La fabrique de mariages, Vol. 5
V
— Dernières lettres de la vicomtesse. —
«Du 5 avril.
»Je sais enfin le lien qui unit le maréchal et ma petite bonne femme. C’est le maréchal lui-même qui me l’a raconté. Je rougis de mes soupçons, ma chère Aglaé. C’était bien Marguerite Vital qu’on nommait la Perlette; mais mon imagination avait rêvé le reste. Marguerite Vital est l’honneur même. Il n’y a rien qu’une noble et touchante histoire où ma petite bonne femme joue un rôle héroïque.
»Marguerite a sauvé la vie du maréchal, autrefois, dans les guerres d’Allemagne. Il est bien vrai qu’elle était charmante alors; mais elle adorait son mari, qui n’en valait pas beaucoup la peine, comme notre pauvre Béatrice adore le corps sans âme d’Achille. Pourquoi cette destinée appartient-elle à tant de femmes, et aux meilleures souvent, et aux plus belles?
»Marguerite a fait davantage. Elle a sauvé l’honneur de celle qui porta plus tard le nom du maréchal. L’agrafe de diamants était un gage donné sur le champ de bataille. Marguerite est restée vingt ans dans son humble fortune sans réclamer le prix du service rendu.
»La maréchale, qui est morte depuis plusieurs années, n’avait jamais vu Marguerite. Elle savait seulement qu’une jeune femme, une vivandière de la septième demi-brigade, s’était battue comme un vaillant petit soldat dans la forêt de Thuringe, en défendant son mari, alors général S***, qu’une chute de cheval mettait, au milieu de la nuit, à la merci des Autrichiens.
»En mourant, elle lui avait dit:
»—Je veux que cette dette soit enfin acquittée.
»Le maréchal avait donc dans le cœur une double gratitude: la sienne et celle qu’il avait héritée de sa femme, sainte créature dont la mémoire resta en lui comme un culte.
»Voilà pourquoi l’agrafe joua si bien son rôle de talisman au bal du comte Achille.
»Les choses ont peu marché, en apparence du moins, et pourtant je pressens, aux angoisses de mon cœur, que le dénoûment est proche. Le dénoûment sera terrible.
»Nous attaquons le tigre. Dans ces chasses farouches, quelqu’un des assaillants reste toujours sur l’herbe. Le tigre ne meurt jamais sans se venger.
»Lequel d’entre nous tombera? Quelle vie sera tranchée? Moi, je ne veux plus mourir, depuis que je me sens aimée. Le destin choisit parfois précisément l’heure où l’on ne veut plus mourir...
»Elle se défendra. Son fort doit être prêt. Du tigre, elle a aussi le flair. Elle a dû interroger les quatre aires de vent pour voir l’ennemi venir. L’ennemi vient de tous côtés; elle le voit. Qu’a-t-elle imaginé pour combattre ou pour fuir?
»Te le dirai-je, Aglaé? ce n’est pas de la haine que j’ai contre cette femme. Elle est la cause involontaire de ma résurrection: pour ce fait seul, je lui pardonnerais. Maintenant que la lumière est faite pour moi sur sa vie, car ces quinze jours ont porté leur fruit, sinon pour le présent, du moins pour le passé, maintenant que je pourrais établir la liste exacte de ses crimes, son image se dresse devant moi comme un spectre qui n’a rien d’humain. C’est l’enfant d’une de ces familles matérialistes et sages, commercialement parlant, qui n’ont d’autre Dieu que l’intérêt et qui végètent, sans vertus ni vices, plongées jusqu’au cou dans les petites fourberies du comptoir. Parmi toutes les laideurs de notre civilisation, ce peuple de sangsues microscopiques est ce qu’il y a de plus repoussant et de plus odieux. C’est l’immoralité sans passion, c’est-à-dire la perversité sans excuse.
»Son premier acte, sa fuite de la maison paternelle me semble fatalement excusable: il n’en pouvait être autrement. Les murs de cette cellule où le trafic épaississait l’air l’opprimaient. Elle était trop grande pour cette coquille où s’agitaient de mesquines ambitions. Elle a quitté sa famille comme l’enfant sauvage déchirerait, dans un brusque effort, son vêtement trop étroit.
»C’était, en effet, un enfant. Flavie Soyer (madame la marquise de Sainte-Croix) avait quatorze ou quinze ans quand elle vînt à Paris.
»Paris dut l’enivrer. Toutes les aspirations, tous les désirs, toutes les jalousies, toutes les forces étaient en elle.—Et qui sait ce qu’un enseignement chrétien eût fait de cet être exceptionnel?
»Son premier pas fut une chute, son premier acte une tragédie. Le nom qu’elle porte lui coûta deux meurtres.
»Puis son existence, embarquée sur cette pente infernale, fut comme un brûlot au milieu de ce Paris, qui l’adorait, belle, riche, titrée, reine des élégances et des plaisirs. Elle frappa, devant, derrière, à droite, à gauche, partout où le chemin était barré, partout où le sang se pouvait changer en or. Plus d’arrêt, plus de trêve; le crime entraînait le crime. Ce fut comme une longue orgie de forfaits.
»Ces fils et ces filles de la fatalité antique qui passent tout sanglants dans les poésies d’Eschyle ou de Sophocle, on ne les hait point; ils font horreur.
»Cette femme me fait horreur, et je ne peux la haïr.
»Mes derniers renseignements me la montrent solitaire, écrasée par d’effrayantes lassitudes,—masquée de cet épais voile noir sous lequel passent de grands verres d’eau-de-vie.
»Figure toi cela, si tu peux: cette femme en qui j’admirais si souvent le type parfait, je dirai même idéalisé des distinctions aristocratiques, cette femme boit. Cette femme s’oublie dans l’ivresse ignoble et repoussante.
»Elle! la marquise! et je vois cela, moi, je vois le verre d’alcool glisser lentement sous le voile. Cela me fait sonder la plaie profonde; c’est pour moi comme un morne et poignant sanglot. Les médecins n’endorment-ils pas maintenant à l’aide de l’éther ou du chloroforme l’atrocité de certaines douleurs physiques?
»Je vois cette femme ayant déjà les deux pieds en enfer. Je ne la hais pas. L’horreur qu’elle m’inspire va jusqu’à l’épouvante...
»Madame Rodelet est à Paris depuis plusieurs jours. C’est une pauvre femme douce, pieuse et fatiguée de larmes. Elle a reconnu Marguerite Vital. Dès les premiers mots prononcés, parmi lesquels se trouvait le nom de madame de Sainte-Croix, son instinct de mère a tout deviné. Elle a poussé un cri déchirant. Elle voulait voir son fils et l’emporter comme une proie.
»Ce n’était pas tout à fait pour cela que nous l’avions fait venir. Marguerite, qui est l’abnégation même, Marguerite, qui n’a jamais travaillé que pour les autres, a pourtant, à l’occasion, l’égoïsme de quiconque livre un suprême combat. Elle prend ses armes où elle les trouve. Madame Rodelet est une arme.
»Elle a d’abord refusé son concours nettement et avec une fermeté qui laissait peu d’espoir. Elle ne voulait, disait elle, ni réhabilitation, ni vengeance. Depuis plus de vingt ans, elle cache son malheur comme un crime, mettant tous ses efforts à se faire oublier. L’idée de recommencer la lutte contre cette femme qui l’a si cruellement brisée, l’écrasait à l’avance et l’anéantissait. Il a fallu encore la pensée de son fils pour la déterminer. Elle témoignera.
»Ce mot te dit, ma bonne Aglaé, sur quel terrain est engagée la bataille; tes lettres me prouvent que tu n’as pas encore pris au sérieux cette grande et terrible affaire. Tu railles, tu te moques, tu me demandes si nous travaillons pour la Gazette des Tribunaux.
»Je te réponds: Oui, à moins que Dieu ne paralyse brusquement nos efforts, ceci sera une cause célèbre. Y a-t-il un autre champ clos où l’on puisse attaquer une femme comme la Sainte-Croix.
»Sans parler du comte Achille, à qui mon Henri garde cependant une sorte d’amitié, nous avons à sauver Césarine, Béatrice et Maxence elle-même.
»Si tu savais quelle joie j’aurais à conquérir cette créature choisie, à la rendre mienne, à lui faire oublier toutes les souillures qui entourèrent son enfance sans ternir le pur éclat de sa belle âme. Je parle souvent de Maxence avec ma petite bonne femme. Nous devons beaucoup à Maxence. S’il lui faut une mère, je l’adopterai.
»C’est votre tort à vous autres provinciales (car je vais te dire de gros mots, si tu te permets de siffler ma pièce), c’est votre tort de crier au roman dès que certains événements sortent de l’ornière un peu étroite où roule si paisiblement votre vie. Exprimons-nous mieux: c’est votre tort de ne pas croire au roman. Je ne sais pas comment les choses se passent dans le Maine; mais, depuis que j’existe, j’ai toujours vu le roman se glisser dans la réalité. Je dis: toujours. Ce qu’on appelle roman, dans le langage des pacifiques, c’est-à-dire ce qui sort avec quelque violence de la vie moutonnière et routinière, abonde à ce point autour de nous, qu’on est tenté de se demander à quelle source tarie les écrivains d’imagination vont puiser. Ils exagèrent, il est vrai, de temps en temps, quand le fond de leur récit montre par trop son indigence; mais, dans la peinture des caractères comme dans la logique des faits, ils restent sans cesse au-dessous du réel.
»Après cela, peut-être en est-il autrement dans le département de la Sarthe. Tu vois que je suis en colère. Là, vraiment, je t’en veux. J’espérais te faire peur avec mes lettres. Je t’ai fait rire; c’est une chute. Mais le dénoûment me vengera.
»Dans tout ce que je t’ai mandé, deux choses t’intéressent: la fabrique de mariages du célèbre Garnier de Clérambault; tu en as entendu parler, et madame la baronne du Tresnoy, qui a ses filles. C’est de la comédie.
»Vous voilà bien, mesdames de province! ce sont vos petits voyages à Paris qui font le succès du Vaudeville et du Gymnase! Entre tous les mets intellectuels, ce que vous adorez, c’est le commérage.
»Je veux flatter tes faiblesses. Je joins à cet envoi une monographie de la fabrique Clérambault, composée par notre Fromenteau, qui va décidément épouser Stéphanie. La conclusion de cette œuvre éminemment remarquable est que la spéculation de Clérambault n’est pas du tout fondée sur le mariage. Il a deux listes de fantômes: une liste de fantômes mâles, une liste de fantômes femelles. Aux vivants, il communique la seconde liste moyennant finances; aux vivantes, il produit la première pour quelque rémunération.
»Ceci est la base commerciale de l’affaire. Une fois la prime touchée, Clérambault présente à son client une dame, à sa cliente un monsieur. Des difficultés surgissent. On ne convient pas: la prime seule reste.
»On peut gagner très-honnêtement sa vie à ce métier. C’est le rudiment de l’industrie matrimoniale.
»La marquise de Sainte-Croix, qui avait plus de besoins, avait inventé une autre formule. Elle ajoutait à ce thème trop élémentaire une variation que j’intitulerai: vol ou détournement de nièce. Puisque tu es abonnée à la Gazette des Tribunaux, tu trouveras sous peu dans ton journal des renseignements complets à ce sujet.
»Cela viendra plus vite que tu ne penses. J’espère que tu crois à la Gazette des Tribunaux?
»Passons maintenant à la baronne, qui a ses filles. Lis d’abord le billet ci-joint que je lui écrivais il y a quinze jours, d’après les instructions de ma petite bonne femme. Tu as lu? Deux partis! deux mariages! tel est l’appât que nous avons jeté à ce modèle des mères. Elle est venue à l’ordre, mais sans empressement, avec sa dignité accoutumée. C’est une belle figure de mère ayant à placer des filles de douteuse défaite. Tu connais le cousin Anatole de Jolien, sa tête de mouton, ses cheveux crêpés, d’un jaune si avantageux, sa décoration de l’Éperon d’or, et son zézayement qui donne tant de suavité à son innocence. Quel mari pour mademoiselle Dorothée! Eh bien, on peut dire de mademoiselle Dorothée: quelle femme pour ce pauvre Jolien! Dorothée, c’est celle qui chante. Elle est haute comme une perche; elle a gardé toutes les petites gentillesses des pensionnaires. Jolien sera un heureux baron.
»Juliette, c’est la pianiste, celle qui a reçu de ces leçons qui coûtent si cher. A mon sens, elle est plus insupportable que Dorothée.
»Mussaton est gentilhomme, sandis! Mussaton de Bassagnac! natif de Libourne. Eh donc! cousin, issu d’arrière-cousin du maréchal. Il sait peindre sur velours et découper des bobèches en papier. C’est un artiste.
»Quand je vois cette austère baronne, il me semble toujours qu’elle va me réciter l’églogue de madame Deshoulières. Elle-même paît ses deux grandes brebis
Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine...
»Mais il ne s’agissait pas de rire! Elle a ses filles!
»Te souviens-tu de cette thèse extravagante soutenue par Montmorin chez toi l’an dernier? Le fou prétendait qu’il fallait supprimer la famille, parce que les trois quarts des crimes, des escroqueries, des bassesses, des abus de confiance, avaient pour motif ou pour excuse la lourde charge qui pèse sur le père de famille. Montmorin fut lapidé, selon l’habitude. On l’accusa d’insensibilité, d’impiété, de cruauté. Par ce fait, les sarcasmes qui s’attaquent à des plaies si profondes, sonnent mal à toutes les oreilles; c’est barbarie que de faire de l’esprit à propos de ces détresses sociales. Mais il y a un atome de vérité au fond de tous les paradoxes. L’aspect seul de cette digne baronne du Tresnoy me fait sauter aux yeux ce qu’il y a de sérieux sous les facétieux sophismes de Montmorin.
»Elle a ses filles. Elle est armée en guerre. C’est la mère poule qui bat impitoyablement tout ce qui s’approche de son nid.
»Passez au large: elle a ses filles!
»Il faut à chacune de ces filles un mari, une maison, une bonne petite aisance: le nécessaire à tout le moins, le superflu s’il se peut. Dès lors, la morale humaine perd ses deux grandes divisions, le bien et le mal. Toutes choses se partagent ainsi: celles qui favorisent le mariage de mademoiselle Dorothée et de mademoiselle Juliette, celles qui nuiraient à l’établissement de mademoiselle Juliette et de mademoiselle Dorothée.
»La première catégorie forme, pour madame du Tresnoy, ce qui est bien, la seconde ce qui est mal.
»Que le monde marche, c’est son droit, mais que le monde s’arrange de manière à faire le sort des deux grandes demoiselles, sinon la baronne, révoltée, appellera le jugement dernier de tous ses vœux.
»Elle était tout en noir, selon sa coutume, et plus grave encore qu’à l’ordinaire, s’il est possible. Tu sais que, en définitive, c’est une femme du plus grand ton quand elle veut. Sa sévérité ne l’empêche pas du tout d’être gracieuse au besoin. Elle connaît sur le bout du doigt toutes les rubriques mondaines. En toutes circonstances, elle parvient à sauver les périls actuels d’une situation qui n’est pas toujours exempte de ridicule.
»Je dis actuels, parce que le rire vient souvent après son départ. Mais il ne l’atteint plus.
»—Ce n’est pas vous qui avez commencé mes ennuis, ma belle petite, me dit-elle en entrant. Voilà déjà plusieurs partis qui se présentent. Cela m’apprend trop bien que le temps approche où il faudra me séparer de mes chers enfants.
»Ici, un profond soupir.
»Puis, d’une voix légèrement altérée:
»—Voilà la vie, ma bonne Anna! On se fonde un bonheur, un entourage, des besoins et des habitudes de cœur... On élève des enfants pour en faire la joie de la maison, le sourire de son intérieur... Si ce sont des garçons, ils s’envolent de leurs propres ailes, gais souvent, et enchantés de voir le pays nouveau; si ce sont des filles, un mari vient, qui vous prend non-seulement leur présence chérie, mais leur cœur aussi, Anna, la meilleure et la plus vive part de leur amour... et l’on ne veut pas que les pauvres mères soient jalouses!
»Second soupir.
»J’ai entendu cette tirade dans plusieurs drames, mais placée dans des bouches plus sincères.
»Après tout, pourquoi cette brave baronne n’adorerait-elle pas ses grandes filles?
»Seulement, elle grille de les marier. Ces grimaces me déplurent. Je m’inclinai sans rien répondre. Elle reprit:
»—Je ne viens pas vous voir pour me plaindre, ma bonne petite, mais pour vous remercier d’avoir pensé à nous... car il faut encore que les pauvres mères remercient... Vrai, vous ne pouvez pas entrer dans nos petites angoisses... Vous avez agi par obligeance et par amitié... Causons de vos deux protégés, voulez-vous?
»J’eus peine à réprimer un sourire. Protégés! N’admires-tu pas le mot?
»Notez bien que cette façon de se poser réussit avec presque tout le monde.
»La baronne avait une grâce à nous accorder. Ma lettre était une pétition. C’est superbe!
»—Causons, répétai-je.
»Elle s’accouda contre mon guéridon, et me dit:
»—Vous comprenez, chère belle, avec quelle joie je m’allierais à votre famille... mais Juliette a beaucoup plu cet hiver: nous avons un parti... Les treize mille livres de rente de M. le baron de Jolien sont en terre?
»—En terre, madame?
»—Aurait-il répugnance à placer une partie de la somme qui proviendrait d’une vente, opérée prudemment, sur hypothèques solides et...?
»—Madame, l’interrompis-je,—je vous avoue que je n’en sais absolument rien.
»—Je conçois, ma bonne petite... Nous causons... La terre rapporte si peu... et un revenu de treize mille francs, ce n’est pas le bout du monde... Mes pauvres filles ont une dot assez minime, vous savez?...
»—Ces messieurs se contenteront...
»—Oh! certes, certes... je le pensais bien... Ce ne sont pas des mariages d’argent... Pendant que nous tenons M. de Jolien, vous serait-il possible de spécifier les espérances?...
»—Pas d’une manière précise...
»—A vue de nez, ma bonne.
»—La tante a quinze ou vingt mille francs de revenu.
»—Et pas d’autres héritiers?
»—Si fait.
»—Combien?
»—Trois, à ma connaissance.
»—Et sa santé?...
»—Médiocre.
»—Pas de maladie organique?
»—Non, que je sache.
»—Ce n’est pas que je désire... mais une mère, vous comprenez bien?...
»Je comprenais bien que ce fou de Montmorin dit parfois, en cabriolant, des choses assez sensées. Cet entretien matrimonial se renouvelle chaque jour cent fois dans Paris. Cent fois par jour, on épluche sans vergogne ni remords ce bon plat de décès qu’on nomme des espérances.—Tu as sans doute entendu parler de cette bonne madame de C***, qui fit comme les compagnies d’assurances sur la vie: elle exigea un certificat de médecin pour marier sa fille au marquis de B***.
»Le certificat ne portait point sur la santé du marquis. Il attestait seulement que le vieux commandeur de B***, oncle du même marquis, avait eu déjà trois attaques d’apoplexie; il constatait que ce mal ne pardonne pas; il augurait que la quatrième attaque serait la bonne.
»On ne s’est pas trop moqué de madame de C***; mais bien des gens en veulent au vieux commandeur, qui, négligeant d’accomplir la promesse du certificat, vit encore, et vit, ma foi, très-bien,—en attendant la bonne attaque.
»Soyons juste envers la baronne. La maladie organique ne vaut pas le certificat.
»—Pour ma part, a-t-elle repris, je trouve M. de Jolien parfaitement bien... outre le plaisir de resserrer nos attaches par un lien de famille... Il doit avoir d’autres parents que cette tante?
»—Certes; mais c’est moins assuré...
»—On peut bien porter, n’est-ce pas, l’incertain à deux ou trois cents louis?
»—Si l’on veut.
»—Les principes... Pardon, si je vous obsède ainsi, ma bonne petite, mais une mère...
»—Je trouve tout simple, madame, que vous preniez vos informations... Les principes de M. le baron de Jolien...
»—Excellents, je le sais, en politique comme en religion... Nous causons, n’est-ce pas?... Dorothée est un ange de piété... Nous ne voudrions pas d’un duc et pair millionnaire qui prêterait à la critique sous le rapport des principes!
»Je ne sais pas trop, à te vrai dire, ma bonne Aglaé, quels sont les principes de mon cousin, le baron. Je crois qu’il aime le bordeaux sans mépriser le bourgogne, et que, protecteur éclairé des arts, il a acheté autrefois ses entrées au théâtre des Folies-Dramatiques.
»Mais la baronne a glissé, plus légère qu’une sylphide, sur ce chapitre-là. Passant donc à un autre exercice, nous avons disséqué Mussaton de Bassagnac. Deux cent mille francs! C’est la dot d’un petit bonhomme de la rue du Sentier, dont les parents sont encore dans le commerce!
»—Juliette vaut mieux que cela, chère belle, soyez juste! Avez-vous remarqué comme sa taille se fait depuis un an? Elle a un talent,—non pas un talent d’artiste, Dieu merci,—mais un magnifique talent d’amateur. Vous doutez-vous de ce qu’on dépense pour obtenir cela?... A combien sont les fonds espagnols?
»—Très-bien, comme toujours.
»—S’il en a beaucoup... Mais pourquoi n’a-t-il pas vendu cet hiver, lors de la hausse?... Vous parliez de la présidente, sa marraine: la présidente a des neveux...
»—Le testament de la présidente...
»—Est-ce qu’on pourrait en avoir communication?
»Puis le petit couplet sur les principes. Juliette est pieuse comme un ange, à l’instar de sa sœur. Ce serait un meurtre que de la marier à l’un de ces hommes qui...
»Mais l’affaire des principes n’est jamais bien longue avec cette excellente baronne. Elle fait les demandes et les réponses avec une égale bonne foi.
»En un tour de main, c’est fini.
»Elle s’est levée après une visite qui avait duré tout au plus une demi-heure.
»—Ce qui me séduit dans tout cela, m’a-t-elle dit,—ce qui me charme au plus haut point, c’est l’idée d’une alliance avec vous et avec ce vénérable maréchal... Ces demoiselles ont réellement fait beaucoup d’effet cet hiver. Plusieurs de nos amis nous harcèlent... Ah! bonne petite, ce moment est cruel.—Mais, en définitive, a-t-elle ajouté en changeant de ton,—puisqu’il faut en passer par là, menons les choses rondement, n’est-ce pas?... Ces demoiselles ont vu ces deux messieurs, cet hiver... Ils ne déplaisent pas: vous pouvez le leur annoncer... Chargez-vous de la double présentation; ce sera une corvée une fois faite et tout le monde vous en saura gré. Quant aux contrats, j’ai mon notaire. Quand voulez-vous que nous vous recevions?
»Tu vois qu’elle va vite en besogne. J’ai cru un instant qu’elle allait me demander d’être marraine des deux petits premiers.
»Mais tout ceci n’est rien auprès de la fin. J’avais remarqué, lors de son entrée, qu’elle portait un ample manchon, malgré le premier beau soleil. Le manchon avait été déposé sur un meuble. Comme elle se dirigeait vers la porte, je l’ai arrêtée, disant:
»—Chère madame, ne causerons-nous pas un peu de l’autre affaire?
»Son regard s’est tourné tout de suite vers le manchon.
»Elle s’est mise à sourire.
»—Bonne petite, m’a-t-elle répondu, comme je ne demeure pas au-dessus d’un commissaire de police, je vous prie de me laisser, autant que possible, derrière le rideau. Ce n’est pas généreux de m’avoir reproché dans votre lettre ma neutralité: j’ai mes filles.
»Tout en parlant, elle avait pris son manchon. Elle en a retiré un paquet assez volumineux, qu’elle m’a mis dans la main.
»Puis, fort lestement:
»—Pressons les choses, n’est-ce pas? m’a-t-elle dit en m’embrassant.—Au revoir, bonne petite... vous avez rajeuni de dix ans et embelli... Je vous attends toute la semaine.
»Elle a disparu. J’ai ouvert le paquet, qui contenait, comme je m’y attendais, toutes les notes rassemblées par feu le baron du Tresnoy sur madame la marquise de Sainte-Croix.
»Donnant, donnant. Cette baronne paye ses dettes comptant.
»Le soir même, les notes étaient au parquet du procureur du roi.
»Il y a six jours de cela. J’ai déjà reçu trois billets doux de la baronne.»
«Du 27 mai au matin.
»La foudre a éclaté, ma chère sœur. Césarine a quitté la maison de son père. Elle est chez le maréchal. Il y a deux jours que le comte Achille n’est rentré chez lui. Personne n’a de ses nouvelles. Le maréchal est fou d’inquiétude. Les erreurs d’un fils ne vous guérissent pas de l’aimer, et Achille était véritablement un fils pour le maréchal. Henri et tous nos amis se sont mis en campagne. Est-il arrivé malheur?
»Hier encore, je causais avec toi et je riais. En quelques heures, est-il possible de tant vieillir? La foudre a éclaté; les minutes me semblent des siècles. J’attends. Rien ne vient. Que se passe-t-il? Le tigre est acculé. Y a-t-il déjà des victimes?
»Hier au soir, 26 mai, un mandat d’arrêt a été décerné au parquet de Paris contre madame la marquise de Sainte-Croix et contre Garnier de Clérambault, son complice. Leurs demeures respectives ont été cernées cette nuit. Les deux maisons étaient vides. On n’a pu capturer ni madame la marquise de Sainte-Croix, ni son complice, Garnier de Clérambault.
»Maître Souëf, cité au parquet, a déclaré avoir opéré pour le compte de M. de Mersanz, dans l’espace de trois semaines, diverses ventes d’immeubles,—à l’amiable,—et versé entre ses mains des sommes dont le total s’élève à deux millions cinq cent mille francs.
»A-t-il quitté la France avec ces valeurs, comme il en avait exprimé plusieurs fois l’intention? La Sainte-Croix l’a-t-elle enlevé?—ou devons-nous craindre quelque chose de pire?
»Clérambault et Flavie sont-ils cachés dans ce repaire dont parle Fromenteau, chez cet homme dont la manie est de percer le mur d’octroi? Ont-ils attiré dans ce coupe-gorge le malheureux Achille?
»Rien de tout cela n’est impossible.—Et pourtant l’appât principal leur manque. Maxence n’est pas avec eux.
»Je veux te parler de Maxence. Maxence aussi, toute malade qu’elle était, avait disparu de l’hôtel de Sainte-Croix. Quand on est venu me dire cela, mon cœur s’est serré: j’ai senti de la sueur froide à mes tempes.
»Si tu la connaissais comme moi, Aglaé, cette créature si merveilleusement belle, écrasée sous une malédiction si profonde, tu l’aimerais comme moi. Depuis bien des jours, elle est le sujet de mes entretiens avec Marguerite Vital, avec la pauvre Béatrice, avec Césarine elle-même. Je crois que je donnerais une part de mon sang pour la sauver.
»C’est horrible, cette fatalité qu’on nie et qui s’affirme elle-même de temps en temps, en brûlant nos regards épouvantés.
»A peine lui ai-je parlé deux fois en ma vie, et je l’aime comme si elle était ma sœur ou ma fille. Je l’aime bien mieux que Césarine, pauvre enfant qui pourtant se réhabilite dans le repentir. Je l’aime presque autant que ma sainte et noble Béatrice.
»Pour elle, pour Maxence, j’ai quitté ce matin notre forteresse, où j’attends de minute en minute Fromenteau, toujours en chasse avec ses hommes, et je me suis rendue chez Marguerite Vital.
»J’avais comme un pressentiment de trouver là des nouvelles de Maxence.
»Lorsque je suis arrivée, on ne savait rien. Toute la famille était rassemblée et le maréchal tenait Béatrice dans une embrasure.
»J’ai entendu que Béatrice disait d’une voix brisée par les sanglots:
»—Dieu m’est témoin que je l’aime toujours. Jamais je n’aimerai que lui. Mais la Providence ne nous a point donné d’enfants. Le lien entre nous est rompu. Désormais, il ne sera point renoué.
»Le maréchal parlait avec chaleur. Un instant j’eus l’idée qu’Achille venait à résipiscence.
»Mais tout était comme je te l’ai dit. On n’avait point de nouvelles d’Achille. Le pauvre vieux maréchal s’est pris pour Béatrice d’une véritable adoration. Il tâche, il s’efforce; toute l’inquiète vivacité de la jeunesse est revenue en lui. A chaque instant, il interroge Béatrice, bâtit des hypothèses en cherchant à ramener sa chère nièce, comme il l’appelle toujours, pour le cas où Achille reviendrait.
»Béatrice le traite avec un respect plein d’affection; mais sa résolution paraît irrévocable. Elle veut la séparation éternelle.
»Le reste de la famille est dans l’état que je t’ai dépeint l’autre jour. La situation du vieux capitaine n’a pas varié. C’est toujours le même sommeil de l’intelligence, accompagné de rêves qui font en quelque sorte effort pour toucher à la réalité. Il parle bien souvent du lieutenant Toussaint, qui, suivant ses propres paroles, s’est fait sauter le caisson.
»Toutes les fois que son délire aborde ce sujet, Béatrice éprouve un contre-coup douloureux et terrible. Elle pâlit, elle tremble. Je crois deviner ce qu’il y a de menaçant dans ce rêve.
»Mais ce qui est curieux, c’est la façon dont ma petite bonne femme se multiplie. Nous sommes loin de savoir tout ce qu’elle fait. Elle est parfois absente une bonne moitié du jour, et le maréchal lui-même n’a qu’une partie de ses confidences.
»Quant à moi, je suis positivement sous ses ordres. Il est bien certain que l’homme est une créature obéissante.
»Ma petite bonne femme me traite quelquefois avec une familiarité qui me charme. Quand elle reprend ses airs respectueux, je la crois fâchée et je suis triste.
»Je suis un peu, vis-à-vis d’elle, dans la position des anciens courtisans auprès du roi.
»A mesure que le moment approche, son activité redouble; il lui vient en même temps je ne sais quelle grave tristesse qu’on peut définir: le sentiment même de sa responsabilité! Cela n’empêche pas ses gaies reparties de se faire jour; mais on sent qu’il y a là-dessous la grande mélancolie des veilles de bataille.
»Elle est admirable avec sa fille. Quand elle embrasse son fils, il semble qu’on lui voit le cœur. Je ne t’ai pas reparlé de ce pauvre beau Vital depuis la scène de la fête. Après la conduite de Césarine, il croyait son amour guéri par l’indignation. Quand donc l’indignation a-t-elle guéri de l’amour? Vital aime Césarine comme un malade souffre de sa fièvre, et Césarine est folle de lui. Marguerite sollicite pour son fils, à l’aide du maréchal, un grade dans les zouaves. Elle dit, les larmes aux yeux, qu’il lui faut l’Algérie.
»Le maréchal sourit. Le vent est aux mésalliances.
»Je crois que le maréchal a pris Césarine chez lui parce qu’on avait tenté, à l’hôtel de Mersanz, une misérable imitation de la fameuse affaire Rodelet. La marquise et ses complices ont été pris de court; sans cela, d’assaillants que nous sommes, nous aurions été assiégés. Cela est évident pour moi.
»Ce malheureux jeune homme, M. Léon Rodelet, avait été choisi, comme j’ai dû te le dire, pour enlever Césarine. Il y a eu commencement d’exécution. Mademoiselle Jenny, ancienne femme de chambre de Béatrice, est sous la main de la justice. Léon Rodelet est en fuite avec Garnier de Clérambault et la marquise.
»On ne sait pas ce qu’est devenu Fromenteau. On ne l’a vu ni hier au soir ni ce matin. Mon inquiétude est d’autant plus cruelle, que c’est moi qui l’ai lancé sur cette piste si dangereuse.
»Mais que je te dise, pendant que j’ai encore une minute, la scène véritablement navrante à laquelle j’ai assisté.
»Il s’agit de Maxence.
»Mes pressentiments ne m’avaient pas tout à fait trompée. Je devais avoir des nouvelles de Maxence avant de quitter la maison de Marguerite Vital.
»Au moment où j’embrassais Béatrice pour me retirer, la porte s’est ouverte brusquement et Maxence est entrée. L’étonnement a été général. Personne, pas même Marguerite, ne s’attendait à cela.
»Du reste, moi seule ai reconnu mademoiselle de Sainte-Croix du premier coup d’œil. Je pensais à elle. J’ai prononcé son nom comme malgré moi. Elle est changée à ce point, qu’elle ne se ressemble plus à elle-même. On dirait le spectre délicieux et charmant encore de cette charmante et délicieuse créature qui passait dans la vie comme un éblouissant rayon. Sa beauté serre le cœur; son sourire désolé emplit les yeux de larmes.
»Je me suis avancée vers elle. Sa main froide a touché la mienne; mais, me repoussant aussitôt, elle est allée droit à Marguerite.
»Dans la chambre, un silence profond régnait.
»Marguerite avait l’air troublé. En quelque circonstance que ce soit, je ne l’ai jamais vue que vaillante. Je ne sais point de péril qui soit capable de l’effrayer.—Et pourtant, en face de cette pauvre belle enfant sur qui pèse si lourdement la main de Dieu, Marguerite tremblait.
»Maxence, arrivée auprès d’elle, s’appuya au dossier d’une chaise pour ne point tomber.
»—Je vous ai écrit, lui dit-elle d’une voix très-basse, mais qui arrivait distincte à l’oreille;—pourquoi ne m’avez-vous point répondu?
»—Parce que je n’avais rien à vous répondre, repartit Marguerite avec un accent de dureté qui me fit mal.
»Maxence reprit en fixant sur elle ses grands yeux, qui semblaient avoir le don de pénétrer jusqu’au fond de l’âme:
»—Marguerite, vous m’avez connue tout enfant... Il y a des moments où je vous vois autour de mon berceau...
»—Folie! grommela Marguerite, qui tourna la tête.
»Maxence poursuivait comme si cet entretien n’eût pas eu de témoins:
»—Il y a des moments où j’ai l’intime certitude que vous m’avez vue naître.
»—Visions! dit encore Marguerite, qui haussa les épaules.
»—Vous ne parviendrez pas à me rebuter, continua Maxence;—je suis venue ici dans un but: ce but sera rempli; je veux savoir: je saurai.
»Ma petite bonne femme sourit avec dédain.
»Je ne l’avais jamais vue ainsi, elle qui d’ordinaire est si secourable et si douce. Je me disais:
»—Elle devrait avoir plus de pitié.
»C’est parce qu’elle avait pitié qu’elle se taisait.
»Maxence fit un pas vers elle. Il fut évident pour moi que Marguerite aurait voulu s’éloigner; mais quelque chose de plus fort qu’elle-même la retint.
»Maxence poursuivit d’une voix qui devenait en quelque sorte plus pénétrante à mesure qu’elle faiblissait matériellement:
»—Au nom de Dieu, répondez-moi! De votre réponse dépend ma mort ou ma vie: suis-je la fille de cette femme?
»—Je n’en sais rien, prononça Marguerite entre ses dents serrées.
»—Vous mentez!... vous mentez! répéta par deux fois Maxence.
»Puis elle ajouta:
»—C’est mal de tromper une pauvre fille qui va mourir.
»Le rouge montait aux tempes de Marguerite.
»L’accusation de Maxence était manifestement juste: Marguerite venait de mentir...
»Je m’interromps ici, ma bonne Aglaé. J’avais envoyé au logis de Fromenteau. Voilà deux jours qu’on ne l’a vu. Henri vient de rentrer. Tout le personnel de la préfecture est sur pied. On fouille littéralement Paris.—Henri repart pour savoir si Maxence est encore de ce monde. Au moment où je l’ai quittée ce matin, elle n’avait plus que le souffle.
»Cette journée est terrible. Je vois arriver la nuit avec angoisse.
»Une voix intérieure me dit que la dernière convulsion de cet horrible drame aura lieu cette nuit.
»Dernières nouvelles apportées par Henri: Achille a été reconnu hier dans la cour des messageries de la rue Montmartre. Il était en costume de voyage. Il a parlé rapidement à une femme qui pourrait bien être madame de Sainte-Croix. Les registres des messageries, compulsés scrupuleusement ne portent point le nom de M. le comte de Mersanz. Aurait-il changé de nom?
»Hier, toute l’argenterie de l’hôtel de Sainte-Croix a été engagée chez J. A..., l’orfévre, prêteur sur gage, bien connu de nos lions du faubourg Saint-Germain. Ce n’est pas la marquise qui a fait l’engagement. Le signalement de son émissaire ne se rapporte pas à Garnier de Clérambault.
»Ténèbres partout! nuit complète! Mystère impénétrable...
»Je reprends l’histoire de la pauvre Maxence.
»Marguerite avait l’air de souffrir autant qu’elle, pendant cet interrogatoire. Habituée que je suis maintenant à lire sa pensée sur son visage, je voyais qu’elle pousserait la résistance à toute extrémité; je voyais aussi que Maxence s’obstinerait dans sa volonté de savoir.
»Béatrice n’écoutait pas. Elle ploie de plus en plus sous le poids des pensées qui l’absorbent. Le maréchal venait d’entraîner Vital au dehors. Le vieux capitaine Roger dormait. J’étais seule pour entendre et pour voir.
»Ce fut Maxence qui reprit la parole la première.
»—Ne cherchez pas à vous dérober, dit-elle;—il n’y a rien de fort comme la dernière étreinte de l’agonie... Je suis une mourante: regardez-moi!
»L’esprit se révolte, Aglaé, contre cette idée de la mort, appliquée à l’un des plus parfaits chefs-d’œuvre qui soient sortis de la main de Dieu.—Mais elle est si pâle, cette Maxence!—Et ce feu qui brûle au fond de sa prunelle a de si lugubres lueurs!
»Marguerite baissa les yeux; mais elle resta muette.
»—Dès la première fois que je vous ai vue à la pension Géran, reprit Maxence, j’ai eu de vagues et profonds souvenirs. Vous m’attiriez en même temps que vous me faisiez peur. Je voyais en vous ma destinée... Vos paroles mystérieuses étaient pour moi une lettre morte dont je travaillais nuit et jour à deviner le sens... Regrettez-vous d’avoir été une barrière entre moi et le précipice?
»Marguerite lui tendit la main comme malgré elle. Marguerite l’attira jusqu’à sa poitrine et déposa un baiser sur son front.
»—Ne m’interrogez plus, dit-elle.
»Maxence prononça lentement ces quatre vers, dont je gardais fidèle souvenir:
A son insu, l’acide mord;
A son insu, la fange tache;
Et le vil poignard qui se cache,
A son insu donne la mort...
»Elle s’était tournée à demi vers moi. Son sourire semblait me saluer comme si elle ne m’eût point encore vue.
»Puis, revenant à Marguerite:
»—Sans vous, dit-elle, j’aurais pu être tout cela: poison, fange, poignard... à mon insu.
»Une seconde fois, Marguerite la baisa.
»Maxence se laissa aller contre son cœur, et, d’une voix pleine de larmes:
»—Dites-moi... je vous en supplie, dites-moi que je ne suis pas la fille de cette femme!...
»Et, comme Marguerite gardait le silence, mademoiselle de Sainte-Croix reprit avec vivacité:
»—Elle m’a volée... ou achetée à ces pauvres gens de la campagne... Ma mère me cherche peut-être... Ne sais-je pas qu’ils avaient toujours besoin de jeunes filles!... Écoutez! écoutez! s’interrompit-elle,—vous ne mesurez pas le mal que me fait votre silence! Craignez-vous de me tuer sur le coup? Je suis forte!...
»Elle chancelait. Marguerite la soutenait dans ses bras.
»Marguerite me regardait, puis levait les yeux au ciel.
»Je comprenais cette muette condamnation. Mon âme était navrée.
»—Je suis forte, répéta cependant Maxence;—à mon âge, j’ai pu résister à l’homme que j’aimais d’un amour qui est au-dessus de mon âge!... Je reste debout quand j’ai le cœur déchiré... J’aimais... j’aime encore, et me voici près de vous!...
»Béatrice s’était tout doucement approchée.
»—Pauvre noble enfant! murmura-t-elle.
»Maxence se retourna et lui saisit les deux mains qu’elle toucha de ses lèvres.
»—Intercédez pour moi! supplia-t-elle,—intercédez pour moi!
»Pendant le silence morne qui suivit cette suprême prière, le vieux Roger s’agita dans son lit. Nous entendîmes tout à coup son rire creux. Il se mit à dire:
»—Hé! Palaproie! sergent Niquet, ohé!... le trouvez-vous piqué des vers, le vin de mon gendre?
»Il faisait effort pour s’élancer hors du lit. Béatrice alla draper les couvertures.
»Maxence se laissa choir sur ses deux genoux.
»—Malade, brisée, désespérée, poursuivit-elle, j’ai résisté à cette femme, qui me disait d’être heureuse... qui me lisait de brûlantes lettres d’amour... qui me montrait la fortune et le bonheur... J’aime le luxe, moi, j’aime toutes les splendeurs... et j’ai résisté! Ne voyez-vous pas que je suis forte?... Ses lettres me le montraient agenouillé à mes pieds... je croyais entendre sa voix si douce qui tremblait... Est-ce un crime, cet amour qui a germé dans mon cœur d’enfant?... Les rêves de ma fièvre me le présentaient toujours beau comme un dieu... Et n’est-il pas le plus beau des hommes?... J’ai résisté pendant de longs jours et pendant de longues nuits... J’ai résisté à mes désirs, à ses prières, à mes songes d’ambitieuse, aux supplications de cette femme, qui me disait: «Je suis ta mère...» J’ai résisté à ma fièvre et à leurs obsessions... Je suis forte!
»Elle porta ses deux mains à sa poitrine, où sa respiration oppressée sifflait.
»—Mais, si elle est ma mère! s’écria-t-elle tout à coup avec éclat,—on se doit à sa mère! Pour l’enfant, il n’y a pas de mère coupable.
»Elle courba la tête si bas, que ses beaux cheveux inondèrent son visage comme un flot.
»—Sais-je, moi, reprit-elle, si les hommes ne l’ont pas attaquée? Sais-je si elle ne défend pas une juste querelle? Sais-je encore si ceux qui l’accusent ne sont pas des calomniateurs?... Qu’ai-je vu? Qu’elle voulait marier sa fille à un homme riche et puissant. Mais que font les autres mères? N’est-ce pas là leur ambition commune?... Il y avait des obstacles; elle a fait ce qu’il fallait pour briser les obstacles: c’est le propre de toute ambition, et c’est l’éternelle bataille de la vie...
»Pendant qu’elle parlait, je ne sais quel poids opprimait mon entendement.
»Je sentais l’effort désespéré qu’elle faisait pour sophistiquer sa pensée.
»Je ne crois pas qu’un être humain puisse souffrir plus que je n’ai vu souffrir cette enfant.
»Marguerite, inflexible, gardait toujours le même silence.
»—Elle m’a tout dit, continua Maxence, dont l’accent prit une nuance de menace;—pendant trois semaines, elle est restée à mon chevet. Je sais que sa vie, sa fortune, son honneur dépendent de moi... Elle s’est agenouillée devant moi... Elle a humilié à mes pieds sa toute-puissance de mère... Et c’est pour cela que je ne me crois pas sa fille... C’est parce que mon cœur n’a pas battu plus vite à ses sanglots, c’est parce que rien en moi n’a vibré... rien!
»Sa voix s’enflait; son regard devenait farouche.
»—Que vous a-t-elle donc fait, s’écria-t-elle, pour que vous la persécutiez ainsi?... Elle me l’a dit elle-même: on l’accule comme une bête féroce... C’est pour se défendre qu’elle a besoin d’or... On l’a ruinée... on essaye de la déshonorer... on veut la traîner jusqu’aux bancs infâmes de la cour d’assises... Vous voyez bien que je sais tout... Avec l’alliance du comte de Mersanz, elle sera sauvée; car elle dressera son immense fortune entre elle et vous comme un rempart... Que vous a-t-elle donc fait?... et que m’a-t-elle fait à moi-même, pour que son cri de détresse n’ait point descendu jusqu’à mon âme?... Pourquoi cette répulsion qui est presque de l’horreur?... Pourquoi?... pourquoi?... C’est qu’elle n’est pas ma mère!
»Marguerite fit un mouvement. Je vis qu’elle allait enfin répondre.
»Mes yeux dévoraient d’avance les paroles suspendues encore à ses lèvres.
»Marguerite avait les sourcils froncés. De courtes convulsions agitaient sa bouche.
»—S’il m’était donné de vous sauver, mademoiselle, dit-elle d’une voix sourde et saccadée que je ne lui connaissais pas,—je ferais le possible comme j’ai fait pour bien d’autres. J’ai cru vous haïr autrefois: ce n’était que le regret de ne pas pouvoir vous aimer... Vous êtes une belle âme et Dieu vous avait créée pour aller plus haut qu’aucune d’entre nous... mais tous les jeunes arbres que Dieu sème n’atteignent pas leur hauteur... Vous avez le cœur trop fier pour vivre de tolérance ou de honte. Le prix que vous valez vous condamne... Vous ne sortirez plus d’ici, Maxence: je vous retiens prisonnière.
»Rien ne peut te dire mon étonnement. J’élevai la voix pour protester.
»La petite bonne femme me lança un sombre coup d’œil.
»—Nous défendons notre peau, dit-elle en ajoutant par l’expression de sa voix à la brutalité de ce mot;—on ne lâche pas comme cela les petits de la louve... Si nous ne mangeons pas, nous serons mangés!
»Béatrice prit la main de sa mère et dit:
»—Il ne sera point fait de mal à cette jeune fille!
»—Du mal! répéta Marguerite avec une surprise pleine de reproche.
»Puis elle ajouta entre ses dents:
»—S’il reste une chance de salut pour elle, cette chance est ici.
»Maxence demeurait affaissée.—Marguerite alla ouvrir son coffre, seul meuble qu’elle eût apporté de sa mansarde. Elle y prit quelques papiers et revint à mademoiselle de Sainte-Croix.
»—Béatrice, ma fille, dit-elle, laissez-nous pour un instant. Vous préparerez la chambre de Maxence.
»J’allais suivre Béatrice, Marguerite m’arrêta en ajoutant:
»—Ce que je vais dire n’est pas un secret pour vous.
»Maxence s’était redressée à demi. Elle regardait ces papiers que Marguerite tenait à la main avec un vague espoir, mêlé d’un terrible effroi.
»—Tenez, débuta brusquement Marguerite, si vous ne voulez pas être la fille de cette femme, libre à vous!... Voici un acte de naissance qui vous donne le droit de porter un autre nom.
»—Et cet acte de naissance est le mien? s’écria Maxence éperdue.
»—Oui, répliqua la petite bonne femme, dure comme la destinée; mais vous n’en êtes pas moins la fille de la nommée Flavie Soyer, dite la marquise de Sainte-Croix.
»Maxence retomba du haut de sa fausse joie. Elle poussa un long gémissement.
»J’aurais mieux aimé, je crois, qu’on me torturât moi-même.
»Je devinais à demi. L’acte de naissance était bien, en effet, celui de Maxence, sous le nom de Julie Seveste. C’était Maxence qu’on avait trouvée dans le berceau, près du lit de madame Seveste, au no 39 de la rue du Cherche-Midi.—Si tu as présente cette histoire d’audacieuse substitution d’enfant, à moi racontée par madame la baronne du Tresnoy, lors de notre première entrevue, tu te souviendras que la sage-femme, quittant le chevet de la prétendue madame Octave Merriaux (Flavie de Sainte-Croix), passa d’une maison dans l’autre et vint voler le nouveau-né des époux Seveste, qui était un enfant du sexe masculin.
»Il fallait un fils à madame de Sainte-Croix, qui poursuivait, en ce temps-là, une intrigue avec le vieux prince de ***.—Et bien, peu s’en fallut qu’elle ne devînt princesse.
»Je ne saurais plus dire quel fut le sort de l’enfant volé; il dut mourir, puisque Flavie ne fut pas princesse. La petite Julie fut élevée chez les Seveste; mais madame Seveste ne put jamais la voir sans un serrement de cœur. Elle était sûre d’avoir reconnu le sexe de son enfant: c’était un fils. Bien qu’elle ne devinât point les complications romanesques de l’aventure, elle avait conscience d’une tromperie, et la disparition de la sage-femme, qui ne vint point réclamer ses honoraires, ne put qu’augmenter ses soupçons.
»La petite Julie fut donc dès le berceau un être malheureux. Elle ne connut point les caresses d’une mère. Madame Seveste eut un second enfant. Son mari mourut; réduite à la misère, elle fit un choix entre ses deux petits. Julie fut abandonnée et recueillie par Marguerite Vital, qui la mit à la campagne, chez de pauvres gens. Ceux-ci l’élevèrent.
»Pour comprendre le reste de cette misérable histoire, il faut se reporter à l’industrie principale de la Sainte-Croix. Elle avait besoin de belles jeunes filles qu’elle instituait ses nièces, afin de les produire sur les registres de Clérambault. On s’y prenait longtemps à l’avance; il y avait des nièces qui jouaient d’autant mieux leur rôle qu’elles ne croyaient point jouer un rôle.
»Clérambault pourvoyait à cela; il parcourait de temps à autre la province pour recruter des nièces, car tout s’use.
»Clérambault, un jour, trouva cette enfant miraculeusement belle sur son chemin. La Sainte-Croix la voulut voir.
»On en fut si enthousiasmé, qu’au lieu d’en faire une nièce, on l’éleva à la dignité de fille unique de madame la marquise.
»N’y a-t-il pas là, ma bonne Aglaé, une étrange intervention de la Providence! Et les faiseurs de romans qui fatiguent leur cervelle à trouver des complications, mettent-ils souvent la main sur de pareils nœuds? Celui qui dirait que le fait semble inventé à plaisir se tromperait, selon moi: les choses que l’on invente ne forment jamais un de ces drames tout d’une pièce, comme celui de cette mère et de cette fille.
»C’est terrible, c’est tragique, et cette Maxence, qui est belle comme une Grecque de Phidias, porte sur son front la double couronne des fatalités antiques.
»Maxence parcourut d’un regard troublé l’acte de naissance.
»—Madame de Sainte-Croix a-t-elle donc porté ce nom de servante? demanda-t-elle.
»—Non, répondit Marguerite, qui choisit parmi les autres papiers un cahier qu’elle lui mit dans la main.
»C’était une des pièces du dossier du Tresnoy, expliquant clairement et succinctement ce que tu sais déjà.
»Maxence en lut à peu près le quart; puis elle se prit la tête à deux mains, et, d’un accent plein de fatigue:
»—Je ne comprends pas, dit-elle; je ne sais plus comparer ni réfléchir... Qu’y a-t-il là dedans?
»—Votre histoire, repartit Marguerite.
»Maxence releva sur elle ses grands yeux égarés.
»—Mon histoire n’a qu’un mot, murmura-t-elle: affirmeriez-vous sous serment que je suis la fille de cette femme?
»—Oui... sous serment! répliqua Marguerite.
»Maxence, à ce mot, s’est tournée de mon côté, comme pour chercher un appui dans son inexprimable détresse.
»Vivrais-je cent ans, ce regard restera gravé dans mes souvenirs.
»Par un mouvement involontaire, je me suis élancée vers elle. Il était trop tard. Elle a fermé les yeux; puis elle s’est affaissée, inerte, sur le carreau.
»Nous l’avons portée, Marguerite et moi, sur un lit...
»Quatre heures du soir.
»Mon Henri vient de rentrer.
»La bonne Béatrice est restée avec Maxence une partie du jour. Elle l’a quittée un instant pour aller près de son père. Maxence a pu se lever, ouvrir une porte donnant sur l’escalier et s’évader.
»Marguerite avait-elle raison? Maxence est-elle complice de la Sainte-Croix? Faut-il tenir en cage toujours les petits de la louve?...
»Huit heures. Fromenteau n’a pas été assassiné. Il est sur la piste. Il a rencontré par hasard ce gros homme du boulevard extérieur qui veut percer le mur d’octroi...
»La marquise a juré qu’aucun de nous ne serait vivant demain matin.
»Le courrier part. Je ferme ma lettre. A demain, si Dieu le veut!»
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.