La Cour de Lunéville au XVIIIe siècle: Les marquises de Boufflers et du Châtelet, Voltaire, Devau, Saint-Lambert, etc.
Et, comme la maîtresse n'est pas moins à courtiser que le prince lui-même, il lui adresse ces louanges délicates:
Ce n'est pas seulement la favorite qui entend célébrer ses perfections et ses attraits; les principaux personnages de la cour sont successivement l'objet des louanges du poète, personne n'est oublié.
S'adressant à Mme de Bassompierre, Voltaire, tout en ayant l'air de critiquer la sévérité de ses mœurs, lui décoche les plus délicates flatteries:
La princesse de Talmont n'est pas moins finement louée:
Mais le temps ne pouvait toujours se passer à des marivaudages plus ou moins spirituels; il fallait aborder des distractions plus tangibles et plus sérieuses. Il y avait un théâtre au château de Lunéville; Stanislas entretenait une troupe de profession fort bien composée. Comment ne pas l'utiliser quand Voltaire est là? comment ne pas faire honneur à l'illustre écrivain en jouant quelques-unes de ses œuvres? Vite, on organise des représentations, et c'est le poète lui-même qui dirige les répétitions. On joue le Glorieux, Zaïre, Mérope, «où l'on pleure tout comme à Paris», et où l'auteur lui-même pleure «tout comme un autre».
Voir jouer est bien, jouer soi-même est mieux encore. Certes, Voltaire est toujours dans un état de santé bien languissant; mais le théâtre n'a-t-il pas le don de le ranimer? Donc, on compose une troupe avec les plus jolies femmes de la cour et quelques courtisans, et l'on organise des représentations.
Mme du Châtelet, qui a le don du théâtre et qui est comédienne achevée, propose de jouer une pastorale de la Motte, Issé, qu'elle a déjà représentée à Sceaux et à Cirey avec beaucoup de succès. La proposition est acceptée avec enthousiasme. Voltaire, qui tient fort au succès de son amie, s'occupe de tout; il met lui-même en scène, surveille les répétitions, donne des conseils, rabroue les acteurs. Enfin, l'on est prêt à passer. La marquise et Mme de Lutzelbourg interprètent les deux principaux rôles, et soulèvent l'admiration générale. L'enthousiasme est tel qu'on doit, à la demande du roi, donner une seconde représentation, puis une troisième. Voltaire, ravi et flatté, adresse à Mme du Châtelet ces vers:
Mais tous les hôtes du château ne partagent pas l'enthousiasme du philosophe. Mme du Châtelet affecte tant de prétentions qu'elle soulève des jalousies, des animosités. On n'ose, à cause du roi, la critiquer ouvertement; mais sous le manteau les beaux esprits du château s'en donnent à cœur joie, et de malicieuses satires courent les salons:
Par contre on vante les séductions irrésistibles de la jolie comtesse de Lutzelbourg, mais c'est au détriment de sa partner:
Quel émoi dans le château si la divine marquise avait connu ces vers!
Il n'y a pas que le théâtre qui enchante les nouveaux hôtes de Lunéville. Le roi ne les quitte pas, il les comble d'amabilités, et les journées s'écoulent sans qu'on y songe. Il les promène dans ses jardins, leur fait visiter ses maisons de campagne; il leur montre avec orgueil ses constructions bizarres, ses rocailles, ses jets d'eau, ses grottes, et la joie du vieux roi n'a pas de bornes quand Voltaire, qui se connaît en flatterie, daigne se pâmer devant ces étranges fantaisies et cette ingéniosité enfantine.
Quand on ne peut ou ne veut sortir, on donne des concerts ravissants; on joue au trictrac, au billard; on tourmente Bébé, on rit, on cause; les heures s'envolent. Souvent Mme de Boufflers, qui est joueuse enragée, organise une comète avec Stanislas, et voilà Voltaire et Mme du Châtelet de la partie; la marquise, passe encore, elle adore les cartes; mais Voltaire qui les déteste! Cependant comment résister à un roi? Le philosophe fait contre mauvaise fortune bon cœur, et il joue à la comète qui l'ennuie à périr. D'autres fois, dans la journée, Stanislas se réfugie avec Voltaire dans ses appartements privés, et il se fait lire quelques pièces légères, les contes badins du philosophe, etc. Seules, Mmes de Boufflers et du Châtelet assistent à ces lectures.
Quand le roi est couché, il se retire toujours à dix heures; Mme de Boufflers entraîne ses intimes dans ses appartements particuliers, et là commence une nouvelle soirée, délicieuse, sans entraves, où l'on dit mille folies, et qui se prolonge souvent jusqu'à une heure avancée. Ces soupers sont charmants. Ils ne sont peut-être pas très somptueux, mais Voltaire les égaie de sa verve étourdissante; ses récits, ses bons mots font la joie des convives. «Nous avons soupé chez Mme de Boufflers, écrit Saint-Lambert, où nous sommes morts de faim, de froid et de rire.»
Voltaire est ravi, et l'existence qu'il mène lui paraît incomparable. Il ne vit plus, comme à Paris, dans une anxiété continuelle, avec cette lugubre Bastille toujours menaçante; il ne vit plus, comme à Berlin, avec un souverain vaniteux, quinteux, à double face; il passe ses jours avec un prince affable, lettré, qui l'apprécie à sa valeur et le comble d'honneurs et de flatteries délicates. En réalité, c'est Voltaire qui règne à Lunéville.
Et puis, cette petite cour si débonnaire, où nul n'a souci de l'étiquette, où l'on jouit d'une liberté complète, où l'on travaille à ses heures, où la divine Emilie est sans cesse près de lui, n'est-elle pas la plus idéale des cours? «En vérité, ce séjour-ci est délicieux, écrit-il à d'Argental; c'est un château enchanté dont le maître fait les honneurs.»
Mme du Châtelet n'est pas moins ravie. Elle aussi coule des jours exquis dans cette cour où tout le monde lui fait fête. Mme de Boufflers a été si heureuse de la retrouver qu'elle la quitte le moins possible; les deux dames s'entendent à merveille et elles passent chaque jour de longues heures dans une adorable intimité.
Mme de Boufflers aime tant son amie qu'elle veut célébrer ses aptitudes si variées et si rares; mais elle craint de ne pas être à la hauteur du sujet; elle prie Voltaire de lui venir en aide et de faire parler la Muse.
Le poète compose donc en son nom ces étrennes:
Mme du Châtelet riposte galamment par ce quatrain également de la main de Voltaire:
Mme du Châtelet mène une existence si douce qu'elle ne veut plus entendre parler de s'éloigner et que son plus cher désir est de se fixer à l'avenir avec son ami dans cette résidence incomparable à nulle autre pareille.
Par un sentiment très louable, elle trouve que M. du Châtelet ne sera pas de trop dans leur tête-à-tête, et elle cherche plus que jamais à obtenir pour lui un établissement en Lorraine. Ce serait une raison de plus pour elle de ne pas quitter le pays.
Elle avait déjà, depuis son arrivée, profité de l'extrême bienveillance du roi pour tâcher d'obtenir le commandement qu'elle sollicitait pour son mari. Mais Stanislas avait des engagements avec un de ses vieux serviteurs, un Hongrois, M. de Bercheny, et il ne savait comment concilier les intérêts des deux concurrents.
M. du Châtelet vivait à Phalsbourg, heureux et content; sur le conseil de Mme de Boufflers, la marquise le fit venir à Lunéville. Elle espérait que sa présence hâterait la solution qu'elle souhaitait si ardemment.
Elle désirait d'autant plus vivement se fixer à Lunéville qu'un incident nouveau, et que nous allons raconter, venait de bouleverser sa vie, incident qui allait avoir pour elle de désastreuses conséquences.
CHAPITRE XV
Brouille entre Mme de Boufflers et Saint-Lambert.—Liaison de Saint-Lambert avec Mme du Châtelet.
Nous avons vu dans un précédent chapitre l'intrigue de Mme de Boufflers et de Saint-Lambert, intrigue qui n'avait pas échappé au vieux roi et qui avait même provoqué sa jalousie. Saint-Lambert, comme tous les amoureux, quand on le chassait par la porte, rentrait par la fenêtre. Les deux amants avaient donc continué à se voir, mais leurs rencontres étaient moins fréquentes et il leur avait fallu recourir à d'étranges subterfuges.
L'arrivée de Voltaire et de la divine Émilie à Lunéville n'avait rien changé à la situation. A l'occasion des fêtes données en leur honneur, Saint-Lambert put venir plus souvent et se montrer quelquefois à la cour. On le voyait toujours le soir aux soupers de Mme de Boufflers, les intimes qui y assistaient étant tous dans la confidence. La marquise présenta naturellement le jeune officier à Mme du Châtelet, et, avec la franchise qui la caractérisait, elle ne lui dissimula nullement les tendres liens qui les unissaient.
Si Saint-Lambert s'était imaginé qu'il serait plus heureux que ses devanciers, il ne tarda pas à être désabusé. De même qu'il avait enlevé au pauvre Panpan une enviable situation, de même il vit bientôt poindre l'étoile qui allait le supplanter.
Il y avait alors à la cour un certain vicomte d'Adhémar, de la famille de Marsannes [114], que Mme de Boufflers paraissait apprécier beaucoup et que Stanislas voyait également de très bon œil. Cette faveur troublait fort Saint-Lambert, l'inquiétait. Il en était malheureux, désolé, et il n'avait pas la force de caractère de cacher sa souffrance.
Que les temps sont changés! Le jeune poète ne consacre plus ses vers à louer la maîtresse adorée. Sa muse ne lui inspire plus que reproches et récriminations. Il compose encore des madrigaux; mais il a peine à dissimuler son dépit et la jalousie qui le dévore:
Tantôt il prie, il se fait humble; rien ne le découragera, il redoublera de tendresse et d'amour:
Tantôt il peint la souffrance qu'il éprouve en voyant un rival heureux près de celle qu'il adore. Il voudrait s'arracher à ce spectacle qui le déchire, mais il ne peut s'y résoudre; tout ne vaut-il pas mieux que de ne pas voir l'infidèle?
Voilà à quelle situation critique étaient réduites les amours de Saint-Lambert pendant les premiers temps du séjour de Voltaire et de Mme du Châtelet à Lunéville.
Pour que l'on s'explique clairement les événements qui vont se dérouler, il importe de bien préciser également les rapports réciproques du philosophe et de la divine Emilie à la même époque.
Ils vivent ensemble depuis quinze ans, mais si, en apparence, leurs relations sont restées les mêmes, leur intimité s'est singulièrement refroidie. Le poète n'en souffre pas et ne s'en plaint pas davantage, au contraire; mais on n'en peut dire autant de Mme du Châtelet; dans une lettre à d'Argental elle expose son état d'âme avec beaucoup de franchise et de finesse:
«J'ai reçu de Dieu, écrit-elle, il est vrai, une de ces âmes tendres et immuables qui ne savent ni déguiser, ni modérer leurs passions; qui ne connaissent ni l'affaiblissement ni le dégoût, et dont la ténacité sait résister à tout, même à la certitude de n'être pas aimée; mais j'ai été heureuse pendant dix ans par l'amour de celui qui avait subjugué mon âme, et ces dix ans, je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur; quand l'âge, les maladies, peut-être aussi la satiété de la jouissance, ont diminué son goût, j'ai été longtemps sans m'en apercevoir: j'aimais pour deux; je passais ma vie entière avec lui; et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d'aimer et de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si heureux et que ça n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien des larmes.
«Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes: la plaie de mon cœur a saigné longtemps. J'ai eu lieu de me plaindre et j'ai tout pardonné; j'ai été assez juste pour sentir qu'il n'y avait peut-être au monde que mon cœur qui eût cette immuabilité qui anéantit le pouvoir du temps; que si l'âge et les maladies n'avaient pas entièrement éteint ses désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et que l'amour me l'aurait ramené enfin; que son cœur, incapable d'amour, m'aimait de l'amitié la plus tendre, et m'aurait consacré sa vie. La certitude de l'impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n'est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l'amitié, et ce sentiment, joint à la passion de l'étude, me rendait assez heureuse.
«Mais un cœur si tendre peut-il être rempli par un sentiment aussi paisible et aussi faible que celui de l'amitié?...»
Mme du Châtelet avait raison de douter d'elle-même. Déjà quelques symptômes inquiétants avaient montré que l'amitié ne lui suffisait plus. Déjà, à Paris, avec Clairaut le mathématicien qui revoyait avec elle le Commentaire sur Newton; déjà à Sceaux pendant les représentations théâtrales, où elle jouait au naturel les rôles d'amoureuse avec le comte de Rohan, elle n'avait pu dominer complètement les élans de son cœur: ce fut même au point d'inquiéter Voltaire et de provoquer entre les deux amants des scènes de jalousie des plus pénibles.
C'est à Lunéville que la crise qui menaçait éclata, et avec une violence dont on ne peut se faire l'idée.
Mme du Châtelet avait souvent entendu parler de Saint-Lambert par Mme de Graffigny, par Panpan, par Mme de Boufflers, par Voltaire lui-même; il arrivait précédé d'une réputation de poète, d'homme à bonnes fortunes; sa belle prestance, son air froid et distingué lui plurent extrêmement. Saint-Lambert, que les légèretés, réelles ou supposées, de Mme de Boufflers troublaient profondément, et qui se voyait menacé de perdre une conquête qui avait été si flatteuse pour sa vanité, s'imagina qu'un peu de jalousie serait de nature à lui ramener l'infidèle.
Il s'efforça donc de plaire à Mme du Châtelet; il lui fit la cour très ostensiblement et il déploya en son honneur toutes les grâces de sa personne et de son esprit. Il n'en fallait pas davantage pour mettre le feu aux poudres. Mme du Châtelet prit pour argent comptant les politesses du jeune homme; surprise, charmée, elle se crut aimée et elle en perdit la tête.
Pour Saint-Lambert, ce n'était qu'un jeu; il ne songeait nullement à pousser l'intrigue à fond; mais la marquise ne l'entendait pas ainsi: elle le lui fit bien voir.
Après un marivaudage préliminaire et quelques escarmouches sans importance, Mme du Châtelet et Saint-Lambert se retrouvèrent à une soirée chez M. de la Galaizière; ils purent s'isoler un peu; le jeune officier, continuant son manège et sans se douter qu'il arrivait au moment psychologique, risqua quelques tendres aveux; à sa grande surprise, la marquise tomba dans ses bras, demi-pâmée, en lui jurant un amour éternel.
Mme du Châtelet ne s'inquiète pas de savoir si Saint-Lambert est sincère, s'il n'obéit pas à des mobiles équivoques; elle ne s'inquiète pas davantage de la disproportion d'âge; elle ne se dit pas le mot de la duchesse de Chaulnes qui, fort avant sur le retour, avait pris un jeune amant: «Une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois.» Saint-Lambert lui a dit qu'il l'aimait, cela lui suffit; et elle s'éprend pour le bel officier d'une passion automnale et exaltée qui bientôt dépasse toutes les bornes.
Rien ne l'arrête: ni le qu'en-dira-t-on, ni la crainte de Mme de Boufflers, ni la colère possible de Voltaire s'il découvre l'intrigue. Son pauvre cœur inoccupé, auquel un ingrat n'a pas rendu la justice qu'il méritait, a enfin trouvé un aliment au feu qui le consume depuis des années. Elle aime, elle est aimée! Que lui importe le reste! Le ciel peut crouler, l'univers s'effondrer.
La pauvre femme nage dans la joie; elle ressent toute l'ivresse d'un premier amour, elle n'a plus que dix-huit ans! Elle est à cette heure charmante des débuts d'une liaison, où l'on éprouve un besoin si ardent de causer avec l'être aimé, que dix fois par jour il faut lui griffonner quelque tendresse pour apaiser son cœur en attendant la rencontre. C'est l'époque des serrements de main furtifs, des regards à la dérobée, des fleurs échangées. Personne ne connaît le doux mystère de son âme; elle en jouit doublement.
Comme les deux amoureux sont tenus à beaucoup de ménagements, qu'il faut s'observer avec soin pour que ni Mme de Boufflers, ni Voltaire, ni personne ne devine leur secret, ils ne peuvent s'écrire ouvertement aussi souvent qu'ils le voudraient. Alors, Mme du Châtelet imagine un vrai moyen de comédie. Il y a dans le salon du Roi une harpe respectée; c'est celle dont se sert Mme de Boufflers pour égayer les réunions du soir. Personne ne touche au précieux instrument! C'est donc lui qui sera le dépositaire de la correspondance amoureuse. C'est dans cette harpe que Mme du Châtelet et Saint-Lambert iront déposer leurs messages et chercher les réponses. Comme on traverse le salon à chaque instant, rien n'est plus simple et ne peut être moins remarqué.
Voici quelques-uns des billets de Mme du Châtelet, écrits dans la lune de miel de ces nouvelles amours, sur de petits papiers microscopiques à bordure dentelée, avec un petit filet rose ou bleu. Ces lettres sont empreintes d'un sentiment si vrai, si profond; elles respirent une passion si sincère qu'elles en sont touchantes:
«Oui, je vous aime; tout vous le dit, tout vous le dira toujours, et je fais mon plaisir et mon bonheur de vous le dire. Je vais tâcher de donner la lettre. Je vous en remercie et vous en remercierai bien davantage ce soir.»
«Je volerai chez vous dès que j'aurai soupé. Mme de Boufflers se couche. Elle est charmante et je suis bien coupable de ne lui avoir pas parlé; mais je vous adore, et il me semble que, quand on aime, on n'a aucun tort. Il faut que j'aille par les bosquets.»
«J'apprends à force, mais je ne sais rien de bien, sinon que je vous adore, que vous avez conquis mon cœur, et qu'il est à Nicolas pour toute ma vie. Donnez-moi des nouvelles de Nicolas.»
«Il n'y a point de bonheur sans vous; venez donc finir le mien. Pouilli sera le prétexte. Je suis seule à présent, de ce moment seulement.»
«Il fait un temps charmant, et je ne peux jouir de rien sans vous; je vous attends pour aller donner du pain à mes cygnes et me promener. Venez chez moi dès que vous serez habillé; vous monterez ensuite à cheval si vous voulez.»
«Tâchez de vous trouver dans le salon pour la sortie du dîner, parce que nous prendrons notre revanche; et c'est bien quelque chose de jouer avec ce que l'on aime, car je suppose que vous m'aimez encore un peu.»
«Je suis une paresseuse; je me lève, je n'ai qu'un moment, et je l'emploie à vous dire que je vous adore, vous regrette et vous désire. Venez donc le plus tôt que vous pourrez. Vous boirez et dînerez ici; j'espère aussi que vous y aimerez.»
«Vous m'avez dit hier des choses si tendres et si touchantes que vous avez pénétré mon cœur; mais aimez-moi donc toujours de même. Croyez que, quand vous m'aimez, je vous adore. J'ai passé la nuit la plus agréable qu'on puisse passer sans vous; votre idée ne m'a point quittée. Vous voulez que je vous mande ce que je ferai aujourd'hui! Ce que je veux faire tous les jours de ma vie: je vous verrai, je vous aimerai, je vous le dirai; mais que je le lise donc dans les yeux charmants que j'adore.»
«Je m'éveille avec la douleur de vous avoir affligé un moment hier, avec l'inquiétude de la manière dont vous aurez passé la nuit: mais avec tout l'amour que votre cœur charmant mérite. Comptez que le mien en est pénétré; que je n'ai jamais plus senti combien je suis heureuse d'être aimée de vous et que je ne l'ai jamais mérité davantage. Je vais dîner à table, c'est-à-dire assister... Je vous adore, et c'est pour toute ma vie... mais il faut se coiffer.»
Ce n'était pas tout de s'aimer et de se le dire cent fois par jour et de se l'écrire vingt fois; il fallait encore déjouer les yeux trop perspicaces, prévenir les indiscrétions possibles, endormir la jalousie de Voltaire, apaiser la colère de Mme de Boufflers quand elle découvrirait l'intrigue, ce qui ne pouvait tarder.
Avec des précautions on pouvait encore espérer dissimuler aux yeux du public; mais, comme la harpe ne suffisait plus à apaiser l'impatience de Mme du Châtelet, il avait fallu mettre dans la confidence le valet de chambre de Saint-Lambert, le fidèle Antoine, et la femme de chambre de la marquise, la non moins fidèle Mlle Chevalier. Puisque tous deux passaient leur vie à porter de tendres missives, il eût été oiseux de vouloir leur rien cacher; mais on croyait pouvoir compter sur leur discrétion.
Voltaire vivait dans la sécurité la plus complète. Plongé dans les répétitions, les travaux littéraires; absorbé par le roi, les courtisans, qui l'encensaient à l'envi, il était trop occupé pour s'apercevoir de rien. Et puis, les maris ne sont-ils pas toujours les derniers à se douter de ces accidents-là? Or Voltaire, pour Mme du Châtelet, n'était plus depuis longtemps qu'un mari, et elle le traitait comme tel.
N'éprouvait-elle pas cependant quelques remords de tromper ce pauvre Voltaire dont le long attachement méritait bien quelques égards? En aucune façon. Mme du Châtelet, avec la désinvolture des femmes qui, quand elles sont éprises, ont avec leur conscience de si singuliers accommodements, ne songeait pas un instant que sa trahison pouvait désespérer le philosophe, et elle ne se faisait pas le plus léger reproche. Était-ce sa faute à elle si la situation de maîtresse de M. de Voltaire était devenue une sinécure? Du reste, n'avait-elle pas la délicatesse de lui cacher l'intrigue avec soin? En apparence, qu'y avait-il de changé? Mais si le philosophe apprenait la vérité? Eh bien, il serait temps alors de lui faire comprendre qu'il était le premier coupable et qu'il ne devait s'en prendre qu'à la pauvreté de ses ressources.
Si Mme du Châtelet vivait, en ce qui concerne Voltaire, dans une sécurité relative, il n'en était pas de même vis-à-vis de Mme de Boufflers.
Enlever sciemment un amant à sa meilleure amie n'était pas un acte fort délicat. C'était même une trahison qui pouvait lui être durement reprochée.
Pouvait-elle espérer lui dissimuler la vérité? Mais Mme de Boufflers était très fine, très perspicace, et on ne la tromperait pas longtemps.
Or, s'attirer le courroux de Mme de Boufflers était le pire des désastres. N'allait-elle pas vouloir se venger? N'allait-elle pas, d'un mot, faire crouler le fragile bonheur de l'imprudente qui la bravait?
L'inquiétude et le trouble de la marquise étaient extrêmes. Elle prit la résolution d'agir loyalement et de s'ouvrir avec franchise à son amie. En mettant sa conduite sur le compte d'une de ces passions entraînantes, irrésistibles, peut-être obtiendrait-elle son pardon? C'était un moyen à tenter et étant donné le caractère de Mme de Boufflers, peut-être pas le plus mauvais. Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Tous les jours, la divine Émilie remet au lendemain la confidence difficile, si bien que, de lendemain en lendemain, le temps s'écoule.
Les appréhensions de Mme du Châtelet étaient du reste bien superflues. La favorite, nous le savons, n'ignorait pas ce qui se passait, Saint-Lambert ayant eu soin de ne lui rien dissimuler, dans l'espoir assez improbable de ramener par la jalousie la maîtresse qui l'abandonnait.
Mme de Boufflers, trop heureuse du prétexte qu'on lui offrait, s'empressa d'en profiter pour rompre définitivement avec Saint-Lambert, en lui reprochant amèrement son infidélité. Elle oubliait tout naturellement qu'elle lui avait donné l'exemple.
Le poète, assez confus, plaide les circonstances atténuantes, s'excuse d'un moment d'erreur, enfin sollicite son retour en grâce:
Mme de Boufflers ne veut pas entendre parler d'un racommodement, tout est fini et bien fini. Saint-Lambert n'a plus «qu'à jouir de ce qui lui reste». Mais elle n'a pas de rancune et elle est femme d'esprit, et puis elle n'attache pas aux choses de l'amour plus d'importance qu'elles ne méritent. Aussi, loin de témoigner aux coupables le moindre ressentiment, elle leur fait bon visage, les prend même sous sa protection et met la plus extrême bonne grâce à favoriser leurs rendez-vous. Elle pousse même la complaisance jusqu'à laisser à Saint-Lambert la jouissance du petit appartement secret qu'elle lui a fait disposer près de la chapelle et de la bibliothèque. C'est là que la divine Émilie, suivant l'exemple de Mme de Boufflers, va nuitamment rendre visite à son amant.
Saint-Lambert, de son côté, fait contre mauvaise fortune bon cœur, et il s'attache ouvertement à Mme du Châtelet, qu'il n'a prise d'abord que par dépit.
Après tout, c'était encore assez glorieux pour un petit poète de province d'enlever au plus grand génie du siècle une maîtresse bien-aimée.
Les amours de Mme du Châtelet et de Saint-Lambert sont bientôt troublées par les soucis que la santé du jeune officier donne à sa maîtresse. Il n'est toujours pas très robuste; un jour il tombe vraiment malade: il manque de se trouver mal, il a mal à la tête, il a des taches rouges sur le corps. Vite, on fait venir Castres, qui le saigne deux fois.
La pauvre marquise est affolée:
«Mon amour m'est bien cher, mais rien ne l'est vis-à-vis de l'inquiétude où je suis. Il faut que je vous voie ou que je meure.»
Dès qu'elle a une minute de liberté, elle court soigner l'amant chéri.
Quand il va mieux, ses inquiétudes ne sont pas moins vives; les petits billets se succèdent presque sans interruption; l'amour et la médecine s'y mélangent agréablement:
«Ne vous purgez pas trop.»—«N'abusez pas de votre appétit.»—«Buvez beaucoup de tisane.»—«La limonade ne vous convient peut-être pas en ce moment.»—«Je vous envoie du thé; noyez-vous-en; prenez-le très chaud et faites-le très léger; il ne vous échauffera pas et vous fera transpirer.»—«Voilà du bouillon pour prendre très chaud, après les eaux, une heure après.»
Puis, à chaque instant, ce sont des envois de livres pour distraire le convalescent, d'eau de Sedlitz pour le dégager, de bouillon, de perdreau, de poulet pour le réconforter! Enfin, comme la marquise pratique l'antisepsie, elle adresse au cher malade des pastilles pour «embaumer sa chambre et chasser le mauvais air»! Il faut d'abord «ouvrir les fenêtres, bien balayer, puis brûler une demi-pastille».
La Chevalier, Antoine passent leur vie à courir de l'appartement de la marquise à la chambre de Saint-Lambert et réciproquement; aussi sont-ils sur les dents. Quand ils n'en peuvent plus, c'est Panpan qui les remplace. Panpan est décidément né pour jouer les rôles de confident et il n'échappe pas à sa destinée. Il porte à son vieil ami Saint-Lambert les lettres, les paquets et au besoin le bouillon réparateur.
Dans la journée, le malade a quelques visites: Panpan naturellement; puis Voltaire auquel on a persuadé qu'il était de son devoir de se rendre chez son ami; on l'a mis, sous le sceau du secret, au courant de l'asile mystérieux qui sert de refuge à Saint-Lambert et le poète compatissant vient souvent voir son confrère en Apollon. Mme du Châtelet, qui n'ose venir seule pour ne pas faire d'éclat, l'accompagne toujours et elle peut ainsi, grâce à ce stratagème, retrouver le cher malade.
Mais, le soir, dès que la société est retirée et que tout repose dans le château, la marquise, dissimulée sous une mante, accourt chez l'adoré; elle passe la plus grande partie de la nuit à le soigner ou à le regarder dormir.
Tant de tendresse, tant d'affection, un dévouement si complet touchent-ils le cœur de Saint-Lambert? On pourrait le croire, car, dans sa reconnaissance, il écrit à son amie des lettres qui l'enthousiasment:
«Il est bien doux de s'éveiller pour relire vos lettres charmantes et pour sentir le plaisir de vous adorer et d'être aimé de vous. Je sens que je ne pourrais plus me passer de recevoir de ces lettres qui font le bonheur de ma vie... Jamais vous n'avez été plus tendre, plus aimable, plus adorée.»
Dans son zèle, Saint-Lambert lui adresse même quelques vers. Elle répond, ravie:
«Vos vers sont délicieux; je les ai relus trois ou quatre fois... Je crois qu'on peut tout exiger de votre esprit comme de votre cœur!»
Pas une lettre de Mme du Châtelet qui ne respire la passion la plus vive et qui ne se termine par ces mots: «Je vous adore, je vous aime passionnément.»
Bien entendu, elle continue à se rendre tous les soirs chez son amant, mais ces petites visites nocturnes ne sont pas toujours sans inconvénients pour un convalescent. Quelquefois la marquise a des remords et elle écrit:
«Je m'éveille avec l'inquiétude de votre santé, moi qui suis accoutumée à ne sentir que le plaisir de vous aimer et le bonheur d'être aimée de vous. Je crains bien de vous avoir trop agité hier; ne me laissez rien ignorer sur cela.»
Fort heureusement, les alarmes de la marquise étaient vaines.
Jusqu'à présent aucun nuage n'est venu troubler le ciel bleu de Mme du Châtelet: il ne va plus en être de même. A peine rétabli, Saint-Lambert manifeste quelque indifférence, et son amie s'en alarme. Tantôt il se montre «froid et galant»; ce n'est point l'affaire de la marquise. Je vous aime mieux «colère et tendre», lui écrit-elle.
Tantôt elle lui dit avec reproche que ses lettres «accourcissent» tous les jours comme ses visites. «Voilà de quoi il faut être repentant», ajoute-t-elle gracieusement. Quelquefois elle est jalouse de Panpan qui est plus gâté qu'elle:
«Assurément, Panpan a eu la préférence sur moi aujourd'hui et j'aurai bientôt compté les lettres que vous m'avez écrites. Si vous voulez cependant être seul et trouver un moyen de n'avoir plus de visites, je pourrai vous aller voir cet après-midi. Si cela vous fait le moindre mal de sortir, j'irai chez vous. Je suis chez moi et j'y suis toute seule.»
Il faut le reconnaître, les reproches de Mme du Châtelet sont tous sous une forme aimable et tendre:
«Puisque vous êtes éveillé, pourquoi ne venez-vous pas me voir, puisque je suis seule?... Vos œufs au bouillon vous attendent, et moi aussi; mais je ne suis pas aussi froide qu'eux. Voulez-vous ne me voir que quand nous ne pourrons pas être seuls? La plus grande marque d'indifférence qu'on puisse donner, c'est de n'être pas avec ceux qu'on aime quand on le peut sans indécence.»
Mais Saint-Lambert ne s'émeut pas pour si peu; il reste froid et guindé. La marquise, qui s'est cru aimée, laisse éclater son chagrin et elle s'emporte en reproches, en récriminations, en scènes de jalousie. Puis elle a des remords, s'excuse, s'accuse; enfin commence pour elle une triste existence de trouble, d'agitation et d'incohérences qui ne devait cesser qu'avec sa vie.
«Que je regrette avoir été injuste hier et de n'avoir pas employé tout le temps que nous avions à être ensemble à jouir de votre amour charmant qui fait le bonheur de ma vie! Pardonnez-le-moi. Songez que je ne désire d'être aimable, tendre, estimable, que pour être aimée et estimée de vous; je pousse sur cela ma délicatesse à l'excès, mais doit-elle vous déplaire? Je connais mes défauts, mais je voudrais que vous les ignorassiez. Ce que je voudrais surtout, c'est savoir si vous avez passé une bonne nuit et que votre cœur est le même pour moi.
«Vous m'avez écrit cinq lettres hier. Quelle journée! et que j'ai bien tort d'en avoir corrompu la fin!... Adieu. Aimez qui vous adore, mais aimez-la autant qu'hier dans la journée et oublions la soirée.»
Pendant que se déroulaient ces divers incidents, la vie joyeuse de Lunéville suivait son cours plus que jamais. Tous les jours on invente de nouvelles distractions: promenades à cheval, dîners au kiosque, à Chanteheu, à Jolivet, promenades sur le canal, représentations dramatiques, etc., etc. Voltaire et son amie sont de toutes les fêtes. Le philosophe, qui continue à vivre dans une quiétude parfaite, croit le moment opportun de célébrer une fois de plus les vertus d'Émilie, et il lui adresse ces vers:
L'époque du carnaval amène une recrudescence de gaieté et d'entrain. Tous les jours il y a bal masqué, souper, et les réjouissances se prolongent souvent jusqu'à une heure très avancée de la nuit.
Un soir, le philosophe, déguisé en sauvage, accompagne Mme du Châtelet, costumée en nymphe. Une autre fois, c'est Mme du Châtelet, habillée en turc, qui promène Mme de Boufflers en sultane.
Et le poète de lui adresser ce quatrain:
Comme il ne faut pas que la divine Emilie soit seule l'objet des attentions du poète, Voltaire n'oublie pas Mme de Boufflers, et il compose pour elle cette charmante épître, qui la dépeint si bien:
La vie est délicieuse, et les jours s'écoulent sans qu'on s'en aperçoive; tous les hôtes du château vivent dans la joie, dans un bonheur sans mélange. «Nous avons passé à Lunéville un bien joli carnaval, écrit dans son enthousiasme la divine Émilie. Le roi de Pologne me comble de bontés et je vous assure qu'il est bien difficile de le quitter.» Il était peut-être encore plus difficile de quitter Saint-Lambert.
Enfin le carême arriva et l'on se calma un peu; des plaisirs tranquilles remplacèrent les fêtes bruyantes.
La vie joyeuse de Lunéville allait forcément prendre fin par le départ de tous ceux qui en faisaient tout l'agrément.
Stanislas allait partir pour Versailles voir sa fille et Mme de Boufflers devait l'accompagner; Mme du Châtelet était rappelée à Cirey par ses fermiers; Voltaire devait être à Paris pour surveiller ses intérêts littéraires; Saint-Lambert était déjà parti pour Nancy rejoindre son régiment.
Mme du Châtelet s'éloigne la première, ayant, avec son imagination de femme amoureuse, inventé une combinaison qui devait lui donner quelques jours de bonheur complet.
Elle prétexta un avocat à consulter, des affaires urgentes à régler, des achats indispensables à faire; bref, au lieu de regagner directement Cirey, elle alla passer quelques jours à Nancy, dans les bras de l'heureux Saint-Lambert.
Quant à Voltaire, elle lui avait aisément persuadé que les voyages ne lui valaient rien, et en particulier celui de Nancy; qu'il serait beaucoup mieux à Lunéville, et le philosophe, plus aveugle que jamais, s'était laissé convaincre. Mme de Boufflers, mise dans la confidence, et toujours fidèle amie, s'était engagée à retenir Voltaire par ses grâces et ses flatteries, et à le garder près d'elle aussi longtemps qu'il le faudrait.
Mme du Châtelet arriva à Cirey le 1er mai. Dès qu'elle en reçut la nouvelle, Mme de Boufflers rendit au philosophe sa liberté.
Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Voltaire s'éloigna de cette cour aimable où il venait de passer des jours si doux, de ce roi excellent, dont il avait pu apprécier les qualités si rares, et qu'il aimait maintenant si sincèrement. Mais, si l'on se quittait, ce n'était pas pour longtemps. L'on était trop enchanté les uns des autres pour pouvoir désormais vivre séparés. L'on se promit, l'on se jura une rencontre prochaine. Il fut convenu qu'une fois les affaires réglées à Cirey et à Paris, on se retrouverait à Commercy à la fin de juin. Comme à Lunéville, Stanislas mettait le château à la disposition de Voltaire et de son amie.
CHAPITRE XVI
(1748)
Séjour à Cirey et à Paris (mai et juin).
Le séjour de Mme du Châtelet à Nancy a été si délicieux; elle s'en est arrachée avec tant de peine, qu'elle a fait promettre à son amant de venir la voir à Cirey, pendant le court séjour qu'elle y doit faire avec Voltaire. Saint-Lambert naturellement a promis, parce qu'il ne pouvait faire autrement; mais il a promis sans enthousiasme. A peine partie la marquise, se rappelant les détails de leur dernière entrevue, et ce qu'elle sait aussi du caractère de son ami, se trouble et s'inquiète; elle lui écrit en arrivant à Cirey:
«Toutes mes défiances de votre caractère, toutes mes résolutions contre l'amour n'ont pu me garantir de celui que vous m'avez inspiré. Je ne cherche plus à le combattre, j'en sens l'inutilité; le temps que j'ai passé avec vous à Nancy l'a augmenté à un point dont je suis étonnée moi-même; mais, loin de me le reprocher, je sens un plaisir extrême à vous aimer et c'est le seul qui puisse adoucir votre absence.
«Je suis bien contente de vous quand nous sommes en tête à tête, mais je ne le suis point de l'effet que vous a fait mon départ. Vous connaissez les goûts vifs, mais vous ne connaissez pas encore l'amour. Je suis sûre que vous serez aujourd'hui plus gai et plus spirituel que jamais à Lunéville, et cette idée m'afflige, indépendamment de toute inquiétude. Si vous ne devez m'aimer que faiblement; si votre cœur n'est pas capable de se donner sans réserve, de s'occuper de moi uniquement, de m'aimer enfin sans bornes et sans mesure, que ferez-vous du mien?...
«J'ai bien peur que votre esprit ne fasse plus de cas d'une plaisanterie fine que votre cœur d'un sentiment tendre. Enfin, j'ai bien peur d'avoir tort de vous trop aimer...»
Aimer! c'est bientôt dit, mais ce mot a-t-il pour tous deux la même signification?
«J'attache à ce mot, lui dit-elle, bien d'autres idées que vous; j'ai bien peur qu'en disant les mêmes choses nous ne nous entendions pas.»
La marquise vit dans un état d'agitation extrême, mais cela ne l'empêche pas de juger avec finesse et perspicacité l'homme auquel elle a si imprudemment donné son cœur:
«... Ma lettre est pleine d'inconséquences, avoue-t-elle; elle se ressent du trouble que vous avez mis en mon âme: il n'est plus temps de la calmer. J'attends votre première lettre avec une impatience qu'elle ne remplira peut-être point; j'ai bien peur de l'attendre encore après l'avoir reçue.»
Par un malheureux hasard, les brûlantes missives de Mme du Châtelet n'arrivent pas à Nancy aussitôt qu'elles le devraient. Ce retard provoque naturellement chez Saint-Lambert une recrudescence d'amour des plus violentes, et lui si froid, en général, écrit une lettre qui enthousiasme la marquise:
«Pourquoi faut-il que je doive la lettre la plus tendre que j'aie encore reçue de vous au chagrin de n'en avoir eu de moi? Il faut donc ne vous point écrire pour se faire aimer? Mais, si cela est ainsi, vous ne m'aimerez bientôt plus, car il faut que je vous dise tout le plaisir que m'a fait votre lettre; après celui de vous voir, je n'en puis avoir de plus vif...
«Voyez quel pouvoir vous avez sur moi, et combien il vous est aisé d'apaiser la rage qui s'élevait dans mon âme. Votre lettre y a remis le calme et la douceur; je me reproche de vous avoir soupçonné, je vous en demande pardon. Je m'abandonne à tout mon goût pour vous... Je ne puis être heureuse si vous ne m'aimez davantage. Il est bien sûr que je ne le puis être que par vous; j'ai assez combattu le goût qui m'entraîne vers vous pour avoir senti tout son pouvoir.»
Et comme Saint-Lambert, dans son dépit de se croire oublié, lui a reproché l'inconstance de ses goûts et d'avoir pris «pour une grande passion un de ces simples engouements dont il la croit coutumière», elle lui répond:
«Je vous jure que, depuis quinze ans, je ne me suis connu qu'un goût; que jamais mon cœur n'a eu rien à se refuser, ni à combattre, et que vous êtes le seul qui m'ayez fait sentir qu'il était encore capable d'aimer.
«Si vous m'aimez comme je le veux être, comme je mérite de l'être, comme il faut aimer enfin pour être heureux, je n'aurai que des grâces à rendre à l'amour...
«Cette lettre n'est pas aussi tendre que mon cœur. Croyez que je vous aime encore plus je ne vous le dis...»
Toutes les lettres de Mme du Châtelet se terminent par l'éternel refrain: «Venez à Cirey.» Mais elle a beau insister, s'impatienter, assurer Saint-Lambert que ce voyage n'aura «aucun des inconvénients qu'il peut craindre», que «Voltaire vit dans une sécurité parfaite»; le jeune homme estimant qu'il jouerait un rôle assez piteux en venant troubler le tête-à-tête de la marquise et du philosophe, ne peut se décider.
Et puis, il projette en ce moment même un voyage en Angleterre et en Toscane avec le prince de Beauvau; tous leurs préparatifs sont faits, tout est arrêté. Il n'a pas une minute à lui. Il faut même qu'il aille passer quelques jours à Lunéville pour régler certaines affaires urgentes avant de s'éloigner.
A la première nouvelle de ce déplacement qui peut paraître cependant naturel, Mme du Châtelet est hors d'elle-même et elle ne peut dissimuler plus longtemps le soupçon qui la ronge, l'inquiétude qui empoisonne sa vie:
«Je vous défends de quitter Nancy, répond-elle à Saint-Lambert; c'est un sacrifice que j'exige de vous et que vous me devez... Je me trouve bien extravagante de vous disputer à la plus aimable femme du monde!»
Cette fois l'aveu lui a échappé, elle est jalouse, et jalouse de qui? de sa meilleure amie, de Mme de Boufflers.
La pensée qu'elle est éloignée, que la marquise et le bel officier peuvent se voir sans contrainte à toute heure du jour ou de la nuit, torture la malheureuse femme et lui fait souffrir mille morts.
Au fond, avec sa perspicacité féminine, elle devine bien qu'elle tient la place d'une autre, que son amant l'aime peu ou point, que son cœur est resté à la maîtresse adorée, à Mme de Boufflers; bien qu'elle cherche à se persuader le contraire, elle devine que, s'il ne dépendait que de Saint-Lambert, les liens anciens seraient vite renoués.
Ces soupçons, si douloureux pour son amour-propre, n'ont pris corps que peu à peu; elle n'a pas voulu y croire, d'abord: elle les a chassés, mais à la moindre alerte ils reviennent plus violents que jamais; alors elle ne peut se contenir, elle éclate en reproches, en récriminations, elle se voit environnée d'embûches: «Mon cœur et la vérité de mon caractère sont bien déplacés au milieu de tant de faussetés et de tant de manèges, s'écrie-t-elle rageusement, j'aime mieux en être la victime que de l'imiter.»
Pour avoir la paix et apaiser les soupçons de son amie, Saint-Lambert se décida enfin à lui donner satisfaction et à aller passer vingt-quatre heures à Cirey. Cette courte visite permit aux deux amants de se réconcilier, et les inquiétudes de la marquise se trouvèrent calmées, au moins pour un temps.
Le 15 mai, Voltaire et la divine Émilie étaient réinstallés à Paris.
Mme du Châtelet s'occupe immédiatement de ses affaires; en même temps elle recommence à travailler à son Commentaire sur Newton, qui est attendu, promis, annoncé depuis deux ans, et dont sa réputation dépend. Mais c'est un ouvrage qui demande le plus grand recueillement et la plus grande application et avec la vie qu'elle mène, elle a bien de la peine à y travailler.
Le philosophe n'est pas moins absorbé. Il lui faut revoir tous ses amis, s'occuper de ses ouvrages, de ses tragédies, des représentations, visiter les comédiens, stimuler leur zèle, etc. Il n'a pas une minute à lui.
Pendant son court séjour à Cirey, il a écrit à Stanislas pour lui témoigner sa gratitude des bienfaits dont il a été comblé.
A peine arrivé à Paris, il reçoit du roi ce mot charmant:
«Lunéville, 17 mai 1748.
«J'ai cru, mon cher Voltaire, jusqu'à présent, que rien n'était plus fécond que votre esprit supérieur; mais je vois que votre cœur l'est encore plus. J'en reçois les marques bien sensibles; j'aime son style au delà du style le plus éloquent. Je veux tâcher de me mettre au niveau en répondant à vos sentiments par ceux que votre incomparable mérite m'a inspirés et par lesquels vous me connaîtrez toujours tout à vous et de tout mon cœur.
«Stanislas, roi.»
Mme du Châtelet était plus éprise que jamais; elle écrivait par chaque poste des volumes à son cher Saint-Lambert, et pour éviter les indiscrétions elle les adressait au fidèle Panpan, qui se chargeait de les faire parvenir à leur destination. La divine Émilie jouissait à ce moment d'un calme d'esprit complet, car Mme de Boufflers était venue faire un séjour à Paris, et de ce côté au moins elle avait tout apaisement; aussi, pendant cette période, les lettres de la marquise sont-elles remplies de tendresses, de caresses, et des expressions de l'amour le plus exalté:
«Je voudrais passer la nuit à vous écrire, mais il est trois heures et je meurs de sommeil et de douleur d'être à quatre-vingts lieues de vous; cela m'est tous les jours plus sensible, je vous aime tous les jours davantage.. Mon cœur vous adore sans distraction et sans interruption.... Je vous adore et je ne connaîtrai le bonheur que lorsque je serai réunie à vous pour jamais.»
Malheureusement le séjour de Mme de Boufflers à Paris est de courte durée; rappelée par le vieux roi qui ne peut se passer d'elle, elle reprend la route de la Lorraine. Aussitôt recommence pour Mme du Châtelet une existence cruelle, remplie d'inquiétudes et de tourments.
A peine la favorite est-elle rentrée à Lunéville que Saint-Lambert y retourne également. Cette précipitation paraît bien suspecte à la marquise. Et puis par une fâcheuse coïncidence, depuis qu'il est à Lunéville les lettres du brillant officier se font de plus en plus rares; elles ne sont ni longues, ni tendres; l'écriture en est large; elles ne ressemblent point à celles de Nancy! On ne peut s'y tromper: «Pourquoi ne m'aimez-vous jamais autant à Lunéville qu'à Nancy?» demande la marquise soupçonneuse. Et pour elle la réponse n'est pas douteuse.
Tantôt la pauvre femme qui se croit abandonnée, sacrifiée, prie, supplie, mendie des lettres:
«Je suis persuadée qu'il partirait une lettre de Lunéville tous les jours si vous vouliez... Si vous saviez la différence que cela fait dans ma vie et dans mon bonheur, vous auriez cette complaisance; mais pourquoi faut-il que c'en soit une!»
Tantôt elle s'indigne de l'abandon dans lequel il la laisse:
«Vous êtes comme le sylphe, lui dit-elle, non, vous n'aimez qu'à tourmenter mon âme...
«Avez-vous des caprices impardonnables! Vous avez voulu que je vous aimasse à la folie et nous faisons les seaux du puits. Plus je vous aime et moins vous m'aimez...
«Je vous l'ai prédit que je vous serais insupportable quand je vous aimerai autant que je puis aimer. Pourquoi l'avez-vous voulu? Croyez qu'il n'est pas aisé de faire mon bonheur. Avez-vous voulu que je vous adore pour me tourmenter ou pour me sacrifier? Il me vient de temps en temps des idées bien tristes.»
Mais Saint-Lambert, s'il écrit peu, a eu l'adresse de commencer sa réponse par ces mots: «Ma chère maîtresse.» Cette petite tendresse comble de joie la marquise qui oublie tout et écrit dans son ravissement:
«Je ne veux rien vous reprocher aujourd'hui, je ne veux que vous adorer et vous remercier de m'avoir rendu la vie: en vérité, je vous aurais fait pitié si vous aviez vu l'état où j'étais, et cet état dure depuis que je vous sais à Lunéville...
«L'amour veut que je sois heureuse puisqu'il m'a fait rencontrer un cœur comme le vôtre, mais je voudrais que vous eussiez pu être témoin de ce qui s'est passé dans mon cœur quand j'ai lu écrit dans votre lettre: «Ma chère maîtresse.»
«N'allez pas abuser du pouvoir que vous avez sur moi; vous pourriez me tromper, il est vrai, mais je vous en crois incapable; je ne crains rien de vous que la faiblesse de vos sentiments, mais songez que c'est le plus grand de tous les crimes.
«Vous m'avez fait voir comment vous écrivez quand vous aimez; écrivez-moi toujours de même et je serai trop heureuse.
«Adieu, je vous aime passionnément et je vous aimerai toute ma vie si vous voulez.»
Mais ce qui efface tout, ce qui fait oublier à la marquise ses chagrins et ses peines, c'est que Saint-Lambert lui mande qu'il ne quitte pas la Lorraine, qu'il lui sacrifie non seulement son voyage en Angleterre, mais aussi celui qu'il projetait en Toscane; elle est ravie, elle exulte:
«Ce qui guérit toutes les plaies de mon cœur, ce qui le transporte de joie et d'amour, c'est que vous restez en Lorraine: alors la tête me tourne de plaisir et d'amour. Croyez que vous ne connaissez pas mon cœur, qu'il est plus tendre mille fois que vous le croyez, et que mes expressions quelque passionnées qu'elles soient sont toujours au-dessous de mes sentiments, parce qu'il n'y en a aucune qui puisse rendre ce que je sens pour vous.
«Vous n'allez point en Toscane et n'y allez point pour moi; non, je ne puis trop vous aimer, mais aussi je vous jure qu'il est impossible de vous aimer davantage.
«Vous n'allez point en Toscane, si vous saviez comme cela pénètre mon cœur!... Je vous adore, je vous adore!»
Mme du Châtelet ne pense qu'à son ami; il n'est sorte d'amabilité, de gracieuseté qu'elle n'imagine pour lui être agréable. Elle fait faire pour lui une montre dont le boîtier s'ouvrira par un secret et qui contiendra son portrait. Elle demande naïvement à Saint-Lambert s'il veut la copie de celui que possède Voltaire, ou s'il en désire un autre, qu'on ferait spécialement pour lui. Saint-Lambert, qui n'a pas de préjugés, répond que celui, qui a déjà fait le bonheur de Voltaire, lui convient à merveille; mais il désire qu'elle soit habillée et coiffée comme dans son rôle d'Issé.
Une autre fois, ce sont les agréments personnels de son ami qui préoccupent la marquise:
«Je vous envoie une bouteille énorme d'huile de noisette tirée sans feu, lui écrit-elle; il est étonnant comme cela fait venir les cheveux, et je vous prie de vous en inonder la tête comme un pharisien; vous verrez quel effet cela fera. Vous savez que je ne veux pas que vous les coupiez; il est juste que j'en aie soin. Mais si ce présent vous fait trop de peine à recevoir, vous pouvez me renvoyer une bouteille d'huile de lampe, car c'est précisément le même prix.»
Cependant Mme du Châtelet a entendu dire que l'abbé de Bernis a composé un poème des Saisons. Elle s'en inquiète parce que Saint-Lambert a l'idée de traiter le même sujet. Alors elle invite l'abbé à souper en le priant d'apporter son poème, ou du moins ce qu'il y en a de fait. Hélas! son plan est exactement le même que celui de Saint-Lambert; c'est à croire qu'il en a eu connaissance par le vicomte d'Adhémar ou par Panpan.
La marquise est navrée.
N'est-ce pas désolant, en effet, qu'on ait pris à l'adoré un sujet qui était fait exprès pour son talent?
Mais le poète, que ces nouvelles mettent de fort méchante humeur, au lieu de remercier la marquise de la peine qu'elle a prise, la morigène très vertement de s'être mêlée de ce qui ne la regardait pas.
«Ma foi, lui répond-elle gaiement, je voulais vous rendre service. Je vous assure que ce n'était pas pour mon plaisir que j'ai entendu les Saisons de M. de Bernis.»
Sur ces entrefaites, Saint-Lambert raconte à la divine Émilie qu'il a eu une querelle avec Mme de Boufflers, et même une querelle très violente. Elle lui répond:
«5 juin 1748.
«Vous m'inquiétez extrêmement par ce que vous me dites de votre brouillerie avec Mme de Boufflers et des explications que vous avez eues et dans lesquelles vous avez craint de me brouiller avec elle. Comment se fait-il que j'y aie été mêlée? Il ne me faudrait plus que cela!
«Vous savez si j'ai le moindre reproche à me faire sur son compte, si mon amitié s'est démentie un moment, et si je ne pourrais pas l'avoir rendue témoin de tout ce que je vous ai dit d'elle! Mais l'innocence ne sert à consoler que dans les choses où le cœur n'a pas de part; elle ne suffit pas pour me rassurer, elle ne suffirait pas pour me consoler; car, quoique vous ne vouliez pas croire à mon amitié pour Mme de Boufflers, quoique vous en tourniez la vivacité en ridicule, il est cependant très vrai que mes expressions ne sont pas au delà de mes sentiments et que je l'aime avec toute la tendresse que je lui marque. Jugez donc combien je suis effrayée d'avoir l'ombre d'une tracasserie avec elle.
«Je vous demande en grâce de m'éclaircir cela, et de me marquer du moins sur quoi cela roule, et si cela n'a laissé aucun nuage dans son cœur.
«Je vous avoue que je ne me consolerais jamais, je ne dis pas de perdre son amitié, mais de la voir diminuer, et que la crainte et les explications prissent la place de la confiance et de la vérité, qui fait le fondement et le charme de notre commerce.»
Saint-Lambert qui joue un double jeu et qui a beaucoup de peine à se maintenir en équilibre, entre la maîtresse passée qu'il regrette, et la maîtresse présente dont il ne demanderait qu'à se défaire, ne serait pas fâché d'amener entre les deux dames une brouille qui simplifierait sa situation; il s'y emploie de son mieux. Mais Mme du Châtelet ne se laisse pas émouvoir par de perfides insinuations; elle répond vertement:
«Il ne tiendrait qu'à vous que je prisse Mme de Boufflers en aversion par tout ce que vous m'en dites, mais ses lettres démentent toujours les vôtres. Je suis bien plus contente de son amitié que de votre amour, et c'est à quoi je ne m'attendais pas... Mme de Boufflers m'aime beaucoup mieux que vous.»
La marquise était d'autant moins désireuse d'avoir des tracasseries avec Mme de Boufflers qu'elle comptait beaucoup sur elle pour l'aider à réussir dans l'affaire qui lui tenait le plus à cœur, le commandement de Lorraine.
Cette affaire était loin de se terminer comme elle l'avait espéré; elle prenait même une très mauvaise tournure et les nouvelles qu'envoyait Mme de Boufflers étaient rien moins que rassurantes.
Cette question était pour la marquise une «question de vie ou de mort».
«Si M. de Bercheny a le commandement, écrit-elle, il est impossible que M. du Châtelet et moi remettions le pied en Lorraine; il n'y a ni charge ni bienfait qui effacera le dégoût de voir un Hongrois, son cadet, commander à sa place, et rien ne le doit faire supporter.»
Et puis n'est-ce pas elle qui a fait venir M. du Châtelet de Phalsbourg où il vivait heureux? N'est-ce pas elle qui lui a fait faire cette fausse démarche, qui lui cause ce dégoût, qui lui «casse le cou»? Le moins qu'elle pourra faire honnêtement, ce sera de retourner vivre à Cirey avec lui. Séduisante perspective!
De plus, si elle abandonne la Lorraine, elle ne pourra plus voir Saint-Lambert qu'à de rares moments; or, elle connaît la légèreté naturelle de son amant; il se dégoûtera bien vite d'un commerce si difficile et si rare.
«Je compte si peu sur votre cœur, lui dit-elle, votre caractère est si différent du mien que vous seriez incapable de m'aimer longtemps, même dans le sein du bonheur; jugez si vous m'aimerez malheureuse et d'une espèce de malheur qui nous sépare nécessairement.»
Tous les soucis que lui donne le caractère dur et quinteux de son amant, toutes les préoccupations que lui inspire l'avenir de son mari, ont mis Mme du Châtelet dans l'état le plus lamentable; elle ne dort ni ne mange, elle ne fait que végéter; elle a continuellement la fièvre, «pas assez pour perdre toute sensibilité, mais assez pour joindre les souffrances du corps aux chagrins de l'âme».
Son état moral, en effet, n'est pas meilleur que le physique: sa douleur est si profonde qu'elle ne peut supporter aucune dissipation et que la société lui est devenue insupportable. Elle a la tête «complètement à l'envers», elle est devenue tout hébétée, et elle a été obligée de suspendre tout travail.
Son changement physique est affreux; il n'y a que son cœur qui reste immuable.
Saint-Lambert ne prend qu'une part très relative aux chagrins de son amie et à ses lamentations; il s'en émeut fort peu et il reste volontiers plusieurs postes sans lui écrire. Il est vrai que, si par hasard il ne reçoit pas de lettre par tous les courriers, il manifeste aussitôt beaucoup de mauvaise humeur; il se dit sacrifié, oublié; il en arrive même, pour un motif aussi futile, jusqu'à menacer d'une rupture.
Mme du Châtelet, après s'être révoltée contre «les injustices et les briganderies des hommes», lui répond tristement:
«10 juin 1748.
«Comment pouvez-vous toujours me soupçonner? Puis-je vous négliger un moment? Je vous jure que je vous ai écrit toutes les postes, je vous jure que mon cœur est plein de vous et ne peut s'occuper d'autre chose... Vous m'écrivez la lettre la plus sèche, et, hors un congé, on n'en peut pas voir de plus cruelle. Vous oubliez que vous m'avez mandé de vous écrire à Nancy, et que vous êtes à Lunéville, et que cela fait deux jours de différence. Je peux mourir, les courriers peuvent perdre vos paquets, mais je ne puis jamais vous négliger un moment, ni manquer à vous écrire. On n'aime guère quand on est si désinvolté et si détaché, qu'on traite si cavalièrement sa maîtresse, et qu'on est si prêt à l'abandonner...
«Ne me mettez pas à de telles épreuves, ma tête n'est pas assez bonne pour cela; quand mon cœur la conduit, elle n'a pas le sens commun.
«... Vous avez trop l'air de me mettre le marché à la main et de ne tenir à rien. Comment voulez-vous qu'on ait avec vous cette confiance et cette sûreté sans laquelle mon cœur n'est point à son aise et ne peut bien aimer? Peut-être vaudrait-il mieux n'être que votre amie... mais je n'ai point envie d'être votre amie, fâchez-vous-en si vous voulez.»
Cependant Mme de Boufflers, ainsi que la divine Emilie le lui a demandé, s'est entremise très activement en faveur de M. du Châtelet; elle a redoublé d'insistance auprès du roi, et employé tous ses moyens de persuasion pour obtenir la nomination du marquis; elle a échoué devant l'obstination de Stanislas, qui hésite toujours entre le Hongrois et le Lorrain et ne peut se décider.
Mme du Châtelet, qui sait par la correspondance à peu près quotidienne qu'elle entretient avec la favorite, les efforts tentés en sa faveur, écrit avec reconnaissance:
«Mme de Boufflers est une amie adorable. Elle met une sensibilité dans l'amitié, dont à peine je l'eusse cru capable; et, quoique je l'aime avec une tendresse extrême, je trouve que je ne l'aime point trop.»
Tant de marques d'attachement méritent bien quelques remerciements et Mme du Châtelet veut aller les porter elle-même à son amie. Et puis n'a-t-elle pas promis au roi de Pologne de revenir à la fin de juin?
Bien qu'elle en veuille cruellement au roi de son injuste obstination, elle veut tenir sa parole, et elle se dispose à aller rejoindre la cour à Commercy.
Certes, si elle n'écoutait que ses intérêts, elle n'irait pas, car elle ne peut espérer obtenir ce qu'on a refusé aux instances de Mme de Boufflers, et «le dégoût d'échouer» sera plus grand quand elle l'aura été chercher elle-même.
D'autre part, si le bonheur de retrouver l'homme qu'elle aime devrait seul suffire à l'attirer en Lorraine, les humeurs de Saint-Lambert, ses mauvais procédés ont fini par lui enlever toute sécurité et elle part sans courage et sans confiance.
«Peut-être ne m'aimerez-vous plus quand j'arriverai, écrit-elle, et je crains toujours de vous aimer mal à propos, et j'avoue que je désire souvent de ne vous avoir jamais aimé... Je tâche toujours de tenir mon âme dans une telle situation que je trouve des ressources dans mon courage, dans ma philosophie, et surtout dans mon goût pour l'étude, si vous m'abandonnez. Vous me présentez trop souvent cette idée pour que je la perde, et vous me reprochez ensuite de vous aimer moins. Mais comment voulez-vous qu'on se livre au plaisir d'aimer quand on craint à tout moment de s'en repentir?»
Soit qu'il soit sensible aux reproches, soit que l'arrivée prochaine de sa maîtresse réveille un peu son goût, Saint-Lambert se décide enfin à écrire une lettre tendre, aimable. La marquise, qui ne demande qu'à croire à l'amour qu'elle inspire, est ravie. Elle écrit gaiement:
«J'ai pensé vous jouer un beau tour; j'ai pensé me tuer en descendant de carrosse; j'ai une jambe tout écorchée, et, comme je ne cesse de marcher, je pense que j'arriverai avec une jambe pourrie comme Philoctète. Ç'aurait été bien mal prendre mon temps, car vous m'aimez trop pour que je n'aime pas la vie. Je crois que je parviendrai à avoir la même santé que vous, car j'ai des battements de cœur perpétuels; je ne retrouverai mon bonheur et ma santé qu'à Commercy. Je le sens bien, puisque vous y êtes...
«Vous m'avez bien des obligations, s'il est vrai que je sois assez heureuse pour vous avoir fait connaître le plaisir de bien aimer; il vous rend bien aimable et il est impossible d'être si tendre et de faire à ce point la félicité d'un autre sans être heureux soi-même.
«Non, ne le croyez pas, je ne verrai que vous à Commercy; mes yeux ne verront et ne chercheront que vous, et toutes mes paroles les plus indifférentes voudront vous dire que je vous adore. Je m'abandonne au plaisir de vous aimer, et je ne me le reproche plus, car je suis contente de votre cœur et votre amour enflamme le mien.»
La réunion à Commercy est fixée au 1er juillet. Mme du Châtelet en est folle de joie. Elle passe des nuits sans sommeil; sa santé est toujours déplorable, mais son amour augmente.
Elle partira de Paris le samedi 29 juin. Elle n'a pas fait le quart de ce qu'elle a à faire, et malgré cela elle accomplit en huit jours ce qui exigerait bien trois mois. Cette activité fébrile met son sang dans une agitation bien contraire à sa figure et à sa santé, mais qui prouverait à son ami combien elle l'aime, s'il en était témoin.
Elle écrit à Saint-Lambert, à cinq heures du matin:
«Je ne sais si votre cœur est digne de tant d'impatience. Quand je songe aux lettres que j'ai reçues de vous, je me trouve bien déraisonnable de vous tant aimer, de désirer si passionnément de vous revoir; ne croyez pas que vous tiendrez éternellement ainsi mon âme dans votre main, et qu'après m'avoir désespérée il vous suffira de m'écrire une lettre tendre pour me rendre tout mon amour. Ne mêlez plus d'amertume au plaisir que je trouve à vous aimer; laissez-moi jouir du charme que je trouve dans votre amour. Quoique je sois peut être plus géomètre que vous, je ne suis pas si composée. Je ne vous dirai pas que je vous aimerai toujours à proportion de ce que je serai aimée; mais je vous dirai bien que je ne puis être heureuse en vous aimant, si vous ne m'aimez avec excès. Souvenez-vous qu'en fait d'amour, assez n'est point assez.
«Adieu. Je me meurs d'impatience de vous dire moi-même combien je vous aime.»
CHAPITRE XVII
(1748)
Séjour de Voltaire et de Mme du Châtelet à Commercy, du 29 juin au 10 août; à Lunéville, du 11 au 26 août.
Voltaire et Mme du Châtelet quittent Paris au jour fixé, c'est-à-dire le 29 juin 1748. Ils se rendent directement à Commercy pour rejoindre le roi de Pologne qui y est installé depuis le 15 juin.
S'il faut l'en croire, le philosophe part sans enthousiasme, il suit son astre «cahin caha»; comme d'habitude il est agonisant et il a fallu «l'empaqueter» pour Commercy.
Le fidèle Longchamp accompagne ses maîtres.
Naturellement le voyage ne peut s'accomplir sans encombre. A Châlons-sur-Marne l'on s'arrête à l'hôtel de la Cloche pour changer de chevaux. La marquise, qui éprouve quelque fatigue, demande à Longchamp de lui faire apporter un bouillon. Mais la maîtresse de l'hôtel, qui sait par les indiscrétions du postillon à quels illustres voyageurs elle a affaire, se fait un devoir de les servir elle-même.
Quand Longchamp veut régler la dépense, l'hôtesse demande modestement un louis, soit 24 livres, pour prix de son bouillon. Longchamp stupéfait en réfère à la divine Émilie qui jette les hauts cris, proteste, s'indigne. Mais la femme ne veut rien entendre; elle déclare qu'un louis est chez elle le prix «d'un œuf, d'un bouillon ou d'un dîner», et qu'elle ne diminuera pas un sol.
Voltaire, qui s'impatiente au fond de sa chaise de poste, descend à son tour et intervient dans la discussion. Il le fait d'abord avec bonhomie; il déclare s'en rapporter aux sentiments honnêtes de cette femme; il lui explique qu'il ne demande qu'à payer un prix raisonnable, mais que sa prétention est exorbitante; que jamais, dans aucun pays, un bouillon n'a coûté un louis, etc.; toute son éloquence échoue devant l'entêtement de l'aubergiste.
Alors le philosophe se met en colère; il déclare qu'il ne veut pas être volé, qu'il ne paiera pas, qu'il ira plutôt devant la justice de son pays, etc.
Mais l'hôtesse, loin de se laisser intimider, se fâche de son côté; elle crie plus fort que Voltaire et Mme du Châtelet; elle crie qu'on refuse de lui payer ce qu'on lui doit, qu'elle va appeler la maréchaussée, faire arrêter les voyageurs; elle prend à témoin ses concitoyens qui peu à peu sont accourus au bruit et forment autour de la chaise de poste un cercle très hostile. Malgré tout, Voltaire, fort de son droit, ne veut rien entendre. Mais Mme du Châtelet lui montre la foule qui les entoure, et lui dit à voix basse que tout cela peut fort mal tourner; il cède donc et paye le louis, objet du litige, mais non sans pester et sans envoyer à tous les diables Châlons-sur-Marne et son hôtel, et en jurant que de sa vie il ne s'arrêtera dans cette localité où l'on détrousse si bien les voyageurs.
Ils repartent accompagnés par les huées des aimables habitants de cette ville hospitalière.
Enfin, après trois jours de route, l'on arrive à Commercy le 1er juillet, à huit heures du soir. Voltaire à l'agonie, n'en pouvant plus; Mme du Châtelet, au contraire, soutenue par l'espoir de tomber dans les bras de son cher amant, ne sent pas la fatigue et se montre plus jeune et plus alerte que jamais.
Tous deux descendirent au château où leurs appartements étaient préparés. L'entrevue avec le roi fut des plus touchantes; enfin après des embrassades sans fin et après s'être bien dit tout le plaisir que l'on avait à se revoir, l'on se sépara, remettant au lendemain toutes les choses intéressantes que l'on avait à se raconter.
Une première déception, et la plus cruelle, attendait Mme du Châtelet. Elle arrivait impatiente, comptant sur une nuit d'amour qui lui ferait oublier les tristesses de la séparation; elle croyait voir Saint-Lambert en débarquant, ou tout au moins trouver un mot lui indiquant où et comment elle pourrait le rencontrer; rien, personne, pas un mot. Désolée, désespérée, elle envoie son valet de chambre courir la ville, tâcher de se renseigner. Impossible de découvrir le bel officier! Force fut d'y renoncer. La marquise, désolée, en est réduite à remplacer les effusions sur lesquelles elle comptait par une longue lettre où elle reproche à son ami sa maladresse. Il lui était si facile d'envoyer Antoine, son valet de chambre, au château; il aurait vu le Chevalier et lui aurait indiqué le lieu du rendez-vous. Pour n'avoir pas trouvé cela il fallait avoir bien peu d'imagination ou bien peu d'empressement.
«Je ne vous sais pas mauvais gré de n'être pas venu, lui écrit-elle outrée, mais bien de ne m'en avoir marqué aucun empressement, et de n'avoir vu que les difficultés sans songer aux expédients... Vous avez si peu d'empressement que je trouve que je suis revenue beaucoup trop tôt. Je ne m'attendais pas à passer la nuit à vous gronder, mais je me gronde bien plus de vous avoir montré tant d'empressement. Je saurai me modérer et prendre votre froideur pour modèle. Adieu, j'étais bien plus heureuse hier au soir, car j'espérais vous trouver amoureux.»
Enfin ils se virent le lendemain et ce malencontreux incident fut vite oublié.
L'appartement que Voltaire occupait dans le château était situé au second étage de l'aile gauche et donnait sur les jardins. Celui de Mme du Châtelet était au rez-de-chaussée, dans la même aile; les croisées donnaient sur la grande cour du fer à cheval.
Comment la marquise et Saint-Lambert allaient-ils s'arranger pour se voir facilement? On se rappelle l'ingénieuse combinaison qui, grâce à la connivence du curé, permettait au jeune homme, lors des séjours de la cour à Commercy, de se rendre chaque soir chez Mme de Boufflers. N'était-il pas superflu d'imaginer un autre stratagème? Puisque celui-là avait si bien réussi pour Mme de Boufflers, autant valait s'y tenir, et l'utiliser pour celle qui lui avait succédé. Ainsi pensa Saint-Lambert, et il se rendit chez le curé qui, toujours complaisant, s'empressa de mettre à sa disposition le précieux appartement. De cette façon les deux amants pouvaient se voir aussi fréquemment qu'ils le voulaient, sans que Voltaire ni Stanislas eussent le moindre soupçon de ce qui se passait. Seule la favorite était dans la confidence et elle se prêtait de bonne grâce aux désirs de ses amis.
Ces visites nocturnes n'étaient pas toujours sans inconvénients ni danger. Une nuit Mme du Châtelet, au lieu de passer par l'orangerie, voulut prendre par les jardins; elle tomba dans un trou nouvellement creusé, et elle n'en sortit qu'à grande peine et fortement contusionnée; c'est par miracle qu'elle échappa à un affreux accident.
La présence du philosophe et de la marquise avait rendu à la cour de Stanislas toute sa gaieté et tout son entrain.
Bien que Voltaire soit arrivé à l'agonie et qu'il affirme que son état ne s'améliore pas, il est de toutes les fêtes, de tous les divertissements. On donne des concerts, des soupers, des spectacles. Mme du Châtelet, qui veut à tout prix plaire au roi de Pologne, se multiplie; elle joue toutes les pièces qui ont déjà été données à Sceaux. Elle représente avec succès la Femme qui a raison, le Double Veuvage, les opéras du Sylphe, de Zelindor. Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Mme de Lutzelbourg, M. de Rohan-Chabot, Panpan, Porquet, etc., Voltaire lui-même lui donnent la réplique. Ces représentations ont le plus grand succès: «On a de tout ici, hors du temps, écrit le philosophe. Il est vrai que les vingt-quatre heures ne sont pas de trop pour répéter deux ou trois opéras et autant de comédies.»
A la fin du Double Veuvage, Mme de Boufflers adresse au roi ces quelques vers de Saint-Lambert:
Après la représentation de Zelindor, c'est à Mlle de la Roche-sur-Yon, qui est arrivée le 6 août, que Mme de Boufflers récite ce quatrain de Voltaire:
Voltaire était l'âme de tous les plaisirs. Les jours où l'on ne jouait pas la comédie, on s'assemblait dans l'appartement du roi et l'on faisait des lectures. C'est là que pour la première fois le philosophe lut ses contes de Zadig, qu'il venait d'achever, et de Memnon et Babouck, peinture des mœurs de Paris. C'est là également qu'avant de l'envoyer aux Comédiens Français, qui devaient la représenter le 17 juillet, il donna lecture, en grande cérémonie, de sa pièce de Nanine [115].
Entre temps, Voltaire rime des madrigaux pour les dames. Lui, qui s'entend si bien en flatteries, n'a garde d'oublier celle qui est toute-puissante dans l'esprit du roi. C'est à elle qu'il dédie ses meilleures chansons:
Comme il ne faut pas que Mme du Châtelet puisse s'aviser de jalousie, Voltaire, en lui offrant un de ses ouvrages, lui adresse ces compliments flatteurs:
La vie s'écoule plus charmante encore peut-être à Commercy qu'à Lunéville, car Commercy «étant réputé campagne» l'étiquette est moindre, s'il est possible.
Chaque jour amène des distractions nouvelles. Tantôt on va donner à manger aux cygnes, tantôt on rame sur le grand canal; tantôt on va goûter dans la forêt, à la Fontaine Royale; tantôt on visite les environs en carrosse ou à cheval. Voltaire rajeunit à vue d'œil; il charme toute la cour par sa gaieté et sa verve inépuisables.
C'est pendant ce séjour à Commercy, s'il faut en croire Mme de la Ferté-Imbault, que le roi de Pologne eut la fantaisie de faire faire le portrait de Mme de Boufflers; mais la marquise, qui détestait les portraits et qui de plus craignait l'ennui et la fatigue des séances, s'y refusait toujours obstinément. Stanislas eut alors recours à un stratagème: «il imagina de faire venir en même temps que l'artiste un cordelier auquel il donna l'ordre de lire à haute voix, pendant chaque séance de peinture, les Contes de la Fontaine; le contraste entre le livre et le lecteur égayait tellement Mme de Boufflers qu'elle consentait à se tenir tranquille».
Le 25 juillet au matin toute la cour admire une superbe éclipse de soleil. Le roi, les courtisans, Voltaire, tout le monde est armé de verres fumés pour mieux observer le phénomène. Malheureusement les nuages ont empêché d'en voir le commencement: «A neuf heures quarante-trois, il y avait près d'un doigt, et à midi quarante-trois le soleil était encore éclipsé de plus d'un demi-doigt. Les montres étaient montées sur un cadran solaire qui est dans la cour du château.» Mme du Châtelet, grâce à ses connaissances techniques, éblouit toute la cour.
Voltaire est ravi: il mène une vie délicieuse, il est dans un beau palais, il jouit de la plus grande liberté, il travaille à ses heures, Mme du Châtelet est près de lui, que peut-il désirer de plus? Mais il a si bien pris l'habitude de se plaindre qu'il écrit malgré tout à d'Argenson: «Je suis un des plus malheureux êtres pensants qui soient dans la nature.»
Mme du Châtelet est non moins ravie de son séjour: «Le roi de Pologne est très aimable, écrit-elle à d'Argental, et d'une bonté qui m'enchante.»
A propos des d'Argental, ils doivent venir en août faire une visite à Cirey. C'est entendu et promis. Mais comment quitter Commercy où l'on s'amuse tant, où l'on a tant à faire, où l'on est absorbé du matin au soir, et où l'on est si bien fêté? comment quitter ce roi de Pologne, si aimable, si bon? Quand on lui parle de s'éloigner, il jette les haut cris, il refuse. Quoi, l'on attend les d'Argental à Cirey! Eh bien! qu'ils viennent à Commercy, le roi les invite.
«Plus de Cirey, mes chers anges, écrit Voltaire à d'Argental, le 2 août. Nous avons représenté au roi de Pologne, comme de raison, qu'il faut tout quitter pour M. et Mme d'Argental. Il a été bien obligé d'en convenir; mais il est jaloux, et il veut que vous préfériez Commercy à Cirey. Il m'ordonne de vous prier de sa part de venir le voir. Vous serez bien à votre aise; il vous fera bonne chère: c'est le seigneur de château qui fait assurément le mieux les honneurs de chez lui. Vous verrez son pavillon avec des colonnes d'eau, vous aurez l'opéra ou la comédie le jour que vous viendrez... Mme du Châtelet joint ses prières aux miennes, refuserez-vous les rois et l'amitié?» (Août 1748.)
La cour revient à Lunéville le 17 août et Stanislas commence aussitôt ses préparatifs pour aller passer quelques jours à Trianon, auprès de sa fille.
Voltaire en fait autant; il veut assister à la première représentation de Sémiramis et il s'arrange de façon à faire coïncider son voyage avec celui du roi de Pologne.
Mme du Châtelet ne veut pas quitter la Lorraine pour si peu de temps, et puis le roi lui a demandé de tenir compagnie à Mme de Boufflers; elle n'accompagnera donc pas son ami. N'a-t-elle pas alors la singulière idée de vouloir que Saint-Lambert serve de compagnon de voyage à Voltaire! Mais si ce dernier, toujours bonhomme, se prête à la combinaison, Saint-Lambert se montre plus récalcitrant; il finit par refuser nettement et il déclare qu'il ne quittera pas Nancy.
CHAPITRE XVIII
(1748)
Séjour de Mme de Boufflers et de Mme du Châtelet à Plombières, du 26 août au 10 septembre 1748.
Tous les plaisirs de Lunéville sont interrompus par le départ de Stanislas pour Versailles où il va voir sa fille.
Avant de s'éloigner, il conduit Mme de Boufflers à Plombières; il est convenu qu'elle y fera une cure de quelques jours; puis de là, elle se rendra au château de Saverne, résidence d'été des cardinaux de Rohan, où elle est invitée à faire un séjour. C'est une demeure délicieuse qu'on a surnommée, non sans motifs, l'embarquement pour Cythère, et qui a laissé chez tous les contemporains des souvenirs inoubliables. C'est là que la favorite attendra le retour du roi qui doit avoir lieu dans les premiers jours de septembre [116].
Comme Stanislas craint que son amie ne s'ennuie à Plombières, il a instamment prié Mme du Châtelet de l'accompagner; la marquise n'a aucun prétexte sérieux pour se dérober, et puis, comment repousser la prière du roi. Elle lui a tant d'obligations! Elle dépend tellement de lui et de la maîtresse! Donc, malgré son ardent désir de rester à Lunéville avec Saint-Lambert, elle se croit obligée d'accepter et même de témoigner beaucoup de satisfaction.
Mme du Châtelet n'était pas seule à accompagner Mme de Boufflers; le roi de Pologne, avec un aveuglement et une naïveté touchants, avait absolument exigé que le vicomte d'Adhémar fût également du voyage, et le vicomte, pas plus que la favorite, n'avait fait de résistance.
L'on devait encore retrouver à Plombières Mlle de la Roche-sur-Yon, qui y était installée, depuis le 16 août, pour prendre les eaux, sous la direction du médecin-inspecteur, M. de Guerre [117].
La société était donc assez nombreuse pour qu'on n'eût pas à redouter l'ennui; du reste, le séjour ne devait être que de quatre jours, et quatre jours sont bien vite écoulés.
Déjà à cette époque, Plombières passait pour une résidence affreuse: «C'est le plus vilain endroit du monde», disait Marie Leczinska. Voltaire, qui y avait fait plusieurs saisons, avait écrit sur ce
quelques vers qui témoignaient du triste souvenir qu'il en avait gardé, et qui n'étaient pas de nature à promettre grand agrément à Mme du Châtelet et à ses amies:
Donc, aussitôt arrivées à Plombières, les deux dames s'installent, mais dans quelles conditions, mon Dieu!
«Nous sommes ici logées comme des chiens, écrit Mme du Châtelet: tout y est d'une cherté affreuse. On est logé cinquante dans une maison. J'ai un fermier général qui couche à côté de moi; nous ne sommes séparés que par une tapisserie, et, quelque bas qu'on parle, on entend tout ce qui se dit; quand on vient vous voir, tout le monde le sait, et on voit jusque dans le fond de votre chambre. Enfin on vit comme dans une écurie.»
Mais il faut savoir prendre son mal en patience; on est arrivé le jeudi et l'on doit partir le lundi!
Par malheur, survient un petit incident de route qui va contrecarrer tous les projets. Il est si délicat à narrer, qu'il vaut mieux laisser la parole à Mme du Châtelet:
«Quelque chose a pris Mme de Boufflers, précisément à la moitié du chemin, écrit-elle à Saint-Lambert. Cela n'est-il pas désolant? Il n'en faut pas parler, je crois. Mais je parie qu'elle serait partie tout de même, quand cela l'aurait prise à Lunéville. Ce qui doit vous consoler, c'est que je suis dans le même état.»
La vie à Plombières est d'une monotonie désespérante. Mme du Châtelet passe tout son temps dans cette chambre dont elle vient de nous faire une si séduisante description, et les jours lui paraissent terriblement longs. Elle travaille toute la matinée, sauf une demi-heure qu'elle va passer auprès de Mlle de la Roche-sur-Yon, à l'heure du bain.
A deux heures, elle va encore prendre son café avec la princesse; mais à trois elle est rentrée et ne ressort plus qu'à huit, heure du souper, qui a lieu également chez la princesse, car c'est chez elle que se prennent tous les repas. A onze heures tout le monde est couché.
Pour Mme de Boufflers, au contraire, la journée s'écoule très agréablement; d'abord, M. d'Adhémar ne la quitte pas plus que son ombre, et ils passent ensemble des moments fort doux; puis elle adore la comète et elle y joue avec ses amis pendant d'interminables heures.
Saint-Lambert, qui est resté à Lunéville, n'est guère plus satisfait de son sort que la divine Émilie, et l'isolement lui suggère mille récriminations.
Pourquoi Mme du Châtelet n'est-elle pas restée avec lui? Pourquoi ne l'a-t-elle pas emmené? Évidemment, c'est parce que son amour diminue; du reste, avec la vie dissipée qu'elle mène, il ne peut en être autrement, etc.
La pauvre marquise prend la peine de se défendre. Rester à Lunéville, mais comment aurait-elle pu le faire, quand le roi la priait d'accompagner Mme de Boufflers? Emmener Saint-Lambert avec elle à Plombières; mais elle n'a pas osé le faire, et pour bien des raisons. D'abord à cause de Mme de Boufflers, puis du qu'en dira-t-on, enfin des difficultés qu'ils auraient éprouvées à se voir.
Ne sont-ils pas tenus tous deux à bien des ménagements? Ne sait-il pas qu'elle a des chaînes, qu'elle ne peut et ne veut briser? elle doit donc faire des sacrifices à la décence, sans cela elle perdrait bientôt toute la douceur de leur vie.
Puis à Plombières, on reste la journée entière chez la princesse, on y prend tous les repas: comment aurait-il fait, lui qui la connaît à peine? Enfin l'existence est si chère, qu'il se serait ruiné absolument.
Quant à la dissipation, vraiment, le reproche est si plaisant qu'elle ne prendra même pas la peine d'y répondre. La vérité est qu'elle ne pense qu'à lui, et qu'elle ne sera heureuse que quand elle le reverra.
Mme du Châtelet et Saint-Lambert, malgré quelques récriminations, sont dans une phase de passion exaltée et dithyrambique, qui leur inspire quelquefois des phrases charmantes. La marquise profite de ses loisirs forcés pour écrire à son ami des lettres de douze et de seize pages.
«M'aimez-vous avec cette ardeur, cette chaleur, cet emportement qui font le charme de ma vie? Il y a bien loin d'ici à lundi, mais aussi lundi je serai bien heureuse. Je vous adore et je sens que je ne puis vivre sans vous... je n'ai aucun esprit, car je me meurs de sommeil, mais mon cœur n'est jamais endormi.»
«Votre amour, les marques que j'en reçois, la manière dont vous l'exprimez, tout ce que vous m'écrivez, fait mon bonheur, et enflamme mon cœur... Il n'y a point de cœur comme le vôtre, ni d'amour qui ressemble à celui qui nous unit... J'ai trouvé le trésor pour lequel l'Évangile dit qu'il faut tout abandonner.»
Elle termine par cette phrase si tendre:
«Je remercie tous les jours de ma vie l'Amour de ce que vous m'aimez, et de ce que je vous aime; il me semble qu'un amour aussi tendre, aussi vrai, peut tout faire supporter, même l'absence.»
Saint-Lambert n'est pas en reste d'amabilité et de tendresse; à l'en croire, il se sent tellement emporté par sa passion, qu'il finit par en redouter les conséquences; il demande même à Mme du Châtelet de l'arrêter sur cette pente fatale et de lui apprendre à moins aimer:
«Eh! quoi, riposte-t-elle, c'est à moi que vous vous adressez, à moi à qui vous devez de connaître ce qu'on doit appeler aimer; en vérité, vous ne pouviez plus mal vous adresser.»
Mais, au fond, ravie de la confidence, elle ne cache pas à son ami les sentiments que plus que jamais elle éprouve pour lui:
«Désirez-vous que je vous aime avec toute la fureur, toute la folie, tout l'emportement dont je suis capable? Montrez-moi toujours autant d'amour qu'il y en a dans quelques endroits de vos lettres. Vous ne pouvez vous imaginer combien elles m'enflamment et quel amour les marques de votre passion excitent dans mon cœur. Tous mes sentiments sont durables, tout fait des traces profondes dans mon âme.
«Quand vous aimez, vous remplissez tous les sentiments de mon cœur, vous réalisez toutes mes chimères. Je ne crois pas qu'il fût possible de trouver un cœur aussi tendre, aussi appliqué, aussi passionné que le vôtre; mais il a souvent des disparates; s'il n'en avait pas, je crois que je partirais ce soir à pied, pour l'aller trouver. Peut-être m'aimerez-vous également quelque jour, et alors, je ne désirerai plus rien.»
Heureusement, quelque pénible que soit la séparation, on ne meurt pas pour une absence de quatre jours! On est déjà au samedi. Encore quarante-huit heures, et les heureux amants seront réunis! Mais hélas, on comptait sans Mme de Boufflers. Le samedi, dans l'après-midi, la changeante marquise, qui trouve la vie de Plombières fort agréable, annonce à son amie que ses projets sont changés, qu'elle est toujours souffrante, qu'elle renonce au voyage de Saverne et qu'elle ne partira pas le lundi, ainsi qu'il est convenu.
Laissons la divine Émilie annoncer elle-même cette désastreuse nouvelle:
«C'est assurément la plus malheureuse femme du monde qui vous écrit... Je vois très clairement que nous resterons ici. Le vicomte ne désire plus qu'elle aille à Saverne; il aime mieux qu'elle reste ici. Elle y est comme un chien, comme un pauvre à l'hôpital; elle n'y dort pas une minute, et il est sûr que si sa santé va mal, elle ne s'y rétablira pas. Mais elle est dure sur elle-même, faible et complaisante, et elle reste volontiers où elle est, quelque mal qu'elle soit; d'ailleurs, elle aime mieux être ici avec son indisposition qu'à Lunéville où elle n'aurait ni vicomte, ni comète; enfin, il faut savoir souffrir ce qu'on ne peut empêcher.
«Vous auriez pitié de moi si vous voyiez l'excès de malaise et d'ennui où je suis... Imaginez-vous ce que c'est que d'être dans une écurie, toute seule, tout le jour; de n'en sortir que pour tuer le temps ou pour une maudite comète qui ne m'intéresse point, et de penser que je pourrais passer, à Cirey ou à Lunéville, des jours délicieux avec vous.
«Il faut regarder ceci comme un temps de calamité, et tâcher de n'en plus essuyer de semblable.
«Pour comble d'ennui, je crains que le travail ne me manque, car je travaille dix heures par jour et je n'avais pas compté être si longtemps.»
Le dimanche se passe, on vaque aux occupations habituelles. Mme du Châtelet, pas plus que ses amies, n'a garde de manquer la messe; mais, en revenant, elle écrit à Saint-Lambert cette phrase bien caractéristique de la religion de l'époque: «Je viens de la messe, où j'ai lu Tibulle, et où je ne me suis occupée que de vous.»
Il n'est toujours pas question de départ. Le lundi, même silence. N'y tenant plus, Mme du Châtelet interroge son amie et apprend, avec douleur, que sa santé ne lui permettra pas de se mettre en route avant le jeudi, peut-être même le vendredi!
«Mon Dieu, que je suis malheureuse, triste, maussade, odieuse à moi-même et aux autres! Comment! je pourrais être avec vous, et je suis encore ici, et je n'y vois ni fond ni rive... Je suis comme un Kours, je mécontente tout le monde.»
Elle est d'autant plus désolée, d'autant plus troublée qu'elle reçoit de Saint-Lambert des lettres qui l'inquiètent. Le brillant officier, qui cherche à distraire sa solitude lui raconte avec complaisance ses succès mondains: il est en coquetterie réglée avec Mme de Thiange, avec Mme de Bouthillier et bien d'autres; mais, que Mme du Châtelet soit calme, quand il courtise ces dames, il ne pense qu'à elle, à elle seule. Cet aveu surprenant ne rassure qu'à demi la marquise qui lui répond sévèrement:
«Je ne puis vous savoir gré de vos coquetteries; il est vrai que votre lettre est tendre, mais ce n'est pas votre faute: vous avez fait tout ce qui était en vous pour distraire votre cœur.
«Vous vous regardez comme un petit prodige d'avoir soupiré auprès de Mme de Thiange, et que ce ne fût pas pour elle: auriez-vous dû seulement savoir si elle y était, et si elle est jolie? Mon cœur a encore bien des choses à apprendre au vôtre.
«Peut-être vous accoutumez-vous à vous passer de moi; peut-être coquetez-vous avec Mme de Thiange ou avec la Bouthillier?
«Si vous voyiez la conduite que j'ai ici, vous vous reprocheriez bien, je ne dis pas la moindre coquetterie, mais la moindre distraction.»
Elle se lance dans un véritable dithyrambe amoureux:
«Si je ne retrouve plus les yeux charmants qui font mon bonheur, si vous ne m'aimez plus, avec cette ardeur que la jouissance n'affaiblissait jamais, vous aurez empoisonné ma vie; mais si vous m'aimez comme vous savez aimer, vous serez bien heureux.
«J'ai essayé ma raison dans ce voyage-ci; j'en ai bien moins que je ne le croyais. Il m'est impossible d'exister sans vous, et, si vous ne venez pas à Paris cet hiver, mon existence sera bien douloureuse; et ce n'est pas la peine de vivre pour éprouver des privations si cruelles. J'ai aujourd'hui un dégoût de tout, qui va jusqu'au dégoût de moi-même; mais je songe que vous m'aimez peut-être encore et cela me rend du goût pour la vie.»
Mais survient, entre les deux dames, une tracasserie qui va mettre un peu d'aigreur dans leurs rapports.
Mme de Boufflers reçoit une lettre de Saint-Lambert et, aussitôt après l'avoir lue, elle la déchire avec soin. Mme du Châtelet qui a reconnu l'écriture est surprise, et le soupçon lui traverse l'esprit.
Le lendemain, Saint-Lambert écrit encore à Mme de Boufflers, mais cette fois une lettre ouverte qu'il charge la divine Émilie de remettre elle-même; dans cette missive, il ne craint pas de dire à la marquise qu'il l'aime à la folie et qu'elle lui permet sans doute de l'adorer toujours.
«Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce que cela est tolérable?» écrit Mme du Châtelet indignée.
«Vous m'avez ôté toute ma confiance en vous, vous m'avez trompée.
«Je ne crois pas que vous l'aimiez; si je le croyais, je vous croirais un monstre de fausseté et de duplicité. Mais il n'y a pas de dessein, quel qu'il soit, qui puisse me faire supporter que vous en fassiez semblant... On n'adore point son amie, on ne l'aime point à la folie, surtout quand on se pique d'attacher aux termes des idées précises.»
Dans sa colère, et avec la perspicacité de la femme jalouse, elle soupçonne la vilaine comédie que joue Saint-Lambert depuis le commencement de leur idylle.
«Vous lui faites croire apparemment que je ne suis qu'une consolation de ses légèretés, que vous l'adorez toujours, mais que vous cherchez à vous distraire. Cela est toujours flatteur pour moi.
«Je suis bien sûre que, pour flatter son amour-propre, vous lui faites toujours accroire que vous êtes amoureux d'elle; mais on n'aime guère quand on peut dire à une autre qu'on l'aime. Vous me reprochez de vous aimer peu; je vous aime encore beaucoup trop pour le personnage que vous me faites jouer, et je vous avertis que je veux qu'il cesse.
«Je me croirais bien coupable, moi que vous accusez de peu de délicatesse, si j'écrivais sur ce ton-là à Paris [119] et si je disais un mot qui ne marquât l'amitié la plus décidée telle. Si ce ton-là vous est nécessaire pour conserver les bontés de Mme de Boufflers, perdez-les courageusement, ou vous ne méritez pas mon cœur.»
Cette idée, ce soupçon empoisonnent la vie de Mme du Châtelet. Elle souffre, non seulement dans sa passion pour Saint-Lambert, mais aussi dans son amour-propre. Elle est d'autant plus troublée que dans sa naïveté elle a pris Mme de Boufflers pour confidente de ses amours, qu'elle lui parle sans cesse de son ami, du chagrin qu'elle éprouve d'en être séparée et de la joie que le retour prochain doit lui procurer.
Mme du Châtelet n'était pas au bout de ses peines.
Le jeudi arrive, ce jeudi si impatiemment attendu, et il n'est toujours pas question de départ. La divine Émilie, anxieuse, interroge Mme de Boufflers, et cette dernière lui répond tranquillement qu'elle est parfaitement en état de partir; qu'elle aurait même pu voyager, sans inconvénient, depuis le mardi, mais que décidément elle se plaît à Plombières, et qu'elle se décide à y rester pour son plaisir.
Mme du Châtelet, outrée d'avoir été jouée, désespérée à la pensée de prolonger encore son absence, répond à son amie de rester, puisque le cœur lui en dit; mais que, quant à elle, elle ne demeurera pas un jour de plus, et qu'elle va immédiatement commander sa chaise de poste.
Elle était en train d'achever ses paquets lorsqu'on lui annonça la visite du vicomte. Lui, qui d'habitude est si calme; lui, qui est la douceur même, ne se possède plus. Il fait une scène violente; il reproche à la marquise d'avoir un mauvais cœur, d'être une âme égoïste; il l'accuse de risquer, pour un caprice, la santé de son amie, etc.
Sur ces entrefaites arrive la favorite qui se mêle à la querelle. Elle approuve bien entendu d'Adhémar; elle oublie les dix jours que la divine Émilie vient de passer, mourant d'ennui et de chagrin; elle lui reproche de manquer de complaisance, de ne rien vouloir faire pour ses amis. Bref, les deux dames se séparent fort aigrement, presque brouillées, et Mme du Châtelet désolée se décide à rester encore.
Enfin, le 6 septembre, la marquise vit la fin de ses misères et elle quitta, pour toujours, cet «infernal séjour». Le soir même, toute la petite société se retrouvait à Lunéville.
CHAPITRE XIX
(1748)
Voyage de Voltaire et de Stanislas à la cour de France, du 26 août au 10 septembre 1748.
Pendant que Mme du Châtelet et Mme de Boufflers se querellent à Plombières, voyons ce que sont devenus le roi de Pologne et l'illustre auteur de Sémiramis.
Tous deux sont partis de Lunéville le 26 août, à cinq heures du matin. Ils se sont arrêtés à Nancy et sont descendus à la Mission pour y prendre un repas, et, en même temps, voir le Père de Menoux. Mais le roi a commandé son dîner pour dix heures, et il n'est que huit heures et demie. Qu'importe! il veut être servi tout de suite «sans se mettre en peine si les viandes sont cuites ou non». Après un dîner détestable, les deux voyageurs se séparent.
Stanislas passe une journée à Commercy, puis il va voir M. de Meuse dans sa terre de Sorrey. Il arrive le 29 août à Versailles, et, suivant son habitude, s'installe aussitôt à Trianon.
Voltaire, de son côté, s'arrête trois jours chez son ami l'évêque de Châlons, Choiseul-Beaupré; puis, deux jours chez M. de Pouilli. Il arrive à Paris le 29 également, le matin même de la première représentation de Sémiramis.
Le poète n'était pas sans inquiétude sur le sort de sa pièce. En choisissant, en effet, un sujet déjà traité par Crébillon, il n'avait cherché qu'à humilier un confrère [120], mais il n'ignorait pas qu'une cabale puissante s'était organisée pour faire échouer sa nouvelle œuvre.
Le soir de la première représentation, on eût dit qu'une bataille allait se livrer dans le paisible asile de la Comédie.
Voltaire avait mobilisé toutes ses troupes, sous des chefs habiles et décidés, entre autres le chevalier de la Morlière [121]. Longchamp avait également amené quelques amis «capables de bien claquer et à propos».
Tout se passa d'abord assez bien. Les partisans de Crébillon, il est vrai, bâillaient à qui mieux mieux; c'était la manière de siffler de l'époque, et non la moins dangereuse puisqu'elle était contagieuse. Mais les troupes de la Morlière applaudissaient et cela faisait compensation.
Cependant la décoration, pour laquelle on avait dépensé des sommes considérables, fit peu de sensation; le tonnerre, sur lequel on comptait beaucoup au troisième acte, comme nouveauté, fut loin de produire l'effet terrifiant qu'on espérait; en somme, les trois premiers actes parurent assez froids.
Malheureusement il se produisit au quatrième acte, celui sur lequel l'auteur fondait les plus grandes espérances, un incident burlesque qui faillit faire tomber la pièce.
On sait que l'usage, pour les grands seigneurs et les amis des comédiens, était de prendre place sur la scène elle-même, à droite et à gauche, sur des gradins; quelques-uns se tenaient même debout, au fond du théâtre et le long des coulisses. Cet usage amenait mille inconvénients; mais il avait surtout le tort d'entraver le jeu des acteurs, et on avait même été obligé de placer des sentinelles sur la scène, pour maintenir l'ordre.
Le soir de Sémiramis la foule était immense, aussi bien sur la scène que dans la salle; c'est à peine si les comédiens pouvaient se mouvoir. Au quatrième acte, à la scène du tombeau de Ninus, quand le fantôme se montre [122], il lui fut impossible de traverser les rangs des spectateurs. La sentinelle, voyant son embarras, voulut lui venir en aide et se mit à crier naïvement:
«Messieurs, place à l'ombre, s'il vous plaît, place à l'ombre...»
Ces mots déchaînèrent un fou rire dans la salle; les partisans de Crébillon les exploitèrent si bien que la pièce fut interrompue, et que c'est à peine si on put la terminer.
Voltaire voulant à tout prix savoir ce que le public, le vrai public, pensait de sa pièce, se coiffe d'une énorme perruque sans poudre, qui lui cache presque la figure, d'un vaste chapeau à trois cornes, d'une longue soutane, d'un petit manteau, et ainsi déguisé il se rend au café Procope, où ses ennemis tenaient leurs assises; il s'installe dans un coin obscur, et écoute. Poètes, auteurs, journalistes, amateurs, discutaient avec passion la nouvelle pièce: les uns la portaient aux nues, les autres la traînaient dans la boue. Après une heure et demie de ce supplice, Voltaire rentre chez lui. Harassé de fatigue et la fièvre dans le sang, il se met au travail, coupe, corrige, arrange et refait complètement le cinquième acte. A l'aube, Longchamp pouvait porter aux comédiens leurs nouveaux rôles.
Le soir, la cabale resta stupéfaite de ne plus retrouver les endroits qu'elle devait siffler. Sémiramis eut un grand succès et fut jouée quinze fois de suite, ce qui était très joli pour l'époque.
Voltaire pouvait repartir pour la Lorraine et c'est ce qu'il fit le 10 septembre; mais il avait passé par tant d'émotions que sa santé était fort ébranlée: la fièvre ne le quittait pas.
Jusqu'à Château-Thierry il supporta le voyage assez bien; mais, à partir de ce moment, ses souffrances augmentèrent, et, quand il arriva le 12 à Châlons, il était dans l'état le plus alarmant. Il ne pouvait pas songer à poursuivre son voyage; il ne voulut pas s'arrêter à l'hôtel de la Cloche qui lui rappelait un si mauvais souvenir; il descendit à la poste où il s'alita.
Il se jugeait lui-même si malade qu'il recommanda à Longchamp «de ne le point abandonner, et de rester près de lui pour jeter un peu de terre sur son corps quand il serait expiré».
La nuit fut très mauvaise; il avait le délire, parlait sans cesse de Sémiramis, du Catilina de Crébillon, etc. Le lendemain, il était au plus mal: il n'avalait que du thé et de l'eau panée, et c'est à peine s'il pouvait remuer.
Le soir du sixième jour, Voltaire déclara qu'il ne voulait pas mourir à Châlons et qu'il allait partir. Le lendemain matin, en effet, on l'installait dans sa chaise de poste et il arriva sans trop de mal à Nancy. L'on s'arrêta à la poste et le malade fut couché dans un bon lit. Puis Longchamp se mit à table près de son maître et commença à dévorer un excellent souper. Voltaire le regardait avec envie, lui disant: «Que vous êtes heureux d'avoir un estomac et de digérer!» A ce moment Longchamp, après plusieurs autres plats, allait absorber deux grives et une douzaine de rouges-gorges. Il invita son maître à l'imiter. Voltaire se laissa tenter et avala deux oiseaux avec appétit. Sur ce il s'endormit et se réveilla le lendemain dans les meilleures dispositions du monde.
Le soir même il était à Lunéville, où il retrouvait Mme du Châtelet.
Pendant que Voltaire rentre en Lorraine, après les émotions violentes que nous venons de raconter, voyons ce qu'est devenu Stanislas.
Il est arrivé le 29 et il s'est installé à Trianon, qu'on lui réserve toujours lors de ses fréquents voyages. Comme d'habitude, il a emmené avec lui un détachement de sa bouche, c'est-à-dire un contrôleur, un cuisinier et un officier. Le duc Ossolinski l'accompagne également, ainsi que le marquis de Boufflers, le mari de la favorite, et M. de Thianges, le neveu de son grand veneur.
On rend au roi les mêmes honneurs que d'habitude: on lui donne un chef de brigade, un exempt, douze gardes et six Cent-Suisses.
Chaque jour, le roi se rend de Trianon à Versailles et il passe la journée avec la reine, dans l'appartement du comte de Clermont que l'on a mis à sa disposition.
Stanislas adorait sa fille et il lui témoignait sa tendresse de mille façons touchantes. Il vivait avec elle sur un pied de bonhomie et de familiarité qui excluait tout cérémonial. Quand ils étaient seuls, il n'y avait qu'un père et une fille tendrement unis. Il la tutoyait volontiers, et il ne craignait pas de lui rappeler les mauvais jours qu'ils avaient traversés ensemble: «Vois, Marie, lui disait-il un jour, comme la Providence protège les honnêtes gens! Tu n'avais pas de chemise en 1725, et tu es reine de France!»
Un autre jour, voulant se reposer dans ses appartements, il lui disait familièrement: «Tiens, Marie, voilà ma perruque; fais qu'on n'y touche pas jusqu'à ce que je sois éveillé. Je vais dormir sur ton canapé.»
Par contre, les relations de Stanislas avec Louis XV étaient empreintes d'une cérémonieuse froideur. Marie Leczinska prenait souvent son père pour confident de ses chagrins intimes, et elle ne lui cachait pas les tristesses de sa vie. Mais, si Stanislas pouvait compatir aux chagrins de sa fille, son propre genre de vie prêtait trop à la critique pour qu'il pût se permettre la moindre observation vis-à-vis de son gendre. On prétend même que Louis XV, en apprenant la liaison de Stanislas avec Mme de Boufflers, aurait dit: «A présent mon beau-frère n'a plus rien à me reprocher.»
La reine était, en grande partie, responsable de la situation dont elle se plaignait, et Stanislas était trop juste pour lui dissimuler les torts qu'elle avait eus. Elle avait agi vis-à-vis de son époux avec autant de maladresse que d'inexpérience.
Le roi lui avait d'abord témoigné beaucoup de tendresse, mais des maternités fréquentes avaient fini par agacer la reine qui crut de bon air de faire peu de cas des empressements de son époux. «Eh! quoi! disait-elle, toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher!» Sous le prétexte de raisons de santé, elle faisait faire de longs jeûnes au roi.
Et puis, Marie Leczinska avait mille manies innocentes, mais énervantes. Elle avait peur des esprits et voulait toujours une femme près d'elle pendant la nuit, d'abord pour lui faire des contes pour l'endormir, ensuite pour la rassurer. C'est à peine si cette femme s'éloignait quand le roi arrivait. La reine ne dormait presque pas et se levait cent fois pour s'occuper de sa chienne; puis elle se couvrait de façon si exagérée qu'on étouffait littéralement sous les couvertures.
S'il faut en croire Mme de la Ferté-Imbault, très sujette à caution quand il s'agit de Marie Leczinska, Stanislas aurait trouvé sa fille la plus ennuyeuse des reines, et il aurait complètement approuvé la conduite de son gendre.
«Quand le roi de France venait dans la chambre de ma fille, aurait-il raconté, il y trouvait un accueil si maussade que sa seule distraction était de tuer des mouches contre les vitres... Il en eut à la fin la jaunisse, et ses médecins, ayant eu une consultation à ce sujet, ne trouvèrent point de meilleur remède que de lui conseiller de prendre une maîtresse comme l'on prend une médecine.»
Louis XV, en effet, prit la médecine sous les espèces de Mme de Mailly, et, de ce jour, il ne remit plus les pieds chez la reine.
La malheureuse princesse, complètement abandonnée, menait l'existence la plus triste. Elle ne voyait jamais ses filles, élevées loin d'elle à l'abbaye de Fontevrault; elle en resta séparée pendant douze ans sans les revoir une seule fois.
Elle vivait retirée dans ses appartements, livrée à d'incessantes pratiques religieuses. Elle s'occupait aussi d'ouvrages de tapisserie et de couture pour les pauvres. Elle aimait les arts, dessinait, peignait, et elle composa, pour ses appartements, des peintures dans le genre chinois, dont elle forma tout un cabinet [123]. Comme son talent n'était pas très décidé, elle avait attaché à sa personne un peintre, qu'elle nommait gaiement son «teinturier», et qui revoyait ses œuvres. Elle appelait plaisamment son atelier «son laboratoire».
Marie Leczinska cherchait encore une consolation à l'abandon dans lequel elle vivait dans les soins d'une société intime, où elle trouvait beaucoup de charme. On se réunissait tous les soirs chez sa dame d'atours, la duchesse de Villars; on jouait au cavagnole [124], et, malgré la sévérité de la princesse, la conversation était parfois fort gaie.
Un des plus intimes du petit cercle royal était le président Hénault [125], chancelier de la reine et surintendant de la maison de la dauphine. C'était un homme aimable et poli, qui n'est resté connu que par sa longue liaison avec Mme du Deffant. Nous l'avons vu déjà faire de longs séjours à Lunéville, lorsqu'il se rendait aux eaux de Plombières. Il éprouvait pour Stanislas un respectueux attachement et le roi l'aimait beaucoup.
Moncrif, le lecteur de la reine, était aussi un des assidus de ces réunions journalières; c'était un homme agréable, très simple, et que l'Académie avait accueilli volontiers, bien que ses titres fussent plus que modestes: il avait écrit une histoire des chats. Par la protection de la reine, il fut nommé historiographe de France. «Historiographe! s'écria Voltaire apprenant cette nouvelle; c'est historiogriffe que vous voulez dire!»
Ce qui en lui plaisait le plus à la reine, c'est qu'il passait pour avoir des mœurs irréprochables. Voltaire prétendait cependant que cette réputation était usurpée; il assurait l'avoir entendu dire à quelques danseuses de l'Opéra: «Si quelqu'une de ces demoiselles était tentée de souper avec un petit vieillard bien propre, il y aurait quatre-vingt-douze marches à monter, un petit souper assez bon, et dix louis à gagner.» La proposition ne passait pas inaperçue, et l'on prétendait que Moncrif ne manquait pas de visites dans les combles du pavillon de Flore qu'il habitait.
Moncrif, lui aussi, était un des admirateurs du roi de Pologne, et, sur son invitation, il avait été faire un séjour à la cour de Lunéville.
Militaire, poète, physicien, habitué des sociétés les plus brillantes de Paris, le comte de Tressan [126] était également fort apprécié dans le cercle de la reine; la légèreté de ses mœurs en faisait bien un peu un objet de scandale, mais Marie Leczinska, dans l'espoir de le ramener à de meilleurs sentiments, lui témoignait une bienveillance toute particulière.
Souvent même Tressan se permettait des familiarités qui, de la part d'un autre, auraient été sévèrement réprimées. Un soir, dans la conversation, on parlait des houssards qui faisaient des courses dans les provinces et approcheraient bientôt de Versailles:
—Mais si j'en rencontrais une troupe et que ma garde me défendît mal? dit la reine inquiète.
—Madame, répondit un des assistants, Votre Majesté courrait grand risque d'être houssardée.
—Et vous, monsieur de Tressan, que feriez-vous?
—Je défendrais Votre Majesté au péril de ma vie.
—Mais si vos efforts étaient inutiles?
—Madame, il m'arriverait comme au chien qui défend le dîner de son maître; après l'avoir défendu de son mieux, il se laisse tenter d'en manger comme les autres.
La pieuse reine se contenta de rire de ce propos galant, mais fort irrévérencieux.
On avait donné à Tressan le surnom de «mouton» qu'il avait déjà chez Mme de Tencin; et, comme les femmes de la société de la reine avaient été surnommées «les saintes», on l'appela le «mouton des saintes».
Quand il faisait quelque escapade, quelque absence inexplicable, on lui infligeait comme pénitence de composer un cantique, une traduction de psaumes, ou quelque pièce de poésie pieuse.
Un jour que Tressan arrivait de l'armée après une campagne très périlleuse, la reine lui demanda:
—Eh bien! mon pauvre mouton, vous avez couru bien des dangers. Avez-vous un peu pensé à nous?
—Oui, madame, répondit-il; je n'ai point oublié que je servais mon Dieu, mon roi et ma patrie.
—Mais le moral, comment va-t-il?
—Madame, il va son petit train.
Comme il fit plusieurs fois la même réponse, on lui donna le surnom de «petit-train» qui désormais fut substitué à celui de «mouton».
Stanislas, naturellement, recevait mille marques d'attention de tous les membres de la petite société de sa fille; il les connaissait tous intimement. Il était même particulièrement lié avec Tressan, dont les goûts littéraires, les qualités brillantes lui plaisaient extrêmement. Il allait le retrouver prochainement en Lorraine.
Pendant son séjour, Stanislas eut plus d'une fois d'assez vives discussions avec sa fille qui voulait à tout prix le remarier avec Mlle de la Roche-sur-Yon. La princesse qui était fort riche, mais dont la situation à la cour était mal définie, ne demandait pas mieux que d'unir son sort à celui du roi de Pologne: «Cette princesse, écrit d'Argenson à propos de ce projet d'union, a des dégoûts sur son rang dont on lui refuse les prérogatives avec affectation; cela ressemble à une bourgeoise qui achète la main d'un vieux duc pour se donner un rang [127].»
Mais Stanislas, qui avait trouvé on ne peut plus agréable de ne plus être en butte aux récriminations de sa femme, appréciait tellement sa nouvelle situation qu'il s'obstinait à n'en vouloir pas changer.
Il eut avec sa fille, qui lui reprochait sa conduite, ou plutôt son inconduite, plusieurs scènes assez violentes pour qu'on les entendît de l'antichambre; sans s'éloigner du respect qu'elle devait à son père, Marie Leczinska lui fit de respectueuses représentations; elle l'exhorta à chasser Mme de Boufflers et à se constituer enfin une situation régulière en épousant la princesse.
Non seulement Stanislas ne voulut rien entendre, mais encore il profita de son séjour à Versailles pour contribuer à la fortune de la chère favorite; il sollicita de son gendre une place de dame auprès de Mesdames pour la marquise de Boufflers; Louis XV l'accorda, sans empressement il est vrai, et il n'y eut encore aucune expédition de brevet.
Le roi, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il désirait, sachant que Mme de Boufflers avait quitté Plombières et l'attendait à Lunéville, songea au retour.
Avant de s'éloigner, il remit des cadeaux à tout son entourage. Les officiers qui l'avaient gardé reçurent une tabatière d'or avec son portrait; les exempts, une tabatière d'or, mais sans portrait.
Stanislas prit congé de sa fille le mardi 10 septembre et il reprit la route de la Lorraine. Il arriva à Lunéville le 13, impatiemment attendu par Mme de Boufflers et Mme du Châtelet.
CHAPITRE XX
(1748)
Séjour de la cour à Lunéville, du 15 septembre au 6 octobre.—Maladie de Voltaire.—La parodie de Sémiramis est interdite.—Correspondance avec Frédéric.—Séjour de la cour à Commercy du 6 au 17 octobre.—Aveux de Mme du Châtelet à Stanislas.—Querelles avec Mme de Boufflers.—M. du Châtelet est nommé grand maréchal des logis.—Voltaire surprend Saint-Lambert et Mme du Châtelet.—Colère du philosophe.—Explications avec la marquise.—Réconciliation générale.—Les Deux Amis.
Le premier soin de Stanislas, en arrivant, fut d'annoncer à Mme de Boufflers l'heureux succès de sa négociation: il avait obtenu pour elle, auprès de Mesdames, la place de dame d'honneur qu'elle désirait vivement. La marquise, ravie, s'empressa d'écrire trois lettres à Mesdames pour les remercier. Grand fut l'étonnement des princesses auxquelles Louis XV n'avait parlé de rien. Elles s'empressèrent d'aller porter leurs lettres au roi, qui se borna à leur répondre: «C'est vrai, j'ai promis une place auprès de vous, mais seulement quand il y aurait une vacance.»
Après son lamentable retour à Lunéville, Voltaire avait dû s'aliter et recourir à la science du célèbre Bagard.
Peu à peu cependant, à force de soins et de repos, son état s'améliore, et il entre en convalescence; le 4 octobre, on lui permet de se rendre à la Malgrange. Quelques jours plus tard, la cour part pour Commercy, et le poète est assez bien rétabli pour la suivre et s'y installer avec elle.
Malheureusement, à peine arrivé il reçoit des nouvelles qui le mettent hors de lui et le troublent au point de le rendre plus malade que jamais. Ses amis de Paris ne lui annoncent-ils pas en effet que les Italiens préparent une parodie de Sémiramis. Une parodie! Permettra-t-on ce crime de lèse-Voltaire? Le poète fait demander une audience immédiate au roi de Pologne. Le roi accourt à son chevet et écoute avec bienveillance ses doléances. Il est entendu que Voltaire écrira à la reine de France une lettre très forte, très touchante, pour solliciter sa protection, et Stanislas, de son côté, appuiera la supplique auprès de sa fille. La promesse d'une si haute protection calme un peu le malade qui rédige aussitôt sa lettre, et, dans son zèle, il n'hésite pas à faire appel en sa faveur à l'inépuisable bonté de la reine, et même à sa piété!
Comme deux protections valent mieux qu'une, Voltaire s'adresse en même temps à Mmes de Pompadour, d'Aiguillon, de Luynes, de Villars, à MM. de Maurepas, de Gèvres, de Fleury, au président Hénault, bref à l'univers entier.
Il n'eut pas tort, car Marie Leczinska, qui ne l'aimait pas, refusa d'intervenir. Elle fit répondre sèchement que «les parodies étaient d'usage et qu'on avait travesti Virgile». Heureusement, Mme de Pompadour s'en mêla et la pièce fut interdite.
Ces alarmes apaisées, Voltaire renaît à l'existence et reprend peu à peu sa vie; sa correspondance est fort en retard, et il a bien de la peine à la mettre à jour. C'est surtout vis-à-vis de Frédéric, auquel il n'a pas écrit depuis un an, qu'il a des reproches à se faire. Le roi, assez jaloux, ne peut comprendre quel plaisir Voltaire et Mme du Châtelet peuvent éprouver à se laisser «enfumer» par Stanislas, ni quel charme peut les retenir dans une «tabagie», surtout quand Potsdam leur tend les bras. Le monarque écrit à son ami des lettres railleuses et se moque agréablement de son abandon: