La fée des grèves
XVII. La faim.
C'était l'intérieur d'une tour désemparée, formant l'extrême corne des ouvrages anglais à Tombelène, du côté opposé au Mont-Saint-Michel.
Il n'y avait plus de couverture.
Les rayons de la lune frappaient obliquement le haut des murailles, et ne pouvaient descendre jusqu'au sol encaissé que leurs reflets éclairaient néanmoins de lueurs confuses et douteuses.
Sur le sol, il y avait une pierre recouverte avec de l'herbe arrachée aux maigres pâturages de Tombelène ; sur la pierre, un vieillard de haute taille était assis et dormait, sa grande épée entre les jambes.
Devant lui, deux meurtrières écorchées par les balles et les traits de toute sorte s'ouvraient. L'un commandait la grève, l'autre voyait le Mont-Saint-Michel.
Le vieillard, qui était monsieur Hue de Maurever, chevalier, seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s'était adossé à la muraille même de la tour. Il avait la tête nue, et les reflets qui tombaient d'en haut mettaient des teintes argentées dans les masses de ses cheveux blancs. Sa longue barbe, blanche aussi, descendait sur sa poitrine.
Il dormait tout droit et semblait un bloc de pierre, tombé de la voûte, mais tombé debout.
Ou mieux encore, dans ces ténèbres vaguement éclairées, vous auriez cru voir la statue d'un chevalier, taillée dans le granit noir, et dont les contours supérieurs sortaient, blanchis par la neige.
C'était cette même nuit où nous avons suivi la course de la Fée des Grèves, depuis le manoir de Saint-Jean jusqu'à la prison d'Aubry de Kergariou, sous les fondements du monastère.
Le ciel était pur, et c'est à peine si un souffle d'air ridait la mer à son reflux.
On n'entendait aucun bruit, sinon le flot murmurant sur le sable du rivage.
Le sommeil du vieillard était tranquille.
Les heures de nuit passaient. Bientôt les reflets de la lune tournèrent et pâlirent. Le crépuscule du matin envoya ces lueurs livides qui creusent les joues et enfoncent l'œil dans l'ombre des orbites agrandies.
La figure du vieillard s'éclaira peu à peu.
Elle était belle, noble, austère.
Mais il y avait de la souffrance dans ces lignes fouillées profondément. Les traits étaient durs à force de maigreur. L'ombre des rides s'accusait, profonde.
Monsieur Hue de Maurever était âgé de soixante ans. Quatre ans auparavant, Gilles de Bretagne, son seigneur, l'avait exilé de sa présence, pour conseils inopportuns et remontrances trop sévères ; car monsieur Hue avait essayé maintes fois d'arrêter le jeune et malheureux prince sur cette pente de débauches et d'intrigues politiques qui devaient servir de prétexte à son frère.
L'arrestation de Gilles de Bretagne fut, en effet, bien regardée d'abord par le peuple.
Monsieur Hue, dès qu'il sut le prince enfermé, revint à lui sans ordres. Il lui servit d'écuyer dans les diverses prisons où la haine de François poursuivit le malheureux jeune homme, et ne le quitta que contraint par la force, au moment où Gilles franchissait le seuil funeste du château de la Hardouinays.
Hue de Maurever était un Breton de la vieille souche : dur et fidèle comme l'acier.
Dans cette retraite qu'il s'était choisie pour fuir la vengeance de François, il n'y avait rien, ni meubles, ni vivres.
Une cruche sans eau et une croix qu'il avait fabriquée lui-même avec deux morceaux de bois, voilà quelles étaient ses richesses.
Au moment où le crépuscule du matin commençait à dessiner les objets au dehors, Hue de Maurever se réveilla en sursaut et serra son épée.
Son regard interrogea l'entrée de la tour qui était barricadée à l'aide de quelques planches, et il fit un pas en avant, l'épée haute, comme pour repousser des assaillants invisibles.
Un rêve lui avait montré, sans doute, sa retraite attaquée.
Le silence profond qui régnait sur le mont Tombelène mit bien vite fin à son erreur ; son épée retomba.
— Ce n'est pas encore pour cette nuit, murmura-t-il.
Cela fut dit sans regret, assurément, mais aussi sans joie, sur le ton de l'indifférence la plus parfaite.
Il étira ses membres fatigués et engourdis par la pose qu'il avait gardée dans son sommeil.
Puis il s'agenouilla devant la croix de bois et dit ses oraisons.
Parmi ses oraisons, il y en avait une qui était ainsi :
— » Mon Dieu ! pardonnez-moi de m'être élevé contre mon seigneur légitime le duc François de Bretagne. « Donnez à mondit seigneur le repentir. « Qu'il aille en votre miséricorde à l'heure de sa mort. »
Longtemps après qu'il eut achevé ces prières prononcées à haute voix, il resta sur ses genoux, la tête inclinée, un murmure aux lèvres.
Dans ce murmure revenait souvent le nom de Reine.
Reine, sa fille, son amour unique, son espoir chéri.
Hue de Maurever se leva enfin. Le jour avait grandi, mais la brume matinière enveloppait le Mont-Saint-Michel, Hue pouvait sortir comme s'il eût fait nuit noire.
Il jeta de côté les planches qui barricadaient la brèche de sa tour et mit le pied dehors.
La mer baissait avec lenteur. Il y avait encore un large et rapide courant entre le Mont et Tombelène. La brume qui était légère laissait voir le flot bleuâtre à cent pas de distance.
Hue de Maurever marcha vers la rive.
— Elle n'est pas venue hier, pensait-il, ni avant-hier non plus. Mon Dieu ! lui serait-il arrivé malheur !
Disant cela, sa main se porta involontairement vers sa poitrine qu'il pressa.
Ce geste n'appartenait pas à son inquiétude de père. C'était une souffrance physique qui le lui arrachait. Il avait faim.
Ses provisions étaient épuisées depuis l'avant-veille.
Reine devait le savoir, et Reine ne venait pas.
Reine qui était la fille courageuse et dévouée !
Il ne sentit pas longtemps ce mal de la faim qui brise les plus forts, car son cœur saigna tout de suite à la pensée de sa fille.
Et la douleur morale tue bientôt la douleur physique.
Mais cette absence de Reine pouvait être expliquée. Depuis deux nuits, la mer se trouvait haute à l'heure où la jeune fille traversait d'ordinaire l'espace qui sépare les deux monts. Peut-être attendait-elle, cachée quelque part dans les Rochers du Mont-Saint-Michel.
Hue de Maurever allait lentement, suivant le cours de l'eau.
À mesure que la raison lui donnait des motifs de penser qu'aucun malheur n'était tombé sur Reine, la faim parlait de nouveau et plus fort.
Ce n'était pas un gourmet que ce chevalier austère.
Et pourtant des rêves sensuels voltigeaient en ce moment autour de son cerveau fatigué.
Qui de vous a eu faim ? J'entends la faim qui tord les muscles de la poitrine et fait monter à la tête le délire furieux.
La faim qui est à votre faim quotidienne ce que la mort est au sommeil, ce que le gril des martyrs est au foyer qui chauffe doucement la semelle de vos souliers.
La faim, le grand supplice !
Vous n'avez jamais eu faim ? tant mieux ! que Dieu vous en préserve !
Celui qui écrit ces pages a eu faim. Il sait quelques-unes des phases de cette lente et terrible agonie.
Il est un moment bizarre où la faim raille et joue. On est encore bien loin de la mort. On souffre, mais la force n'est presque pas entamée, les jambes restent fermes, et c'est à peine si quelques éblouissements courent au-devant des yeux.
On a des rêves, tout éveillé ; entre quatre murs, le phénomène du mirage se produit.
Le vide se meuble. Tout ce qui se mange vient se ranger sur la pauvre table nue. L'étalage d'un marchand de victuailles n'est rien auprès du magnifique buffet que sait vous dresser la faim.
Hue de Maurever en était là.
Il ne demandait qu'un morceau de pain, et la faim généreuse lui prodiguait un festin de roi.
Oh ! les riches pièces de venaison fumantes ! Les jambons, les langues de bœuf, le faisan qui garde son noble plumage !
Les pâtés, dressant sur le lin blanc leur fantasque architecture !
Et les épices, et les pyramides de fruits : la poire dorée, la pêche de velours, le raisin transparent et blond !
Et le vin vermeil qui brille dans l'or ciselé des grandes coupes !
Monsieur Hue voyait toutes ces belles choses en marchant le long de la grève.
Un morceau de pain !
Au manoir de l'Aumône, — un beau nom pour la maison d'un gentilhomme, — la table était loin d'être somptueuse ; mais il y avait simple et noble abondance.
La dernière fois que monsieur Hue avait soupé au manoir de l'Aumône, on mit sur la table un certain haut-côté de sanglier, large, dodu, énorme.
Monsieur Hue s'en souvenait de ce généreux plat : il le voyait, il avait l'eau à sa bouche.
Un morceau de pain ! un morceau de pain !…
Ce fut comme un miracle. Au moment où monsieur Hue se retournait pour regagner sa retraite, car il lui semblait que le voile protecteur de la brume allait s'éclaircir ; au moment où, répondant à la fois à son anxiété de père et aux cris de son estomac en révolte, il murmurait : « Ce soir, elle viendra ! » la manne lui apparut.
Elle ne tombait point du ciel, la manne ; elle glissait sur la mer.
C'était un panier, un joli petit panier, tressé délicatement, d'où sortait le bout d'un pain de froment.
Cette fois, point d'illusion, c'était bien un pain, un bon gros pain, comme on les fait du côté de Saint-Jean.
Le panier allait, entraîné par le reflux.
Monsieur Hue se mit vraiment à courir comme un jouvenceau. En approchant, il put voir que le bon pain était en compagnie.
Le panier contenait en outre un flacon de vin et deux volailles d'un aspect enchanteur.
Monsieur Hue mit ses pieds dans l'eau et se disposa à saisir le bienheureux panier au passage avec la croix de son épée.
Mais ses doigts se détendirent tout à coup ; son épée lui échappa : il devint plus pâle qu'un mort et poussa un cri de détresse.
Il avait reconnu le panier de Reine !
Reine ! Sans doute, elle avait essayé de traverser le bras de mer à la nage.
Elle savait que son père l'attendait.
Reine ! oh ! Reine !
Le vieillard mit ses deux mains sur son visage, et des larmes coulèrent entre ses doigts tremblants.
Pendant cela le petit panier mignon allait à la dérive, emportant le pain, le flacon et le reste.
Monsieur Hue avait manqué l'occasion.
Maintenant, lors même qu'il l'eût voulu, il n'aurait pu se saisir du panier, qui commençait à s'alourdir et qui allait bientôt sombrer avec sa précieuse cargaison.
Mais monsieur Hue songeait bien à cela.
Sa fille ! sa pauvre belle Reine !
Son cœur se déchirait.
Il craignait, en levant les yeux, de voir un lambeau de robe, un voile, un débris, — quelque chose d'horrible !
La brume s'était complètement éclaircie.
Monsieur Hue prit son grand courage et regarda devant lui.
Devant lui, l'eau coulait paisiblement, découvrant de plus en plus la grève.
Au loin, le Mont-Saint-Michel sortait du brouillard, majestueux et fier, avec sa couronne d'édifices hardis.
Entre lui et le Mont, — dans un rayon de soleil, — une jeune fille courait, gracieuse comme une sylphide.
— Reine ! Reine ! La sylphide se retourna et lança un baiser à travers le bras de mer. Le vieux Maurever leva au ciel ses yeux mouillés, et remercia Dieu. C'était bien Reine qui courait là-bas, en s'éloignant de lui, et c'était bien le panier de Reine que le vieux Maurever avait été sur le point de saisir avec la croix de son épée. Reine, après avoir échappé aux deux décharges de la sentinelle qui veillait sur la plate-forme du couvent, s'était perdue dans les rochers qui descendent à la mer du côté de la chapelle Saint-Aubert. Elle avait attendu là quelque temps ; puis, voyant venir les premières lueurs de l'aube, elle avait tourné le Mont pour se rapprocher de Tombelène. Le reflux n'avait pas encore débarrassé le bras de grève qui est entre les deux rochers. Reine se trouva en face d'une sorte de fleuve au courant rapide. Le jour approchait. Elle voulut profiter de la brume et se mit vaillamment à la nage. Mais le courant la prit dès les premières brasses. Elle fut obligée de lâcher son panier et de rebrousser chemin.
C'était vingt-quatre heures d'attente pour le vieillard qui souffrait.
Reine le savait.
Elle avait le cœur bien gros, la pauvre fille, en traversant la grève ; mais, outre que le reflux avait emporté ses provisions, elle ne pouvait aller à Tombelène en plein jour, sans trahir le secret de la retraite de son père.
La route qui lui restait à faire pour regagner le village de Saint-Jean était longue, car elle ne pouvait traverser la grève bretonne à cause de la présence des soldats de Méloir. Il lui fallait rester en Normandie jusqu'à la terre ferme, où les haies pourraient alors protéger sa marche.
Elle était lasse et presque découragée.
Si le petit Jeannin ne lui eût point pris l'escarcelle de Méloir, elle aurait attendu la nuit de l'autre côté d'Avranches, au bourg de Genest ou ailleurs, elle aurait acheté des provisions, et profité du bas de l'eau, vers le commencement de la nuit, pour passer à Tombelène.
Mais elle n'avait rien ; elle avait tout donné, pressée qu'elle était de s'enfuir.
Le seul moyen qu'elle eût désormais de se procurer des vivres, c'était de rôder la nuit prochaine, autour des maisons de Saint-Jean, et de prendre, au seuil des portes closes, les offrandes déposées pour la fée des Grèves.
Le jour, il fallait qu'elle errât dans la campagne de Normandie.
Il n'était pas encore midi lorsqu'elle arriva au bourg d'Ardevon, à une demi-lieue de la rive normande du Couesnon. Elle s'enfonça dans les guérets, et le sommeil la prit, accablée de fatigue, au milieu d'un champ de froment.
Elle ne fit pas comme le petit Jeannin, qui dormit douze heures ce jour-là dans sa meule de paille. Elle s'éveilla longtemps avant le coucher du soleil, et fit le grand tour pour arriver au village de Saint-Jean à la nuit tombante.
Le manoir était désert lorsqu'elle parvint au pied du tertre. Méloir avait parcouru les bourgs des environs pour publier, à son de trompe, l'édit ducal. La meute de Rieux reposait en attendant la chasse de cette nuit. Reine descendit jusqu'au village. À mesure qu'elle avançait, il lui semblait entendre un grand bruit de clameurs et de rires. Au détour d'une haie, elle vit les pommiers du verger de maître Simon Le Priol s'éclairer d'une lueur rougeâtre. Elle s'approcha ; la haie la protégeait contre les regards. Elle distingua bientôt, à la lumière des torches, une foule assemblée : des paysans, des femmes et des soudards. Un archer nouait une corde à la branche du pommier qui était devant la maison de Simon Le Priol. Elle s'approcha encore. Elle entendit que les soudards disaient :
— Voler l'escarcelle d'un chevalier ! c'est bien le moins qu'on le pende ! Reine s'arrêta toute tremblante. Elle avait deviné.
L'enfant qui l'avait poursuivie sur la grève allait mourir — et mourir à cause d'elle.
XVIII. Jeannin et Simonnette.
La Bretagne a regretté longtemps le pouvoir national de ses ducs. Maintenant qu'elle est française, elle aime encore à se rappeler ce temps où, placée entre deux grands royaumes, elle maintenait son indépendance à beaux coups d'épée.
La Bretagne, on le sait, n'a pas été conquise. On la glissa la noble et fière nation, comme un colifichet, dans une corbeille de mariage.
Et si elle a gardé bon souvenir à sa duchesse Anne, c'est que la Bretagne n'a point de rancune.
La Bretagne des ducs avait la liberté féodale. La Bretagne des rois fut opprimée par le trône et défendit le trône attaqué de toutes parts.
Nous n'avons point à faire ici le panégyrique du quinzième siècle en Bretagne ou ailleurs ; mais il ne faudrait pas juger une civilisation par quelques excès isolés, par quelques crimes, qui étaient des crimes alors comme aujourd'hui.
Si l'on jugeait ainsi, notre Gazette des Tribunaux nous vouerait tout net à la malédiction et au mépris des siècles futurs.
Car les crimes pullulent parmi notre orgueilleuse lumière, autant et plus que dans les ténèbres antiques.
Et des crimes d'élite, des crimes qui effraieront l'impudeur des dramaturges à venir !
Nous parlons ainsi en songeant à ce pauvre petit Jeannin qui allait être bel et bien pendu par les soldats de Méloir.
Tout le village de Saint-Jean était rassemblé devant la porte de Simon Le Priol. La maison était fermée. Elle servait de prison au petit Jeannin.
Le petit Jeannin avait les mains liées. Il était couché auprès des deux vaches.
Kéravel avait dit qu'il fallait attendre le retour de messire Méloir, au moins jusqu'à l'heure ordinaire du couvre-feu.
Gueffès n'était pas de cet avis, mais il n'avait pas voix au chapitre.
Le petit Jeannin était littéralement foudroyé. Il ne bougeait non plus que s'il eût été mort déjà. Ce coup qui le frappait au milieu de son bonheur l'avait anéanti.
Au dehors, on s'agitait, on parlait, les soldats riaient. Les gens du village, saisis d'effroi, n'avaient pas même l'idée de protester.
Simon et sa femme se tenaient immobiles au seuil de leur maison.
Tous sentaient que la disgrâce de monsieur Hue de Maurever, leur seigneur, leur enlevait les moyens de résister.
Derrière le compartiment de la ferme où se tenaient les bestiaux, une petite porte communiquait avec la basse-cour.
Cette porte s'ouvrit doucement et Simonnette entra dans la salle commune.
Elle avait les yeux gros de larmes et les sanglots étouffaient sa poitrine.
— Oh ! pauvre petit Jeannin ! s'écria-t-elle en tombant sur la paille auprès de lui, pourquoi allais-tu après cette méchante fée !
Elle lui saisit les deux mains et se prit à le regarder, désespérée.
— Mourir ! mourir ! balbutia-t-elle parmi ses larmes, mourir ! oh ! je ne veux pas que tu meures, Jeannin, mon petit Jeannin ! je t'en prie !
Elle était comme folle. Jeannin eut pitié.
— Écoute, dit-il, il faut te faire une raison, ma fille. Dans notre métier, tu sais bien, souvent on va en grève le matin, et le soir on ne revient pas. Songe donc ! si tu m'avais attendu en vain, pauvre Simonnette, auprès des petits enfants orphelins, c'est alors que tu aurais eu raison de pleurer !
Il était sublime de sérénité simple et douce, Jeannin qu'on accusait d'être plus poltron que les poules. Parmi les soldats qui raillaient au dehors, pas un n'eût vu d'un cœur si calme approcher sa dernière heure.
Ce qui l'occupait, c'était de consoler Simonnette. Mais Simonnette ne pouvait pas être consolée. À travers la porte, on entendait les soldats qui disaient :
— Oh ça ! messire Méloir tarde bien à venir. Nous faudra-t-il donc attendre pour souper qu'on ait pendu ce petit homme ?
— Mes bons garçons, répondait maître Gueffès qui était, ce soir, aimable et gai, m'est avis que messire Méloir aimerait autant trouver la besogne faite.
Simonnette s'était retenue de pleurer pour écouter.
— Ils vont venir ! murmura-t-elle.
Jeannin baissa la tête pour essuyer une larme à la dérobée.
— Je sais que tu es bonne, Simonnette, dit-il timidement ; là-bas, aux Quatre-Salines, il y a une pauvre vieille femme…
— Ta mère, Jeannin !
— Ma mère… c'est vrai… et j'aurais dû penser plus tôt à elle. Ma mère qui est presque aveugle et qui n'a que moi pour soutien.
— Je serai sa fille ! s'écria Simonnette.
— Le promets-tu ? demanda Jeannin qui gardait un peu d'inquiétude.
— Je le jure ! Le front de Jeannin se rasséréna aussitôt.
— Puisque c'est comme ça, dit-il, tu iras chez nous demain matin. Tu ne diras pas tout de suite à la vieille femme : « Dame Renée, le petit Jeannin est mort », parce que ça lui donnerait un coup, et elle n'est pas forte. Tu lui prendras les deux mains, et tu commenceras ainsi : « Dame Renée, dame Renée, c'est un métier bien dangereux que de courir les tangues ». Elle arrêtera son rouet pour te regarder. Tu l'embrasseras, Simonnette, et tu reprendras comme ça : « Dame Renée ; oh ! dame Renée !… »
Il s'arrêta et laissa échapper un gros soupir. Le cœur de Simonnette se fendait.
— Oui, poursuivit encore l'enfant, qui luttait contre le navrant de cette scène avec un courage héroïque ; oui… je ne sais pas, moi, Simonnette, comment tu tourneras cela ; tu es plus habile que moi, pour sûr. Ce qu'il faut, c'est la ménager, car elle aime bien son petiot, va ! Et… et… oh ! mon Dieu ! Je voudrais bien qu'ils vinssent me prendre et me tuer, car cela fait trop souffrir d'attendre !
Au dehors, les soudards causaient pour passer le temps.
— La fée des Grèves, disait Kervoz, les laveuses de nuit. Les Korrigans, les femmes blanches et le reste, ce sont des mensonges, et les nigauds s'y prennent.
— Mensonges, mensonges, grommelait Merry, quand on a vu pourtant !
— Est-ce que tu as vu, toi ?
— Sur l'échalier qui est à droite de la maison de mon père, en Tréguier, répondit Merry, j'ai vu les chats courtauds tenir conseil ; ils étaient deux, un roux et un gâre (blanc et noir). Le gâre avait les yeux verts.
— Et qu'est-ce qu'ils faisaient sur l'échalier ?
— Ils parlaient en latin, je ne les ai pas compris. Un éclat de rire général accueillit cette réponse.
— Quant aux femmes blanches, dit l'archer Couan, dans l'évêché de Vannes, d'où je suis, j'en connais par douzaines. Il y a celle du marais de Glenac, auprès de Carentoir, qui prend les chalands par les deux bouts et les fait tourner comme des toupies, jusqu'à ce qu'elle les mette au fond de l'eau.
— Je n'ai jamais vu ni chats courtauds, ni femmes blanches, reprit un autre soldat, mais mon oncle Renot est mort de la peur que lui fit une lavandière à la lune.
On ne riait plus qu'à demi, parce qu'il ne faut pas parler longtemps de choses surnaturelles, quand on veut que les vrais Bretons restent gaillards.
Ils sont faits comme cela. Au bout de dix minutes, ils ont froid ; au bout d'un quart d'heure, leurs dents claquent.
Aussi aiment-ils de passion à entendre parler de choses surnaturelles.
— Et les corniquets ! poursuivit Merry, qui ne les a vus danser autour des croix sur la lande ? Une fois, Merry de Poulven, mon parrain, était dans son courtil à gauler les pommes. C'était dimanche et il avait tort. À l'heure de la fin des vêpres un gentilhomme entra dans le courtil, par où ? je ne sais pas, et dit à mon parrain :
— Mieux vaut gauler des pommes à cidre que de braire au lutrin, mon homme, pas vrai ?
— Oh ! oui, tout de même, répondit mon parrain, qui ne songeait pas à mal.
Le gentilhomme, qui était un Corniquet, prit une gaule et se mit à gauler des pommes avec mon parrain. Mon parrain pensait :
— Voilà, de vrai, un bon seigneur ! Les pommes tombaient par boissées. Quand tout fut tombé, le gentilhomme tendit sa perche à mon parrain, qui n'avait guère de malice, oh ! non.
Mon parrain prit la perche.
Aussi vrai comme Poulven est en Poulbalay, devers la rivière de Rance, mon parrain se sentit emporté par-dessus ses pommiers. Le gentilhomme tenait l'autre bout de la perche et il nageait dans l'air comme un poisson dans l'eau.
Ce qu'il arriva ? que mon parrain eut l'idée de dire un Ave, et que le malin lâcha la perche, en criant : Tu me brûles !
Quoi ! mon parrain se réveilla avec une côte défoncée, sur les pierres de Saint-Suliac, de l'autre côté de la Rance…
Il y eut un murmure sourd parmi les soldats et les villageois qui s'étaient rapprochés pour entendre l'histoire.
— Mais la Fée des Grèves ? reprit Kervoz, qui n'était déjà plus fanfaron qu'à moitié. Un Mathurin se chargea de répondre.
— Y avait des années qu'on ne l'avait pas entr'aperçue, dit-il, ornant son langage à cause de la circonstance ; mais depuis quelques jours approchant, elle a reparu de par ici, car les écuellées de gruau s'en vont toutes les nuits, écuelles et tout.
Un Mathurin ayant ainsi parlé, les quatre langues des Gothon brûlèrent.
— Ça, c'est vrai ! s'écrièrent-elles toutes quatre à la fois ; et chacun sait bien que quand on la rencontre en mauvais état qu'on est de péché mortel, on ne voit pas le soleil levant le lendemain matin !
Parmi les soudards, il n'y en avait guère qui ne fussent en mauvais état de péché mortel. Plus d'un regard furtif fouilla la nuit avec terreur.
Il y eut un silence.
Pendant le silence, le malaise général augmenta. Messire Méloir tardait trop.
Les torches pâlissaient, à bout de résine.
L'archer Conan ayant secoué la sienne pour en raviver la flamme, on vit une ombre noire glisser derrière le pommier où pendait déjà la hart. Chacun écarquilla ses yeux.
Quand le jet de flamme mourut, l'ombre sembla rentrer en terre.
Soudards et paysans, tous frissonnèrent jusque dans la moelle de leur os.
— Allons, enfants ! dit de loin Morgan, l'homme d'armes qui remplaçait Kéravel, finissons-en. Allez chercher le petit gars et mettez-lui la corde au cou vivement !
XIX. Le départ.
Les soldats se mirent en devoir d'obéir à l'ordre de Morgan, mais ce fut à contrecœur. Ils avaient l'esprit frappé.
Dans la ferme, Jeannin et Simonnette étaient à genoux côte à côte.
Jeannin avait prié Simonnette de l'aider à dire sa dernière prière.
Simonnette pleurait, à chaudes larmes, mais Jeannin avait encore la force de sourire, quand il la regardait.
Il priait de son mieux, demandant que sa mère eût une douce vieillesse, et Simonnette une longue vie de bonheur.
Et vraiment, ainsi agenouillé, les yeux au ciel, ce petit Jeannin avait la figure d'un ange.
Lorsque les soldats entrèrent il se releva.
— Adieu, Simonnette, dit-il, pense un petit peu à moi, et souviens-toi de ce que tu m'as juré pour ma mère.
— Oh ! Jeannin ! ne t'en va pas ! criait la jeune fille qui s'attachait à lui avec désespoir. Simon et sa ménagère regardaient cela du dehors. Ils voyaient bien que le bonheur de leur foyer n'était plus. Les soldats prirent Jeannin et le menèrent vers le pommier qui devait servir de potence.
Maître Vincent Gueffès se cachait derrière les Gothon. Sa mâchoire souriait diaboliquement.
— Mon joli petit Jeannin, cria-t-il comme l'enfant passait, je t'avais bien dit que je serais de la noce !
Une main se posa sur l'épaule du Normand. C'était la main de Simon Le Priol.
— Vincent Gueffès, dit le bonhomme, je te défends de passer jamais le seuil de ma maison. Gueffès se recula et grommela entre ses dents :
— Voilà qui est bien, maître Simon ! Il y avait une agitation singulière parmi les soudards qui attendaient sous le pommier. Ils se parlaient à voix basse et d'un accent effrayé. On entendait :
— Je te dis que je l'ai vue… une grande figure blanche et pâle sur un corps tout noir.
— Elle est là, balbutia un autre ; elle nous guette…
— Où ça ?
— Derrière la haie.
— Saint Guinou ! c'est vrai ! Je vois ses yeux briller entre les feuilles. Les torches jetaient des lueurs ternes et mourantes qui faisaient tous les visages livides.
La lune, énorme et rouge, montrait la moitié de son disque sur le talus du chemin.
— Est-ce fait ? cria Morgan. Les deux soldats qui prirent le petit Jeannin pour passer son cou dans le nœud de la hart, tremblaient de la tête aux pieds. Jeannin murmura :
— Ah ! bonne fée ! bonne fée ! Elle m'avait pourtant bien dit que ces écus-là me porteraient malheur !
— Il appelle la fée ! balbutia l'un des soldats.
L'autre lâcha prise. Le cou de Jeannin était pris dans la hart.
— Est-ce fait ? demanda encore Morgan.
— C'est fait.
— Agitez les torches, que je voie cela ! Les torches s'agitèrent et lancèrent de longs jets de flammes.
On vit le pauvre Jeannin suspendu au pommier.
Mais on vit aussi une belle jeune fille qui soutenait ses pieds et portait le poids de son corps. Jeannin souriait, au lieu de rouler ses yeux et de tirer la langue comme font les patients de la hart. Les torches avaient jeté leurs dernières lueurs. Elles s'éteignirent. Dans cette obscurité soudaine, la panique prit les soldats de Méloir, qui s'enfuirent en criant. Ils avaient vu le pendu sourire et la Fée des Grèves qui le soutenait par les pieds ! Pas n'est besoin de dire que les Mathurin, les Gothon, les Catiche, la Scholastique et les Joson avaient devancé les soudards. Quelques minutes après, dans la ferme barricadée, Fanchon la ménagère, et Simonnette s'empressaient autour du petit Jeannin évanoui.
Simon Le Priol et Julien, son fils, étaient pensifs auprès du foyer.
Dans un coin, une femme vêtue de noir se tenait immobile.
— Il revient à lui, le pauvre gars, dit Fanchon.
— Jeannin, mon petit Jeannin ! répétait Simonnette, qui souriait et pleurait.
— On ne peut pas le rendre à ses coquins de soudards, maintenant, murmura Julien, c'est bien sûr ! Simon secoua la tête.
— J'avais dit que mon gendre aurait cinquante écus nantais, pensa-t-il tout haut ; mais j'avais compté sans ma fillette. Le petit gars n'a pas un denier vaillant, mais c'est tout de même, puisque ma fillette le veut, il sera mon gendre.
— Le petit gars aura les cinquante écus nantais, s'il plaît à Dieu ! dit une douce voix dans l'ombre. Jeannin se leva tout droit.
— C'est la voix de la bonne fée ! s'écria-t-il. Julien et Simonnette disaient en même temps :
— C'est la voix de notre demoiselle ! Ils demeurèrent un instant interdits, parce que Reine avait passé pour morte, et que l'idée d'un fantôme vient toujours la première à l'esprit du paysan breton.
Il fallut que Reine se montrât à visage découvert.
Le petit Jeannin, tout chancelant encore, vint se mettre à genoux devant elle.
— Fée ou femme, dit-il, morte ou vivante, que Dieu vous bénisse !
Reine lui prit la main.
— Oh ! notre chère demoiselle est en vie, s'écria Julien, puisqu'elle prend la main du petiot ! Simonnette tenait déjà l'autre main de Reine et la baisait.
— Je vous aimais bien déjà, murmura-t-elle, avant que vous l'eussiez sauvé…
— Et tu m'aimes deux fois plus à présent ? interrompit Reine, qui souriait. Simon et Fanchon, mes bonnes gens, nous ferons ce mariage-là pour la Sainte-Anne.
Le Priol et sa femme se tenaient inclinés respectueusement.
— Il me fallait bien sauver, continua Reine, ce beau petit homme-là, puisque c'était moi qui lui avais mis la corde au cou.
Tous les regards l'interrogèrent, tandis que Jeannin murmurait confus :
— Si j'avais su que c'était vous, là-bas, sur la grève, notre demoiselle, je n'aurais pas serré si fort !
— Mes amis, dit Reine, je vais vous expliquer l'énigme en deux mots : c'est moi qui avait enlevé l'escarcelle du chevalier Méloir, parce que l'escarcelle contenait le prix maudit de la vie de mon père. Jeannin qui me prenait pour la Fée des Grèves, a exigé de moi cinquante écus d'or. J'étais pressée, car je portais des vivres à monsieur Hue de Maurever : j'ai jeté l'escarcelle en lui disant de bien prendre garde…
— C'est vrai, ça, interrompit Jeannin, et je ne méritais guère un si bon conseil en ce moment-là !
— C'était donc vous, noble demoiselle, que j'avais aperçue hier, à la brune, par les fenêtres brisées du manoir ? demanda Julien.
— C'était moi.
— Et c'était vous aussi, notre maîtresse, ajouta Fanchon, qui emportiez le gruau que nous placions sur le seuil de nos maisons pour la Fée des Grèves ?
— C'était moi.
— Et pourquoi notre chère demoiselle, murmura Simonnette, en caressant la main de sa maîtresse et amie, n'entrait-elle pas chez ses vassaux dévoués ?
— Parce qu'il s'agissait de vie et de mort, fillette, répondit Reine qui, cette fois, ne souriait plus.
— Notre demoiselle se défiait de nous, ma sœur, dit Julien, avec un peu d'amertume ; elle se faisait passer pour morte, afin que les Le Priol ne puissent point la trahir !
— Votre demoiselle, ami Julien, répliqua Reine, a partagé vos jeux quand vous étiez enfant. Elle vous aurait confié de bon cœur sa propre vie, mais…
Julien l'interrompit d'un geste plein de respect et mit un genou en terre auprès de Jeannin.
— Ce que notre demoiselle a fait est bien fait, dit-il ; ma langue a trahi mon cœur. Reine lui tendit la main, tout émue. Il y avait l'étoffe d'un beau soldat dans ce grand et fier jeune homme qui était à genoux devant elle.
La main qu'on lui tendait, Julien Le Priol la baisa avec un enthousiasme chevaleresque.
— Je ne suis qu'un paysan, s'écria-t-il, mais je sais un lieu où il y a des épées, et si Maurever, mon seigneur, et sa fille ont besoin de mon sang, me voilà !
— Et moi aussi, me voilà ! répéta gaillardement le petit Jeannin.
— Comment, toi, petiot ! dit Reine, qui riait, attendrie, toi qui es plus poltron que les poules !
— Je ne suis plus poltron, notre demoiselle, répliqua Jeannin de la meilleure foi du monde ; je crois même que je suis brave ! Depuis que j'ai vu la mort face à face, je sais ce que c'est ; je ne crains plus que le bon Dieu. Quant au diable et aux soudards, eh bien, tenez, je m'en moque !
Il rejetait en arrière ses cheveux blonds d'un air mutin et ses yeux pétillaient. Simonnette fut si contente de ce discours, qu'elle lui planta un gros baiser sur la joue.
— Et moi aussi, me voilà ! s'écria-t-elle ensuite, et mon père, et ma mère, et tout le monde ici ! et tout le monde dans le village ! Ah ! Seigneur Jésus ! que je me battrais bien pour ma chère demoiselle !
— Donc, me voici à la tête d'une armée, dit Reine gaiement, ma première opération militaire sera de diriger un convoi de vivres vers la retraite de monsieur Hue, que je n'ai pu joindre depuis trois jours.
— Prenons tout ce qu'il y a dans la maison et partons ! dit Julien. Simon Le Priol et Fanchon s'étaient mutuellement interrogés du regard. Ils étaient dévoués aussi, mais ils étaient gens d'âge.
— Bien parlé, fils, prononça Simon d'un ton ferme, quoique peut-être il eût été mieux de consulter ton père.
— Mon père ne sait pas ce que je sais, répondit le jeune homme en se tournant vers le vieux Le Priol ; je me suis mêlé aux soldats tout à l'heure. Cette vipère de Vincent Gueffès les a excités au mal. Ils disaient que le village de Saint-Jean était un nid de traîtres, et que le mieux serait d'y mettre le feu une de ces nuits.
— Ils sont les plus forts, murmura le vieillard en baissant la tête.
— Pas pour longtemps peut-être, poursuivit Julien, car je sais encore autre chose. Pendant que le chevalier Méloir repose sa meute et s'apprête à mal faire, il se dit d'étranges nouvelles du côté de la ville. Le duc François est malade et chacun regarde sa maladie comme un châtiment infligé par Dieu au fratricide. Un prêtre l'a dit en chaire dans l'église de Combourg. Si monsieur Hue voulait, demain, il serait à la tête de dix mille bourgeois et paysans…
— Monsieur Hue ne voudra pas ! interrompit Reine ; Hue de Maurever est un gentilhomme et un Breton. Il aimerait mieux mourir mille fois que de lever sa bannière contre son souverain légitime !
— Je vous le dis, notre demoiselle, reprit Julien, les choses iront alors sans lui, et les soudards n'ont qu'à se presser s'ils veulent avoir le temps d'incendier nos demeures. En attendant, si mon père et ma mère acceptent pour fils ce petit gars-là (il tendit la main à Jeannin), et j'en serai content, car il a un bon cœur sous sa peau de mouton percée, m'est avis qu'il nous faut prendre le large, car, demain, il fera jour, et toute cette ribaudaille, sonnant le vieux fer, n'a peur des lutins que la nuit.
Fanchon, la ménagère, parcourut la ferme d'un regard triste.
— Voilà trente ans que je dors sous ce toit, murmura-t-elle : c'est ici que vous êtes nés tous deux, mes chers enfants.
— C'est ici que mon père est mort, dit à son tour Simon Le Priol, et aussi le père de mon père. Sur ce lit, qui est là, j'ai fermé les yeux de ma mère. Écoute-moi, fils Julien, et crois-moi : par intérêt, pour tout l'or de la terre, par crainte, avec la mort devant mes yeux, je ne quitterais point la pauvre maison des Le Priol. Je m'en vais hors d'ici parce que je veux montrer mes vieux bras à mon seigneur Hue de Maurever, et lui dire : Voilà ce qui est à vous !
Reine sauta au cou du vieillard et l'embrassa comme s'il eût été son père. Puis elle embrassa la ménagère Fanchon, qui essuyait ses yeux pleins de larmes.
Simonnette, le cœur gros et la main tremblante, caressait les deux belles vaches, la Rousse et la Noire.
— Allons ! Allons ! dit le petit Jeannin qui grandissait en importance et prenait voix au conseil, nous reviendrons, maître Simon, nous reviendrons, dame Fanchon. Simonnette, ma mie, nous retrouverons la Noire et la Rousse. En route avant que la chasse ne commence, ou nous pourrions bien rester en chemin !
Ce mot frappa tout le monde. Julien s'élança vers la partie de la salle qui servait d'étable. Il appela de bonne amitié le petit Jeannin, son nouveau frère, et tous deux revinrent bientôt avec trois arbalètes et trois épées. Les paniers des femmes s'emplirent. Tout ce que la ferme avait de provisions y passa.
Tubleu ! si vous saviez comme le petit Jeannin était considérable avec sa grande épée au côté et son arbalète à l'épaule !
Il cherchait d'instinct quelque chose à friser au coin de sa lèvre.
Il est vrai qu'il n'y trouvait rien.
Quand tout fut prêt, Julien ôta les barricades de la porte.
C'était une caravane, vraiment, qui partait :
Le père, la mère, Reine, Julien, Simonnette et le petit Jeannin équipé en guerre.
On fut bien encore un quart d'heure à tourner pour ne rien oublier.
Puis le père Simon dit de sa plus grosse voix :
— Partons ! Mais il avait les yeux mouillés, le vieil homme. Quant à Fanchon, la ménagère, on fut obligé de l'entraîner. Elle s'était agenouillée devant le crucifix de bois qui pendait à la ruelle du lit. Elle disait :
— Une minute encore, que j'achève ma prière. C'était comme si on l'eût menée au supplice. Et le petit Jeannin n'avait point fait tant de façons pour aller sous le pommier. Enfin, tout le monde était dehors. Simon referma sa porte et donna sa maison à la garde de Dieu. Les bestiaux étaient libres dans le pâtis. La caravane se mit en marche.
Jeannin faisait l'avant-garde, comme de raison. Les trois femmes venaient ensuite. Simon et Julien formaient l'arrière-garde.
Au premier détour du chemin, Jeannin reconnut, contre la haie, l'ombre longue et mal bâtie de maître Vincent Gueffès.
Il épaula vivement son arbalète. Mais le Normand perça la haie et se sauva en criant :
— Bon voyage !
XX. Deux cousins.
Ce Vincent Gueffès était un gaillard sans préjugés comme sans faiblesse. Son malheur était de vivre en ces temps ténébreux où de larges épaules valaient mieux que la philosophie. Au sein de notre âge éblouissant, maître Gueffès aurait fait son chemin.
Il faut plaindre ces siècles gothiques où des gens de talent comme Vincent Gueffès étaient réduits à commettre des perfidies inédites au fond d'une bourgade. Perles dans un fumier !
Vincent Gueffès compta nos voyageurs de nuit. Ils étaient six.
Vincent Gueffès ne croyait pas à la Fée des Grèves. Il savait parfaitement le vrai nom de la fée prétendue.
Il lui en voulait à mort pour avoir sauvé le petit coquetier Jeannin.
Il en voulait au vieux Simon Le Priol, qui lui avait interdit le seuil de sa demeure. Il en voulait à Simonnette qui l'avait méprisé, il en voulait à Julien qui était beau et brave : il en voulait à tout le monde.
D'un saut, il gagna le manoir de Saint-Jean, où les soldats s'étaient installés, et pria qu'on l'introduisît auprès du chevalier Méloir.
Le chevalier Méloir venait de rentrer à son quartier-général, après avoir couru les bourgs environnants pour crier l'édit ducal.
Il était las et de mauvaise humeur.
Pour le distraire, Bellissan le veneur découplait les lévriers devant lui, dans la cour du manoir.
— Oh ! Tarot ! oh ! Voirot ! Fa-hi ! Rougeot ! Fa-hi ! Voyez Nantois, messire, quel jarret ! et Pivois ! et Ardois !
— Mais ce grand noir ? demanda le chevalier en montrant un énorme lévrier magnifiquement venu, qui se couchait à l'écart.
— Une belle bête, messire, répondit Bellissan, mais paresseuse et couarde, je crois.
— Comment l'appelles-tu ?
— Je l'ai acheté d'un manant qui le tenait par le cou et qui ne savait pas son nom. Il y a bien quelque chose de griffonné sur son collier, mais du diable si j'ai appris à lire !
— Il aura nom Reinot, pour l'amour de ma dame, dit Méloir.
— Reinot, soit. Ici, Reinot ! Reinot, ici, chien ! Le lévrier noir, assis sur la hanche, les deux jambes de devant croisées, gardait une superbe immobilité.
Bellissan fit claquer son fouet.
Le lévrier se leva, tira ses jambes, bâilla de toute la fente de sa gueule et poussa un hurlement plaintif, en allongeant le cou.
— Voilà tout ce qu'il sait faire ? demanda Méloir d'un ton de mépris.
En ce moment, Grégeois et Pivois, les deux plus fortes bêtes de la meute s'approchèrent de leur nouveau compagnon pour le reconnaître. Entre chiens, la connaissance ne se fait guère autrement que par un coup de gueule. Il y eut des grognements échangés. Pivois et Grégeois voulurent mordre. Le lévrier noir bondit par deux fois.
Grégeois et Pivois roulèrent en hurlant sur le pavé de la cour.
— Bon là ! Reinot, mon filleul ! cria Méloir enchanté ; voilà un brave camarade, Bellissan, et nous allons le mettre à la besogne cette nuit même. Or ça, soupons lestement, et puis en route !
— C'est encore toi ? se reprit-il, en voyant qu'on lui amenait maître Vincent Gueffès.
— C'est encore moi, mon cher seigneur.
— Que veux-tu ?
— Je veux vous dire que vous allez vous mettre en route d'abord, quitte à souper ensuite.
— Explique-toi. Gueffès ne demandait pas mieux. Il raconta la fuite de la famille et prononça le nom de Reine. Méloir ne le laissa pas achever.
— Quel chemin ont-ils pris ? demanda-t-il.
— La route de Normandie, mon cher seigneur.
— À cheval, têtebleu ! à cheval ! cria Méloir ; si nous arrivons avant eux au Couesnon, la fille du traître Maurever est à nous !
Le souper, cuit aux trois quarts, flairait bon pour l'appétit. Hommes d'armes et archers s'ébranlèrent avec un regret manifeste.
Méloir laissa au château la moitié de sa troupe, sous les ordres de Morgan.
Bien entendu qu'on n'avait pas même dit à Méloir l'histoire du petit Jeannin pendu au pommier. C'était là un détail de trop mince importance.
On partit. La meute s'élança au-devant des chevaux, et le lévrier noir au-devant de la meute.
Au manoir restaient Corson, le héraut, Morgan et huit ou dix soldats.
Corson soupa, bâilla et s'endormit ; Morgan fit de même.
Maître Gueffès dit alors aux soudards :
— Il y a du cidre, du vin et de l'hypocras à la ferme du vieux Simon Le Priol. Les soldats descendirent sans bruit la colline. On enfonça la porte de Le Priol et l'on se mit à faire bombance. De ce qui se passa en ce lieu entre Gueffès et les soldats ivres, nous ne donnerons point le détail.
Mais quand nos fugitifs, qui avaient poussé leur pointe dans les terres jusqu'au delà d'Ardevon pour éviter les poursuites, descendirent dans le village de la Rive et entrèrent en grève, le petit Jeannin s'arrêta tout à coup. Son bras étendu montra la côte de Bretagne, dans la direction de Saint-Georges.
On voyait une grande flambée parmi les arbres. Les Le Priol et Reine se retournèrent. Reine poussa un cri.
— Qu'est cela ? demanda-t-elle. Le vieux Simon fit un signe de croix.
— Que Dieu nous assiste, balbutia-t-il ; c'est au village de Saint-Jean-des-Grèves.
Fanchon fut obligé de s'asseoir sur le sable. Le cœur lui manquait.
— Femme, lui dit Simon, la maison de mon père est brûlée. Nous n'avons plus rien sur la terre, mais nous avons fait notre devoir.
Les doigts de Julien se crispaient autour du bois de son arbalète.
Les fugitifs restèrent là cinq minutes. Puis le petit Jeannin dit : En avant !
On tourna le dos à l'incendie, et l'on se dirigea sur Tombelène.
Le vieux Simon ne se trompait point. C'était bien au village de Saint-Jean qu'avait lieu l'incendie, et c'était bien sa maison qui brûlait.
Seulement, il y avait d'autres maisons que la sienne. Maître Vincent Gueffès ne faisait jamais le mal à demi.
Pendant toute cette nuit-là, Aubry travailla de son mieux. Il avait travaillé la nuit précédente et la journée entière.
La lime était bonne. Aubry avançait à la besogne.
N'eût été la posture intolérable qu'il était obligé de garder, limant d'une main, et de l'autre se soutenant à l'embrasure de la meurtrière, sa tâche aurait été vite à fin.
Mais à chaque instant, ses doigts fatigués lâchaient prise. Il retombait au fond de sa cellule, suant à grosses gouttes, épuisé, haletant.
Pour retrouver du cœur, il lui fallait évoquer l'image de Reine.
Mais aussi, quelle vaillance nouvelle dès que ce nom chéri venait à sa lèvre !
Il la voyait ; elle était là, le soutenant et l'encourageant.
Il l'entendait qui disait :
— Nous avons besoin de votre bras, Aubry, pour nous défendre contre nos persécuteurs. Courage !
Ce fut une nuit de fièvre, pendant laquelle plus d'une imagination folle visita la solitude du captif. Vers le matin, la plus étrange de toutes le prit au milieu de son travail.
Ce qu'il avait prévu la veille, dans sa conversation avec Reine, arrivait. Il croyait entendre les aboiements lointains d'une meute chassant sur la grève.
C'était une illusion, sans doute. Et pourtant, chaque fois que le vent donnait, il apportait les aboiements plus distincts.
Et une fois, parmi ces aboiements, Aubry crut reconnaître celui de maître Loys, son beau lévrier noir.
La fièvre amène comme cela de bizarres illusions. Aubry reprit sa lime et travailla. La barre de fer était presque coupée.
Pourtant, elle tenait encore. L'aube se leva. Aubry se coucha sur la paille et voulut prendre un instant de sommeil.
À peine était-il endormi que le bruit de la clé de frère Bruno, tournant dans la serrure, le réveilla en sursaut. Frère Bruno était pourtant déjà venu faire sa ronde et raconter son histoire. Ordinairement, il ne venait qu'une fois.
Allait-il prendre l'habitude de faire deux rondes par nuit, et de raconter deux histoires ?
Ou bien le travail nocturne d'Aubry avait-il éveillé les soupçons ?
Avant que notre prisonnier eût eu le temps de répondre en lui-même à ces questions, un pas lourd et sonnant la ferraille succéda au bruit des verrous.
— Eh bien ! mon cousin Aubry, dit une grosse voix à la porte, nous dormons encore ! par mon patron, il paraît que nous faisons ici la grâce matinée ?
Aubry se leva vivement.
— Méloir ! s'écria-t-il.
— Entrez, entrez, sire chevalier, dit le frère Bruno à son tour ; ce n'est pas très grand ces cellules, mais pour ce qu'on y fait, voyez-vous, ça suffit. Je me souviens qu'en l'an trente-cinq, peu de temps après mon arrivée au monastère, il y avait un prisonnier nommé Olivier Triquetaine, lequel prisonnier était si gros qu'on eut bien du mal à lui faire passer la porte pour entrer. Quant à sortir, il n'en sortit que dans sa bière. Cet Olivier Triquetaine était un assez joyeux compagnon. Il disait toujours le samedi soir…
— Quand vous me reconduirez, mon frère, dit Méloir en le congédiant, vous m'apprendrez au long ce que disait Olivier Triquetaine les samedis soirs.
— Bon ! fit Bruno, je n'y manquerai pas, puisque ça vous intéresse, sire chevalier. Il sortit et ferma la porte à triple tour.
— Sire chevalier, cria-t-il à travers la planche de chêne, à l'heure où il vous plaira de vous en aller, frappez et ne vous impatientez pas, je vais à matines.
— Peste ! dit Méloir en se tournant vers Aubry, mon cousin, tu as un geôlier de bonne humeur ! Et comment te portes-tu, depuis le temps ?
— Bien, répliqua Aubry.
— Le fait est que tu n'as pas encore trop mauvaise mine.
— Que viens-tu faire ici ?
— Savoir de tes nouvelles en passant, mon cousin Aubry, et te donner une bonne poignée de main. Il tendit sa main à Aubry, qui la repoussa.
— Oh ! oh ! fit Méloir ; sais-tu que c'est la main d'un chevalier, mon cousin ?
— Je le sais, et j'ai grande honte pour la chevalerie.
— Qu'est-ce à dire ! s'écria Méloir qui fronça le sourcil. Mais il se ravisa tout de suite.
— De temps immémorial, continua-t-il, les vaincus ont eu droit d'insolence. Ne te gêne pas, mon cousin, ces murs de granit doivent bien aigrir un peu le caractère. Des captifs, des enfants et des femmes, un chevalier sait tout souffrir.
— Un chevalier ! répéta Aubry qui haussa les épaules. Et l'on se plaint que la chevalerie s'en va ! Par Notre-Dame, mon cousin, s'il y a beaucoup de gens comme toi portant éperons d'or et cœurs de coquins…
Méloir pâlit.
— J'ai dit cœurs de coquins, appuya Aubry, dont la voix était calme et froide ; si tu as quelque chose dans l'âme, va-t-en ; car je n'aurai pour toi que des paroles de mépris.
— Eh bien ! mon cousin Aubry, dit Méloir en riant de mauvaise grâce, j'en prends mon parti et je reste. Accable-moi, cela te soulagera. Et moi, je prierai Dieu de me compter cette humiliation, chrétiennement supportée, quand il s'agira de passer la grande épreuve.
Que diable ! ajouta-t-il, changeant de ton brusquement ; ne peut-on se faire la guerre et vivre en amis pendant la trêve ? Allons ! cousin Aubry, laisse là ta gourme d'Amadis et causons comme d'honnêtes parents que nous sommes.
Nous ferons remarquer ici que le type normand se divise en trois catégories bien distinctes, mais également sujettes à caution.
Et il est entendu ici que ce mot normand ne s'applique pas du tout dans notre bouche aux habitants d'une province aussi célèbre par son beurre que recommandable par son cidre. Le mot normand est passé dans la langue usuelle au même titre que le mot gascon, que le mot juif, et autres vocables exprimant des nuances de mœurs ou de caractères.
Le Juif est un Arabe double ; l'Arabe est un coquin sans malice qui fait la petite usure et devient rarement ministre des finances. Le Gascon ment pour mentir, c'est un artiste en mensonges ; le Normand n'a garde de faire ainsi de l'art pour l'art : il ment pour de l'argent.
Chez le Gascon, il n'y a pas beaucoup de bon, tandis que chez le Normand, il n'y a rigoureusement que du détestable.
Voici du reste les trois catégories normandes :
1° Le Normand-finaud : type connu surabondamment ; le maquignon ordinaire des naturalistes.
2° Le Normand-doux, bien gentil garçon, mais plat comme ces insectes dont le nom est proscrit, et qui troublent le sommeil du pauvre.
3° Le Normand-brusque : un brave homme, un peu rustique, un peu rude, mais le cœur sur la main.
Un franc luron, grosse voix, gros corps, gros mots.
Ah ! un bien digne cœur, allez ! trop probe peut-être pour nos siècles corrompus, trop intègre, trop pur, à ce qu'il dit.
Néanmoins, veillez à vos poches !
Le chevalier Méloir n'était qu'une moitié de Normand collé à une moitié de Breton.
La moitié bretonne déterminait son genre ; il était Normand-brusque.
Maître Gueffès appartenait à une quatrième espèce, le Normand-vipère.
Mais, encore une fois, la patrie de Corneille, le moins normand des grands poètes, est en dehors de tout cela, et nos normands typiques naissent à Paris aussi souvent, pour le moins, qu'en Normandie.
Méloir avait repris son air sans gêne.
— Songe donc, mon cousin Aubry, continua-t-il gaiement, je suis las comme un malheureux, j'entre au couvent pour me reposer, le prieur, comme de raison, m'offre sa table ; mais moi je lui réponds : « Mon révérend, vous avez ici un jeune homme d'armes qui est mon cousin et que j'aime comme s'il était mon frère cadet, il est prisonnier, permettez-moi de l'aller voir. » On me fait descendre des escaliers du diable, au lieu de m'asseoir devant un bon pâté de venaison, je m'enfouis dans un trou humide ; et, pour me récompenser, tu me dis des injures !
— Je ne t'avais pas prié de venir.
— C'est vrai, mais si je venais pour t'apporter de bonnes nouvelles ?
— Je n'aimerais pas à les recevoir de toi.
— Peste ! mais c'est décidément de la haine !
— Non, prononça Aubry sans s'émouvoir ; ce n'est que du mépris.
Méloir eut encore un petit mouvement de colère. Ce fut le dernier. On s'habitue à l'insulte comme à autre chose.
— Haine ou mépris, mon cousin Aubry, dit-il, peu m'importe ; je suis venu ici pour causer, et, de par tous les diables, nous causerons ! prête-moi la moitié de ta paille.
Aubry ne répondit pas. Méloir prit une brassée de paille et la jeta à l'autre bout du cachot.
— Comme cela, poursuivit-il en s'asseyant le dos contre le roc, nous serons tous les deux à notre aise et nous ne pourrons pas nous mordre.
Il avait débouclé son ceinturon pour s'asseoir, et son épée était près de lui.
XXI. La rubrique du chevalier Méloir.
Il faisait grand jour maintenant, et, bien que le sol du cachot fût encaissé profondément, Aubry et le chevalier pouvaient se voir.
Le chevalier s'était arrangé de son mieux sur la paille et paraissait bien décidé à ne point abréger sa visite.
— Te souviens-tu, mon cousin Aubry, dit-il, d'une conversation que nous eûmes ensemble non loin d'ici, sur la route d'Avranches au Mont ? Tu portais la bannière de monsieur Gilles ; moi, je portais la bannière de Bretagne. Tu jugeais sévèrement notre seigneur le duc ; moi qui ai plus d'âge et d'expérience, j'étais plus indulgent. Nous en vînmes à parler de nos dames, car il faut toujours en venir là, et nous nous aperçûmes que nous étions rivaux. Eh bien ! Aubry, la main sur le cœur, cela me fit de la peine pour toi.
Aubry eut un dédaigneux sourire.
— Il ne s'agit pas de cela, dit Méloir, ton sourire fait bien sous ta moustache naissante, mais comme ELLE n'est pas là, ton sourire est perdu. Il ne s'agit pas du tout, entre deux hommes qui se disputent une belle, de savoir lequel des deux elle aimera.
— De quoi s'agit-il donc ?
— Il s'agit de savoir lequel des deux en définitive sera son seigneur et maître. Or, j'avais de la peine pour toi, mon cousin Aubry, parce que je savais d'avance que tu ne gagnerais pas la partie.
— Je ne l'ai pas perdue encore, murmura Aubry. Le regard du chevalier se fixa sur lui à la dérobée, vif et perçant. Puis il examina le cachot en détail comme s'il eût voulu guérir une crainte fâcheuse qui lui était venue tout à coup.
Cette boîte de granit était bien faite pour chasser toute inquiétude.
— Figure-toi, cousin Aubry, dit-il, qu'une idée folle vient de me traverser la cervelle. La manière dont tu as prononcé ces paroles : « Je ne l'ai pas encore perdue ! » m'a sonné à l'oreille comme une menace. J'ai pensé que tu avais peut-être un moyen de trouver la clé des champs. Or, si tu la trouvais, la clé des champs, ta partie ne serait vraiment pas trop mauvaise.
Le regard d'Aubry se releva lentement.
— Voilà qui commence à piquer ta curiosité, n'est-ce pas ? interrompit Méloir. Je pourrais te tenir rigueur à présent, car tu n'as pas été aimable avec moi, mais je suis bon prince et n'ai point de rancune. Je vais te parler absolument comme si tu m'avais reçu à bras ouverts. Oui, mon cousin Aubry, la chance tourne, et si tu étais en liberté, tu aurais, comme on dit, les quatre as de la quinte de grande séquence, qui marquent, (ensemble le point) quatre-vingt-dix sans jouer. Et alors, moi, je me trouverais repic avec ma fameuse maxime : il vaut mieux se faire craindre qu'aimer, car je n'aurais plus même le moyen de me faire craindre.
Aubry écoutait de toutes ses oreilles.
Méloir fit une pause.
Il semblait jouir de l'attention nouvelle que lui prêtait son compagnon.
— Mais, reprit-il avec un gros rire railleur, il te manque justement la clé des champs, mon cousin Aubry, et ce n'est pas moi qui te la donnerai ! Voilà de bonnes murailles, ma foi ! mon jeu vaut mieux que le tien. On t'aime, mais j'épouserai. N'y a-t-il pas de quoi rire ?
— Quand on est un mécréant sans foi ni honneur… commença Aubry.
— Fi donc ! tu en arrives tout de suite aux gros mots. Ta position te protège, mon cousin, ce n'est pas généreux.
— Fais-moi descendre en grève, s'écria Aubry, donne-moi une épée, et prends avec toi deux ou trois de tes routiers, tu verras si je soutiens mes paroles !
— Bien riposté ! Mais nous sommes trop vieux, mon cousin, pour nous laisser prendre ainsi. Je te tiens quitte de toute réparation. Tu es le plus vaillant écuyer du monde, voilà qui est dit. Si nous étions tous deux en grève, tu me pourfendrais, comme Arthur de Bretagne pourfendit le géant du mont Tombelène, voilà qui est convenu… En attendant, causons raison ; il me reste à t'apprendre pourquoi ta partie serait si belle, si une bonne fée venait, par aventure, briser tes fers et percer les murailles de ton cachot. Les choses ont bien marché depuis le huitième jour du présent mois de juin qui va finir. François de Bretagne est demeuré frappé de la citation solennelle à lui portée par le vieux Maurever. Il a vieilli de dix années en deux semaines. Sans cesse il pense au dix-huitième jour de juillet, qui est le jour fixé pour sa comparution devant le tribunal de Dieu. Et ses médecins ne savent pas s'il atteindra ce terme, tant la vie s'use vite en lui. Or, le soleil couchant n'a plus guère d'adorateurs : les mages vont au soleil qui se lève ; en ce moment où je te parle, un homme résolu qui déploierait au vent un chiffon armorié en criant le nom de monsieur Pierre, le futur duc, mettrait en fuite mes cavaliers et mes soudards, comme une troupe d'oies effrayées.
Aubry baissait la tête pour cacher le feu qu'il sentait dans ses yeux.
Il songeait à son barreau de fer coupé aux trois quarts.
Dans quelques heures il pouvait être libre.
Il avait besoin de toute sa force pour contenir le cri de joie qui voulait s'échapper de son cœur.
Méloir qui lui voyait ainsi la tête basse, triomphait à part soi.
Il poursuivit :
— Mais qui diable songerait à jouer ce jeu, sinon toi, mon cousin Aubry ? Le vieux Maurever, qui est un saint, — cela, je le proclame ! — aimerait mieux se faire tuer cent fois que de lever la bannière de la révolte. Et notre petite Reine n'est qu'une femme, après tout.
— Oh ! gronda Aubry, feignant le désespoir et la rage, être obligé de rester là comme une bête fauve dans sa cage de fer !
— C'est désolant, je ne dis pas non, car je travaille, moi, pendant ce temps-là, mon cousin Aubry. Si bas que soit le duc François, j'ai toujours bien une quinzaine devant moi, et je m'en demande pas tant, par Dieu ! Dans trois jours j'aurai fait mon affaire…
— Trois jours ! répéta Aubry plaintivement.
— Au plus tard. J'oubliais de te le dire : cette fatigue qui m'oblige à m'asseoir sur ta paille vient de ce que j'ai fait un petit tour de chasse cette nuit dans les grèves.
— Ah ! fit Aubry qui se redressa ; j'avais bien cru entendre…
— Les cris de ma meute ? interrompit Méloir ; ah ! les chiens endiablés ! Quelle vie ils ont menée ! Figure-toi qu'ils sont venus jusque dans les roches au pied du Mont. Cette nuit nous les mènerons à Tombelène.
Un frisson courut dans le sang d'Aubry, mais il garda le silence.
— D'ailleurs, poursuivit Méloir, c'est du luxe que cette meute. Je l'ai fait venir pour me donner des airs de grandissime zèle, car je sais un coquin qui me mènera, dès que je le voudrai, à la retraite de Maurever.
Aubry ne respirait plus. Le chevalier s'arrangea sur la paille et chercha ses aises.
— Ce n'est pas là le principal, dit-il ; ce que je veux t'apprendre, c'est ce qui a trait à notre fameuse partie, c'est le moyen que j'emploierai pour obtenir la main de notre belle Reine.
— La violence ? murmura Aubry.
— Fi donc ! tu ne me connais pas. La belle avance de se faire craindre, pour en arriver à menacer comme un brutal ! Ce ne serait vraiment pas la peine. Se faire craindre, mon cousin Aubry, c'est comme je te l'ai dit déjà, le grand secret d'amour, mais à la condition d'avoir en soi, quand on use de ce cher talisman, tout ce qu'il faut pour plaire. Or, malgré les quinze ou vingt années que j'aie de plus que toi, Aubry, mon ami, je porte encore assez galamment mon panache ; ma jambe n'enfle pas trop le cuissard : regarde ! et dans ce corselet d'acier, ma taille conserve sa souplesse. La violence ! sarpebleu ! les voilà bien, ces jouvenceaux, qui frapperaient les femmes s'ils ne soupiraient pas en esclaves à leurs pieds ! Nous autres chevaliers, — et Méloir se redressa, ma foi, d'un grand sérieux, — nous avons d'autres rubriques. Et pour ton édification, mon cousin Aubry, je vais t'en enseigner une.
Il s'interrompit et son gros rire le reprit.
— Oh ! oh ! s'écria-t-il, pour le coup, te voilà qui dresses l'oreille ! Il faut, en vérité, que je sois un bien bon parent, ou que j'aie confiance majeure dans les verrous de messer Jean Gonnault, prieur des moines du mont Saint-Michel, pour te montrer comme cela le fond de mon sac. Mais je ne me souviens pas d'avoir vu jamais une figure plus drôle que la tienne, mon cousin Aubry : je m'amuse à te contempler comme on s'amuse à regarder un mystère ou une sotie, représentée par d'habiles histrions.
Ce fut au tour du prisonnier de froncer le sourcil. Méloir prenait rondement sa revanche.
— Ne te fâche pas, continua-t-il, et laisse-moi me divertir. Voici donc la rubrique annoncée : J'arrive à la retraite de monsieur Hue de Maurever, mon futur et vénéré beau-père, je l'arrête au nom du duc François, lui, sa fille et sa suite, s'il en a, par fortune, ce que je ne crois guère. Je les emmène. Tu suis bien, n'est-ce pas ? En chemin, je pousse mon cheval aux côtés du sien et je lui dis :
— Sire chevalier, je fus de vos amis, et vous avez dû vous étonner grandement de me voir prendre le rôle qui est présentement le mien.
Il ne répond que par un regard de dédain. J'insiste. Il m'envoie au diable.
Tu vois que je mets tout au pis, mon cousin.
J'insiste encore et je lui dis avec tristesse :
— Vous m'avez bien mal jugé, Hue de Maurever. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous. Dès la première heure où vous avez été en danger, j'ai voulu vous sauver, fût-ce au péril de ma propre vie !
Naturellement il ouvre une oreille, car enfin, dès qu'une énigme est posée, on aime à en savoir le mot. Moi, je salue respectueusement, et je fais mine de vouloir me retirer. Il me retient en disant :
— Je ne vous comprends pas. À moins qu'il ne préfère dire :
— Expliquez-vous. Je lui laisse le choix entre les deux tournures. Je reviens aussitôt d'un air humble et affectueux. Je reprends :
— Messire Hue, j'aime votre fille…
— Et à ce coup, il te tourne le dos, malandrin que tu es ! interrompit Aubry.
— Je crois que tu as raison, répondit tranquillement Méloir ; à cet aveu il devra me tourner le dos. C'est la crise. Mais je ne me démonte pas, et j'ajoute d'un ton pénétré :
— Pensez-vous, messire Hue, qu'avec un pareil amour, j'aie pu, un seul instant ?… Il m'interrompt par un rude :
— En voilà assez !
Car il faut faire la part de sa mauvaise humeur. Moi, je m'écrie :
— Ah ! messire Hue ! l'accusé a du moins le droit de la défense ; au moment où je vous ai dit : j'aime votre fille, vous avez cru deviner le mobile de ma conduite, vous avez pensé : le chevalier Méloir veut nous conduire aux pieds du duc François, livrer ma tête et demander pour récompense la main de ma fille…
Si je puis verser une larme en cet endroit, mon cousin Aubry, tout est dit ! Si je ne peux pas verser une larme, je ferai semblant de m'essuyer les yeux et je poursuivrai avec chaleur :
— Hélas ! messire Hue, tel n'est point mon dessein. Je ne suis qu'un pauvre gentilhomme, c'est vrai, mais j'ai le cœur aussi haut qu'un roi. Mon dessein, c'était de prendre l'emploi de vous pourchasser, afin qu'un autre, moins ami, n'en fût point chargé. Mon dessein était, le premier jour comme aujourd'hui, de venir à vous et de vous dire : « La terre Normande est là, sous vos pieds, messire Hue ; vous êtes libre. Que Dieu vous garde… »
— Ah ! scélérat maudit ! s'écria Aubry, qui avait de la sueur aux tempes.
— Aimerais-tu mieux me voir te livrer au grand prévôt du duc François ? demanda Méloir en ricanant.
— Je voudrais te voir en champ clos et l'épée à la main, charlatan d'honneur !
— Puisque tu te fâches ainsi, mon cousin Aubry, interrompit Méloir en se levant, c'est que ma recette est bonne et qu'elle doit réussir.
Aubry se leva également.
— Oui, elle est bonne, ta recette ! balbutia-t-il d'une voix entrecoupée par la fureur ; Hue de Maurever, qui est la générosité même. Et peut-être que Reine pour sauver la vie de son père…
— Par saint Méloir ! s'écria le chevalier, chacune de tes paroles me ravit d'aise, mon cousin. Il paraît décidément que j'ai touché le joint.
La colère bouillait dans le cœur d'Aubry. L'effort même qu'il faisait pour se contenir était un aliment à sa fureur. Méloir le regardait d'un air provocant.
— Et maintenant, reprit-il, je n'ai plus rien à te dire, mon pauvre cousin. Au revoir, et bien de la résignation je te souhaite. Quand nous nous retrouverons, je te présenterai à ma dame.
La rage du jeune homme fit explosion en ce moment. Toute idée de prudence avait disparu en lui.
— Lâche ! lâche ! lâche ! s'écria-t-il par trois fois en s'adossant contre la porte ; tu me retrouveras plus tôt que tu ne penses… et quand tu ouvriras la bouche pour tromper le noble vieillard et sa fille, mon épée te fera rentrer le mensonge dans la gorge !
— Ah !… fit Méloir qui recula jusque sous la fenêtre. Aubry aurait voulu rappeler les paroles prononcées. Mais il n'était plus temps.
— Sarpebleu ! dit Méloir, j'étais venu un peu pour cela. Il paraît que nous avons, nous aussi, des rubriques ? Il regarda tout autour du cachot une seconde fois et plus attentivement. Aubry s'était recouché sur sa paille ; il ne parlait plus.
Aubry avait les mains libres ; plus d'une fois l'idée lui était venue de s'élancer sur le chevalier ; mais celui-ci était armé jusqu'aux dents, et Aubry n'avait rien pour se défendre.
Après qu'il eut fait son examen, Méloir grommela :
— Pas une fente où passer le doigt ! ce petit-là n'est pas un farfadet, pourtant !
— Ah ! fit-il en se ravisant ; la meurtrière ! Aubry tressaillit de la tête aux pieds. Méloir redressa sa grande taille, et comme sa tête n'atteignait pas encore la meurtrière, il sauta.
— Un lapin passerait bien là ! murmura-t-il.
Son regard sembla faire la comparaison de la largeur de la fenêtre avec l'épaisseur du corps d'Aubry.
— Si le barreau était coupé… pensa-t-il tout haut.
Il ôta son gantelet de fer, se haussa sur ses pointes et le lança violemment contre le barreau qui rendit un son fêlé.
— Ah ! sarpebleu ! sarpebleu ! s'écria-t-il, mon cousin, j'ai bien fait de venir !
Mais il n'acheva pas, parce que le jeune homme se voyant perdu et prenant une résolution soudaine, avait profité du moment où Méloir attaquait le barreau pour s'élancer sur lui.
En un clin d'œil, Méloir fut terrassé.
Aubry, qui appuyait son genou contre sa poitrine, lui mit sa propre épée sur la gorge.
— Un cri, un mot, dit-il à voix basse, et je te tue comme un chien !
— Et bien tu ferais, mon cousin Aubry, repartit Méloir qui ne se déconcertait pas pour si peu ; tu as agi de bonne guerre… Et je n'ai pas déjà si bien fait de venir ! Mais tu peux serrer ma gorge un peu moins fort si tu veux. Je t'engage ma parole de chevalier que je n'appellerai pas au secours.
XXII. Frère Bruno.
Quand Aubry eut un peu lâché prise, Méloir avala une lampée d'air avec une satisfaction manifeste.
— Tu as un bon poignet, mon cousin, dit-il, et moi, je suis un sot. Ta rubrique vaut beaucoup mieux que la mienne. Voilà tout. Il n'y a pas de quoi se fâcher pour cela.
— Écoute, Méloir, lui répondit le jeune homme d'armes, tu étais un brave soldat autrefois, et un bon compagnon… Je n'ai pas le courage de te tuer…
— Peste ! interrompit Méloir, me tuer ! Tu n'y vas pas par quatre chemins, toi, mon cousin Aubry !
— Je le devrais pour monsieur Hue de Maurever et pour sa fille…
— Du tout, interrompit encore Méloir ; tu sais bien, je suis incapable…
La main d'Aubry s'appesantit un peu plus sur la gorge du chevalier.
— Tais-toi ! dit-il rudement ; je n'ai pas le loisir d'écouter tes billevesées. Je veux bien t'épargner, mais c'est à condition que tu ne me gêneras point dans l'accomplissement de mon dessein.
— Foi de chevalier ! s'écria Méloir ; tu n'as qu'à scier ton barreau devant moi ; si tu veux, je te ferais la courte échelle.
— Bien obligé. Cette voie me semble désormais incommode et dangereuse. Pourquoi sortir par la fenêtre, quand la porte est là ?
— Je te fais observer, mon cousin Aubry, que tu me serres le cou sans y songer. Je déteste les demi-mesures. Étrangle-moi comme il faut, morbleu ! ou lâche-moi !
— Je te lâcherai dès que nous serons d'accord.
— Je ne peux pourtant pas t'ouvrir cette porte, moi ! s'écria Méloir d'un ton dolent.
— Me promets-tu qu'une fois libre, tu ne tenteras contre moi aucune résistance ?
— Je le promets.
— Me promets-tu que tu te laisseras lier les mains et les jambes ?
— À quoi bon, mon cousin ?
— Et mettre un bâillon sur la bouche ? acheva Aubry, dont les doigts firent un petit mouvement.
— Je le promets ! je le promets ! je le promets ! dit Méloir précipitamment.
— T'engages-tu à me céder ton armure pour que je m'en revête sous tes yeux ?
— Mon armure ?
— Depuis les éperonnières jusqu'à la salade.
— Ah ! cousin Aubry ! mon cousin Aubry, grommela le pauvre chevalier, je ne t'aurais jamais cru si madré que cela !
— T'y engages-tu ?
— Je m'y engage.
— Sous serment ?
— Sous serment.
— À la bonne heure ! Relève-toi donc et tiens ta parole comme un gentilhomme.
Pour ce qui était de se relever, Méloir ne se le fit point dire deux fois. Quant à tenir sa parole, peut-être aurait-il trouvé quelque exception, comme on dit au Palais, s'il n'avait pas vu sa bonne épée toute nue entre les mains d'Aubry.
Sa dague restait bien encore au fourreau, mais Aubry de Kergariou était un fier homme d'armes. L'attaquer avec une dague quand il avait l'épée à la main, c'eût été folie.
Méloir se secoua, s'étira, se tâta.
— Allons, dit Aubry, en besogne ! Méloir fit un pas vers lui. Aubry lui mit sans façon la pointe de l'épée entre les deux yeux.
— À distance ! dit-il ; les bons comptes font les bons amis ; ne m'approche pas, ou je te pique !
— Tu as donc défiance ?
— J'ai hâte. En besogne.
— J'y suis, mon cousin Aubry, j'y suis ! Méloir se mit en effet à délacer son armure. Il n'avait que les pièces légères et non point la carapace en fer que le quinzième siècle portait encore au combat. Son équipement consistait en éperonnières d'acier, vissées aux cuissards de gros buffle, corselet de mailles, manches de buffle, salade sans visière, à plumail. Aubry le suivait de l'œil.
Quand Méloir eut achevé de se désarmer, ne gardant que ses chausses et son justaucorps, Aubry prit sous la paille de son lit une corde qui devait lui servir dans son évasion projetée.
— Donne tes poignets ! commanda-t-il.
— Attends au moins que tu sois armé. Aubry eut un sourire.
— Je m'armerai quand tu seras lié, répliqua-t-il ; donne tes poignets !
Méloir obéit enfin, mais bien à contrecœur. Ce bon chevalier avait espéré véritablement rétablir sa partie pendant qu'Aubry ferait sa toilette.
Il grommela en tendant ses poignets :
— Qui diable aurait pensé que ce petit homme-là pût jouer si serré ?
— Voilà, dit Aubry, qui avait fait un beau nœud ; je te tiens quitte des pieds. Assieds-toi maintenant à ma place et réfléchis, si tu veux, aux vicissitudes du sort.
Méloir s'assit. Il avait beaucoup l'air d'un renard qu'une poule aurait pris. En un clin d'œil, Aubry fut armé de pied en cap.
— Suis-je bien comme cela ? demanda-t-il.
— Sarpebleu ! s'écria Méloir en colère, ne faut-il encore que je te serve de miroir ?
— Allons ! allons ! ne te fâche pas, cousin Méloir. Une fois ou l'autre, je te rendrai tes armes. À présent, nous n'avons plus que le bâillon à mettre.
Il était trop tard pour faire résistance.
Méloir se laissa bâillonner.
Mais il ne restait plus trace de son excellent caractère. Il roulait dans sa tête de féroces pensées de vengeance.
Aubry lui souhaita courtoisement le bonjour et donna du gantelet dans la porte.
Il frappait à tour de bras, se souvenant que le bon frère Bruno avait dit : « Je vais à matines ».
Mais il paraît que le bon frère Bruno s'était ravisé, car au premier coup la porte s'ouvrit.
Aubry ne put s'empêcher de faire un pas en arrière.
— Il était là ! pensa-t-il ; il a dû tout entendre. Et comme, au même instant, Méloir se leva brusquement, poussant des cris inarticulés sous son bâillon, Aubry se vit perdu.
— Qu'a donc ce maître fou ? s'écria cependant le bon frère Bruno. Sire chevalier, donnez-lui du plat de votre épée entre les deux épaules !
Méloir s'était élancé vers la porte. Il cherchait à mettre son visage en lumière et à se faire reconnaître du moine convers.
Mais celui-ci se tournant vers Aubry :
— Je n'ai jamais vu le prisonnier comme cela ! dit-il, vous l'aurez donc fait boire, sire chevalier ? En l'an trente-neuf, nous avions un captif du nom de Thomas Gréveleur, qui devint maniaque dans ce même cachot. J'ai envie de vous conter son histoire. Figurez-vous que ce Thomas Gréveleur…
Méloir se démenait furieusement.
— Sortons ! dit Aubry qui était tout pâle et qui s'étonnait que la méprise du frère pût se prolonger ainsi.
Le bon Bruno fit retraite aussitôt, et comme Méloir s'attachait à lui, le bon Bruno ne crut pouvoir moins faire que de communiquer à ce prisonnier récalcitrant un coup de poing paternel.
C'était un digne poignet que celui du bon moine. La poitrine de Méloir sonna comme un tambour. Il chancela et tomba sur la paille.
— Voire ! dit Bruno indigné, ce n'est pas ma besogne que de caresser les fous ! je m'en suis fait mal à la deuxième phalange du doigt annularius…
Aubry avait passé le seuil. Bruno le suivit, parlant toujours et grondant de plus belle. Il ferma la porte avec soin. Cela fait, il se prit les côtes à deux mains et regarda Aubry en éclatant de rire. Aubry ne savait que penser.
— Oh !… oh !… oh !… disait le frère Bruno, dont les yeux se remplissaient de larmes ; j'en mourrai, messire Aubry, j'en mourrai ! Voilà une histoire, seigneur Dieu ! une histoire comme on n'en a jamais raconté !
— Vous m'aviez donc reconnu ? balbutia Aubry déconcerté.
— Bon Jésus ! pensez-vous que j'aie la berlue ! Oh ! oh ! les côtes ! les côtes ! il s'est déshabillé de lui-même ! il a été bien obéissant !
— Ah ça, est-ce que vous le voyiez ?
— Le trou de la serrure, donc, messire Aubry ! Je le voyais comme je vous ai vu toute la journée d'hier limer votre barreau, et j'avais bonne envie de vous apporter une escabelle pour tenir vos pieds, car vous deviez fatiguer dans cette position-là.
Aubry le regardait ébaubi.
— Eh bien ! mon jeune seigneur, reprit Bruno, quand vous m'aurez regardé avec des yeux d'une toise ! J'aime les bonnes histoires, moi ! Et je raconterai encore celle-là dans vingt ans si je vis. D'ailleurs, vous savez bien : j'étais un soldat entier, vertubleu ! avant d'être une moitié de moine. Le vieux Maurever m'a gagné le cœur en venant jusqu'ici rabattre l'orgueil d'un meurtrier. Vous m'avez gagné le cœur, vous, en brisant votre épée pour ne la point déshonorer. Et ce coquin de Méloir, au contraire, m'échauffa les oreilles quand il fit le chien couchant, ce jour-là. Or, tout ceci me rappelle une assez gaillarde histoire qui se passa en l'an vingt-huit, derrière Bellesmes, en Normandie…
— Mon bon frère Bruno, interrompit Aubry, le plus pressé est que je sorte de l'enceinte du monastère ; vous me conterez votre histoire dehors.
— Je puis vous la conter en chemin, messire Aubry. C'était le chevalier Pothon de Xaintrailles qui voulait entrer dans Bellesmes, de nuit, malgré l'Anglais. Durham était dans Bellesmes avec quatre cents archers du Nord, qui auraient tué une alouette à cinquante toises…
Aubry serra tout à coup le bras du frère convers. Ils étaient sortis du corridor et débouchaient dans le cloître, où quantité de moines se promenaient. Bruno changea de ton soudain.
— Oui, sire chevalier, dit-il avec toutes les apparences d'un respect profond ; les trois cachots se font suite l'un à l'autre et sont creusés dans le roc vif. Dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du saint monastère, fit, en outre, redorer la statue tournante de saint Michel, archange, qui est au sommet du campanile. Son décès eut lieu le dix-neuvième jour de mars, en l'an 1272, et le cartulaire rapporte…
Le cloître était traversé.
— Du diable si je sais ce que rapporte le cartulaire, messire Aubry, reprit Bruno ; le cartulaire ne contient point de bonnes aventures comme celle dont j'ai été témoin aujourd'hui. Ah ! laissez-moi rire encore un petit peu, je vous en prie. Quelle figure il avait ce Méloir ! et ses regards piteux !… Ah !… ah !… ah !… Et maintenant, je donnerais bien deux ou trois deniers pour savoir quelle vie il mène tout seul dans votre cachot !
Aubry ne pouvait partager l'expansive hilarité du frère servant. Son casque n'avait pas de visière. Méloir avait dû amener quelque suite avec lui au couvent : Aubry craignait de rencontrer des hommes d'armes sur son passage et d'être reconnu.
Mais Bruno avait contre sa crainte des arguments sans réplique.
— Les soudards, disait-il ; ah ! ah ! je les ai vus, ce sont d'assez bons drilles. C'est moi qui les ai menés au réfectoire des laïques. Ils y sont entrés sur leurs jambes ; mais il faudra les en tirer sur des civières, oui bien ! Ah ! ah ! j'ai été soldat, et je fais pénitence !
Frère Bruno passa sa langue sur ses lèvres, ému au souvenir de quelque bonne aventure.
Ils descendirent le grand escalier, traversèrent la salle des chevaliers, le réfectoire des moines, et arrivèrent au seuil de la salle des gardes.
— La tête haute ! dit frère Bruno qui était un observateur ; l'air insolent, le poing sur la hanche, c'est comme cela que marche le Méloir !
Les gardes firent avec respect le salut des armes. La porte extérieure s'ouvrit.
— Je suis chargé, dit le moine servant au portier, de montrer la chapelle Saint-Aubert au digne chevalier Méloir.
— Que Dieu vous accompagne ! souhaita le frère tourier. Et ils passèrent. Aubry respira bruyamment. Le frère Bruno était aussi content de lui.
— Maintenant, reprit-il, où allez-vous, mon jeune seigneur ?
— Je ne puis vous le dire, répliqua Aubry.
— Ah ! si fait, si fait ! s'écria Bruno, puisque je vais avec vous.
— Comment ! vous venez avec moi ?
— Je vous suis au bout du monde !
— Mais votre habit, mon frère ?…
— Je n'ai pas fait des vœux, messire Aubry, je vous l'ai dit : je ne suis qu'une moitié de moine, et je ne me soucie pas beaucoup de vous remplacer dans le cachot creusé par dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du mont Saint-Michel, — bien que ce soit un fort bel ouvrage.
— Vous croyez qu'on vous rendrait responsable ?…
— Le chevalier Méloir parlerait du coup de poing. Un beau coup de poing, messire, avez-vous vu ? Et ce soir je coucherais sur la paille. À ce sujet-là je sais une histoire qui va véritablement vous bien divertir, du moins je l'espère. C'était en l'an… attendez donc !… l'année m'échappe, mais c'était bien sûr avant l'an quarante, parce que j'avais encore mes trois dents de devant qui me furent cassées d'un méchant coup de masse d'armes sous Hennebon. Et celui qui me gâta ainsi la mâchoire en mourut. Il arriva que le sire de Vilaine qui tenait la seigneurie de Landevan…
— Mon frère Bruno, interrompit Aubry, je vais en un lieu où je n'ai pas le droit de vous emmener.
— Tournez ici, messire Aubry, répondit le convers ; mieux vaut entrer un peu en grève que de marcher dans ces roches diaboliques qui usent en deux jours de temps la meilleure paire de sandales. Comme ça, vous ne voulez pas de mon histoire ? C'est bon messire Aubry ; quant au lieu où vous allez, si vous ne m'y menez pas, moi, je vous y mènerai.
— Vous sauriez ?…
— Croyez-vous que le troisième carreau de mon compagnon Alain, l'archer qui veillait sur la plate-forme, il y a deux nuits, n'aurait pas mieux touché but que les deux premiers ? Mon compagnon Alain n'a jamais manqué trois coups de suite en sa vie. Et Dieu merci, on voyait la jeune fille au clair de lune comme je vous vois, messire Aubry. Heureusement, j'avais écouté au trou de la serrure, pendant que vous causiez avec elle…
— Ah ça ! tu es un diable, toi ! s'écria le jeune homme d'armes, moitié riant, moitié fâché.
— Plaignez-vous ! Je saisis le bras d'Alain, mon compagnon, et je lui dis : Voici un gobelet de vin que saint Michel archange envoie à son fidèle gardien. Et maître Alain de relever son arbalète pour prendre la tasse. La tasse était profonde. Quand Alain, mon compagnon, l'eut retournée, la demoiselle Reine de Maurever était à l'abri derrière l'angle de la muraille.
Aubry lui prit la main et la serra vivement. Frère Bruno s'arrêta et releva les manches larges de son froc.
— Regardez-moi ça, dit-il en montrant des bras d'athlète ; quand les soudards de Méloir viendront chercher le vieux Hue de Maurever là-bas, à Tombelène, ces bras-là pourront leur faire encore bien du chagrin. Je tiens joliment une épée. Quand je n'ai pas d'épée, j'aime assez un gourdin. Quand je n'ai pas de gourdin, tenez, je m'en tire comme je peux.
Il avait saisi à deux mains une grosse roche qu'il balança un instant au-dessus de sa tête. La roche partit comme si elle eût été lancée par une machine de guerre, et s'en alla briser un poteau planté dans le sable à trente pas delà.
Frère Bruno sourit bonnement.
— Supposez le Méloir en place du poteau, dit-il, ça lui aurait, bien sûr, ôté l'appétit pour longtemps.
— Mais dites-moi, mon jeune seigneur, reprit-il soudainement, avez-vous jamais ouï conter l'aventure de Joson Drelin, bedeau de la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets ?
XXIII. Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.
Tout en parlant, Aubry de Kergariou et frère Bruno avaient fait le tour du Mont. Ils se trouvaient à peu près en face de Tombelène.
Aubry réfléchissait.
Bruno racontait.
— Joson Drelin, disait-il, en son vivant bedeau de la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets, était un vrai compère qui se connaissait en cidre, comme le pauvre monsieur Gilles de Bretagne, dont Dieu ait l'âme, se connaissait en vins de France.
Et après tout, messire Aubry, se connaître en rubis gascons est le fait d'un chevalier, comme se connaître en jus de pommes est le fait d'un bedeau, c'est moi qui dis cela, sauf le respect d'un chacun et la révérence-parler.
Donc, au baptême des cloches de Saint-Jouan-des-Guérets, en l'an quarante-trois, ou quatre, car la mémoire n'y est plus. Ah dam ! je n'ai plus vingt-cinq ans, non, ni trente non plus : être et avoir été, ça fait deux !
Je disais donc qu'en l'an quarante-trois ou quatre, Joson Drelin sonna tant qu'il but beaucoup.
S'il sonna tant, c'est que le sonneur était malade ; s'il but beaucoup, c'est qu'il avait grand'soif, pas vrai ? M'écoutez-vous, messire Aubry ?
Aubry ne répondit point. Il pressait le pas, car il avait grande hâte de voir ceux qu'il aimait.
Et après tout, il ne pouvait pas renvoyer ce brave homme, qui s'était compromis pour le sauver.
Pourtant, introduire un étranger dans la retraite du proscrit ! Aubry hésitait parfois.
— C'est bon ! je vois bien que vous m'écoutez, cette fois, continuait le bon frère servant, qui suait, qui soufflait, qui bavardait tant qu'il pouvait ; et ça ne m'étonne point, l'histoire étant agréable, quoique véridique en tout point. Pour avoir bu beaucoup, il advint qu'un soir, Joson Drelin se trouva un peu ivre. Sa ménagère lui dit : Couche-toi, Joson, mon bonhomme ; comme ça tu seras sûr de ne point battre et de n'être point battu.
Joson Drelin, justement, n'avait pas sommeil.
— Holà ! dit-il, la femme, donne-moi la paix ou je vais reboire !
— Reboire ! Tu n'avalerais pas seulement plein mon dé de cidre, tant tu es rond, mon pauvre bonhomme Joson ! Quant à cela, chacun sait bien que les femmes sont sur la terre pour nos péchés. Défier un homme de boire ! Avez-vous vu chose pareille ?
Joson Drelin, ainsi tenté par le démon de son chez soi, prit la rage ; il appela des métayers qui passaient sur le chemin et leur dit :
— Hé ! les chrétiens ! voulez-vous voir un homme boire toute l'eau de la rivière de Rance ? Les métayers s'approchèrent.
— Voilà ce que c'est, reprit Joson Drelin, mes vrais amis, écoutez-moi bien. La femme dit que je ne boirais pas plein un dé de cidre ; moi, je parie boire toute l'eau qui, présentement, coule en rivière de Rance, de Plouër jusqu'à Saint-Suliac…
Les métayers haussèrent les épaules. L'un d'eux avait un sac de cuir plein de pièces d'argent, parce qu'il avait vendu ses vaches au marché de Châteauneuf. Joson Drelin lui dit :
— Ton argent contre ma maison ! Qui poussa les hauts cris ? Ce fut la ménagère. Mais l'homme au sac de cuir regarda la maison, qui était bonne, et répondit bien vite :
— Tope ! Ta maison contre mon argent ! Les autres métayers dirent :
— C'est topé la main dans la main ! Qui renie est un failli coq !
— Au fait, s'écria Aubry répondant à ses propres réflexions, un brave soldat de plus, dans la bagarre, c'est quelquefois le salut.
— Oh ! sur ma foi, messire Aubry, repartit Bruno, Joson Drelin était bedeau, non point soldat du tout, je vous l'assure.
— Allons ! marchons ferme, frère Bruno ! La mer monte, et il nous faut passer à Tombelène.
— Je sais bien, messire, je sais bien. Mais vous n'avez donc pas fantaisie de connaître comment fit Joson Drelin pour boire toute l'eau qui coulait en rivière de Rance, depuis Plouër jusqu'à Saint-Suliac ?
C'est pourtant là le merveilleux de l'histoire. Et je me souviens que le frère Pacôme, second sommelier du temps de l'abbé défunt… Oh ! oh ! mais c'est ce frère Pacôme qui eut une bonne aventure en l'an trente-sept ! Figurez-vous que la veille de Noël, il était allé quérir le vin des trois messes…
— Allons ! disait Aubry qui voyait venir la mer ; pressons le pas !
— Saint-Sauveur ! je vais pourtant de mon mieux ! frère Pacôme se trouvait être sourd d'une oreille depuis l'an vingt-huit, qu'il avait été piqué d'un insecte malfaisant dans les blés normands.
En allant chercher le vin des trois messes il rencontra maître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de la ville d'Avranches. Savez-vous comment il s'était marié, ce maître Olivier Chouesnel ? Mais il ne s'agit pas de maître Olivier Chouesnel. Revenons à frère Pacôme… c'est-à-dire, finissons auparavant, afin de procéder par ordre, l'histoire de Joson Drelin, bedeau de Saint-Jouan-des-Guérets ; les autres viendront ensuite à leur tour.
Une belle paroisse, messire Aubry, où j'ai connu un vicaire qui se nommait Mélin Moreau, et qui fatiguait bellement les chantres au lutrin quand il voulait.
Son frère cadet vendait du lard au Pré-Botté de Rennes, du lard et des œufs cuits durs, saindoux, savons, fromage et beurre assaisonné. Il mourut des coups que lui avait donnés sa troisième femme.
Oh ! la maîtresse femme ! L'année qu'il trépassa, je me souviens que le feu prit en l'église Saint-Sulpice, à Fougères, et que mon oncle Mathieu, hallebardier de la chanoirie, eut la jambe cassée par un cheval fou.
Donc, Joson Drelin était bien empêché quand il fallut tenir sa gageure de boire la rivière.
Sa ménagère se lamentait et pleurait, disant : Que Dieu ait pitié de nos vieux jours ! Nous voilà sans maison et sur la paille !…
Frère Bruno en était là de son récit, lorsque Aubry le saisit rudement par les épaules et le poussa en avant.
La mer arrivait dans le lit du ruisseau qui sépare les deux monts, et frère Bruno avait déjà de l'eau jusqu'aux mollets.
Or, dans ces sables, quand on a de l'eau jusqu'aux mollets, la tête y passe souvent.
Frère Bruno se mit à rire quand il fut à pied sec.
— Messire Aubry, dit-il, je vous rends grâce. Voilà ce que c'est que de bavarder : je ne regardais pas mon chemin. Cela me rappelle l'histoire du vieux Martin de Saint-Jacut, qui fut noyé en chantant ma mère l'Oie… Donc, la femme de Joson Drelin…
— Morbleu ! mon frère ! s'écria Aubry, nous allons nous fâcher si vous ne laissez là une bonne fois Joson Drelin et sa femme !
Bruno le regarda stupéfait.
— L'histoire ne vous plaît pas, messire ? dit-il ; c'est surprenant. Mais des goûts, il ne faut point discuter, et je vais alors, vous achever l'aventure de Pacôme, second sommelier de l'abbé défunt.
— Ni cette aventure ni d'autres, mon frère ! Avalez votre langue et mettez vos jambes au trot, car la mer va nous entourer.
— Oh ! répliqua le moine servant, j'aurai toujours bien le temps de vous conter ce qui advint à maître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de la ville d'Avranches, le jour de ses noces.
— Un mot de plus, et je vous laisse là, mon frère !
— Bon, bon, messire Aubry, ne vous fâchez pas ! Je ne conte mes anecdotes qu'à ceux qui me les demandent. Et encore, bien souvent, je me fais prier, témoin ce qui m'arriva en l'an quarante-cinq, au pardon de Noyal-sur-Seiche…
Aubry n'en voulut point entendre davantage. Il prit sa course, et le frère Bruno resta seul dans les tangues.
— Oh ! oh ! fit-il : pareille chose m'advint en Basse-Bretagne avant la guerre. Je voulus raconter l'histoire du meunier Rouan, qui vendit son âme au Malin pour une paire de meules, mais…
— Oh ! oh ! fit-il encore en sursaut, voici la mer pour tout de bon !
Cette fois, il n'entama aucune histoire, et prit ses jambes à son cou.
La forteresse que les Anglais avaient construite au mont Tombelène était considérable, et pouvait contenir nombreuse garnison. En partant, quelques mois avant les événements que nous mettons sous les yeux du lecteur, Knolle ou Kernol, le lieutenant de Bembroc, qui était resté le dernier à Tombelène, avec cent ou cent cinquante hommes d'armes, fit sauter les ouvrages de défense, rasa le château et mit le mont à nu.
Il ne restait debout que la partie occidentale des murailles, flanquée par la tour démantelée où nous avons vu monsieur Hue de Maurever dormir, son épée entre les jambes.
Ces murailles, la tour, une courtine élevée de plusieurs pieds au-dessus du sol, et le bâtiment intérieur dont le rez-de-chaussée n'avait été démoli qu'en partie, formaient encore une retraite assez vaste, qu'il était très facile de clore et de mettre à l'abri d'un coup de main, surtout à cause de cette circonstance, que le reste de l'île était complètement découvert.
Au moment où Aubry de Kergariou et le frère Bruno traversaient la Grève, il y avait bien des yeux inquiets fixés sur eux derrière le mur en ruine. Monsieur Hue de Maurever, qui était resté si longtemps seul sur le roc abandonné, avait maintenant de la compagnie, plus qu'il n'en eût voulu peut-être.
Outre sa fille Reine, les Le Priol et le petit Jeannin qui étaient arrivés au milieu de la nuit, nous trouvons à Tombelène tout le village de Saint-Jean : les quatre Gothon, les quatre Mathurin, Scholastique, les trois Catiche, les deux Joson et d'autres, dont nous ferions le dénombrement avec zèle si ces humbles pages étaient une épopée.
Nous dirions l'âge, le poil et la généalogie de tous ces braves fils du Marais, de toutes ces vierges laides ou belles. Et après avoir invoqué la muse Calliope, fille de Jupiter et de Mnémosyne (patronne antique des plagiaires), nous prêterions à nos Bretons des actions grecques ou latines.
Mais les brouillards salés de l'Armorique détendraient vite les cordes de la vieille guitare d'Apollon. Le biniou seul, avec sa poche de cuir et sa nasillarde embouchure, supporte le rhume chronique de ces contrées.
Chantons au biniou !
Les paysans du village de Saint-Jean-des-Grèves avaient émigré, parce que leurs demeures n'étaient plus qu'un monceau de cendres.
Maître Vincent Gueffès avait payé ainsi l'hospitalité reçue.
Il avait dit aux soudards ivres :
— Le traître Maurever se cache dans une des maisons du village. J'en suis sûr.
Les soldats avaient enfoncé les portes. Quand on enfonce la porte du paysan breton, si faible qu'il soit, il frappe. Les bonnes gens avaient tapé de leur mieux. Il y avait eu la bataille.
Puis l'incendie.
Car c'était bien le village de Saint-Jean que Reine et les Le Priol avaient vu flamber en entrant dans la grève, de l'autre côté d'Ardevon.
Hommes, femmes, enfants, ils étaient là une quarantaine derrière les débris de la forteresse anglaise.
Comme ils se doutaient bien qu'on avait reconnu leurs traces et qu'on les relancerait, toute la nuit avait été employée au travail. Des pierres amoncelées bouchaient déjà les brèches, et une nouvelle enceinte s'élevait du côté de l'intérieur.
On se préparait à un siège.
Le vieux Maurever ne s'occupait point de tout cela. Il était dans sa tour ; Reine, assise à ses pieds, mettait sa belle tête blonde sur ses genoux. Maurever était plus heureux qu'un roi.
— Reine, dit-il en caressant les doux cheveux de la jeune fille, j'ai cru que je ne te verrais plus. Quand ton panier a passé sous mes yeux emporté par le courant, mon cœur est devenu froid et comme mort. Oh ! que je t'aime, ma fille chérie ! Pour les travaux de ma longue vie, je ne demande à Dieu qu'une récompense, ton bonheur !
Reine couvrait ses mains de baisers.
— Toi, reprenait Maurever avec mélancolie, tu m'aimes bien aussi, je le sais. Mais l'amour des jeunes gens pleins d'espérances ne ressemble point à l'amour triste des vieillards. À mesure qu'on vieillit, Reine, la tendresse se concentre et se resserre, parce que les objets aimés deviennent plus rares. Ainsi, moi, j'ai perdu ma femme qui était une sainte, j'ai perdu tes frères qui étaient de nobles cœurs. Il ne me reste que toi. Toi, au contraire, tu prendras un mari et tu l'aimeras. Tu auras des enfants et tu les adoreras. Que restera-t-il pour ton pauvre vieux père ?
— Ce qui restait à votre mère tant aimée quand vous fûtes époux et que vous devîntes père. Une larme tomba sur la barbe blanche du chevalier.
— Ma mère ! murmura-t-il ; Dieu m'est témoin que je l'aimais. Oh ! Reine ! pourtant ma mère est morte seule au manoir du Roz, pendant que j'étais en guerre. Promets-moi que tu seras là pour me fermer les yeux !
Reine ne répondit que par des baisers plus tendres. Ç'avait été une scène touchante, lorsque le vieux proscrit, après trois jours entiers d'attente, avait revu enfin sa fille, escortée par ses fidèles vassaux.
Avant de la baiser, il avait mis un genou en terre pour remercier Dieu.
Puis, il l'avait serrée contre sa poitrine déjà creusée par la faim.
Puis encore, il avait mangé avidement, au milieu des Le Priol, qui avaient des larmes plein les yeux à l'idée de ce qu'avait souffert leur pauvre seigneur.
Reine le servait, lui présentant le pain et la coupe pleine.
On les avait laissés seuls après le repas.
Il y avait déjà longtemps qu'ils s'entretenaient ainsi.
Un silence se fit. Le chevalier contemplait sa fille. Un sourire vint à sa lèvre austère.
— Je suis jaloux de lui ! murmura-t-il.
— Lui qui vous aime tant, mon père !
— Et crois-tu que je ne l'aime pas, moi, pour lui donner ainsi mon cher trésor ! s'écria le proscrit qui enleva Reine dans ses bras et la posa sur ses genoux comme un enfant. C'est un bon soldat, c'est un cœur généreux ; je veux bien qu'il soit mon fils. Mais je te le dis, ma Reine bien-aimée, la vieillesse est un long supplice. Nous n'acquérons plus jamais, et toujours nous perdons jusqu'au seuil de la tombe. Voici un homme fort, jeune, heureux, souriant aux promesses que l'avenir prodigue. Le monde est à lui ! que fait-il ? Il vient demander au vieillard dépossédé une part de son bien suprême. Le riche a besoin de l'obole du pauvre : ainsi est la vie !
Il baissa la tête, et ses cheveux blancs inondèrent son front. Reine était devenue triste à l'écouter.
— Tu l'aimes donc bien ! demanda-t-il brusquement. Reine se redressa.
— Oui, mon père, dit-elle d'une voix grave et lente.
— Et lui ?
— Mon père, il m'aime assez pour renoncer à moi si je lui dis : Monsieur Hue de Maurever a besoin de sa fille et la veut garder.
Elle n'acheva pas, parce que le vieillard l'étouffait en un baiser passionné.
— Folle ! folle ! disait-il. Oh ! le cher cœur ! Oh ! la bonne fille qui aime bien son père ! Écoutes-tu les paroles d'un fiévreux ! Je rêve, tu vois bien, je rêve ! Ce qu'il me faut, ma Reine, c'est ton bonheur, c'est le sourire à ta lèvre rose. Écoute, la vieillesse n'est si malheureuse que par son égoïsme ombrageux. Nous ne gagnons rien, disais-je. Ingrat et insensé ! Ce fils, Aubry, qui va venir remplacer mes fils décédés, n'est-ce rien ? Et ces beaux anges blonds qui ressembleront à leur mère, les enfants de ma Reine, mes petits-enfants, mes jolis amours !
Reine cacha dans son sein son front rougissant. Il lui prit la tête à pleines mains et la baisa.
— Dieu est bon, dit-il en extase ; ce sont de beaux jours qui me restent !
À ce moment, les planches qui fermaient la tour tombèrent en dedans.
— Le chevalier Méloir avec un moine ! cria Julien Le Priol, essoufflé.
— Le chevalier Méloir ! répéta Maurever, qui s'élança vers la meurtrière.
On se souvient qu'Aubry avait endossé l'armure de l'ancien porte-bannière de Bretagne.
— Noir et argent, murmura le vieux seigneur après avoir regardé ; ce sont bien ses couleurs ! Julien posa un carreau sur son arbalète.
— Je ne manque guère mon coup, messire, dit-il en épaulant son arme, et j'attends vos ordres.
XXIV. Dits et gestes de frère Bruno.
Heureusement Reine avait de bons yeux. Elle abattit vivement, de sa blanche main, l'arbalète de Julien Le Priol qui cherchait déjà son point de mire.
— Ce n'est pas le chevalier Méloir, dit-elle.
— Et qui est-ce donc, notre demoiselle ?
— C'est Aubry de Kergariou.
— Déjà ! murmura Maurever. Julien sourit, débanda son arbalète et sortit.
— Si j'étais seulement gentilhomme, pensait-il en regagnant l'abri de sa famille, je voudrais qu'elle ne reconnût personne d'aussi loin que cela !
Il soupira un petit peu.
Et ce fut tout, car Julien était un vaillant gars dont la pensée pouvait se montrer tout entière.
L'instant d'après, Aubry entrait dans la tour.
Maurever lui tendit les bras et l'appela son fils.
Reine lui donna sa main.
Il fallut savoir l'histoire de ce déguisement. Aubry s'assit entre sa fiancée et son père. Cet instant-là compensait toutes les heures cruelles passées dans la cage de pierre.
— Mes fils, disait cependant Bruno aux émigrés du village de Saint-Jean, nous avons vu vos maisons brûler, du haut de la plate-forme, ici près, au monastère. Moi qui ai été soldat avant d'être moine, je connais cela. Si vous avez un verre de cidre, je boirai à votre santé, bien volontiers, mes fils, car, tout le long du chemin, messire Aubry m'a forcé de lui conter des histoires.
Jeannin lui emplit une écuelle.
— Toi, reprit Bruno en caressant la joue du petit coquetier, tu ressembles comme deux gouttes d'eau au saint Jean-Baptiste de l'église de Tinténiac, mon pays natal, et je vais te conter une histoire qui te fera grand plaisir.
— Si vous avez été soldat comme vous le dites, repartit Jeannin, mieux vaudrait nous aider dans nos travaux.
— Bien parlé, mon neveu ! s'écria Bruno, comme disait Malestroit, mon capitaine, qui eut le bras coupé par un boulet de pierre au bas de Bécherel, en l'an trente et un. Quant à vous aider, ce sera de bon cœur ; je suis ici pour cela, ne pouvant rentrer au monastère sans une immunité du prieur claustral. Voyons votre besogne.
Il rejeta son froc en arrière et retroussa ses manches, en homme de vert travail. Jeannin, Julien, quelques Mathurin et les Joson lui montrèrent le commencement d'enceinte. Frère Bruno approuva le tracé et se mit immédiatement à l'œuvre.
Dans la courtine, étaient Simon Le Priol, sa femme, Simonnette, toutes les Gothon et autres Catiche ; Scholastique préparait le repas commun. On était triste en cet endroit-là. Simonnette avait la larme à l'œil, parce que le petit Jeannin, étant devenu un homme de guerre, ne s'occupait plus d'elle autant qu'elle l'aurait voulu.
Les choses étaient bien changées, rien que depuis l'avant-veille, jour de la Saint-Jean. Ce soir-là, souvenez-vous-en, le petit Jeannin avait ses pieds nus dans les cendres si humblement ! Et, pour une fois qu'il osa prendre la parole, on le fit taire.
Mais il avait été pendu depuis lors, et cela forme un jeune homme.
Son importance grandissait à vue d'œil, les Gothon le regardaient ; les Mathurin le jalousaient. On prétendait que deux Suzon, dont nous n'avons point parlé encore à cause de l'abondance des matières, l'avaient effrontément demandé en mariage.
C'était un personnage.
— Peau-de-Mouton, mon joli blondin, lui dit frère Bruno, je me fais maître-maçon, et je te prends pour ma coterie. À ce coup Jeannin se redressa ; sa position était désormais officielle.
Il jeta un regard vers la courtine, où les femmes étaient rassemblées, et prit le pas sur tous les Mathurin.
— Je ferai de mon mieux, frère Bruno, répliqua-t-il avec une orgueilleuse modestie.
— Apporte-moi cette roche, mon garçonnet, reprit le moine en montrant un pierre presque aussi grosse que Jeannin. Jeannin s'y prit vaillamment, mais son effort n'ébranla pas même la roche. Les Mathurin se mirent à rire.
— Vous qui riez, dit le moine, mettez-vous quatre et faites ce que le blondin n'a pu faire. Les Mathurin suèrent sang et eau ; la pierre ne bougea pas.
— Oh ! oh ! s'écria le frère Bruno ; on dit que les gars du Marais ont des mains de beurre. Voyez ce que vaut la moitié d'un moine !
Il saisit la roche et la porta, l'espace de dix pas, jusqu'à l'enceinte improvisée.
Tout en la portant, il disait :
— Personne de vous n'a connu Robin de Ploërmel, qui écrasa la queue du diable ? Je vous réciterai sa légende au souper. À présent, travaillons, mes mignons, car nous aurons du nouveau cette nuit.
Les Mathurin le contemplaient avec admiration. Frère Bruno leur assigna leur poste de travail et entonna la ronde du pays de Vannes :
La beauté, de quoi sert-elle
Ligèrement belle hirondelle,
Ligèrement ?
El' sert à porter en terre,
Ligèrement, blanche bergère.
Ligèrement !
Il chantait cela, le frère Bruno, d'une belle voix de vêpres, sur un de ces airs tristes et bizarrement rythmés que l'on ne trouve qu'en Bretagne.
C'était de la gaieté, mais de la gaieté bretonne, qui donne aux noces même une bonne couleur d'enterrement.
Les gars se prirent à travailler en mesure comme les matelots au cabestan.
La besogne allait, le moine chantait :
As-tu la chanson nouvelle,
Ligèrement, belle hirondelle,
Ligèrement ? La chanson du cimetière,
Ligèrement, blanche bergère,
Ligèrement !
La fable d'Orphée se renouvelait. Les pierres dansaient au son de cette musique. Les gars se démenaient.
— Holà ! les filles ! cria le frère Bruno, je ne peux pas tout faire, moi ! Venez donc chanter pendant que nous peinons.
Les filles qui s'ennuyaient toutes seules ne demandaient pas mieux. Le troisième couplet, un peu plus lugubre que les deux premiers, s'entonna en chœur, bien joyeusement. Le quatrième, ou bière rime avec bergère, fut chanté en sautant. Au cinquième, on ne se sentait plus d'allégresse.
Au sixième, les Gothon, les Catiche, la Scholastique, les Suzon, Simon Le Priol et sa grave ménagère elle-même remuaient la terre en gavottant comme des bienheureux.
L'enceinte s'élevait. Quand le vieux Maurever, Aubry et Reine sortirent de la tour, ils étaient dans une véritable forteresse. Le frère Bruno s'approcha respectueusement de monsieur Hue.
— Que Dieu vous bénisse, mon bon seigneur, dit-il, et la jolie demoiselle, et même messire Aubry, mon ami, qui m'a planté là en pleine grève, quoique je prisse la peine de lui raconter une histoire ou deux pour abréger le chemin. Je viens ici dérouiller mes pauvres bras, qui s'engourdissaient là-haut.
— Mais si le prieur s'aperçoit de votre fuite, répliqua monsieur Hue, il enverra ses hommes d'armes après vous.
— Quel prieur ? Il faut distinguer : le prieur claustral, je ne dis pas ; mais il ne s'occupe pas du dehors. Quant au prieur des moines, il a porté l'armure comme moi, et la main lui démange trop souvent pour qu'il ne comprenne point mon cas. D'ailleurs, je n'ai point prononcé de vœu, mon bon seigneur, et à mon retour je n'aurai que la discipline simple, qui est donnée par frère Eustache, mon compère.
Le vieux Maurever fronça le sourcil.
— Je n'aime pas qu'on plaisante, même innocemment, des choses de la religion, mon frère, dit-il avec sévérité.
— Bon ! s'écria Bruno désespéré, voilà qu'on va me renvoyer avant la bagarre ! J'aurai la discipline tout de même et je ne me serai point battu ! Mon bon seigneur, ayez pitié de moi !
— Père, murmura la douce voix de Reine, il a aidé Aubry à se sauver.
— Et j'ai donné trois tours de clé sur ce coquin de Méloir, ajouta Bruno ; saint patron, monseigneur, si vous aviez vu sa figure !
— C'est un excellent homme, dit Aubry, à son tour ; sans lui, les jours de ma captivité auraient été bien durs.
— Oui, oui, s'écria Bruno ; je lui ai conté de fières histoires au jeune seigneur…
— Et tenez, interrompit-il en prenant sans façon monsieur Hue par la manche, ce frère Eustache, dont je vous parlais, a eu, avant d'entrer en religion, vers l'an trente-trois, au mois d'avril, une bien gaillarde aventure dans la ville de Guichen, entre Rennes et Redon.
Il venait de vendre des poules au marché de Guer, car il tenait une métairie pour la douairière de La Bourdonnaye, là-bas, sous Pont-Réan. Il était à cheval, jambe de ci, jambe de là, sur son bât et il allait chantant :
Dansons la litra,
Litra litanrire,
Dansons la litra,
Litra lilanla !
Vous savez, la litra se danse à reculons, en se tapant les talons devant derrière. Et j'ai connu au bourg de Bains un tailleur de cercles en châtaignier pour les fûts, poinçons et barriques, qu'on venait voir danser la litra de dix lieues à la ronde. Il était borgne d'un œil et se nommait Pelo Halluin. Sa sœur Matheline piquait la toile à voile à la Roche-Bernard et fut mariée à Juillon le Guennec, qu'on appelait le Bancal, à cause de ses jambes qu'il avait de travers.
Ce Pelo Halluin… mais c'est de frère Eustache que je veux vous entretenir, mon bon seigneur.
— Que vous disais-je ? murmura Aubry à l'oreille de monsieur Hue.
Le vieillard se prit à sourire. Il paraît qu'Aubry lui avait déjà parlé du digne frère Bruno et de ses histoires.
— Donc, reprit ce dernier, frère Eustache était alors un jeune gars, éveillé comme un ver luisant…
— Assez ! frère Bruno, interrompit monsieur Hue.
Le pauvre moine s'arrêta court.
— Aurai-je offensé mon bon seigneur ? balbutia-t-il.
— Assez ! vous dis-je, je vous permets de rester ici avec nous.
Bruno frappa ses mains l'une contre l'autre et poussa un long cri de joie.
— Mais à une condition, ajouta Maurever.
— Laquelle, monseigneur, laquelle ?
— C'est que, pendant votre séjour, vous ne raconterez pas une seule histoire.
— Ah ! s'écria le moine en riant de tout son cœur ; voilà, par exemple, qui n'est pas difficile ! Croyez-vous que je sois un bavard, Seigneur Dieu ! Cela me rappelle une aventure qui m'arriva en l'an quarante-quatre dans une auberge de la Guerche. Nous étions trois : mon cousin Jean, Michel Legris et moi. Je dis à Michel Legris : Michel, mon fils, as-tu ouï conter l'aventure du gruyer-juré de Lamballe qui…
Il fut interrompu par un éclat de rire que poussa en chœur toute l'assistance. Pourquoi riait-on ? Frère Bruno ne le devina point.
— Si vous aviez attendu un petit peu, dit-il, c'est mon histoire qui vous aurait fait rire !
Le chevalier Méloir, enfermé dans la prison d'Aubry, supporta d'abord assez gaiement son infortune. Il était philosophe. Le pis-aller, c'était quelques heures passées dans ce fâcheux état.
Mais les heures se succédaient et la philosophie du chevalier Méloir s'usait. Il était environ dix heures du matin quand Aubry lui avait emprunté de force son costume. Midi sonna au beffroi du monastère. Puis une heure, puis deux heures, puis trois.
Sarpebleu ! le chevalier Méloir perdait patience.
S'il n'avait pas eu ce diable de bâillon, il aurait appelé ; mais son bâillon était très bien attaché.
Ses jambes seules étaient libres. Il s'en servit d'abord pour arpenter son cachot étroit à grands pas, puis pour lancer des coups furieux dans le chêne de la porte.
Mais c'est bien le moins que les prisonniers aient le droit de passer leur mauvaise humeur sur les portes ou les murs de leurs cabanons.
Des coups de pieds du chevalier Méloir personne ne s'inquiétait.
Vers quatre heures de l'après-midi, une clef tourna pourtant dans la serrure.
— Eh bien ! Bruno ! dit une voix sur le seuil, est-ce toi qui fais tout ce tapage ? Pourquoi tes clefs sont-elles au dehors ?… Mais Bruno n'est pas là… où est-il ?
Le malheureux Méloir n'avait garde de répondre. Il se mit au-devant du nouveau venu qui était frère Eustache, et qui pensa :
— Bruno a lié les mains du prisonnier avec une corde et lui a mis un bâillon sur la bouche… c'est peut-être parce qu'il est enragé.
Méloir poussait des sons inarticulés sous son bâillon.
— Bien sûr qu'il est enragé ! reprit Eustache ; je voudrais bien savoir ce qu'il a fait du pauvre Bruno !
Eustache était partagé entre l'envie de faire retraite et le désir de savoir.
La curiosité finit par l'emporter.
Il s'approcha de Méloir et lui dit :
— Ne me mordez pas, l'homme, ou je vous assomme avec mon trousseau de clefs.
Cette précaution oratoire une fois prise, il détacha le bâillon du chevalier.
— Votre Bruno, s'écria aussitôt Méloir, qui écumait de rage, votre Bruno est un coquin ; vous aussi et tous ceux qui habitent ce monastère maudit. Jour de Dieu ! nous verrons si monseigneur François de Bretagne ne tirera point vengeance de cette indignité !
— Messire, dit Eustache étonné, n'est-ce point monseigneur François de Bretagne qui vous fait détenir en cette prison ?
Méloir le poussa violemment au lieu de répondre, monta les escaliers quatre à quatre, et força l'entrée du réfectoire où le procureur de l'abbé dînait au milieu de ses moines.
Méloir montra ses mains liées, et demanda raison au nom du duc de Bretagne. Guillaume Robert le regarda en face.
— Je vous ai déjà vu dans le chœur de la basilique, messire, dit-il froidement, le jour où le fratricide fut confondu devant Dieu et devant les hommes.
— Le fratricide ! répéta Méloir qui recula stupéfait ; est-ce de monseigneur François que vous parlez ainsi ? Guillaume Robert ne répondit point.
— Déliez les mains de cet homme, dit-il ; si le village qu'il a incendié hier était de Normandie au lieu d'être de Bretagne, je fais serment qu'il ne sortirait pas vivant du monastère de Saint-Michel !
— Un village incendié ! balbutia Méloir.
— Va-t'en ! lui dit encore le procureur ; ton duc a le pied droit dans la tombe. Je prie Dieu qu'il lui inspire des sentiments de pénitence.
— Il faut, en effet, que monseigneur François de Bretagne soit aux trois quarts mort et un peu plus, pour que ce moine parle de lui en ces termes, pensa Méloir ; j'ai gâté ma partie, le diable soit de moi !
En arrivant dans la cour, il trouva ses hommes d'armes qui l'attendaient.
Comme il allait passer la porte, son regard tomba sur deux ou trois douzaines de pauvres hères qui recevaient des aumônes de vivres sous la tour.
Parmi eux, il reconnut maître Gueffès, lequel faisait bois de toutes flèches et empochait bravement le pain de Dieu.
— Viens avec moi, lui dit Méloir. Vincent Gueffès s'inclina et obéit. Méloir lui fit donner un cheval. On prit au galop la route du manoir de Saint-Jean. Pendant la route, Gueffès dit bien des fois à Méloir :
— Mon cher seigneur m'a ordonné de le suivre, pourquoi ? Méloir ne répondait pas et restait enfoncé dans sa sombre rêverie.
Arrivé en terre ferme, il se tourna brusquement vers Gueffès :
— C'est toi qui a mis le feu au village, dit-il.
— Non, messire, ce sont vos braves soldats.
— Ce doit être toi ! tu ne seras pas puni, si tu me dis où est Maurever.
— Je dirais à mon cher seigneur où est Maurever, répondit Gueffès avec assurance, à condition qu'on me donnera : 1° cent écus d'or ; 2° la tête de ce petit malheureux, Jeannin le coquetier ; 3° la fille de Simon Le Priol, Simonnette, dont je prétends me venger quand elle sera ma femme.