La fabrique de mariages, Vol. 5
I
— Lettre de la vicomtesse. —
«Ma bonne petite Aglaé, tu as été six mois sans recevoir de mes nouvelles, et voilà que, depuis quinze jours, je t’accable de ma prose. Tu ne t’en plains pas, j’en suis bien certaine, parce que tu as pour moi l’affection d’une sœur et que tu es l’indulgence même. Mais tu t’étonnes, j’en suis très-sûre aussi, et tu te creuses l’esprit pour savoir la cause de ce subit accès de bavardage.
»C’est que j’étais morte et qu’un bienheureux hasard m’a tout à coup ressuscitée; c’est que je m’endormais au fond de ma ruine et que le gros lot de la loterie humaine m’a réveillée en tombant sur moi à l’improviste. J’aime, je suis aimée; j’ai plus que le bonheur, chère petite cousine, j’ai l’espoir.
»Ne crains rien, cependant. C’est mon mari que j’aime et qui m’aime.
»Ris-tu, Aglaé? Je pense que tu ris. «Après dix ans de ménage!» mon oreille, qui tinte, a entendu cela. L’as-tu dit?
»Eh bien, oui! c’est la vérité. Après dix ans de ménage, Henri et moi, nous avons la lune de miel. Si c’est un miracle, j’en remercie Dieu du meilleur de mon cœur. Dieu a fait ce miracle. Henri est jeune, tout jeune. Il reste à mes côtés des soirées entières. Je chante, figure-toi; il trouve que je chante bien. Il s’occupe de ma toilette; il proscrit les bandeaux parce que la frisure me va mieux; il me dit: «Tu mettras telle robe aujourd’hui.» L’autre soir, je l’ai vu jaloux...
»Est-ce possible! Henri, jaloux! le vicomte de Grévy, inquiet comme un petit notaire, ou comme un bon gentilhomme du Mans, ta patrie! Le terrible vicomte de Grévy, ce papillon myope, cette phalène qui courait se brûler à toute flamme, tourne autour de sa femme en poussant de gros soupirs, de vrais soupirs, ma chère!
»Vois-tu cela, toi, Aglaé? Moi, j’avoue qu’il y a des moments où je crois faire un rêve. Je me demande si ces deux années ne comptent pas,—ou si Henri est remarié avec une femme jeune et belle. Je me tâte. Je suis pourtant bien moi. Miracle! miracle!
»C’était bien étrange, aussi, ce qui se passait entre nous, sais-tu. Jamais il n’y avait eu de brouille. Nous nous éloignions l’un de l’autre par suite d’un parti pris inexplicable. Nous y mettions tous deux un courage imbécile et une stupide fermeté. Comme il n’y avait point de motif à notre séparation, tout motif de rapprochement nous manquait. Sur quoi eût porté une explication? Henri faisait ce que font tous les hommes; moi, j’habillais ma sagesse en coquetterie. C’est simple; on ne trouve que cela dans Paris: cet état de choses ne fournit aucun angle où se prendre.
»Je souffrais; je ne me l’avouais pas tous les jours. Henri devait souffrir beaucoup moins que moi, parce que les hommes ont les chevaux, le jeu et les dames. Pourtant, c’est lui qui est revenu.
»Ce n’est pas pour te parler de moi que je prenais la plume. Ma grande histoire a marché et j’ai bien des choses à te dire. Mais je ne suis pas habituée au bonheur: j’ai besoin de triompher et de chanter victoire. J’éprouve un indicible plaisir à constater mes conquêtes et à classer les causes de mon succès.
»Tu ne sais pas ton Paris, Aglaé. Tu y viens de temps à autre pour danser; pour refaire tes toilettes démodées, pour écouter de tes propres oreilles le ténor à la mode,—et pour m’embrasser. Tu ne fais que passer. Paris ne se montre jamais à ceux qui passent.
»Vous ne voyez jamais de Paris que les choses qui surmontent le niveau: les grandes gloires et les hautes tours. Vous les voyez, par cela même, bien mieux que nous. Les Parisiens, c’est un fait notoire, sont les seuls en Europe à ne pas connaître ce qu’on appelle les curiosités de Paris. Ces curiosités sont pour les étrangers: les Parisiens ne connaissent que leur Paris à eux. Il y a autant de Paris que de Parisiens.
»Je te dis cela, parce que tu aurais beau regarder ta vie, ta conscience, ton ménage, tu ne devinerais jamais la maladie qui nous minait, Henri et moi. Là-bas, dans ton magnifique château, près de cet homme excellemment noble qui t’a donné son nom avec son cœur, tu ne soupçonnes même pas l’infinie ténuité de l’aiguille qui nous blessait à l’âme.
»Si j’avais à lui donner un nom, je dirais: C’était Paris. Mais le mot est vague et semble paradoxal. Appelons l’aiguille ennui,—mais ennui de Paris.
»L’ennui de province n’est qu’une infirmité; l’ennui de Paris est une maladie mortelle.
»Nous étions sans but, nous n’avions nul prétexte de nous efforcer. Notre union n’avait pas été féconde. Si j’avais donné un enfant à Henri, rien de tout cela ne serait arrivé. Nous fûmes dès l’abord, et dans toute la force du terme, un ménage parisien.
»Le monde ne veut pas qu’on s’aime, et le monde a pour cela ses raisons. Nous laissâmes le monde se glisser entre nous deux. Au premier jour, le monde prit peu de place. Ce fut comme un de ces faibles ruisseaux au travers desquels on peut encore se presser la main. Je n’eus pas d’inquiétudes; j’étais, d’ailleurs, entraînée. Au bout de quelques semaines, il me prit envie de chercher Henri de l’autre côté du ruisseau: Henri était si loin, que je ne le vis plus. Le ruisseau était un fleuve,—une mer!
»Et cet océan humain nous souriait à tous les deux, séparés que nous étions. Les murmures étaient des bravos. Nous vivions comme on doit vivre, à son gré. Je pouvais être à tous un peu, puisqu’il était à toutes. Foin de ces unions égoïstes et bourgeoises où l’un se garde à l’autre. C’est l’égoïsme à deux.
»Le monde est, au fond, saint-simonien, mormon et le reste. Il ne lui manque que le courage de son opinion.
»Henri ne se plaignait pas. Je me roidis pour montrer une vaillance égale à la sienne. Un mot, prononcé de part ou d’autre, aurait suffi à rompre le charme malfaisant. Ce mot ne fut pas prononcé. Fi donc! il faut de la dignité. L’idée de revenir la première me faisait rougir jusqu’aux oreilles. Qu’aurait dit le monde?
»Il y eut entre nous un contrat tacite; car le dépit vint, puis la rancune. Les contrats tacites sont ceux que l’on n’enfreint jamais. Le démon de la fausse pudeur les abrite sous son aisselle. Nous fîmes comme si chacun de nous eût rendu à l’autre sa pleine et entière liberté. Nous exagérâmes cette abnégation qui n’était qu’un mensonge; nous fûmes des fanfarons d’indifférence.
»Je ne crois pas qu’Henri fût heureux. Moi, je me mourais. L’idée du suicide naissait parfois dans mes insomnies;—mais cette autre idée ne me venait point d’écarter de la main le monstre idiot qui étouffait notre bonheur.
»Dieu a eu pitié de nous, Aglaé. Dieu voyait bien que nous étions fous et non pas méchants; sa providence a fait que nous nous sommes rencontrés dans une bonne action. Nous nous sommes ligués, sous prétexte de protéger la même détresse et de combattre un ennemi commun. Cher prétexte! divine providence! Si tu savais comme j’aime Béatrice, qui est notre salut! si tu savais comme je respecte ce pauvre vieux soldat, qui m’appelle son bon ange! Je n’ai agi que pour moi, ma sœur chérie. Parfois, leur reconnaissance me pique comme un remords.
»C’est elle qui est mon bon ange, cette belle et sainte Béatrice, que je connais d’hier et que j’aime déjà presque autant que toi. Ne sois pas jalouse: je t’aime bien mieux depuis qu’elle m’a rendu mon cœur.
»Mais n’es-tu pas étonnée, ma bonne Aglaé, de me voir encore en vie après ce que je t’ai raconté dans mes deux dernières lettres? Est-il possible que le poignard m’ait épargnée, que le poison n’ait pas su m’atteindre? Je me suis attaquée à une femme...
»Oh! que je te vois bien d’ici, dans ta grande bergère armoriée, auprès de ton foyer énorme où brûlent des troncs de hêtre! Tes enfants jouent autour de toi pendant que tu lis ma lettre, et, tout en leur recommandant de ne pas faire de bruit, tu te dis: «Cette pauvre Anna exagère sans le savoir et sans le vouloir, comme les autres respirent! N’a-t-elle pas fantaisie de me faire croire qu’elle a trouvé sur son chemin, en plein XIXe siècle, à Paris, la ville où le petit Saint-Thomas fleurit, où le Fidèle Berger confit, où la chambre des députés pérore,—à Paris d’où viennent les gants Jouvin et où naît chaque matin le Journal des villes et des campagnes,—à Paris, célèbre dans l’univers entier par son passage des Panoramas et ses gilets de flanelle,—la capitale, enfin, du monde civilisé,—n’a-t-elle pas, dis-je, fantaisie de me faire croire qu’elle a rencontré la femelle de Han d’Islande, une Gorgone doublée de Lucrèce Borgia, une Brinvilliers greffée sur bois de Frédegonde!»
»En premier lieu, Aglaé, tu as grand tort d’empêcher les beaux petits anges de faire du bruit. Les enfants qui ne font pas de bruit ne servent à rien. Ah! si j’avais seulement un démon adoré pour emplir ma maison de joyeux tapage!
»En second lieu, si tu avais le temps de lire la Gazette des Tribunaux, tu verrais combien tu es arriérée en mettant les siècles passés si fort au-dessus du nôtre en fait d’infamies. Notre ère illustre a tous les genres de supériorité. Es-tu aveugle, pour ne point voir que le progrès marche en tous sens,—un peu moins, cependant, en avant qu’en arrière.
»C’est une tache d’huile, ce progrès. Il enduit généreusement tout ce qui est entre la bourse et la bague: le centre et la circonférence.
»Oui, j’ai rencontré une Euménide, belle et grande comme le crime antique, effrayante autant que la Gorgone, implacable autant que la Borgia ou que la sanguinaire servante de Chilpéric, empoisonneuse à l’égal de la Brinvilliers, un monstre de ruse et d’audace, vivant de ses méfaits comme les bandits du moyen âge, et cachant sous un diadème de noble vertu les diaboliques souillures de son front.
»Oui, j’ai trouvé dans le chemin frayé où je marche une de ces créatures impossibles auxquelles on ne croit qu’après les avoir vues,—et après s’être pincée jusqu’au sang pour se bien assurer que l’on veille; j’ai trouvé une véritable échappée de l’enfer, une damnée, si bien pétrie de vices, d’hypocrisies, d’appétits mauvais et insatiables, d’ambition désordonnée et de sauvage cruauté, que mon premier mouvement a été de dire comme toi: Cela est invraisemblable et absurde; cela tient de la fièvre et du cauchemar; cela n’est possible qu’au delà du rideau extravagant d’un théâtre de mélodrames!
»Cela est. J’ai non-seulement vu de mes yeux ce miracle de perversité; mais j’ai pu remonter le sentier de sa vie et y compter les sanglantes traces de ses carnages.—Ma bonne Aglaé, je veux t’accorder que, dans nos forêts, les loups sont moins nombreux qu’autrefois; mais, de temps en temps, la bergerie ravagée témoigne de ce fait que les loups qui restent ont de terribles dents.
»J’ai affronté le monstre, et, jusqu’à présent, je n’ai point de morsures. En sera-t-il toujours ainsi? J’ai les superstitions du bonheur. Je crois que l’amour revenu d’Henri est mon égide.
»Cependant, il ne faut pas se faire plus brave qu’on ne l’est en effet. J’ai pris mes précautions, je me suis armée en guerre. Sachant les façons de madame la marquise de S. C., qui cherche toujours à se ménager des intelligences dans la place ennemie, j’ai réformé tout d’un temps ma maison. Au lieu de mes deux femmes de chambre, c’est Gote, ma vieille nourrice bretonne, qui m’habille. Notre cordon bleu a été honorablement congédié: Gote fait la cuisine. Le mari de Gote est notre cocher et sert de valet de chambre à monsieur. Notre maison est à mourir de rire. Henri s’est d’abord fâché tout rouge; mais, après mes explications, il a fort admiré ma sagesse. Cet état de siége l’amuse énormément. Gote et son mari sont aux anges. A l’âge où l’on prend ordinairement sa retraite, ils se voient en pleine activité de commandement.
»Nous avons quitté notre hôtel, qui a un bel écriteau sur sa porte cochère. Cela fait jaser. On nous dit ruinés. Nous aurons cette année vingt mille écus d’économies. Gote et Vincent, «son homme,» croyant des premiers à notre déconfiture, nous ont proposé de nous servir pour rien. Gote et Vincent auront quinze cents livres de rente à la fin de cette année; nous partagerons avec eux nos économies de vingt mille écus.
»Mais que je te dise dans quelle forteresse nous nous sommes réfugiés, quel créneaux nous avons dressés, quelles douves nous avons creusées pour dormir tranquilles au milieu des embûches de toutes sortes qui, très-certainement, nous entourent.
»L’idée est de moi. Si tu m’accordes que je ne suis pas folle, j’espère que tu me trouveras tout uniment sublime.
»Où rencontrer, dans Paris, une citadelle imprenable?
»Le commissaire de police du 10e arrondissement est un peu propriétaire. Sa maison a deux étages; il habite le premier; j’ai loué le second.
»Pends toi! tu n’aurais pas trouvé celle-là. Les rois de Portugal faisaient coucher un gentilhomme, la nuit, en travers de leur porte. Pour deux mille quatre cents francs par an, nous faisons servir au même usage un employé du gouvernement, un fonctionnaire, un magistrat! Pour arriver jusqu’à nous, il faudrait que la Gorgone écrasât un gardien de la sûreté publique, il faudrait que Lucrèce Borgia passât sur un corps de commissaire!
»Tu vois que nous rions tout de même. Dieu merci, nous n’avons pourtant pas beaucoup de temps à donner aux choses frivoles. Nous travaillons comme des nègres. Et je t’assure que c’est bien bon de se fatiguer, de s’exposer, de vivre!
»Où en étions-nous de mon histoire? Tu as dû la flétrir du nom de roman, incrédule! Mes deux dernières lettres étaient un peu à bâtons rompus. Je t’excuse, parce que tu as dû trouver là dedans bien des énigmes insolubles.
»Où en étions-nous? Je t’ai raconté en détail mon étrange entrevue avec cette bonne madame du Tresnoy, «qui a ses deux filles.» Je t’ai parlé des papiers de feu le préfet de police, un galant homme, un magistrat intègre, qui n’a eu qu’un tort: le tort de laisser au serpent le temps de s’enrouler et de bondir.
»Je comble ici une lacune; car je me souviens que je t’ai conduite au bal de l’hôtel de Mersanz en sortant de chez la baronne. Avant d’arriver au bal, j’aurais dû te parler de cette petite bonne femme à la boîte cylindrique, criant de sa voix douce, sur l’Esplanade des Invalides: «Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir.»
»Cette petite vieille est un mystère comme notre Brinvilliers. C’est la bonne fée de ce terrible conte. Ah! vous croyez, vous autres, que le fantastique est mort! Rien ne meurt. Je suis persuadée que les mémoires de Marguerite Vital feraient un livre très-intéressant, pourvu qu’elle ne commençât pas son histoire à la naissance de son arrière-grand’tante; mais je ne les ai pas lus, parce qu’elle ne les a point écrits, et je suis obligée de me borner à ce qu’elle a bien voulu me dire.
»Je la pris à la volée en sortant de chez la baronne, et je la fis monter, bon gré mal gré, dans ma voiture. Elle accueillit d’abord mes questions avec une certaine défiance; mais elle sait tout, cette fée. Quand je lui eus dit mon nom, elle se dérida tout d’un coup.
»—Je vous connais, ma belle dame, me dit-elle; je suis du quartier depuis si longtemps... J’ai tenu la porte du no 81, là bas, rue de l’Université, quand vous étiez demoiselle et quand vous demeuriez au 76 avec votre maman, une bien respectable chrétienne... Je vis passer la noce qui allait à Saint-Thomas-d’Aquin... Ah! dame! ces jeunes ménages ne sont pas toujours tranquilles... et vous étiez bien jeunes tous deux, le vicomte et vous.
»Elle poussa un gros soupir; je compris bien qu’il y avait là de lointaines souffrances.
»Un quart d’heure après, nous étions une paire d’amies.—Mon premier dessein avait été de la conduire chez moi; mais elle me proposa de la suivre dans son réduit, et j’acceptai avec empressement.
»Si peu d’attention que tu aies donné à mes premières lettres, ma bonne Aglaé, à cause de l’incohérence ou de l’obscurité des détails que je te fournissais sans préparation aucune et par suite seulement du besoin que j’avais de parler, tu dois te souvenir que Marguerite Vital était la concierge du no 37 bis de la rue du Cherche-Midi, où demeurait madame Seveste. Elle ne me donna pas sur cette affaire tous les renseignements que j’aurais désirés. Quelque chose semblait la retenir. Ce n’était point défaut de confiance. Il est évident pour moi qu’elle a, pour se taire, quelque motif de haute délicatesse.
»Ne t’y trompe pas: Marguerite Vital, dans la très-humble position où Dieu l’a laissée, est une femme pour qui cette expression haute délicatesse ne dit rien de trop. Elle est absolument au-dessus du capitaine Roger, son mari, qui dut l’abandonner autrefois parce qu’il ne la comprenait point. Elle est digne en tout d’être la mère de cette créature angélique, Béatrice de Mersanz, et d’un autre ange dont j’ai dû prononcer le nom dans mon récit de la scène du bal, mais un ange à moustaches, celui-là, le magnifique et trop doux lieutenant Vital.
»Elle n’a fait aucune difficulté de m’avouer ces deux points.
»—Je sais, m’a-t-elle dit, que vous ne ferez pas mauvais usage de ma confidence, et, d’ailleurs, le danger n’est pas là. Aucun effort humain ne peut empêcher une catastrophe. Elle aura lieu bientôt. Le plus tôt sera le mieux. Nous en sortirons avec l’aide de la Providence.
»Elle parlait ainsi, assise sur un vieux coffre, dans sa petite mansarde. Elle m’avait donné son unique chaise. Elle me tenait les deux mains en me regardant le blanc des yeux. Je lui trouvais un peu l’air d’une bonne petite sorcière qui cherche à voir le fond de l’âme de ceux qui lui demandent la bonne aventure.
»Tout à coup, elle me dit:
»—Non, non, il n’est plus temps de rien cacher. Ce soir ou demain, Paris tout entier saura qu’elle n’est pas sa femme...—Entendons-nous, pourtant! s’interrompit-elle avec fierté; c’est devant les hommes seulement qu’on peut la condamner. Devant Dieu, nous sommes mariés; nous avons eu la bénédiction d’un prêtre. Mais la loi ne reconnaît plus cela. Il faut bien que ces messieurs aient le moyen facile et peu dangereux de tromper les pauvres enfants. Où en serait la société, bon Dieu! si la loi forçait les hommes à tenir leurs promesses! Quand Paris tout entier saura cela, se reprit-elle, Béatrice ne sera plus chez son mari. J’ignore l’expédient qu’ils choisiront pour la chasser; mais ce doit être arrangé déjà. Béatrice ne résistera point; son mari ne lui dira pas: «Va-t’en!» mais il ne fera rien pour la retenir. Celui-là ne vaut même pas la peine d’être haï... Ah! madame, s’interrompit-elle encore, si l’enfant avait eu sa mère, rien de pareil n’aurait eu lieu. Si vous saviez comme j’aurais veillé sur ma fille! J’aurais été toujours entre elle et le danger. Je l’aurais donnée à l’honnête homme qu’elle eut distingué...
»Au lieu d’achever, Marguerite se leva et se mit à chercher la clef de son grand coffre, sur lequel tout à l’heure elle était assise. Elle me regarda d’un air un peu sournois, et son sourire eut de la coquetterie.
»—Après cela, murmura-t-elle, y en a-t-il une seule parmi vos comtesses qui tienne mieux qu’elle sa place et son rang?
»Je n’eus pas le temps de répondre. Sans avoir l’air d’y toucher, cette petite femme fait tout avec une incroyable prestesse.
»Elle était déjà debout auprès de moi, les bras croisés sur sa poitrine.
»—Merci, me dit-elle avec une respectueuse sensibilité, merci, madame la vicomtesse. J’aurais dû vous parler plus tôt de reconnaissance. Vous allez me rendre un grand service aujourd’hui; je cherchais justement une personne qui eût accès chez M. de Mersanz. C’est vous qui ferez ma commission, ce soir, n’est-ce pas?
»—De tout mon cœur, répliquai-je.
»Sa tête expressive et si délicatement modelée, qu’elle donne l’idée de ces bijoux de marquises dont nous parlaient nos pères, s’inclina sur son épaule.
»—Pourquoi aimez-vous ma Béatrice? me demanda-t-elle.
»—Parce qu’elle souffre, repartis-je.
»—Vous vous trompez, murmura-t-elle, tandis qu’un fin sourire errait autour de ses lèvres, ce n’est pas pour cela.
»—Et pourquoi donc?
»—C’est parce que vous souffrez.
»Je n’ai pu m’empêcher de lui tendre la main.
»—Elle l’aime, me dit-elle les larmes aux yeux. Nous aimons parfois ces hommes. C’est notre malheur. Je ne sais pas si celui-ci peut s’amender jamais au point de la rendre heureuse; mais je veux qu’elle soit tranquille et honorée... je le veux!... Je veux qu’on lui rapporte son titre de comtesse et qu’on la supplie à genoux de l’accepter... Je suis si petite, qu’ils ne me voient pas. C’est là une partie de ma force...
»Elle ouvrit précipitamment son coffre et mit, sans chercher, la main sur un bijou qu’elle me tendit après l’avoir baisé.
»C’était un anneau d’or: une alliance.
»—Voici la bague de mariage de la première comtesse de Mersanz, reprit-elle. Quand madame de Sainte-Croix lui eût donné le coup de la mort...
»—C’est donc bien vrai? m’écriai-je.
»—Oui, c’est bien vrai... Quand la jeune martyre avait déjà son dernier soupir sur les lèvres, elle retira cet anneau de son doigt et me le donna... Je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui... Cette femme ne tuera pas ma fille, je vous en réponds, madame la vicomtesse!
»Ses yeux brillaient. Toute sa petite personne avait pris un air de force et de dignité.
»—Savez-vous, demandai-je, ce qu’est devenu l’enfant qu’on mit au chevet de madame Seveste?
»Elle tourna la tête et plongea ses deux mains dans son coffre.
»—Madame la baronne a donc parlé!... murmura-t-elle; je sais bien des choses, ma belle dame. Chacune de ces choses viendra à son temps... Écoutez!
»Une voix de jeune homme, chantant un air de vaudeville, montait de l’étage au-dessous.
»—La marquise a deux instruments, continua Marguerite: cette jeune fille qui se nomme Maxence et qui est plus belle que Béatrice elle-même...
»—Celle qui doit épouser le comte, mademoiselle de Sainte-Croix, je la connais.
»Ses yeux, qui étaient fixés sur moi, se baissèrent.
»—Elle n’épousera jamais le comte, prononça-t-elle lentement; elle n’est pas mademoiselle de Sainte-Croix, et vous ne la connaissez pas. Personne ne la connaît. C’est une âme fermée... et moi qui devrais savoir, j’ignore encore si cette âme est un poignard empoisonné dans sa gaine ou un pur diamant dans son écrin... L’autre instrument, c’est ce jeune homme qui chante sous nos pieds et qui se nomme Léon Rodelet...
»—Rodelet!... répétai-je en recueillant mes souvenirs; madame du Tresnoy ne m’a-t-elle pas parlé d’un Rodelet?
»Au lieu de répondre, Marguerite Vital continua:
»—La marquise déteste Maxence comme le bohémien maltraite et hait l’enfant qu’il a volé dans ses maraudes nocturnes!...
»—Elle n’est donc pas sa fille?
»—La providence de Dieu, murmura la petite bonne femme,—a des voies où nous n’entendons rien.
»Puis elle reprit:
»—La marquise déteste Léon Rodelet, parce qu’elle a ruiné, déshonoré ou assassiné son aïeul, son père et sa mère...