La fée des grèves
XXXIII. Les lises.
Quand le brouillard avait enfin cédé la place aux clairs rayons du soleil de juin, le chevalier Méloir s'était trouvé seul, aux environs de la rivière de Couesnon, à deux lieues au moins de la terre ferme.
Ce que son escorte était devenue, le chevalier Méloir ne le savait point.
Il était de terrible humeur.
Quelque chose comme un remords grondait au fond de sa conscience, car rien n'appelle si bien le remords que l'insuccès.
Or, le chevalier Méloir était un homme trop sage pour ne pas s'avouer qu'il avait échoué honteusement.
Siège et chasse avaient eu un résultat pareil.
Sarpebleu ! comme il disait le bon Méloir ; damner son âme, encore passe s'il s'agit d'un bon prix ! Mais se donner à Satan gratis, quelle école ! et que ce maître Satan devait bien rire !
En vérité, dans ce moment de fatigue et de défaite, sa philosophie fléchissait. Il n'était pas très éloigné d'avouer sa faute et de dire son meâ culpâ.
D'autant qu'il pensait à l'avenir, où il voyait des nuages formidables.
L'occasion était manquée. Un crime qui n'a pas réussi se punit double.
Et c'est bien fait !
Hélas ! hélas ! tout n'est donc pas rose dans la vie d'un brave homme qui veut la tranquillité pour ses vieux jours, un ou deux manoirs, quelques rentes, une femme à son gré, l'aurea mediocritas enfin, et qui dévie un peu de la ligne droite pour atteindre ce joyeux résultat ?
Hélas ! il y a tant de coquins, pourtant, qui réussissent ! Le ciel était injuste envers ce pauvre chevalier Méloir !
Tout à coup, de l'autre côté du Couesnon, il aperçut deux paysans qui cheminaient.
Il s'était trop hâté de désespérer.
L'un de ces paysans, en effet, avait une arbalète sur l'épaule, et l'autre portait un costume qui réveilla quelques vagues souvenirs dans l'esprit du chevalier Méloir.
Une peau de mouton, nouée en écharpe et qui semblait avoir fourni de longs services.
Méloir se rappela ce jeune guide aux blonds cheveux qu'il avait interrogé en vain quelques jours auparavant, et que maître Vincent Gueffès voulait si bien faire pendre.
Le pauvre enfant marchait avec peine. La fatigue paraissait l'accabler.
Son compagnon et lui étaient évidemment des fugitifs du village de Saint-Jean-des-Grèves. Méloir songea qu'ils pourraient le renseigner. Il leur ordonna d'arrêter.
L'enfant à la peau de mouton et le paysan qui portait une arbalète n'eurent garde d'obéir. Ils pressèrent, au contraire, leur marche.
Méloir choisit un endroit où le Couesnon étalait sur le sable, c'est-à-dire coulait sur une large surface, sans rives et à fleur de grève.
Ces passages sont les gués les plus sûrs.
Méloir lança son cheval.
Le jeune garçon et son compagnon semblèrent se consulter. Le premier fit un geste de lassitude désespérée. Ils s'arrêtèrent.
Le paysan banda son arbalète et se mit au devant du jeune garçon.
— Que diable veut dire ceci ? gronda Méloir. Puis il ajouta tout haut :
— Bonnes gens, je ne vous ferai point de mal.
Un carreau d'acier vint frapper le front de son cheval, qui se leva sur ses pieds de derrière et retomba mort.
— Maintenant fuyons ! s'écria Julien Le Priol ; ses armes le gênent ; il ne nous atteindra pas.
Oh ! certes, sans sa blessure, Reine de Maurever, qui avait trompé naguère si longtemps la poursuite du petit Jeannin, Reine eût échappé en se jouant au chevalier Méloir.
Mais elle souffrait cruellement, mais elle était accablée. Elle essaya de suivre Julien. Elle ne put et s'affaissa sur le sable.
— Sarpebleu ! s'écria Méloir exaspéré ; est-ce comme cela, manant endiablé ? Dix drôles comme toi ne payeraient pas mon bon cheval ! Attends !
Il prit son élan et vint l'épée haute sur Julien.
C'était à ce moment qu'Aubry de Kergariou mettait l'œil au télescope élémentaire, fabriqué par Messer Jean Connault, prieur des moines et amateur de physique.
Julien attendit le chevalier de pied ferme et le blessa d'un second coup d'arbalète.
Mais il n'avait que son couteau court pour détourner la longue épée de Méloir. Il fut renversé du premier choc.
— Adieu, mademoiselle Reine, dit-il en mourant ; que Dieu vous protège ! moi, j'ai fait ce que j'ai pu.
— Reine ! s'écria Méloir qui n'en pouvait croire ses oreilles.
Il regarda le prétendu jeune garçon, et reconnut en effet la fille de Maurever.
— Oh ! oh ! dit-il, voilà donc pourquoi ce rustre prétendait résister à un chevalier !
— Damoiselle, ajouta-t-il en s'inclinant courtoisement, vous ne faites que changer de serviteur.
En ce moment Aubry entrait en grève, monté sur le cheval du sire de Ligneville.
Maître Loys volait, le ventre sur le sable.
Vers le nord-ouest, la ligne bleue courait aussi. Elle galopait. C'était la mer.
Le chevalier Méloir s'était approché de Reine et cherchait à la relever. Bien qu'il ne connût pas exactement les dangers de ces grèves, il ne pouvait pas manquer de voir et d'entendre la mer.
Reine était presque évanouie.
Le chevalier, dans les efforts qu'il fit pour la remettre debout, ne s'aperçut point d'abord que la tangue cédait sous ses pieds.
Il était armé lourdement.
Quand il s'en aperçut, le sable humide touchait les agrafes de ses genouillères.
Il lâcha Reine et voulut se dégager.
Comme il arrive toujours, ses efforts ne servirent qu'à creuser davantage le trou qui allait être son tombeau.
Il vit le sable au-dessus de ses genoux et devint livide.
— Est-ce qu'il me faudra mourir ici ! pensa-t-il tout haut. Reine l'entendit. Elle se redressa galvanisée. Couchée comme elle l'était, et occupant une grande surface, son poids avait à peine attaqué le sable.
Pour se lever et s'enfuir, elle n'avait qu'un effort à faire, car ses pieds n'étaient point emprisonnés comme ceux du chevalier dans la tangue lourde et molle.
L'espoir lui monta au cœur avec violence.
La pensée d'Aubry, qui tout à l'heure la navrait, vint lui donner une force nouvelle. Elle jeta un coup d'œil sur Méloir qui enfonçait à vue d'œil.
— Je ne peux pas le sauver, murmura-t-elle. Et sa belle main blanche s'appuya sur le sable pour aider le mouvement de son corps.
Mais une autre main, une main de fer, se referma sur sa belle main blanche.
Méloir avait aux lèvres un sourire sinistre. Il dit :
— Ceci est notre couche nuptiale, Reine de Maurever, dit-il ; j'avais juré que tu serais ma femme. Reine poussa un cri d'horreur.
Ce fut en ce moment que, du haut des galeries supérieures, une voix tomba sur la plate-forme du monastère et dit :
— Priez pour ceux qui vont mourir ! Sur la plate-forme tout le monde s'était agenouillé. Le glas tinta. Le vieux Maurever, plus pâle qu'un mort, mais les yeux secs et la voix ferme, répondait l'oraison dite par les moines pour les condamnés du periculum maris. Jeannin, Simonnette, son père et les autres vassaux de Maurever pleuraient silencieusement. Au nord-ouest, la grande ligne bleue avançait, étincelante, sous les rayons du soleil. Le cheval d'Aubry dévorait les sables, précédé toujours par maître Loys, le grand lévrier noir. Qui de la mer ou du cavalier, de la mort ou de la vie, allait arriver le premier ?
Reine n'avait poussé qu'un cri.
Puis sa charmante tête blonde s'était renversée, tandis que ses grands yeux bleus se tournaient vers le ciel.
Elle aussi priait.
Elle priait pour son père et pour Aubry avant de prier pour elle-même.
Méloir la couvrait d'un regard de damné.
Méloir avait du sable au-dessus de la ceinture.
Une fois le vent apporta le son lointain de la cloche de Saint-Michel.
Méloir sourit.
Reine détourna la tête.
Elle jeta un regard aux rives bretonnes. Un léger renflement du terrain lui indiqua le lieu où le manoir de Saint-Jean-des-Grèves se cachait derrière les arbres.
C'était là que son enfance heureuse s'était écoulée. C'était là qu'elle avait vu Aubry pour la première fois.
— Vous pensez à lui, damoiselle ? dit Méloir qui voulait railler, mais dont les dents grinçaient.
— Pensez à Dieu ! répliqua la jeune fille, sereine et calme, en face de la dernière heure. On entendait le sourd grondement du flot.
Méloir avait du sable jusqu'aux seins. Sa main de fer se rivait sur le bras de Reine…
Il tourna la tête tout à coup à un bruit qui se faisait. Maître Loys bondissait dans le cours du Couesnon, où était déjà la mer.
Et Aubry était derrière maître Loys.
— Aubry ! Aubry ! à moi ! cria Reine. Par un effort désespéré, Méloir essaya de l'attirer à lui. Ses yeux hagards disaient quel était son dessein horrible.
La vengeance qui lui échappait, il voulait la ressaisir, et jeter à son rival vainqueur un cadavre pour fiancée.
— À moi, Aubry ! à moi ! répéta la jeune fille qui résistait, mais qui se sentait entraînée invinciblement.
— Je ne mourrai pas seul ! cria Méloir. Au moment où son autre main allait toucher le col de Reine, Aubry passa, plus rapide qu'une flèche. Sa lance avait traversé de part en part la gorge de Méloir. Méloir blasphéma et lâcha prise. Le sable cacha sa blessure. Il n'avait plus que la tête au-dessus de la tangue. Et la mer mouillait déjà les vêtements de Reine qui, elle aussi, s'enlisait lentement. Aubry sauta sur le sable, et mit sa lance en travers pour assurer ses pieds.
— Tu n'auras pas le temps ! dit Méloir en souriant au flot qui vint lui baigner le visage. Un visage de réprouvé ! Le cheval, dès qu'il sentit l'eau à ses pieds, souffla et mit le nez au vent, cherchant la direction de sa fuite.
Aubry se sentit défaillir, car l'imagination ne peut rêver un danger plus terrible et plus prochain que celui qui l'écrasait de toutes parts.
Si le cheval partait, Reine était perdue sans ressource. Aubry la quitta, saisit la bride du cheval et la mit dans la gueule de maître Loys en commandant :
— Ne bouge pas ! Le cheval révolté fit un bond.
— Hope ! hope ! cria Méloir d'une voix étranglée et mourante. Maître Loys se pendit à la bride. Le flot passa par-dessus la tête de Méloir. Aubry tenait Reine dans ses bras. Il sauta en selle avec son fardeau.
Et maître Loys de bondir, fou de joie, dans la mer montante.
— Hope ! hope ! cria Aubry à son tour. L'eau jaillit sous le sabot du bon cheval. Du chevalier Méloir, il n'était plus question. Son dernier soupir mit une bulle d'air à la surface du flot. La bulle creva. Ce fut tout. Reine souriait dans les bras de son fiancé. Elle remerciait Dieu ardemment.
Sauvée ! sauvée par Aubry ! Deux immenses joies !
Sur la plate-forme de Saint-Michel, monsieur Hue de Maurever remerciait Dieu, lui aussi, car grâce à la lunette miraculeuse, il assistait réellement à ce drame lointain et rapide que nous venons de dénouer.
Pas par ses yeux à lui, les larmes l'aveuglaient, mais par les yeux du petit Jeannin, qui avait saisi d'autorité le tube de Messer Jean Connault, et qui ne l'eût pas cédé au roi de France en personne.
Le petit Jeannin avait dit toutes les péripéties de la course et de la lutte.
Seigneur Jésus ! au moment où les doigts crispés du réprouvé avaient touché le cou de la pauvre Reine, le petit Jeannin avait failli tomber à la renverse.
Mais la lance d'Aubry ! oh ! le bon coup de lance !
Et le lévrier noir, qui tenait dans sa gueule la bride du cheval ! c'était cela un chien !
Frère Bruno se disait, le matois : « En l'an cinquante, le lévrier de messire Aubry, qui est plus avisé que bien des chrétiens, etc., etc. »
Une histoire de plus, enfin, dans le grenier d'abondance de sa mémoire !
Et à mesure que le petit Jeannin parlait, l'assistance écoutait, bouche béante.
Quand Reine et Aubry furent en selle, ce fut un long cri de joie.
Jeannin trépignait et la fièvre le prenait, car un ennemi restait à combattre : la mer.
— Oh ! disait-il, comme si Aubry eût pu l'entendre ; à droite, messire, à droite, au nom de Dieu ! Devant vous est le fond de Courtils. Saint Jésus ! le chien a deviné ! Ils tournent à droite !
— Allons, vous autres, reprenait-il en s'adressant à l'assistance, un Ave, vite, vite, pour qu'ils passent les lises du Haut-Mené. Mais vous n'aurez pas le temps… Oh ! le brave chien !… il les conduit tout droit, comme s'il avait péché des coques toute sa vie dans les tangues. Tenez ! tenez ! les voilà qui sortent du flot… s'ils peuvent tourner la mare d'Anguil, tout est dit… Bonne Vierge ! bonne Vierge ! le flot les reprend !… mais piquez donc, messire Aubry ; de l'éperon ! de l'éperon !
Il essuya la sueur de son front.
— Eh bien, enfant ? murmura Maurever qui ne respirait plus. Jeannin fut une seconde avant de répondre.
Puis il quitta la lunette et se prit à cabrioler comme un fou sur la plate-forme.
— La mare est tournée, dit-il. Oh ! le brave chien ! Maintenant, vous pouvez bien aller à l'église remercier le bon Dieu.
Une demi-heure après, Reine était sur le sein de son père. Petit Jeannin embrassa maître Loys d'importance et lui jura une éternelle amitié.
— Voilà qui est bien, dit le frère Bruno, tout le monde est content, excepté moi. Messire Aubry sera chevalier, et Peau-de-Mouton sera écuyer de messire Aubry.
— Que demandes-tu ? s'écria monsieur Hue, qui avait ses lèvres sur le front de Reine ; tu es un vaillant homme !
— Je ne suis qu'un pauvre moine, messire, et cela me rappelle l'aventure de Domineuc, le fouacier du Vieux-Bourg, qui chantait à sa femme, Francine Horain, la cousine du petit Tiennet de la ferme brûlée (qui avait les yeux en croix comme Barrabas), qui lui chantait… Mais ne vous fâchez pas, messire. Je fais réflexion que vous n'aimez point les histoires, et je ne vous dirai pas ce que Domineuc chantait à sa femme. Seulement, pour le silence rigoureux que j'ai gardé depuis vingt-quatre heures, je vous prie d'intercéder auprès du Messer Jean Connault, afin qu'il me tienne quitte de la discipline.
Frère Bruno eut sa grâce.
En montant l'escalier de l'infirmerie, il se disait :
— Je me suis bien battu pour un seul bras cassé ! Saint-Michel archange ! la bonne nuit ! Si on avait pu conter, par-ci par-là, une petite aventure, je dis que la fête n'aurait pas eu sa pareille ! Et cela me fait souvenir de l'histoire d'Olivier Jicquel, le bossu de Plestin, que je vais narrer par le menu au frère infirmier pour me refaire un peu la langue !
Épilogue : Le repentir.
Le dix-huit juillet de l'an 1450, vers neuf heures du matin, une cavalcade suivait la route d'Ancenis à Nantes, le long des bords de la Loire.
Il faisait un temps sombre et pluvieux. La magnifique rivière coulait morne et sans reflet sous le ciel noir. La cavalcade se composait d'un chevalier, d'un homme d'armes et d'une jeune dame. Quelques gens de service suivaient.
Quand la cavalcade arriva aux portes de Nantes, les gardes inclinèrent leurs hallebardes avec respect devant le chevalier, qui était d'un grand âge.
La cavalcade passa.
Les gardes se dirent :
— Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche contre le duc François.
Et le moment était bien favorable, en vérité. Le duc François se mourait d'un mal inconnu, dont les premières atteintes s'étaient déclarées en la ville d'Avranches, le soir du service funèbre célébré dans la basilique du mont Saint-Michel, pour le repos et le salut de l'âme de monsieur Gilles de Bretagne.
Le 6 juin de la même année de grâce, quarante jours en ça. Le duc François avait tenu cour plus brillante que jamais prince breton.
Mais par la ville on disait que la cour du duc François entourait maintenant monsieur Pierre de Bretagne, son frère et son successeur.
Quelques vieux serviteurs restaient auprès du lit où le malheureux souverain se mourait, avec madame Isabelle d'Écosse, sa femme et ses deux filles.
Par la ville, on disait encore que le doigt de Dieu était là.
Devant la justice du châtiment, l'ingratitude des courtisans disparaissait aux yeux de la foule.
Nantes était alors la capitale de ce rude et vaillant pays qui gardait son indépendance entre deux empires ennemis : la France et l'Angleterre.
Nantes était une ville noble, mirant dans la Loire ses pignons gothiques, et fière d'être reine parmi les cités bretonnes.
La cavalcade allait sous la pluie, dans les rues bordées de riches demeures.
Monsieur Pierre de Bretagne habitait l'hôtel de Richemont, ancien fief de son frère Gilles.
À la porte de l'hôtel, il y avait foule d'hommes d'armes et de seigneurs, qui se tournaient, comme il convient à la sagesse humaine, du côté du soleil levant.
Hommes d'armes et seigneurs se dirent aussi en voyant passer la cavalcade :
— Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche contre le duc François. Et n'était-ce pas justice ?
Le duc François l'avait traqué comme une bête fauve. Le duc François avait mis sa tête à prix !
La ville était triste. Les ruisseaux fangeux roulaient à flots une eau grisâtre. Les murs des maisons, détrempés par la pluie, donnaient aux rues un aspect lugubre.
Les cloches de la cathédrale tintaient un carillon à basse volée qui prolongeait ses vibrations monotones et funèbres.
À peine voyait-on, à de larges intervalles, un pauvre homme ou un bourgeois emmitouflé se risquer sur le pavé mouillé.
Mais, sur le pas des portes et sous les porches, les commérages allaient leur train, et partout on entendait, comme si ç'avaient été les paroles de ce chant dolent radoté par les cloches :
— Le duc se meurt ! le duc se meurt ! Monsieur Hue pressait la marche de sa monture. À ses côtés chevauchait Reine, qui était bien pâle encore de sa blessure, mais qui était belle comme les anges de Dieu.
Aubry suivait Reine.
À deux jours de là, l'église d'Avranches s'était illuminée pour une douce fête : le mariage d'Aubry de Kergariou avec Reine de Maurever. Mais la bénédiction nuptiale n'avait point été prononcée. Une heure avant la messe, un religieux du couvent de Dol avait dit à monsieur Hue :
— J'arrive de Bretagne. Notre seigneur le duc François attend sa fin le dix-huitième jour de juillet, terme de l'appel qui lui fut donné par vous au nom de feu son frère. Notre seigneur souffre bien pour mourir. Ses amis l'ont abandonné. Sa dernière heure sera dure.
Monsieur Hue ordonna qu'on éteignît les cierges, et fit seller son cheval — Enfants, dit-il à Reine et à Aubry, vous avez le temps d'être heureux. Il partit. Et il arrivait à Nantes juste le dix-huitième jour de juillet, terme de l'appel. Il était dix heures du matin quand la cavalcade passa devant le palais ducal. Monsieur Hue mit pied à terre au bas du perron avec sa fille et Aubry de Kergariou. Il entra sans prononcer une parole et prit tout droit le chemin connu de la chambre ducale.
Sur les marches de l'escalier où jadis sonnait, tout le jour durant, le pied de fer des sentinelles, il y avait un petit enfant qui pleurait.
Le petit enfant pleurait, parce que deux beaux chiens de courre, de ceux qu'on appelait fidéliens, et dont les statues de marbre sont aux pieds des ducs de Bretagne, couchés sur leurs tombeaux, refusaient de jouer avec lui.
Les deux chiens étaient étendus, le col allongé, la tête renversée, et hurlaient plaintivement.
Hue de Maurever s'arrêta. Son cœur se serrait. Cette solitude avait quelque chose de poignant et de terrible, pour l'homme qui avait vu à d'autres époques le palais ducal encombré d'or et d'acier retentir de bruits si joyeux.
— Monseigneur le duc est-il en son réduit ordinaire ? demanda-t-il à l'enfant.
— Monseigneur le duc est à l'hôtel de Richemont, répondit celui-ci sans hésiter ; quand il va venir ici, les chiens sauteront et l'on pourra jouer. Je parle du duc Pierre, qui se porte bien, oui !
— Le duc François est-il donc déjà mort ?
— Oh ! non ! répliqua l'enfant avec un soupir ; on disait qu'il mourrait ce matin, mais il ne meurt pas encore ! Monsieur Hue monta les degrés.
Aubry et Reine le suivirent, la tête baissée. L'enfant disait :
— Oui, oui, le duc Pierre se porte bien ! Il amènera des soudards ; il leur donnera du vin. Les soudards chanteront ; les chiens sauteront, et l'on rira !
Tout ragaillardi par cette pensée, le blond chérubin fit la cabriole sur les dalles du vestibule et cria :
— Maître Guinguené ! as-tu bientôt fini de souder le cercueil ? Maître Guinguené était plombier juré de la cour. Monsieur Hue le trouva sur le palier, soudant avec soin le cercueil où l'on allait mettre le duc François. Le duc François, de sa chambre, pouvait entendre le marteau du maître Guinguené, plombier de la cour. Monsieur Hue poussa la porte des appartements.
Les ducs de Bretagne étaient des souverains puissants, plus puissants que ces fameux ducs de Bourgogne, dont le roman historique et l'histoire romanesque ont enflé à l'envi l'importance.
La cour de Bretagne était une des plus brillantes cours du monde.
Ce palais silencieux et désert, où le plombier soudait sa boîte mortuaire en fredonnant, parlait si haut des vanités humaines que toute réflexion serait superflue.
Dans les appartements, ornés avec magnificence, il n'y avait personne.
Seulement, trois femmes priaient devant l'autel du petit oratoire gothique.
C'étaient Isabelle d'Écosse, la duchesse régnante, et ses deux filles.
Au bruit que firent en entrant monsieur Hue, Reine et Aubry, madame Isabelle se retourna.
Elle laissa échapper un geste d'effroi.
— Oh ! messire Hue, dit-elle en pleurant, c'est le quarantième jour. Vous n'aurez pas besoin de répéter votre appel impitoyable !
Les deux jeunes filles se cachaient derrière leur mère. Cet homme était pour elles le messager de la colère de Dieu. Hue de Maurever prit la main de la duchesse et la baisa respectueusement.
— Madame, répliqua-t-il, j'ai suivi les ordres de mon maître mourant. Maintenant, je suis l'ordre de Dieu, qui m'a dit par la voix de ma conscience : Va vers ton seigneur abandonné. Fais avec ta famille une cour à son agonie.
— Est-ce vrai, cela, messire ? s'écria Isabelle, qui se redressa.
— Je suis bien vieux, madame, et je n'ai jamais menti.
Par un mouvement plus rapide que la pensée, la duchesse, se baissant à son tour, mit ses lèvres sur la rude main du chevalier.
— Allez ! allez, dit-elle ; notre seigneur a grand besoin d'aide à l'heure de sa mort.
Dans la pièce qui précédait la retraite du malade, Jacques Huiron, médecin, composait des vers latins en l'honneur de Françoise d'Amboise, femme du duc Pierre.
— Il en a bien encore pour une heure avant de trépasser, grommela-t-il ; c'est long ! La fin de l'hexamètre est évidemment Francesca, coronam… Fran-cesca co-ro-nam ! Tout le monde s'appelle Françoise, Françoise de Dinan, Françoise d'Amboise, Françoise la Chantepie… C'est égal :
Ille ego qui medicus primun,
Francesca coronam,
Carmin cantabam…
C'est contourné, subtil, joli. « Je suis, ô Françoise, le premier médecin dont les vers aient chanté votre couronne ! » Francesca coronam. Ca, co… Enfin n'importe !
Monsieur Hue, Aubry et Reine étaient auprès du lit de leur souverain.
François ouvrit les yeux. Son meilleur ami ne l'eût pas reconnu.
— Gilles, mon frère, prononça-t-il d'une voix brève et haletante ; c'est à l'heure de midi que votre appel me fut dénoncé. À l'heure de midi, je serai à votre face, sous la main de notre Seigneur Dieu !
Aubry et Reine s'agenouillèrent. Monsieur Hue resta debout.
— Gilles, mon frère, reprit le moribond, je te le jure sur le restant d'espoir que je garde de fléchir la justice divine : Je t'aimais. Ce sont les méchants conseillers qui m'ont perdu, Olivier de Méel, Arthur de Montauban et d'autres… et d'autres… car ils fourmillent autour des princes !
— Holà ! s'écria-t-il en apercevant monsieur Hue ; gardes ! à moi !
Monsieur Hue inclinait en silence sa tête vénérable. François tremblait. Ses draps se mouillaient de sueur.
— Que veux-tu ? murmura-t-il.
— Faire hommage à mon seigneur, répondit Maurever, et lui apporter ma vie. François se souleva sur le coude :
— Je te connais… tu es un chrétien et un chevalier ; tu ne mens pas, toi ! parle-moi de mon frère !
— Je vous parlerai de vous, s'il vous plaît, mon seigneur, et de la miséricorde infinie du ciel.
— Approche, dit le duc avec brusquerie ; quand je vais mourir, veux-tu sauver mon âme ?
— Oui, sur le salut de la mienne !
— Donne-moi ta main. Maurever obéit. Les doigts de François étaient de marbre.
— Qui est ce jeune soldat ? demanda-t-il en regardant Aubry.
Puis, avant qu'on eût le temps de lui répondre, il ajouta en fronçant le sourcil :
— Je le reconnais ! je le reconnais ! J'entends encore le bruit de son épée tombant sur les dalles de la basilique. C'est le premier qui m'ait abandonné !
— C'est le dernier qui vous abandonnera, monseigneur, murmura Reine doucement. Aubry avait la main sur son cœur. Il ne répondit point.
— Lève-toi, lui dit le duc. Aubry se leva.
— De par Dieu et monsieur saint Michel, reprit le mourant, je te fais chevalier, Aubry de Kergariou !
— Monseigneur… voulut s'écrier Aubry.
— Silence ! Soulève cette draperie qui est au-dessus du prie-Dieu. Le rideau glissa sur sa tringle, et l'on vit le portrait en pied de Gilles de Bretagne en costume de guerre.
Le duc fit le signe de la croix. Tout le monde restait muet.
— Écoute-moi, messire Hugues, dit le duc, dont la voix s'affermit ; il t'aimait parce que tu l'aimais. Quand mon dernier souffle s'arrêtera sur ma lèvre, et ce sera bientôt, va ! tu iras à ce portrait et tu diras : Gilles de Bretagne, au nom de Dieu, je t'adjure de pardonner à ton frère. Le feras-tu ?
— Je le ferai. François remit sa tête sur l'oreiller. Reine lui passa au cou son reliquaire. Monsieur Hue et Aubry priaient à haute voix.
Les prêtres vinrent, puis le médecin, qui cherchait son second distique. Puis la duchesse Isabelle avec ses deux enfants.
Au premier coup de midi, François poussa un long soupir.
— Gilles de Bretagne ! prononça Maurever, avec force, au nom de Dieu, je t'adjure de pardonner à ton frère ! Le mort eut comme un sourire.
* * * *
On disait aux abords de l'hôtel de Richemont :
— Monsieur Hue aura ce qu'il voudra du duc Pierre. Mais monsieur Hue ne voulait rien.
Trois jours après, Reine de Maurever était dame de Kergariou.
Le festin de noces eut lieu au manoir de Saint-Jean, dans cette salle où la Fée des Grèves avait enlevé l'escarcelle du chevalier Méloir, entouré de ses hommes d'armes.
Simonnette devient, le même jour, la femme du petit Jeannin.
Et le frère Bruno fut de la noce, par licence spéciale.
Cela lui rappela tant et tant de bonnes aventures, que les oreilles des convives en tintaient encore au bout de deux semaines.
Notes
- [1]
Les tangues sont généralement le sol de la grève, les lises sont des sables délayés par l'eau des rivières ou des courants souterrains, les paumelles, au contraire, sont des portions de grèves solides où le reflux imprime des rides régulières.
- [2]
Quelques années plus tard, le roi Louis XI devait prendre cette devise pour l'ordre de la chevalerie qu'il fonda sous l'invocation de Saint-Michel.
- [3]
Le campanile et l'archange qu'il supportait ont été détruits par la foudre.
- [4]
Allusion au blanc écusson d'hermine : J'aime mieux mourir que me salir.
- [5]
Pêcheurs de coques : les coques (palourdes) sont une sorte de diminutif des coquilles de Saint-Jacques. Elles abondent dans la baie de Cancale et autour du Mont.
- [6]
Porcs.
- [7]
Histoire de Bretagne.
- [8]
Autre orthographe du mot : pichet [NduC]
- [9]
Figure héraldique qui a la forme de l'Y grec.