La fée des grèves
The Project Gutenberg eBook of La fée des grèves
Title: La fée des grèves
Author: Paul Féval
Release date: December 20, 2004 [eBook #14398]
Most recently updated: December 18, 2020
Language: French
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LA FÉE DES GRÈVES
Publication en 1850
Table des matières
- I. La cavalcade.
- II. Deux porte-bannières.
- III. Fratricide.
- IV. Veillée de la Saint-Jean.
- V. Un Breton, un Français, un Normand.
- VI. Ce que Julien avait appris au marché de Dol.
- VII. À la guerre comme à la guerre.
- VIII. L'apparition.
- IX. Maître Gueffès.
- X. Douze lévriers.
- XI. Course à la fée.
- XII. Les mirages.
- XIII. Où l'on parle pour la première fois de maître Loys.
- XIV. Prouesses de maître Loys.
- XV. À quand la noce ?
- XVI. Amel et Penhor.
- XVII. La faim.
- XVIII. Jeannin et Simonnette.
- XIX. Le départ.
- XX. Deux cousins.
- XXI. La rubrique du chevalier Méloir.
- XXII. Frère Bruno.
- XXIII. Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.
- XXIV. Dits et gestes de frère Bruno.
- XXV. Gueffès s'en va en guerre.
- XXVI. Avant la bataille.
- XXVII. Le siège.
- XXVIII. Où Jeannin a une idée.
- XXIX. Le brouillard.
- XXX. Où maître Vincent Gueffès est forcé d'admettre l'existence de la Fée des Grèves.
- XXXI. Où l'on voit revenir maître Loys, lévrier noir.
- XXXII. Le tube miraculeux.
- XXXIII. Les lises.
- Épilogue : Le repentir.
I. La cavalcade.
Si vous descendez de nuit la dernière côte de la route de Saint-Malo à Dol, entre Saint-Benoît-des-Ondes et Cancale, pour peu qu'il y ait un léger voile de brume sur le sol plat du Marais, vous ne savez de quel côté de la digue est la grève, de quel côté la terre ferme. À droite et à gauche, c'est la même intensité morne et muette. Nul mouvement de terrain n'indique la campagne habitée ; vous diriez que la route court entre deux grandes mers.
C'est que les choses passées ont leurs spectres comme les hommes décédés ; c'est que la nuit évoque le fantôme des mondes transformés aussi bien que les ombres humaines.
Où passe à présent le chemin, la mer roula ses flots rapides. Ce marais de Dol, aux moissons opulentes, qui étend à perte de vue son horizon de pommiers trapus, c'était une baie. Le mont Dol et Lîlemer étaient deux îles, tout comme Saint-Michel et Tombelène. Pour trouver le village, il fallait gagner les abords de Châteauneuf, où la mare de Saint-Coulman reste comme une protestation de la mer expulsée.
Et, chose merveilleuse, car ce pays est tout plein de miracles, avant d'être une baie, c'était une forêt sauvage !
Une forêt qui n'arrêtait pas sa lisière à la ligne du rivage actuel, mais qui descendait la grève et plantait ses chênes géants jusque par delà les îles Chaussey.
La tradition et les antiquaires sont d'accord ; les manuscrits font foi : la forêt de Scissy couvrait dix lieues de mer, reliant la falaise de Cancale, en Bretagne, à la pointe normande de Carolles, par un arc de cercle qui englobait le petit archipel.
Quelque jour, on fera peut-être l'histoire de ces prodigieuses batailles où la mer, tout à tour victorieuse et vaincue, envahit le domaine terrestre en conquérant, puis se dérobe, fugitive, et se creuse dans les mystères de l'abîme une retraite plus profonde.
Au soleil, la digue fuit devant le voyageur, selon une ligne courbe qui attaque la terre ferme au village du Vivier.
Pour quiconque est étranger à la mer, cette digue semble ou superflue, ou impuissante. Le bas de l'eau est si loin et les marées sont si hautes ! Peut-on se figurer que cette barre bleuâtre qui ferme l'horizon va s'enfler, glisser sur le sable marneux, franchir des lieues et venir !
Venir de si loin, la mer ! pour s'arrêter, docile, devant quelques pierres amoncelées et clapoter au pied de la chaussée comme la bourgeoise naïade d'un étang !
Involontairement on se dit : Si la marée fait une fois ce grand voyage du bas de l'eau à la digue, que seront quatre ou cinq pieds de sable et de roche pour arrêter son élan ?
Mais la mer vient choquer les roches de la digue, et la digue reste debout depuis des siècles, protégeant toute une contrée conquise sur l'Océan.
Vers le centre de la courbe on aperçoit au lointain, comme dans un mirage, le Mont-Saint-Michel et Tombelène. Huit lieues de grève sont entre ce point de la digue et le Mont.
De ce lieu, qui s'élève à peine de quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, l'horizon est large comme au faîte des plus hautes montagnes. Au nord, c'est Cancale avec ses pêcheries qui courent en zig-zag dans les lagunes ; à l'est, la chaîne des collines allant de Châteauneuf au bout du promontoire breton ; au sud-est, le magnifique château de Bonnaban, bâti avec l'or des flottes malouines et tombé depuis en de nobles mains ; au sud, le Marais, Dol, la ville druidique, le mont Dol ; à l'ouest, les côtes normandes, par delà Cherrueix, si connu des habitués de Chevet, et Pontorson le vieux fief de Bertrand Du Guesclin.
Oeuvre des siècles intermédiaires, la digue semble placée là symboliquement, entre le château moderne et la forteresse antique. Au Mont-Saint-Michel, vieux suzerain des grèves, la gloire du passé ; au brillant manoir qui n'a point d'archives, le bien-être de la civilisation présente. Au milieu de ses riches futaies le roi des guérets regarde le roi tout nu des sables. Tous deux ont la mer à leurs pieds.
Mais le château moderne, prudent comme notre âge, s'est mis du bon côté de la digue.
Personne n'ignore que les abords du Mont-Saint-Michel ont été, de tout temps, fertiles en tragiques aventures.
Son nom lui-même (le Mont-Saint-Michel au péril de la mer) en dit plus qu'une longue dissertation.
Les gens du pays portent, de nos jours, à trente ou quarante le nombre des victimes ensevelies annuellement sous les sables.
Peut-être y a-t-il exagération. Jadis la croyance commune triplait ce chiffre.
La chose certaine, c'est que les routes qui rayonnent autour du Mont, variant d'une marée à l'autre et ne gardant pas plus la trace des pas que l'Océan ne conserve sur sa surface mobile la marque du sillage d'un navire, il faut toujours se fier à la douteuse intelligence d'un guide, et mettre son âme aux mains de Dieu.
On va de Cherrueix au Mont-Saint-Michel à travers les tangues, les lises et les paumelles[1], coupées d'innombrables cours d'eau qui rayent l'étendue des grèves ; on y va des Quatre-Salines et de Pontorson : ceci pour la Bretagne.
Les routes principales de Normandie sont celles des Pontaubault, d'Avranches et de Genêt.
Suivant les coquetiers et les pêcheurs, la route de Pontorson est seule sans danger.
Encore y a-t-il plus d'une triste histoire qui prouve que cette route-là même, en temps de marée, ne rend pas tous les voyageurs que sa renommée de sécurité lui donne.
Le 8 juin 1450, toutes les cloches de la ville d'Avranches sonnèrent à grande volée, pendant que les portes du château s'ouvraient pour donner issue à une nombreuse et noble cavalcade.
Il était onze heures du matin.
Tout ce qu'Avranches avait de dames et de bourgeoises se penchait aux fenêtres pour voir passer le duc François de Bretagne, se rendant au pèlerinage du Mont-Saint-Michel.
Un coup de canon, tiré du Mont, à l'aide d'une de ces pièces énormes en fer soudé et cerclé, qui lançaient des boulets de granit, avait annoncé le bas de l'eau, tout exprès pour monseigneur le duc et sa suite.
Et ce n'était pas trop faire, que de mettre ces canons au service du riche duc, car ceux qui les avaient pris aux Anglais étaient des gens de Bretagne.
Bien peu de temps auparavant, le duc François avait envoyé les sieurs de Montauban et de Chateaubriand, avec René de Coëtquen, sire de Combourg, au secours du Mont-Saint-Michel, assiégé par les Anglais. À cette époque, le roi Charles VII, de France, avait déjà regagné une bonne part de son royaume, et rejeté Henri d'Angleterre loin du centre. Mais les côtes de la Manche restaient au pouvoir des hommes d'outre-mer, et le Mont-Saint-Michel était, depuis Granville jusqu'à Pontorson, le seul point où flottât encore la bannière des fleurs de lis.
Montauban, Chateaubriand, Combourg et bien d'autres Bretons passèrent le Couesnon, pendant que cinq navires malouins, commandés par Hue de Maurever, doublaient la pointe de Cancale et entraient dans la baie. Il resta deux mille Anglais morts sur les tangues, entre le Mont et Tombelène.
À l'heure où le duc François sortait du château d'Avranches, les Anglais ne gardaient plus en France que Calais, le comté de Guines et le petit rocher de Tombelène où ils avaient bâti une forteresse imprenable.
Mais ce n'était point pour célébrer une victoire déjà ancienne que le duc de Bretagne se rendait au monastère du Mont-Saint-Michel, comblé de ses bienfaits. François faisait le pèlerinage pour obtenir du ciel le repos et le salut de l'âme de monsieur Gilles, son frère, mort à quelque temps de là au château de la Hardouinays. Un service solennel se préparait dans l'église placée sous l'invocation de l'archange. Guillaume Robert, procureur du cardinal d'Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, avait promis de faire de son mieux pour cette fête de la piété fraternelle.
Le service était commandé pour midi.
François, ayant à ses côtés son favori Arthur de Montauban, Malestroit, Jean Budes, le sire de Rieux et Yvon Porhoët, bâtard de Bretagne, descendit la ville au pas de son cheval et gagna la porte qui s'ouvrait sur la rivière de Sée. Les sires de Thorigny et Du Homme, chevaliers normands, l'accompagnaient pour l'honneur de la province.
Derrière le duc, à peu près au centre de l'escorte, six nobles demoiselles, trois Normandes, trois Bretonnes, chevauchaient en grand deuil. Parmi elles nous ne citerons que Reine de Maurever, la fille unique du vaillant capitaine Hue, vainqueur des Anglais.
Le visage de Reine était voilé comme celui de ses compagnes. Mais quand la gaze funèbre se soulevait au vent qui venait du large, on apercevait l'ovale exquis de ses joues un peu pâles et la douce mélancolie de son sourire.
Reine avait seize ans. Elle était belle comme les anges.
Une fois son regard croisa celui d'un jeune gentilhomme, fièrement campé sur un cheval du Rouennais, à la housse d'hermine, et qui portait la bannière du deuil, aux armes voilées de Bretagne, avec le chiffre de feu monsieur Gilles.
Ce gentilhomme avait nom Aubry de Kergariou, bonne noblesse de Basse-Bretagne, et tenait une lance dans la compagnie du bâtard de Porhoët.
Quand le voile de Reine retomba, Aubry donna de l'éperon et gagna d'un temps la tête du cortège où était sa place marquée auprès du porte-étendard ducal.
On arrivait à la barrière de la ville. Ceux qui étaient superstitieux remarquèrent ceci ; Aubry ne put arrêter sa monture assez à temps pour garder le passage libre à son compagnon, l'homme à la cotte d'hermine. Ce fut la bannière funèbre qui passa la première.
Sur les remparts et dans la rue, la foule criait :
— Bretagne-Malo ! Bretagne-Malo ! Et quatre gentilshommes, portant à l'arçon de leurs selles de vastes aumônières, jetaient de temps à autre des poignées de monnaies d'argent et répondaient :
— Largesse du riche Duc ! On dit que les bonnes gens de Normandie ont toujours fidèlement aimé le numéraire. En cette occasion, ils firent grand accueil à la munificence ducale et se battirent à coups de poings dans le ruisseau, comme de braves cœurs qu'ils étaient. Tout le monde fut content, excepté un laid païen à la tête embéguinée de guenilles, qui n'avait eu pour sa part de l'aubaine que des horions et pas un carolus. Le pauvre homme se releva en colère.
— Duc ! dit-il au moment où François passait devant lui, encore une poignée d'écus pour que Dieu t'oublie ! François tourna la tête et poussa son cheval.
D'ordinaire et pour moindre irrévérence, il eût donné de son gantelet sur la tête du pataud.
— Les six hommes d'armes du corps ! cria Goulaine, sénéchal de Bretagne, en s'arrêtant au dedans de la porte.
Les six hommes d'armes du corps étaient en quelque sorte les chevaliers d'honneur de la cérémonie. Ils devaient suivre immédiatement la bannière et mener le deuil.
C'étaient Hue de Maurever, père de Reine, qui avait été l'écuyer et l'ami du prince défunt ; Porhoët, pour le sang de Bretagne ; Thorigny, pour la Normandie ; La Hire, pour le roi Charles ; Chateaubriand, Le Bègue et Mauny.
Les cinq derniers se présentèrent.
— Où est le sire de Maurever ? demanda Goulaine. Il se fit un mouvement dans l'escorte, car cela semblait étrange à chacun que Monsieur Hue, le vaillant et le fidèle, manquât à l'heure sainte sous la bannière de son maître trépassé. Un murmure courut de rang en rang. Chacun répétait tout bas la question du sénéchal :
— Où est le sire de Maurever ? Son absence était comme une accusation terrible. Contre qui ? Personne n'osait le dire ni peut-être le penser. Mais du sein de la foule, la voix du vieux païen normand s'éleva de nouveau aigre et moqueuse.
Le grigou disait :
— Que Dieu t'oublie, duc ! que Dieu t'oublie ! Le duc François eut le frisson sur sa selle. Reine, tremblante, avait serré son voile autour de son visage. François se redressa tout pâle, il fit signe à Montauban de prendre la place vide de Maurever, et le cortège passa au milieu des acclamations redoublées.
II. Deux porte-bannières.
Au sortir de la porte d'Avranches, ce fut un spectacle magique et comme il n'est donné d'en offrir qu'à ces rivages merveilleux.
Un brouillard blanc, opaque, cotonneux, estompé d'ombres comme les nuages du ciel, s'étendait aux pieds des pèlerins depuis le bas de la colline jusqu'à l'autre rive de la baie, où les maisons de Cancale se montraient au lointain perdu.
De ce brouillard, le Mont semblait surgir tout entier, resplendissant de la base au faîte, sous l'or ruisselant du soleil de juin.
Vous eussiez dit qu'il était bercé mollement dans son lit de nuées, cet édifice unique au monde ! et quand la brume s'agitait, baissant son niveau sous la pression d'un souffle de brise, vous eussiez dit que le colosse, grandi tout à coup, allait toucher du front la voûte bleue :
La ville de Saint-Michel, collée au roc et surmontant le mur d'enceinte, la plate-forme dominant la ville, la muraille du château couronnant la plate-forme, le château hardiment lancé par-dessus la muraille, l'église perchée sur le château, et sur l'église l'audacieux campanile égaré dans le ciel !
Mais il est des instants où l'œil s'arrête avec indifférence sur la plus splendide de toutes les féeries. On ne voit pas, parce que l'esprit est ailleurs.
Le cortège qui accompagnait François de Bretagne au monastère descendait la montagne lentement. Chacun était silencieux et morne.
Ces mots bizarres, prononcés par le grigou, coiffé de lambeaux : « Duc, que Dieu t'oublie ! » étaient dans la mémoire de tous.
Et tous remarquaient l'absence de Monsieur Hue de Maurever, écuyer du prince défunt, absence qui était d'autant plus inexplicable que les domaines de Maurever se trouvaient dans le voisinage immédiat de Pontorson, à quelques lieues d'Avranches.
Or, en ce monde, il y a presque toujours une clef pour les choses inexplicables.
Quand il s'agit de criminels ordinaires, cette clef se dépose sur la table d'un greffe. Des juges s'assemblent. On pend un homme.
Quand il s'agit des puissants de la terre, personne n'ose toucher à cette clef, et le mot de l'énigme reste enfoui dans les consciences.
Si l'escorte du duc François se taisait, ce n'était pas qu'on n'y eût rien à se dire. C'est que nul n'osait ouvrir la bouche sur le sujet qui occupait tous les esprits.
Une partie de la foule avait suivi le cortège ; la foule n'avait pas pour se taire les mêmes raisons que les hommes d'armes.
Et Dieu sait qu'elle s'occupait du riche duc pour son argent !
Il y en avait, dans la foule, qui prononçaient le mot sacrilège en parlant de ce somptueux pèlerinage.
À l'entrée de la grève, douze guides prirent les devants pour sonder les lises et reconnaître les cours d'eau.
Le brouillard s'éclaircissait. Un coup de vent balaya les sables.
La cavalcade prit le trot, comme cela se fait sur les tangues, où la rapidité de la marche diminue toujours le danger.
Aubry de Kergariou et l'homme à la cotte d'hermine, qui se nommait Méloir, tenaient toujours la tête de la procession.
— …Si mon frère me gênait, dit Méloir, continuant une conversation à voix basse, mon frère serait mon ennemi. Et mes ennemis, je les tue. Le duc a bien fait !
— Tais-toi, cousin, tais-toi ! murmura Aubry scandalisé.
Les chevaux, lourdement équipés, hésitaient sur les sables mouvants de la Sée. Les guides crièrent :
— Au galop ! messeigneurs ! La cavalcade se lança et franchit l'obstacle. Méloir était toujours aux côtés d'Aubry de Kergariou.
— Moi, dit-il, j'ai le double de ton âge, mon cousin. On me traite toujours en jouvenceau, parce que j'aime trop les dés et le vin de Guienne. Mais demain mes cheveux vont grisonner ; je suis sage. Écoute : pour la dame de mes pensées, je ferais tout, excepté trahir mon seigneur, voilà ma morale !
— Elle est donc bien belle, ta dame, mon cousin Méloir ? demanda Aubry avec distraction.
Les yeux du porte-étendard brillèrent sous la visière de son casque.
— C'est la plus belle ! répliqua-t-il avec emphase. C'était un homme de haute taille et de robuste apparence, qui portait comme il faut sa pesante armure. Sa figure eût été belle sans l'expression de brutale effronterie qui déparait son regard. Du reste, il se faisait tort à lui-même en disant qu'il commencerait à grisonner demain, car sa chevelure abondante et bouclée s'échappait de son casque en mèches plus noires que le jais.
Il pouvait avoir trente-cinq ans.
Aubry atteignait sa vingtième année.
Aubry était grand, et l'étroite cotte de mailles qui sonnait sur ses reins n'ôtait rien à la gracieuse souplesse de sa taille. Ses cheveux châtains, soyeux et doux tombaient en boucles molles sur ses épaules. Sa moustache naissait à peine, et la rude atmosphère des camps n'avait pas encore hâlé sa joue. Aubry était beau. Il avait le cœur d'un chevalier.
Méloir avait un père normand et une mère bretonne, Méloir ne valait pas beaucoup moins que le commun des hommes d'armes. La lance était légère comme une plume dans sa main. Quant à la chevalerie, ma foi ! Méloir ne s'en souciait pas plus que d'un gobelet vide.
Nous disons un gobelet d'étain. Il était brave parce que ses muscles étaient forts, et fidèle parce que son maître était puissant. En prononçant ces mots : C'est la plus belle, Méloir s'était retourné involontairement et son regard avait cherché dans la cavalcade le groupe de six jeunes filles qui suivait immédiatement le duc. Aubry fit comme lui.
Puis Aubry et lui se regardèrent.
— Elles sont six, dit Méloir, exprimant la pensée commune ; nous avons cinq chances contre une de ne pas nous rencontrer !
— Tu as dit que c'était la plus belle ! repartit Aubry à voix basse.
— Je l'ai dit. Et je te dis, mon cousin Aubry, que je serais fâché de te trouver sur mon chemin.
Les cloches du Mont s'ébranlèrent, en même temps que les portes du monastère s'ouvraient pour donner passage aux moines qui venaient au-devant de François de Bretagne.
La portion des curieux qui était restée sur les remparts d'Avranches voyait maintenant le cortège ducal, et la foule qui le suivait comme une tache sombre sur la brillante immensité des grèves.
Il restait un quart de lieue à faire pour atteindre la base du roc.
— Haut les bannières, hommes d'armes ! cria monsieur le sénéchal de Bretagne.
On était devant le Mont ; Méloir et Aubry relevèrent brusquement leurs hampes qui s'étaient inclinées dans le feu de la discussion. La bannière du couvent, qui portait la figure de l'archange, brodée sur fond d'or et l'écusson au revers, avec la fameuse devise du Mont-Saint-Michel : Immensi tremor Ocean[2], s'abaissa par trois fois. Guillaume Robert, procureur du cardinal-abbé, mit ses pieds dans le sable de la grève pour recevoir le prince, et les moines firent haie sur le roc.
En ce moment, où chacun descendait de cheval, il y eut dans l'escorte beaucoup de confusion ; la cohue qui était à la suite poussait en avant pour sortir de la grève. Le sable foulé se couvrait d'eau, et c'est à peine si les dames du deuil trouvèrent chacune un cavalier galant pour préserver leurs pieds délicats.
Aubry sentit une main légère qui touchait son épaule.
Il se retourna, Reine de Maurever était auprès de lui.
— Que Dieu vous bénisse, Aubry, dit la jeune fille dont la voix était triste et douce. Je sais que vous m'aimez… Écoutez-moi. Avant qu'il soit une heure, mon père va risquer sa vie pour remplir son devoir.
— Sa vie ! répéta Aubry ; votre père ! Et ses yeux couraient dans la foule pour chercher l'absent.
— Ne cherchez pas, Aubry, reprit encore la jeune fille ; vous ne trouveriez point. Mais écoutez ceci : celui qui défendra mon père sera mon chevalier.
— Hommes d'armes ! en avant ! dit monsieur le sénéchal. Reine sauta sur le sable et se confondit avec ses compagnes. Aubry chancelait comme un homme ivre.
— Allons, mon petit cousin, lui dit Méloir : il n'y a pas de quoi tomber malade. N'est-ce pas que c'est bien la plus belle ?
Ce grand Méloir avait sous sa moustache un sourire méchant.
— Que veux-tu dire ? balbutia Aubry.
— Rien, rien, mon cousin.
— Est-ce que ce serait ?…
— Mort diable ! tu as une épée. Quand nous serons en terre ferme, il sera temps de causer de tout cela. Aubry le regarda en face.
— Il y a deux moyens d'être heureux, reprit le porte-enseigne d'un ton doctoral : se faire aimer et se faire craindre. Un brave garçon n'a pas toujours le choix. Mais quand l'un des deux moyens lui échappe, il garde l'autre. Attention, mon cousin ; baisse ta hampe et rêve tout seul. Moi, j'ai à réfléchir.
Méloir prit les devants. On passait sous la herse. Le chœur des moines chantait le Dies irae en montant l'escalier à pic qui donne entrée dans le château.
III. Fratricide.
François de Bretagne et sa suite, arrivés à la porte d'entrée du couvent de Saint-Michel, étaient à vingt-cinq toises environ du niveau de la grève.
François prit la tête du cortège et posa le premier son pied sur les marches de l'escalier.
Cet escalier, dont les degrés de pierre vont se plongeant dans un demi-jour obscur, s'ouvre entre les deux tourelles de défense, droites et hautes, percées chacune de deux créneaux séparés par une embrasure couverte, et conduit à la salle des gardes.
Il faut parler au passé quand il s'agit des hommes. Mais, pour les pierres, on peut employer le présent, car ces merveilles en granit sont debout, et c'est à peine si les fous furieux de 93, les Vandales de tous les âges, et quatre siècles accumulés ont pu mutiler quelques statues pieuses, écorcher quelques saints contours. Par exemple, le plâtre, plus fort que les révolutions et que les années ; le plâtre, arme favorite d'Attila-directeur, et d'Erostrate-entrepreneur de maçonnerie ; a rafraîchi bien des vieilleries.
Mais il n'est pas besoin d'aller si loin de Paris pour voir de quoi le plâtre est capable !
Laissons le plâtre. Et pour cela, décidément, parlons au passé.
Vis-à-vis de l'escalier, une vaste cheminée que surmontait l'écusson abbatial, tenait le centre de la salle des gardes.
L'écusson du cardinal Guillaume d'Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, existe encore dans la nef et dans la salle des chevaliers. Il était écartelé : aux premier et dernier, burellé d'argent et de sable, au lion rampant du même, accolé d'or, armé et lampassé de gueules sur le tout ; aux deuxième et troisième, de gueules à deux fasces d'or, — l'écu timbré d'un chapeau de cardinal de gueules et lambrequins de même, surmonté de la croix archiépiscopale. En cœur, l'écu de France à la bande de gueules pour brisure.
Dans cette salle des gardes, monseigneur l'évêque de Dol, qui devait officier, attendait son souverain avec le prieur de Saint-Michel et les chanoines de Coutances.
Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert, qui représentait le cardinal-abbé, et livra les clés au servant chargé d'ouvrir les portes.
Pour arriver à l'église de l'abbaye de Saint-Michel, on ne marchait pas, on montait toujours.
Il fallut d'abord traverser le grand réfectoire, énorme pièce de style roman, où la sobriété des détails fait naître une sorte de grandeur pesante qui impose et qui étonne, les dortoirs, de même style, qui règnent au-dessus, et la salle des chevaliers.
Elle était bien nommée, celle-là ! fière et robuste comme ces géants qui s'habillaient de fer ! lourde, mais bien campée sur ses vigoureux piliers et respirant, du sol à sa voûte, la majesté rude du soldat chrétien.
Comme style, c'était le roman arrivant au gothique, le pilier obèse se faisant plus musculeux, le cintre caressant la naissance de l'ogive.
Ils montèrent encore, lentement, les moines chantant les hymnes de mort, les hommes d'armes silencieux et recueillis, les femmes voilées, le duc pâle.
Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtes froides, et qui murmurait au hasard une prière.
Son cœur ne savait pas que sa bouche parlait à Dieu.
Et Dieu n'écoutait pas.
Au-dessus de la salle des chevaliers, le cloître.
L'Aire de Plomb, comme on l'appelait, parce que la cour, comprise entre les quatre galeries, était recouverte en plomb, pour protéger la voûte de la salle inférieure.
À mesure qu'on montait, le roman disparaissait pour faire place au gothique, car l'histoire architecturale du Mont-Saint-Michel a ses pages en ordre, dont les feuillets se déroulent suivant l'exactitude chronologique.
Le soleil de midi éclairait le cloître, qui apparut aux pèlerins dans toute sa riche efflorescence : Un carré parfait, à trois rangs de colonnettes isolées ou reliées en faisceaux qui se couronnent de voûtes ogivales, arrêtées par des nervures délicates et hardies.
Le prodige ici, c'est la variété des ornements dont le motif, toujours le même, se modifie à l'infini dans l'exécution, et brode ses feuilles ou ses fleurs de mille façons différentes, de telle sorte que la symétrie respectée laisse le champ libre à la plus aimée de nos sensations artistiques : celle que fait naître la fantaisie.
Aussi, cette échelle de soixante pieds que nous venons de gravir, depuis la base des tourelles jusqu'à l'aire de plomb, en passant par la salle des gardes, le grand réfectoire, le dortoir, la salle des chevaliers, le cloître, avait-elle reçu, des visiteurs éblouis, le nom générique de la Merveille.
À l'angle nord du cloître, il y avait un tronc de bois sculpté, devant lequel monsieur le prieur s'arrêta en faisant sonner son bât.
— Monsieur Gilles de Bretagne dit-il, dont Dieu ait l'âme en sa miséricorde, mit dans ce tronc quarante écus nantais, en l'an trente-sept, le quatrième jour de février.
François prit une poignée d'or dans son escarcelle, la jeta dans le tronc, se signa et passa.
La procession tourna l'angle du cloître pour gagner la basilique.
Mais ce n'est pas le grand soleil qu'il faut à cette architecture sarrasine pour qu'elle répande tout ce qui est en elle de mystérieux et de pieux. Ses grâces un peu bizarres, ses effets imprévus en quelque sorte romanesques, ont plus besoin d'ombre encore que de lumière.
Et cela est si vrai, que nous assombrissons à plaisir les vitraux de nos cathédrales, afin que le jour glisse à la fois moins clair et plus chaud dans ces forêts de granit qui ont leurs racines sous le marbre de la nef et qui entrelacent à la voûte leurs branches feuillées ou fleuries.
La basilique de Saint-Michel n'était pas entièrement bâtie à l'époque où se passe notre histoire. Le couronnement du chœur manquait ; mais la nef et les bas côtés étaient déjà clos. L'autel se dressait sous la charpente même du chœur qui communiquait avec le dehors par les travaux et les échafaudages.
Le duc François s'arrêta là. Il ne monta point l'escalier du clocher qui conduit aux galeries, au grand et au petit Tour des fous et enfin à cette flèche audacieuse où l'archange saint Michel, tournant sur sa boule d'or, terrassait le dragon à quatre cents pieds au-dessus des grèves[3].
Les tentures funèbres cachaient la partie du chœur inachevée. Les moines se rangèrent en demi-cercle, autour de l'autel.
La grosse cloche du monastère tinta le glas.
Les six dames du deuil s'agenouillèrent sur des coussins de velours, derrière le dais qu'on avait tendu pour le duc François.
Jeanne de Bruc et Yvonne-Marie de Coëtlogon occupèrent les deux premiers coussins. Elles représentaient madame Isabelle d'Écosse, duchesse régnante et Françoise de Dinan, veuve du prince décédé.
Parmi les gentilshommes, Malestroit représentait monsieur Pierre de Bretagne, frère du duc, et le vaillant Jean Budes, souche de la maison de Guébriant, se mit aux lieu et place d'Arthur de Bretagne, connétable de Richemont, absent pour le service du roi de France.
Aux frises tendues de noir, la devise de Bretagne courait en festons sans fin, montrant, tantôt l'un, tantôt l'autre de ses quatre mots héroïques : Malo mori quam faedari.[4]
La foule emplissait les bas côtés.
Dans la nef, les hommes d'armes étaient debout, séparés de leur souverain et des religieux par la balustrade du chœur.
Cette obscurité que nous demandions tout à l'heure pour les œuvres de l'art gothique, la basilique de Saint-Michel l'avait à profusion ce jour-là. Le noir des tentures, couvrant la demi-transparence des vitraux, laissait à peine passer quelques rayons, et la lueur des cierges luttait victorieusement contre ces pâles clartés.
Il régnait sous la voûte une tristesse grave et profonde.
Et aussi, mais nul n'aurait su dire pourquoi, une sorte de mystique terreur.
L'office commença.
François était juste en face du cercueil vide qui figurait la bière absente, pour les besoins de la cérémonie.
On dit qu'il tint les yeux baissés constamment et que son regard ne se tourna pas une seule fois vers le drap noir où des lettres d'argent dessinaient le chiffre de son frère.
Les moines récitaient les oraisons d'une voix lente et cadencée. La foule et les chevaliers répondaient.
On dit que pas une fois les lèvres décolorées de François ne s'ouvrirent pour laisser tomber les répons.
On dit encore qu'à plusieurs reprises son corps chancela sur le noble siège que lui avaient préparé les moines.
On dit enfin que lors de l'absoute sa main laissa échapper le goupillon bénit…
Mais ce fut pendant l'absoute que se passa la scène étrange et mémorable qui sans doute fit oublier les détails qui l'avaient précédée.
Cette scène, la basilique de Saint-Michel en gardera éternellement le souvenir.
Le doigt de Dieu toucha ce front que ne pouvait atteindre le doigt de la justice humaine.
Au moment où le duc François se levait pour jeter l'eau sainte sur le catafalque, et comme monsieur le sénéchal de Bretagne jetait ce cri sous la voûte sonore :
— Hommes d'armes ! à genoux ! Au moment où les six chevaliers du deuil, baissant la pointe de l'épée, entraient dans le chœur pour se ranger autour du cénotaphe, un moine parut tout à coup derrière le cercueil vide. Personne n'aurait su dire d'où sortait ce religieux, car toutes les stalles restaient remplies et nul mouvement ne s'était fait à l'entour du chœur. Le moine se dressa de toute sa hauteur, développant la bure raide de sa robe et ne montrant qu'une main qui tenait un crucifix de bois.
— Arrière, duc ! prononça-t-il d'une voix retentissante. Le duc François s'arrêta. Reine de Maurever trembla sous son voile. Aubry tressaillit. Il avait reconnu cette voix. Dans le chœur et dans la nef on se regardait. La stupéfaction était sur tous les visages. Cependant monseigneur l'évêque de Dol ne bougeait pas. Procureur, prieur et religieux durent imiter son exemple. Le moine inconnu tourna le cénotaphe et vint à la rencontre du duc.
— Que veux-tu ? balbutia ce dernier.
— Je viens à toi de la part de ton frère mort, répondit le moine. Un frisson courut dans toutes les veines.
Méloir seul semblait curieux plutôt qu'effrayé. Il s'avança jusqu'à la balustrade pour mieux voir. Aubry l'y avait précédé.
— Qui es-tu ? prononça encore le duc François, dont la voix défaillait.
Le moine, au lieu de répondre cette fois, jeta en arrière le large capuchon de son froc et découvrit une tête de vieillard, énergique et calme, couronnée de longs cheveux blancs.
Un nom passa aussitôt de bouche en bouche. On disait :
— Hue de Maurever ! l'écuyer de M. Gilles ! Méloir hocha sa tête coiffée de fer, comme on fait quand le mot longtemps cherché d'une énigme vous apparaît à l'improviste. Aubry, qui respirait à peine, se tourna vers l'endroit de la nef où les dames étaient agenouillées. Reine était immobile. Les draperies de son voile semblaient taillées dans le marbre. Le prétendu moine, cependant, avait le front haut et l'œil assuré. Il regardait en face François de Bretagne dont les paupières se baissaient. Sa voix se fit grave, et son accent plus solennel.
— En présence de la Trinité sainte, reprit-il, et devant tous ceux qui sont ici, prêtres, moines, chevaliers, écuyers, hommes-liges, servant d'armes, bourgeois et manants, moi, Hugues de Maurever, seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, parlant pour ton frère Gilles, assassiné lâchement, je te cite, François de Bretagne, mon seigneur, à comparaître, dans le délai de quarante jours, devant le tribunal de Dieu !
Le vieillard se tut. Sa main droite, qui tenait un crucifix, s'éleva. Sa main gauche sortit du froc entrouvert et jeta aux pieds de François un gantelet de buffle que chacun put reconnaître pour avoir appartenu au malheureux prince dont on fêtait les funérailles.
Pour se rendre compte de l'effet foudroyant produit par cette scène, il faut quitter le milieu sceptique où nous vivons et secouer l'atmosphère de prose lourde qui nous entoure ; il faut se reporter au lieu et au temps. Le quinzième siècle croyait : la religion entrait alors dans la vie de tous, et il n'était guère de cœur qui ne se serrât au seul mot de miracle.
Cela se passait au Mont-Saint-Michel, le rocher lugubre, cerné par la mort.
Cela se passait dans la basilique en deuil, devant le cercueil de celui-là même qui appelait son frère assassin aux pieds de la justice suprême.
Autour du cénotaphe, flanqué de ses quatre rangées de cierges, cinquante moines s'alignaient, impassibles, montrant leurs rigides visages dans cette ombre étrange que fait la profonde cagoule.
L'autel seul rayonnait sur le fond mat des draperies noires.
Et dans la nuit de la nef, parmi la cohue confuse des colonnes, sous les ogives enchevêtrant à l'infini leurs nervures, éclairées vaguement par quelques rayons rougeâtres échappés aux vitraux, l'acier des armures jetait çà et là ses austères reflets…
Il y eut deux ou trois secondes de silence morne, pendant lesquelles une terreur écrasante pesa sur l'assemblée.
Allait-on voir le spectre soulever ses funèbres voiles ?
Puis il se fit un grand mouvement. Les armures sonnèrent dans la nef ; les six chevaliers escaladèrent la balustrade, et les moines quittant leurs stalles en désordre, s'élancèrent au milieu du chœur.
Cela, parce que le duc de Bretagne, après avoir chancelé comme s'il eût reçu un coup de masse sur le crâne, était tombé à la renverse sur le marbre.
On le releva.
Quand il rouvrit les yeux, Hue de Maurever avait disparu ; et tout ce que nous venons de raconter aurait pu passer pour un songe, sans le gantelet de buffle qui était toujours là, témoin irrécusable du terrible ajournement.
Par où le faux moine s'était-il enfui ?
Chacun se fit cette question, mais nul n'y sut répondre.
Le duc François, livide comme un cadavre, parcourut des yeux sa suite frémissante.
— Cet homme a menti, messieurs, dit-il, je le jure à la face de Saint-Michel ! Une voix tomba de la voûte et répondit :
— C'est toi qui mens, mon seigneur, je le jure à la face de Dieu ! On vit un objet sombre qui se mouvait dans la galerie conduisant à l'escalier du clocher. Le sang monta aux yeux de François qui se redressa.
— Cent écus d'or à qui me l'amènera ! s'écria-t-il.
Reine sentit son cœur s'arrêter. Personne ne bougea. Le duc repoussa du pied le gantelet avec fureur. Son regard qui cherchait un aide, tomba sur Aubry de Kergariou, debout derrière la balustrade.
— Avance ici, toi ! commanda-t-il.
Aubry ficha sa bannière dans les degrés qui séparaient la nef du chœur et franchit la balustrade.
— Mon cousin de Poroët, reprit le duc, m'a dit souvent que tu étais la meilleure lance de sa compagnie. Veux-tu être chevalier ?
— Mon père l'était ; je le deviendrai avec l'aide de mon patron, répliqua Aubry.
— Tu le seras ce soir, si tu m'amènes cet homme mort ou vivant.
Les yeux d'Aubry se tournèrent vers la nef. Il vit Méloir qui souriait méchamment. Il vit les deux blanches mains de Reine qui se joignaient sous son voile.
Aubry tira son épée, la baisa et la jeta devant le duc. Après quoi, il croisa ses bras sur sa poitrine. Le duc recula. Ce coup le frappa presque aussi violemment que l'accusation même de fratricide. On entendit glisser entre ses lèvres blêmes ces mots prophétiques :
— Je mourrai abandonné ! Mais avant qu'il eût eu le temps de reprendre la parole, le bruit d'une seconde bannière, fichée dans le bois des marches, retentit sous la voûte silencieuse.
Méloir franchit la balustrade à son tour.
Il mit un genou en terre devant le duc.
— Mon seigneur, dit-il, celui-là est un enfant ; moi je suis un homme ; je poursuivrai le traître Maurever, et je le trouverai, fût-il chez Satan !
— Donc tu seras chevalier ! s'écria le duc.
Le soir, en traversant les grèves pour regagner Avranches, le futur chevalier Méloir avait pour mission de garder le pauvre Aubry qui était prisonnier d'État.
— Mon cousin, disait-il, nous voilà en partie. Elle t'aime, mais elle me craint. Je ne changerais pas mes dés contre les tiens.
IV. Veillée de la Saint-Jean.
Le manoir de Saint-Jean-des-Grèves était situé entre le bourg de Saint-Georges, sur le Couesnon, et le bourg de Cherrueix.
Sous le manoir, comme c'était la coutume, quelques maisons se groupaient.
Le manoir occupait le faîte d'un petit mamelon. Un taillis de chênes le séparait du village.
Le Bief-Neuf coulait derrière le manoir.
On nomme biefs les ruisseaux marneux à berges escarpées, au cours manquant de pente, qui dorment tristement dans l'étendue du Marais.
La principale maison du village appartenait à Simon Le Priol, laboureur et fermier de Maurever.
C'était une bâtisse en marne battue et séchée, que soutenaient des pans de bois croisés en X. La toiture de roseaux était haute et svelte, comme si elle eût essayé de relever le style épais de la maison.
Dans ce pays plat et gras, le pittoresque fait défaut ; alors comme aujourd'hui, c'était du blé dru et bien venu sous des pommiers difformes et sur de la marne labourée.
Terre grisâtre comme du savon de ménage ou noire comme du brai en fusion ; moulins à vent qui ne tournent guère ; masures ennuyées derrière leur haie jaune et portant leur toiture de roz près du sol, comme un gars innocent et frileux qui rabat jusqu'au menton son gros bonnet de laine.
Bon pain, cidre gluant, sang de Bretagne mêlé à sang de Normandie, querelles au bâton, querelles à l'écritoire : deux hommes de loi pour un médecin, un médecin pour un quart de malade, quatre malades pour un homme en santé.
Tournez la tête, faites trois cents pas, vous quittez la boue, vous trouvez le sable, la grève, le vent vif, les pêcheurs découplés comme des héros : la vraie Bretagne.
On est enfoui sous ces odieux pommiers. Mais ils sont si bas ! Pour voir l'horizon immense, il suffit de se hausser sur un trou de taupe.
Dol ! heureux pays de gros marrons et des procès incurables ! Contrée sans prétention, à l'abri de toute poésie ! Dol ! ville naïve qui possède un joyau pour cathédrale, et qui entend la messe dans une grange ! Dol ! cité druidique d'où les épiciers raisonnables ont chassé les bardes fous !
Salut et prospérité ! Bon pain, cidre gluant, pommes de terre guéries, voilà les souhaits qu'on forme pour ton bonheur !
Le village de Saint-Jean était trop près de la grève, bien qu'il ne la vît point, aveuglé qu'il était par six châtaigniers et trois douzaines de pommiers, pour ne pas secouer cette torpeur lymphatique qui endort le Marais. Il y avait autant de coquetiers que de garçons de charrue au village de Saint-Jean, et le Bief-Neuf y amenait l'eau de la mer aux grandes marées, jusqu'à la porte de la grange.
Simon Le Priol était à la tête du village de plein droit et sans conteste. Après lui venait maître Gueffès, être hybride, moitié mendiant, moitié maquignon, un peu clerc, un peu païen, Normand triple avec un nom breton.
Après maître Gueffès, le commun des mortels.
C'était une quinzaine de jours après le service célébré au Mont-Saint-Michel pour le repos et le salut de monsieur Gilles de Bretagne.
Il y avait grande veillée chez Simon Le Priol pour la fête de la Saint-Jean, qui était en même temps la fête de manoir et celle du village.
On avait brûlé vingt-cinq fagots de châtaignier sur l'aire, des fagots qui pétillent gaiement dans la flamme et qui lancent au vent des fusées de folles étincelles.
Le souper cuisait dans le chaudron massif, suspendu à la crémaillère.
Dans l'unique pièce qui composait le rez-de-chaussée de la ferme, le village entier était réuni.
Dix à douze gars, autant de filles, deux ménagères et maître Vincent Gueffès, lequel n'appartenait à aucun sexe : ce n'était pas un homme, en effet, puisqu'il ne savait ni labourer, ni pêcher, ni se battre ; ce n'était pas une femme, puisqu'il s'appelait maître Vincent Gueffès, et qu'il mendiait à Dol ou à Avranches dans un vieux sac d'échevin.
L'assemblée était présidée par Simon Le Priol et sa métayère Fanchon la Fileuse, bonne grosse Doloise, rouge, forte, franche, buvant son coup de cidre comme une luronne qu'elle était, et ne disant jamais non quand un pauvre quémandait à sa porte.
Fanchon la Fileuse était, ma foi, la fille d'un valet de notre sieur le pro-secrétaire de l'évêché, ce qui lui donnait un peu d'orgueil.
Simon Le Priol, lui, avait une honnête figure un peu sèche sous une forêt de cheveux gris. C'était un grand bonhomme ayant la conscience de sa valeur, et sachant garder son quant à soi parmi les petites gens du village.
Il tenait sa ferme à fief, non à bail, et comme Hue de Maurever était bien la perle des maîtres, Simon Le Priol avait de quoi dans quelque coin. Il passait pour riche. Quand un homme est riche, on l'accuse d'être avare : Simon subissait le sort commun.
Cela n'empêchait pas sa fille Simonnette de rire et de chanter comme une bienheureuse, et d'aller, plus rouge qu'une cerise, toujours courant, toujours sautant, babillant ici, là, mordant une pomme, grimpant au talus, passant pardessus les haies, se signant au-devant des croix, et rêvant parfois, quand son grand œil noir plongeait à l'horizon.
Du reste, Simonnette ne rêvait pas souvent.
Elle avait autre chose à faire.
Elle avait deux belles vaches à soigner, une rousse et une noire : cornes évasées, mufle court, regards fixes ; gaies toutes deux et bonnes laitières : des vaches qu'on aurait payées trois anges d'or la pièce au marché de Pontorson !
Des vaches comme il en fallait pour fournir la crème exquise du déjeuner de mademoiselle Reine.
Car Reine de Maurever habitait presque toujours le manoir de Saint-Jean.
Pas maintenant, hélas ! Maintenant Reine était Dieu savait où, depuis que son vieux père menait la vie d'un proscrit.
Pauvre demoiselle ! si douce, si charitable, si aimée !
Quand Simonnette allait par les chemins, les bras passés autour du cou de la Rousse ou de la Noire, elle pensait bien souvent à mademoiselle Reine.
Elles étaient du même âge, la fille du gentilhomme et la fille du paysan. Elles avaient joué ensemble sur la pelouse du manoir. Ensemble elles étaient devenues belles.
Reine avait la noble beauté de sa race. Plus tard, nous la verrons bien plus belle encore sous son voile de deuil.
Simonnette… franchement, vous n'avez jamais pu rencontrer de plus mignonne créature ! Un sourire contagieux, un sourire irrésistible. À la voir les fronts se déridaient. Simonnette ! Simonnette ! rien que ce nom-là, c'était de la gaieté pour ceux qui l'avaient vue.
Excepté pourtant pour ce pauvre petit Jeannin, le coquetier.[5]
Jeannin pleurait quand les autres souriaient.
Il se cachait pour voir passer Simonnette, et quand Simonnette était passée, il se prenait le front à deux mains.
S'il avait osé, le petit Jeannin, il se serait vraiment cassé la tête contre un pommier. Mais il aurait eu peur de se faire trop de mal.
Figurez-vous une tête de chérubin avec des cheveux bouclés à profusion, des grands yeux bleus, tendres et timides, et sous sa peau de mouton, hélas ! bien usée, cette gaucherie gracieuse des adolescents.
Il était fait comme cela, le petit Jeannin, et il allait avoir dix-huit ans.
Par exemple, pas un denier vaillant ! Des pieds nus, des chausses trouées, pas seulement une devantière de grosse toile pour remplacer sa peau de mouton qui s'en allait.
Simon Le Priol ne l'avait jamais peut-être regardé. Ce n'était pas un parti. Simon voulait pour sa fille un homme de cinquante écus nantais.
Cinquante écus, grand Dieu ! Chaque écu valant douze livres de vingt sols royaux, à douze deniers tournois le sol (s'il n'est rogné).
Le petit Jeannin n'avait jamais vu tant d'argent, même en songe.
Et, en conscience, est-ce bon pour faire des maris, ces séraphins aux yeux de saphir et aux cheveux d'or ?
Maître Vincent Gueffès disait non.
Parlons de maître Vincent Gueffès.
Front étroit, vaste nez, bouche fendue avec une hallebarde. Dans cette bouche, une mâchoire monumentale, haute, large, solide et ressemblant à ces belles mâchoires antédiluviennes, à l'aide desquelles, quatre cents ans plus tard, les savants devaient reconstruire tout un monde.
La mâchoire de maître Vincent Gueffès, retrouvée par hasard, a dû conduire tout droit à l'idée du mastodonte.
Beaux petits yeux ronds, doucement frangés de rouge, cheveux couleur de poussière, longue taille maigre et droite dans une houppelande faite pour autrui : tel se présentait maître Vincent Gueffès.
Simon Le Priol avait coutume de dire qu'il n'était point laid. Simon Le Priol avait raison, en ce sens que maître Gueffès était affreux.
Du reste, point d'âge. Vous savez, ces bonnes gens ont de vingt-cinq à soixante ans. Passé soixante ans, ils rajeunissent.
Eh bien ! avec cela, maître Gueffès était bas-normand des pieds à la tête. Il avait de l'esprit comme quatre malins de Domfront, sa patrie. Or, un malin de Domfront vaut quatre finauds de Vire qui valent chacun quatre citrouilles de Condé-sur-Noireau, ville où les huîtres naissent à vingt lieues de la mer !
Maître Gueffès était le rival du petit Jeannin, le coquetier. Il trouvait Simonnette charmante, et quand il songeait à la dot de Simonnette, sa mâchoire toute entière se montrait en un épouvantable sourire.
Maître Gueffès ne mendiait jamais aux environs de Saint-Jean. D'ailleurs, mendier, en ce temps, c'était tout bonnement prendre sa part de certaines largesses périodiques. Maître Vincent Gueffès allait quérir sa soupe à la distribution du monastère ; il criait noël sur le passage des seigneurs ; mais ce n'était pas un gueux.
On savait bien qu'il avait quelque part un sac de cuir qui motivait amplement la bienveillance de Simon Le Priol.
Le pauvre petit Jeannin était peureux comme un lièvre. Oh ! sans cela maître Gueffès aurait eu son compte !
Et maintenant, reste-t-il quelqu'un à décrire autour de la grande cheminée ? À part Simon le métayer, Fanchon la métayère, Simonnette. Gueffès et le petit Jeannin, il n'y a guère que des comparses : Joson le vannier, Michon la buandière, quatre Mathurin, autant de Gothon, une Scolastique et deux Catiche. N'oublions pas cependant la Rousse et la Noire, les deux belles vaches, commodément vautrées à l'autre bout de la chambre, et trois gorets[6] (sauf respect), grognant sous la table même.
La veillée allait bien. La cruche au cidre circulait assez vivement, escortée de l'écuelle commune. Fanchon, la digne métayère, à cause de la solennité de la Saint-Jean, savourait toute seule une tasse d'hypocras.
Les rouets chômaient, les fuseaux de même. Les quatre Gothon étaient lasses de jouer à la main chaude avec les quatre Mathurin.
Le petit Jeannin, les pieds nus dans les cendres, laissait passer l'écuelle sans y mouiller ses lèvres et regardait Simonnette tant qu'il pouvait.
Dans sa blonde tête, il brodait de mille manières diverses ce thème invariable : Si j'avais cinquante écus nantais !
Maître Vincent Gueffès se taisait, comme devraient faire tous les bas-normands d'esprit.
Simonnette riait avec l'un, avec l'autre, avec tous, l'heureuse fille. En ce moment, elle écoutait Simon Le Priol, son père, qui contait une histoire.
Une belle histoire, car vous eussiez entendu la souris courir dans la salle basse de la ferme.
— Voilà donc qu'est comme ça, mes vrais amis, disait Simon ; le chevalier était de quelque part par là en Léon ou en Cornouailles, du côté de la Bretagne bretonnante, comme on l'appelle, à cause qu'on y parle baragouin.
Il venait en la ville de Dol pour voir sa mère ou autre chose, je ne sais pas. Voilà qu'est comme ça.
Ils couchaient trois dans la même chambre, à l'hôtellerie des Quatre Besans d'Or, sous le couvent des Minimes, au bout de la Rue-qui-Tourne : un Français, un Normand et le chevalier breton, qui fait trois, comme je vous le dis.
Avant de s'endormir, c'est pourtant vrai, ce que je vous fais là, le Français chanta une antienne luronne, le Normand compta les angelots de son escarcelle, et le Breton récita ses prières.
Faut pas mentir ! le Français dit au Normand :
— Combien as-tu dans ton sac, mon compagnon ?
— Cent sols de la monnaie de Rouen et trois ducats de Flandre, répondit le Normand.
— Veux-tu les jouer aux dés en quinze passes contre cent sols parisis et trois anneaux de ma chaîne d'or ?
Le Normand ferma son escarcelle et la mit sous son oreiller.
— Tu ne veux pas ? repris l'enragé Français ; eh bien ! buvons-les s'il ne te plaît pas de les jouer.
— Mes chers compagnons, interrompit ici le Breton, je vous prie de me laisser dire mes oraisons… Passe-moi l'écuelle, Mathurin !
Ce n'était autour du cercle, que bouches béantes et regards curieux. Simon Le Priol but un large coup et poursuivit :
— Nous n'y sommes pas, mes bonnes gens ! Oh ! mais non ! Vous allez voir bientôt ce que fit la Fée des Grèves. Attention !
V. Un Breton, un Français, un Normand.
Simon Le Priol continua ainsi :
— Voilà donc qu'est comme ça, vous autres ! Le chevalier breton leur dit : Mes compagnons, je vous prie de me laisser dire mes oraisons.
Mais les Français, mes petits enfants, ça a le diable dans le corps, faut pas mentir ! Le Français reprit :
— Ta prière sera bonne demain comme ce soir, sire Baragoin. Si tu as quelque chose dans ton escarcelle, je te propose la même partie qu'au Normand.
Le Breton se signa et dit amen ; sa prière était finie.
— Tu dis amen, s'écria le Français ; donc tu consens ! J'ai des dés dans ma bourse comme un honnête homme. Normand ! lève-toi et sois témoin !
Mes petits enfants, qui fut embarrassé ? Ce fut le chevalier breton, car il n'avait dans son aumônière qu'une pauvre piécette de vingt-quatre sous, percée au milieu et rognée tout à l'entour. Cependant, il avait dit amen, et pour l'honneur de la Bretagne il ne pouvait point se dédire.
— Pour si futile objet, pensait-il, Dieu et la Vierge ne me viendront point en aide. À moi la bonne Fée des Grèves !
Il y eut à ce nom un long soupir de contentement autour de la cheminée.
Les escabelles se rapprochèrent. Tous les yeux dévorèrent le conteur.
Simon Le Priol, sûr de son effet, réclama la cruche et l'écuelle.
Et tout le monde de murmurer :
— Oh ! maître Simon, dites vite ! dites vite !
Maître Simon prit son temps, lampa une terrible rasade et poursuivit :
— Vous me demanderez ce que pouvait faire la Fée des Grèves dans une partie de dés, jouée en terre ferme ?
Attendez, mes petits enfants. Vous allez voir. Voilà donc qu'est comme ça !
— Mon compagnon, dit le chevalier breton, dans mon pays de Cornouailles, on ne sait point jouer aux dés.
— Quel jeu joue-t-on dans ton pays de Cornouailles ?
— Le jeu du bois de cormier, mon compagnon.
— Et comment le joue-t-on ce jeu du bois de cormier ?
— On le joue sans table ni tapis, dans l'aire avec deux gaules d'une toise : Bon pied, bon œil, et à la grâce de Dieu !
Le Français comprit et fit la grimace. L'assemblée eut ici un gros rire franc et joyeux.
— Il n'était pas gaucher, le Breton ! dit un Mathurin.
— En voilà un malin, le Breton ! s'écrièrent plusieurs Gothon.
Et entre voisins on se pinça le gras des bras jusqu'au sang par jubilation et sans malice.
Le pauvre petit Jeannin seul n'écoutait guère et ne pinçait personne. Il en était toujours à penser :
— Si j'avais seulement cinquante écus nantais !
— Quoi donc ! voilà qu'est comme ça, reprit encore Simon Le Priol ; le Breton n'était pas bête, c'est la vérité, faut pas mentir !
Ce fut au tour du Français d'être embarrassé. Le Normand, lui, avait son idée.
— Mes bons chrétiens, dit-il, on peut arranger ça, et je serai, s'il vous plaît, de la partie. Ni dés, ni bâtons ! Faisons un pèlerinage à la maison de saint Michel, archange, et partons en même temps. Le premier arrivé sera le maître.
— Tope ! s'écria le Français, qui avait vu le Mont de loin, en passant sur la route.
— Tope ! dit le Breton qui ne voulait pas reculer. Le Normand sourit dans sa barbe, parce qu'il connaissait les tangues, étant du gros bourg de Genest, de l'autre côté d'Avranches. Ils se donnèrent la main et descendirent tous trois à l'écurie. Vous dire l'avide curiosité excitée par cette simple légende dans l'auditoire du maître Simon Le Priol, serait chose impossible. D'abord la lutte était bien établie entre les trois races rivales : Bretons, Normands, Français ; ensuite il s'agissait des tangues, ces déserts sans routes tracées, aux dangers connus et toujours mystérieux ; enfin, on voyait apparaître dans le lointain du récit la Fée des Grèves, la mythologie du pays, l'élément surnaturel si cher aux imaginations bretonnes.
La Fée des Grèves allait jouer son rôle.
La Fée des Grèves ! l'être étrange dont le nom revenait toujours dans les épopées rustiques, racontées au coin du foyer.
Le lutin caché dans les grands brouillards.
Le feu follet des nuits d'automne.
L'esprit qui danse parmi la poudre éblouissante des mirages de midi.
Le fantôme qui glisse sur les lises dans les ténèbres de minuit.
La Fée des Grèves ! avec son manteau d'azur et sa couronne d'étoiles !
— Ah ! dam ! poursuivit Simon Le Priol, ah ! dam ! ah ! dam ! Voilà donc qu'est comme ça, pour de vrai, les gars et les filles, je ne mens pas.
Le Breton sella son cheval noir ; le Français sella son cheval blanc ; le Normand sella son cheval qui n'était ni blanc ni noir, parce que, dans son pays, tout est pie, blanc et noir, chèvre et chou, un petit peu chair, un petit peu poisson. Quoi ! un pied chez le bon Dieu, un pied chez le diable.
Et en route !
— Bon voyage, mes vrais amis, leur cria le Normand qui prit la route de Pontorson. Le Français répondit : Bon voyage ! et piqua droit aux sables. Le Breton dit aussi : Bon voyage ! mais il retint son cheval.
Que fit-il ? C'est à présent que la Fée pouvait le perdre ou le sauver.
— Ah ! dam, oui, par exemple ! interrompit l'assistance tout d'une voix.
Simon flatté de cet élan naïf, fit un signe amical à la ronde et poursuivit :
— Pas moins, le Normand courait en faisant le grand tour et le Français galopait vers les Grèves.
Mon Breton, ayant réfléchi, vrai comme je vous le dis, entra chez un marchand d'épices et acheta des friandises pour toute sa piécette de vingt-quatre sous.
Il savait que la bonne Fée aimait les doudoux parce qu'elle est une femme.
Et il partit semant ses épices au bord du rivage, en disant : Bonne Fée, bonne Fée, prends pitié de moi !
On vous l'a dit et c'est la vérité : la Fée descend dans le brouillard, mais elle se laisse aussi glisser le long des rayons de la lune.
Le Breton la vit venir ainsi.
Ah ! grand Dieu ! c'était un brave homme, vous allez voir !
La Fée courut aux épices. Le Breton se coula jusqu'à elle et comme la Fée s'amusait aux friandises, il la saisit à bras-le-corps…
— Voyez-vous ça ! fit-on dans l'assistance. Et l'attention de redoubler. Le petit Jeannin lui-même tournait maintenant ses grands yeux bleus vers Simon Le Priol.
— Ma foi ! dam ! oui, les gars et les filles ! continua Simon : le Breton la saisit à la brassée, et si vous ne savez pas grand'chose, vous savez bien sûr, qu'une fois prise, la Fée fait tout ce qu'on veut et donne tout ce qu'on demande.
— Oh ! fit le petit Jeannin qui n'avait peut-être jamais osé prendre la parole devant une si imposante assemblée, est-ce bien vrai, ça ?
— Si c'est vrai… commença Simon scandalisé.
— Donne-t-elle des écus nantais ? interrompit encore le petit Jeannin. Tout le monde éclata de rire. Le pauvre enfant, rouge et confus, baissa la tête.
Simonnette, toute seule, comprit le sens détourné de cette question, et son regard remercia le petit coquetier.
— Toi, disait cependant Simon Le Priol, tu vas te taire, pêcheur de coques vides ! La Fée donne des écus nantais comme elle donnerait des perles, des diamants et de tout ; ça ne lui coûterait pas davantage, puisqu'elle voit au fond de la mer !
Voilà qu'est donc comme ça ! Le Breton, lui, dit à la Fée :
— Bonne Fée, je ne veux ni or ni argent. Je veux passer au Mont à pied sec, en droite ligne. Il n'avait pas fini de parler, que la Fée était assise gracieusement sur le cou de son cheval, et lui en selle. Eh ! hop ! Le cheval noir prit le galop tout seul.
Ah ! dam ! fallait voir ça. Au bout d'une lieue, le Breton, vit le Français qui était en train de s'ensabler avec son cheval blanc dans une coquine de lise au beau milieu du cours de Couesnon.
Eh ! hop ! C'est tout au plus si le Breton eut le temps de dire : Dieu ait son âme ! Le cheval noir allait, allait !
Et la Fée, demi-couchée sur l'encolure, laissait flotter au vent la gaze blanche de son voile.
Tant que le cheval noir eut la grève sous les pieds, ce ne fut rien ; mais on était en marée et la mer montait.
Bientôt le flot passa entre les jambes du cheval.
Eh ! hop ! Le cheval se mit à courir sur la mer, effleurant à peine l'écume de la pointe de son sabot.
Les vagues dansaient. Le Breton fermait les yeux pour ne pas devenir fou.
Eh ! hop ! eh ! hop !…
Toutes les respirations s'étaient arrêtées. On perdait le souffle à suivre cette course fantastique.
Simon Le Priol reprit haleine et essuya la sueur de son front.
Car il contait cela de grand cœur, comme il faut conter quand on veut passionner son auditoire.
On peut dire qu'autour de la cheminée chacun voyait le cheval noir courir sur la pointe des lames, et le voile de la Fée flottant à la brise nocturne.
Fanchon la ménagère plongea sa cuiller de bois dans le chaudron où cuisait la bouillie d'avoine, et emplit une pleine écuellée.
— La part de la bonne Fée ! murmura-t-on à la ronde. Maître Vincent Gueffès, le vilain Normand, fut tout seul à hausser les épaules. Ce ne fut pas long, mes petits enfants, poursuivit Simon Le Priol ; le Breton commençait un Ave dévotement, parce qu'il se reconnaissait en faute pour s'être mis sous une protection autre que celle de la vierge Marie, lorsqu'il sentit un grand choc.
C'était le cheval noir qui prenait pied sur le rocher du Mont.
Le Breton rouvrit les yeux. La Fée se balançait comme une vapeur aux rayons de la lune.
Elle se jeta tête première dans la mer bleue qui rendit des étincelles.
Le chevalier breton passa la nuit en prières dans la chapelle du couvent. Le lendemain, au bas de l'eau, il vit arriver le fin Normand par la route de Pontaubault. Le Normand donna ses cent sous de la monnaie de Rouen, et ses trois écus royaux, bien à contrecœur.
Quant au Français, Satan sait de ses nouvelles.
Voilà ce que c'est, mes petits enfants ; tout est vrai comme ma mère me l'a dit. N, i, ni, j'ai fini.
Il y eut une bruyante explosion, parce que chacun avait retenu son souffle. Les observations se croisèrent. Les langues des quatre Gothon surtout, trop longtemps immobiles, avaient absolument besoin de fonctionner.
— Ah ! Jésus Dieu ! s'écria Gothon Lecerf, le pauvre Français fut bien puni tout de même !
— Pourquoi chantait-il les vêpres luronnes ! riposta Gothon Legris.
— Et le Normand ! reprit Gothon Lenoir.
— Ah ! dam ! conclut Gothon Ledoux, le Normand fut dindon, ça c'est vrai, et bien fait. Et chacun de rire.
Pourquoi rit-on toujours quand un Normand se casse le cou ?
Maître Gueffès haussa encore les épaules.
— Et vous allez mettre à présent une bonne écuellée de gruau sur le pas de votre porte, n'est-ce pas, dame Fanchon ? dit-il d'un air narquois.
— Oui, maître Gueffès, répondit la ménagère, qui ajouta en s'adressant à Simonnette : Tiens, fillette, porte la part de la bonne Fée.
Simonnette prit l'écuelle fumante et la déposa sur le pas de la porte, en dehors.
— Et vous croyez que la Fée va venir lécher votre écuelle ? dit encore maître Gueffès, la mâchoire sceptique.
— Si je le crois ! s'écria Fanchon scandalisée.
— Et qui ne le croirait ? demanda Simon Le Priol ; nos pères et nos mères l'ont bien cru avant nous !
— Vos pères et vos mères, répliqua Gueffès, perdaient leur bouillie ; vous aussi. C'est pitié de voir jeter ainsi de bonne farine à la gloutonnerie des vagabonds ou des chiens égarés.
— Si on peut parler comme ça ! s'écrièrent les quatre Gothon tout d'une voix.
Les quatre Mathurin agitèrent en eux-mêmes la question de savoir s'il n'était pas convenable et opportun de jeter le vilain Gueffès dans la mare.
— Moi, je vous dis, reprit Gueffès, qu'il n'y a pas plus de fée dans les Grèves que dans le creux de ma main. Quelqu'un de vous l'a-t-il vue ?
Cette question fut faite d'un ton de triomphe. On se regarda à la ronde un peu déconcerté.
— Vous voyez bien… commença maître Gueffès.
Mais il fut interrompu par le petit Jeannin qui dit d'une voix ferme et claire :
— Moi, je l'ai vue !
VI. Ce que Julien avait appris au marché de Dol.
Les partisans de la bonne Fée, déconcertée par la question de maître Gueffès, ne s'attendaient pas à cet auxiliaire qui leur venait tout à coup en aide.
Le petit Jeannin était plutôt toléré qu'accueilli dans l'assemblée des notables du village de Saint-Jean, et d'habitude on ne lui accordait point la parole.
Mais l'homme qui a une idée grandit tout à coup, et depuis le moment où Simon Le Priol avait dit : « La bonne Fée donne tout ce qu'on lui demande », Jeannin avait une idée.
Il était debout devant l'âtre, le front rouge et haut, mais les yeux baissés.
Tous les regards étonnés se fixaient sur lui.
— Ah ! tu l'as vue, toi, petiot ? dit Gueffès, avec son air moqueur.
— Oui, moi, je l'ai vue, répondit Jeannin.
— Il l'a vue ! il l'a vue ! répétait-on à la ronde.
— Et où l'as-tu vue ? demanda Gueffès.
— Ici, devant la porte.
— Quand ?
— Hier.
— À quelle heure ?
— À minuit.
Toutes ces réponses furent faites rondement et d'un ton assuré.
Mais Vincent Gueffès allongea sa mâchoire en un sourire méchant.
— Ah ! ah ! petiot ! dit-il, et que fais-tu à minuit, si loin de ton trou, devant la porte de Simon Le Priol ? Détourner la question est le fort de la diplomatie normande.
Le petit Jeannin se campa crânement devant Gueffès et répondit :
— Là, ou ailleurs, je fais ce que je veux. Et souvenez-vous du jeu que le Breton proposa au Français, dans l'auberge des Quatre Besans d'or : du jeu qui se joue sans table ni tapis, maître Vincent Gueffès, avec deux gaules d'une toise. Bon pied, bon œil, main alerte, et à la grâce de Dieu !
Ma foi, Simon Le Priol ne put s'empêcher de rire, et ce ne fut pas aux dépens du petit Jeannin. Simonnette était toute rose de plaisir. Fanchon, la ménagère, but un coup d'hypocras pour cacher sa gaieté. Les quatre Mathurin écrasèrent, dans leur contentement, les pieds des quatre Gothon. Maître Gueffès ne broncha pas.
— Un bâton d'une toise ne prouve pas que mensonge soit parole d'Évangile, dit-il. Que faisait la fée quand tu l'as vue !
— Elle se baissait sur le seuil pour ramasser un gâteau de froment.
— Ça, c'est la vérité, appuya la ménagère ; j'avais mis un gâteau de froment sur la porte.
— Et comment est-elle faite, la Fée, petiot ? demanda encore maître Gueffès. Jeannin hésita.
— Elle est belle, répliqua-t-il enfin, belle comme un ange… presque aussi belle que la fille de Simon Le Priol. Simon et sa femme froncèrent le sourcil à la fois.
Maître Vincent Gueffès ouvrait sa large bouche pour lancer quelque trait envenimé qui pût venger sa défaite, car il était vaincu, lorsque le pas d'un cheval se fit entendre sur le chemin.
Tout le monde se leva.
— Julien ! Julien ! s'écria-t-on, Julien Le Priol ! nous allons avoir des nouvelles de la ville ! Le cheval s'arrêta en dehors de la porte qui s'ouvrit. Julien Le Priol, fils de Simon, entra.
C'était un beau gars de vingt ans, fortement découplé : cheveux noirs, œil vif et franc, un gars qui s'était plus souvent tourné, pour respirer, du côté du bon air des grèves que du côté de l'atmosphère lourde et tiède du Marais. Il baisa sa mère et Simonnette.
— Quelles nouvelles, garçon ? demanda le père.
— Mauvaises ! répliqua Julien, en jetant sur la table les lames de faux qu'il était allé acheter chez le taillandier de Dol ; mauvaises ! Ce ne sont pas des malfaiteurs qui ont saccagé le manoir de Saint-Jean et ce n'est pas par dérision qu'on a planté au bas du perron le poteau de la justice ducale. Monsieur Hue de Maurever, notre seigneur, est accusé de haute trahison.
— De haute trahison ! répéta Le Priol stupéfait.
Les nouvelles, en ce temps-là, ne couraient point la poste. Le hameau de Saint-Jean, qui était situé en vue du Mont, à cinq ou six lieues d'Avranches, ne savait pas encore ce qui s'était passé, à quinze jours de là, dans la basilique du monastère.
Une nuit de la semaine qui venait de s'écouler, le manoir de Saint-Jean avait été saccagé de fond en comble par des mains invisibles. Les villageois effrayés avaient entendu des chants et des cris. Le lendemain, il n'y avait plus un seul serviteur au manoir désolé.
Et, devant la grand'porte, un écriteau aux armes de Bretagne portait ces mots que Vincent Gueffès avait déchiffrés : Justice ducale.
Du reste, les maîtres étaient absents depuis du temps, et, quand les pillards étaient venus, ils n'avaient trouvé que des valets au manoir.
Le lendemain, à travers les fenêtres désemparées, les gens du village avaient jeté leurs regards à l'intérieur du château. Il n'y avait plus que les murailles nues.
Julien était assis entre son père et sa mère. Tout le monde l'interrogeait des yeux. Il y avait sur son visage une émotion grave et triste.
— Quand monsieur Hue de Maurever, commença-t-il avec lenteur, me conduisit au château du Guildo, apanage de monsieur Gilles de Bretagne, je vis de belles fêtes, mon père et ma mère ! Il était jeune, monsieur Gilles de Bretagne et fier, et brillant.
Maintenant, il est couché dans un cercueil de plomb, sous les dalles de quelque chapelle. Et tout le monde sait bien qu'il est mort empoisonné !
— Mon fils Julien, dit Simon Le Priol, nous avons prié Dieu pour le salut de son âme. Que peuvent faire de plus des chrétiens ?
— Nous autres ! répliqua le jeune homme en jetant un regard sur son habit de paysan, rien… mais monsieur Hue de Maurever est un chevalier !
Voilà ce qu'ils disent, mon père et ma mère, sur le marché de Dol :
Notre seigneur François était jaloux de monsieur Gilles, son frère. Il le fit enlever nuitamment du manoir du Guildo par Jean, sire de la Haise, qui n'est pas un Breton, et Olivier de Méel qui est un lâche ! Jean de la Haise enferma monsieur Gilles dans la tour de Dinan. Et comme le pauvre jeune seigneur, prisonnier, faisait des signaux au travers de la Rance, Robert Roussel — un damné ! — l'emmena jusqu'à Châteaubriant où les cachots sont sous la terre.
Les cachots de Châteaubriant ne parurent point pourtant assez profonds. Jean de la Haise et Robert Roussel mirent leurs hommes d'armes à cheval par une nuit d'hiver, et conduisirent monsieur Gilles à Moncontour.
À Moncontour, il y a des hommes. On plaignait monsieur Gilles. Jean de la Haise et Robert Roussel fermèrent sur lui les portes de la forteresse de Touffon.
Et comme Touffon est trop près d'un village, on chercha encore. On trouva, au milieu d'une forêt déserte, le château de la Hardouinays, où monsieur Gilles a rendu son âme à Dieu…
Mon père et ma mère, je ne suis qu'un vilain, mais mon cœur se soulève à la pensée de ce qu'a dû souffrir le fils de Bretagne avant de mourir. Jean de la Haise et Robert Roussel se fatiguaient de garder le captif. Ils voulurent d'abord le tuer par la faim…
— Oh ! interrompit Fanchon, la métayère, qui ne put retenir un cri d'horreur.
Le même cri s'échappa de toutes les poitrines oppressées. Maître Gueffès tout seul garda un silence glacé.
— Gilles de Bretagne, reprit Julien, était dans un cachot dont le soupirail donnait dans des broussailles, au ras du sol. On fut deux jours sans lui porter à manger, puis trois jours, puis toute une semaine. Au bout de ce temps, Jean de la Haise et Robert Roussel descendirent au cachot pour fournir la sépulture chrétienne au cadavre.
Mais il n'y avait pas de cadavre. Gilles de Bretagne vivait encore. Un ange avait veillé sur les jours de la pauvre victime.
Un ange ! Et vous l'avez vu, ce bel ange aux blonds cheveux et au doux sourire, cet ange qui porta si longtemps dans notre pays la consolation charitable…
— Mademoiselle Reine ! murmura Simonnette, dont les beaux yeux noirs se mouillèrent.
— Oh ! la chère demoiselle ! que Dieu la bénisse ! s'écria-t-on tout d'une voix.
La vilaine voix de maître Gueffès manquait seule à ce concert.
— Reine de Maurever ! répéta Julien d'un accent enthousiaste ; oui, c'était elle, c'était Reine de Maurever ! Chaque soir elle venait, bravant le carreau des arbalètes ou la balle des arquebuses, elle venait apporter du pain au captif. Mais quand les deux bourreaux geôliers virent que la faim ne tuait pas monsieur Gilles assez vite, ils achetèrent trois paquets de poison au Milanais Marco Bastardi, l'âme damnée du sire de Montauban.
Olivier de Méel lui-même recula devant la pensée de ce crime, et s'enfuit alors du château de la Hardouinays. Robert Roussel et Jean de la Haise restèrent. Ces deux-là sont maudits ; l'enfer les soutient.
Un soir, Reine de Maurever vint, comme de coutume, déguisée en paysanne. Elle frappa aux barreaux. Nul ne répondit. Monsieur Gilles était couché tout de son long sur la paille humide.
Reine devina. Elle courut chercher son père qui se cachait dans les environs, et un prêtre.
Monsieur Gilles put se lever sur son séant et se confessa à travers le soupirail.
Quand il eut fini de se confesser, le prêtre lui demanda :
— Gilles de Bretagne, pardonnez-vous à vos ennemis ?[7]
— Je pardonne à tous excepté à François de Bretagne, mon frère, répondit le mourant, qui trouva un dernier éclair de vie ; Abel n'a point pardonné à Caïn. Pour le fratricide, point de pardon, car le pardon serait une impiété !
Je ne sais pas s'il se trompait en disant cela. Il se leva sur ses jambes chancelantes et vint jusqu'au soupirail dont il saisit les barreaux.
— Prêtre, dit-il, tes pareils sont sans peur, parce qu'ils sont sans reproche. Va vers le duc François, mon frère, mon seigneur et mon assassin. Dis-lui que Gilles de Bretagne meurt en le citant au tribunal de Dieu. Le feras-tu ?
Le prêtre hésitait.
— Moi, je le ferai, prononça Hue de Maurever parmi ses sanglots. Car il aimait monsieur Gilles comme son fils. Celui-ci tendit sa main à travers les barreaux. Hue de Maurever la baisa en pleurant. Puis monsieur Gilles murmura : Merci et tomba à la renverse.
Les uns disent que Jean de la Haise et Robert Roussel, lorsqu'ils vinrent le soir, ne trouvèrent plus qu'un cadavre. Les autres affirment que Gilles de Bretagne n'était pas encore défunt, et que les deux infâmes l'achevèrent en l'étranglant de leurs mains.
Julien Le Priol fit une pause. Personne ne prit la parole. Chacun était frappé de stupeur.
Julien raconta ensuite comme quoi Monsieur Hue de Maurever, accomplissant la promesse faite au mourant, était venu, déguisé en moine, dans la basilique de Saint-Michel, et avait arrêté le duc François au moment où il allait jeter l'eau sainte sur le cénotaphe.
Comme quoi Monsieur Hue avait disparu. Comme quoi le jeune homme d'armes Aubry de Kergariou avait jeté son épée aux pieds du duc et refusé de poursuivre Maurever.
— Maintenant, reprit Julien, Monsieur Hue se cache on ne sait où. Le duc a mis sa tête au prix de cinquante écus nantais. Mademoiselle Reine a disparu, et Aubry de Kergariou est dans les cachots souterrains du Mont. Voilà ce qui se dit sur le marché de Dol, mon père et ma mère.
À ces mots : Cinquante écus nantais, deux personnes avaient dressé l'oreille.
C'était d'abord le petit Jeannin, dont les grands yeux brillèrent à ces paroles magiques.
Ce fut ensuite maître Vincent Gueffès, lequel gratta sa longue oreille, et se prit à réfléchir profondément.
— Et l'on ne sait pas où notre demoiselle Reine s'est réfugiée ? demanda Simon. Julien secoua la tête.
— On dit qu'elle a été d'abord au domaine du Roz, puis au domaine de l'Aumône. Les vassaux ont eut peur et l'ont chassée.
— Chassée ! notre demoiselle !
— On dit qu'elle a eu peur d'être chassée aussi du domaine de Saint-Jean, car les hérauts de la cour vont partout dans les campagnes, sonnant de la trompe le jour et la nuit, et promettant male mort à qui abritera le sang de Maurever !
— Mais où est-elle ? où est-elle ? Julien fut bien une minute avant de répondre.
— J'ai rencontré, dit-il enfin avec effort, le vieux vicaire du Roz sous le porche de l'église. Il pleurait…
— Il pleurait !
— Et il m'a dit : « Julien, n'oublie pas la fille de ton maître quand tu réciteras le De Profundis du soir ». Les yeux de Simonnette s'inondèrent de larmes.
La grosse métayère Fanchon essaya de se soulever et retomba suffoquée.
— Morte ! morte ! répéta Julien Le Priol. Puis il ajouta en se signant :
— Et je crois que j'ai déjà vu son esprit !
Une frayeur vague remplaça l'expression douloureuse qui était sur tous les visages.
— Tout à l'heure, en passant sous le manoir, poursuivit Julien, je regardais les fenêtres qui n'ont plus de vitraux. Les murailles étaient éclairées par la lumière de la lune, et chaque croisée faisait comme un trou noir. Dans l'un de ces trous noirs, j'ai vu saillir une blanche figure… et j'ai dit ma première oraison pour que Dieu ait l'âme de notre demoiselle.
Le silence se fit. La cruche au cidre et l'écuelle chômaient sur la table. À la crémaillère, la bouillie d'avoine brûlait sans que personne s'en aperçût.
De grosses larmes roulaient sur les joues de Simonnette. Il n'y avait plus de trace de cette bonne joie de la Saint-Jean qui emplissait la ferme naguère. Dans ce silence où l'on n'entendait que le bruit des respirations oppressées, un bruit éclata tout à coup. C'était le son d'une trompe disant les trois mots de l'appel ducal.
— Écoutez ! s'écria Julien, qui se leva tout pâle.
— Qu'est-ce que cela ? demanda le vieux Simon.
— C'est le héraut de Monseigneur François qui vient crier le prix de la tête de Maurever.
— À cette heure de nuit ?
— La vengeance ne dort pas, mon père, et François de Bretagne a déjà vieilli de dix ans depuis dix jours. Il faut bien qu'il se dépêche, s'il veut tuer encore un homme avant de mourir !
VII. À la guerre comme à la guerre.
Les gens de la veillée pensaient :
— L'esprit de la pauvre demoiselle Reine revient chez nous parce qu'on l'a chassée de ses autres manoirs. C'étaient de bonnes âmes, depuis les quatre Gothon jusqu'au petit coquetier, en passant par les quatre Mathurin.
Ce que nous ne saurions point dire, c'est la pensée de maître Vincent Gueffès, le Normand, dont le front se plissait sous les mèches rudes et bas plantées de ses cheveux.
Devant la chapelle, dans le cimetière servant de place publique au pauvre village de Saint-Jean, il y avait un grand fracas de fer et de chevaux. Des torches allumées secouaient leurs crinières de feu. Les trompes sonnaient, appelant les fidèles sujets de Monseigneur le duc François.
Il pouvait être onze heures de nuit. Les cabanes et les fermes se vidèrent. Pas un ne resta dans son lit ni au coin du foyer. Les hôtes de Simon Le Priol et Simon Le Priol lui-même, avec sa femme, son fils et sa fille, se rendirent sur la place, car il y avait amende contre ceux qui faisaient la sourde oreille aux mandements de la cour. En tout, hommes, femmes, enfants, le village de Saint-Jean comptait soixante ou quatre-vingts habitants qui se rangèrent en cercle autour des torches plantées en terre.
C'était un chevalier avec six lances et une douzaine de soudards qui escortaient le héraut du prince breton.
Le chevalier avait une armure toute neuve qui reluisait au rouge éclat des torches. Sa visière était baissée.
Les trompes sonnèrent un dernier appel, et le héraut leva son guidon d'hermine.
Le silence n'était guère troublé que par les chiens du village, qui hurlaient à qui mieux mieux, n'ayant jamais vu pareille fête.
« — Or, écoutez, gens de Bretagne, dit le héraut.
« De par notre seigneur, haut et puissant prince François, premier du nom, monsieur le sénéchal fait savoir à tous sujets du duché de Bretagne, grands vassaux, vavasseurs, hommes-liges, bourgeois et vilains, que monsieur Hue de Maurever, chevalier, seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s'est rendu coupable du crime de haute trahison.
« Par quoi la volonté de mondit seigneur François est que : ledit Hue de Maurever avoir la tête tranchée de la main du bourreau, et voir ses biens et domaines confisqués pour le profit de la sentence.
« À quiconque livrera ledit traître Hue de Maurever à la justice ducale, cinquante écus d'or être comptés sur les finances de mondit seigneur.
« Ladite sentence pour que nul n'en ignore, criée à son de trompe dans toutes les villes, bourgs, villages, hameaux et lieux de l'évêché de Dol, et le double être cloué sur la porte de l'église. »
Le héraut déplia un petit carré de parchemin qu'un soudard alla clouer à la porte de la chapelle.
Toute cette mise en scène frappait de terreur les pauvres habitants du village de Saint-Jean.
Quand les soudards reprirent les torches plantées en terre, et que l'escorte s'ébranla, chacun voulut s'en retourner au plus vite.
Mais on n'était pas au bout. C'était seulement la parade solennelle qui venait de finir.
Le chevalier, qui semblait assez fier de son armure toute neuve, et qui s'était tenu raide sur son grand cheval pendant la proclamation, prit la parole à son tour.
— Holà ! mes garçons, dit-il aux soudards, faites-vous des amis parmi ces bonnes gens qui s'éparpillent là comme une volée de canards. Ils vont vous donner l'hospitalité cette nuit.
Aussitôt chaque soudard courut après un paysan. Les hommes d'armes restèrent avec le héraut et leur chef. Celui-ci tenait déjà le petit Jeannin par une oreille.
— Petit gars, lui demanda-t-il, sais-tu la route du manoir de Saint-Jean ? Jeannin avait grand'peur, quoique la voix du chevalier fût pleine de rondeur et de bonhomie. Il répondit pourtant :
— Le manoir est près d'ici.
— Eh bien ! petit gars, prends une torche et mène-nous au manoir. Jeannin prit une torche.
— Holà ! Conan ! Merry ! Kervoz ! cria le chevalier en s'adressant à quelques archers, au nombre de six, restés dans le cimetière, vous nous apporterez au manoir du pain, des poules et du vin ; petiot, marche devant.
Jeannin leva la torche et obéit.
Le chevalier, suivi des six hommes et du héraut, chevauchait derrière lui.
La lumière de la torche éclairait vivement la taille gracieuse de Jeannin, et mettait des reflets parmi les boucles de ses longs cheveux blonds.
— Voilà un gentil garçonnet ! dit le chevalier. Petiot, tu n'as pas envie de monter à cheval et de faire la guerre ?
— Non, Monseigneur, répliqua Jeannin en tremblant.
— Pourquoi cela ?
— Tout le monde dit que je suis poltron comme les poules, Monseigneur. Le chevalier éclata de rire.
— À la bonne heure ? s'écria-t-il, voilà une raison. Et tu n'as pas envie non plus de gagner les cinquante écus nantais ?
— Ah ! Monseigneur ! interrompit Jeannin, oubliant tout à coup ses craintes, si on était sûr de gagner cinquante écus nantais en faisant la guerre, je tuerais un Anglais par écu et un Français par-dessus le marché !
— Diable ! diable ! fit le chevalier, qui riait toujours ; tu aimes donc bien les écus nantais, petiot ?
Dans l'idée de Jeannin, les cinquante écus nantais, c'était la main de la jolie Simonnette. Aussi répondit-il sans balancer :
— Cinquante fois plus que ma vie, Monseigneur !
Le chevalier se tenait les côtes, et sa suite riait aussi de bon cœur.
— Oh ! le drôle de garçonnet ! s'écria-t-il ; petiot ! si tu n'es pas poltron comme tu le dis, tu es du moins avare et l'avarice ne vient guère à ton âge.
Jeannin se retourna et montra son joli visage souriant.
— Je ne suis pas avare, Monseigneur, dit-il. Le chevalier était un bon diable, paraîtrait-il, car il s'amusait franchement à cette naïve aventure. En continuant de causer avec Jeannin, il lui montra qu'il savait fort bien pourquoi le jeune homme désirait les cinquante écus nantais.
— Oh ! fit Jeannin étonné, vous avez donc écouté à la porte du père Le Priol, vous ?
— Non, mon fils, répliqua le chevalier, mais je sais cela et bien d'autres choses encore. Est-ce que nous sommes arrivés ?
Le chemin tournait en cet endroit et démasquait le manoir de Saint-Jean, dont les murailles blanchissaient aux rayons de la pleine lune.
Au moment où l'escorte dépassait la grande haie qui bordait le chemin, un vague mouvement se fit à l'une des fenêtres du manoir. On eût dit qu'une ombre rentrait dans la nuit.
— Écoute ! dit le chevalier au petit Jeannin, en prenant un ton plus sérieux, tu es bien pauvre mon mignonnet, mais le duc François est bien riche. Moi, qui sais tout, je sais que le traître Hue de Maurever est caché dans le pays. Conduis-nous à sa retraite, et, foi de chevalier, je te jure que tu épouseras la fille de Simon Le Priol !
Jeannin demeura un instant comme étourdi.
Puis il se signa et recula de trois pas.
Puis encore, sans répondre, il jeta sa torche dans le fossé et prit sa course à travers champs.
— Il a jeté sa torche comme mon cousin Aubry jeta son épée ! grommela le chevalier sous sa visière. Il resta un instant pensif, puis reprit tout haut et gaiement :
— Allons ! mes compagnons, nous aurons bon gîte et bon souper cette nuit… au manoir !
Ils gravirent le petit mamelon et n'eurent pas besoin de frapper à la porte pour entrer dans la maison de Hue de Maurever, car il n'y avait plus de porte.
Le chevalier regarda d'un air de mauvaise humeur les premiers signes de dévastation qui se montraient au dehors.
— Sarpebleu ! grommela-t-il en descendant de cheval, je ne veux pas qu'ils me gâtent comme cela mes domaines ! On entra. Le vestibule était plein de flacons vides et d'assiettes brisées. La porte de la grande salle avait servi à faire du feu.
— Sarpebleu ! sarpebleu ! répéta le chevalier. Les meubles de la grande salle étaient en miettes : sarpebleu ! Dans la salle à manger, le vaisselier était vide : sarpebleu ! sarpebleu ! Et ce fut à grand'peine que, dans tout le reste du manoir, on trouva un fauteuil boiteux pour asseoir le pauvre chevalier.
— Sarpebleu ! sarpebleu ! sarpebleu ! Il n'était pas content, ce chevalier ! Du tout, mais du tout !
— Les meubles de monsieur Hue de Maurever n'étaient pas coupables ! se disait-il avec mélancolie, et sa vaisselle n'avait jamais fait de mal à notre seigneur le duc François.
Voilà des coquins qui me ruineront en frais d'achats et réparations !
Il s'assit et ôta son casque.
Ce casque seul nous a empêchés jusqu'ici de reconnaître notre bon camarade Méloir, ancien porte-bannière ducal.
Il n'avait pas encore accompli la promesse qu'il avait faite de trouver le sire de Maurever, mais il s'y était employé de si grand cœur, que François l'avait récompensé d'avance en lui chaussant les éperons.
Et comme il faut laisser un aiguillon au dévouement même le plus ardent, François lui avait promis, en cas de réussite, les domaines confisqués du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves.
De sorte que notre excellent compagnon Méloir avait, dès ce moment, toutes les sollicitudes du propriétaire.
C'était son bien que les soldats de François avaient dévasté.
Maurever lui-même n'aurait pas jeté un regard plus triste sur sa maison saccagée.
Heureusement, Méloir n'était pas homme à rester longtemps de mauvaise humeur.
Il lança un dernier sarpebleu, moitié comique, et déboucla son ceinturon.
— Trouvez des sièges, mes enfants, dit-il en se carrant dans l'unique fauteuil, ou asseyez-vous par terre, à votre choix. Je suis désespéré de ne pouvoir vous offrir une hospitalité meilleure. Mais voyons ! on peut amender cela ; Keravel, toi qui es un vieux soudard, va voir à la cave s'il reste en quelque coin des bouteilles oubliées ; Rochemesnil, descends à l'écurie et apporte ta charge de bottes de foin pour faire des sièges ; Péan, tâche de trouver quelques volets, nous en ferons une table ; et toi, Fontébraut, cherche une brassée de bois pour combattre le vent des grèves qui vient par les fenêtres défoncées.
Les quatre hommes d'armes sortirent et revinrent bientôt les mains pleines. En même temps, Merry, Conan, Kervoz et d'autres archers arrivèrent, apportant une paire d'oies, des poules et des canards avec d'énormes pichés[8] de cidre.
La situation s'améliorait à vue d'œil.
Keravel avait trouvé dans un trou de la cave une douzaine de vieux flacons qui semblaient dater du déluge. Les bottes de foin faisaient d'excellents sièges. Les volets appareillés, donnaient une table vaste et fort commode. Il n'y avait pas de nappe, mais à la guerre comme à la guerre !
Un grand feu s'alluma dans la cheminée au-dessus de laquelle l'écusson de Maurever, martelé par les soudards, montrait encore ses émaux : d'or à la fasce d'azur.
À mesure que le bois vert pétillait joyeusement dans l'âtre, la gaieté s'allumait dans tous les regards.
Hommes d'armes et archers se mirent à plumer la belle paire d'oies, les canards et les poules. Le héraut prêta sa longue et mince épée de parade pour faire une broche, tandis que le sieur de Keravel, lance de Clisson, et Artus de Fontebrault, hommes d'armes de Rohan, deux beaux soldats, ma foi ! battaient des omelettes dans leurs casques.
Méloir regrettait que sa nouvelle et haute dignité ne lui permit point de partager ces appétissants labeurs. Il avait quelque teinture de la cuisine. Il donna de bons conseils.
Et, pour faire quelque chose, il vida deux flacons de vin du midi qui achevèrent la déroute de sa mélancolie.
Au diable les soucis ! l'immense rôti tournait devant le brasier par les soins de Conan et de Kervoz. La table était dressée. Et après tout, le vent qui venait par la croisée n'était que la bonne brise du mois de juin.
On devisait :
— Ah ! ça ! disait Keravel, savez-vous le nom de cette maladie-là, vous autres ? Depuis que le duc François, notre cher seigneur, est rentré en Bretagne, il enfle, il enfle…
— Je l'ai vu, voilà trois jours passés, en la ville de Rennes, répliqua Fontebrault, au palais ducal de la Tour-le-bât. S'il n'avait pas eu sa couronne tréflée, je ne l'aurais pas reconnu.
— Couronne tréflée ! s'écria le héraut qui avait nom Jean de Corson ; où vîtes-vous cela, Messire ? croix tréflée je ne dis pas, mais il n'entra jamais de trèfle en une couronne, si ce n'est en celles de David et d'Assuérus. La couronne, Messire, est le signe ou l'enseigne des dignités de nos seigneurs : fermée et croisée pour souverains, coiffant le casque de face, la grille haute ; aux barons le simple diadème ; aux comtes les perles sans nombre, aux ducs les feuilles d'ache, d'acanthe ou de persil…
— Donc, sa couronne persillée, messire de Corson, rectifia gravement Artus de Fontebrault.
— Sans compter, dit Méloir, qu'un bouquet de persil ne serait pas de trop dans la sauce de ces oies. Mais voyez donc quelles nobles bêtes !
Elles étaient déjà dorées, et leur parfum violent dilatait toutes les narines.
— La maladie de notre seigneur François, reprit Méloir, a un nom de deux aunes, qui commence comme le mot hydromel, et qui finit en grec à la manière de tous les noms païens inventés par les fainéants qui savent lire. Nous sommes de fidèles sujets, n'est-ce pas ? Eh bien ! prions saint François de guérir le seigneur duc et soupons à sa santé comme des Bretons !
La proposition était trop loyale pour n'être point accueillie avec faveur.
Les deux oies, les canards, les poules et peut-être un paon que nous avions oublié dans le dénombrement des volailles assassinées, furent placées fumants sur la table, et tout le monde fit son devoir.
VIII. L'apparition.
C'était merveille de voir le vaillant appétit de ces honnêtes soldats. Ils mangeaient, ils buvaient sans relâche, imitant l'exemple de leur vénéré chef, le chevalier Méloir, qui révéla en cette occasion des capacités de goinfrerie au-dessus de tout éloge.
Ce peuple de volatiles, dont les plumes formaient un véritable monceau au milieu de la chambre, fut englouti à l'exception d'une demi-douzaine de poulets.
Il suffit d'un grain de sable pour borner les fureurs de l'Océan.
Quelques poulets du bourg de Saint-Jean firent reculer l'appétit fougueux de nos gens de Bretagne qui dirent pour s'excuser :
— Il faudra bien déjeuner demain. Car il y a de grands estomacs qui déjeunent, même après ces soupers épiques ! Le feu couvait sous la cendre, au fond de la cheminée. La nuit avançait. Méloir dit :
— Mes compagnons, bon sommeil je vous souhaite ! Et il se mit à ronfler dans son fauteuil, une main sur son épée, l'autre sur son escarcelle. Chacun fit comme lui.
Dans la salle que remplissaient tout à l'heure les chants gaillards et les mille fracas de l'orgie, on n'entendit plus que le bruit rauque et sourd des respirations embarrassées.
Tous étaient couchés pêle-mêle, hommes d'armes et archers. Les pieds de l'un s'appuyaient contre la tête de l'autre. Corson, le savant héraut, dormait étendu sur le dos, les jambes écartées symétriquement. S'il était possible à un docte homme de se regarder dormir et que Corson se fût donné ce passe-temps, il n'eût point manqué de dire qu'il ressemblait ainsi à un pairle.[9]
Mais Corson, tout fatigant qu'il était, ne pouvait pas se regarder dormir. D'ailleurs, il rêvait qu'il nageait dans une mer de sinople, fréquentée par des sirènes de carnation. Et cela le divertissait, cet ennuyeux jeune homme.
Les autres rêvaient ou ne rêvaient point.
Les torches, accrochées au manteau de la cheminée, s'étaient éteintes. Deux résines à demi consumées luttaient seules contre la lune, qui lançait obliquement dans la chambre ses rayons cristallins et limpides.
Alors une jeune fille apparut sur le seuil.
Aux lueurs indécises des deux résines, les contours de son visage fuyaient. Quelque chose de vague et de surnaturel était autour d'elle.
Il n'y avait pas de poètes parmi ces hommes de fer qui dormaient, vautrés sur le sol. À voir cette apparition pleine de grâces, un poète eût pensé tout de suite à l'ange qui est l'âme des ruines, à la fée qui est le souffle des grèves…
Ange ou fée, elle tremblait.
Pendant une minute, elle regarda cet étrange dortoir de l'orgie.
Puis un éclair s'alluma dans ses grands yeux d'un bleu obscur.
Elle fit un pas en avant. Elle entra dans la lumière de la lune qui jeta des reflets azurés dans l'or ruisselant de ses cheveux.
Vous l'eussiez alors reconnue.
Pauvre Reine ! que de larmes dans ses beaux yeux depuis le jour où nous l'avons entrevue derrière les plis de son voile de deuil !
Ce jour avait commencé sa misère. Depuis ce jour-là, son vieux père luttait contre le ressentiment d'un prince outragé ; lutte terrible et inégale ! Depuis ce jour, le pauvre Aubry était captif dans les cachots souterrains du Mont-Saint-Michel.
Et son père n'avait qu'elle au monde pour le secourir et le protéger !
Et Aubry ! Oh ! que pouvaient les mains blanches de Reine contre l'acier des barreaux ou le massif granit des murailles ?
Elle avait pleuré, mon Dieu !
Mais il y avait une audace latente sous les grâces de cette frêle enveloppe.
Et toute hardiesse a sa gaieté, parce que la gaieté, qui est un mode de l'enthousiasme, se dégage de tout effort moral, comme la chaleur de tout effort physique.
Les pleurs de Reine se séchaient souvent dans un sourire.
Elle était si jeune ! et Dieu lui faisait de si surprenantes aventures !
Cette nuit, par exemple, au milieu de ces soudards qui ronflaient, elle avait peur, c'est vrai ; mais un malicieux sourire vint à sa lèvre quand elle reconnut, trônant sur le fauteuil d'honneur, Méloir, le chevalier de nouvelle fabrique.
Naguère, dans les fêtes d'Avranches, cet homme lui avait demandé la permission de porter ses couleurs. Plus tard, il s'était offert de lui-même, sur le noble refus d'Aubry, à poursuivre Hue de Maurever. C'était maintenant un chevalier. Et pourtant Reine souriait, parce qu'il est des hommes qu'on ne peut haïr sérieusement.
La salle était grande. Reine voulait parvenir jusqu'à la table. Elle avait un panier au bras, et son regard convoitait naïvement les débris du souper.
Elle avançait avec lenteur parmi ces obstacles humains. Il lui fallait à chaque instant éviter une tête, enjamber un bras, sauter par-dessus une poitrine bardée de fer.
Parfois, lorsque l'un des dormeurs faisait un mouvement, Reine s'arrêtait effrayée. Mais elle reprenait bientôt sa tâche, et à mesure qu'elle approchait de la table, le sourire se faisait plus espiègle autour de sa lèvre.
Enfin, elle atteignit la table en passant sur le corps mal bâti du sieur de Corson, qui ruminait chevrons, bandes, barres, pals, sautoirs, burelles, lions rampants ou issants, besans, quintefeuilles et merlettes : toutes les figures du blason.
Elle mit dans son panier deux poulets, un gros morceau de pain et un flacon de vin vieux qui restait intact par fortune.
Puis elle se redressa, toute heureuse de sa victoire, en secouant ses blonds cheveux d'un air mutin.
Comme elle s'apprêtait à traverser de nouveau la salle, cette fois, pour s'enfuir avec les trophées de son triomphe, elle laissa tomber un regard sur le bon chevalier.
Le chevalier Méloir avait toujours la main sur son escarcelle rebondie.
Les sourcils délicats de Reine se froncèrent et son œil brilla d'un éclair hautain.
— L'or qui doit payer la tête de mon père ! murmura-t-elle. Il faut croire que, dans ce temps-là, les châtelaines portaient déjà des ciseaux, car on eût pu voir dans la main de Reine un reflet d'acier qui passa entre les doigts de Méloir. Le cordon qui retenait l'escarcelle fut tranché en un clin d'œil. Mais l'escarcelle ne tomba point. La main de Méloir était toujours dessus.
Ces soldats sont vigilants, même dans le sommeil.
Quand Méloir imposait à son repos la condition de garder un objet, Méloir s'éveillait, comme il s'était endormi, la main sur l'objet gardé, que ce fût une bourse ou une épée.
Reine tira l'escarcelle bien doucement, puis plus fort. Impossible de faire lâcher prise à Méloir. Reine essaya d'ouvrir l'escarcelle entre ses doigts. Impossible encore ! Pourtant elle la voulait !
Non pas peut-être pour se procurer un peu de cet argent si nécessaire au proscrit qui se cache ; non pas assurément pour s'indemniser des ravages commis sur les domaines de Maurever : Reine n'avait pas un écu vaillant, mais elle savait où prendre le pain qui soutenait l'existence du vieillard.
Non, pour rien de tout ce qui eût pu déterminer un homme à s'emparer du trésor, disons plus ; non, pas même dans le but de s'en servir.
Mais bien parce que cette escarcelle contenait, à son sens, l'odieuse récompense qui devait payer la trahison : les cinquante écus nantais promis à quiconque livrerait monsieur Hue.
Elle voulait, — et c'était bien quelque chose que la volonté de cette blonde enfant, si mignonne et si frêle !
Cette blonde enfant, si frêle et si mignonne, avait bravé naguères pendant dix nuits les balles et les traits d'arbalètes pour aller porter du pain à Gilles de Bretagne prisonnier. Et Dieu sait que les archers de Jean de la Haise avaient ordre de viser juste autour de la grille du cachot.
Cette blonde enfant, depuis dix autres jours, traversait chaque nuit les grèves, où tant d'hommes forts ont laissé leurs os, pour porter encore du pain, — du pain à son père, cette fois.
Quand elle voulait, il fallait.
Méloir grondait dans son sommeil. Il sentait confusément l'effort de la jeune fille. Sa main se raidissait sur l'escarcelle, bien qu'il ne fût point réveillé encore.
L'impatience prenait Reine, dont le petit pied frappa le sol avec colère.
Puis, comme si ce n'était pas assez d'imprudence, la téméraire enfant, par un dernier mouvement brusque et vigoureux, arracha l'escarcelle.
— Alarme ! cria Méloir, qui s'éveilla en sursaut. En une seconde, toute l'escorte fut sur pied.
Mais une seconde ! c'était dix fois plus qu'il n'en fallait à Reine de Maurever pour opérer sa retraite.
Leste comme un oiseau, elle bondit parmi les dormeurs qui s'agitaient ; elle sauta d'un seul élan sur l'appui de la fenêtre ouverte, et les soldats se frottaient encore les yeux qu'elle avait déjà franchi le seuil de la cour.
En passant près de la table, elle avait soufflé les deux résines.
La lune était sous un nuage.
Ce fut, dans la salle, une scène de désordre inexprimable. Au milieu de l'obscurité complète, on se démenait, on se choquait. Les jambes engourdies des dormeurs s'embarrassaient dans le foin qui leur servait de lit, et plus d'un tomba lourdement, mêlant aux cris confus un son retentissant de ferraille.
On eût dit qu'une lutte acharnée avait lieu.
— Allumez les résines ! commanda Méloir. Et chacun de répéter :
— Allumez les résines ! Mais quand toute le monde commande, personne n'obéit. On continua de s'agiter à vide. Le sieur de Corson s'était remis en pal, comme il disait quand il était de très joyeuse humeur. En pal, pour lui, signifiait debout.
Oh ! les sinistres joies de la science !
Quand un docte homme plaisante, fuyez ! Il n'y a qu'une plaisanterie de mathématicien, qui puisse être plus funeste qu'une plaisanterie d'archiviste-paléographe !
Les autres cherchaient leurs armes, juraient, se bourraient, trébuchaient contre les flacons vides et donnaient leurs âmes au diable, qui ne s'en souciait point.
Le chevalier Méloir était comme ébahi.
Il fallut que la lune sortît de son nuage pour mettre fin à la mêlée. Un rayon argenté inonda un instant la salle, pour s'éteindre bientôt après. Mais on avait eu le temps de se reconnaître. Conan et Kervoz battaient déjà le briquet.
— Avez-vous vu ?… commença Méloir.
— Un fantôme ? interrompit Kéravel.
— Quelque chose, continua Fontebrault, qui a glissé dans la nuit comme un brouillard léger.
— Une vision…
— Un esprit…
— Quelque chose, s'écria Méloir, qui a coupé les cordons de ma bourse !
— En vérité ! fit-on de toutes parts.
— Quelque chose, ajouta Kéravel, en soulevant une des résines allumées, qui a emporté deux de nos poules et notre dernier flacon.
— C'est pourtant vrai ! répéta-t-on à la ronde.
— Sarpebleu ! gronda Méloir, au diable les poules ! mon escarcelle contenait la rançon d'un chevalier ! On peut monter à cheval et le chercher. Ce quelque chose-là, mes compagnons, il me le faut !
Les hommes d'armes s'entre-regardèrent.
— Chercher, murmurèrent-ils, c'est possible, mais trouver…
— Il faut trouver, mes compagnons ! dit Méloir.
— Si c'est un voleur, répliqua Kéravel, il est adroit, messire, et il a de l'avance. Si c'est un esprit…
— Quand ce serait Satan, sarpebleu ! On chuchota. Méloir poursuivait :
— Sellez les chevaux, Conan et les autres. Notre nuit est finie. Vous, mes compères, écoutez, s'il vous plaît, je vais vous donner le signalement du prétendu fantôme.
— Vous l'avez donc bien vu, messire ?
— Pas trop, mais juste pour le reconnaître. De sa taille, je ne saurais rien dire, sinon qu'il est plus leste que les lévriers de Rieux. Sa figure, je ne l'ai pas aperçue, puisqu'il me tournait le dos en fuyant. Mais ses cheveux blonds, bouclés et flottants…
— C'est une femme ?
— Peut-être. Vous souvenez-vous du garçonnet qui nous a conduits jusqu'ici, messieurs ?
— Oh ! oh ! s'écria-t-on, c'est vrai ! il a des cheveux blonds.
— Et vous souvenez-vous comme il avait envie des cinquante écus nantais ?
— Oui ! Oui !
— Voilà la piste, mes compagnons. À vous de la suivre. Un bruit soudain se fit dehors.
— Sus ! sus ! criaient Conan, Merry, Kervez et les autres archers.
Et ils donnaient chasse dans la cour à un être qui fuyait avec une merveilleuse rapidité.
— Sus ! sus !
— Mon bon Seigneur, disait le pauvre diable perdant déjà le souffle, ayez pitié de moi. Je venais pour parler à votre maître, le noble chevalier Méloir.
— Au milieu de la nuit ? Attention, Conan ! Barre-lui la route, Merry ! Nous allons l'acoller contre le mur !… Les hommes d'armes et Méloir s'étaient mis aux fenêtres.
— Oh ! mes bons seigneurs ! oh ! criait le fugitif à bout de forces.
— Messire, dit Fontebrault, je crois que cet honnête gaillard va nous donner des nouvelles de votre bourse.
— Ne lui faites pas de mal, ordonna Méloir aux archers. Le fuyard s'arrêta au son de cette voix.
— Merci, mon cher seigneur, dit-il, que Dieu vous récompense !
— Amenez-le ! commanda Méloir. L'instant d'après, les archers poussaient dans la salle un individu qui ne ressemblait vraiment point au signalement donné par Méloir. Ce signalement, tout imparfait qu'il était, parlait du moins d'une taille souple et de longs cheveux blonds soyeux. Notre fugitif avait au contraire tout ce qu'il fallait pour n'être confondu de près ni de loin avec ce signalement. C'était un grand garçon d'une laideur très avancée et pourvu d'une chevelure dont chaque crin était rude comme la dent d'une étrille.
— Messire, dit l'archer Merry, nous avons surpris ce vilain oiseau-là au moment où il se glissait hors de la cour.
— Que venais-tu faire dans la cour ? demanda Méloir qui avait repris place dans son fauteuil.
— Je venais vous parler, mon bon seigneur.
— Comment t'appelles-tu ?
— Vincent Gueffès, fidèle sujet du duc François, et le plus humble de vos serviteurs, monseigneur.