La fabrique de mariages, Vol. 5
II
— Suite de la lettre. —
»Je me rappelai aussitôt toute cette étrange affaire du no 81 de la rue de l’Université et la disparition de la famille du millionnaire. La petite bonne femme avait été concierge au no 81.
»Elle continuait, cependant:
»—Maxence est pour le comte; Léon Rodelet, pauvre garçon qui chancelle en équilibre entre l’honnêteté native de son cœur et l’entraînement d’une passion trop forte pour sa faiblesse, est pour Césarine. Je ne sais pas encore quel rouage il sera dans la machine infernale inventée par cette femme; mais il sera un rouage. On se servira de lui comme on se servit de son père.—Et qui sait si, tout simplement, l’audacieuse comédie de la maison Rodelet n’aura pas sa seconde représentation? On fait de tout dans la fabrique de mariages de cette femme, tout, excepté des mariages. On y fabrique de l’or avec des larmes et du sang...
»Le jeune homme chantait toujours à l’étage inférieur. Une grosse voix l’interrompit tout à coup. La petite bonne femme se tut aussitôt. Elle alla ouvrir la porte de sa chambre, étouffant son pas avec une adresse de chatte et neutralisant le bruit des gonds. Elle sortit sur le carré et me fit signe de la suivre. Nous restâmes là environ trois minutes. M. Léon Rodelet et son interlocuteur causaient maintenant tout bas.
»Au bout de trois minutes, la porte de M. Rodelet s’ouvrit. Je vis sortir un de ces beaux hommes à tournure quasi-militaire dont l’aspect seul inspire une légitime défiance. Celui-ci avait le cigare à la bouche. Il était boutonné fièrement dans un frac bleu et portait je ne sais quelle décoration étrangère. C’est à lui qu’appartenait cette grosse voix si bien timbrée.
»En sortant, il dit à M. Léon Rodelet,—un fort beau jeune homme:
»—Nous avons fait du chemin. Les demoiselles Géran sont à vous. La petite en tient dans l’aile. Si vous vous laissez guider bien comme il faut, vous aurez vos amours avec un sac de taille héroïque...
»Tu connais cet homme à frac bleu, ma bonne Aglaé: c’était le fameux Garnier de Clérambault, directeur de la fabrique de mariages. Quant aux demoiselles Géran, je ne t’en ai point parlé encore. Ce sont deux types de toute beauté, auxquels je consacrerai dans une de mes prochaines lettres une description particulière.
»Elles tiennent une institution distinguée, avenue de Saxe. Elles font partie de l’armée de la marquise de Sainte-Croix. Je ne sais pas quelle est leur solde. Césarine de Mersanz et cette belle Maxence sont de leurs élèves.
»Nous rentrâmes dans la mansarde de la petite vieille, qui était toute pensive.
»—Nous sommes attaqués rudement, me dit-elle. Défendre la position serait peut-être impossible, et notre victoire même ne trancherait rien. On recommencerait. Il faut que les choses aillent au pis. Mon plan est fait depuis longtemps. Roger sera puni comme il l’a mérité. Ma pauvre Béatrice pleurera;—mais elle sera sauvée.
»Elle me fit asseoir, et, avec une lucidité d’expression assurément extraordinaire pour une femme de sa sorte, elle me détailla son plan de campagne. Je n’aime pas les choses trop subtiles. Le fil d’Ariane peut se rompre. Le plan de la petite bonne femme me fit peur. Je lui dis mon sentiment.
»—Vous serez là, me répondit-elle;—et pensez-vous que ce ne soit pas déjà un sourire du bon Dieu pour notre cœur que votre présence parmi nous?
»Puis, sans transition:
»—M. le vicomte est-il jaloux?
»Je fis de mon mieux pour éclater de rire.—Si tu savais, petite sœur, combien souvent j’ai désiré qu’Henri fût jaloux.
»—Pas le moins du monde, répondis-je.
»—C’est que, reprit-elle,—mon garçon Vital est le plus bel officier de l’armée française.
»Elle s’était redressée, rayonnante d’orgueil.
»—Et que nous fait cela, ma bonne Marguerite? demandai-je.
»—C’est vous qui allez conduire mon garçon au bal, ce soir, ma belle dame: et, si M. le vicomte avait été jaloux... Vous m’entendez bien?...
»Mon sourire dut exprimer trop clairement ma pensée; car elle ajouta d’un air piqué:
»—Il n’est que lieutenant, c’est vrai, mais il compromettrait tout de même une duchesse... et très-bien... Pas volontairement, au moins, le pauvre agneau!
»Naïve vanité des mères!—Je me déclarai prête à prendre le lieutenant Vital pour cavalier au bal de l’hôtel de Mersanz.
»J’acceptai, en outre, la mission de parler à cette superbe Maxence et de glisser dans la conversation certaines paroles mystérieuses dont je n’eus point moi-même l’explication. Je puis bien te dire du moins quatre vers assez bizarres que je dus apprendre par cœur et qui, le soir même, répétés par moi, firent sur Maxence un effet extraordinaire. Les voici:
»A son insu, l’acide mord;
A son insu, la fange tache;
Et le vil poignard qui se cache,
A son insu donne la mort.
»Mais j’ai hâte d’arriver à un autre talisman que je devais aussi emporter avec moi. Cette petite bonne femme est toute cousue de mystères,—de grands mystères.
»Quand je vais au fond des choses, je suis bien forcée de me rendre justice. Ce n’est pas moi qui combats madame la marquise de Sainte-Croix; ce n’est pas moi surtout qui l’abattrai: c’est Marguerite Vital, la marchande de pommes d’api et de plaisirs. Je ne suis qu’une arme de plus dans sa main.
»Aussi ne fais-je pas la fière. Je la reconnais pour mon chef de file: dès qu’elle ordonne, j’obéis. Il y a plus: j’obéis souvent sans savoir ce que ma soumission produira.
»Marguerite rouvrit son grand coffre, derrière lequel, plus attentive, je pus apercevoir, cette fois, une manière de trophée, composé d’une veste de vivandière, d’un petit baril de cantine, d’une paire d’épaulettes, d’un sabre, etc. Elle souleva une première planche où les objets de son humble commerce étaient rangés avec un ordre admirable. Sous cette planche, formant double fond, reposaient sa toilette du dimanche et ses bijoux.
»Je dis bien: ses bijoux. Marguerite possède d’autres joyaux que la bague de mariage de la première comtesse de Mersanz. Il y avait parmi ses hardes une croix de chevalier de la Légion d’honneur, un hausse-col d’officier et une agrafe de diamants que j’estime à vue de nez...
»Mais tu ne me croirais pas. L’agrafe est d’un grand prix, voilà ce qui est certain; ni toi ni moi n’avons rien de pareil. Ceci, je te l’affirme,—malgré le bruit que l’on faisait là-bas, au pays manceau, des fameux diamants de ta belle-mère.
»Ah! ah! ma mignonne, te voilà prise! Tu as beau poser ma lettre sur le guéridon d’un air dédaigneux. Ton œil suit malgré toi les lignes de mon écriture de chat: tu veux savoir!
»Tu veux savoir! Des diamants dans ce coffre, sous des pommes d’api et sous des plaisirs! des diamants dans cette mansarde!
»Cela te frappe plus vivement que tout le reste. Que nous sommes singulières, nous autres femmes! Il y a pourtant dans mon récit des choses bien plus intéressantes que cela.
»Mais d’où viennent-ils, ces diamants? Que je te le dise bien vite, n’est-ce pas? Tu ne trouves aucun sel à cette façon de faire languir les gens. C’est de l’esprit par trop facile. Tu t’impatientes, tu te fâches! Oh! la curieuse!
»Est-ce un dépôt? Parfois les gens de la condition la plus humble ont entre les mains des objets de prix qu’on leur a ainsi confiés? Est-ce un héritage, comme l’alliance de madame de Mersanz? La petite bonne femme a dû voir mourir bien des victimes en suivant la piste que nous savons. Est-ce un gage d’amour? Je te déclare que la petite bonne femme a été une beauté,—une beauté rare.
»Or, devine, Aglaé. Quand on vend du plaisir et des pommes, il y a de mauvais jours, des jours où le pain manque, où l’espoir s’en va. Cette agrafe pouvait faire de la petite bonne femme une rentière.
»Devine.
»Renonces-tu?
»Pauvre Aglaé, je n’en sais pas plus long que toi. Ne me maudis pas pour avoir retardé si longtemps cet aveu. Je me venge de ma propre ignorance. En vérité, j’aurais donné quelque chose pour connaître l’histoire de l’agrafe.
»Marguerite est une douce et modeste créature. Elle garde sa distance, et ses paroles sont toujours pleines de respect. Mais, je te le dis, elle impose à sa manière. Quand il lui plaît de se taire, on regarde à deux fois avant de l’interroger.
»Du reste, l’agrafe jouera son rôle tout à l’heure. Tu as le tour d’esprit plus ingénieux que moi. Peut-être mettras-tu la main du premier coup sur le mot de l’énigme.
»Ce fut précisément l’agrafe de diamants que Marguerite Vital prit au fond de son coffre. L’agrafe était enveloppée dans un mouchoir de batiste, jaune comme une relique, merveilleusement brodé et marqué de taches brunes qui ressemblaient à des gouttes de sang.
»Quand Marguerite se releva, sa petite figure pâle, un peu maigre et sculptée délicatement comme un ivoire de maître, avait une expression émue.
»Elle resta un instant silencieuse, contemplant les brillants qui miroitaient dans sa main. Sa main avait un tremblement léger qu’elle essayait en vain de réprimer.
»Elle approcha le bijou de ses lèvres.
»—S’il a bon cœur et bonne mémoire, murmura-t-elle,—comme sa glorieuse renommée le dit, cela peut sauver ma fille Béatrice.
»Vois-tu percer le mystère?—Moi, j’étais tout oreilles. Il me semblait que mon secret pendait à sa lèvre entr’ouverte.
»—Nous n’avons qu’un ennemi loyal, dit-elle en faisant un pas vers moi:—c’est l’oncle de M. le comte de Mersanz, le maréchal duc de ***. Celui-là est contre nous par un sentiment que je ne blâme point. Le comte Achille doit hériter de sa pairie. Il faut que certaines familles se gardent toujours au niveau de leur fortune ou de leur gloire. C’est la loi de conservation, je la comprends;—mais ma fille Béatrice mourrait si la volonté du maréchal était faite. Je me défends contre lui. Je suis dans mon droit de mère, comme il est dans son droit de grand seigneur. J’aime mieux mon droit que le sien.
»Le maréchal a toujours été opposé au mariage de son neveu avec Béatrice. Il traitait avec pleine raison cette union de mésalliance. Achille ayant passé outre, en apparence du moins, le maréchal cessa de le recevoir.
»Ils se sont réconciliés depuis peu. Le rapprochement a été froid et tout officiel. Le maréchal avait été autrefois pour Achille un véritable père.
»Voici quelques jours seulement que le maréchal sait le mystère de l’hôtel de Mersanz. Il croyait son neveu bien et dûment marié. Je n’ai pas besoin de vous dire par quelle voie cette révélation est venue au maréchal.
»Ce n’est pas un homme qui puisse se liguer sciemment avec des gens d’espèce douteuse, même dans le cas où son intérêt l’y porterait. C’est une gloire honorable. J’appuie sur ce mot, parce que nous avons eu dans notre illustre armée des gloires qui ont fait des fredaines. Je connais cela: j’ai été militaire.—Mais, sans prendre positivement des brigands pour alliés, on peut profiter de leurs méfaits en temps de guerre. Le maréchal est un tacticien. Il se gardera de négliger cet avantage. D’ailleurs, je n’ai aucune raison pour penser qu’il ait la moindre idée de ce que peut être madame la marquise de Sainte-Croix.
»Madame la marquise de Sainte-Croix, de son côté, n’est pas femme à négliger l’appui moral que peut lui apporter le maréchal. Il y a entre eux le souvenir d’anciennes relations courtoises. Il a dû subir autrefois plus ou moins l’attrait de son prestige. N’oubliez pas qu’elle a été pendant un temps assez long la reine la plus légitime qui ait tenu jamais le sceptre des hautes élégances. Nous n’avons pas affaire à la première venue. La preuve que madame la marquise est un prodige d’habileté, c’est son existence même. Je ne sais point de femme au monde que la vingtième partie des vices qu’elle a n’eût empoisonnée, point de créature humaine que le quart des crimes qu’elle a commis n’eût précipitée au fond de l’abîme.
»Elle vit, donc elle a une incontestable supériorité; supériorité d’autant plus grande que ses besoins extravagants, ses vices dont je parlais, sa passion insatiable, l’ont maintes fois poussée aux limites les plus extrêmes de l’imprudence. A côté des combinaisons subtiles et sûres de sa diplomatie, il y a ce que j’appellerai l’improvisation, fruit de la nécessité. Bien des fois, elle s’est jetée à corps perdu dans les témérités les plus grossières; bien des fois, elle a joué sa position, son crédit, sa vie même sur la plus mauvaise de toutes les cartes.
»Non-seulement elle n’a pas perdu, mais le monde n’a jamais eu connaissance de ces parties désespérées qui eussent été sa condamnation.
»Elle est forte. Elle est mieux que cela: elle est heureuse dans le mal. Elle a une étoile.
»Depuis la mort de M. le baron du Tresnoy, dont elle a fait un saint dans le ciel, je suis seule ici-bas pour la connaître bien et la combattre. Je ne dirai pas que je ne peux rien: ce serait mentir; mais je suis trop faible pour l’attaquer de face. Il m’a fallu attendre, chercher mon terrain et mes armes. Moi aussi, je suis un petit peu tacticienne. J’ai suivi si longtemps nos armées victorieuses!—J’ai attendu, j’attends encore... Ma fille a souffert; ma fille souffrira davantage, mais nous verrons la fin!
»Madame la marquise de Sainte-Croix a donc besoin du maréchal, non pas précisément pour remporter une victoire qui ne lui sera point disputée, mais pour en profiter. Je ne veux pas qu’elle en profite. Il faut que sa fortune s’arrête et que son étoile pâlisse au moment même où ma pauvre Béatrice, vaincue, sera chassée de sa propre maison...
»Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre Marguerite.
»—Comment! m’écriai-je,—vous croyez que les choses iront jusque-là!
»—Il est nécessaire qu’elles aillent jusque-là, me répondit-elle.
»Et, comme mon regard l’interrogeait, elle ajouta:
»—Si Béatrice était la plus forte dans cette première bataille, le comte Achille ne reviendrait pas à elle pour cela. Le seul résultat serait que Béatrice resterait dans la maison du comte Achille. Or, qui veillerait sur elle?... Toutes les armes sont bonnes pour cette femme, qui joue ici un va-tout de plusieurs millions. Une fois la partie engagée, je veux que ma fille soit à moi, sous mes yeux, sous ma garde. Si la marquise veut arriver jusqu’à ma fille, la marquise me passera sur le corps... et, toute petite que je suis, ma bonne dame, je vous préviens que ce n’est pas facile.
»Elle souriait, ma foi, d’un air crâne et vaillant. Je crois qu’elle avait piqué son poing sur sa hanche.—Non! ce ne doit pas être facile de passer outre quand cette petite bonne femme est résolue à barrer le chemin!
»C’est une étrange créature.
»—Pour parler stratégie, reprit-elle, ce que je veux empêcher, c’est la jonction des deux armées ennemies après notre retraite. J’ai compté sur vous pour cela, ma bonne chère dame. Vous êtes de ce monde-là, et vous aborderez tout naturellement le maréchal.
»—Je ferai tout ce que vous voudrez, Marguerite, répliquai-je;—c’est pour cela que je suis ici... Mais j’aurais voulu agir plus efficacement...
»—Soyez tranquille, m’interrompit-elle;—ça ne fait que commencer... au second engagement, nous vous donnerons un poste d’honneur... Pour ce soir, il s’agit seulement de vous placer entre le maréchal et madame de Sainte-Croix, au moment où Béatrice sortira du salon.
»—Vous pensez que cela aura lieu ce soir même? fis-je dans mon étonnement profond.
»—J’en suis parfaitement sûre. La marquise a sa police; mais j’ai aussi la mienne.
»—Et le maréchal sera là tout à point?...
»—Non pas par l’effet du hasard, ma bonne petite dame... La marquise aura manœuvré pour cela. Je la sais par cœur, voyez-vous, et c’est ma force.
»Elle me tendit l’agrafe de diamants, enveloppée de nouveau dans le mouchoir brodé.
»—Vous montrerez ceci au maréchal, ajouta-t-elle.
»—Et je dirai?...
»—Ce que vous voudrez... l’objet suffit.
»—Mais cependant...
»—Si l’objet ne suffit pas, rien n’y fera... mais quelque chose me dit que cet homme a du cœur. C’est un vieux soldat... Vous le prierez de vous accompagner jusqu’à votre voiture. Une fois là, vous le tiendrez et vous me l’amènerez.
»—Ici?
»—Non... chez vous... Ne voulez-vous point que je vous rende votre visite?
»L’heure avançait. J’avais mes instructions, et il me fallait le temps de faire ma toilette. Je pris congé de la petite bonne femme, qui me demanda la permission de m’embrasser. Ce fut, en vérité, de bon cœur que je lui rendis son gros baiser. Elle est charmante depuis les pieds jusqu’à la tête. Je ne peux pas te dire comme son étroite mansarde a une bonne odeur de propreté.
»Elle me reconduisit jusqu’au bas de l’escalier. La retraite battait, rue de Babylone. Elle remonta ses cinq étages en chantant gaillardement l’air de la retraite.
»Tu sais, ma bonne Aglaé, les principaux événements de cette fête à l’hôtel de Mersanz. Je t’ai dit le rôle singulier qu’y a joué la jeune Césarine, une enfant de seize ans, qu’on voudrait aimer. Je t’ai dit les quelques paroles échangées entre moi et Maxence, l’effet que firent sur elles ces quatre vers récités par moi comme une leçon, et mon étonnement lorsqu’elle me demanda d’une voix tremblante si je savais l’histoire de sa naissance.
»Il y a là encore un mystère que je n’ai pu percer. Du reste, tout est mystère dans cette splendide nature qui semble déjà fléchir sous le poids d’une terrible fatalité. Elle est plus que bonne, elle est noble, quoique j’aie vu son œil ardemment voilé se fixer sur le comte Achille avec une expression qui m’a remplie d’effroi.
»Je te l’ai dit: le comte est de ces hommes qui tournent la tête aux femmes.
»Je voudrais une jeune sœur comme cette Maxence, ou une fille, quand j’aurai quelques années de plus. Ce serait un enchantement que de guider un pareil cœur après l’avoir sondé...
»Je passe tout de suite à l’affaire de l’agrafe, puisque ma dernière lettre finissait au moment où cette petite Césarine, qui semblait agir sous le coup de je ne sais quelle funeste fascination, portait le dernier coup à notre pauvre Béatrice en disant au vieux Roger: «Votre fille n’est pas la femme de mon père.»
»Jusqu’alors, je n’avais pas aperçu le maréchal, bien que je l’eusse cherché avec soin, depuis le commencement de la soirée. Il est évident pour moi que Marguerite ne se trompait pas. Le maréchal a dû venir à point nommé. Son entrée était calculée. Il y avait, du reste, dans cette réunion beaucoup de gens qui jouaient un rôle à leur insu.
»Comme la petite bonne femme l’avait annoncé encore, madame la marquise a voulu accaparer le maréchal. Elle m’a même pris ma phrase, le priant fort galamment, de la conduire à sa voiture. Cela m’a déconcertée. Je n’ai peut-être pas fait mon entrée, comme ils disent au théâtre, avec tout l’aplomb désirable.
»Mais je suis bien forcée d’avouer, ma bonne petite sœur, que ma personnalité n’était rien ici. Peu importait réellement que je tinsse bien ou mal mon pauvre emploi de comparse.
»L’agrafe était tout.
»Oh! le magique talisman!
»La marquise, triomphante, arrondissait déjà son bras, lorsque les yeux du maréchal sont tombés sur la fameuse agrafe. Sous les touffes de ses gros sourcils, j’ai vu ses paupières s’écarquiller. Honni soit qui mal y pense! Mais, derrière ce précieux bijou, j’entrevois bien des chapitres de roman. Encore une fois, cette Marguerite a dû être une ravissante jeune fille en son temps. Entends-tu: ravissante!
»Il m’a suivie, docile comme un agneau, le vieux brave, après s’être sommairement excusé vis-à-vis de la marquise, furieuse. Nous l’avons laissée en tête-à-tête avec ce malheureux de Mersanz, qui ressemblait à un mannequin battu. Le maréchal est monté dans ma voiture sans qu’il ait été besoin de l’y engager.
»—A l’hôtel! ai-je dit, car le second étage de mon commissaire n’était pas encore inventé.
»C’est à peine si le maréchal a pris le temps de fermer la portière.
»—Madame, s’est-il écrié, vit-elle encore? Est-elle heureuse?
»Tu juges de mon embarras. Parlait-il de la petite bonne femme? Était-il question d’une autre personne dont Marguerite aurait été la mandataire? Je ne savais rien, et pouvais-je me résoudre à l’avouer après l’usage péremptoire que je venais de faire des diamants?
»Je gardai le silence. Il continua de m’interroger avec une extrême agitation.
»Je me souviens qu’il me dit:
»—Madame, il faut pardonner à l’état de fièvre où je suis et surtout ne rien supposer que de bon, car il s’agit d’une créature qui m’est apparue sous l’aspect d’un ange... Il y a bien longtemps! et, depuis lors, j’ai oublié bien des choses... Mais le hasard ne m’a pas blasé sur les aventures romanesques, madame. Je n’ai jamais fait que la guerre... Ce souvenir reste en moi parmi les épisodes de ma vie comme j’ai vu ces vertes oasis, pressées de tous côtés par les sables du désert ardent... C’est comme un coin délicieux où ma mémoire va s’abriter souvent... Je l’ai cherchée, madame, je vous jure que je l’ai cherchée avec soin, avec patience, avec amour... Je vous le demande en grâce, dites-moi si Dieu va me donner cette joie de la revoir!...
»Moi aussi, j’avais la fièvre. Ma curiosité arrivait à son paroxysme.
»Était-il bien possible que ces expressions passionnées s’appliquassent à la pauvre petite marchande de plaisirs?
»Elle a été vivandière, je l’ai supposé du moins par ce trophée qui est dans son réduit. Certains de ces maréchaux d’empire ont trouvé leur bâton dans leur giberne. Mais ce n’était point le cas du maréchal duc de ***.
»Bien certainement, l’agrafe devait n’être qu’un héritage, comme l’alliance de la première comtesse de Mersanz.
»Il n’y avait pas deux manières de se conduire. Mon silence avait déjà trop duré. Je dus avouer enfin au maréchal que j’étais purement un messager, ignorant le contenu de ses dépêches, et non point un ambassadeur. J’ajoutai:
»—Du reste, monsieur le duc, votre incertitude sera courte. Mon hôtel est à deux pas, et vous allez y trouver la personne qui m’a envoyée vers vous.
»Je croyais ainsi mettre un terme à ses questions. Je me trompais.
»—Vous la connaissez! me dit-il;—dépeignez-la moi, je vous en prie... Pardieu! j’ai son portrait dans la tête, et il me semble que je viens de la quitter: une petite femme...
»—Très-petite.
»—C’est cela... une taille à prendre dans les deux mains.
»—Pas tout à fait; mais...
»—Au fait, elle n’a plus dix-huit ans... de beaux cheveux noirs...
»—Non, gris!
»—Gris!... Au fait... c’est clair... La Perlette doit être une vieille femme!
»La Perlette! Te figures-tu cela, mon Aglaé? La Perlette! Ce nom devait aller admirablement bien à Marguerite, quand elle avait vingt ans.
»La voiture s’arrêtait à la porte de l’hôtel.
»Le maréchal, malgré sa goutte, monta les escaliers comme un jeune homme. Marguerite n’avait point voulu entrer au salon, bien que les domestiques eussent mes ordres. Elle attendait dans l’antichambre. Dès son entrée, le maréchal la vit. Il s’arrêta, essoufflé, à la regarder. En un quart de minute, il changea trois fois de couleur. Puis il dit, riant et pleurant comme un excellent cœur qu’il est:
»—Ah çà! de par tous les diables, où vous êtes-vous donc cachée?
»Marguerite était debout. Elle avait la main au front pour dessiner le salut militaire.
»—Maréchal, répondit-elle les larmes aux yeux,—vous ne m’avez donc pas oubliée!...
»J’étais émue, moi, de confiance et sans savoir, émue jusqu’au fond de l’âme. Le vieux maréchal s’avança vers Marguerite en la menaçant du doigt.
»—C’est mal, fit-il;—je ne ris pas, morbleu! c’est très-mal! Moi, oublier la Perlette!
»C’était donc bien ma petite bonne femme, cette Perlette!
»Ils s’embrassèrent vaillamment et avec bruit comme deux vieux camarades.
»Puis Marguerite reprit:
»—J’ai eu de la chance avec vous, maréchal. Je n’avais pas voulu gâter cette affaire-là en allant vous importuner.
»—M’importuner! répéta le duc, dont l’indignation se traduisit par deux ou trois jurons successifs.
»On eût dit que la vue de la cantinière lui rendait ses meilleures habitudes du bivac.
»—S’il s’était agi de moi, reprit Marguerite,—je me serais contentée d’aller de temps en temps, selon mon habitude, à la porte du Luxembourg pour vous voir passer quand vous entriez à la chambre des pairs (ici un juron); mais il ne s’agit plus de moi...
»—Et de quoi s’agit-il (un juron)?
»—De ma fille, qu’on veut me tuer, maréchal.
»Six jurons régulièrement enfilés. Après quoi:
»—Il a fallu cela pour vous faire sortir du bois! c’est bien. Contez-moi la chose, Marguerite, et nous allons régler le compte de ceux qui veulent vous tuer votre fille.
»La petite bonne femme se tourna vers moi.
»—Madame la vicomtesse m’a permis de tout oser avec elle?... commença-t-elle.
»—Je me retire, ma bonne Marguerite, l’interrompis-je;—passez au salon avec M. le maréchal; vous y serez seuls et personne ne vous dérangera.
»Elle prit ma main, qu’elle porta à ses lèvres. Le maréchal, qui n’en était pas aux compliments, l’entraîna sans me souhaiter le bonsoir.
»Or, mon Aglaé bien-aimée, tu auras beau le récrier, je te déclare que l’émotion du maréchal passait les bornes.
»Il a été jeune, après tout.
»Les charades ont le privilége de mettre ma pauvre tête en ébullition.
»Voyons. A tout péché miséricorde. Les cantinières, quand elles font un faux pas, sont moins coupables que bien d’autres femmes. Il faut avoir égard...
»Enfin, voilà: s’il se trouvait que notre belle Béatrice fût la fille naturelle du maréchal duc de ***, qui est célibataire et sans enfants?...
»La Perlette était mariée, diras-tu? Qu’en savons-nous? Ce sont d’autres mœurs que celles de nos familles. On se mariait beaucoup au tambour, en ce temps-là...
»Sais-tu que cela changerait bien la face des choses?...»