plus mal jugée qu'il ne convient. Apprécier les femmes de ce temps-là avec nos idées actuelles serait le comble de l'injustice. Autant vaudrait leur reprocher leurs cheveux poudrés, leur rouge ou leurs robes à paniers. Par suite de leur éducation et des usages de l'époque, elles n'envisageaient pas l'existence de la même façon que nous, et leurs idées religieuses et morales étaient fort différentes des nôtres. Il ne faut pas plus nous en choquer que nous ne nous choquons de leurs costumes. Critiquons et déplorons les mœurs de l'époque tant que nous le voudrons, mais n'en rendons pas responsables les contemporains qui n'avaient que le tort d'être de leur temps.
Aussi, pour porter un jugement équitable sur les femmes du monde au dix-huitième siècle, devons-nous avant toutes choses avoir présentes à l'esprit les mœurs qui avaient cours. Nous avons déjà abordé le sujet dans des ouvrages précédents [108], nous y renvoyons le lecteur. Mais il y a certains points que nous avons laissés dans l'ombre et sur lesquels il nous paraît utile d'insister pour mieux faire comprendre la désinvolture morale de nos aïeules.
De même que la religion, aux yeux des gens de la cour, passait pour une institution très nécessaire, d'un intérêt social de premier ordre, mais qui s'adressait uniquement aux basses classes et qui n'avait d'autre but que de les maintenir dans le devoir et l'obéissance, de même l'austérité des mœurs et le respect des obligations du mariage, au regard des mêmes gens de cour, n'avaient de valeur que pour la bourgeoisie et les classes inférieures. La fidélité dans le mariage n'était à leurs yeux qu'un sot et risible préjugé, bon assurément pour les petites gens, mais dont les hautes classes n'avaient nullement à s'inquiéter.
Il y a, du reste, un principe qui domine toute la morale du dix-huitième siècle, au moins pour les gens dont nous nous occupons, c'est que la vie est courte, que mille accidents peuvent l'abréger encore, qu'il faut donc en jouir de son mieux et que c'est folie pure d'en user comme si elle devait être éternelle ou qu'on dût la vivre deux fois.
L'amour paraissait aux gens de cette époque une chose toute simple, toute naturelle; c'était même à leurs yeux le seul bon côté de la vie, le seul qui en fasse le charme et l'agrément, le seul qui quelquefois en fasse oublier les amertumes et les tristesses.
Loin d'en faire fi, loin de pratiquer le renoncement et de répudier les dons les plus précieux de la nature pour l'édification du prochain ou dans l'espoir de récompenses futures et hypothétiques, ils en jouissent autant qu'ils le peuvent. Cela leur paraît tout simple d'aimer, d'être heureux sans songer aux choses de l'autre monde! C'est la pure morale païenne.
Mais pourquoi nos ancêtres ne cherchaient-ils pas tout simplement l'amour dans le mariage, au lieu de le poursuivre si passionnément au dehors?
Parce que les mœurs s'y opposaient tout autant que les usages.
On ne se mariait que pour se conformer aux habitudes, donner satisfaction à sa famille, assurer sa descendance. Le mariage était un arrangement de famille; on unissait deux noms, deux fortunes. Quant au cœur, à la sympathie réciproque, personne n'y songeait.
Les filles sont élevées au couvent. Mais les bruits du monde pénètrent dans ces pieuses retraites: avant même d'entrer dans la vie, elles savent qu'on n'aime pas son mari, que c'est là un malheur général et dont on se console fort aisément.
A quinze ans, elles sortent du couvent pour monter à l'autel avec un fiancé qu'elles n'ont jamais vu.
Ainsi les usages créaient, entre deux êtres qui la veille encore s'ignoraient, des liens indissolubles. On les appelait à vivre ensemble, eux dont les natures, les caractères, les sentiments étaient peut-être si dissemblables, si incompatibles, si peu faits pour s'accorder.
Devaient-ils donc, pour respecter un lien contracté dans de telles conditions, briser leur vie entière, renoncer au bonheur en ce monde, en cette vie si courte? Ils n'y songeaient pas un instant.
Marié au hasard et sans consentement moral, le mari n'entendait nullement enchaîner sa vie. A peine le sacrement reçu, il reprenait sa liberté; mais il était assez équitable pour ne pas exiger de sa femme plus qu'il ne donnait et il la laissait libre de ses inclinations.
Alors, que restait-il à la femme et quelle était sa situation? Abandonnée peu après son mariage, souvent au lendemain de ses noces, elle avait le choix entre deux solutions:
Rester fidèle à l'homme dont elle portait le nom? Mais alors elle était condamnée à l'isolement du cœur, à l'absence d'affection, de tendresse. A seize ans, voir sa vie perdue, gâchée sans espoir, était-ce possible? Il fallait, pour accepter un pareil sacrifice, une vertu bien surhumaine, ou n'avoir ni imagination, ni cœur, ni sens. «Comment supposer que le cœur d'une femme ne soit pas occupé!», dit très justement le prince de Montbarrey.
La seconde solution était plus séduisante: c'était de chercher un consolateur, et c'est presque toujours à ce dernier parti que la femme s'arrêtait.
Et dans ce cas encore deux solutions pouvaient se présenter. Ou le choix était heureux et alors ces deux êtres réunis par une inclination réciproque s'adoraient, ne se quittaient plus et devenaient le modèle des faux ménages. Ils sont nombreux au dix-huitième siècle, ces couples que le hasard a rapprochés, qui s'aiment à la folie et se restent scrupuleusement fidèles.
Mais, hélas! souvent la femme n'était pas plus heureuse dans le choix de l'amant que ses parents ne l'avaient été dans celui du mari; alors, elle cherchait encore, et puis encore, et bientôt elle n'écoutait plus que sa fantaisie.
Cette désinvolture et ce mépris des lois morales entraînaient-ils pour la femme la perte de sa situation sociale; tombait-elle sous la réprobation du monde? En aucune façon, et par la force même des choses, puisque l'immoralité était générale.
Le dix-huitième siècle est plein d'indulgence pour ce joli péché d'amour, qui lui paraît de tous le plus naturel, le plus excusable; il ne vous en détourne pas comme d'une faute irréparable. On n'a pas encore élevé toutes ces barrières morales et religieuses qui faisaient dire spirituellement au prince de Ligne: «On a fait un crime de tout ce qu'il y a de plus charmant. La nature ne s'en doutait pas. On y a fait venir l'honneur, la réputation, la décence, l'amour-propre. S'il y a des hasards, des convenances, des rapprochements et puis quelque folie, c'est un temps passé bien heureusement [109].»
L'éducation, les mœurs, les usages, l'exemple, la littérature, tout vous entraînait à l'amour, à l'amour illégitime s'entend; tout vous y poussait.
Aussi l'adultère régnait-il en maître, mais l'adultère serein, paisible, reconnu, légitime!
La femme n'est pas seulement libre de suivre ses penchants, on ne trouve pas mauvais qu'elle serve en même temps la fortune de sa maison. Celle qui par chance attire l'attention du souverain est enviée; personne dans sa famille, ou bien rarement, ne s'avise de crier au déshonneur et de lui reprocher des complaisances coupables. On se borne à tirer parti de la situation au profit des siens.
Mme de Boufflers avait bien des raisons pour ne pas montrer plus d'austérité que ses contemporaines. Élevée à la cour de Léopold, elle a eu pendant son enfance les exemples maternels; elle a vu cette cour galante, aimable, où l'amour est si fort en honneur; puis elle a entendu à Remiremont les récits de ses compagnes, récits où sa mère joue presque toujours le premier rôle. A l'âge où les premières impressions sont si profondes, où l'esprit est comme une cire molle, elle a puisé cette idée très nette, qu'il ne faut pas s'embarrasser de préjugés vulgaires et que la vie est faite pour en jouir.
Pourquoi aurait-elle dirigé sa vie sur des idées différentes? Comment aurait-elle montré une austérité dont personne, ni dans sa famille, ni dans ses entours, ne lui avait donné l'exemple?
Comme la plupart des femmes de son temps, Mme de Boufflers n'a donc attaché aux faiblesses du cœur qu'une importance très secondaire; aussi n'a-t-elle brillé ni par sa vertu ni par sa constance. Volage par tempérament, elle n'a eu, il faut le dire, d'autre règle morale que son bon plaisir, d'autre frein que sa fantaisie.
Du reste, elle ne tirait vanité ni ne rougissait de sa conduite; elle trouvait tout simple d'obéir aux élans de son cœur, et on l'eût assurément fort surprise en lui disant qu'elle s'exposait à être jugée très sévèrement par la postérité.
Elle est bien le type de la femme du dix-huitième siècle, indulgente aux faiblesses de la chair, et voulant à tout prix jouir de la vie, sans qu'aucun souci de châtiments futurs vienne lui gâter le très simple bonheur d'exister.
Elle s'était baptisée elle-même «la dame de volupté», et elle avait adopté et repris à son compte l'épitaphe de Mme de Verrue, qui lui convenait si bien:
Le fond du caractère de Mme de Boufflers était la gaieté, elle riait de tout. La vie à ses yeux n'était qu'une plaisanterie; aussi ne la prenait-elle pas au sérieux et agissait-elle en conséquence. «Sa gaieté était pour son âme un printemps perpétuel qui a duré jusqu'à son dernier jour.»
En somme, Mme de Boufflers n'a été ni meilleure ni pire que ses contemporaines; elle a été de son temps tout simplement.
Soyons donc indulgents pour elle et ne lui montrons pas une sévérité que ni sa famille, ni ses amis, ni personne à son époque ne lui ont témoignée. Elle a vécu toute sa vie honorée, considérée, entourée du respect de tous.
Et cependant, sa situation à la cour de Stanislas n'est pas douteuse. Elle est publique, connue de tous. Si sa mère eût eu mauvaise grâce à lui reprocher une liaison dont elle lui avait donné l'exemple, son frère, qui occupe dans le monde une si haute situation, aurait pu se montrer moins indulgent; non seulement il ferme les yeux, mais il accepte les faveurs de Stanislas, mais il est intimement lié toute sa vie avec des hommes qui, notoirement et à juste titre, passent pour avoir été du dernier bien avec la marquise.
Ainsi sont les mœurs du temps.
Ceci posé et bien entendu, poursuivons notre récit.
Nous avons dit que Mme de Boufflers avait eu des bontés pour le chancelier de Lorraine.
Quand Stanislas eut distingué Mme de Boufflers et marqué pour elle un goût très vif, la Galaizière, quelque dépit qu'il en pût éprouver, dut céder la place au monarque, et du premier passer au second rang; mais, en réalité, il ne changea pas grand'chose à ses relations avec la marquise. Stanislas l'avait trompé avec elle; il lui rendit la pareille, et voilà tout.
Le monarque connaissait-il son malheur? A n'en pas douter. Mais son expérience des hommes, et surtout des femmes, la philosophie dont il se piquait, l'engageaient à fermer les yeux sur les incartades de sa maîtresse.
En sollicitant les faveurs de Mme de Boufflers, Stanislas ne pouvait se faire illusion sur les dangers de la situation. D'abord il n'ignorait pas l'humeur volage de la dame et il ne pouvait s'imaginer qu'il parviendrait à la changer; puis, à cette époque, n'avait-il pas soixante-trois ans? L'ardeur des jeunes années avait fait place à un calme bien relatif. Comment, dans ces conditions, aurait-il montré une jalousie exagérée?
Il se bornait donc, le plus souvent, aux manifestations extérieures du culte; en public il comblait la marquise d'honneurs et d'attentions qui ne pouvaient laisser de doute sur la nature de leur intimité; mais, ceci fait, et les apparences sauvées, il ne se préoccupait pas outre mesure de la conduite de la jeune femme.
Que lui aurait servi de faire un éclat, de morigéner? Avec une autre, la situation n'aurait-elle pas été la même? Et quelle autre femme, mieux que Mme de Boufflers, aurait représenté; quelle autre aurait été plus aimable, plus spirituelle, plus instruite? Les procédés de la marquise n'étaient-ils pas charmants? Qui mieux qu'elle lui aurait donné l'illusion du bonheur, de l'amour partagé? Ne lui avait-elle pas adressé un jour ce quatrain qui avait plongé le vieux roi dans le ravissement:
Stanislas n'ignorait pas que le superbe intendant, sans respect pour la dignité royale, continuait à rendre des soins à Mme de Boufflers.
Cette situation équivoque était connue et elle fut l'origine d'un bon mot attribué à Stanislas, et qui fit la joie de Louis XV et de la cour de Versailles; mais nous sommes loin d'en garantir l'authenticité.
Un jour, à la toilette de la marquise, le monarque s'était montré fort entreprenant, et il commença un discours qu'il ne put mener à bonne fin. Assez penaud de sa déconvenue, il sauva la situation en se retirant avec dignité et en adressant à sa maîtresse ce mot d'une si surprenante philosophie: «Madame, mon chancelier vous dira le reste».
Si Mme de Boufflers était une épouse infidèle, elle n'était pas davantage une maîtresse fidèle: la Galaizière en savait quelque chose. La liaison de la marquise avec le roi de Pologne ne mit pas un terme à ses fantaisies.
Nous avons raconté comment elle s'était entourée d'une société intime qu'elle retrouvait presque chaque jour, souvent plusieurs fois par jour. Ces relations fréquentes avec des amis gais, aimables, et dont les sentiments concordaient avec les siens étaient certes un grand agrément, mais c'était aussi un grand danger. Les réunions journalières, la familiarité qui résulte bientôt de l'intimité, des goûts communs, tout contribuait à amener l'éclosion du sentiment. Et puis Mme de Boufflers était si séduisante! On ne pouvait l'approcher sans subir son charme; on l'admirait d'abord, elle avait tant d'esprit! on l'aimait ensuite comme amie, elle était si bonne! bientôt le sentiment s'en mêlait, on l'adorait, et la passion naissait, violente, impérieuse, irrésistible.
Panpan, l'aimable Panpan, fut la première victime des beaux yeux de la marquise: il l'aima d'abord d'un amour discret; puis, peu à peu, il fut moins réservé et il ne cacha plus ses sentiments. Il était jeune, spirituel, joli garçon; il sut se montrer si amoureux, si pressant, témoigner à la fois une passion si respectueuse et si tendre que Mme de Boufflers en fut émue; bientôt le roi, aussi bien que M. de la Galaizière, était oublié et l'infidèle marquise «couronnait la flamme» de l'heureux Panpan. Quel rêve pour le modeste avocat, le petit intendant de finances! supplanter le tout-puissant chancelier! devenir le rival d'un roi! Mais Mme de Boufflers n'écoutait que son cœur.
Alors commencèrent pour les deux amants des jours délicieux, un véritable printemps de jeunesse et d'amour; ils s'aimèrent, s'adorèrent, et si bien que cinquante ans plus tard, courbés sous le poids des ans, ils en avaient gardé tous deux le souvenir aussi vif qu'au premier jour, et ils se rappelaient encore avec délices cette phase charmante de leur jeunesse.
Tous deux sont pleins d'entrain. Leur amour les grise; ils riment à l'envie bien entendu et s'adressent mille facéties.
Panpan ayant envoyé à Mme de Boufflers un chevreuil tué de sa propre main, elle lui répond gaiement:
C'est toujours le nom de Devau, qui sert de prétexte à des plaisanteries faciles. Une autre fois elle lui écrit en riant:
Quand Mme de Boufflers s'absente, ce qui lui arrive fréquemment, Panpan, qui ne peut plus se passer de sa divine amie, est inconsolable. C'est aux bosquets de son jardin qu'il confie ses plaintes amoureuses.
Pas un anniversaire ne se passe sans que l'heureux Panpan n'adresse de tendres souhaits à celle qu'il adore. Il lui écrit en 1746:
C'est toujours dans la langue des dieux que Panpan s'adresse à celle qui a subjugué son cœur; mais il n'est pas sans en éprouver parfois quelque embarras. La muse ne s'avise-t-elle pas d'être rebelle? Alors Panpan se désole et gémit sur son sort. C'est sous le nom de Maître Boniface, que ses amis lui donnent souvent, qu'il nous raconte ses infortunes poétiques
Mais, hélas! le bonheur durable n'est pas de ce monde, et le pauvre amoureux allait en faire la triste expérience.
Si Panpan n'avait éprouvé que des déboires poétiques, il aurait pu s'en consoler aisément; mais il lui en arrive de bien plus pénibles encore. Comme le sujet est de nature assez délicate, nous croyons préférable de céder la parole à Panpan lui-même et de le laisser narrer la cruelle surprise qu'un sort jaloux lui réservait:
Panpan voudrait prendre gaiement ce terrible coup du sort, mais au fond il a plus envie d'en pleurer que d'en rire. Il en mesure bien vite les conséquences. Que faire cependant, si ce n'est se résigner?
Le manque d'à-propos de l'infortuné Panpan lui fut fatal en effet, et contribua probablement à hâter l'heure inévitable de la séparation et des adieux.
Du reste, pas plus qu'un autre, Panpan ne pouvait avoir la prétention de fixer l'humeur changeante de Mme de Boufflers; il savait bien, en s'attachant à elle, que son règne ne serait pas éternel, et qu'un jour ou l'autre, il lui faudrait quitter les régions orageuses de la passion pour rentrer dans les sphères plus sereines de la pure amitié.
Panpan cherche-t-il à lutter contre la destinée? va-t-il s'acharner à conserver un bien dont il ne peut plus jouir? En aucune façon; Panpan est homme d'esprit. Si le rôle d'amant ne lui convient plus, et pour cause, car il ne lui reste bientôt que son cœur et la poésie pour exprimer ses sentiments, il demeurera au moins l'ami, le meilleur ami de celle qu'il a si tendrement aimée. Que dis-je? lui-même lui conseille de se consoler et il poussera l'abnégation jusqu'à devenir son confident et le dépositaire de ses secrets amoureux. C'est ce rôle quelque peu sacrifié qu'il lui offre quand il lui écrit:
Panpan tint fidèlement parole; il continua à vivre avec Mme de Boufflers dans les termes de la plus étroite amitié.
Mais quel était donc le rival heureux de Panpan? Hélas, c'était encore un des assidus du petit cercle de la marquise; c'était le bel officier, le poète acclamé, le froid et séduisant Saint-Lambert. Bientôt Panpan ne put se faire illusion sur son sort; il était remplacé par son ami le plus cher dans le cœur de la marquise.
Ce ne dut pas être un mince triomphe pour l'orgueilleux Saint-Lambert que le jour où il put ajouter à la liste de ses victimes le nom de la marquise de Boufflers. Quelle gloire pour ce noble de contrebande, pour ce poète médiocre, pour cet amoureux compassé et maladif, d'être le rival heureux d'un roi, l'amant de la plus charmante femme de la Lorraine!
Jamais, dans ses rêves les plus extravagants, Saint-Lambert n'avait pu prévoir semblable fortune.
Aussi, en l'honneur d'un événement aussi imprévu, sort-il un peu de sa raideur et de sa morgue ordinaires. Il consent à faire quelques avances et les vers qu'il envoie à sa bien-aimée, les ardentes supplications qu'il lui adresse sont empreints d'une chaleur qui ne lui est pas ordinaire. C'est certainement à l'inspiration de la marquise qu'il doit les meilleurs morceaux qui soient restés de lui.
Si Saint-Lambert est aimé, la marquise cependant ne cède pas encore. Dans l'épître à Chloé, le poète impatient l'engage à ne plus borner ses faveurs à des bagatelles qui ont assez duré et ne sont plus de saison:
Cependant la marquise ne cache pas la passion qui l'entraîne, qui déjà lui a pris le cœur. Elle a tout avoué à son heureux amant. Elle ne résiste plus, mais ce n'est pas encore assez.
De vains scrupules arrêtent encore les élans de sa tendresse. Pourquoi résister à un si doux penchant? Aujourd'hui les mœurs sont moins sévères que dans les temps plus anciens; on ne se défend plus quand le cœur a parlé:
Après une défense honorable Mme de Boufflers cède enfin et l'heureux Saint-Lambert est au comble de ses vœux. Il célèbre sa victoire par une pièce intitulée Le Matin, qu'il envoie aussitôt à la bien-aimée et où il lui rappelle, avec une précision de détails peut-être excessive, les heures exquises, enivrantes qu'il lui doit:
Saint-Lambert n'habitait pas Lunéville: son régiment tenait garnison à Nancy; mais, naturellement, il était sans cesse sur la route et on le rencontrait plus souvent à Lunéville que partout ailleurs.
Mme de Boufflers peut voir son ami fort aisément dans la journée; la vie de la cour amène des rencontres fréquentes, et qui ne peuvent prêter à aucune fâcheuse interprétation; mais se parler en public, sous l'œil d'observateurs malicieux ou méchants, n'est pas ce qui convient à des amoureux; ce qu'il leur faut, c'est l'isolement, la solitude, et surtout les rencontres nocturnes. Et cela n'est pas commode. Aller retrouver Saint-Lambert chez lui, courir la ville la nuit est impraticable pour la marquise. Le recevoir dans ses appartements du château est également bien dangereux.
Certes, le roi est tolérant, peu jaloux; mais cependant il y a des limites à sa patience et il ne faudrait pas les dépasser. Ce serait s'exposer, de gaieté de cœur, à perdre une situation brillante.
Ces difficultés n'étaient pas de nature à décourager une imagination aussi fertile que celle de Mme de Boufflers. Bientôt elle découvre, non loin de l'appartement qu'elle occupe, tout près de la chapelle et de la bibliothèque, et à côté du logement de son médecin, une petite chambre abandonnée à laquelle personne ne songe. Elle la fait meubler discrètement, y installe un lit, quelques meubles, et voilà le logis du brillant officier. Elle seule et son ami en ont la clef; c'est dans cette pièce qu'elle se rend chaque nuit pour retrouver celui qui possède son cœur.
Mais Stanislas ne résidait pas seulement à Lunéville; depuis qu'il avait fait arranger le château de Commercy, il se rendait souvent dans cette résidence qui lui plaisait beaucoup, et il y faisait de fréquents séjours.
Quand Mme de Boufflers était à Commercy avec le roi, renonçait-elle à voir le cher Saint-Lambert? En aucune façon. Mais, cette fois, il n'y a pas le moindre coin disponible dans le château; alors c'est le curé du lieu qui prête les mains aux savantes combinaisons des amoureux.
Le presbytère était adossé à l'orangerie du château, et une porte de communication permettait au curé d'aller se promener à toute heure dans les jardins.
D'autre part, Mme de Boufflers occupait au rez-de-chaussée l'appartement des bains qui, par une porte située dans une garde-robe, communiquait avec l'autre extrémité de l'orangerie. C'est par cette porte que le roi venait chaque jour faire sa partie de jeu, assister à un concert ou fumer sa pipe chez Mme de Boufflers.
Chaque fois que Saint-Lambert pouvait s'échapper de Nancy, il accourait secrètement à Commercy et se cachait chez l'obligeant curé. Le soir venu, une lumière placée à la fenêtre de la garde-robe, dont nous avons parlé, avertissait que le roi était chez Mme de Boufflers. Saint-Lambert se tenait coi. Dès que Stanislas s'était retiré dans ses appartements, la lumière disparaissait. Aussitôt, Saint-Lambert, qui avait les clefs des deux portes, traversait l'orangerie, une lanterne sourde à la main, et il pénétrait chez Mme de Boufflers qui l'attendait. Il regagnait le presbytère de la même façon.
En 1747, l'idylle si heureusement commencée est fâcheusement interrompue par le départ de Saint-Lambert pour l'armée; c'est au milieu des larmes et de regrets sans fin qu'il se sépare d'une maîtresse bien aimée. Il écrit de Metz à Mme de Boufflers:
«Metz, 3 avril.
«On ne prend jamais bien son temps pour s'éloigner de vous, mais nous avons assurément pris le plus mauvais temps du monde. Nous arrivâmes hier après avoir fait la route par eau, quelquefois par terre, avec douze chevaux qui ne pouvaient nous traîner, souvent à pied à travers les boues, et toujours la bise au nez comme les amants de dame Françoise.
«Je vous prie de croire que je vous ferais grâce de tous ces détails si j'avais voyagé seul; mais j'étais avec messieurs vos frères, et je ne sais s'ils ont aujourd'hui le temps de vous écrire. Je puis vous assurer qu'ils se portent bien; cela est quelque chose d'agréable à vous dire. J'ai embrassé M. le comte de Maillebois avec bien du plaisir; je ne l'ai pas vu seul et n'ai pu encore lui parler de ses nouvelles bontés; souffrez que je vous en parle, à vous à qui je les dois et à qui j'aime à les devoir. Vous connaissez assez le goût infini que j'ai pour vous et le médiocre intérêt que j'ai toujours pris à ma fortune pour être sûre que vos bons offices ont été et seront toujours plus agréables pour moi parce qu'ils me prouvent votre amitié, que parce qu'ils peuvent m'être utiles; je vous aimerai toujours, parce qu'il n'y a rien d'aussi aimable que vous; mais j'aurai bien du plaisir à vous aimer quand je pourrai parce que vous avez quelque amitié pour moi.
«Je vous souhaite tous les biens et tous les plaisirs possibles et il ne manquera aux miens que de contribuer aux vôtres; je désire passionnément que c'en soit un pour vous de m'entendre dire quelquefois que tous les sentiments qui attachent pour jamais si vivement sont et seront toujours pour vous dans mon âme.
«En relisant ma lettre, je m'aperçois que j'ai oublié le mot de madame; j'en écrirais une autre si j'en avais le temps; je vous proteste que cette omission n'est point une familiarité ridicule, et que j'ai pour vous, madame, tout le respect que je vous dois, et je dois en avoir beaucoup [110].»
Heureusement l'absence ne fut pas de longue durée; la paix fut signée.
Vite, le jeune officier annonce la bonne nouvelle à Mme de Boufflers et il se fait précéder d'une élégie où il lui rappelle, non sans charme, leurs joies passées et le bonheur qui les attend de nouveau dans leur discret asile, quand ils vont tomber dans les bras l'un de l'autre. Désormais, il va lui consacrer sa vie; il ne pense plus qu'à elle, ne veut plus écrire, rimer que pour elle:
La joie de se retrouver après une longue séparation, le bonheur de goûter des plaisirs dont ils ont été si longtemps privés font commettre à nos amants quelques imprudences; Mme de Boufflers ne dissimule pas suffisamment le bonheur que lui fait éprouver le retour de Saint-Lambert, et le roi s'inquiète d'une passion si vive. Bien qu'il ferme assez philosophiquement les yeux sur les fantaisies de son amie, bien qu'il ne se préoccupe pas plus qu'il ne convient d'incartades dont il a l'habitude et qu'il ne peut espérer réprimer complètement, il ne veut pas cependant de scandale public, ni avoir l'air de prêter la main à une liaison offensante pour lui. Dès que les assiduités du jeune officier lui paraissent dépasser la mesure, il lui rappelle ses devoirs militaires, et le fait retenir à Nancy pour raisons de service.
Mme de Boufflers et Saint-Lambert, que les obstacles n'arrêtent pas, en sont réduits à se voir en cachette et à imaginer mille subterfuges pour se rencontrer. Leurs entrevues en deviennent, du reste, beaucoup moins fréquentes.
L'année 1747 fut marquée par de tristes événements.
Le 20 janvier, la dame d'honneur de la reine, la comtesse de Linanges, mourut après quelques jours de maladie.
Cette mort amena à la cour plusieurs changements qui furent loin d'être défavorables à la famille de Beauvau. Mme de Bassompierre fut nommée dame d'honneur à la place de Mme de Linanges et Mme de Boufflers eut la place de première dame du palais. En même temps, M. de Bassompierre devenait chambellan, M. de Boufflers commandant des gardes du corps; enfin leur beau-frère, le chevalier de Beauvau, succédait au comte de Croix dans une place de chambellan.
La reine de Pologne se trouvait depuis longtemps dans un état de santé fort précaire: elle était asthmatique, hydropique, et ces deux maladies l'avaient peu à peu réduite à l'état le plus fâcheux; elle perdait la mémoire, elle avait des absences continuelles; enfin, elle était menacée de tomber en enfance. Il n'y avait plus que le jeu auquel elle prît intérêt; elle jouait toujours à quadrille avec acharnement.
En janvier 1747, le mariage de Marie-Josèphe de Saxe, troisième fille d'Auguste III, roi de Pologne, avec le dauphin porta au comble l'exaspération de la vieille reine et aggrava singulièrement son état. L'arrivée de la dauphine à Versailles était pour elle un véritable cauchemar, et pour prévenir un éclat il fallut, à son entrée en France, faire éviter Nancy à la jeune femme et la faire passer par Belfort et Langres [111].
Dans les derniers temps de sa vie, Catherine ne songeait qu'à retourner dans sa patrie et elle demandait sans cesse les fourgons qui devaient y transporter son mobilier et tous les objets qui lui étaient chers. Pour la calmer, Stanislas ordonna de construire sous les fenêtres même du château deux grandes voitures à cet usage. Tout le monde en parlait à la reine, elle entendait le bruit des ouvriers, et elle s'apaisait un peu. Dans ses accès de délire elle se croyait déjà transportée en Pologne.
Cependant la maladie avait pris le tour le plus inquiétant; les jambes de la malade enflèrent, puis s'ouvrirent, et bientôt il ne fut plus possible de se faire d'illusion sur l'issue fatale qui allait se produire.
Le 11 mars au matin on apporta à la reine la communion. Elle comprit alors toute la gravité de son état et fut très effrayée. Elle recommanda ses gens au roi et demanda pardon d'avoir persécuté quelques personnes de son entourage; puis elle commença à divaguer.
Le dimanche 19 mars, elle reprit toute sa connaissance.
Stanislas, il faut l'avouer, ne témoignait pas pour son épouse un intérêt des plus vifs et il ne se rendait presque jamais à son chevet.
La reine s'apercevait parfaitement de cet abandon. Quand on lui annonça qu'elle allait recevoir l'extrême-onction, elle demanda son mari avec beaucoup d'instance et elle déclara qu'elle se ferait porter chez lui s'il ne voulait point venir. Devant cet ultimatum, le roi consentit enfin à se montrer; il vint en robe de chambre, ôta son bonnet et s'approcha de la malade qui lui prit la main et en la baisant lui dit: «Enfin, c'en est fait; adieu donc pour toujours, mon cher ami.»
Trop ému ou trop indifférent pour répondre, il se retourna et sortit.
Il ne revint que vers quatre heures et demie, un instant avant l'agonie.
La reine avait à ce moment toute sa connaissance. Elle faisait remarquer que l'on sonnait l'agonie pour elle; elle se consolait elle-même, s'exhortait, se jetait de l'eau bénite; puis, peu à peu la faiblesse prit le dessus, on l'entendit encore prononcer ces mots: «Mon Dieu, vous m'avez donné une âme, ayez-en pitié, je la remets entre vos mains.»
Quelques instants après, à cinq heures et demie du soir, la princesse expirait. Elle était âgée de soixante-six ans.
Une heure avant de mourir, elle avait réclamé le testament qu'elle avait fait quelques années auparavant et elle le déchira. Elle se borna à recommander sa maison au roi de Pologne et à prier qu'on la fît enterrer sans l'ouvrir. Elle voulut être enterrée dans le cimetière commun, au milieu des pauvres, et elle demanda que ses obsèques eussent lieu sans luxe, ni pompe, ni oraison funèbre.
Si l'humilité de la reine la poussait à supprimer le vain appareil des funérailles, la dignité royale ne permettait pas de se conformer complètement à ses désirs: le lendemain de sa mort, elle fut exposée habillée d'une robe somptueuse, coiffée en dentelles et à visage découvert; puis, le soir, à huit heures et demie, elle fut portée en grande pompe à l'église de Bon-Secours, près de Nancy. Le funèbre cortège, composé d'un grand nombre de carrosses, partit de Lunéville à huit heures et demie du soir; des gardes avec des flambeaux l'escortaient. On n'arriva à Bon-Secours qu'à quatre heures du matin. Le corps de la reine fut enterré dans une chapelle.
Le roi confia l'exécution d'un mausolée à Nicolas-Sébastien Adam, le célèbre sculpteur de l'époque.
Stanislas, qui toute sa vie avait souffert du caractère de sa femme, ne manifesta pas de regrets superflus. On prétend même que son premier cri, en apprenant que la reine avait cessé de vivre, fut: «Me voilà donc libre pour le reste de mes jours après un esclavage de cinquante ans!» Il donna cependant quelques jours à un deuil de convenance et il se retira à Einville d'abord, puis à Jolivet.
Marie Leczinska, qui aimait beaucoup sa mère, éprouva un grand chagrin. Bien qu'il n'eût jamais témoigné beaucoup d'attachement à la reine Opalinska, Louis XV se montra convenable, et il ordonna que la cour prendrait le deuil pour six mois [112].
Stanislas conserva toute la maison de la reine. Il décida que les dames du palais feraient les honneurs, chacune à son tour, de l'appartement où se tenait la cour; c'était celui que la reine avait occupé.
Officiellement, cet arrangement subsista; mais, dans la réalité, ce fut Mme de Boufflers qui, désormais, tint la première place; c'est elle qui recevait les étrangers.
Telle était la situation de la cour de Lunéville au début de l'année 1748, c'est-à-dire au moment même où Mme du Châtelet et Voltaire allaient y arriver et la faire briller d'un éclat qu'elle n'avait encore jamais connu.
CHAPITRE XIII
Voltaire et Mme du Châtelet.
(1739 à 1748)
Que sont devenues Mme du Châtelet et Voltaire depuis que nous les avons abandonnés à Cirey, au moment du départ de Mme de Graffigny pour la capitale?
A partir du mois de mai 1739, l'enchantement de Cirey est rompu. Le philosophe et son amie partent pour Bruxelles, viennent à Paris, retournent en Belgique; ils ne posent plus en place. Deux fois Voltaire se rencontre à Trèves avec Frédéric qui, depuis plusieurs années déjà, l'accable de flagorneries. Le ravissement est réciproque. Le roi surtout montre un enthousiasme sans nom: «Voltaire a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, la sagesse d'Agrippa... La du Châtelet est bien heureuse de l'avoir!»
Frédéric invite son nouvel ami à le venir voir, et celui-ci, qui ne sait résister aux instances et aux flatteries de son «confrère couronné», va passer une dizaine de jours en Prusse.
C'est en vain que Mme du Châtelet gémit, proteste, s'indigne; le philosophe, pris par la vanité, ne veut rien entendre. La pauvre femme écrit à d'Argental ces lignes navrées:
«J'ai été cruellement payée de tout ce que j'ai fait. En partant pour Berlin, il m'en mande la nouvelle avec sécheresse, sachant bien qu'il me percera le cœur, et il m'abandonne à une douleur qui n'a point d'exemple, dont les autres n'ont pas d'idée et que votre cœur seul peut comprendre.... J'espère finir bientôt comme cette malheureuse Mme de Richelieu, à cela près que je finirai plus vite... [113]»
Le chagrin, le découragement, le ressentiment de l'abandon sont sincères chez Mme du Châtelet, mais la rancune n'existe pas dans son cœur. Après un court et délicieux séjour en Prusse, Voltaire revient à Bruxelles et la marquise, ravie, écrit: «Tous mes maux sont finis, et il me jure bien qu'ils le sont pour toujours.» La pauvre femme eût été moins rassurée si elle avait pu se douter que, à la même époque, le philosophe écrivait à Frédéric:
En 1743, Voltaire eut à supporter deux déboires fort cruels pour son amour-propre.
Se croyant quelques titres littéraires, il eut l'idée de se présenter à l'Académie; mais la docte compagnie lui préféra l'évêque de Mirepoix: «Je m'attendais bien que Voltaire serait repoussé, lui écrit Frédéric, dès qu'il comparaîtrait devant un aréopage de Midas crossés mitrés.» Le philosophe, indigné, déclara qu'il ne se représenterait jamais.
A ce moment les comédiens du roi répétaient Jules César. A la veille de la représentation, la pièce fut interdite. La mesure était comble. Voltaire, écœuré, déclara qu'il quitterait la France puisqu'on ne savait pas y récompenser «trente années de travail et de succès», et il accepta les offres de Frédéric qui redoublait d'instances pour l'attirer à sa cour.
Le dépit du philosophe était du reste plus apparent que réel, car, à l'heure même où il montrait tant d'indignation, il était chargé par M. Amelot d'une négociation secrète. Le roi de Prusse était alors l'arbitre de l'Europe; la cour de Versailles cherchait à le détacher de ses alliés et Voltaire avait pour mission de l'amener, sans qu'il s'en doutât, à faire le jeu de la France.
A l'annonce de cette nouvelle séparation, la douleur de Mme du Châtelet fut immense; elle pria, pleura, gémit, mais Voltaire se montra inébranlable. Pour calmer sa maîtresse éplorée, il lui fit l'aveu, sous le sceau du plus grand secret, de la mission politique dont il était chargé. Allait-elle pousser l'égoïsme jusqu'à mettre en balance les intérêts de la France et ceux de son cœur, que rien du reste ne menaçait? Il fallut bien se résigner. Voltaire promit de ne pas rester éloigné plus d'une dizaine de jours et d'écrire par toutes les postes.
Il resta quatre mois absent et les nouvelles qu'il donnait étaient si rares que Mme du Châtelet demeurait quelquefois plus de quinze jours sans en recevoir; jamais il ne parlait de retour, et ses lettres ne contenaient que quelques mots très brefs: «Je crois, écrit la pauvre femme, qu'il est impossible d'aimer plus tendrement et d'être plus malheureuse.» Elle en arrive à être jalouse de Frédéric comme elle pourrait l'être d'une «rivale».
C'est qu'une fois le pied en Allemagne, Voltaire a été l'objet de telles adulations qu'il en a perdu absolument la tête. Toutes les petites cours d'Allemagne l'attirent, le réclament, se le disputent: c'est le dieu du jour.
Quant à Frédéric, qui n'a pas été long à deviner les secrets desseins de son hôte, il se moque fort agréablement de lui, tout en ayant l'air de lui ouvrir candidement son cœur et de lui parler sans détours. Enfin, quand l'heure de la séparation a sonné, le roi et le philosophe se quittent avec toutes les démonstrations les plus excessives, avec un attendrissement et des effusions sans fin.
Voltaire quitte Berlin le 12 octobre 1743; comme il ne peut jamais se mettre en route sans éprouver les aventures les plus extravagantes, nous le retrouvons le 14, au matin, sur le grand chemin, dans le plus pitoyable état: sa voiture a versé, elle est en morceaux, quant à lui, il est couvert de contusions et peut à peine remuer. Heureusement, les braves gens du pays accourent pour le tirer de ce mauvais pas, et ils en profitent pour piller un peu les bagages et garder quelques souvenirs de l'illustre voyageur; ils trouvent entre autres des portraits du roi et de la princesse Ulrique et, comme ils sont très attachés à leurs souverains, ils gardent précieusement leurs images. Enfin, le carrosse est péniblement raccommodé; Voltaire, tout endolori, remonte dans le véhicule et l'on se remet en route pour gagner Schaffenstad, où le poète compte passer la nuit et goûter un repos bien gagné. Il arrive à minuit: hélas! le feu est aux quatre coins du village; le cabaret, l'église sont déjà réduits en cendres. Quant à trouver un gîte, il n'y faut pas songer.
C'est une des mille aventures de voyage de Voltaire.
Enfin, il parvient à Bruxelles où il trouve Mme du Châtelet au comble de l'exaspération et de la colère, outrée de sa conduite et jurant de ne jamais la lui pardonner. Il suffit de quelques heures pour tout apaiser. Voltaire fut si éloquent, si persuasif, si repentant de sa conduite; il jura si bien qu'il n'avait pu faire autrement, qu'il ne recommencerait pas, que la divine Émilie se laissa convaincre, ce dont elle mourait d'envie, et elle oublia tous ses griefs. La vie reprit comme par le passé.
Maintenant, Voltaire est réconcilié avec la cour et il a ses entrées franches dans la capitale.
Le plaisir de jouir enfin de la liberté ne lui a pas fait oublier les doux souvenirs de Cirey. En avril 1744, il se retrouve avec la divine Émilie dans ce paisible et verdoyant asile. Le président Hénault qui, en se rendant à Plombières, leur fait une courte visite, écrit après les avoir vus:
«Ils sont là tous deux, tout seuls, comblés de plaisirs; l'un fait des vers de son côté, et l'autre des triangles...
«Si l'on voulait faire un tableau, à plaisir, d'une retraite délicieuse, l'asile de la paix, de l'union, du calme de l'âme, de l'aménité, des talents, de la réciprocité de l'estime, des attraits de la philosophie jointe aux charmes de la poésie, on aurait peint Cirey.»
Tous les vilains souvenirs du passé ont disparu, toutes les craintes se sont effacées: Voltaire est maintenant fort bien vu à la cour; il est devenu un favori, un courtisan. Bien loin d'avoir à se cacher, il se montre partout avec son amie. Ils vont ensemble à Fontainebleau; ils vont à Sceaux, chez la duchesse du Maine. Il est intime avec M. d'Argenson, avec M. de la Vallière, avec Richelieu, et bien d'autres. Il a deviné la fortune naissante de Mme d'Étioles, que l'on commence à peine à soupçonner, et il fait, à Étioles, de fréquentes visites.
En mars 1746, un fauteuil devient vacant à l'Académie par la mort du président Bouhier. Voltaire est élu le 25 avril et, le 9 mai, il prononce son discours de réception. Peu après, il est nommé gentilhomme ordinaire du roi! Ce fut peut-être le plus beau jour de sa vie, car, étrange bizarrerie, sa préoccupation continuelle était d'aller à la cour. Mme du Châtelet s'étonnait qu'un si grand homme pût être flatté de cette misérable place: «Ne m'en parlez pas, disait la maréchale de Luxembourg, c'est comme un géant dans un entresol.»
C'est vers cette époque que Mme du Châtelet prit à son service le frère de sa femme de chambre, un grand garçon nommé Longchamp, qui allait jouer, dans la vie de Voltaire, un rôle assez important. Il avait été treize ans valet de chambre de la comtesse de Lannoy, femme du gouverneur de Bruxelles; par conséquent, il était initié aux usages et aux mœurs du grand monde. Cependant il ne tarda pas à trouver qu'il y avait en France dans les usages de la haute société certaines différences fort appréciables.
C'est le 16 janvier 1746 qu'il entra au service de la divine Émilie. Le surlendemain, comme il attendait dans l'antichambre le moment du réveil, la sonnette s'agite; il entre avec sa sœur. La marquise ordonne de tirer les rideaux et se lève. Elle laissa tomber sa chemise et «resta nue comme une statue de marbre». A la cour de Bruxelles, Longchamp avait été plus d'une fois dans le cas de voir des femmes changer de chemise, «mais, à la vérité, dit-il, pas tout à fait de cette façon».
Quelques jours après, Mme du Châtelet prend un bain; comme la femme de chambre est absente, elle sonne Longchamp et lui dit d'ajouter de l'eau chaude dans la baignoire. Le valet très ému de ce qu'il voit ne sait plus, en vérité, où porter les yeux et obéit assez maladroitement: «Mais prenez donc garde, vous me brûlez, lui crie la marquise indignée; regardez ce que vous faites!»
A cette époque un valet est semblable à l'esclave antique, ce n'est pas un homme et l'on n'en tient nul compte.
Peu de temps après, Voltaire, qui avait été à même d'apprécier la jolie écriture et l'intelligence de Longchamp, le prenait à son service et en faisait bientôt son homme de confiance.
Le 14 août 1747, Voltaire et Mme du Châtelet arrivent à Anet chez la duchesse du Maine. Il faut entendre Mme de Staal, avec le style mordant qui lui est propre, raconter leur entrée dans le château:
«Mardi 15 août 1747.
«Mme du Châtelet et Voltaire, qui s'étaient annoncés pour aujourd'hui et qu'on avait perdus de vue, parurent hier, sur le minuit, comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu'ils semblaient avoir apportée de leurs tombeaux: on sortait de table. C'étaient pourtant des spectres affamés: il leur fallut un souper, et, qui plus est, des lits qui n'étaient pas préparés; la concierge, déjà couchée, se leva en grande hâte... Voltaire s'est bien trouvé du gîte. Pour la dame, son lit ne s'est pas trouvé bien fait; il a fallu la déloger aujourd'hui. Notez que ce lit, elle l'avait fait elle-même, faute de gens, et avait trouvé un défaut de... dans son matelas, ce qui, je crois, a plus blessé son esprit exact que son corps peu délicat... Elle est, d'hier, à son troisième logement; elle ne pouvait plus supporter celui qu'elle avait choisi: il y avait du bruit, de la fumée sans feu (il me semble que c'est son emblème)...
«Elle fait actuellement la revue de ses principes: c'est un exercice qu'elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s'échapper et peut-être s'en aller si loin qu'elle n'en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force et non pas le lieu de leur naissance; c'est le cas de veiller soigneusement à leur garde...»
La marquise dévalise tous les appartements du château pour meubler le sien; il lui faut six ou sept tables de toutes les grandeurs: d'immenses pour étaler ses papiers; de solides pour son nécessaire; de légères pour les pompons, les bijoux, etc. Malgré toute cette belle ordonnance, un valet maladroit renverse l'encrier sur les calculs algébriques de la divine Emilie, ce qui provoque une scène épouvantable.
Entre temps, Voltaire fait répéter sa comédie de Boursoufle, que l'on joue avec succès la veille de son départ.
Enfin, au bout d'une dizaine de jours, le philosophe et son amie retournent à Paris.
A peine sont-ils partis que Mme de Staal reçoit une lettre de quatre pages. Voltaire a égaré sa pièce, oublié de retirer les rôles, perdu le prologue; elle doit réparer le désastre:
«Il m'est enjoint, dit-elle plaisamment, de retrouver le tout; de retourner au plus vite le prologue, non par la poste, parce qu'on le copierait; de garder les rôles, crainte du même accident, et d'enfermer la pièce sous cent clefs. J'aurais cru un loquet suffisant pour garder ce trésor!»
En octobre, nous retrouvons la marquise et Voltaire à Fontainebleau, où réside la cour. Mme du Châtelet joue au jeu de la reine, et la mauvaise veine la poursuit; malgré les signes de Voltaire, malgré ses objurgations à voix basse, elle s'entête, perd non seulement tout ce qu'elle a sur elle, mais encore 84,000 livres sur parole. Le poète indigné lui crie alors en anglais qu'elle joue avec des fripons et il lui ordonne de se retirer. Malheureusement, l'anglais était une langue fort répandue et le mot provoqua un scandale effroyable. Traiter de fripons les plus grands seigneurs, les plus grandes dames du royaume, c'était en effet un peu vif. Certes, l'épithète, dans le cas actuel, n'était peut-être pas déplacée, mais elle n'était pas à dire.
En voyant l'émoi causé par son algarade, Voltaire estima qu'il était prudent de disparaître et il se réfugia à Sceaux, chez Mme du Maine, où il se cacha pendant deux mois, jusqu'à ce que le bruit fût apaisé. Puis, quand il ne fut plus question de l'aventure, il avoua sa retraite et prit part à la vie bruyante et gaie de la petite cour.
Le 30 décembre 1747, on joue à Versailles, dans le théâtre des Petits-Cabinets, l'Enfant prodigue; les acteurs sont Mme de Pompadour, le duc de Chartres, le duc de Gontaut, M. de Nivernais, etc. Voltaire croit de bonne politique et fort galant d'adresser des vers à Mme de Pompadour pour la féliciter et la remercier; mais, par une malheureuse fortune, ces vers font scandale: on y voit une injure à la reine, et l'auteur reçoit, dit-on, un ordre d'exil. Cela n'est pas prouvé, du reste. Ce qui est sûr, c'est que Voltaire et Mme du Châtelet prennent brusquement la résolution de passer le reste de l'hiver à Cirey. Peut-être Mme du Châtelet est-elle guidée par une simple raison d'économie, et veut-elle réparer la large brèche faite à sa fortune. Toujours est-il que le voyage est décidé et mis aussitôt à exécution.
On était au mois de janvier 1748; le froid était rigoureux, le sol était couvert de neige et il gelait à pierre fendre. Malgré tout, Mme du Châtelet, qui n'aimait voyager que la nuit, décida que l'on partirait à neuf heures du soir. A l'heure dite, le vieux carrosse de la marquise fut amené devant la maison, attelé de quatre chevaux de poste; les malles furent chargées sur la voiture; puis, quand Voltaire et son amie, chaudement vêtus, furent installés l'un à côté de l'autre, l'on introduisit encore nombre de paquets, de cartons et de boîtes; enfin, la femme de chambre de la marquise prit place en face de sa maîtresse; mais on était si serré qu'il était impossible de faire un mouvement. Deux laquais montèrent encore derrière la voiture. Enfin, le signal du départ fut donné et le lourd véhicule s'ébranla.
Longchamp, le nouveau valet de chambre de Voltaire, était parti en avant comme postillon, avec mission de préparer les relais et d'attendre ses maîtres à la Chapelle, château de M. de Chauvelin; il devait leur faire préparer à souper et allumer du feu dans leurs appartements.
Nous avons dit que Voltaire avait la spécialité des aventures de voyage les plus invraisemblables. Nous allons en avoir une fois de plus la confirmation.
Le début du voyage se passe assez paisiblement; mais les routes sont détestables et le carrosse gémit sous le poids des malles et des voyageurs. Enfin, un peu avant d'arriver à Nangis, l'essieu de derrière se brise, la voiture roule dans la neige et reste étendue sur le flanc. Voltaire, qui est du mauvais côté, succombe sous le poids de Mme du Châtelet, de la femme de chambre, des paquets amoncelés, qui tous se sont effondrés sur lui; il étouffe, gémit, hurle, pousse des cris aigus, appelle au secours. Les laquais, dont l'un est blessé, et les postillons accourent et s'efforcent de retirer les voyageurs de leur situation critique; mais on ne peut procéder au sauvetage que par la portière qui est en l'air. Un laquais et un postillon montent alors sur la caisse de la voiture et extraient d'abord les plus gros paquets comme s'ils les tiraient d'un puits; puis, saisissant les humains par les membres qui se présentent, bras ou jambes, ils les amènent à eux et les passent dans les bras de leurs camarades, qui les déposent à terre. C'est ainsi que la femme de chambre est d'abord tirée d'affaire, puis Mme du Châtelet; enfin Voltaire, moulu, courbaturé, gémissant à fendre l'âme.
Mais ce n'était pas tout: le plus difficile restait à faire; on ne pouvait pourtant pas passer la nuit à la belle étoile avec un pareil froid. Les postillons et les laquais étaient incapables à eux seuls de faire les réparations; on les envoya à la recherche de paysans qui pussent les aider à remettre le carrosse en état.
En attendant, Voltaire et son amie, assis sur des coussins tirés de la voiture, pestaient contre la destinée.
Enfin, le secours espéré arrive; les paysans se mettent à l'œuvre et bientôt le carrosse paraît en état de reprendre sa route. Voltaire remercie ces braves gens du service rendu, leur remet généreusement douze livres pour leur peine, et l'on repart, poursuivis par les malédictions des rustres qui se trouvent insuffisamment payés de leur dérangement. Voltaire n'en a cure; mais, cent mètres plus loin, le carrosse, mal raccommodé, culbute de nouveau. Nouveaux cris, nouvelle cérémonie pour extraire les infortunés voyageurs de leur prison. On court après les paysans, on les supplie de revenir, on leur promet monts et merveilles. Mais, instruits par l'expérience, ils restent sourds à toutes les supplications. Voltaire a un accès de désespoir, il s'arrache les cheveux; il se voit menacé de passer la nuit dehors. Bref, il finit par où il aurait dû commencer: il fait prix avec les paysans et les paye d'avance.
Il était huit heures du matin quand on arriva à la Chapelle: sur la route, on trouva Longchamp fort inquiet, qui venait au-devant de ses maîtres, ne sachant ce qui avait pu leur arriver.
Il fallut passer deux jours au château pour réparer le carrosse; enfin, le troisième jour, l'on reprit la route de Cirey où l'on arriva sans encombre.
Mais ce n'était pas tout d'être à Cirey, il ne fallait pas que Voltaire pût s'y ennuyer. Après quelques jours de solitude employés à mettre de l'ordre dans la maison, Mme du Châtelet fit venir son amie de couvent, Mme de Champbonin, ainsi que sa nièce, âgée de treize ans; puis elle invita toute la noblesse du voisinage, et alors commença une série ininterrompue de divertissements et de plaisirs.
Mme du Châtelet composait des farces, des proverbes; Voltaire en faisait autant. On distribuait les rôles aux invités, et la plus grande partie des journées se passait à répéter et à étudier les rôles.
On avait construit, au fond d'une galerie, une espèce de théâtre des plus primitifs; sur des tonneaux vides placés debout, on avait tout simplement établi un plancher. De chaque côté, les coulisses étaient formées de vieilles tapisseries. Un lustre à deux branches éclairait la scène ainsi que la galerie. L'on faisait venir quelques violons pour récréer le public pendant les entr'actes.
L'on représentait le soir ce que l'on avait appris dans la journée et le temps s'écoulait fort agréablement.
«Ce qui n'était pas le moins plaisant pour les spectateurs, dit Longchamp, c'est que les acteurs jouaient parfois leurs propres ridicules sans s'en apercevoir. Mme du Châtelet arrangeait les rôles à ce dessein; elle ne s'épargnait pas elle-même et se chargeait souvent de représenter les personnages les plus grotesques. Elle savait se prêter à tout et réussissait toujours.»
Cette douce existence durait depuis trois semaines lorsqu'elle fut interrompue par une invitation qui allait bouleverser toute la vie de Voltaire et de la marquise.
On fut un jour fort surpris à Cirey de voir débarquer le Père de Menoux, le confesseur du roi Stanislas. Se prévalant d'une ancienne liaison avec M. de Breteuil, le père de Mme du Châtelet, il venait, disait-il, voir ses illustres voisins. En réalité, son but était tout autre.
Le jésuite, s'il faut en croire Voltaire, aurait eu la machiavélique pensée de susciter une rivale à son ennemie jurée, Mme de Boufflers. Mme du Châtelet était «très bien faite, encore assez belle» (c'est toujours Voltaire qui parle); c'était une femme auteur; bref le Père de Menoux s'imagina qu'elle possédait toutes les qualités requises pour supplanter la marquise détestée et il résolut de tenter l'aventure.
Quoi qu'il en soit, le jésuite fit mille grâces, mille caresses aux hôtes de Cirey; il se montra plein d'esprit, de savoir, de tolérance; il leur persuada que le roi de Pologne désirait ardemment les voir et que son plus grand désir était de les posséder à sa cour. Enfin, il repartit pour la Lorraine, laissant le philosophe et son amie sous le charme de sa visite. Jamais Voltaire n'avait encore rencontré un jésuite aussi séduisant et avec une telle largeur de vues.
A peine de retour à Lunéville, le Père de Menoux joua le même jeu auprès de Stanislas; il lui raconta que les hôtes de Cirey brûlaient d'envie de venir lui faire leur cour. Bref, il manœuvra si bien qu'il arriva à ses fins.
Stanislas parla à Mme de Boufflers d'inviter Voltaire et Mme du Châtelet; la marquise, qui depuis de longues années était liée avec la divine Émilie, adopta cette idée avec enthousiasme. C'est la première fois que la maîtresse et le confesseur se trouvaient d'accord! Stanislas, ravi, chargea Mme de Boufflers de se rendre elle-même à Cirey et de ramener à Lunéville l'illustre couple.
C'est en effet ce qui eut lieu.
Mme de Boufflers venait d'avoir la douleur de perdre de la petite vérole sa sœur, Mme de Beauvau, chanoinesse de Remiremont; elle saisit avec empressement l'occasion d'aller chercher des consolations et de l'affection auprès d'une amie chère, et elle partit pour Cirey. Là elle renouvela la pressante invitation du roi.
Voltaire et Mme du Châtelet ne résistèrent pas longtemps à de si flatteuses instances.
M. du Châtelet avait peu de fortune et en ce moment même sa femme sollicitait pour lui un commandement en Lorraine. Quelle meilleure occasion pouvait-elle trouver pour arriver à ses fins que d'aller faire sa cour à Stanislas?
Quant à Voltaire qu'on disait exilé par l'ordre de la reine Marie Leczinska, quel démenti plus éclatant pouvait-il donner à cette calomnie que de devenir l'hôte du roi de Pologne?
Aussi tous deux, pour des motifs différents, furent-ils ravis de l'invitation et s'empressèrent-ils d'abandonner Cirey pour prendre, en compagnie de Mme de Boufflers, la route de Lunéville.
CHAPITRE XIV
(1748)
Séjour à Lunéville (février, mars, avril).
Mme de Boufflers, Voltaire et Mme du Châtelet arrivèrent à Lunéville le 13 février 1748, à onze heures du soir.
Mme du Châtelet se retrouvait là en pays de connaissance; elle appartenait, par son mari, à la plus vieille noblesse lorraine; elle était liée avec la plupart des personnages de la cour; elle n'eût pas été plus à son aise à Paris ou à Versailles.
Voltaire, au contraire, était un nouveau venu; certes, il avait déjà fait plusieurs séjours à Lunéville, mais c'était sous le règne de Léopold ou de son fils; et que de changements depuis lors!
Les deux voyageurs furent reçus avec de grandes démonstrations de joie et comblés d'attentions de toutes sortes. On les installa dans les plus beaux appartements du château. Mme du Châtelet fut logée au rez-de-chaussée, à côté du roi, dans les anciens appartements de la reine; les pièces étaient élevées, magnifiquement meublées, et donnaient sur les jardins. Voltaire occupait la partie du premier étage située à l'angle du palais, au-dessus des appartements de Stanislas. De sa chambre, la vue s'étendait superbe sur tous les environs; il voyait le canal, Chanteheu, Jolivet, etc. Un escalier intérieur le mettait en communication avec Mme du Châtelet, ce qui rendait les visites faciles et discrètes. Ainsi, les convenances étaient observées, et il n'y avait de gêne pour personne.
Par une déplorable coïncidence, Voltaire qui, dès son arrivée, entend bien se mettre en frais et charmer son hôte, tombe malade assez sérieusement, et la contrariété qu'il en éprouve le rend plus malade encore. Aussitôt, toute la cour est en émoi; Stanislas, bouleversé, envoie au philosophe son propre médecin et son apothicaire; il accourt lui-même au chevet du patient et lui prodigue toutes les attentions les plus délicates. «Il n'est personne qui ait plus soin de ses malades que le roi de Pologne, écrit Voltaire reconnaissant; on ne peut être meilleur homme.»
Enfin, le poète se rétablit, les alarmes s'apaisent, et à partir de ce moment commence pour la petite cour de Lunéville une vie d'agitation et de plaisirs, comme elle n'en a jamais connu encore. C'est une succession ininterrompue de fêtes, de spectacles, de soupers, de réjouissances de tous genres. Le roi tient à faire honneur aux illustres hôtes qu'il possède, et il n'est sorte de politesses qu'il n'imagine pour les distraire et les charmer.
Mme de Boufflers, la princesse de la Roche-sur-Yon, la princesse de Talmont, la duchesse Ossolinska, la comtesse de Lutzelbourg, Mme de Bassompierre, Mme Durival, Mme de Lenoncourt, Saint-Lambert, Panpan, Porquet, tous les familiers de la cour que nous connaissons, tous imitent l'exemple du souverain et se mettent en frais pour contribuer à l'agrément des nobles invités.
Ceux-ci ne se montrent pas en reste de grâces et d'amabilités.
Un jour, en se présentant chez le roi de Pologne, Voltaire lui offre un magnifique exemplaire de la Henriade avec ce quatrain: