La fée des grèves
XXV. Gueffès s'en va en guerre.
Méloir arrêta son cheval et regarda Vincent Gueffès. Celui-ci ne baissa point les yeux. Méloir était pâle ; des gouttes de sueurs perlaient à ses tempes.
— C'est comme si je vendais mon âme à Satan, murmura-t-il ; mais peu importe ! Tu auras les cent écus d'or, la tête du petit Jeannin et la jolie Simonnette.
— Quels sont mes gages ?
— Ma foi de chevalier que je te donne.
Vincent Gueffès aurait peut-être préféré autre chose, mais il n'osa pas le dire.
— La foi d'un illustre chevalier tel que vous, répliqua-t-il, vaut toutes les garanties du monde.
Il toucha son cheval pour se mettre sur la même ligne que Méloir et reprit :
— Le traître Maurever a maintenant de la compagnie. Les gens du village ont été le rejoindre, après que vos soldats… car ce sont bien vos soldats qui ont mis le feu, messire ! Moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour les en empêcher…
— Je m'en fie à toi, maître Vincent !
— Je suis un homme de paix, messire, et cette catastrophe m'a gravement saigné le cœur. Nous trouverons donc, disais-je, auprès du traître Maurever, les manants du village de Saint-Jean, plus sa fille Reine, qui se moqua si bien de vous l'autre nuit, en coupant les cordons de votre escarcelle…
— C'était Reine ! s'écria Méloir.
— Elle aurait pu vous donner de votre propre dague dans la gorge, messire, et les rieurs seraient restés de son côté. Je continue : nous trouverons probablement aussi cette bouture de chevalier, messire Aubry de Kergariou.
— Celui-là, que Dieu le confonde !
— Amen ! mon cher seigneur ! En conséquence, ce n'est plus une meute qu'il nous faut, mais une armée.
— Une armée ! dit Méloir en haussant les épaules, une armée pour réduire deux douzaines de patauds et quelques femmes. Sont-ils donc dans une forteresse ?
— Oui, messire, répondit Gueffès.
— Ils ne sont pas au couvent du mont Saint-Michel, je pense ! s'écria Méloir. Gueffès secoua la tête en ricanant.
— Ma foi, répondit-il, s'ils n'y sont pas, c'est qu'ils n'y veulent point être ; car votre duc François est terriblement en baisse parmi les bons moines. Mais, enfin, ils n'y sont pas. Seulement, des murs du couvent qui dominent la ville, on les voit assez bien…
— Ils sont à Tombelène !
— Vous l'avez dit, messire. On les voit assez bien remuer leurs roches et clore leur enceinte. Il y a de bons bras parmi eux, mon cher seigneur, et de bonnes têtes, car leur petit fort prend tournure.
— Hommes d'armes ! cria Méloir : au galop !
Les lourds chevaux frappèrent le sable en mesure. On passait devant le bourg de Saint-Georges.
Gueffès, quoique un peu maquignon, n'était pas un écuyer de première force.
Il se prit à la crinière de sa monture et galopa ainsi aux côtés de Méloir.
Plusieurs fois il voulut poursuivre la conversation, mais le mouvement de son cheval et le vent de la grève lui coupaient la parole.
Quand la cavalcade traversa le lieu où le pauvre village de Saint-Jean élevait naguère ses huit ou dix chaumines, Méloir détourna la tête.
Vincent Gueffès pensait :
— Toutes ces bonnes gens se moquaient de moi. On riait quand je passais. Les enfants disaient : voici venir la mâchoire du Normand… la mâchoire avait des dents, elle a mordu, voilà tout.
Et il regardait les places noires qui marquaient l'incendie. C'était un coquin sans faiblesse, n'ayant pas plus de nerfs que de cœur. Placé comme il faut, au temps qui court, il eût été loin, ce maître Vincent Gueffès ! La troupe de Méloir était campée maintenant dans la cour du manoir de Saint-Jean. Les hommes d'armes occupaient la salle où nous avons assisté à ce triomphant souper de la première nuit. Les choses avaient beaucoup changé depuis lors, à ce qu'il paraît, bien qu'on ne fût séparé de ce fâcheux souper que par quarante-huit heures à peine.
Dans la cour, les soudards et archers vous avaient une contenance mélancolique. Bellissan, le veneur, lui-même grondait, sans motif aucun, ses grands lévriers de Rieux.
Il était pourtant arrivé dans la journée sept ou huit lances de Saint-Brieuc avec leur suite.
— Holà, qu'on se prépare à partir ! cria Méloir en entrant dans la cour.
D'ordinaire, ce commandement trouvait tous les soldats alertes et joyeux. Ce soir, ils s'ébranlèrent lentement et comme à contrecœur.
Était-ce conscience de leur méfait de la nuit précédente ? On n'oserait point l'affirmer. En tout temps, le soldat se pardonna bien des choses à lui-même, mais ces hommes d'armes qui venaient d'arriver apportaient des nouvelles.
La main de Dieu était sur le duc François de Bretagne.
Tout le monde l'abandonnait à la fois.
Et tout le monde attendait avec une sévère impatience le moment fatal, fixé par la citation de monsieur Gilles.
Personne, d'ailleurs, ne doutait que François ne dût aller, avant quarante jours écoulés, devant le terrible tribunal où l'appelait son frère.
Car, l'histoire, si variable en ses autres enseignements, ne s'est jamais démentie sur ce fait : les princes à qui la Pensée religieuse a déclaré la guerre sont perdus :
Soit qu'une excommunication tombe sur leur tête rebelle des hauteurs du Vatican, soit que la conscience populaire se mette aux lieu et place des foudres de l'Église.
Ici, c'était la voix du sépulcre qui s'était élevée, et la voix des morts, comme la voix du pape ou la voix du peuple, est la voix de Dieu.
Au moment où le chevalier Méloir passait le seuil de la salle où étaient rassemblés ses hommes d'armes, une discussion très vive et très échauffée cessa brusquement.
Méloir n'en put entendre que quelques mots ; mais ce qui suivit fut une explication parfaitement suffisante.
Kéravel et Fontebrault se levèrent en même temps à son approche.
— Messire, lui dit Kéravel ; je m'en vais retourner à mon manoir du Huelduc, devers Hennebon, sauf votre bon vouloir.
— Et pourquoi cela ? demanda le chevalier en fronçant le sourcil.
— Parce que mes moissons se font mûres, répondit le brave homme d'armes avec embarras.
— Du diable si tu te soucies de tes moissons, toi, Kéravel ! Mais va-t'en où tu voudras, tu es libre.
— En vous remerciant, messire. Kéravel tourna les talons — Et toi, Fontebrault, dit Méloir, est-ce que tu aurais aussi fantaisie d'aller voir mûrir tes seigles ?
— J'ai reçu avis, répliqua gravement Fontebrault, que madame ma femme est en voie de délivrance.
— Sarpebleu ! s'écria Méloir ; c'est affaire du médecin-chirurgien, mon compagnon.
— Sauf votre bon vouloir, messire, je vais m'en retourner du côté de Lamballe, où est ma demeure.
— Sarpebleu ! sarpebleu ! Fontebrault prit congé. Méloir jeta un regard oblique sur les hommes d'armes qui restaient. Il vit Rochemesnil qui se levait.
— Toi, tu n'as ni moissons ni femme, Rochemesnil ! s'écria-t-il ; je te préviens qu'il y a bataille cette nuit. Si tu veux t'en aller après cela, honte à toi !
— S'il y a bataille, je reste, repartit Rochemesnil ; mais après la bataille, je m'en vais.
— Où ça ?
— Devers Guérande, où feu monsieur mon cousin Foulcher m'a laissé des salines sous son beau château de Carheil.
Méloir se laissa choir sur l'unique fauteuil qui fût dans la salle.
— Sarpebleu ! sarpebleu ! sarpebleu ! grommela-t-il par trois fois. Et c'était preuve d'embarras majeur.
— En sommes-nous donc là déjà ? reprit-il ; je croyais que nous avions encore, au moins, une vingtaine de jours devant nous.
Comme on le voit, entre lui et les autres, ce n'était qu'une question de semaines. Il demeura un instant pensif ; puis il se redressa tout à coup.
— Allons ! Rochemesnil, dit-il, va-t'en voir les salines que t'a laissées feu monsieur ton cousin Foulcher de Carheil et que le diable t'emporte !
Rochemesnil ne se le fit pas répéter.
Méloir regarda ceux qui restaient.
— Voilà les brebis parties, s'écria-t-il. Il ne reste plus céans que les loups. Sarpebleu ! mes fils, une dernière danse et qu'elle soit bonne ! Après, s'il le faut, nous aurons toute une quinzaine pour faire notre paix avec le futur duc, que saint Sauveur protège ! ajouta-t-il en touchant la toque qui remplaçait, sur sa tête, le casque conquis par Aubry de Kergariou.
Ce bout de harangue fit un assez bon effet. Péan, Coëtaudon, Kerbehel, Corson, Hercoat et d'autres encore se levèrent et dirent :
— Nous sommes prêts.
— Donc, commençons le bal ! ordonna Méloir. Chacun s'arma. On ne laissa pas un seul soldat au manoir. Bellissan fut chargé d'emmener les lévriers qu'on devait parquer sous la chapelle Saint-Aubert au mont Saint-Michel, afin de couper la retraite aux proscrits s'il s'avisaient de vouloir tenter la fuite à travers les grèves.
À la nuit tombante, la cavalcade sortit du manoir, suivie par les archers et les soldats en bon ordre.
Maître Gueffès était de la partie.
Son souhait se trouvait, du reste, accompli. C'était une véritable armée, une armée trois fois plus forte qu'il ne fallait, selon toute apparence, pour réduire les pauvres gens réfugiés à Tombelène.
XXVI. Avant la bataille.
À Tombelène, on avait dîné gaiement, car la gaieté se fourre partout, même dans une retraite de proscrits. Seulement, il y avait là tant de bouches largement fendues en communication directe avec d'excellents estomacs, qu'un seul repas suffit pour engloutir la presque totalité des provisions apportées.
Les quatre Gothon dévoraient. Les Mathurin étaient des gouffres. Quant aux Joson, il n'y avait guère que les Catiche qui mangeassent plus gloutonnement qu'eux.
Les Catiche étaient nées en juin, et Mathieu Laensberg dit :
« Femme née en juin aura le teint et les cheveux rouges, sera robuste, aimera la bonne chère, mais point le travail entre ses repas ».
Or, qui oserait prétendre que Mathieu Laensberg se soit trompé ou ait jamais trompé ?
La grande famille formée par tous les ménages de Saint-Jean réunis se prit à réfléchir en regardant les débris du festin.
Et le résultat des réflexions de chacun fut ceci :
— Il n'y a pas de quoi faire un autre repas.
— J'ai vu le temps, dit frère Bruno, répondant au sentiment général, le temps où nous prenions de beaux mulets (le lupus de Pline) au nord de Tombelène. L'abbé Gontran, un rude amateur de poissons, les appelait des surmulets, et à cet égard, je sais une aventure…
— Mais, se reprit-il précipitamment, monsieur Hue m'a défendu de conter des histoires !
— Dites-nous plutôt comment nous prendrions bien des mulets ! s'écria le petit Jeannin.
— Avec des filets, mon fils, c'est bien simple.
— Mais où prendre des filets ?
— Voilà, mon garçonnet, ou j'en voulais venir. Nous n'avons pas de filets, par conséquent, nous ne pouvons prendre de mulets ou surmulets, suivant l'abbé Gontran, en latin lupus.
— C'est bien la peine de nous mettre l'eau à la bouche, s'écrièrent trois Gothon.
Le quatrième dormait, comme font encore de nos jours beaucoup de Gothon, tout de suite après la soupe.
— Ah, ah ! dit le frère Bruno, on est goulu sur la côte bretonne ; je sais bien ça, et l'histoire de Toinon Basselet, la mailletière, le prouve du reste !
— Voyons l'histoire de Toinon la mailletière, crièrent en chœur les filles et les gars.
Pour la première fois de sa vie, le frère Bruno comprit le mystérieux plaisir de la résistance. Pour la première fois de sa vie, il put entrevoir la valeur que donne à une chose ou à un homme le « se faire prier », cette qualité qui est le seul mérite de tant d'esprits graves et de tant de chanteurs légers !
D'ordinaire, quand il voulait conter, on lui coupait la parole.
Aujourd'hui qu'il était muet, on le suppliait d'ouvrir la bouche.
On s'instruit à tout âge. Le frère Bruno, qui était un homme avisé, fit peut-être son profit de cette leçon. Nos renseignements, recueillis sur les lieux mêmes, ne nous donnent, néanmoins, aucune certitude à cet égard.
— Je vous dirai l'histoire de Toinon la mailletière à la veillée de la mi-août, répliqua-t-il ; et quant aux mulets ou surmulets, le nom n'y fait rien, je sais quelque chose qui les remplacerait avec avantage.
— Quoi donc ? quoi donc ?
— Sautés dans le beurre frais, avec ciboule, persil, casse-pierre et civettes à la reine, les lapins de Tombelène sont un manger de chevalier.
— Chassons le lapin ! s'écria Jeannin. Chacune des quatre Gothon pensa au fond de son cœur :
— Je mangerais bien du lapin ! Scholastique, depuis qu'elle avait atteint l'âge de garder les oies, avait envie de manger du lapin !
Le petit Jeannin s'était levé, fier comme Artaban, et enjambait déjà le mur d'enceinte, l'arbalète à la main.
— Attends, mon fils, attends ! dit le frère Bruno ; les lapins de Tombelène sont bons, c'est vrai, mais il n'y en a plus, depuis que les Anglais ont tenu garnison dans l'île.
— Oh ! les coquins d'Anglais ! gronda le chœur.
— Ils aiment le gibier comme s'ils étaient des chrétiens, repartit Bruno, le mieux est de gratter le sable pour trouver des coques, si nous voulons souper ce soir.
— Nous autres, ça ne fait pas grand'chose, dit Jeannin, qui n'obtint point cette fois l'approbation des Gothon ; mais monsieur Hue, mademoiselle Reine et Simonnette ne doivent manquer de rien. Hé ! ho ! les Mathurin ! aux coques ! aux coques !
— Eh bien ! se disait le bon moine convers, je raconterai cette histoire-là : Le petit Jeannin du village de Saint-Jean, sous la ville de Dol, qui portait une peau de mouton comme saint Jean-Baptiste… en l'an cinquante…
Ces détails principaux se gravaient dans un des mille casiers de sa redoutable mémoire. C'était de la matière pour plus tard.
Les Mathurin, Bruno et Jeannin sortirent de l'enceinte pour aller chercher des coques au revers de Tombelène.
Pendant cela, Aubry était seul avec le vieux sire de Maurever dans la tour démantelée. À deux pas de là, dans un angle saillant de l'ancienne ligne des murailles, Jeannin avait bâti à l'aide de pierres et de planches apportées par le flot, une petite cabane où Reine et Simonnette étaient assises l'une auprès de l'autre.
Simon Le Priol, sa femme Fanchon et le reste de l'émigration s'abritaient du mieux qu'ils pouvaient et faisaient leurs préparatifs de nuit.
— Mon fils, disait le vieux Maurever à Aubry, ce me fut un grand crève-cœur, quand je vous vis jeter votre épée aux pieds de notre seigneur François. C'était pour l'amour de Reine qui est ma fille que vous faisiez cela, et je pensais : Me voilà, moi, Hugues de Maurever, chevalier breton, qui enlève une bonne épée à mon duc de Bretagne !
— Monsieur mon père, répondit Aubry, ce que je fis ce jour-là, tous les nobles du duché le feront demain. Maurever courba sa tête blanche.
— Alors, puisse Dieu m'épargner le châtiment que j'ai mérité peut-être ! murmura-t-il. Et comme Aubry le regardait, étonné, le vieillard reprit :
— J'ai cru faire mon devoir, mais le crime de l'homme est entre l'homme et Dieu. Le crime ne change pas le droit de notre seigneur duc à qui appartient la vie de notre corps. J'ai mal fait, mon fils Aubry, j'ai mal fait, j'ai mal fait !
Il se frappa la poitrine durement.
— J'aurais dû rester à genoux sur la dalle du chœur, continua-t-il, et tendre mes vieilles mains aux fers. Au lieu de cela, traître que je suis, j'ai pris la fuite parce que je devinais derrière son voile de deuil le doux visage de Reine, ma fille, et que je voulais l'embrasser encore.
— Vous ! un traître ! s'écria Aubry ; vous, le saint et le loyal !
— Tais-toi enfant ! tais-toi ! ne blasphème pas ! Oui, je suis un traître, et Dieu m'a puni en livrant aux flammes les demeures de mes vassaux de Saint-Jean. Dans ma solitude, n'ai-je pas entendu comme un écho funeste ? Coëtivy est mort devant Cherbourg, Coëtivy, notre grand homme de guerre ! Ainsi s'en vont les Bretons vaillants, laissant leurs dépouilles dans les champs de la Normandie. Je te le dis, Aubry, je te le dis : la Bretagne commence son agonie dans la victoire, comme le duc François lui-même. Un vent souffle de l'est, qui sera une tempête. La France allongera son bras de fer… et l'on dira : « C'était autrefois une noble nation que la Bretagne… »
Aubry ne comprenait pas.
Maurever poursuivait avec une exaltation croissante, les cheveux épars et les yeux au ciel :
— Maudit soit, entre tous les jours maudits, le jour où tu mourras, ô Bretagne ! Maudite soit la main qui touchera l'or de ta couronne ducale ! Maudit soit le Breton qui ne donnera pas tout son sang avant de dire : « le roi de France est mon roi ! »
— Où est-il, ce Breton ? s'écria Aubry. Maurever le regarda d'un air sombre.
— Tu es jeune ; tu verras cela ! dit-il ; une malédiction est sortie de cette tombe où dort monsieur Gilles. Tu verras cela ! Nantes, la riche, et Rennes, l'illustre, et Brest, et Vannes, et le vieux Pontivy, et Fougères, et Vitré, seront des villes françaises.
— Jamais !
— Bientôt ! Il mit sa tête entre ses mains et ne parla plus. Aubry n'osait l'interroger. Au bout de quelques minutes, le vieillard s'agenouilla devant sa croix de bois et pria. Quand il eut achevé sa prière, il se retourna vers Aubry qui demeurait immobile à la même place.
— Enfant, dit-il, si nous étions seuls tous les deux, je te prendrais par la main et nous irions ensemble vers notre seigneur, lui porter notre vie. Mais nous ne sommes pas seuls. Et peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi, car le sang ne lave pas le sang, et l'esprit de révolte s'exalterait davantage tout autour de nos têtes tranchées. Nous allons être attaqués, sans doute : fais suivant ta conscience ; moi, je laisserai mon épée dans le fourreau.
— Moi, je défendrai Reine ! s'écria Aubry, fallût-il mettre en terre Méloir et tous ses hommes d'armes. Maurever croisa ses bras sur sa poitrine.
— Nous en sommes là, dit-il, chacun pour soi !… Et qui sait si ce n'est pas la loi de l'homme !
* * * *
À ce moment, la nuit était tout à fait tombée.
Le ciel n'était point clair comme la nuit précédente. La grande marée approchait, amenant avec soi les bourrasques sur terre et les nuages au ciel.
Il faisait vent capricieux, soufflant par brusques rafales. Le firmament d'un bleu vif, semé d'étoiles qui brillaient extraordinairement, se couvrait à chaque instant de nuées noires. Les nuées allaient comme d'énormes vaisseaux, toutes voiles dehors. Elles mangeaient les étoiles, suivant l'expression bretonne.
À l'Orient, quand l'horizon se découvrait, on voyait le disque énorme et rougeâtre de la pleine lune qui sortait à moitié de la mer.
Cela était sombre, mais plein de mouvement. Quand la lumière de la lune fut assez forte pour argenter le rebord des nuages, tout ce mouvement s'accusa violemment, et le ciel présenta l'image du chaos révolté.
Dans leur petite cabane improvisée, Reine et Simonnette étaient seules. Simonnette s'asseyait aux pieds de Reine, à qui on avait fait un banc d'herbes et de goémons desséchés.
— Tu l'aimes donc bien, ma pauvre Simonnette ? disait Reine en souriant.
— Oh ! chère demoiselle, je ne le savais pas hier. C'est quand j'ai appris qu'on allait le pendre, que mon cœur s'est brisé. Lui, il y a longtemps, longtemps qu'il m'aime ; bien souvent, je me levais la nuit pour regarder par la croisée de la ferme, et toujours je le voyais guettant sous le grand pommier qui est de l'autre côté du chemin. Le croiriez-vous, cela me faisait rire et je me disais : Le drôle de petit gars ! le drôle de petit gars ! Mais hier ! ah ! Seigneur mon Dieu ! que j'ai pleuré !
Ses yeux étaient encore tout pleins de larmes. Reine l'attira contre elle et la baisa.
— Ah ! mais j'ai pleuré, poursuivait Simonnette, qui riait parmi ses larmes, j'ai pleuré ! que je n'y voyais plus du tout, notre bonne demoiselle ! Ce que c'est que de nous ! Je n'avais pas pleuré beaucoup plus quand on nous a dit que vous étiez morte.
Elle porta la main de Reine à ses lèvres en ajoutant :
— Et pourtant je donnerais mille fois ma vie pour l'amour de notre chère maîtresse ! vous le croyez bien, n'est-ce pas ?
— Je le crois, ma bonne Simonnette.
— Mais quand on ne sait pas qu'on aime, voyez-vous, et que ça vient comme ça, tout d'une fois, il paraît que c'est plus fort. Figurez-vous que c'était justement aux branches du grand pommier qu'ils voulaient pendre mon pauvre Jeannin. Et si vous n'étiez pas venue…
— Ah ! mon Dieu ! fit-elle en s'interrompant, je le disais tantôt à Jeannin, qui fait l'homme, oui-da, depuis qu'il a été pendu à moitié ; je lui disais : Si tu ne te fais pas couper en morceaux pour notre demoiselle, toi, tu peux chercher une autre promise ! Et savez-vous ce qu'il m'a répondu, car c'est étonnant comme il devient faraud !
— Que t'a-t-il répondu, ma fille ?
— Il m'a répondu : Si tu ne parlais pas comme ça, toi, quand il s'agit de notre demoiselle, tu pourrais bien chercher un autre promis !
— En vérité ?
— Vrai, comme je vous le dis. Ça vous change fièrement un jeune gars, de lui mettre la corde au cou. Et vous pensez si ça m'a fait plaisir de le voir vous aimer autant que je vous aime, mademoiselle Reine !
Reine était distraite. Simonnette se tut et se prit à la regarder d'un air malicieusement ingénu.
— Notre demoiselle, poursuivit-elle tout à coup, comme si une idée lui fût venue, vous ne savez pas, quand il est arrivé, les filles et les gars disaient : Oh ! le beau jeune seigneur ! le beau jeune seigneur !
Reine rougit légèrement.
— De qui parles-tu, ma fille ? demanda-t-elle.
Nous ajoutons pour mémoire qu'elle savait parfaitement de qui parlait Simonnette.
— Eh mais ! répondit celle-ci ; de messire Aubry, donc ! avec son casque à plume et sa cotte brillante. Les gars et les filles disaient encore : C'est le fiancé de notre demoiselle… Est-ce vrai, ça ?
— C'est vrai.
— Oh ! tant mieux ! s'écria Simonnette ; je voudrais tant vous voir heureuse ! Comme il doit vous aimer, le jeune gentilhomme ! et comme ce sera beau de vous voir tous deux à la chapelle du manoir ! Dieu merci, les temps durs passeront, et la joie reviendra. Voulez-vous m'accorder une grâce, mademoiselle Reine ?
— Une grâce, ma pauvre enfant, répondit Reine en secouant sa jolie tête blonde ; je ne suis guère en position d'accorder des grâces.
— Aujourd'hui, non, mais demain. C'est pour demain la grâce que j'implore.
Reine ne put s'empêcher de sourire, tant il y avait de caressante confiance dans la voix de Simonnette.
— Eh bien, répliqua-t-elle presque gaiement, nous t'octroyons la grâce que tu sollicites, ma fille.
Simonnette lui couvrit les mains de baisers. Elle était joyeuse autant que si ces paroles fussent tombées de la belle bouche de madame Isabeau, duchesse de Bretagne.
— Merci, ma chère demoiselle, mille fois merci, dit-elle ; la grâce que je vous demande, ce n'est pas pour moi, mais pour Jeannin, mon ami, qui ne gagnera guère à devenir mon mari, puisque notre maison est brûlée. Hélas ! mon Dieu ! ajouta-t-elle entre parenthèse, qui sait ce que sont devenues la Noire et la Rousse dans tous ces malheurs-là ?
— Et que puis-je faire pour ton ami Jeannin, ma pauvre Simonnette ?
— Quand le noble Aubry sera chevalier, répondit la jeune fille, il aura besoin d'une suite. Je sais ce que vous allez me répondre : On dit que Jeannin est poltron comme les poules. C'est menti, allez, ma bonne demoiselle ! Si vous aviez vu Jeannin quand il allait mourir ! Il pensait à sa vieille mère et à moi ; il priait le bon Dieu bien doucement, comme s'il eût récité son oraison de tous les soirs, mais il ne tremblait pas. Oh ! il est brave, mon ami Jeannin ! et je n'oublierai jamais l'heure que j'ai passée avec lui ; c'était moi qui pleurais ; c'était lui qui me consolait.
— Quand Aubry de Kergariou sera chevalier, dit Reine, nous ferons un bel écuyer du petit Jeannin.
Simonnette, qui n'avait pourtant pas sa langue dans sa poche, ne trouvait plus de paroles pour remercier, tant elle était heureuse.
Reine se pencha et lui mit un baiser sur le front. Les boucles légères et cendrées de ses cheveux blonds se mêlèrent à l'opulente chevelure noire de la jeune vassale. C'était un tableau gracieux et charmant.
— Écoutez ! dit Simonnette, qui tressaillit avec violence et se leva. Elle s'élança sur une pierre qui était en dehors du seuil, et sa tête dépassa l'enceinte. Reine était déjà auprès d'elle.
Leurs joues, qui naguère brillaient de jeunesse et de fraîcheur, étaient pareillement pâles. Tout leur corps tremblait.
Sur le sable blanc de la grève, on voyait des objets noirs qui avançaient et semblaient ramper. La lune passa entre deux nuages. Au pied même de l'enceinte, une forme sombre se dressa lentement.
XXVII. Le siège.
Reine de Maurever et Simonnette étaient comme pétrifiées.
Au moment où Reine, qui se remit la première, ouvrait la bouche pour jeter un cri d'alarme, une main de fer la saisit par derrière.
Un homme de haute taille, que l'obscurité revenue l'empêchait de reconnaître, était debout à ses côtés.
— Silence ! murmura-t-il.
— Mon père ! dit Reine. Les formes noires continuaient de ramper sur le sable.
— Où est Aubry ? demanda Reine, dont le souffle s'arrêtait dans sa poitrine.
— Il dort.
— Et les gens du village ?
— Ils dorment. L'homme qui était au bas de la muraille, en dehors de l'enceinte, commençait à escalader. On l'entendait ficher sa dague entre les pierres et monter.
— Fillette, dit le vieux Maurever à Simonnette, va éveiller les tiens, mais ne fais pas de bruit.
Simonnette se glissa le long du mur et disparut. Elle pensait :
— Mon pauvre Jeannin qui est en dehors !
— Toi, dit Maurever à Reine, va éveiller Aubry dans la tour.
— Vous resterez seul, mon père ?
— Je resterai seul.
— Tirez au moins votre épée.
— J'ai juré par le nom de Dieu que je ne tirerais pas mon épée.
— Mais cet homme qui est dehors monte, monte !
— Il descendra. Va, ma fille. Reine obéit. En ce moment, la tête de l'assiégeant dépassa la muraille. Il jeta un regard au-dedans de l'enceinte. La nuit était obscure à cause des nuages opaques et lourds qui couvraient la lune levante. L'homme d'armes ne vit rien. Il se tourna du côté de la grève et dit tout bas :
— Avancez ! Les objets noirs qui rampaient sur le sable accélérèrent aussitôt leur mouvement. Il y avait du temps déjà que monsieur Hue de Maurever voyait ces taches noires sur le sable. Pendant qu'il faisait sa prière, Aubry, succombant à la fatigue de trois nuits passées au travail, s'était endormi. Le vieillard, à genoux devant sa croix de bois, prolongeait son oraison, parce qu'il y avait eu en lui un doute poignant et un cruel remords.
Son œil, habitué à la vigilance, interrogeait la grève par l'une des meurtrières percées dans sa tour. Tout en priant, il veillait.
Longtemps il ne vit que l'ombre vague, du sein de laquelle s'élançait comme un géant debout la masse du monastère de Saint-Michel.
Aux croisées et meurtrières du couvent les lumières s'étaient éteintes l'une après l'autre, et le vent d'ouest avait apporté comme un écho perdu le son de la cloche du couvre-feu.
Ce fut alors que, pour la première fois, Hue de Maurever aperçut au loin, par une échappée de lune, l'approche menaçante de l'ennemi.
Car, pour un vieux soldat, il n'y avait point à s'y méprendre.
Chaque siècle a son défaut dominant. Le nôtre ne peut point, assurément, s'accuser d'un excès de courage chevaleresque. Mais en 1450, l'esprit des preux n'était point mort tout à fait. Tout homme de guerre, malgré le progrès de l'art des batailles, gardait un peu cette confiance orgueilleuse en sa vaillance isolée, qui était le fond même de l'ancienne chevalerie.
L'âge n'y faisait rien. Ces témérités n'allaient point mal aux cheveux blancs des vieillards.
Monsieur Hue de Maurever mit instinctivement la main à son épée, mais il la repoussa aussitôt à cause de son serment.
Il sortit de la tour sans songer à troubler le sommeil d'Aubry. On avait encore dix minutes. Aubry pouvait dormir.
Monsieur Hue fit le tour de l'enceinte et jeta un coup d'œil satisfait sur les défenses improvisées.
— Ce moine conteur d'histoires est un précieux soldat, pensa-t-il ; les limiers ébrécheront leurs dents contre ces pierres !
Il est arrivé ainsi derrière Reine et Simonnette au moment où les deux jeunes filles, paralysées par la terreur, cherchaient la force de crier au secours.
Maintenant, depuis que Simonnette et Reine n'étaient plus là, il restait seul, collé au mur de la cabane.
L'homme d'armes enjamba le parapet de l'enceinte, puis il chercha à s'orienter, tandis que ses compagnons montaient.
Comme il descendait le long de la cabane, Hue de Maurever lui mit brusquement la main sur la bouche. L'homme d'armes voulut crier. La main du vieux Hue était un fier bâillon : la voix de l'homme d'armes s'étouffa dans son gosier.
De son autre main, monsieur Hue le saisit à la ceinture et le souleva comme un paquet.
— Or ça, dit-il, en se montrant sur le mur avec son fardeau, et en s'adressant à ceux qui grimpaient à l'escalade : Pensez-vous avoir affaire à de vieilles femmes endormies ? J'ai juré Dieu que je ne me servirais point de mon épée contre les sujets de mon seigneur François de Bretagne ; mais avec des coquins tels que vous, pas n'est besoin d'épées : on vous chasse avec des ordures !
Ce disant, il lança le pauvre homme d'armes sur la tête des assaillants qui tombèrent pêle-mêle au pied du roc.
— Oh ! le digne et brave seigneur ! s'écria le frère Bruno qui revenait avec un sac plein de coques ; oh ! le joyeux soldat ! Voilà une histoire que je conterai longtemps !
Et faisant son travail mnémotechnique, il ajouta entre ses dents :
« En l'an cinquante, à Tombelène, Hue de Maurever, qui soutient un siège avec des ordures, contre des malandrins, lesquelles ordures sont une partie des malandrins eux-mêmes, que monsieur Hue prend à poignée et jette à la tête les uns des autres malandrins. »
L'alarme était cependant donnée. Tous les réfugiés étaient aux murailles. Les assiégeants tirèrent quelques coups d'arquebuse et s'enfuirent en désordre. L'homme d'armes qui avait servi de projectile fut emporté par ses compagnons. Aubry reconnut la voix de Méloir qui disait :
— La nuit est longue. D'ici au soleil levant, nous avons le temps de leur rendre plus d'une fois la monnaie de leur pièce.
— En vous attendant, mes bons seigneurs, cria frère Bruno, qui était debout sur la muraille, nous allons passer au réfectoire.
— Je connais cette voix, dit Méloir en s'arrêtant. Conan !
un coup d'arquebuse à ce braillard. Un éclair s'alluma, et l'arquebuse de Conan retentit.
— Oh ! le vilain, gronda Bruno en colère ; il a troué mon froc tout neuf. Dis donc, poursuivit-il à pleine voix, toi qu'on appelle Conan, serais-tu pas du bourg de Lesneven, auprès de Landerneau ?
— Juste ! répliqua Conan, qui rechargeait son arquebuse.
— Eh bien nous sommes de vieux amis, Conan ; si tu reviens, je te casserai la tête.
Second coup d'arquebuse. Frère Bruno dégringola et tomba dans l'enceinte.
— Il a toujours bien tiré, ce Conan de Lesneven ! dit-il en essuyant sa joue qui saignait ; un peu plus, il me coupait l'oreille. Allons ! les filles, faites bouillir les coques. Et vous, garçons, en sentinelles !
Hue de Maurever était rentré dans sa tour, refusant de prendre le commandement de la petite garnison.
Ce fut Aubry qui le remplaça.
Frère Bruno s'institua commandant en second. Il choisit pour écuyer le petit Jeannin, qui avait fourni les coques du souper et qui prit pour arme son long bâton de pêcheur, terminé par une corne de bœuf.
On établit les postes de combat. Hommes et femmes eurent de la besogne taillée en cas d'attaque. Et vraiment, il ne s'agit que de s'y mettre. Les Gothon étaient transformées en autant d'héroïnes, les Catiches frémissaient d'ardeur ; Scholastique parlait de faire une sortie.
Vers une heure du matin, les assiégeants reparurent : mais ils ne venaient plus de la grève, où la mer était maintenant. Ils faisaient leurs approches par l'intérieur de l'île, du côté de la nouvelle enceinte, élevée à la hâte par le frère Bruno.
Il y avait dans le petit fort quatre ou cinq arbalétriers, dirigés par Julien Le Priol. Le vieux Simon combattait dans cette escouade.
Reine, Fanchon et Simonnette étaient seules dispensées de mettre la main à l'œuvre.
Encore, Simonnette se trouvait-elle plus souvent aux murailles que dans la cabane, parce qu'elle voulait voir travailler le petit Jeannin.
Le petit Jeannin était à côté du frère Bruno, juste en face de l'ennemi. Il avait à la main sa lance à pointe de corne et ne baissait point les yeux, je vous assure.
Méloir, bien certain de ne pouvoir surprendre désormais la place, s'approchait à découvert. Ses archers et arquebusiers commencèrent à travailler quand ils furent à cinquante pas des murailles.
— Courbez vos têtes ! dit frère Bruno ; les balles et les carreaux ne font pas de mal aux pierres.
Mais il ne fut bientôt plus temps de plaisanter. Méloir et ses hommes d'armes s'élancèrent furieusement aux murailles.
C'étaient de bons soldats, durs aux coups et jouant leur vie de grand cœur. Il y eut un instant de terrible mêlée. Sans Aubry de Kergariou et Bruno, qui se battaient comme de vrais diables, la place eût été emportée du premier assaut. — Au dire de Simonnette, qui raconta souvent, depuis, ce combat mémorable, Jeannin contribua beaucoup aussi au salut de la citadelle.
Mais, ô Muse ! comment dire les exploits surprenants des quatre Mathurin, qui se couvrirent, cette nuit, d'une gloire immortelle !
Gothon Lecerf, l'aînée des Gothon, la plus rousse et celle qui avait aux mains le plus de verrues, déshonora son sexe et le lieu qui l'avait vu naître, dès le commencement de l'action.
Elle déserta son poste, prise qu'elle fût de frayeur, en voyant aux rayons de la lune la figure jaunâtre de maître Vincent Gueffès, qui essayait de s'introduire dans la citadelle par les derrières.
Il n'y avait personne de ce côté. Gueffès, au contraire, était accompagné de quatre ou cinq soudards qu'il avait embauchés pour cette entreprise.
Gothon Lecerf, pâle et toute tremblante, vint se réfugier dans l'asile où étaient réunies Reine de Maurever, Fanchon, la ménagère et Simonnette. Simonnette et Fanchon se portèrent vaillamment à la rencontre de l'ennemi.
La chaudière où avaient bouilli les coques était encore sur le feu. Fanchon et sa fille la prirent chacune par une anse, et maître Vincent Gueffès fut échaudé de la bonne façon.
Cet homme adroit et rempli d'astuce reçut le contenu de la chaudière sur le crâne au moment où il s'applaudissait du succès de sa ruse. Il s'enfuit en hurlant et ne revint pas.
Simonnette et Fanchon reprirent leurs places dans la cabane avec la fierté légitime que donne une action d'éclat.
Mais les Mathurin, ô Muse ! les quatre Mathurin ! n'oublions pas ces intrépides Mathurin, non plus que les deux Joson, Pelo, les Catiche, Scholastique et le reste des Gothon ; car aucune autre Gothon n'imita le fatal exemple de Gothon Lecerf dont nous ne prononcerons plus jamais le nom souillé par la honte.
Frère Bruno s'était fait une jolie massue avec la tête du mât d'un bateau pêcheur qu'il avait trouvée sur la grève. Chaque fois que son esparre touchait un homme d'armes ou un archer, l'archer ou l'homme d'armes tombait.
Quand l'assaut se ralentissait et que les assiégeants se tenaient au bas des murailles, frère Bruno déposait sa massue et prenait des quartiers de roc qu'il lançait avec une vigueur homérique.
Il y avait déjà pas mal de soudards hors de combat. Aucun Mathurin, au contraire, n'avait subi le moindre accroc, et le petit Jeannin, qui manœuvrait sa lance à découvert, n'avait pas reçu une égratignure.
— Holà ! Péan ! Kerbehel ! Hercoat ! Coëtaudon ! Corson et les autres ! criait incessamment Méloir : à la rescousse ! à la rescousse !
— Holà ! Corson, Coëtaudon, Hercoat, Kerbehel, Péan et les autres ! répondait le bon frère Bruno, venez faire connaissance avec Joséphine !
À l'exemple de tous les paladins fameux, il avait baptisé son arme.
Joséphine, c'était sa jolie massue.
Il la maniait avec une aisance inconcevable. Tête nue, les manches retroussées, le sourire à la bouche, il rassemblait des matériaux pour une foule d'histoires, datées de l'an cinquante.
Il frappait, il parlait. Jamais vous ne vîtes d'homme si sincèrement occupé.
— Bien touché, Peau-de-Mouton, mon petit, disait-il à Jeannin ; nous ferons quelque chose de toi, c'est moi qui te le dis ! Hé ! Mathurin, le gros Mathurin ! attention à ta gauche ! Voici un routier qui grimpe comme il faut… Ma parole ! Mathurin lui a donné son compte. À toi, Mathurin, l'autre Mathurin, Mathurin-le-Roux ! On s'y perd dans ces Mathurin ! Saint Michel Archange ! ce sont des figues sèches qu'ils lancent avec leurs arbalètes. Voici un carreau qui s'est aplati sur Joséphine, et Joséphine n'a seulement pas dit : Seigneur Dieu ! Hé ! ho ! Conan de Lesneven ! Te souviens-tu de Jacqueline Tréfeu, qui nous fit une omelette aux rognons de faon en l'an vingt-deux, l'avant-veille de la Chandeleur ?
Conan, qui montait à l'assaut, lui porta un grand coup de sa courte épée ; frère Bruno para, saisit Conan par les cheveux et l'attira tout près de lui.
— Hélas ! Saint Jésus ! dit-il, comme te voilà vilain et changé, mon pauvre Conan, toi qui étais si gaillard en ce temps !
— Ne me tue pas, Bruno ! murmura Conan.
— Te tuer, mon fils chéri ! non, du tout point. J'ai le cœur trop tendre ! Et quant à l'omelette de Jacqueline Tréfeu, il n'y manquait que le beurre !
Il avait déposé Joséphine, sa jolie massue, et tenait le malheureux Conan par les deux aisselles.
— Tiens ! tiens ! s'écria-t-il ; voici Kervoz, et voici Merry… tous nos chers camarades ! à toi, Merry, mon compère ! Il lui donna un coup de Conan : Merry tomba au pied du mur, assommé aux trois quarts. Conan criait lamentablement.
— À toi, Kervoz ! reprit frère Bruno en lui assénant un autre coup de Conan, qu'il employait au lieu et place de Joséphine ; oh ! les vrais gaillards ! Et comme on est bien aise de se retrouver ensemble après si longtemps ! car il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mes compères !
Il déposa Conan, qui chancela comme un homme ivre.
— Ma foi de Dieu ! s'écria-t-il, employant le juron favori des Bas-Bretons, tu chancelais tout comme cela chez Jacqueline Tréfeu, mon pauvre Conan ! Mais c'était le vin que tu lui avais volé. Jacqueline est morte de la fièvre tierce en l'an trente-cinq et sa fille est la ménagère du cornet à bouquin de Saint-Pol-de-Léon. Bien des choses à nos amis : je te donne congé en souvenir de nos honnêtes ripailles du temps jadis.
Il le fit tourner comme une toupie et le lança dehors. Les gens de Méloir disaient :
— C'est le diable déguisé en moine !
— Es-tu malade, Conan ? demanda frère Bruno. Pour réponse, il reçut une arquebusade dans le bras gauche. Son bras tomba le long de son flanc.
— Bien reparti, mon compagnon, s'écria-t-il, mais ce sera ta dernière réplique !
Il avait saisi de la main droite un quartier de roc qui traversa la nuit en sifflant et alla écraser la tête de l'archer dans son casque.
— C'est le diable ! c'est le diable ! répétèrent les soudards épouvantés.
— En l'an vingt-neuf, dit Bruno, je fus frappé d'un coup d'estoc par un grand coquin d'Anglais qui avait les yeux de travers. Chacun sait bien que si on répand le sang de ceux qui louchent, on devient borgne. Souviens-toi de ça, petit Jeannin… et pique de ta lance ce taupin qui monte à droite. Bien travaillé, mon enfançon ! Je voulais tuer l'Anglais, mais non pas devenir borgne. Gare à toi, Mathurin, le troisième Mathurin !… Où en étais-je ? Ah ! je ne voulais pas devenir borgne. Comment faire ? Et qu'aurais-tu fait, toi, petit Jeannin ?
Petit Jeannin était aux prises avec l'homme d'armes Kerbehel, qui le tenait déjà à bras-le-corps.
Bruno déchargea un coup de Joséphine sur la tête de Kerbehel, qui tomba foudroyé, puis il reprit :
— Qu'aurais-tu fait, toi, petit Jeannin ?
— Jarnigod ! s'écria Jeannin, croyez-vous que j'aie besoin de vous pour faire mes affaires ! Ce taupin était à moi !
— Je t'en donnerai un autre, mon fils… Moi, je connaissais un puits à un quart de lieue de là. Je pris mon Anglais par le cou et j'allai le noyer. Il était lourd… mais j'ai gardé mes deux yeux.
— Gare ! gare ! Mathurin ! le quatrième Mathurin ! interrompit-il précipitamment ; oh ! le fainéant ! il s'est laissé assommer.
Il s'élança vers l'angle de l'enceinte où l'un des paysans venait en effet d'être tué. Sept ou huit hommes d'armes et soldats avaient déjà franchi le mur.
XXVIII. Où Jeannin a une idée.
Pour le coup, la mêlée devint terrible. La place était forcée. Frère Bruno garda le silence pendant dix bonnes minutes.
Mais Joséphine, sa jolie massue, parla pour lui.
— Salut, mon cousin Aubry, dit Méloir qui était dans l'enceinte, je crois que nous voilà encore en partie !
— Je te provoque en combat singulier, traître et lâche que tu es ! s'écria Aubry en se posant devant lui.
— Provoque si tu veux, mon cousin Aubry, répondit Méloir en riant ; moi, j'ai autre chose à faire. Je vais voir si ma belle Reine pense un peu à son chevalier.
— Toi ! son chevalier ! s'écria Aubry furieux ; tu en as menti par la gorge ! Défends-toi !
Il lui porta en même temps un coup d'épée au visage, mais Méloir avait sa visière à demi rabattue. L'épée, frappant à faux contre l'acier, se brisa par la violence même du coup.
Méloir leva le fer à son tour.
— Il faut donc te payer ma dette tout de suite, mon cousin Aubry ? dit-il.
Mais au moment où son arme retombait sur Aubry sans défense, une forme blanche glissa entre les deux combattants. L'épée de Méloir se teignit de sang.
Ce n'était pas celui d'Aubry.
— Reine ! s'écrièrent en même temps les deux adversaires.
Reine se laissa choir sur ses genoux.
— Tiens, Aubry, dit-elle d'une voix faible, je t'apporte l'épée de mon père !
— Reine ! Reine ! vous êtes blessée…
— Que Dieu soit béni, si je meurs pour toi, mon ami et mon seigneur ! murmura la jeune fille. Sa tête s'inclina, pâle, et sa taille s'affaissa.
Aubry, fou de douleur, se précipita sur Méloir. En même temps, Jeannin, Bruno, Julien et Simon Le Priol, tout le monde enfin, hommes et femmes, tentant un suprême effort, se ruèrent contre les assiégeants.
Un instant, au milieu de la nuit obscure, on n'aurait pu voir qu'une masse confuse et compacte, une sorte de monstre, agitant ses cent bras. Puis des plaintes s'élevèrent. Des râles sourds gémirent.
— Ferme ! ferme ! commanda Bruno, dont la tête et le bras droit s'élevèrent au-dessus de la masse, par deux ou trois fois.
Par deux ou trois fois l'acier cria, broyé sous le poids de son esparre. Il avait fait un large cercle autour d'Aubry, dont la bonne épée ruisselait.
Aubry, dégagé, fondit à son tour sur le gros des hommes d'armes qui plièrent et se retirèrent vers l'angle de l'enceinte qui leur avait donné entrée.
— Ils sont à nous ! ils sont à nous ! hurlait Bruno, ivre de joie.
Et Dieu sait que les gens du village incendié n'avaient pas besoin d'être excités.
Mais au moment où les hommes d'armes et les soldats qui avaient pénétré dans l'enceinte se trouvaient acculés au mur, la grande taille de monsieur Hue de Maurever se dressa entre eux et les défenseurs de la place.
— Assez ! dit le vieux chevalier, en étendant sa main désarmée — Ils ont tué mademoiselle Reine ! s'écrièrent Jeannin, Julien et les autres.
— Assez, répéta le vieillard, dont la voix austère ne trembla pas. Tout le monde s'arrêta, bien à contrecœur. Les assaillants sautèrent par-dessus le mur et s'enfuirent en menaçant. Bruno grommela :
— En l'an cinquante, le vieux Hue de Maurever qui ouvre le piège à loup et laisse échapper la bête. Mauvaise histoire !
— Jeannin, mon petit Peau-de-Mouton, ajouta-t-il, le loup qu'on laisse échapper va aiguiser ses dents, revient et mord. Mais Jeannin était déjà, avec Simonnette, auprès de Reine évanouie.
On porta la jeune fille dans la tour. L'épée de Méloir avait entamé la chair de son épaule, et le sang coulait sur son bras blanc.
Aubry était agenouillé près d'elle et pleurait comme une femme. Quand elle rouvrit ses beaux yeux bleus, elle tendit l'une de ses mains à son père, l'autre à son fiancé. Son sourire était doux et heureux.
— Dieu m'a gardé tous ceux que j'aime, murmura-t-elle ; que son saint nom soit béni !
Ses yeux se refermèrent. Elle s'endormit pendant qu'on lui posait le premier appareil.
— Or ça, vient ici, Peau-de-Mouton ! dit frère Bruno ; c'est à mon tour d'être soigné un petit peu. J'ai un bras endommagé légèrement (il montrait son bras gauche où s'ouvrait une énorme blessure) ; j'ai un carreau d'arbalète dans la cuisse droite, et un coup de coutelas à la hanche. Je prie mon saint patron pour que les pauvres garçons qui m'ont fait ces divers cadeaux, car ils sont trépassés à cette heure. Dis aux Gothon de m'apporter de l'eau. Ce sont d'honnêtes filles qui tapent vertueusement et mieux que bien des hommes. Quant à des herbes médicinales ou simples, comme on les appelle dans l'usage, on n'en trouverait pas une seule sur ce rocher. Sais-tu l'histoire du roi Artus, de la belle Hélène et du géant, Peau-de-Mouton ?
— Ne parlez pas tant, mon frère Bruno, répliqua Jeannin qui coupait une chemise en bandes pour faire des ligatures.
— Que je ne parle pas, graine de taupin ! s'écria Bruno en colère, tu veux donc que j'aie la male fièvre ! À présent que les malandrins sont partis et que j'ai quatre ou cinq trous dans le corps, j'espère bien que le vieux Maurever lèvera l'interdit qui pèse sur moi. Laisse ces chiffons, Peau-de-Mouton, mon ami, et va bien vite demander à monsieur Hue s'il veut me donner licence de conter quelque histoire.
— Vous vous fatiguerez, mon frère Bruno.
— Tais-toi, petit coquin, tu ne connais rien à la chirurgie. Parler fait toujours du bien. Apporte-moi cette pierre qui est là-bas et que j'ai eu grand tort de ne pas leur jeter à la tête.
Jeannin alla vers la pierre et tâcha d'obéir. Mais il ne put seulement pas la remuer.
Frère Bruno se leva en chancelant, prit la pierre avec la seule main qu'il eût de libre, et la lança à sa place pour s'en faire un siège.
— Vous êtes tout de même un fier homme ! dit Jeannin avec admiration.
— Oh ! mon pauvre petit ! répliqua Bruno plaintivement ; demain, en rentrant au couvent, j'aurai la discipline double ! Mais il faut dire que je l'ai bien gagnée, ajouta-t-il en riant dans sa barbe.
— Holà ! les Gothon ! s'écria-t-il tout à coup, voulez-vous que je meure au bout de mon sang ? De l'eau et du linge, mes bonnes chrétiennes ? vite ! vite !
Il était devenu tout pâle, et la vaillante vigueur de son corps fléchissait.
Les Gothon, les Mathurin, les Catiche, Scolastique et le reste, s'empressèrent aussitôt autour de lui, car il était évidemment le roi de la partie plébéienne de la garnison.
Ses blessures furent lavées et pansées tant bien que mal.
— Nous voilà bien ! dit-il ; maintenant, je recommencerais de bon cœur. Oh ! oh ! mes vrais amis, j'en ai vu bien d'autres ! Savez-vous l'histoire de Tête-d'Anguille, le meunier de l'Île-Yon, en rivière de Vilaine ? Tête-d'Anguille était père de dix-neuf enfants, huit fils et onze filles, qu'il avait eus de sa femme Monique, laquelle était du bourg d'Acigné. Une nuit qu'il ne dormait point, il entendit son moulin parler.
Son moulin disait :
— Valaô ! Valaô ! Valaô !
Comme disent tous les moulins, vous savez bien, pendant que le blutoir fait : cot-cot-cot-cot-cot-cot !…
Tête-d'Anguille comprit bien que son moulin voulait dire :
— Va là-haut ! va là-haut. Il éveilla sa ménagère, et lui recommanda d'écouter le moulin. La ménagère écouta.
— Que dit-il ? demanda Tête-d'Anguille.
— Il dit : Vahalô ! vahalô ! vahalô ! comme qui serait : Va à l'eau, va à l'eau, va à l'eau !
Or, Tête-d'Anguille avait eu un songe qui lui annonçait un grand trésor, et Tête-d'Anguille devait deux annuités à son seigneur, qui était justement Jean de Kerbraz, le bègue, dont je comptais vous dire l'histoire après celle-ci…
À cet endroit, un Gothon laissa échapper un ronflement timide.
Scolastique y répondit par un son de trompe mieux accusé.
Trois Mathurin prirent le diapason et sonnèrent en chœur la fanfare nasale.
Les Joson, les Catiche et les deux autres Gothon (car nous ne parlerons plus jamais de Gothon Lecerf, vouée à un opprobre éternel !) ripostèrent aussitôt et la symphonie s'organisa sérieusement.
Le frère Bruno regarda d'un œil stupéfait son auditoire endormi. Jusqu'au petit Jeannin qui avait sa jolie tête blonde sur son épaule et qui sommeillait comme un bienheureux.
— C'est bon, gronda frère Bruno avec rancune ; ils ne sauront pas la fin de l'histoire de Tête-d'Anguille, voilà tout ! Il arrangea sa roche en oreiller et mêla sa basse-taille au sommeil général.
De tous les gens rassemblés dans la petite forteresse de Tombelène, il n'y en avait qu'un seul qui gardât ses yeux ouverts.
C'était monsieur Hue. Pendant tout le reste de la nuit, on eût pu le voir faire sentinelle autour de l'enceinte, désarmé, tête nue, la prière aux lèvres. Le crépuscule se leva. Le mont Saint-Michel sortit le premier de l'ombre, offrant aux reflets de l'aube naissante les ailes d'or de son archange ; puis les côtes de la Normandie et de Bretagne s'éclairèrent tour à tour. Puis encore une sorte de vapeur légère sembla monter de la mer qui se retirait et tout se voila, sauf la statue de saint Michel qui dominait ce large océan de brume. Hue de Maurever était debout et immobile du côté de l'enceinte où l'escalade nocturne avait eu lieu. En dedans des murailles, il y avait trois cadavres ; il y en avait cinq au dehors. Hue de Maurever pensait :
— Huit chrétiens ! huit Bretons mis à mort à cause de moi ! Quand on s'éveilla dans la forteresse, monsieur Hue dit :
— Je ne passerai point une nuit de plus ici. Il y a eu trop de sang de répandu déjà. Quand viendra la brume, j'irai sur la côte de Normandie, qui voudra me suivra.
Hue de Maurever était de ces hommes à qui on ne réplique point.
Pourtant Aubry fit cette objection :
— Si Reine est trop faible pour le voyage ?
— On la portera, dit monsieur Hue.
— Voilà qui est bien, mon bon seigneur, reprit le frère Bruno avec respect ; vous regardez mon bras et ma cuisse, c'est de la charité de votre part. Mon bras et ma cuisse sont en bon bois, Dieu merci, comme on dit, et dans une semaine il n'y paraîtra plus. J'avais justement besoin d'une saignée contre l'apoplexie qui me guette. Quant à passer en Normandie, nous y sommes, et ces coquins, en tirant l'épée sur le territoire du roi Charles, ont soulevé un casus belli, comme parlerait messire Jean Connault, notre prieur, qui est un grand politique, mais ils ne s'en inquiètent guère. M'est-il permis de donner un humble conseil ?
— Donne, l'ami, répliqua monsieur Hue, quoique j'eusse aimé voir l'esprit des batailles sous un autre habit que le tien.
— Eh, Monseigneur ! chacun fait comme il peut, murmura frère Bruno ; je suis valet de moines et non point moine, n'ayant pas été admis encore à prononcer mes vœux. D'ailleurs, quand madame Jeanne d'Arc sacra le roi dans Reims, on ne lui reprocha point son habit, que je sache ! Mon conseil, le voici : les grèves, par ce troisième quartier de la lune junienne (qui signifie de juin), sont aussi claires que le jour, et souvent davantage. En cette saison, les brouillards sont diurnes (qui signifie de jour), et si j'avais à prendre la fuite, je ne choisirais certes pas les heures de nuit.
— Quel moment choisirais-tu ?
— L'heure où nous sommes.
— Où penses-tu que soit l'ennemi ?
— L'ennemi n'aura pas laissé un seul traînard à Tombelène. Il est à son repaire de Saint-Jean, de l'autre côté des grèves, ou bien il se cache parmi les rochers qui sont autour de la chapelle Saint-Aubert, à la pointe du mont Saint-Michel. Si mon digne seigneur me le permet, j'ajouterai une autre considération…
— Parle, mais parle vite.
— Je peux bien dire que je n'ai point le défaut de bavardage. La considération que je voulais ajouter est celle-ci : ils ont une meute qui fera merveille après vous par la nuit claire, tandis que chacun sait bien que les lévriers, comme les limiers et autres chiens de courre, perdent les trois quarts de leur flair dans la brume.
— Je n'ai jamais ouï parler de cette meute, dit monsieur Hue. Aubry s'approcha.
— Monsieur mon père, répliqua-t-il, tout ce que vient d'avancer le brave frère Bruno est la vérité même. Il connaît les grèves mieux que nous, et je crois que nous pourrions, à la faveur du brouillard…
— Mais si le brouillard se lève ? objecta Maurever.
Bruno monta sur le mur, afin d'examiner l'atmosphère attentivement.
— Le vent est tombé, dit-il ; la mer baisse, nous en avons jusqu'au flux.
— Soit donc fait suivant cet avis, conclut Maurever ; allons visiter ma fille.
Aubry n'avait pas attendu si longtemps pour cela. Quand il avait pris la parole pour soutenir l'avis du moine convers, c'est qu'il avait déjà rendu visite à Reine.
Reine était un peu pâle, mais sa blessure, assez légère, ne pouvait réellement faire obstacle au départ.
Son père la trouva souriante et gaie, faisant ses préparatifs qui ne devaient pas être bien longs.
Monsieur Hue planta la croix de bois qui lui avait servi pour ses dévotions au point culminant du roc de Tombelène. Nous ne pouvons dire qu'elle y soit encore, mais le petit mamelon qui est au versant occidental du mont porte de nos jours le nom de Croix-Mauvers.
Le frère Bruno songeait bien un peu à déjeuner, seulement, c'était peine perdue. La brume s'épaississait. Il fallait profiter de l'occasion.
Comme on allait se mettre en marche, Simonnette entra dans la tour avec son père, sa mère et le petit Jeannin, qu'elle tenait par la main.
— Que voulez-vous, bonnes gens ? demanda monsieur Hue.
— Monseigneur, répondit le vieux Simon, vous nous connaissez bien, nous sommes vos vassaux fidèles, les Le Priol, du village de Saint-Jean. Notre fille Simonnette que voilà est fiancée au jeune gars Jeannin.
— Ce n'est pas le moment… commença Maurever.
— C'est étonnant, pensa frère Bruno, comme il y a des gens qui sont verbeux !
— Je ne veux pas vous parler de fiançailles, Monseigneur, reprit Simon ; mais le jeune Jeannin est venu à nous et nous a fait part d'une bonne idée qu'il a pour le salut de mademoiselle Reine, notre maîtresse, et nous l'amenons, bien qu'il ne soit point votre vassal. Parle, mon fils Jeannin.
Jeannin était rouge comme une pomme d'api.
— Voilà, dit-il, en tournant son bonnet dans ses doigts ; on assure que c'est pour la demoiselle que le chevalier Méloir fait tout ce tapage-là. Dans le brouillard, qui sait ce qui peut arriver ? Moi, j'ai pensé : j'ai les cheveux comme la demoiselle, et ma barbe n'est pas encore poussée. Je pourrais bien mettre les habits de la demoiselle, et alors, en cas de malheur, ils me prendraient pour elle…
— Et s'ils te tuaient, enfant ! dit Maurever.
— Oh ! ça pourrait arriver, répliqua Jeannin en souriant, car ils seraient en colère de s'être trompés. Mais ça ne fait rien.
— Je vous dis que c'est un vrai bijou, ce Peau-de-Mouton ! s'écria Bruno enthousiasmé.
— La demoiselle serait sauvée, reprit Jeannin, voilà le principal.
Reine de Maurever et le vieux Hue lui-même voulurent s'opposer à ce déguisement, mais il y eut contrainte, parce qu'Aubry fit un signe.
Toutes les filles, Simonnette en tête (elle avait pourtant la larme à l'œil), s'emparèrent de Reine, Jeannin passa derrière le mur.
L'instant d'après, Reine revint vêtue de la peau de mouton. Jeannin, lui, avait le costume de la Fée des Grèves. Et il était joli comme un cœur, au dire de toutes les Gothon !
Il arrangea le voile de dentelles sur ses cheveux blonds, envoya un baiser à Simonnette, qui riait et qui pleurait, et franchit le premier l'enceinte pour entrer en grève.
XXIX. Le brouillard.
Il était environ sept heures du matin quand la mer permit de se mettre en marche.
Ces brouillards de grèves forment une couche très peu profonde, et qui souvent n'a pas deux fois la hauteur d'un homme.
En général, moins la couche de brume a d'épaisseur, plus elle est dense et impénétrable aux regards.
Nous avons montré une fois déjà, au début de ce récit, le monastère de Saint-Michel voguant comme une gigantesque nef au milieu de cette mer de vapeurs. Nous avons montré la brume, arrondissant ses vagues cotonneuses, balançant ses sillons estompés et laissant au radieux soleil de juin, qui dorait le sommet du Mont, toutes ses éblouissantes ardeurs.
Au printemps et en automne, cet aspect, qui arrête le voyageur ébahi, se représente fréquemment. Les gens du pays, blasés sur ces merveilles, jettent au prodigieux paysage un regard distrait et passent.
Ce qui les occupe, et ils ont raison, c'est le fond de cet océan de brume.
De tous les dangers de la grève celui-là est, en effet, le plus terrible.
Le brouillard des grèves est assez compact pour former autour de l'homme qui marche une sorte de barrière mouvante, possédant à peine la transparence d'un verre dépoli. Figurez-vous un malheureux, errant parmi ces sables où nulle route n'est frayée, avec un bandeau sur la vue, avec un masque qui laisse passer les rayons lumineux, mais qui les disperse, qui les confond, qui les brouille comme ferait un épais et triple voile de mousseline.
On y voit, la lumière est même la plupart du temps vive et blessante pour l'œil, répercutée qu'elle est à l'infini par les molécules blanchâtres de la brume. Mais cette sensation de la vue est vaine ; on perçoit le vide brillant, le néant éclairé.
Les objets échappent ; toute forme accusée se noie dans ce milieu mou et nuageux.
Nous avons dit le mot, du reste, et aucune comparaison ne peut rendre plus précisément la réalité. Collez votre œil à la vitre dépolie et regardez le grand jour au travers.
Vous serez ébloui sans rien voir.
La nuit, le peu de lumière qui descend du firmament suffit toujours à guider les pas. Dans le brouillard, rien ne guide, rien, et le vertige nage dans ce blanc duvet qui provoque et lasse les paupières.
La nuit, le son se propage avec une grande netteté. Or, quand la vue fait défaut, l'ouïe peut la remplacer à la rigueur.
Dans le brouillard, le son s'égare, s'étouffe et meurt.
C'est quelque chose d'inerte et de lourd, qui endort l'élasticité de l'air ; c'est quelque chose de redoutable comme cette toile, blanche aussi, qui s'appelle le suaire. Ici, le courage même a la conscience de son impuissance. Le sang se fige, la force cède. On est à la fois submergé et fasciné.
Ceux qui ont échappé à cette terrible mort racontent des choses étranges. Ils disent que la cloche du Mont sonnant la détresse arrive parfois tout à coup à l'oreille et fait tressaillir l'agonie. Elle vibre plaintivement, et l'oreille étonnée croit l'entendre sortir des profondeurs des tangues.
Puis la cloche se tait. Un silence pesant succède à ses tristes tintements. Puis tout à coup le sable, devenu sonore comme par enchantement, apporte le bruit de la mer qui monte.
Oh ! comme elle va vite ! la mer, la mort ! Comme elle court, invisible, là-bas ! De quel côté ? On ne sait.
Près ou loin ? On ne sait.
Mais elle court, elle glisse, elle arrive.
Elle est là cachée derrière l'inconnu, au fond de ces espaces mystérieux et voilés. On l'entend qui approche et qui gronde.
Oh ! comme elle va vite !
N'est-ce pas elle déjà, ce froid qui vous glace les pieds ?
On ne sait, je le dis encore, on ne sait, car le sang s'est précipité au cerveau. La fièvre tremble, puis brûle.
Et cette morne solitude, ce brouillard lugubre et gris vont se peupler de visions folles.
Écoutez ! ce n'est plus la mer, c'est le rêve. On chante vêpres à la paroisse aimée. Ils sont tous là, les parents, les amis. Derrière le pilier, voici la préférée qui est là et qui prie.
Douce fille ! que Dieu te fasse heureuse ! — N'a-t-elle pas tourné sa tête brune, coiffée de la dentelle normande, pour lancer à la dérobée un regard au fiancé ?
Un seul regard, car deux distractions annulent une prière.
Mais ce ne sont pas les vêpres, non. Matheline a des fleurs d'oranger sur le front. A-t-on des fleurs d'oranger un autre jour que le jour du mariage ?
Quoi ! c'est la messe des noces ! le père avec ses cheveux blancs, la mère qui a les yeux mouillés de larmes heureuses.
Et la petite sœur espiègle, Rose, la fillette aux yeux malins.
Quelque jour tu te marieras, toi aussi, petite sœur.
— Merci, mes amis ; oui ; je suis bien content, oui, ma fiancée est bien belle ! Merci Pierre, merci René… vertubleu ! puisque voici la messe finie, à table ! et buvons à ma douce Matheline !
Elle est émue ; le rouge lui vient à la joue. Elle cache sa tête dans le sein de sa mère.
On n'a ces chères angoisses qu'une fois dans la vie. Une fois dans la vie seulement on porte la couronne d'oranger.
Rougis, jeune fille, et souris derrière tes larmes.
Oh !… mais la table oscille et tombe. Où sont les convives joyeux ?
Où est Matheline, l'épousée ? Pierre, René, le père avec ses cheveux blancs ? la mère pleurant et riant, Rose, la petite sœur aux yeux malins ?
Le brouillard gris, silencieux, livide…
— Au secours ! Seigneur, mon Dieu ! au secours ! Hélas ! la voix tombe à terre, brisée. Dieu n'entend pas. C'est la dernière heure. Il y a dans la brume des éclats de rire lointains. Des gémissements leur répondent. Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui semblent l'appel des victimes d'hier à la victime d'aujourd'hui.
Et ne voyez-vous pas ici, — ici ! — ces danseurs pâles qui mènent tout à l'entour leur ronde insensée ?
Les bras enlacés, les cheveux au vent, des lambeaux de linceul qui flottent, des yeux profonds et vides…
— Au secours ! Seigneur Dieu ! au secours ! Personne ne vient. La mer monte. Ou bien la lise molle cède sous les pieds avec lenteur. Ils sont rares ceux qui racontent ce rêve du malheureux perdu dans les brouillards. Bien peu sont revenus pour dire ce qu'invente la fièvre à l'instant suprême.
* * * *
Les réfugiés du village de Saint-Jean qui avaient passé la nuit à Tombelène n'auraient pas même dû hésiter à fuir, car il était mille fois probable que Méloir et ses soldats profiteraient du brouillard pour renouveler leur attaque.
Or, la partie du rocher où Bruno et sa petite armée s'étaient défendus si vaillamment sortait presque tout entière de la brume, qui l'entourait comme une ceinture. Les assaillants eussent attaqué cette fois à coup sûr, car ils auraient vu et seraient restés invisibles.
Au contraire, en se mettant résolument en grève, les assiégés qui connaissaient, pour la plupart, les cours d'eau et tous les secrets des tangues, n'avaient contre eux que le brouillard.
Le brouillard devait, suivant toute vraisemblance, les protéger contre la poursuite de leurs ennemis.
La route la plus sûre, par rapport aux dangers de la chasse, aurait été celle qui mène directement à Avranches et au bourg de Genest ; mais cette partie de la grève, sillonnée par d'innombrables ruisseaux, affluents de la Sée et de l'Hordée, présente des difficultés si graves qu'on s'y hasarde à regret, même par le grand soleil. Par la brume, c'eût été folie.
Le petit Jeannin, qui avait pris d'autorité l'emploi de guide, marcha sans hésiter à l'est du mont Saint-Michel, dans la direction du bourg d'Ardevon, limite extrême de la Normandie.
Nous sommes bien forcés d'avouer que le petit Jeannin avait les jambes un peu trop longues pour la robe de Reine, et que ses mouvements hardis et découplés n'allaient pas au mieux avec le chaste voile qui descendait sur ses cheveux blonds.
Mais, à part ces détails, le petit Jeannin faisait une Fée des Grèves très présentable, et d'ailleurs il n'est pas mauvais qu'une fée ait en sa personne quelque chose d'excentrique. Ce serait bien la peine d'avoir un charme dans son petit doigt et de chevaucher sur des rayons de lune, si on ressemblait trait pour trait à une demoiselle de bonne maison !
Jeannin avait de beaux cheveux bouclés, de grands yeux bleus et un sourire espiègle. C'était plus qu'il ne fallait.
N'eût-il rien eu de tout cela, le brouillard, en ce moment, aurait encore suffi à déguiser la supercherie.
C'était un vrai brouillard, un brouillard à ne pas voir son nez, comme on dit entre Avranches et Cherrueix.
À peine les gens qui composaient la caravane eurent-ils quitté le sommet de Tombelène pour entrer dans cet immense nuage, qu'ils cessèrent incontinent de s'apercevoir les uns et les autres.
Ils marchaient côte à côte cependant. Chacun d'eux pouvait entendre le pas de son voisin et sentir le vent de son haleine. Mais l'œil était pour tous un organe désormais inutile.
On ne distinguait rien. Pour apercevoir le sol vaguement et comme à travers une gaze, il fallait s'agenouiller.
Frère Bruno étendit son bras et sa main disparut dans la brume.
— Allons ! dit-il, voilà qui est bon ! ça me rappelle l'aventure du bailli de Carolles et de son âne. Ils se cherchaient tous deux dans le brouillard, devant le rocher de Champeaux. L'âne et le bailli firent soixante-dix-huit fois le tour de la pierre, jusqu'à ce que M. le bailli s'avisa de faire : Hi ! han…
— Silence ! ordonna la voix de Maurever.
— Seigneur Jésus ! on se tait, on se tait ! répliqua le moine convers ; je pense que je ne suis pas un bavard !
Et il ajouta en se penchant à l'oreille d'un Mathurin quelconque :
— Devinez ce que répondit l'âne ? Mais le Mathurin n'était pas en humeur de rire.
— Nous approchons de la rivière, dit en ce moment le petit Jeannin ; prenez-vous par la main et ne vous quittez pas. Les mains se cherchèrent et se réunirent au hasard.
Il y avait à peine dix minutes qu'on avait abandonné Tombelène et déjà les rangs étaient intervertis. On fut obligé de parler pour se reconnaître.
Voici comment la caravane était disposée : Après le petit Jeannin, qui marchait en tête avec sa gaule à corne de bœuf, venaient monsieur Hue de Maurever et Aubry de Kergariou, escortant Reine.
Derrière ce groupe c'étaient les Le Priol, Simon, Fanchon, Simonnette et Julien, qui avait l'arbalète sur l'épaule.
Suivaient les Gothon, dont trois avaient eu une belle conduite, tandis qu'il nous faudra pleurer éternellement sur la faiblesse de la quatrième. Les Gothon étaient accompagnées de Scholastique, des Suzon et des Catiche.
Les Mathurin, les Joson, etc., formaient l'arrière-garde avec frère Bruno, qui s'était placé là dans l'espoir de conter à l'occasion quelque bonne aventure. Mais son espérance se trouvait cruellement déçue. Le silence était de rigueur.
La caravane marcha dans cet ordre pendant un quart d'heure environ.
Au bout d'un quart d'heure, chacun sentit l'eau à ses pieds.
En même temps, un bruit sourd se fit entendre sur le sable.
— Les hommes d'armes ! dit tout bas le petit Jeannin. Halte !
On s'arrêta, et il y eut un moment d'anxiété terrible, car c'était ici un coup de dés. Les hommes d'armes pouvaient passer à droite ou à gauche de la caravane, comme ils pouvaient y donner en plein sans le savoir.
La petite troupe se tenait immobile et silencieuse. Les chevaux approchaient. On entendit bientôt la voix de Méloir qui disait :
— De l'éperon, mes enfants, de l'éperon ! Ce brouillard-là nous la baille belle ! Nous allons prendre notre revanche cette fois !
— Excepté Reine, qui est votre dame, et le traître Maurever que nous mènerons à Nantes pieds et poings liés, répondit un homme d'armes, il ne faut qu'il en reste un seul pour voir le soleil de midi !
Reine tremblait. Les filles de Saint-Jean se serraient les unes contre les autres. Frère Bruno fit claquer les doigts de sa main droite et grommela :
— Ça me rappelle plus d'une histoire, mais chut ! il y a temps pour tout. Quand ils seront passés, on pourra délier un peu sa pauvre langue.
— Allons ! Bellissan ! criait Méloir ; découple tes lévriers, ils vont quêter dans le brouillard ; et qui sait ce qu'ils trouveront !
Aubry serra la main de Maurever et tira son épée. Chacun crut que l'heure était venue de mourir. Bellissan répondit :
— Je ferai tout ce que vous voudrez, sire chevalier ; mais du diable si les chiens ont du nez par ce temps-là ! Ils détaleraient à dix pas d'un homme ou d'un renard sans s'en douter.
La cavalcade passait. Elle passa si près que chacun, dans la petite troupe, crut sentir le vent de la course. Bruno affirma même depuis qu'il avait vu glisser un cavalier dans la brume, mais Bruno aimait tant à parler ! Chacun retint son souffle.
— Holà ! cria Méloir, ceci est la rivière ; dans dix minutes, nous serons à Tombelène… Mais j'ai entendu quelque chose ! La cavalcade s'arrêta brusquement à vingt pas des fugitifs.
Frère Bruno caressa Joséphine, sa jolie massue, qu'il n'avait eu garde de laisser dans le fort.
— C'est un de mes lévriers qui est parti, dit Bellissan ; je n'en ai plus que onze en laisse. Ho ! ho ! ho ! Noirot ! ho ! Une sorte de gémissement lui répondit :
— Ho ! ho ! ho ! Noirot ! ho ! cria encore le veneur. Cette fois il n'eut point de réponse.
— Si nous restons là, dit Méloir, nous nous ensablerons ; les pieds de mon cheval sont déjà de trois pouces dans la tangue. En avant !
La cavalcade reprit le galop. Les gens de notre petite troupe étaient absolument dans la même situation que le cheval de Méloir. Partout, le long de ces grèves, mais surtout dans le voisinage des cours d'eau, où se trouvent les lises ou sables mouvants, l'immobilité est périlleuse. Le sable cède sous les pieds, l'eau souterraine monte par l'effet de la pression, et l'on enfonce avec lenteur. Rien ne peut donner l'idée de cette substance tremblante et molle qu'on appelle la tangue. La surface présente une assez grande résistance, pourvu que la pression soit instantanée et rapide. Notre boue terrestre, les corps gras, toutes choses que nous connaissons et qui tiennent le milieu entre les matières solides et les matières liquides, ont un caractère commun ; le pied y enfonce au moment même où il s'y pose.
Ici, non. Le pied marque à peine au premier instant, il soulève une manière d'ourlet sablonneux et relativement sec, tandis qu'à l'endroit même où la pression s'opère, l'eau monte et remplace le sable.
Si le pied quitte lestement le sol, comme cela a lieu dans une marche légère, on voit sa trace peu profonde former une petite mare qui s'efface bientôt parce que la tangue reprend aisément son niveau.
Mais si le pied reste, il enfonce indéfiniment et plus vite à mesure que l'immersion (la langue n'a pas d'autre mot) a lieu.
On dit qu'un homme met bien un quart d'heure à disparaître entièrement dans les lises.
XXX. Où maître Vincent Gueffès est forcé d'admettre l'existence de la Fée des Grèves.
Un quart d'heure à disparaître !
Certes, il est difficile de se représenter une plus terrible agonie !
Car une fois que les jambes sont prises à une certaine hauteur, les efforts de l'homme le plus robuste sont vains et ne servent qu'à hâter l'immersion complète.
Le corps fait son trou lentement… lentement !
Le sable monte, emprisonnant les membres, moulant chaque pli de la chair, les jambes, le torse, la tête.
On dit encore, car il y a bien des on-dit sur ces côtes, qu'il suffirait d'étendre ses deux bras en croix pour arrêter la submersion à la hauteur des aisselles. Mais la mer est là-bas. Un demi-pied de mer va noyer cette pauvre tête qui respire encore au-dessus des sables.
Ce bruit qui avait arrêté le chevalier Méloir dans sa marche, les fugitifs l'avaient entendu tout comme lui.
Quand la cavalcade se fut éloignée, le petit Jeannin prit la parole avec précaution.
— Jamais je n'avais vu d'animal pareil ! dit-il.
— Quel animal ? demanda Aubry.
— Voyez ! répliqua Jeannin. Mais il n'était pas facile de voir.
Aubry s'approcha en tâtonnant, et sa main rencontra le corps tout chaud d'un énorme lévrier blanc et noir qui était étendu sur le sable.
— Maître Loys était plus grand et plus beau que cela, murmura-t-il.
— Quand Méloir a dit à son veneur de découpler les chiens, reprit Jeannin, celui-là qui était sous le vent de moi n'a fait qu'un bond et m'a pris à la gorge en grondant, mais je me méfiais. J'avais la main sur mon couteau que je lui ai plongé entre les côtes.
— Et tu n'as pas poussé un cri, petit homme ! dit Aubry en lui frappant sur l'épaule ; c'est bien, tu feras un maître soldat ! Jeannin rougit de plaisir.
Quelque part, dans le brouillard, Simonnette était là qui devait entendre.
— Oui, oui, dit frère Bruno, Peau-de-Mouton sera un fier soldat, c'est vrai. Il a tué un chien, à ce que je comprends, mais il en reste onze, et si monsieur Hue veut me permettre de parler, je vais donner un bon conseil.
— Parle, répliqua le vieux Maurever, que ces divers événements semblaient préoccuper très peu.
— Parle ! grommela Bruno ; le vieux seigneur est dans ses méditations jusqu'au cou. Et les méditations, c'est comme les tangues, on s'y noie ! mais il ne m'appartient pas de juger un seigneur.
— Eh bien ? fit monsieur Hue.
— Voilà ! maintenant il s'impatiente parce que je ne parle pas assez vite. Eh bien ! messire, reprit-il tout haut, je déclare que je vous regarde comme notre chef, tant à cause de votre âge respectable que pour le titre de chevalier banneret que vous avez…
— Incorrigible bavard ! interrompit Maurever.
— Ah ! par exemple ! s'écria Bruno en colère, depuis cinquante-deux ans que je vis, et je pourrais dire cinquante-trois ans, vienne la Saint-Mathieu, car je suis né trois ans avant le siècle, oui-da ! et mes dents ne branlent pas encore, voici la première fois qu'on m'appelle bavard ! Mais c'est égal, je n'ai pas de rancune : mon bon conseil, je vous le donne gratis et pro Deo, comme disait Quentin de la Villegille, porte-lance de M. le connétable. Les soudards et cavaliers de ce Méloir sont maintenant à Tombelène ou bien près, pas vrai ? Eh bien ! quand ils vont voir les oiseaux dénichés, ils seront de méchante humeur. Ils ont des chiens et les chevaux vont plus vite que les hommes. Les chiens n'ont guère de nez dans le brouillard, c'est le veneur lui-même qui l'a dit ; mais on leur mettra le museau dans nos traces fraîches, et alors…
— C'est vrai ! s'écria Aubry.
— Bon ! bon ! fit Bruno ; maintenant, chacun va me couper la parole, je m'y attendais !
— Que faire ? demanda Maurever.
— Voilà ! J'ai vu plus d'une poursuite dans les grèves. Olivier de Plugastel, chevalier, seigneur de Plougaz, échappa aux Anglais tenant garnison à Tombelène, pas plus tard qu'en l'an quarante-deux, en suivant le cours de cette rivière où nous sommes. L'eau qui coulait sur le sable effaçait, à mesure, la trace de ses pas.
— Suivons donc la rivière ! dit Aubry.
— La rivière, en descendant, est pleine de lises, fit observer Jeannin ; en remontant, elle nous mène dans la partie la plus dangereuse des grèves. Et si nous ne nous hâtons pas de gagner la terre, ce brouillard se lèvera. Nous resterons à découvert au milieu des grèves.
Cela était si complètement évident, que personne n'y trouva de réplique. Le frère Bruno lui-même se gratta l'oreille et ne répondit point.
— Marchons à reculons, reprit Jeannin, le plus vite que nous pourrons. Le veneur collera son œil contre terre et voudra connaître nos traces. Ils font toujours comme cela. Quand le veneur aura connu nos traces, il voudra mettre sa raison à la place de l'instinct des chiens, et nous serons sauvés.
— Oh ! Peau-de-Mouton ! Peau-de-Mouton ! s'écria Bruno, tu ne vivras pas : tu as trop d'esprit ! Allons ! vous autres, à reculons !
On se remit en marche, selon l'avis du petit coquetier. — Dix ou douze minutes se passèrent, — Maurever avait de nouveau commandé le silence.
Au bout de ce temps, Bruno quitta son poste d'arrière-garde, et, sans dire un mot cette fois, traversa toute la troupe pour se rapprocher de Jeannin.
Sans le brouillard, on aurait pu voir sur la figure du frère convers une inquiétude grave. Et il ne fallait pas peu de chose pour produire cet effet-là !
— Où es-tu, petit ? demanda-t-il à voix basse, quand il se crut auprès de Jeannin.
— Ici, répliqua ce dernier.
Bruno s'avança encore jusqu'à ce qu'il pût lui prendre la main.
— Es-tu bien sûr du chemin que tu suis ? dit-il.
— Non, répondit Jeannin, dont la main était froide et la respiration haletante ; depuis deux ou trois minutes je vais à la grâce de Dieu.
— Où crois-tu être ?
— À l'orient du Mont.
— Moi, je crois que nous sommes à l'ouest ; la tangue mollit ; le vent vient de l'ouest, et si nous étions de l'autre côté, nous ne le sentirions guère.
— C'est vrai. Tournons à gauche.
— Avertis, au moins, avant de tourner.
— Tournons à gauche ! répéta Jeannin à haute voix. Il n'y eut point de réponse. Jeannin pâlit et se prit à trembler.
— Monsieur Hue ! dit-il doucement d'abord. Puis il cria de toute sa force :
— Monsieur Hue ! Le silence ! Sa voix tremblait comme si elle eût rencontré au passage un obstacle inerte et sourd. Il était arrivé ceci : Tout en parlant et sans y songer le frère Bruno et Jeannin s'étaient arrêtés. Pendant cela, les fugitifs, continuant leur route, avaient passé à droite ou à gauche, et ils étaient loin déjà. Les bras de Jeannin s'affaissèrent le long de ses flancs.
— Simonnette ! et la demoiselle ! murmura-t-il.
— Allons, petit ! du courage ! reprit Bruno ; si l'un de nous les retrouve, cela suffira ; prends à gauche ; moi j'irai à droite. Et des jambes !
Ils s'élancèrent chacun dans la direction indiquée. Deux minutes après, il leur eût été impossible de se retrouver mutuellement. Vers ce même instant, Méloir et ses hommes d'armes arrivaient à Tombelène qu'ils avaient manqué plusieurs fois dans le brouillard. Bruno avait deviné juste. Dès que Méloir reconnut que les fugitifs avaient quitté leur retraite, il mit ses lévriers sur leur trace, et ouvrit la chasse gaiement.
— Par mon patron, dit-il ; j'aime mieux la chose ainsi ! nous allons les forcer comme des lièvres en plaine.
Péan, Kerbehel, Hercoat, Corson, Coëtaudon, suivis des archers et soudards à pied, s'élancèrent dans la voie. Bellissan, le veneur, tenait son meilleur lévrier en laisse et ouvrait la marche.
Le brouillard était toujours aussi intense, les hommes d'armes, montés sur leurs chevaux, ne voyaient point le sol ; mais chacun d'eux tenait la laisse d'un lévrier et ils allaient en ligne droite, comme s'il eût fait beau soleil.
Les chiens s'arrêtèrent sur les bords de la rivière qui passe entre le mont Saint-Michel et Tombelène. Bellissan n'était pas homme à s'embarrasser pour si peu. Il passa l'eau et connut les traces nouvelles comme s'il se fût agi d'un cerf ou d'un sanglier, puis il caressa doucement son lévrier en disant :
— Vellecy ! allez ! Le chien donna de la voix à bas bruit. La chasse recommença. Mais bientôt un obstacle d'un nouveau genre se présenta.
Nous ne voulons point parler de la marche à reculons. Ceci eût été bon peut-être pour tromper des hommes, mais les chiens vont au flair et ne raisonnent guère, les heureux !
À cause de quoi, ils ne commettent point d'erreurs.
L'obstacle dont il s'agit, c'était la divergence des routes suivies par le petit Jeannin d'abord, frère Bruno ensuite, et enfin le gros de la caravane.
Les chiens quêtèrent un instant, soufflant au vent, éternuant, reniflant, et attendant l'indication bonne ou mauvaise qui leur vient de l'homme, quand leur instinct fait défaut.
Mais ici les hommes étaient encore plus empêchés que les chiens.
Tout le monde mit pied à terre. On s'accroupit sur le sable, on regarda la tangue de près ; on fit de son mieux.
On ne fit rien de bon.
La brume semblait se rire de tout effort.
Maître Vincent Gueffès, car il était là, maître Vincent Gueffès fut le premier qui se releva. Il avait le nez tout barbouillé de sable, tant il avait approché de la tangue ses yeux clignotants et gris.
— M'est avis qu'ils se sont séparés en trois troupes, dit-il, volontairement ou par l'effet du hasard.
— Après ? demanda Méloir.
— Après, mon bon seigneur ? on prétend que le sire d'Estouteville a reçu ordre du roi de France de s'opposer à toute poursuite armée sur le territoire du royaume.
— Qui prétend cela ?
— De gens bien informés, mon cher seigneur. Le vieux Maurever est un matois. Il aura pris à gauche du Mont pour se trouver tout de suite le plus près possible de la protection française.
— Oh ! hé ! cria Bellissan, le gros de la bande a pris à droite du mont Saint-Michel. Allez, chiens, allez !
Il pouvait y avoir du bon dans l'avis de maître Vincent Gueffès ; mais le lévrier de Bellissan le veneur entraîna tous les autres, et maître Gueffès resta seul. Il s'arrêta un instant indécis.
Dans les sables, par le brouillard, il n'est pas permis de réfléchir.
Quand maître Vincent Gueffès se ravisa et voulut suivre la troupe de Méloir, il n'était déjà plus temps. Aucun bruit n'arrivait à son oreille.
Il tourna sur lui-même pour s'orienter ! Seconde imprudence.
Par le brouillard, dans les sables, il ne faut jamais tourner sur soi-même, à moins qu'on n'ait dans sa poche une boussole.
On perd, en effet, absolument le sens de la direction et dès qu'on l'a perdu, rien ne peut le rendre. Il n'y a là aucun objet extérieur qui puisse servir de guide. Les gens du pays égarés dans la brume se dirigent quelquefois, quand ils se voient réduits à ces extrémités, par l'inclinaison des paumelles ou petites rides de sable que le reflux laisse sur la grève. Ils ont remarqué que ces paumelles s'élèvent à pic du côté de la terre, et gardent au contraire du côté de l'eau une pente douce et presque insensible.
Mais outre que cette règle est fort loin d'être générale, il n'y a que certains endroits des grèves où le sable soit assez pur pour former ces paumelles.
La marne, qui est presque partout un des éléments de la tangue, résiste au flot et garde son plan.
Maître Gueffès était justement en un lieu où il n'y avait point de paumelles.
Il se baissa pour examiner les traces. Les traces se mêlaient maintenant en tous sens ; chaque pas formait un trou arrondi dans ce sable mou et prompt à s'affaisser.
Maître Gueffès était absolument dans la position d'un homme qui joue à colin-maillard.
La bravoure n'était pas son fait.
Il eut peur, et se prit à courir en suivant au hasard une des lignes de pas qui partaient du centre où les deux troupes, les fugitifs d'abord, puis les hommes de Méloir, s'étaient successivement arrêtées.
Oh ! le pauvre Normand ! s'il avait su ce qui l'attendait au bout du chemin, il n'aurait pas couru si vite !
Il est notoire que la Fée des Grèves n'aime pas ceux qui doutent d'elle.
Il est connu que la Fée des Grèves étrangle volontiers dans un coin ceux qu'elle n'aime pas.
Les fées sont du reste presque toutes comme cela, les fées bretonnes surtout.
Or, la Fée des Grèves glisse dans le brouillard comme dans la nuit.
La trace que suivait maître Vincent Gueffès se trouvait être par hasard celle du petit Jeannin, Fée des Grèves par intérim.
Tout en marchant, maître Vincent Gueffès se rassurait un peu et il se disait :
— C'est une journée de cent écus nantais, plus Simonnette, sans parler du petit scélérat de coquetier, qui sera pendu cette fois pour tout de bon ! Le chevalier Méloir m'a promis tout cela. Laissons faire, l'heure du déjeuner vient. Si je gagne le Mont, j'ôterai mon bonnet, et je mangerai la soupe des bons moines pour l'amour de Dieu.
Justement, un son grave et vibrant perça le brouillard. Maître Vincent poussa un cri de joie. C'était la cloche du monastère. Il était à cent pas du Mont.
— Laissons faire ! laissons faire ! reprit-il, en se frottant les mains : Jeannin pendu, Simonnette que voilà devenue ma femme, et cent écus d'or !
Une forme indécise passa près de lui, si près qu'il sentit comme un frôlement.
Une robe de femme ! il n'y avait pas à s'y tromper !
On peut fuir un homme, quand on a le caractère prudent. Mais une femme !
Maître Gueffès, devenu brave tout à coup, s'élança en avant. Ce pouvait être Simonnette, ce pouvait être mademoiselle Reine.
Bonne prise, dans tous les cas !
Au bout d'une vingtaine d'enjambées, il vit le brouillard s'ouvrir. Le roc noir de Saint-Michel était devant lui.
C'était hors des murailles de la ville, en un lieu sauvage et sombre que surplombent les contreforts du monastère.
Sous les fondations, entre les roches énormes, il y avait une femme, la forme que maître Gueffès avait vue passer dans la brume.
Bonne prise ! oh ! bonne prise ! maître Vincent Gueffès reconnut les vêtements de Reine de Maurever.
Et derrière son voile, il reconnut aussi ses cheveux blonds bouclés, qui brillaient au soleil.
Il s'approcha tortueusement.
De l'autre côté des rochers, il y avait de pauvres pêcheurs qui faisaient sécher leur filets. Ils avaient bien reconnu la Fée des Grèves pour l'avoir vue souvent glisser, la nuit, sur le sable, depuis que monsieur était caché à Tombelène.
Ils se dirent :
— Voilà le Normand Gueffès qui va attaquer la Fée. Sorcier contre lutin : voyons la bataille ! La bataille ne fut pas longue. Il paraît que les fées sont plus fortes que les Normands.
Dès le commencement du combat, maître Gueffès devint fou, car on l'entendit crier :
— Jeannin, petit Jeannin ! pitié ! pitié ! Qu'avait-il à faire là-dedans Jeannin, le petit coquetier des Quatre-Salines ?
La Fée prit, cependant, Gueffès par le cou et l'entraîna dans le brouillard.
Il se débattait, le malheureux ! La Fée et lui disparurent derrière la brume.
Quand le brouillard se leva, vers midi, les pêcheurs trouvèrent maître Vincent Gueffès étendu sur le sable, la Fée lui avait tordu le cou.
Il faut se méfier. Chacun savait que maître Gueffès, quand il avait les pieds dans les cendres, et le piché au coude, parlait trop à son aise de la Fée des Grèves.
Il faut se méfier. Se taire est le mieux. Mais si vous avez à parler d'elle, dites toujours la bonne fée, ou ne passez jamais en grève…
XXXI. Où l'on voit revenir maître Loys, lévrier noir.
C'est à peine si nous avons le temps de verser une larme sur le sort malheureux de Vincent Gueffès, Normand. Il était maquignon comme ceux de son pays ; il avait une mâchoire mémorable ; il ne disait jamais ni oui ni non ; il possédait quelque teinture de philosophie éclectique, bien que cette gaie science ne fût point encore inventée.
Il était païen à l'instar de tous les beaux esprits.
Il était même un peu voleur.
En le quittant pour jamais, nous aimons à jeter ces quelques fleurs sur la tombe d'un homme qui, devançant le progrès, secoua si vite les préjugés idiots où croupissait son siècle.
Cela dit, Vincent Gueffès, adieu !
À deux ou trois reprises différentes, Méloir et ses hommes d'armes furent obligés de s'arrêter dans leur chasse devant des obstacles absolument pareils à celui que nous avons décrit naguère, et qui fut la cause du tant regrettable trépas de maître Vincent Gueffès.
Deux ou trois fois la troupe fugitive s'était divisée, soit de parti pris, soit par l'effet du hasard. Suivant toute apparence, les émigrés du village de Saint-Jean et monsieur Hue avaient essayé de marcher ensemble et quelque incident les avait séparés.
Ils s'étaient perdus dans la brume et se cherchaient peut-être.
Mais le proverbe : Chercher une aiguille dans une charretée de foin est de beaucoup trop faible pour exprimer la folie qu'il y aurait à courir après un homme dans ces immenses ténèbres.
Méloir et sa troupe avaient leurs lévriers.
Encore ne trouvaient-ils rien.
Ils continuaient néanmoins la chasse. Désormais Méloir ne pouvait plus reculer.
Méloir avait passé la moitié de sa vie à se battre comme il faut. C'était une brave lance ; mais ce n'était que cela. Les gens de cette espèce arrivent tout à coup au mal, parce que leur bonne conduite ne fut jamais le résultat d'un principe.
Si le hasard les sert, ils peuvent fournir la plus honorable carrière du monde et demeurer fermes jusqu'au bout dans le droit chemin, parce qu'ils ne sont essentiellement ni vicieux ni méchants.
Mais comme ils ne sont pas essentiellement bons et qu'ils n'ont d'autre mobile que l'intérêt humain, vous les voyez glisser aussitôt que leur pied touche une pente facile.
Et dès qu'ils glissent, ils aident la pente. Leur sagesse menteuse érige en système le hasard de leur chute.
S'ils ont déjà de la fange jusqu'à la ceinture, ils s'écrient : On a calomnié la fange ! La fange est un bon lit ! C'est exprès que je suis dans la fange !
Vive la fange !
Les chiens se détournent quand ils s'aperçoivent qu'ils font fausse route ; les hommes, non.
Il y avait, au temps des druides, dans l'Armor, un fou qui mettait une citrouille au bout d'une pique, et qui se prosternait devant cet emblème auguste en disant :
— Ceci est le soleil. Les druides qui n'entendaient pas la plaisanterie, invitèrent ce fou à rentrer dans le giron de Belenus. Le fou ne voulut pas. Les druides le placèrent sur un tas de fagots qu'ils allumèrent. Le fou mourut comme un héros en criant à tue-tête :
— Imposteurs, vous pouvez tuez mon corps, mais ma citrouille était bien le soleil ! Méloir avait regardé un jour ses cheveux qui grisonnaient. Il s'était dit : Je veux un manoir, une femme, des vassaux, etc. Et il avait fait choix de ce triomphant moyen, expliqué par lui à Aubry de Kergariou, au début de ce récit : la terreur. Au fond, ce n'était qu'un épouvantail : l'escopette du mendiant espagnol qui n'a ni poudre ni balles.
Mais à l'heure où nous sommes, Méloir avait chargé son arme jusqu'à la gueule. Il ne demandait pas mieux que de tuer. C'était un parfait coquin.
Tant la logique est une irrésistible et belle chose ! Posez les prémisses, le diable tirera la conséquence. Ceci étant accepté qu'il fallait se venger d'Aubry, faire disparaître le vieux Maurever et s'emparer de Reine à tout prix, le temps pressait. Méloir sentait que le terrain politique tremblait sous ses pas. Son zèle qui lui valait aujourd'hui la faveur du prince régnant pouvait, demain, le mener au supplice.
Mais, en 1450, comme de nos jours, les esprits pratiques connaissent le mérite du fait accompli.
Ce qui est fait est fait, dit l'odieux proverbe.
Et croyez-nous bien, sur douze proverbes, il y en a onze d'abominables ; de même que sur cent almanachs, ces évangiles de l'ignorance impie, il y a quatre-vingt-dix-neuf turpitudes.
Méloir pensait : Si je me hâte, tout sera fini avant la mort du duc François. Je serai en possession de l'héritière et de l'héritage. On me montrera les dents peut-être, mais on ne mordra pas !
— Et allons ! Rougeot, Tarot ! Allons ! Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Allons, Léopard et Finot !
Le pauvre Noirot était couché là-bas sous la tangue, on ne l'appelait plus.
— Allons, bons chiens, dressés à secourir les naufragés, en chasse ! en chasse ! Ils allaient, en vérité ! les chevaux ne quittaient pas le petit trot. Les soudards couraient derrière. Les fugitifs ne pouvaient se soustraire désormais bien longtemps à cette poursuite acharnée.
Il est même probable que, sans les retards occasionnés par l'hésitation des lévriers, aux endroits de la grève où les traces se bifurquaient tout à coup, quelques traînards fussent tombés déjà au pouvoir des hommes d'armes.
Voici cependant ce qui était advenu de monsieur Hue et de sa suite.
Aubry s'était mis à la tête de la caravane lorsqu'il avait reconnu l'absence du petit Jeannin. Aubry ne savait guère son chemin dans les sables ; il allait droit devant lui, ce qui est quelquefois le mieux.
Au bout d'une heure de marche, le bruit de la mer se fit entendre si distinctement qu'il n'y eût point à douter. Ils avaient fait fausse route. Reine souffrait de sa blessure. La fatigue et le découragement venaient.
Et le brouillard ne diminuait point.
La troupe se trouvait engagée dans cette partie des grèves qui est au nord-ouest du Mont, et où les mares abondent.
En retournant sur ses pas, Aubry laissa fléchir vers le sud la ligne qu'il suivait. Ce n'était plus du sable, c'était de la marne délayée que la troupe avait sous les pieds.
Pour éviter les mares, à fond de lises, on faisait de nombreux circuits. Les uns passaient à droite, les autres à gauche.
De temps en temps, un homme ou une femme se perdait.
Une fois, Maurever appela Reine qui ne répondit pas.
Une horrible angoisse serra le cœur du vieillard.
Et à dater de cet instant, tout fut confusion parmi les fugitifs.
Chacun voulut chercher Reine.
On tourna ; on perdit la voie. Puis, les groupes se détachèrent. Il y avait maintenant impossibilité de se rallier.
Hue de Maurever marchait avec son vieux vassal Simon Le Priol qui tenait sa femme par la main.
Fanchon pleurait à chaudes larmes, la pauvre femme, parce que ses deux enfants, Julien et Simonnette, n'étaient plus là pour répondre à sa voix.
Aubry allait tout seul, fou de douleur, courant dans cette nuit éclairée, sans but, sans direction, presque sans espoir.
Les filles et les gars de Saint-Jean erraient ça et là à l'aventure.
Dans la brume, tous ces différents groupes se croisaient maintenant sans se voir. Tout était à la débandade. Et la besogne des hommes d'armes du chevalier Méloir n'en valait pas mieux pour cela. Cette foule dispersée des fugitifs n'était bonne qu'à donner le change aux chasseurs.
Aubry avait quitté ses compagnons depuis un quart d'heure, lorsqu'il crut ouïr un bruit léger derrière lui.
Il s'arrêta et colla son oreille contre la tangue.
Son cœur battait bien fort.
Mais quand il se releva, le rayon d'espoir qui brillait naguère à son front avait disparu.
Ce bruit qu'il entendait, c'était le pas des chevaux de Méloir.
Aubry chercha de quel côté il prendrait la fuite, car son premier besoin était de vivre, afin de protéger Reine.
Les pas approchaient.
Aubry pouvait ouïr déjà la voix des hommes d'armes.
— Holà ! disait Péan, qu'a-t-il donc ce brigand d'Ardois, il va rompre sa laisse !
— Et Rougeot ! répliquait Goëtaudon ; ah ça, ils deviennent enragés, Bellissan, vos lévriers !
— Chut ! fit le veneur ; ne voyez-vous pas qu'ils rencontrent ? J'ai de la peine à tenir ce grand diable de chien que j'ai acheté sur la route. Bellemont, Reinot, coquin, bellement ! Le chevalier Méloir est-il là ?
— Messire Méloir ! appelèrent discrètement plusieurs voix.
Messire Méloir était ailleurs, car il ne donna point de réponse.
— Voilà qui est grand dommage ! dit encore Bellissan, car je suis bien sûr que nous allons avoir un relancé. Bellement, Reinot, coquin, bellement !
— Hé bien ! hé bien ! cria Corson, le héraut, voilà Pivois qui m'entraîne. À bas, Pivois ! à bas, de par le ciel ! Bon ! sa laisse s'est rompue dans ma main et Dieu sait où est le chien à cette heure.
Pivois s'était élancé en poussant cet aboiement court et plaintif des lévriers de race, qui ressemble au cri d'un sourd-muet.
Les autres chiens se démenèrent avec fureur.
Deux ou trois d'entre eux parvinrent successivement à rompre leurs laisses et se précipitèrent en avant sur les traces de Pivois.
Pivois était une belle et noble bête, nourrie dans l'héroïque chenil de Rieux ; gris de fer foncé, le museau pointu comme un poignard, le corps musculeux, les griffes tranchantes.
En trois bonds, il fut auprès d'Aubry.
C'était une sorte de tumulus ou renflement à peine sensible. Le brouillard y était moins opaque que dans les fonds. On distinguait parfaitement le sol ; on voyait même à trois pieds à la ronde.
Au centre du mamelon, il y avait un poteau humide et gluant, couvert de mousse marine et qui, à marée haute, indiquait le bas-fond aux petites barques de pêcheurs montois.
Aubry s'était adossé contre ce poteau.
Il avait à la main son épée nue.
Dès l'instant où il avait entendu la conversation des hommes d'armes et senti, en quelque sorte, la fringale des chiens qui le flairaient, il avait dû renoncer à toute idée de fuir.
Une seule ressource restait : le combat.
Le combat se présentait, certes, bien inégal ; mais Aubry avait foi en sa force, et ces soldats du vieux temps, un contre dix, ne désespéraient pas de la victoire.
Tant que leurs doigts d'acier pressaient la croix d'une épée, ils taillaient de leur mieux.
Il y avait ici quelque chose de plus terrible que les hommes, c'étaient les lévriers. Mais Aubry devinait là des hommes d'armes qui serraient la laisse de chaque chien au lieu de lâcher à la fois la meute tout entière.
Il se disait :
— Ah ! si j'avais seulement avec moi maître Loys ! vrai Dieu ! ce serait une belle équipée ! Dix chiens pour maître Loys, dix hommes pour moi : c'est notre mesure.
— Mais, se reprenait-il en soupirant ; pauvre maître Loys !… où est-il ?
Une masse sombre saillit hors du brouillard. Aubry sentit une haleine de feu et son épaule saigna sous la griffe de Pivois.
Mais Pivois tomba éventré d'un coup d'épée à bras raccourci, que lui donna Aubry.
— Belle bête ! murmura-t-il ; c'est dommage ! Ardois, lancé comme une flèche, passa par-dessus le corps de Pivois. Aubry lui fendit la tête à la volée d'un coup de revers. Rougeot, magnifique animal, brun de cotte à pèlerine rousse, avec deux feux pourpres sous la paupière, roula sur ses deux compagnons morts. Il avait le col tranché aux trois quarts.
— Vrai Dieu ! grondait maître Aubry qui s'échauffait à la besogne, les hommes ne viendront-ils pas à la fin ! Les hommes venaient. On entendait parfaitement le pas sourd des chevaux. Aubry vit la silhouette d'un cavalier qui passait à sa gauche sans l'apercevoir.
Comme il ouvrait la bouche pour l'appeler, car il était en train et il avait hâte de sentir une épée grincer contre la sienne, un quatrième lévrier sortit du brouillard et fondit sur lui.
Énorme, celui-là ! noir de la tête aux pieds ! beau comme on se représente les chiens fabuleux qui mènent l'éternelle course de Diane chasseresse.
L'Achille des chiens !
Il bondit littéralement par-dessus l'épée d'Aubry, tomba de l'autre côté, rebondit avant qu'Aubry eût le temps de faire volte-face et le saisit à la gorge.
Mais non point pour l'étrangler, oh ! non ! Pour le caresser plutôt, doucement et tendrement, comme l'épagneul favori vient mêler ses longues soies aux longs cheveux de la châtelaine aimée.
Pour le chérir, pour le baiser en gémissant de joie. Loys ! maître Loys ! le grand, le fier, l'intrépide ! L'Achille des chiens, on vous le dit. C'était lui que Bellissan avait acheté à Dinan, par hasard, pour remplacer le pauvre Ravot, mort de la poitrine. C'était lui qu'on appelait Reinot, c'était maître Loys ! Écoutez, Aubry le baisa sur le museau, comme un enfant, comme un ami. Aubry avait une larme à la paupière.
— Seigneur Dieu ! vous êtes avec moi ! s'écria-t-il sans plus se cacher, grand merci ! Hardi, Loys !
Puis, donnant sa voix qui vibra comme un clairon dans la brume :
— À moi, taupins ! ajouta-t-il, à moi, traîtres maudits ! Méloir, Péan ! Coëtaudon ! Corson et d'autres, s'il y en a ! Venez ! venez ! venez !
Une clameur, lointaine déjà, répondit à cet appel. Aubry était dépassé ; il aurait pu éviter la lutte. Mais ce n'était pas ce qu'il voulait. Pendant qu'il allait combattre, qui sait si Reine n'aurait pas le temps de se sauver ? C'était quelques minutes de gagnées : le salut peut-être !
Et puis, avec maître Loys, Aubry se croyait sûr de vaincre.
Les pas des chevaux se rapprochaient. Loys se mit à côté de son maître, les jarrets ramassés, le museau dans le sable.
Le nom de Reine vint encore une fois aux lèvres d'Aubry, puis il serra sa bonne épée.
— Hardi, Loys ! Il y eut tout à coup un grand cliquetis de fer. Le sable se rougit autour du vieux poteau, vert de goémon. Les chiens étranglés hurlèrent. Les hommes d'armes repoussés blasphémèrent. Hardi, Loys ! maître Loys ! ils sont à nous !
XXXII. Le tube miraculeux.
C'était un étrange combat.
Aubry, à pied, avait, il faut le dire, tout l'avantage sur les hommes d'armes à cheval.
Leste et jeune, il se servait du brouillard comme d'une machine de guerre.
Il avait quitté le mamelon où la brume était trop claire, et les hommes d'armes l'avaient suivi dans un fond, sur la tangue molle, où les sabots de leurs montures enfonçaient à chaque pas.
Aubry était pour eux comme un fantôme qui paraissait à l'improviste, qui disparaissait tout à coup pour reparaître encore.
Mais l'épée d'Aubry n'était pas un fantôme d'épée ; elle taillait bel et bien, Péan le savait, Corson aussi, Kerbehel de même, car ils avaient tous les trois de profondes blessures.
Le pauvre héraut Corson grommelait :
— Le buffle de mon justaucorps est devenu de gueules !
— L'épée haute, Corson ! lui dit Kerbehel, ou bien on pourra blasonner le lieu où nous sommes : « De sable au corps de héraut, couché, de carnation… »
— » …Accompagné de quatre malandrins de même », acheva Corson plaintivement.
Kerbehel voulut répondre ; mais Loys, qui en avait fini avec Nantois, Léopard, Varot et les autres, s'élança sur lui, la gueule rouge, et le malmena cruellement.
En même temps, Péan tombait, la gorge traversée par l'épée d'Aubry — Hardi, Loys ! maître Loys ! ils sont à nous !
— Cet homme est le diable ! s'écria Coëtaudon qui donnait de grands coups de lance dans le vide.
— Non pas ! c'est le chien qui est le diable ! balbutia Kerbehel, désarçonné à demi.
— Ô mes compagnons ! pleura Corson, il n'y a pour nous ici ni profit, ni gloire ! Ce n'est pas celui-là que nous cherchons. Sus au vieux Maurever ! et laissons ce ragot qui nous donne le change.
L'avis était bon.
— Sus ! sus ! clama Kerbehel, enchanté de ce biais.
— Sus ! sus ! Et les éperons s'enfoncèrent dans le cuir des chevaux. En ce temps déjà, les mots prenaient, à l'occasion, des significations très subtilement détournées.
Sus ! voulait dire ici : sauve qui peut !
Mais la gloire était sauvegardée.
Maître Loys fournit encore une charge ; Aubry se lança une dernière fois dans le brouillard, puis ils s'étendirent fraternellement, l'un près de l'autre, haletants, harassés, — mais vainqueurs !
Il était neuf heures du matin. Le soleil prenait de la force et pompait lentement le brouillard.
Un vent léger venait du large, annonçant le flux.
Le moment s'approchait où ce rideau immense, qui cachait les grèves allait se déchirer.
Soit qu'il s'évanouit subitement avec la prestesse d'un changement à vue, soit qu'il dût s'éclaircir peu à peu, faisant sa gaze de plus en plus transparente, découvrant les objets un à un, et luttant jusqu'à la dernière seconde contre le jour enfin victorieux.
Dans l'un et l'autre cas, les différentes troupes, dispersées sur les tangues, allaient se chercher, à coup sûr, se voir et se combattre.
Sur les rochers qui bordent le mont Saint-Michel, du côté de la Bretagne, une troupe d'hommes armés était rangée en bon ordre.
À la tête de cette troupe, se trouvait un chevalier banneret, portant à son haubert l'écusson vairé-contrevairé d'or et de sable des sires de Ligneville en Cotentin.
Son petit bataillon et lui demeuraient immobiles, comme s'ils eussent été chargés de garder le Mont contre une attaque prochaine.
Vers cette heure, Corson, Coëtaudon et les autres, qui avaient rallié une douzaine de soudards, suivaient, dans la brume éclaircie, la piste de monsieur Hue de Maurever.
Derrière la troupe cantonnée sur les rochers, l'étendard de Saint-Michel était planté en terre, au-dessous de la bannière de France.
Un coup de vent chassa la brume qui enveloppait encore la base du roc.
On vit dans les sables un vieillard entouré de quelques femmes et de quelques paysans. Presque au même instant, les hommes d'armes de Méloir sortirent de la brume refermée.
— En avant ! dit le sire de Ligneville. La bannière de France fit flotter au soleil ses longs plis d'argent.
La troupe descendit sur la grève. Elle se mit entre les fugitifs et les hommes d'armes.
— Que venez-vous quérir sur les domaines du Roi ? demanda monsieur de Ligneville.
— Nous venons, par la volonté de notre seigneur le duc, répondit Corson, quérir monsieur Hue de Maurever, coupable de trahison.
— Et portez-vous licence de franchir la frontière ?
— De par Dieu ! monsieur de Ligneville, riposta Corson, quand notre seigneur François a sauvé votre sire des griffes de l'Anglais, il a franchi la frontière sans licence.
Ligneville fit un geste. Ses soldats se rangèrent en bataille. Hue de Maurever perça les rangs.
— Messire, dit-il, si ces gens de Bretagne veulent s'en retourner chez eux en se contentant de ma personne et en laissant libres tous les pauvres paysans de mes anciens domaines, je suis prêt à me livrer en leurs mains.
— Donc, pour ce, franchissez la rivière de Couesnon, messire, répliqua Ligneville ; sur la terre du Roi, on ne se rend qu'au Roi.
Le sire de Ligneville demanda ensuite aux Bretons :
— Qui est votre chef ? Kerbehel, Corson et Coëtaudon se consultèrent.
— Notre chef est le chevalier Méloir, dirent-ils.
— J'ai entendu parler de ce chevalier Méloir, répondit M. de Ligneville ; dites-lui, pour l'honneur de la chevalerie, qu'il évite de passer à portée de ma lance, car monsieur l'abbé du mont Saint-Michel m'a donné l'ordre de le faire pendre.
Le rouge vint au front du vieux Maurever.
— Par mon salut ! messire, s'écria-t-il ; le duc François l'a fait chevalier. Je vous prie de me faire raison de ce qui est une insulte au duché de Bretagne tout entier.
— Allons ! disaient en riant les soldats du monastère ; voici le vieux chevalier qui va se mettre avec ses assassins contre nous.
Mais Ligneville avait pris la main de Maurever et l'avait serrée avec respect.
— Si mes paroles vous ont causé de la colère, monsieur mon digne ami, avait-il dit, de grand cœur je rétracte mes paroles.
Mais je ne vous laisserai point, ajouta-t-il en souriant, faire de l'héroïsme avec de pareils coquins. Ce serait jeter des perles aux animaux que vous savez. Monsieur Hue de Maurever, vous êtes le prisonnier du Roi !
Avant que le vieillard pût répondre, on l'avait saisi et conduit derrière les rangs.
— Holà ! maraudaille ! s'écria Ligneville, avec rudesse ; maintenant, hors d'ici et vitement ! Il s'adressait ainsi aux hommes d'armes de Méloir.
Ceux-ci pouvaient être en effet des gens de conscience large et peu délicats sur le choix de leur besogne. Mais c'étaient des Bretons.
Ligneville n'avait pas fini de parler, qu'un carreau d'arbalète faisait sonner l'acier de son casque. Les Bretons chargèrent résolument et se firent tuer ou prendre tous jusqu'au dernier.
Monsieur Hue, cependant, avait demandé aux soldats du monastère si quelques fugitifs n'avaient point déjà touché le Mont. Les réponses des soldats l'avaient à peu près rassuré sur le sort de sa fille, qui devait être en ce moment dans l'enceinte des murailles avec Aubry et les enfants de Simon Le Priol.
On monta la rampe.
Aubry et le petit Jeannin, arrivés, en effet, les premiers au monastère, attendaient avec anxiété. Ils espéraient que Reine et Simonnette étaient avec le gros de la troupe.
Hélas ! le pauvre Bruno avait l'oreille basse.
Il était rentré au bercail et s'était mis à la disposition du frère pénitencier. Ils avaient causé tous deux discipline et bien sérieusement.
Frère Bruno avait le bras gauche cassé, ce qui retardait l'exécution.
— Mon frère Eustache, disait-il au pénitencier, cela me rappelle l'histoire de Jacob Malteste du bourg de Cesson, auprès de Rennes. Il était bien malade quand il fut condamné à la peine de la hart. On lui fit prendre de bons remèdes, on le guérit, et puis on le pendit.
Heureusement pour Bruno que l'influence du duc de Bretagne était fort mince au monastère en ce moment, et que le secours apporté à monsieur Hue de Maurever lui fut compté comme œuvre pie.
Ce fut lui qui aperçut le premier monsieur Hue gravissant la rampe.
Il courut avertir Aubry qui s'élança au-devant du vieillard.
— Reine ! prononcèrent tous deux, en même temps, monsieur Hue et Aubry.
— Elle n'est pas au monastère ? demanda le vieux chevalier.
— Vous ne la ramenez pas ? demanda Aubry à son tour. Ce fut un moment d'angoisse cruelle. Jeannin, l'heureux petit Jeannin, avait Simonnette dans ses bras. Mais quand il entendit que mademoiselle Reine était perdue, il s'arracha des bras de Simonnette.
— Je vais rentrer en grève, dit-il ; la mer monte, il faut se hâter ! Maurever et Aubry avaient du froid dans les veines.
Ce mot : « la mer monte » les frappait au cœur. Aubry serra la main de Jeannin, et lui dit :
— Viens avec moi ! Mais, au lieu de descendre à la grève, il gravit précipitamment la rampe et s'élança dans l'escalier de la salle des gardes. Jeannin et Bruno le suivaient.
De la salle des gardes à la plate-forme, il y a bien des marches. Aubry fut sur la plate-forme en quelques secondes. Jeannin ne l'avait pas quitté d'une semelle, mais le frère Bruno soufflait encore dans les escaliers.
— Ouf ! disait-il ; ou… ouf ! cela me rappelle l'histoire de Jean Miolaine, le maître gantier, qui paria de monter au beffroi de Coutances pendant que Perrin Langérier, son compère, boirait une double pinte de vin d'Anjou… ou-ou-ouf !
Quand il arriva sur la plate-forme, Aubry et Jeannin dévoraient déjà l'espace du regard.
Le brouillard s'était levé. L'œil planait sur l'immensité des sables. Au nord-ouest, on voyait la ligne bleue de la mer qui montait. Sur la grève, rien.
Rien, sinon un point sombre et perceptible à peine qui se montrait de l'autre côté du Couesnon, à la hauteur du bourg de Saint-Georges.
Aubry le désigna du doigt à Jeannin.
— C'est trop loin, dit le petit coquetier ; on ne peut pas savoir… Puis il ajouta :
— Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Aubry avait au front des gouttes de sueur glacée.
— Messer Jean Connault, le prieur des moines, qui est un savant physicien, murmura le frère Bruno, a ici près, dans le clocher, un tube de bois garni de verres. J'ai mis mon œil une fois dans ce tube, et j'ai vu, — n'est-ce point magie ? — j'ai vu les femmes de Cancale avec leurs coiffes et leurs gorgerettes plissées, comme si Cancale se fût avancé vers moi tout à coup, jusqu'au pied du mur à travers la mer.
— Ce bonhomme rêve ! s'écria Aubry qui frappa du pied. Bruno s'élança vers le clocher et redescendit l'instant d'après avec une sorte de bâton creux, formé d'anneaux cylindriques qui s'emboîtaient les uns dans les autres.
Aubry mit son œil au hasard à l'une des extrémités.
Il vit distinctement les vaches qui passaient sur le Mont-Dol, à quatre lieues de là.
Un cri de stupéfaction s'étouffa dans sa poitrine.
Le tube fut dirigé vers le point sombre qui tranchait sur le sable étincelant. Cette fois, Aubry laissa tomber le tube et saisit sa poitrine à deux mains.
— Reine ! Reine ! dit-il ; Julien et Méloir ! ! ! Au risque de se briser le crâne, il se précipita à corps perdu dans l'escalier de la plate-forme. Ceux qui le virent passer dans le réfectoire et traverser la salle des gardes en courant, le prirent pour un fou. Le cheval du sire de Ligneville était attaché au bas de la rampe. Aubry sauta en selle sans dire une parole et piqua des deux. Bientôt, on put le voir galoper à fond de train sur la grève. Il tenait à la main la lance de Ligneville. Devant lui, un grand lévrier noir bondissait. Ils allaient, ils allaient. — C'était un tourbillon ! Jeannin avait dit :
— Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Ce point noir, c'était Reine. Du sang aux éperons ! hope ! hope ! Reine — et Méloir ! Car pour Julien, Aubry avait vu, à l'aide du tube, l'épée de Méloir se plonger dans sa chair. Pauvre Julien ! Hope ! hope ! hardi, maître Loys ! Sur la plate-forme, il y avait maintenant grande foule. Grande foule autour de monsieur Hue de Maurever qui était agenouillé sur la pierre et qui levait au ciel ses mains tremblantes. On suivait du regard la course d'Aubry. Arriverait-il à temps ? Jeannin se demandait :
— Mais pourquoi le chevalier et la demoiselle restent-ils immobiles, si près de la mer qui monte ? Il prit le tube à son tour et devint plus pâle qu'un mort.
— Ils sont enlisés ! balbutia-t-il ; le chevalier a du sable jusqu'à la ceinture, et demoiselle Reine disparaît… disparaît… La cloche du monastère tinta le glas.
Une voix tomba des galeries supérieures. Cette voix disait :
— Il y a deux malheureux en détresse dans les tangues. Priez pour ceux qui vont mourir !