La fée des grèves
IX. Maître Gueffès.
C'était bien maître Gueffès, le digne maître Gueffès, le mendiant-maquignon-clerc-normand, le prétendu de la belle Simonnette, le rival du petit Jeannin, maître Vincent Gueffès avec sa large mâchoire, son front étroit, ses bras de deux aunes.
Et maître Gueffès disait vrai par impossible : il était réellement venu au château pour parler au chevalier Méloir.
Le chevalier Méloir le considéra longtemps avec attention.
— Mes compagnons, dit-il ensuite, il est rare de trouver un animal plus laid que ce pataud-là. Tout le monde approuva de bon cœur.
— Mais vous savez, continua Méloir, quand on s'éveille comme cela en sursaut, on a la vue trouble et le sens engourdi. Peut-être avais-je la berlue, mes compagnons, peut-être ai-je vu de beaux cheveux blonds à la place de ces crins de sangliers, et une taille fine à la place de ce corps mal bâti…
Les hommes d'armes riaient. Gueffès tremblait de tous ses membres.
— Dieu me pardonne, acheva Méloir, je crois que c'est ce coquin qui m'a volé mon escarcelle !
— Oh ! mon bon seigneur, mon bon seigneur ! s'écria maître Gueffès ; je vous jure…
— Bien ! bien, mon homme, interrompit Méloir, tu vas jurer tout ce qu'on voudra, mais moi, je vais te faire pendre ! Gueffès se jeta à genoux.
— Mon cher seigneur, dit-il, les larmes aux yeux, et c'était la première fois de sa vie qu'il donnait de pareilles marques d'attendrissement, mon cher seigneur, la mort d'un pauvre innocent ne vous rendra point votre escarcelle, et si vous me laissez la vie sauve, je vous fournirai de quoi gagner les bonnes grâces du riche duc.
— Saurais-tu où se cache le traître Maurever ? demanda vivement Méloir.
— Oui, mon cher seigneur, répliqua Gueffès sans hésiter. Gueffès était trop homme d'affaires pour ne pas voir que la crise était passée. Il se redressa un petit peu, et son œil fit le tour du cercle.
— La vie sauve ! répéta-t-il ; vous êtes bien trop généreux, mon cher seigneur, pour ne pas ajouter quelque petite chose à cela.
— Allons ! parle ! s'écria Méloir. Gueffès se redressa tout à fait.
— Au clair de la lune, là-bas, sur le tertre, dit-il, tranquillement cette fois, j'ai vu passer votre escarcelle, mon cher seigneur. Oh ! les beaux cheveux blonds et le gracieux sourire !
— Parle donc !
— Quatre jambes vont plus vite que deux. Hommes d'armes ! montez à cheval, si vous voulez suivre le conseil d'un pauvre honnête chrétien, descendez par le village et piquez droit aux Grèves. Vous trouverez l'escarcelle… et quand vous serez partis, ajouta-t-il en regardant Méloir en face, moi je parlerai à mon cher seigneur.
— En route ! cria Méloir.
— Et, si c'est un sorcier ? insinua Kervoz, et qu'il vous étrangle, messire ? Méloir regarda maître Gueffès en-dessous.
— Bah ! fit-il, le jour va se lever, et j'aurai la main sur ma dague. En route !
Homme d'armes et archers s'ébranlèrent. Les chevaux étaient tous préparés dans la cour. On entendit la grand'porte s'ouvrir, puis le bruit de la cavalcade, puis le silence se fit.
— Sarpebleu ! grommela Méloir ; ils vont revenir les mains vides ! Ah ! si j'avais mes douze lévriers de Rieux ! Ma patience ! ils doivent être à Dinan à cette heure, et nous les aurons demain.
— C'est donc vrai, monseigneur ? dit bien respectueusement Gueffès.
— Quoi ?
— Que vous chasserez Maurever dans les Grèves avec des lévriers de race ?
— Que t'importe ?
— Cela m'importe beaucoup, mon cher seigneur, attendu que j'ai mis dans ma tête de gagner les cinquante écus nantais, promis par François de Bretagne à celui qui…
— Ah ! ah ! dit Méloir ; est-ce aussi pour la fillette à Simon Le Priol ? Gueffès devint tout jaune.
— Il y a donc quelqu'un, murmura-t-il, qui veut aussi gagner les cinquante écus nantais pour la fillette à Simon Le Priol ?
— Est-elle jolie ? demanda Méloir au lieu de répondre.
— Elle est riche, répliqua Gueffès. Méloir lui frappa sur l'épaule.
— Le bon compagnon que tu fais, ami Gueffès ! s'écria-t-il. Mais j'y songe ! nous n'aurons guère besoin de mes lévriers de Rieux, puisque tu sais où se cache M. Hue.
— Ai-je dit que je le savais ?
— Oui, sarpebleu ! sans cela…
— Ah ! monseigneur ! quand on a la corde au cou…
— Tu ne le sais donc pas ?
— Je le saurai, monseigneur.
Maître Gueffès avait un sourire assez irrévérencieux autour de son énorme mâchoire.
— Causons raison, reprit-il ; moi, je vis dans ce pauvre trou de Saint-Jean-des-Grèves, et je ne sais pas les nouvelles. Pourtant on m'a dit que vous vouliez épouser Reine de Maurever.
— Ah ! on t'a dit cela ?
— Mauvaise dot, monseigneur, pour un galant chevalier comme vous, que trois manoirs ruinés où il ne reste que des murailles.
— Et les tenances, mon ami Vincent.
— Et les tenances… mais les tenances et les murailles, vous les aurez sans la fille, puisque les domaines sont confisqués et que le duc François vous les a promis.
— Comment ! s'écria Méloir, tu sais aussi cela !
— Mon Dieu, messire, j'ai passé la soirée à écouter vos soudards ivres. Ils disent… mais je ne voudrais pas vous fâcher, mon cher seigneur.
— Que disent-ils ?
— Ils disent que la fille de Maurever veut épouser le gentilhomme d'armes, Aubry de Kergariou.
— C'est bien possible, cela, maître Vincent.
— Est-ce que vous êtes philosophe comme le pauvre Gueffès ? demanda humblement le Normand.
— Sarpebleu ! s'écria Méloir en riant, voilà un coquin qui a de l'esprit comme quatre ! Non, non ! je ne suis pas si philosophe que cela, mon homme ! Mais mon cousin Aubry est en prison… et, s'il plaît à Dieu, il y restera longtemps.
— S'il plaît à Dieu ! répéta Gueffès d'un air goguenard.
— Que veux-tu dire ?
— Ce que femme veut… commença le Normand.
— Bah ! interrompit Méloir, vieux dicton moisi.
— …Dieu le veut, acheva paisiblement maître Gueffès, et si j'ai de l'esprit comme quatre, c'est mon cher seigneur qui a eu la bonté de me le dire, la fille de Maurever en a quatre fois plus que moi encore.
— Tu la connais ?
— Je gagne ma vie ici et là ; je vais un peu partout à l'occasion et, au besoin, je connais un peu tout le monde.
Méloir lui prit les deux bras et le mit en face de la résine pour le considérer plus attentivement.
— Il me semble que je t'ai déjà vu, murmura-t-il.
— Ce n'est pas impossible, répondit Gueffès, dont la lumière trop voisine faisait clignoter les yeux gris.
— À Avranches ?
— Peut-être à Avranches.
— Sur le passage du duc François un grigou cria…
— Duc ! que Dieu t'oublie ! prononça tout bas Gueffès.
— Par le ciel ! maître Vincent, c'est toi qui était ce grigou !
— Mon bon seigneur, je n'avais pas pu ramasser un seul carolus dans la largesse de François de Bretagne.
— Et tu te vengeais ?
— Une pauvre espièglerie, mon bon seigneur ! Méloir lui lâcha les deux bras et se mit à réfléchir.
— À ce jeu-là, continua tranquillement maître Gueffès, on gagne parfois autre chose que des piécettes blanches. Connaissez-vous le manoir du Guildo, monseigneur ?
— L'ancien fief de Gilles de Bretagne ?
— Un beau domaine, celui-là ! Et qui vous irait bien, messire Méloir ! Mais François l'a donné à Jean de la Haise. Ah ! ce n'est pas pour dire que messire Jean ne l'a pas bien gagné ! Pour en revenir à mon histoire, une fois, je criai aussi sur le passage de monsieur Gilles. C'était en la ville de Plancoët. Monsieur Gilles faisait largesse et je n'avais pu avoir qu'un denier breton dont il faut six pour faire un denier royal à douze du sol tournois. Je criai : « Monsieur Gilles a le feu Saint-Antoine sous sa belle cotte à mailles d'or ».
— Méchant drôle ! fit Méloir en riant.
— Un gentil petit page que je n'avais pas aperçu, poursuivit maître Gueffès, dont la joue jaunâtre prit une teinte plus chaude, me sangla un coup de gaule à travers la figure. Tenez, voyez plutôt !
Il montra sa joue rougie, où une ligne blanche se dessinait en effet, nettement.
— Un bon coup de houssine ! dit Méloir.
— Oui, répondit Gueffès ; il y a bien dix ans de cela. Le coup paraît toujours, et le mire m'a dit qu'il paraîtrait jusqu'à ce que le page soit en terre.
— Le page a dû devenir un homme ?
— Un gentilhomme, monseigneur, portant une lance presque aussi bien que vous.
— Tu l'appelles ?
— Aubry de Kergariou. Il y eut encore un silence. Au dehors l'aube blanchissait l'horizon. Méloir reprit le premier la parole.
— Maître Gueffès, dit-il avec une certaine noblesse, Aubry de Kergariou est mon cousin, et je suis chevalier, je vous défends de rien entreprendre contre lui.
— Contre lui ! moi ! s'écria Gueffès de la meilleure foi du monde ; ah ! vous ne me connaissez guère. Je souhaite que messire Aubry aille en terre, c'est vrai, mais pour l'y mettre moi-même, incapable, mon cher seigneur ! Seulement si vous aviez pensé comme moi qu'un cercueil ferme toujours mieux qu'un cachot, j'aurais dit : Amen.
— Assez sur ce sujet, maître Gueffès !
— Comme vous voudrez, monseigneur. Mais moi qui ne suis pas chevalier, il m'est permis d'avoir d'autres idées… pour mon compte, j'entends ! J'ai aussi un rival auprès de Simonnette. Il n'est pas même en prison, et le plus tôt que vous pourrez le faire pendre sera le mieux.
— Comment ! le faire pendre ! se récria Méloir.
— C'est un petit cadeau que je vous demande par-dessus le marché des cinquante écus nantais.
— Pendre mon petit Jeannin ! dit Méloir en souriant.
— Oh ! oh ! vous le connaissez ! Un joli enfant, n'est-ce pas ?
— Un enfant charmant !
— Eh bien ! quand vous m'aurez promis qu'il sera pendu, nous finirons ensemble l'affaire du Maurever.
— Mais il ne sera jamais pendu, maître Gueffès.
— Assommé alors, je ne tiens pas au détail.
— Ni assommé.
— Étouffé dans les tangues.
— Ni étouffé.
— Noyé dans la mer.
— Ni noyé ! Le chevalier Méloir, à ces derniers mots, fronça un peu le sourcil. Maître Gueffès força sa mâchoire à sourire avec beaucoup d'amabilité.
— Mon cher seigneur, dit-il, vous êtes le maître et moi le serviteur. Il fait bon être de vos amis, je vois cela. Chez nous, vous savez, en Normandie, on marchande tant qu'on peut ; je suis de mon pays, laissez-moi marchander. Puisque vous ne voulez pas que le jeune coquin soit pendu, ni assommé, ni étouffé, ni noyé, on pourrait prendre un biais. Votre cousin Aubry doit avoir grand besoin d'un page, là-bas, dans sa prison. Ce serait une œuvre charitable que de lui donner ce Jeannin. Cela vous plaît-il, monseigneur ?
— Cela ne me plaît pas.
— Alors, mettons-lui une jaquette sur le corps, et faisons-le soldat. Qui sait ? il deviendra peut-être un jour capitaine.
— Il ne veut pas être soldat !
— Ah ! fit Gueffès, c'est bien différent ! Du moment que messire Jeannin ne veut pas… Il commençait à se fâcher, l'honnête Gueffès.
— Mon cher seigneur, reprit-il, le destin s'est amusé à nous mettre dans une situation à peu près pareille, vous, l'illustre chevalier, moi, le pauvre hère. Vous avez un rival préféré qui s'appelle Aubry, moi j'ai une épine dans le pied qui s'appelle Jeannin.
— Et tu voudrais l'arracher ?
— J'allais y venir, répliqua tout naturellement Gueffès. Quand on ne peut manger ni chair, ni poisson, ni froment, ni rien de ce qui se mange, on grignote le bout de ses doigts pour tromper sa faim, c'est de la philosophie. Quand le renard est trop bas, et que les raisins sont trop hauts, le renard serait bien fâché d'y mordre, c'est encore de la philosophie.
— Quand le Normand enrage, poursuivit Méloir du même ton, et qu'il est obligé de rentrer les ongles, le Normand récite des apologues.
— C'est toujours de la philosophie, conclut maître Gueffès.
— Allons, maraud ! s'écria le chevalier en se levant tout à coup, l'air est frais ce matin, allume-moi mon feu, et trêve de bavardages ! Si tu sais où se cache le traître Maurever, tu me l'apprendras pour remplir ton devoir de vassal. Si tu ne remplis pas ton devoir de vassal, c'est toi qui seras pendu !
Gueffès n'était pas homme à s'insurger contre ce brusque changement.
Il s'inclina jusqu'à terre et alluma le feu.
Mais il savait d'autres fables que celle du Renard et les Raisins. Le vieil Ésope n'avait pas attendu notre La Fontaine pour mettre en action la logique bourgeoise.
Gueffès, tout en soufflant le brasier, se disait comme le moissonneur d'Ésope : « Ne compte que sur toi-même ».
Méloir, lui, se promenait de long en large dans la chambre et secouait ses membres engourdis.
Pendant que le feu flambait déjà dans l'âtre, il s'approcha d'une fenêtre et jeta ses regards sur la campagne.
Le monticule où s'asseyait le manoir de Saint-Jean avait à peine quatre ou cinq toises d'élévation au-dessus du niveau des Grèves, mais dans ce pays cinq toises suffisent pour constituer une montagne et donner à la vue le plus vaste des horizons.
La fenêtre tournait le dos à la Normandie. Méloir voyait une échappée des grèves dans la direction de Cherrueix et de Cancale, et, en face de lui, le Marais, océan de verdure, au milieu duquel le mon Dol apparaît comme une île.
Le soleil s'élevait de l'autre côté du château, derrière les collines de l'Avranchin. Une teinte rosée montait au zénith et laissait le couchant perdu dans ces nuages grisâtres qui rejoignent nos brouillards de Bretagne et confondent en quelque sorte la terre avec le ciel.
Sur la route de Dol, au loin, un point noir se mouvait.
Et le vent d'ouest apporta comme l'écho perdu d'une fanfare.
— Vive Dieu ! s'écria Méloir, voilà Bellissan, le veneur, avec mes lévriers de Rieux ! Maître Gueffès ! nous trouverons bien la piste sans toi !
Maître Gueffès ôta son bonnet de laine :
— Si monseigneur veut se mettre les pieds au feu, dit-il, je vais lui servir son déjeuner ; j'ai encore quelques petites choses à dire à monseigneur.
X. Douze lévriers.
Quand le chevalier Méloir se fut mis les pieds au feu et qu'il eut entamé l'attaque des volailles froides, absolument comme s'il n'avait point soupé la veille, Gueffès, debout à ses côtés, le bonnet à la main et la mâchoire inclinée, reprit respectueusement la parole.
— Mon cher seigneur, dit-il, je ne sais pas pourquoi je me sens porté vers vous si tendrement. Je vous aime comme un chien aime son maître.
— J'ai eu autrefois un mâtin qui me mordait, grommela Méloir entre deux bouchées.
— Moi, mon cher seigneur, poursuivit Gueffès, je n'ai jamais rencontré de gentilhomme qui m'ait traité si favorablement que vous.
— Allons maître Vincent, vous n'êtes pas difficile.
— Je crois, sur ma foi, que si vous m'ordonniez d'aimer le petit Jeannin, je l'aimerais. Méloir bâilla la bouche pleine.
— Ceci est pour vous faire comprendre, mon cher seigneur, continua encore Gueffès, toute l'étendue de mon dévouement. On dit que je suis un païen, mais qui dit cela ? des gens qui croient à la Fée des Grèves et autres sornettes, au lieu de se fier à la vierge Marie !
— Ah ça ! dit Méloir, au fait, qu'est-ce que c'est que la Fée des Grèves ?
— C'est une jeune fille, monseigneur, qui pourrait, si elle le voulait, vous mener tout droit à la retraite de Maurever.
— Vrai ?
— Très vrai.
— Où la trouve-t-on, cette jolie fée ?
— Ici et là, tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous l'avez vue cette nuit.
Méloir porta la main à sa ceinture, où pendait encore le cordon coupé de son escarcelle.
— Quoi ! s'écria-t-il, ce serait ?… Gueffès eut un sourire.
— La fée des Grèves, ni plus ni moins, monseigneur, interrompit-il. Méloir cessa de manger.
— Est-ce que tu voudrais te moquer de moi ? gronda-t-il en fronçant le sourcil.
Le vent apporta le son le plus rapproché d'une seconde fanfare.
— À Dieu ne plaise ! monseigneur, répondit Gueffès ; mais voici vos lévriers qui arrivent. Quand ils seront là, vous ne voudrez plus m'écouter. Permettez-moi de mettre à profit le temps qui me reste. Si je ne peux pas faire mieux, je tiens au moins à gagner mes cinquante écus nantais. Comme je vous le disais, je vais de côté et d'autre pour avoir du pain. Partout où l'on parle, j'écoute. Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu la cour ?
— Tout au plus une semaine.
— Un siècle, mon pauvre seigneur ! Combien de fois le vent peut-il tourner en une semaine ? François de Bretagne enfle et pâlit. À la cour du roi Charles, on commence à prononcer le mot de fratricide. Et monsieur Pierre de Bretagne, notre futur duc, a juré qu'il ferait pendre messire Jean de la Haise à la plus haute tour de son manoir du Guildo.
— Tu es sûr de cela ? murmura Méloir.
— Comme je suis sûr de voir devant moi un vaillant chevalier, répondit maître Vincent Gueffès. Quant à Robert Roussel, on le rôtira sur un feu de bois vert dans la cour du château de la Hardouinays.
Méloir était tout pensif.
— Vous n'avez rien à voir à tout cela, monseigneur, reprit négligemment Gueffès. Aussi, je ne vous dis même pas ce qu'on fera du Milanais Bastardi, de messire Olivier de Meel et des autres. Seulement, il faut vous hâter, si vous voulez conquérir Reine de Maurever, car, dans une autre semaine, souvenez-vous de ceci, monsieur Hue ne sera plus fugitif. Le vent aura tourné. Monsieur Hue trouvera protection auprès des Normands et jusque dans l'enceinte du Mont-Saint-Michel.
Une troisième fanfare éclata au pied du tertre même. Méloir ne bougea pas. La mâchoire de Gueffès souriait malgré lui.
— Voilà vos chiens, mon cher seigneur, dit-il ; je vous laisse. Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez à la ferme de Simon Le Priol.
Il fit mine de sortir. Mais il revint.
— Voyons, dit-il encore de sa voix la plus caressante : Si par mon industrie, sans que mon cher seigneur s'en mêlât, le petit Jeannin était pendu…
— Va-t'en au diable, misérable coquin ! s'écria Méloir d'une voix tonnante.
Gueffès se hâta d'obéir. Cependant sur le seuil, il s'arrêta pour ajouter :
— Pendu, assommé, étouffé ou noyé, j'entends… Méloir saisit une cruche à cidre. La cruche alla s'écraser contre la porte où maître Gueffès n'était plus.
Mais Méloir entendit sa voix de damné qui disait dans la cour :
— C'est convenu, mon cher seigneur, vous ne vous en mêlerez pas !
Bellissan, le veneur, entrait à ce moment dans la cour avec trois valets de chiens menant douze lévriers de la grande origine.
Merveilleuses bêtes de tous poils, sortant du chenil de l'aîné de Rieux, sieur d'Acérac et de Sourdéac, dans le pays de Vannes et seigneur des îles.
Ces lévriers étaient dressés à la chasse d'Ouessant, à la chasse des naufragés dans les Grèves.
Car le sang de Rieux était un bon et noble sang. Là-bas, au bout du vieux monde, derrière les rochers de Penmar'ch, Rieux chassait au naufragé, comme, de nos jours, les religieux du mont Saint-Bernard chassent au voyageur égaré dans les neiges.
Hauts sur leurs jambes, musculeux, frileux, le museau allongé, les côtes à l'air, les douze lévriers, malgré la fatigue de la route, bondissaient dans la cour, jetant ça et là leur aboiement rare et plaintif.
Bellissan, la trompe au dos, les découplait et les caressait.
Le chevalier Méloir descendit.
Les lévriers sautèrent follement, puis vinrent, à la voix de Bellissan qui les appelait par leurs noms.
— Rougeot, Tarot, Noirot ! messire, dit-il en les présentant à tour de rôle et chacun par son nom ; Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Ravageux et Merlin ! Léopard et Linot ! Quant à ce dernier, ajouta-t-il en montrant une admirable bête de poil noir sans tache, il ne vient pas de Rieux ; je l'ai acheté à Dol pour remplacer le pauvre Ravot, qui est mort de la poitrine en route.
— Ils seront bons pour la chasse que nous allons entreprendre ? demanda Méloir.
— Ils sont habitués à dépister un homme, vivant ou mort, dans les rocs ou sur la grève, à une lieue de distance, messire. Donnez-leur seulement un jour de repos, et vous aurez de leurs nouvelles !
— Nous les mettrons en grève cette nuit, dit Méloir qui tourna le dos.
Bellissan avait compté sur un autre succès. Recevoir ainsi douze lévriers de Rieux ! sans une caresse ! Un regard froid et puis bonsoir !
Il fallait que le chevalier Méloir fût malade. De fait, le chevalier Méloir songeait aux paroles de Gueffès. Le duc enflait et pâlissait. On prononçait le mot fratricide à la cour du roi Charles VII, et monsieur Pierre, le futur maître de la Bretagne, avait juré que messire Jean de la Haise serait pendu à la plus haute tour de son manoir du Guildo.
Le vent tournait.
Désormais, la partie devait être jouée d'un seul coup.
À moins qu'on ne se fit des amis dans les deux camps.
Or, le chevalier Méloir était Normand à demi.
Quand notre beau petit Jeannin prit congé des hommes d'armes, au pas de course, sous le manoir de Saint-Jean-des-Grèves, ce fut pour retourner à la ferme de Simon Le Priol.
Mais la ferme de Simon Le Priol était close.
L'arrivée des soudards avait mis fin à la veillée. Le métayer et sa femme dormaient ; Simonnette était dans son petit lit en soupente. Les deux vaches, la Rousse et la Noire, ruminaient auprès du lit commun. Quant aux quatre Gothon et aux quatre Mathurin, les Mémoires du temps ne disent pas ce qu'il faisaient à cette heure.
Le petit Jeannin courait volontiers au clair de lune. Les nuits passées à la belle étoile ne l'effrayaient point, bien qu'il fût au dire de tout le monde, poltron comme les poules.
Les trous de sa peau de mouton laissaient passer le vent froid, mais sa peau, à lui, ne s'en souciait guère.
Plus d'une fois, et plus de cent fois aussi, le petit Jeannin était venu à pareille heure, à cette même place, l'hiver ou l'été, par le beau temps ou par la pluie.
Il s'asseyait sous un gros pommier, dont le tronc, tout plein de blessures et de verrues, lançait encore vaillamment ses branches en parasol.
Un pommier de douce-au-bec ma foi !
Ce sont de bonnes pommes, oh ! oui, sucrées comme les becs-d'anges (bédanges) et goûtées comme les pigeonnets.
Mais le petit Jeannin n'était presque plus gourmand depuis qu'il songeait à Simonnette.
Donc, c'était par une belle nuit de juin que notre Jeannin, assis sous son pommier et rêvant tout éveillé, avait aperçu la fée, la bonne fée.
Il s'amusait à bâtir toutes sortes de châteaux, faisant de l'avenir un joyeux paradis où Simonnette avait, bien entendu, la meilleure place, lorsqu'un pas léger effleura les cailloux du chemin.
Jeannin vit une jeune fille. Il ne dormait pas, pour sûr ! La jeune fille passa devant la porte de Simon Le Priol et prit le gâteau de froment que Fanchon la ménagère n'oubliait jamais de déposer sur le seuil, quand il n'y avait pas de bouillie fraîche.
Cela s'était passé la veille.
Jeannin avait eu peur, il s'était bien douté que cette jeune fille était une fée des Grèves.
Et certes, pendant que le frisson lui courait par tout le corps, pendant que ses petites dents claquaient dans sa bouche, il n'avait point songé à poursuivre la fée.
Bien au contraire, il avait fermé les yeux et caché sa tête entre ses deux mains.
Mais c'est qu'il ne savait pas encore, cette nuit-là, l'histoire du chevalier breton dans l'embarras.
Il ne savait pas que ceux qui parvenaient à saisir la bonne fée au corps pouvaient lui demander tout ce qu'ils voulaient.
Aujourd'hui, le petit Jeannin était plus savant que la veille.
Et ce n'était plus tout à fait pour rêver qu'il se cachait sous le vieux pommier à l'écorce rugueuse.
Il guettait la fée.
Il tremblait d'avance à l'idée de ce qu'il allait faire, c'est vrai, mais il était bien résolu.
Rien de tel que ces petits poltrons pour tenter l'impossible.
Jeannin attendait, le cœur gros et la respiration haletante.
Il s'était assuré que l'écuellée de gruau était intacte sur le seuil.
La fée allait venir.
Il attendit longtemps. La lune marquait plus de minuit lorsqu'un murmure confus vint à ses oreilles, du côté du manoir.
Presque aussitôt après, les cailloux du chemin bruirent.
La jeune fille de la veille arrivait en courant.
Il s'était dit :
— Quand la fée se baissera pour prendre l'écuelle, je la saisirai. Mais la fée passa, légère et rapide. Elle ne se baissa point pour prendre l'écuelle. Le petit Jeannin resta un instant abasourdi.
Puis, ma foi, il jeta son bonnet par-dessus les moulins et se mit bravement à courir après la fée.
XI. Course à la fée.
Jeannin était le meilleur coureur du pays, mais la fée allait comme le vent. L'hésitation du petit coquetier avait laissé à la fée une centaine de pas d'avance. Après dix minutes de course, elle ne semblait pas avoir perdu un pouce de terrain.
Elle allait droit à la grève.
Jeannin jeta ses sabots. Il était déjà tout en sueur.
Mais il redoublait d'efforts.
— Heureusement que la mer est basse, se disait-il ; car la fée marche sur l'eau aussi bien que sur le sable, et sur l'eau je ne pourrais pas la suivre…
— Mais pourquoi n'a-t-elle pas pris l'écuellée de gruau ? se demandait-il l'instant d'après. Le gruau était bon pourtant, ce soir ! Peut-être qu'elle aime mieux la galette de froment.
Et ces méditations sérieuses ne l'empêchaient pas d'avaler la route, comme on dit, le long du Couesnon. Maintenant qu'il avait les pieds nus, Dieu sait qu'il faisait du chemin !
Le sentier qu'ils suivaient, lui et la fée, descendait à la grève et décrivait mille détours entre les haies. La lune était brillante. Chaque fois que la fée disparaissait à un coude de la route, Jeannin, tournant le coude à son tour, l'apercevait de nouveau, légère comme une vision.
Elle ne faisait point de bruit en courant ; du moins, Jeannin n'entendait plus son pas.
Une fois, il crut la voir se retourner pour jeter un regard en arrière.
C'était tout près de la grève, sous un moulin à vent ruiné qui s'entourait de broussailles et de petites pousses de tremble au blanc feuillage.
La fée qui, sans doute, jusqu'à ce moment, ne se savait pas poursuivie, sauta brusquement dans les broussailles.
Jeannin la perdit de vue.
Il fit le tour du moulin. Derrière le moulin, c'était la grève uniformément éclairée par la lune, et où personne ne pouvait certes se cacher.
Il n'y avait point de brume. On voyait au loin, noir tous deux et distincts sur l'azur du laiteux ciel, le Mont-Saint-Michel et Tombelène.
Jeannin tourna autour du moulin ruiné. Puis, sans perdre son temps à battre les broussailles, il se jeta sur le ventre et colla son oreille contre le sable.
Il entendit trois choses : à l'ouest, du côté de Saint-Jean, des pas de chevaux sonnant sur les cailloux du chemin, au nord, la voix sourde de la mer, vers l'orient, un pas léger.
Ce dernier bruit était si faible, qu'il fallait l'oreille du petit Jeannin pour le saisir.
Il se leva radieux.
— Elle est à moi ! pensa-t-il. Et il bondit comme un faon dans la direction du bruit léger qui était celui du pas de la fée.
La fée était rentrée dans les terres au moment où Jeannin tournait le moulin. Pour protéger une fuite, la grève est trop découverte. La fée ne savait probablement pas à quel genre d'ennemi elle avait affaire.
Elle songeait à bien d'autres qu'au petit Jeannin !
Quand elle avait regardé en arrière, elle avait vu quelque chose qui se mouvait sur la route. Voilà tout. Car la lune était au couchant et prenait Jeannin à revers, tandis qu'elle éclairait en plein la fée.
La pauvre fée s'était dit :
— Celui-là est en avant parce qu'il court plus vite, mais les autres viennent après !
Les autres, c'étaient les hommes d'armes et les soudards endormis naguères dans la grand'salle du manoir de Saint-Jean.
Elle les avait bravés dans sa témérité folle. Ils venaient la punir.
La fée ne se trompait pas de beaucoup, car, en ce moment même, huit ou dix cavaliers descendaient le tertre de Saint-Jean et prenaient au galop le chemin de la grève.
Seulement, le petit Jeannin ne servait point d'avant-garde à cette troupe de cavaliers. Il chassait pour son propre compte.
La fée avait jugé tout de suite qu'elle ne pourrait échapper que par la ruse. Or, bon Dieu ! Depuis quand les fées ont-elles besoin de ruse ? Ne savait-elle plus, cette fée, enfourcher les rayons d'argent de la lune qui étaient sa monture ordinaire ?
Ne pouvait-elle bondir en se jouant par-dessus les chênes ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessus les trembles aux feuilles de neige ?
Ou glisser, plus rapide que l'éclair, sur la grève mouillée, franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu'à ces grottes diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de la mer ?
Vraiment, ce n'est pas la peine d'être fée quand il faut s'essouffler par les chemins battus, donner le change comme un lièvre aux abois et se cacher dans les broussailles !
Ce raisonnement était à la portée du petit Jeannin ; s'il l'eût fait, peut-être aurait-il arrêté sa course, car c'était une vraie fée qu'il lui fallait, une fée pouvant changer sa misère en opulence.
Et non point une fée de hasard, tremblant la peur comme une fillette.
Mais il ne fit pas ce raisonnement. Il avait confiance.
— Elle est à moi ! avait-il dit. Il se croyait désormais sûr de son fait. Le bruit léger que saisissait son oreille collée contre terre était dans la direction du Couesnon. En coupant droit au Couesnon sans quitter les bords de la grève, Jeannin s'épargnait tous les détours des sentiers qui serpentent à travers les champs. Il s'élança dans cette voie nouvelle avec ardeur.
Il ne se souvenait même pas d'avoir eu peur. Il souriait.
La fée n'avait qu'à se bien garer !
Ce sont d'étranges rivières que les cours d'eau qui sillonnent les grèves. Le Couesnon surtout, la Rivière de Bretagne.
Aucun fleuve ne tient son urne d'une main plus capricieuse. Torrent aujourd'hui, humble ruisseau demain, le Couesnon étonne ses riverains eux-mêmes par la bizarre soudaineté de ses fantaisies. On aurait dû lui donner un nom féminin, car cette fantasque humeur ne sied point à un dieu barbu, à moins qu'il ne soit en puissance de naïade.
Parfois, en arrivant sur les bords du Couesnon, vous diriez un étang desséché. Ses berges, creusées à pic par le flot qui s'est retiré, semblent des murailles de marne verdâtre. Loin des rives, au milieu du lit, un étroit canal passe ; le Couesnon y coule en bavardant sur des galets.
La veille, sous le pont pittoresque, le Couesnon grondait, blanc comme les fleuves puissants qui tourmentent le limon de leur lit ; le Couesnon tonnait contre les piles du pont. Le Couesnon était fier.
Ce jour-là, il prodigua l'eau de son urne, sans souci du lendemain.
Comme ces fils de famille qui éblouissent la ville avant de lui inspirer de la compassion, le Couesnon a fait des folies.
Et le voilà aujourd'hui tout humble, tout petit, tout réduit, encore comme un pauvre diable entre la dernière nuit d'orgie et le premier jour d'hôpital.
Mais ce n'est rien tant qu'il reste en terre ferme.
Quand il attaque la grève, le caprice des sables s'ajoute au caprice de l'eau, et c'est entre eux une lutte folle.
Le Couesnon est le plus fort. La grève lui appartient toute entière. Il y choisit sa place, aujourd'hui à droite, demain à gauche. Ne le cherchez jamais où il était la semaine passée.
Il coulait ici ; c'est une raison pour qu'il soit ailleurs. D'une marée à l'autre il déménage.
Ce filet d'eau qui raie la grève et qui la tranche en quelque sorte comme le soc d'une charrue, c'est le Couesnon.
Il est vrai que cette grande rivière, large comme la Loire, on la passe sans mouiller ses jarretières.
Dans ce cas-là, le Couesnon étale sur le sable une immense nappe d'eau de trois pouces d'épaisseur ; le soleil s'y mire, éblouissant. Vous diriez une mer.
Et cette mer a ses naufrages, ses sables tremblent sous les pas du voyageur ; ils brillent, ils s'ouvrent, on s'enfonce ; ils se referment et brillent.
Elle doit être terrible, la mort qui vient ainsi lentement et que chaque effort rend plus sûre, la mort qui creuse peu à peu la tombe sous les pieds même de l'agonisant, la mort dans les tangues.
Et que de trépassés dans ce large sépulcre !
Les gens de la rive disent que le deuxième jour de novembre, le lendemain de la Toussaint, un brouillard blanc se lève à la tombée de la nuit.
C'est la fête des morts.
Ce brouillard blanc est fait avec les âmes de ceux qui dorment sous les tangues.
Et comme ces âmes sont innombrables, le brouillard s'étend sur toute la baie, enveloppant dans ces plis funèbres Tombelène et le Mont-Saint-Michel.
Au matin, des plaintes courent dans cette brume animée ; ceux qui passent sur la rive entendent :
— Dans un an ! Dans un an !
Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vous pour l'année suivante.
On se signe. L'aube naît. La grande tombe se rouvre, le brouillard a disparu.
Au moment où le petit Jeannin arrivait sur les bords du Couesnon, la cavalcade partie du manoir de Saint-Jean s'arrêtait aussi devant la rivière. On sembla se consulter un instant parmi les hommes d'armes, puis la troupe se sépara en deux.
L'une remonta le cours du Couesnon, du côté de Pontorson, l'autre poursuivait sa route vers la grève.
Jeannin ne savait pas quel était le motif de cette marche nocturne.
Il se tapit dans un buisson pour laisser passer les cavaliers qui descendaient à la grève.
Les cavaliers passèrent. — Mais la fée ?
Le pauvre Jeannin avait perdu sa trace.
Hélas ! hélas ! les cinquante écus nantais !
Jeannin mit encore son oreille contre terre. Peine inutile. Le pas lourd des chevaux étouffait tout autre bruit.
La fée s'était-elle cachée comme lui pour éviter les soudards ?
La fée avait-elle franchi le Couesnon ?
Il ne savait. Pour comble de malheur, la lune était sous un nuage.
On ne voyait rien en grève.
Jeannin était consterné. Il avait bien envie de pleurer. Désormais, la fée allait se défier de lui. Jamais, au grand jamais, il ne devait trouver l'occasion si belle.
Il s'assit, de guerre lasse, et mit sa tête entre ses mains.
Comme il était ainsi, quelque chose frôla ses cheveux. Il se leva en sursaut et poussa un cri.
Un autre cri faible lui répondit.
C'était la fée qui sautait dans le courant du Couesnon.
Elle ne savait donc plus courir sur l'eau sans mouiller la pointe de ses pieds, la fée ?
Jeannin n'eut garde de se faire à lui-même cette indiscrète question.
Il reprit sa course.
La fée avait déjà gravi l'autre rive.
Bonté du Ciel ! ce qui avait frôlé les cheveux du petit Jeannin, c'était le voile de la fée. S'il avait eu l'esprit seulement d'avancer le bras !
De l'autre côté du Couesnon, il fallait décidément entrer en grève ou prendre le chemin des bourgs normands qui avoisinent la côte. Ce chemin tourne le dos au Mont-Saint-Michel ; et, d'après la première direction suivie, Jeannin pensait bien que la fée allait vers le Mont-Saint-Michel.
Il n'y eut pas longtemps à douter. La fée, après avoir jeté encore un regard derrière elle, fit un brusque détour et se lança dans les sables à pleine course.
Les sables ! c'était l'élément de Jeannin. Il serra la corde qui lui servait de ceinture, et se remit à jouer des jambes.
La lune sortait des nuages. La grève s'illuminait. On pouvait voir la cavalcade du manoir de Saint-Jean qui allait ça et là au hasard, sur les tangues, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant du Couesnon. Jeannin et celle qu'il poursuivait étaient déjà trop loin pour qu'il y eût pour eux grand danger d'être aperçus.
Ils couraient maintenant, à cinquante pas l'un de l'autre, sur un terrain uni comme une glace.
Et il n'y avait pas à dire, le petit Jeannin gagnait à vue d'œil.
Le pas de la fée était toujours léger et rapide, mais Jeannin, qui la dévorait des yeux, croyait découvrir déjà quelques symptômes de fatigue. Son courage en devenait double, et il se disait encore :
— Elle est à moi ! elle est à moi ! Il ne savait pas que les fées sont généralement d'un naturel assez moqueur. Simon Le Priol, qui était très fort sur les fées, aurait pu lui dire cela. Les fées se laissent approcher par le pauvre garçon qui les poursuit : elles l'encouragent par une fatigue feinte : elles l'amorcent : quand il va se lasser, elles trouvent moyen de le piquer au jeu.
Tant qu'il a un souffle, il court.
Puis, au moment où il croit saisir la fée, la fée s'envole en riant.
Et il tombe à plat ventre, suant et geignant.
Bien heureux si le lutin mignon ne l'a pas attiré dans quelque trou !
C'était un ignorant que ce petit Jeannin.
Prendre une fée à la course ; prendre la lune avec ses dents ! On surprend les fées, on ne les prend pas. Voilà ce que tout le monde sait bien.
Si le père Le Priol avait entendu le petit coquetier répéter en courant : Elle est à moi ! elle est à moi ! il aurait ri comme un bossu.
Pourquoi le chevalier breton de la légende avait-il réussi ? C'est qu'il avait saisi la fée au moment où elle se baissait pour ramasser les friandises achetées chez le marchand d'épices de la ville de Dol…
Tout cela est évident. Mais le petit Jeannin gagnait du terrain.
Il n'y avait plus guère entre lui et la fée qu'une trentaine de pas.
Le vent vint plus frais à son front.
— La mer monte, se dit-il. Et d'un regard connaisseur, il interrogea la grève. Il se vit à moitié route du Mont, dans la ligne de Pontorson. Tout en courant, il arrangeait un stratagème que lui suggérait sa parfaite connaissance des grèves et des marées. Les tangues sont plates, mais il y a des canaux dont la pente est presque imperceptible à l'œil et où la mer monte bien longtemps avant de couvrir les sables. Le petit Jeannin étudia le terrain pendant quelques secondes. Puis il changea brusquement de direction. Vous eussiez dit qu'il cessait de poursuivre la fée. Tandis que celle-ci courait au nord, sur le Mont que l'on voyait comme en plein jour, Jeannin prenait à l'est, sans ralentir son pas le moins du monde. C'est ici que Simon Le Priol, les quatre Mathurin et les quatre Gothon auraient ri de bon cœur.
Tout à coup la fée s'arrêta devant une mare qu'elle n'avait pas soupçonnée.
Puis, elle voulut en faire le tour et se trouva naturellement en face de Jeannin qui l'attendait de l'autre côté.
Elle rabaissa son voile sur son visage.
— Que voulez-vous de moi ? dit-elle d'une voix qui tremblait un peu. Le cœur de Jeannin battait, battait !
Il répondit pourtant résolument, dans toute la naïveté de sa foi superstitieuse.
— Bonne fée, pardonnez-moi ! Je veux cinquante écus nantais pour me marier avec Simonnette.
Et afin que la bonne fée ne lui jouât pas de mauvais tour (en ceci les quatre Mathurin et les quatre Gothon l'auraient hautement approuvé, ainsi que Simon Le Priol), il saisit la fée, tout en lui témoignant le plus grand respect, et la serra ferme.
XII. Les mirages.
— Oses-tu bien m'arrêter, malheureux enfant ! dit la fée en grossissant sa douce voix.
— Oh ! bonne dame ! bonne dame ! répliqua Jeannin d'un accent larmoyant, mais en la serrant plus fort, tout le monde sait que je ne suis pas brave. Si je risque ma vie, c'est que je ne peux pas faire autrement, allez !
— Et je si te la prenais, ta vie ?
— Bonne fée ! je suis un poltron, c'est connu, mais on ne meurt qu'une fois, et j'aime mieux mourir que de voir Simonnette mariée à ce vilain coquin de Gueffès.
— Lâche-moi !
— Non pas, bonne fée ! s'écria Jeannin, vivement ; si je vous lâchais, vous vous changeriez en brouillard !
— Mais je puis me venger sur Simonnette. Jeannin frémit de tous ses membres.
— Voilà, par exemple, qui serait bien méchant de votre part ! murmura-t-il, car Simonnette ne vous a rien fait, la pauvre fille !
— Lâche-moi, te dis-je !
— Écoutez, bonne fée, une fois pour toutes, je ne vous lâcherai pas que vous ne m'ayez donné cinquante écus nantais. C'est dit.
La fée avait laissé tomber son panier sur le sable. L'escarcelle du chevalier Méloir était à sa ceinture.
Le petit Jeannin avait prononcé ces dernières paroles d'un ton respectueux, mais déterminé.
Il y eut un court silence, pendant lequel on n'entendit que le sifflement du vent du large et la trompe lointaine des cavaliers bretons qui se ralliaient dans la nuit.
— Ce vent annonce que la mer monte, n'est-ce pas ? demanda brusquement la fée.
— Oh ! dit Jeannin qui se mit à sourire ; vous connaissez les grèves aussi bien que moi, bonne dame… quoique je vous aie attrapée, ajouta-t-il, comme si une idée lui fût venue tout à coup, à la mare de Cayeu, qui n'arrêterait pas un enfant de huit ans. Enfin, n'importe ; ça vous amuse de faire l'ignorante. Oui, bonne fée, ce vent annonce que la mer monte.
— Montera-t-elle vite, aujourd'hui ?
— Assez.
— Combien faut-il de temps pour aller d'ici au Mont-Saint-Michel ?
— Vous me le demandez ? La fée frappa son petit pied contre le sable.
— Un gros quart d'heure, en courant comme nous le faisions, ajouta Jeannin.
— Et la mer fermera la route ?
— À peu près dans une demi-heure. La fée prit l'escarcelle à sa ceinture et la jeta sur le sable, où les écus parlèrent leur langage joyeux. Jeannin poussa un grand cri d'allégresse, lâcha la fée et se précipita sur l'escarcelle. Mais un doute le prit soudain.
— Si c'était de la monnaie du diable ! se dit-il. Il se retourna vivement, pensant bien que la fée était déjà à mi-chemin des nuages. La fée était debout à la même place. Et le petit Jeannin remarqua pour la première fois combien sa taille était fine, noble et gracieuse. On ne voyait point son visage, mais Jeannin, en ce moment, la devina bien belle.
— Enfant, dit-elle, d'une voix triste et si douce que le petit coquetier se rapprocha d'elle involontairement, ne montre cette escarcelle à personne, car elle pourrait te porter malheur.
— Il faudra pourtant bien la porter à Simon Le Priol, pensa Jeannin.
— Simonnette est belle et bonne, reprit la fée ; rends-la heureuse.
— Oh ! quant à ça, soyez tranquille !
— Prie Dieu pour monsieur Hue de Maurever, ton seigneur, qui est dans la peine, poursuivit encore la fée, et s'il a besoin de toi, sois prêt !
— Dam ! fit Jeannin avec embarras, je ne suis pas bien brave, vous savez, bonne dame ! Mais c'est égal, je commence à croire que je deviendrai un homme un jour ou l'autre ! Et, tenez, j'avais bonne envie des cinquante écus nantais, n'est-ce pas, puisque j'ai osé courir après vous pour les avoir ? Eh bien ! ce soir, le chevalier qui est là-bas m'a dit : « Si tu veux me livrer le traître Maurever, tu auras cinquante écus nantais ». Moi, j'ai pris mes jambes à mon cou…
— Est-ce que tu sais où se cache monsieur Hue ? demanda la fée.
— Je pêche quelquefois du côté de Tombelène, répondit Jeannin qui eut un sourire sournois.
La fée tressaillit, puis elle lui prit la main. Jeannin trembla bien un peu, mais ce fut par habitude.
— Si on t'appelait au nom de la Fée des Grèves, dit-elle, viendrais-tu ?
— Par ma foi, oui ! répondit Jeannin sans hésiter ; maintenant, j'irais !
— C'est bien… souviens-toi et attends. Adieu ! La fée franchit d'un bond la queue de la mare Cayeu. Le vent du large prit son voile qui flotta gracieusement derrière elle. Jeannin resta frappé à la même place.
C'était à présent que lui venait la terreur superstitieuse.
Un instant, lorsque la fée avait prononcé le nom de Hue de Maurever, une idée avait voulu entrer dans l'esprit du petit Jeannin.
— Mademoiselle Reine… s'était-il dit.
— Ou son Esprit peut-être, avait-il ajouté, puisqu'on dit qu'elle est défunte ! Nous avons glissé à dessein sur la partie prosaïque de la scène. Par exemple, nous n'avons parlé qu'une seule fois du panier de la fée.
Jeannin n'avait sans doute pas vu ce panier, qui n'allait pas bien à une fée, mais qui eût été tout à fait mal séant pour un Esprit.
Un Esprit n'ira jamais porter un panier contenant des poulets (ô poésie !), un pain et un flacon de bon vin vieux.
Non. Un Esprit est incapable de cela.
Jeannin, cependant, renonça bien plus vite à l'idée de Reine de Maurever vivante qu'à l'idée de Reine fantôme.
Et vraiment, il ne faut pas voir les choses sur ces grèves si l'on veut rester dans la réalité.
Tout y revêt un cachet fantastique. La lumière, source et agent de tout spectacle, s'y comporte autrement qu'en terre ferme. De même que l'objet le plus commun placé au centre du kaléidoscope brille tout à coup et se teint de couleurs imprévues, de même les conditions de l'atmosphère, la nature du sol, quelque chose enfin qu'il importe peu de définir ici, font de ces grèves un immense appareil où la dioptrique et la catoptrique…
Hélas ! bon Dieu, où allons-nous ? L'auteur affirme sous serment qu'il a trouvé ces deux mots redoutables dans un almanach.
Pour en revenir aux merveilles de nos grèves, aux mille jeux de lumière qui trompent l'œil des riverains eux-mêmes et des Montois, il faut dire qu'aucun appareil de physique n'en pourrait donner une idée. Pas n'est besoin d'aller au Sahara pour voir de splendides mirages.
Les sables de la baie de Cancale reflètent des fantaisies aussi brillantes, aussi variées que les sables d'Afrique. La pâle lune des rivages bretons évoque des féeries comme le brûlant soleil de Numidie.
Ce sont là des miraculeuses visions, des rêves inouïs que nulle imagination n'inventerait, même dans le délire de la fièvre.
La grève, comme un magique miroir, trahit alors les secrets d'un monde qui n'est pas le monde des hommes.
J'ai vu là des bocages enchantés voguant parmi les nuées qui bercent mollement l'île d'Armide plus belle que dans les songes du Tasse ; j'ai vu les froides et nobles lignes du paysage grec, la perspective sans fin des Champs-Élysées ; j'ai vu Babylone et ses terrasses orgueilleuses portant des orangers plus hauts que les chênes de nos bois.
J'ai vu, et c'était un fantôme, la forêt morte, la vieille forêt de Scissy, prolongeant ses massifs dans la mer et couvrant de son ombre sacrée Tombelène, le lieu des sacrifices humains.
Plus loin, c'était une flotte qui allait toutes voiles déployées, cinglant sur les tangues à sec. Plus loin une procession muette déroulant la pourpre et l'or de ses anneaux infinis.
Plus loin encore, un pauvre rideau de peupliers, devant la maison aimée…
Illusions ! illusions ! mensonges qui ravissent ou qui font pleurer !
Mais sous lesquels il n'y a que les sables nus attendant leur proie.
Oh ! non, ce n'était pas une femme mortelle, l'être que voyait le petit Jeannin aux rayons de la lune !
Elle courait. Mais Jeannin voyait bien que son pied n'effleurait pas même les lises brillantes, où le pied d'un chrétien se serait enfoncé jusqu'à la cheville.
Elle courait, mais c'était son écharpe et son voile, déployés au vent, qui la portaient.
Parmi ces étincelles que la lune arrache aux tangues mouillées, elle passait comme dans une pluie d'or…
Et tout à coup le sol s'abaissa. La fée monta. Elle glissait dans les nuages.
Puis ce fut autre chose :
Jeannin se repentit amèrement de lui avoir dit que la mer mettait une demi-heure à revenir.
Car la mer venait.
La mer passait, lisse comme une lame de cristal, sous les pieds de la jeune fille.
Mais les pieds de la jeune fille ne s'y mouillaient point.
Oh ! que c'était bien la fée, la fée du récit de Simon Le Priol ! la fée du chevalier breton qui courait sur les vagues…
Un nuage cacha la lune. La fée disparut.
Le petit Jeannin pesa l'escarcelle dans sa main, et reprit tout pensif le chemin du village de Saint-Jean.
Il possédait cette fortune qu'il avait souhaitée avec tant de passion, les cinquante écus nantais qui devaient le rendre si heureux ; et pourtant sa tête pendait sur sa poitrine.
Ce n'était pas la mer que le petit Jeannin avait vu sous les pieds de la fée, c'était le mirage de la nuit.
Jeannin connaissait trop bien les marées, lui qui vivait les jambes dans l'eau depuis sa première enfance, pour s'être trompé d'une demi-heure.
On a dit souvent que, dans les grèves de la baie de Cancale, la mer monte avec la vitesse d'un cheval au galop.
Ceci mérite explication.
Si l'on a voulu dire que la marée partant des basses eaux, gagnait avec la rapidité d'un cheval qui galope, on s'est assurément trompé.
Si l'on a voulu dire, au contraire, qu'un cheval, partant du bas de l'eau en grande marée, aurait besoin de prendre le galop pour n'être point submergé, on n'a avancé que l'exacte vérité.
Cela tient à ce que la grève, plate en apparence, a, comme nous l'avons déjà dit, des rides, — des plans, suivant le langage des sculpteurs, — des endroits où la tangue cède d'une manière presque insensible, mais suffisante pour attirer le flot, justement à cause de l'absence de pente générale.
Ces défauts de la grève forment quand la mer monte, des espèces de rivières sinueuses qui s'emplissent tout d'abord et qu'il est très difficile d'apercevoir dès la tombée de la brune, parce que ces rivières n'ont point de bords.
L'eau qui se trouve là ne fait que combler les défauts de la grève.
De telle sorte qu'on peut courir, bien loin devant le flot, sur une surface sèche et être déjà condamné. Car la mer invisible s'est épanchée sans bruit dans quelque canal circulaire, et l'on est dans une île qui va disparaître à son tour sous les eaux.
C'est là un des principaux dangers des lises ou sables mouvants que détrempent les lacs souterrains.
À vue d'œil, la mer monte, au contraire, avec une certaine lenteur, égale et patiente, excepté dans les grandes marées.
Cela ne ressemble en rien au flux fougueux et bruyant qui a lieu sur les côtes.
Ici, on ne voit à proprement parler, ni vague ni ressac, parce que la lame a été brisée mille fois depuis l'entrée de la baie jusqu'aux grèves et aussi sans doute parce que la marée ne rencontre aucune espèce d'obstacle.
C'est tout simplement le niveau qui monte et l'eau qui s'épanche en vertu des lois de la gravité.
Point d'efforts, point de luttes, point de montagnes chevelues, creusant leur ventre d'émeraude et jetant leur écume folle vers le ciel.
Pour peindre la grande mer et sa fureur, un peintre ne choisira certes jamais les alentours du Mont-Saint-Michel.
Mais qu'importe le mouvement, le fracas, la colère ? Les gens qui frappent froidement et en silence tuent tout aussi bien et mieux que si la rage les emportait.
Le mouvement désordonné, le fracas, les menaces, en un mot, sont des avertissements, tandis que la tranquillité attire et trompe.
Plus d'un parmi ceux qui sont morts sous les sables a dû sourire en voyant la mer monter entre Avranches et le Mont. Pourquoi prendre garde à ce lac bénin qui s'enfle peu à peu et qui vient vous caresser les pieds si doucement.
Ce lac bénin a de longs bras qu'il étend et referme derrière vous. Prenez garde !
Il était plus de deux heures de nuit lorsque la fée atteignit les roches noires qui forment la base du Mont-Saint-Michel.
La mer venait derrière elle. On l'entendait rouler de l'autre côté du Mont.
La fée s'assit sur un quartier de roc afin de reprendre haleine. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine pour comprimer les battements de son cœur.
De Saint-Jean-des-Grèves au Mont, il y a une grande lieue et demie. La fée, en parcourant cette distance, n'avait pas cessé un seul instant de courir.
Elle releva son voile pour étancher la sueur de son front et montra aux rayons de la lune cette douce et noble figure que nous avons admirée déjà dans la grande salle du manoir de Saint-Jean.
Puis elle tourna la base du roc et entra dans l'ombre sous la muraille méridionale de la ville.
Elle pouvait entendre en haut du rempart le pas lourd et mesuré du soldat de la garde de nuit qui veillait.
Ce n'était pas pour s'introduire dans la ville que notre fée prenait ce chemin, car elle passa derrière la Tour-du-Moulin, qui était la dernière entrée de la ville, et s'engagea dans des roches à pic où nul sentier n'était tracé.
Bien que la nuit fût claire, elle avait grand'peine à se guider parmi ces dents de pierre qui déchirent les mains et où le pied peut à peine se poser.
Elle allait avec courage, mais elle ne faisait guère de chemin.
Elle atteignit enfin une sorte de petite plate-forme au-dessus de laquelle un pan de pierre coupé verticalement rejoignait la muraille du château. Impossible de faire un pas de plus.
Mais la fée n'avait pas besoin d'aller plus loin, à ce qu'il paraît, car elle posa son panier sur le roc et s'approcha du pan de pierre.
Une sorte de meurtrière, taillée dans le granit même défendue par un fort barreau de fer, s'ouvrait sur la plate-forme.
La fée mit sa blonde tête contre le barreau.
— Messire Aubry ! dit-elle tout bas.
— Est-ce vous, Reine ? répondit une voix lointaine et qui semblait sortir des entrailles mêmes de la terre.
XIII. Où l'on parle pour la première fois de maître Loys.
L'endroit du Mont où se trouvait maintenant Reine de Maurever était à peine assez large pour qu'une personne pût s'y asseoir à l'aise. Immédiatement au-dessus s'élevait la grande plate-forme du château que surmonte la basilique. Reine avait à sa gauche les murs inclinés de la Montgomerie, par où l'on monte au cloître et à toute cette partie des bâtiments appelée la Merveille.
Il y avait un archer de garde dans la guérite de pierre qui flanquait la plate-forme. Reine le savait ; ce n'était pas la première fois qu'elle venait là. Elle savait aussi que la consigne des archers était de tirer sans crier gare, partout où ils apercevaient un mouvement dans les rochers.
Et cette consigne, soit dit en passant, n'était point superflue, car les Anglais tentèrent plus d'une fois, en ce siècle, de s'introduire nuitamment et par trahison dans l'enceinte du couvent-forteresse.
Reine de Maurever, dans sa vie ordinaire, était une enfant timide.
Mais Reine avait le cœur d'un chevalier quand il s'agissait de bien faire.
La mort, elle n'y songeait même pas ! C'était chose convenue avec elle-même que, dans ses courses hasardeuses, la mort était partout, sur les Grèves comme autour du Mont.
Les sables mouvants, la mer, les balles ou les carreaux des arbalétriers, tout cela tue. Reine bravait tout cela.
Nous sommes au siècle des vierges inspirées, des dentelles de granit et de splendides cathédrales.
Jeanne d'Arc, une autre jeune fille possédée de Dieu, venait d'accomplir le miracle qui reste comme un diamant éblouissant dans l'écrin de nos annales.
Jeanne d'Arc, que Voltaire a insultée, afin qu'aucun honneur ne manquât à la mémoire de Jeanne d'Arc.
La pauvre Reine n'était point une Jeanne d'Arc. Peut-être que son bras eût fléchi sous l'armure. Mais elle n'avait pas un trône à sauver.
Sa force était à la hauteur de son dévouement modeste.
La vengeance du duc François la faisait plus pauvre et plus dénuée que la plus indigente parmi les filles des vassaux de son père. Elle n'avait plus à donner que sa vie. Elle donnait sa vie simplement, nous allions dire gaiement.
C'était une jeune fille, ce n'était rien qu'une jeune fille, supportant sa peine avec courage, mais aspirant ardemment au bonheur.
Aubry était bien le fiancé qu'il fallait à cette blonde enfant des Grèves. Brave comme un lion, vif, bouillant, sincère ; un vrai chevalier en herbe.
Il y avait quinze jours qu'Aubry était captif. François de Bretagne l'avait fait arrêter le soir même de l'événement raconté aux premières pages de ce livre. Depuis lors, Aubry n'avait vu que le frère-convers, chargé de lui apporter sa provende, et Reine, qui était venue parfois le visiter.
La fenêtre de son cachot était taillée de façon à ce qu'il ne pût apercevoir que le ciel. Le sol où il reposait restait à six pieds au-dessous de la fenêtre-meurtrière.
Ce cachot avait été creusé, avec trois autres pareils, sous la plate-forme, par Nicolas Famigot, ancien prieur claustral et vingt-quatrième abbé de Saint-Michel. L'intérieur était tout roc. Le dessus de la porte avait un carré taillé au ciseau dans la pierre, avec la date : A. D. 1276.
Les ouvriers, en creusant cette cellule carrée dans le roc vif, avaient ménagé un petit cube de granit destiné à soutenir la tête du prisonnier.
À part cette attention, les quatre cachots étaient entièrement nus.
Ce fut quelques années plus tard seulement que Louis XI, le roi démocrate, s'arrêta émerveillé à la vue de ces prisons modèles, Louis XI savait les dangers de la guerre qu'il avait déclarée à ses grands vassaux. Il aimait les cachots bien établis. Le Mont-Saint-Michel lui plut au-delà de tout dire.
Il y revint et il utilisa du mieux qu'il put ces cachots si recommandables.
À l'époque où se passe notre histoire, aucun captif politique n'avait encore illustré les dessous du Mont-Saint-Michel. Ces cachots étaient bonnement le pénitentiaire du couvent. On y mettait des moines ou des vassaux de l'abbaye, il avait fallu la requête du duc François pour qu'Aubry de Kergariou y pût trouver place.
Par autre grâce spéciale, le frère gardien avait été autorisé à lui délivrer quatre bottes de paille : de sorte qu'Aubry était à son aise.
Au moment où la voix de Reine se fit entendre sur la petite saillie qui était sous la fenêtre-meurtrière, Aubry dormait, couché sur la paille. Mais le sommeil des captifs est léger. Il ne fallut qu'un appel pour mettre Aubry sur ses pieds.
D'un bond il atteignit l'appui de la meurtrière et s'y tint suspendu.
— Pauvre Aubry ! dit Reine. Et ils causèrent. Au bout de quelques minutes, la main droite d'Aubry qui tenait l'appui de la meurtrière lâcha prise, parce qu'elle commençait à s'engourdir ; ses pieds touchèrent le sol et rebondirent : sa main gauche saisit l'arête de granit et supporta tout le poids de son corps à son tour.
— Vous souvenez-vous de maître Loys, Reine ? dit-il.
— Votre beau lévrier noir ?
— Oui, mon beau lévrier ! mon pauvre ami si cher ! Reine convint que maître Loys était un parfait lévrier.
En ce moment, Aubry disparut pour reparaître aussitôt après, et, cette fois, ce fut sa main droite qui saisit l'appui de la meurtrière.
— Il est bien heureux, ce maître Loys ! dit Reine en riant.
— Cela vous étonne que je pense à lui ? demanda Aubry. Quand vous serez ma femme, Reine, vous verrez comme il vous aimera ! Mais vous ne pouvez pas l'aller chercher à Dinan…
— J'ai un messager tout trouvé, interrompit Reine.
Elle songeait au petit coquetier Jeannin qui avait de si bonnes jambes…
— Merci ! merci ! s'écria Aubry avec chaleur ; il me semble que rien ne me manquerait ici si je savais que mon beau Loys est en bonnes mains et traité comme il faut. Mais parlons de vous. Y a-t-il du nouveau ?
Reine secoua la tête.
— Il y a que le pays est rempli de soldats, répondit-elle ; nous aurons de la peine à nous défendre et à nous cacher désormais. Hier on a crié la somme promise à qui livrera la tête de mon père.
— Elle n'est pas encore gagnée, cette somme-là, Dieu merci !
— Ils sont nombreux. Une douzaine d'hommes d'armes, sans compter le chef, qui est un chevalier… et beaucoup de soldats.
— Ah ! dit Aubry, notre seigneur François a trouvé un chevalier pour s'avilir à ce métier-là !
— Il n'en a pas trouvé, répliqua Reine ; il en a fait un.
— À la bonne heure ! et quel est le croquant ?…
— Un de vos parents, Aubry…
— Méloir ! s'écria le jeune homme avec cette indignation mêlée de mépris qui ne peut tuer tout à fait le sourire ; Méloir… mon rival, vous savez, Reine…
Reine se redressa.
— Oh ! ne vous offensez pas ! Il était bon autrefois, mais vous verrez qu'il sera pendu quelque jour comme un vilain, si je ne lui donne pas de ma dague dans la poitrine.
— Pauvre Aubry ! dit Reine, entre sa poitrine et votre dague il y a loin !
Aubry disparut, comme si cette observation, cruelle dans sa vérité, l'eût foudroyé.
Ce n'était que sa main droite qui se fatiguait.
Ces plongeons soudains du pauvre prisonnier mettaient le comble à la bizarrerie de cette scène, où la gaieté de deux cœurs vaillants et jeunes luttait presque victorieusement contre une profonde détresse.
Quand la tête d'Aubry se remontra, Reine vit qu'il secouait ses cheveux bouclés avec colère.
— Patience ! dit-il ; je sais que je ne suis bon à rien… Mais je payerai toutes nos dettes d'un seul coup, si Dieu le veut. Revenons à vous, Reine, vous parliez de la suite de ce coquin de Méloir…
— Je disais que leur nombre m'épouvante, Aubry, et j'allais ajouter que le secret de la retraite de mon père n'est plus à moi.
— Comment ! vous auriez confié…
— À vous seul, Aubry ! interrompit la jeune fille ; et si j'ai eu tort, ce n'est pas vous qui devez me le reprocher. Mais il y a deux nuits, en traversant la grève, j'ai vu qu'on me suivait. Je suis revenue sur mes pas ; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour tromper cette surveillance… j'ai cru avoir réussi ; je me trompais : en mettant le pied sur le roc de Tombelène, j'ai revu la grande ombre maigre et difforme qui sortait du brouillard en même temps que moi…
— Vous avez reconnu l'espion ?
— J'ai reconnu le Normand Vincent Gueffès, qui habite depuis quelques mois sur le domaine de Saint-Jean-des-Grèves.
— Est-ce un brave homme ?
— On dit dans le village qu'il vendrait bien son âme pour un écu. Aubry garda le silence.
— Il y en a encore un autre, poursuivit Reine ; mais celui-là est un enfant loyal et dévoué. Je ne crains que Gueffès.
— Vous souvenez-vous, Aubry ? reprit-elle encore après une pause, la semaine passée nous étions tout pleins d'espoir, nous nous disions : notre peine ne durera, au pis aller, que quarante jours, puisque François de Bretagne n'a plus que quarante jours à vivre. Dieu m'est témoin que je prie chaque soir pour que monseigneur le duc se repente et non pas pour qu'il meure, mais enfin ce sont là des choses que mes prières ne changeront point. Monsieur Gilles a dit : « dans quarante jours » ! je l'ai entendu ; sa voix mourante sonne encore à mon oreille. Aujourd'hui, deux semaines sont écoulées ; nous n'avons plus que vingt-cinq jours de peine. Nous parlions ainsi… Eh bien ! Aubry, mon espoir s'en va !
— Ne dites pas cela. Reine, où vous me ferez devenir fou dans cette cage maudite !
— Hélas ! continua mademoiselle de Maurever : un vieillard et une jeune fille pour combattre tant de soldats ! Je ne vous ai pas tout appris. Si Vincent Gueffès ne nous vend pas, ils sauront se passer de lui. Avez-vous entendu parler, Aubry, de ces lévriers qui chassent les naufragés sur les grèves d'Audierne et de Douarnenez, autour des rochers de Penmarch ? Méloir attend douze de ces lévriers.
— Le misérable ! s'écria Aubry.
— Demain, en traversant la grève pour porter le repas de mon père, acheva Reine, je serai chassée par la meute de Rieux comme une bête fauve.
La main d'Aubry se tendit jusqu'au barreau qu'il secoua avec furie. Le barreau, scellé dans le roc, ne remua même pas.
— Il faudra bien qu'il cède, râla le pauvre porte-bannière, emporté par un accès de délire ; je l'arracherai ! oh ! je l'arracherai ! et si je ne peux pas, j'userai le roc avec mes ongles. Reine, je mourrai enragé dans ce trou, maintenant ! et si le vent m'apporte cette nuit les cris de cette meute infernale…
Il n'acheva pas. Un gémissement sortit de sa poitrine. Sa main ensanglantée lâcha du même coup le barreau et la saillie de pierre. Reine l'entendit tomber comme une masse au fond du cachot.
— Aubry ! dit la jeune fille effrayée. Point de réponse.
— Aubry ! murmura-t-elle encore. Elle n'osait élever la voix, à cause de l'archer qui veillait sur la plate-forme.
Aubry garda le silence.
Reine joignit ses mains, et sa prière désespérée s'élança vers le ciel.
— Mon Dieu ! Et vous, sainte Vierge ! dit-elle, ayez pitié de nous !
— Aubry ! murmura-t-elle pour la troisième fois ; revenez ! revenez ! j'ai été à Dol, je vous apporte une lime d'acier…
Ces mots n'étaient pas achevés, que la tête d'Aubry rayonnait à la meurtrière.
— Une lime ! s'écria-t-il, délirant de joie comme il délirait naguère de douleur : une lime d'acier ! nous sommes sauvés, Reine, sauvés ! sauvés !
Un bruit rauque se fit à l'intérieur de la cellule, qui s'illumina soudain.
— Baissez-vous ! murmura Aubry qui se laissa choir aussitôt.
Reine obéit ; elle avait eu le temps de voir à l'intérieur du cachot, une tête chauve dont le front plombé recevait en plein la lumière d'une lampe.
XIV. Prouesses de maître Loys.
Reine n'eut que le temps de se rejeter en arrière vivement et de se coller à la paroi extérieure du cachot.
À l'intérieur, elle entendit une grosse et joyeuse voix qui disait :
— On vous y prend, messire Aubry ! toujours bâillant à la lune ! Par saint Bruno, mon patron, n'avez-vous pas assez du jour pour songer creux ? Allez ! si mon devoir ne m'appelait pas ici à cette heure, je ronflerais comme le maître serpent du chœur, moi qui vous parle.
— Moi, je n'ai pas sommeil, mon bon frère Bruno, répondit Aubry, qui aurait voulu le voir à cent pieds sous terre.
— Eh bien ! je ne m'y connais plus ! s'écria le convers ; de mon temps, les jeunes gens dormaient mieux que les vieillards ! Mais, après tout, c'est la tristesse qui vous pique, mon gentilhomme, et je conçois cela. Que saint Michel me garde ! j'ai été soldat avant d'être moine, et je dis que vous avez bien fait de jeter votre épée aux pieds de ce pâle coquin qui a empoisonné son frère.
— Bruno ! interrompit sévèrement le jeune homme d'armes, il ne faut pas parler ainsi devant moi de mon seigneur le duc !
— Bien ! bien ! je sais que vous êtes loyal comme l'acier, messire Aubry. Je vous aime, moi, voyez-vous, et si j'étais le maître, vous auriez la clef des champs à l'heure même, car c'est une honte à l'abbaye de Saint-Michel de servir de prison à ce damné de François. Bien ! bien ! je retiens ma langue, messire. Je disais donc que vous êtes un joli homme d'armes, mon fils, et que pour tout au monde je ne voudrais pas vous faire de la peine. Et tenez, ajouta-t-il d'un accent tout à fait paternel, si vous me disiez quelquefois : Frère Bruno, je boirais bien un flacon de vin de Gascogne, pourvu que ce ne fut ni quatre-temps ni vigiles, je ne me fâcherais pas contre vous.
L'excellent frère Bruno parlait ainsi avec une volubilité superbe, sans virgules ni points, et pendant qu'il parlait son franc visage souriait bonnement.
C'était presque un vieillard : une tête chauve, mais joyeuse et pleine, qui avait bien pu être au temps jadis, la tête d'un vrai luron.
Depuis qu'Aubry était prisonnier dans les cachots de l'abbaye, frère Bruno faisait son possible pour adoucir la rigueur de sa captivité.
À l'heure des rondes il ne passait jamais devant la cellule d'Aubry sans y entrer pour faire un doigt de causette. Aubry l'aimait parce qu'il avait reconnu en lui un digne cœur.
Il laissait le frère Bruno lui conter les détails du dernier siège du Mont. Le bon moine s'était refait un peu soldat pour la circonstance. Il aurait voulu que le Mont fût assiégé toujours.
Mais les Anglais vaincus avaient abandonné jusqu'à leur forteresse de Tombelène, après l'avoir préalablement ruinée. Les jours de fête étaient passés.
D'ordinaire, Aubry recevait avec plaisir et cordialité les visites du moine ; mais aujourd'hui, nous savons bien qu'il ne pouvait être à la conversation. Pendant que frère Bruno parlait, il rêvait.
Bruno s'en aperçut et se prit à rire.
— Je ne veux pourtant pas vous déranger, dit-il, car je pense que vous ne recevez pas de visites. Aubry s'efforça de garder un visage serein.
— Mais j'y pense, reprit le moine en riant plus fort, on dit que le lutin de nos grèves, qui avait disparu depuis cent ans, est revenu. Les pêcheurs du Mont ne parlent plus que de la bonne fée, depuis quinze jours. Vous étiez là perché à votre lucarne quand je suis entré… peut-être que la Fée des Grèves était venue vous voir à cheval sur son rayon de lune.
Assurément, le frère Bruno ne croyait pas si bien dire. Aubry rêvait toujours.
— À propos de cette Fée des Grèves, poursuivit le moine, il y a des milliers de légendes toutes plus divertissantes les unes que les autres. Vous qui aimez tant les vieilles légendes, messire Aubry, vous plairait-il que je vous en récite une ?
Ce disant, le frère Bruno s'asseyait sur la paille du lit et déposait sa lampe à terre. L'idée de conter une légende le mettait évidemment en joie.
Aubry le donnait au diable du meilleur de son cœur.
— Au temps de la première croisade, commença frère Bruno, le seigneur de Châteauneuf, qui était Jean de Rieux, vendit tout, jusqu'à la chaîne d'or de sa femme, pour équiper cent lances. M'écoutez-vous, messire Aubry ?
— Pas beaucoup, mon bon frère Bruno.
— La légende que je vous conte là s'appelle la Grotte des Saphirs, et montre tous les trésors cachés au fond de la mer.
— Je n'irai point les y quérir, mon frère Bruno.
— Jean de Rieux ayant donc équipé ses cent lances, reprit le moine convers, poussa jusqu'à Dinan suspendre un médaillon bénit à l'autel de Notre-Dame, puis il partit, laissant sa dame, la belle Aliénor, aux soins de son sénéchal.
Aubry bâilla.
— Jamais je ne vis chrétien bâiller en écoutant cette légende, messire Aubry, dit le moine un peu piqué, et cela me rappelle une autre aventure…
— Oh ! mon bon frère Bruno ! si vous saviez comme j'ai sommeil !
— Tout à l'heure vous prétendiez…
— Sans doute, mais depuis…
— C'est donc moi qui vous endors, messire ! demanda le moine en se levant.
— Vous ne le croyez pas, mon excellent frère ! Aubry lui tendit la main. Le moine la prit sans rancune et la secoua rondement.
— Allons, s'écria-t-il ; pour votre peine vous ne m'entendrez jamais vous conter la légende de la grotte des Saphirs, qui est au fond de la mer. Bonne nuit donc, messire Aubry, n'oubliez pas vos oraisons, et faites de bons rêves.
À peine la porte était-elle refermée qu'Aubry se suspendait de nouveau à l'appui de la meurtrière.
— Reine ! oh ! Reine ! dit-il ; que Dieu vous bénisse pour avoir eu cette pensée d'acheter une lime ! Nous sommes sauvés !
— Puissiez-vous ne point vous tromper, Aubry !
— Demain soir, ce barreau sera tranché…
— Mais pourriez-vous passer par cette fente étroite !
— J'y passerai, dussé-je y laisser la peau de mes épaules et de mes reins !
— Et une fois que vous serez passé, mon pauvre Aubry, aurons-nous seulement un ennemi de moins ?
— Vous aurez un défenseur de plus, Reine ! s'écria le jeune homme avec enthousiasme. Écoutez ! pendant que ce bon moine était là, je rêvais et je me souvenais. Sait-on ce que peut un homme de cœur, même contre une multitude ? Avec Loys pour combattre les lévriers de Rieux, et moi pour combattre les hommes d'armes du mécréant Méloir, par saint Brieuc ! j'irai à la bataille d'une âme bien contente !
— Je ne sais… voulut dire la jeune fille.
— Écoutez ! écoutez, Reine, poursuivit Aubry avec une chaleur croissante ; vous ne connaissez pas maître Loys ! C'est un preux à sa façon, j'en fais serment ! Une fois, il y a deux ans de cela, mon noble père, qui était malade à la mort, eut envie de manger des lombes de daim. Les daims s'en vont de notre Bretagne, mais il y en a encore dans la forêt de Jugon.
Je dis à mon père : Messire, je vais vous quérir un daim. Il sourit et me donna sa main pâlie : quand un homme va mourir, il a des désirs fous comme les enfants ou les femmes. Je pris maître Loys, et je descendis vers Lamballe. Nous marchâmes lui et moi tout un jour. Au revers de la forêt du Jugon s'élève le manoir des anciens seigneurs de Kermel, habité maintenant par le juif Isaac Hellès, argentier du dernier duc.
Isaac avait six fils qui se prétendaient maîtres de la forêt. Tous grands et robustes, bruns de poil, la bouche rentrée, le nez en bec d'aigle comme les gens d'Orient. Si quelqu'un, gentilhomme ou vilain, chassait dans la forêt, les fils d'Isaac Hellès venaient et le tuaient.
On savait cela.
Ils avaient une meute dressée à fondre sur les braconniers et leurs chiens.
J'arrivai à la nuit tombante sur la lisière de la forêt de Jugon. Maître Loys releva piste dès les premiers pas, mais il était trop tard pour chasser.
Je connus les traces et je fis une lieue dans la forêt pour choisir un affût.
J'avais pour armes mon épieu et mon couteau.
Un bon épieu, Reine, fort comme une lance et pointu comme une aiguille.
J'attachai maître Loys au tronc d'un châtaignier, et je lui dis : « Couche ! », il ne bougea plus.
Le daim arriva, trottant dans le taillis ; maître Loys faisait le mort.
Quand le daim passa, je lui plantai mon épieu sous l'épaule ; il tomba sur ses genoux, et je l'achevai d'un coup de couteau dans la gorge.
Maître Loys poussa un long hurlement de joie.
Et alors ! comme si ce cri eut évoqué une armée de démons, la forêt s'illumina soudain. Des torches brillèrent à travers les arbres, la trompe sonna. Je vis des cavaliers qui accouraient au galop, excitant des chiens lancés ventre à terre.
Je me dis :
— Voici les fils d'Isaac Hellès le juif, qui viennent avec leur meute pour me tuer.
D'un revers, je coupai la courroie qui retenait Loys, et je pris mon épieu à la main. Loys ne s'élança pas. Il resta devant moi, les jarrets tendus, la tête haute. Les juifs criaient déjà de loin : Sus ! sus !
Il y avait un grand chêne qui s'élevait à la droite de la voie ; j'allai m'y adosser, pour ne pas être massacré par derrière.
À ce moment-là même, les fils d'Isaac, avec leur meute et leurs valets, tombèrent sur nous comme la foudre.
Je vois encore leurs visages longs et cuivrés à la rouge lueur des torches.
Vous dire exactement ce qui se passa, Reine je ne le pourrais pas, car je ne le sais guère moi-même.
Un tourbillon s'agitait autour de moi. Je recevais à la fois des coups par tout le corps. Mon front s'inondait de sang et de sueur.
Je me souviens seulement que je disais de temps en temps, machinalement et sans savoir :
— Hardi ! maître Loys ! Je me souviens aussi que je le voyais toujours devant moi, muet au milieu de la meute hurlante, et travaillant Dieu sait comme ! Mon épieu se levait et retombait. Je commençais à ne plus sentir mes blessures, ce qui est signe qu'on va s'évanouir ou mourir… Aubry s'arrêta pour reprendre haleine.
En ces temps où toute vie traversait des dangers violents, la délicatesse des femmes, loin de répugner à de pareils récits, doublait l'intérêt qu'elles y portaient. Elles n'avaient plus horreur du sang pour avoir pansé trop de plaies.
Reine écoutait, haletante.
Elle était avec Aubry dans la forêt, au pied du grand chêne. Les torches l'éblouissaient ; le bruit l'étourdissait ; elle saignait par les blessures d'Aubry.
Hardi ! maître Loys ! défends ton maître !
— Pourtant, reprit Aubry, dans la simplicité de sa vaillance, je voulais rapporter les lombes du daim à monsieur mon père, qui en avait désir.
Comme je sentais bien que j'allais tomber, je me dis :
— Allons, Aubry ! un dernier coup de boutoir ! Et je quittai mon poste comme une garnison assiégée qui fait une sortie. Et je brandis mon épieu ! et je frappai, merci de moi, tant que je pus ! Il me sembla que les torches s'étaient éteintes, et qu'il n'y avait plus personne devant moi. Je crus que c'était le voile de la dernière heure qui s'étendait sous mes yeux.
Je me laissai choir.
Je restai là bien longtemps. Quand je m'éveillai, le soleil se jouait dans les hautes branches des arbres.
Maître Loys, le poil sanglant, léchait mes blessures.
Autour de moi, gisant sur l'herbe, il y avait six cadavres, qui étaient les six fils d'Isaac Hellès. Pour sa part, maître Loys avait étranglé deux juifs et une demi-douzaine de chiens.
C'est une bonne bête que maître Loys !
Je dépeçai le daim ; ne pouvant l'emporter tout entier, je pris le filet avec les lombes, et je revins au manoir, un peu maltraité, mais content.
Mon vieux père, qui n'y voyait plus, ne sut pas que j'étais blessé. Il fit en souriant, avec les lombes du daim, son dernier repas qu'il trouva fort bon, et puis mourut.
Telle fut la conclusion du récit d'Aubry.
Comme Reine écoutait encore, il ajouta :
— Que Dieu me donne cette joie de me voir, avec maître Loys à mes côtés et une arme dans la main, au milieu des soudards de mon cousin Méloir, je ne lui demande pas autre chose !
— Vous êtes brave, Aubry ! dit Reine doucement ; vous serez un capitaine ! Oui, vous avez raison, si vous étiez libre, nous pourrions sauver mon père.
— Eh bien donc, s'écria le jeune homme en donnant le premier coup de lime au barreau, travaillons à ma liberté ! L'acier grinça sur le fer.
Aubry était bien mal à l'aise, mais il y allait de si grand cœur !
— Et maintenant, Aubry, dit Reine après quelques instants, que Dieu soit avec vous ; je vais me retirer.
— Déjà !
— Il y a deux jours que mon père m'attend.
— Mais la mer est haute !
— Elle baisse. Et s'il reste de l'eau entre Tombelène et le Mont au point du jour, il faudra bien que je la traverse à la nage.
— À la nage ! se récria Aubry ? ne faites pas cela, Reine, le courant est si terrible !
— Si je traversais de jour, on me verrait, et la retraite de mon père serait découverte. Aubry ne trouva pas d'objection, mais toute son allégresse avait disparu.
La lune tournait en ce moment l'angle des fortifications. Un reflet vint à l'épaule de Reine, puis la lumière monta lentement, se jouant dans les plis de son voile noir et parmi ses cheveux blonds.
— Quand je traverserai la mer à la nage, dit Reine, je serai moins en danger qu'ici, mon pauvre Aubry.
— Pourquoi ?
— Parce que la lune luit pour tout le monde, répliqua Reine. L'archer qui est sur la plate-forme…
— Il vous voit ? interrompit Aubry d'une voix étouffée par la terreur.
— Oui, répondit Reine, le voilà qui tend son arbalète.
— Fuyez ! oh ! fuyez ! Reine lui fit un adieu de la main et se baissa. Un trait siffla et rebondit sur les roches. Aubry se laissa choir au fond de son cachot. Puis il se reprit encore à la saillie de pierre.
— Reine ! Reine ! cria-t-il ; un mot par pitié… Un second trait vint frapper l'extrême pointe du rocher, la brisa et fit jaillir une gerbe d'étincelles. Aubry sentit son cœur s'arrêter.
En ce moment, dans le silence de la nuit, une voix déjà lointaine s'éleva et monta jusqu'à sa cellule.
Elle disait :
— Au revoir !
Aubry se mit à genoux et remercia Dieu comme il ne l'avait jamais fait en sa vie.
XV. À quand la noce ?
Le petit Jeannin était resté longtemps à regarder la fée courir sur le miroir des grèves.
Quand la fée disparut enfin dans l'ombre du Mont, le petit Jeannin sembla s'éveiller.
Il secoua sa jolie tête chevelue, pesa l'escarcelle, et fit une gambade. Sa joie s'enflait et grandissait à mesure qu'il marchait, le nez au vent et la tête fière, comme un homme opulent peut marcher. L'allégresse lui montait au cerveau. Il était ivre.
Tantôt il gesticulait follement, tantôt il entonnait à pleine gorge un noël appris à la paroisse de Cherrueix, tantôt encore il prenait son élan, touchait le sable de ses deux mains étendues, retombait sur ses pieds et poursuivait cet exercice durant des demi-lieues.
Quiconque a voyagé sur nos routes de l'Ouest a pu voir de jeunes citoyens exécuter ce naïf tour de force sous le poitrail des chevaux. Cela s'appelle faire la roue. Jeannin faisait la roue comme un dieu.
Quand il avait bien fait la roue, il rejetait en arrière la masse de ses cheveux qui l'aveuglait, et c'étaient des éclats de rire, des sauts, des cabrioles.
Il s'en donnait, il s'en donnait le petit Jeannin !
Puis tout à coup il mettait le poing sur la hanche, comme le hallebardier de la cathédrale de Dol. Il marchait à pas comptés. Voyez quel homme grand cela faisait !
Avec une soutanelle de laine brune au lieu de sa peau de mouton, il eût ressemblé à un clerc.
Mais cette gravité-là ne durait point.
Jeannin demeurait aux Quatre-Salines. Sa vieille mère avait une petite cabane où le vent venait par tous les bouts. Cette nuit, le rêve de Jeannin bâtit une bonne maison de marne à sa vieille mère.
Quant à lui, nous savons qu'il couchait rarement au logis.
À l'extrémité du village des Quatre-Salines, il y avait une ferme riche ; devant la ferme, dans le verger, une belle meule de paille six fois grande comme la cabane de la mère de Jeannin.
C'était là le vrai domicile du petit coquetier. Il s'était creusé un trou bien commode dans la paille, et il dormait là mieux que vous et moi.
Sa mère avait une bique (chèvre). La bique tenait dans la cabane la place du petit Jeannin : il lui fallait bien trouver son gîte ailleurs.
Par delà le mont Dol et les coteaux de Saint-Méloir-des-Ondes, l'aube teintait de blanc les contours de l'horizon, quand Jeannin arriva au bout de la grève. Il était trop tôt pour se présenter chez Simon Le Priol. Jeannin sauta tête première dans sa meule de paille et s'endormit tout d'un temps.
Le bon somme qu'il fit ! et les bons rêves !
Il vit des cierges allumés pour ses noces dans l'église du bourg de Saint-Georges. Fanchon la ménagère tenait sa fillette par la main et la conduisait à l'autel. Simon Le Priol avait son pourpoint de fêtes gardées.
Quand le petit Jeannin dormait une fois, c'était pour tout de bon. Le soleil se leva et se coucha pendant qu'il dormait. À son réveil, la brune était déjà tombée.
— Oh ! dà ! se dit-il, le jour tarde bien à se montrer ce matin !
Il sortit de sa meule attendant toujours le soleil. Ce fut la lune qui vint.
— Allons ! se dit le petit Jeannin, j'ai fait un joli somme. Il faut courir chez Simon Le Priol pour demander Simonnette en mariage !
La route se fit gaiement. Jeannin avait son escarcelle sous sa peau de mouton. Il frappa à la porte de Simon.
— Holà ! petiot, lui dit le bonhomme quand il fut entré, depuis quand frappes-tu aux portes comme si tu étais quelque chose ?
De fait, le petit Jeannin n'avait point coutume de frapper. Il faisait comme les chats : il entrait tout doucement sans dire gare.
S'il avait frappé ce soir, c'est qu'en effet, sans se rendre compte de cela, il se sentait devenu quelque chose.
— Bonjour, Simon Le Priol, dit-il avec un pied de rouge sur la joue ; bonjour, dame Fanchon et la maisonnée.
La maisonnée se composait de deux vaches et de quatre gorets, car Simonnette était dehors, ainsi que tous les Mathurin et toutes les Gothon.
Fanchon et Simon se regardèrent.
— Qu'a-t-il donc, ce petit gars-là ? demanda la métayère ; il a l'air tout affolé !
— Est-ce que tu es malade, petiot ? interrompit Simon avec bonté. Jeannin ne savait pas s'il était bien portant ou malade.
Sa langue était paralysée. Simon Le Priol et sa ménagère lui semblaient, en ce moment, plus imposants qu'un roi et une reine.
Il n'avait point préparé son discours. Tout à l'heure, cela lui paraissait si simple de dire en entrant :
— Bonjours à trétous, je viens pour épouser Simonnette. Maintenant il ne pouvait plus.
— Femme, dit Simon, il est tout pâle et il tremble les fièvres. Donne-lui une écuellée de cidre bien chaud pour lui recaler le cœur.
— Oh ! merci tout de même, murmura Jeannin ; mais dam, je n'ai point froid au cœur. Bien du contraire quoique l'écuellée de cidre ne soit pas de refus. Mais, je vais vous dire : faut que vous sachiez ça tous deux. Il m'est tombé un bonheur.
La porte grinça sur ses gonds. La mâchoire de maître Vincent Gueffès se montra sur le seuil. Ce fut dommage, car le petit Jeannin était lancé : il allait défiler son chapelet tout d'un coup. Vincent Gueffès tira la mèche de cheveux qui pendait sur son front. C'était sa manière de saluer. Puis il s'assit, dans le foyer, sur un billot. Il fit à Jeannin un signe de tête amical.
Depuis le matin, maître Vincent Gueffès ruminait pour trouver un moyen honnête de faire pendre le petit coquetier. Jeannin resta la bouche ouverte.
— Eh bien ! dit Fanchon, qu'est-ce que c'est que ce bonheur-là qui t'est tombé, mon petit gars ?
Jeannin se mit à tortiller les poils de sa peau de mouton. Gueffès vit qu'il gênait. Cela lui fit un véritable plaisir.
— Allons ! cause vite ! s'écria Simon ; crois-tu qu'on a le temps de s'occuper de toi toute la soirée ?
— Oh ! que non fait ! maître Simon, répliqua Jeannin avec humilité, quoique je n'en aurais pas eu l'idée sans vous, bien sûr et bien vrai.
— Quelle idée ?
— L'idée des cinquante écus nantais…
— Est-ce que tu voudrais vendre la tête de notre bon seigneur ! s'écria Fanchon déjà rouge d'indignation.
Maître Vincent Gueffès dressa l'oreille. Il l'avait longue.
— Pas de moitié ! dit Jeannin, employant ainsi la plus énergique négation qui soit dans le langage du pays ; le chef des soudards me l'a bien proposé, mais je n'entends pas de cette oreille-là !
— À la bonne heure !
— C'est d'autres écus, reprit Jeannin, des écus qui… que… enfin, je vas vous dire… C'est des écus, quoi !
Il releva la tête, tout satisfait d'avoir pu donner une explication aussi catégorique.
— Ça ne nous apprend pas… commença maître Vincent Gueffès. Mais Jeannin ne le laissa pas achever.
— Pour ce qui est de vous, l'homme, dit-il rudement, on ne vous parle point ! Et si vous voulez causer tous deux, allez m'attendre à la porte !
Simon et sa femme se regardèrent encore. Ce petit Jeannin, plus poltron que les poules ! Maître Gueffès essaya de sourire, ce qui produisit une grimace très laide. Jeannin se retourna de nouveau vers le métayer et la métayère.
— Voyez-vous, dit-il en forme d'explication, je n'aime pas ce Normand-là, parce qu'il rôde toujours autour de Simonnette.
— Et qu'est-ce que ça te fait, petiot ? demanda Simon en riant.
La figure de Jeannin exprima l'étonnement le plus sincère.
— Ce que ça me fait ! répéta-t-il ; mais je ne vous ai donc rien dit depuis que nous bavardons là ! Ça me fait que Simonnette est ma promise…
Simon et sa femme éclatèrent de rire pour le coup.
— Oh ! le pauvre Jeannin ! s'écria Fanchon, en se tenant les côtes, il a bien sûr marché sur le trèfle à quatre feuilles !
Il n'en fallait pas tant pour déconcerter le petit Jeannin. Toute sa vaillance tomba, et les larmes lui vinrent aux yeux.
— Dam ! fit-il, puisqu'il ne faut que cinquante écus nantais.
— Et où les pêcheras-tu, garçonnet, les cinquante écus nantais ? Jean tira de dessous sa peau de mouton l'escarcelle de fines mailles, qui scintilla aux lueurs du foyer.
Simon et sa ménagère ouvrirent de grands yeux. Maître Gueffès allongea le cou pour mieux voir.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? demandèrent à la fois Simon et Fanchon. Jeannin souriait.
— Ah ! mais ! répondit-il, quand on tient la Fée des Grèves, elle donne tout ce qu'on demande !
— La Fée des Grèves ! répétèrent les deux bonnes gens stupéfaits.
Maître Simon Le Priol était un peu dans la situation d'un charlatan qui évoquerait des fantômes de carton pour amuser son public et qui verrait surgir un vrai spectre.
— La Fée des Grèves ! répéta-t-il une seconde fois ; mais c'est des contes de veillée, tout ça, petiot !
— Comment ? l'histoire du chevalier breton ?…
— Un conte !
Jeannin fit sonner les pièces d'or qui étaient dans l'escarcelle.
— Et ça, est-ce des contes ? demanda-t-il d'un accent de triomphe ; la Fée des Grèves a bien pu transporter le chevalier au Mont, à la marée haute, puisqu'elle m'a donné de quoi épouser Simonnette !
Ce disant, le petit Jeannin ouvrit l'escarcelle et fit ruisseler les écus sur la table de la ferme. Il y en avait bien plus de cinquante. Simon et Fanchon étaient littéralement éblouis.
Vincent Gueffès restait immobile dans son coin.
Il se disait :
— J'ai pourtant failli être pendu pour ces beaux écus tout neufs, moi ! Il se dit encore :
— La demoiselle aurait pris l'escarcelle ; le petit falot, la tête pleine des contes de maître Simon, aura couru après la demoiselle… Et puis, voilà.
Maître Vincent Gueffès, comme on voit, était un homme de beaucoup de sens. Impossible de mieux résumer l'histoire que nous avons racontée en tant de chapitres ! Simon et sa femme étaient bien loin de voir aussi clair dans ces mystérieuses ténèbres. Ils regardaient les écus d'un air peu rassuré. Mais c'étaient des écus. Simon les aimait ; Fanchon aussi. Simon interrogea Fanchon de l'œil et Fanchon répondit :
— Dam ! notre homme. Jeannin est un beau petit gars, tout de même !
— Pour ça, c'est vrai ! appuya Simon Le Priol en considérant Jeannin avec attention, ce qu'il n'avait jamais fait en sa vie.
— Il a de beaux yeux bleus, ce petit-là, ajouta Fanchon d'une voix presque caressante déjà.
— Et des cheveux comme une gloire ! renchérit Simon.
Le petit Jeannin, rouge de plaisir, se laissait chatouiller. Maître Vincent Gueffès s'était levé bien doucement. Il était au centre du groupe avant qu'on n'eût songé à lui.
— À quand la noce ? dit-il.
Son air était si narquois que les deux bonnes gens en tressaillirent.
— Ça ne te fait rien, à toi, répliqua Jeannin, puisque tu n'en seras pas de la noce. Va t'en !
Maître Gueffès tira sa mèche et s'en alla, mais sur le seuil il se retourna :
— Si fait ! si fait ! petit Jeannin, dit-il sans se fâcher, tu épouseras la hart, mon mignon… et j'en serai, de la noce ! Il disparut. On entendit au dehors son aigre éclat de rire.
— Bah ! dit la ménagère Fanchon, jalousie !
— Rancune ! ajouta Simon Le Priol. Et l'on fit asseoir le petit Jeannin à la bonne place, pour causer du mariage.
Car le mariage était désormais affaire conclue.
Les écus restaient sur la table auprès de l'escarcelle ouverte.
Il se fit tout à coup un grand bruit dans la campagne.
Le cor sonnait, et le pas lourd des chevaux retentissait sur les cailloux. En même temps, de vagues et lointaines clameurs arrivaient par le tuyau de la cheminée. Simon, sa femme et le petit Jeannin continuaient de causer mariage. On heurta rudement à la porte, et l'on dit :
— De par notre seigneur le duc ! Simon, tout effaré, courut ouvrir. La Noire et la Rousse beuglaient d'effroi sur la paille. Les hommes d'armes de Méloir entrèrent, commandés par Kéravel et conduits par maître Vincent Gueffès. Derrière eux venait tout le village, les quatre Mathurin, les quatre Gothon, la Scholastique, trois Catiche, une Perrine et deux Joson. Simonnette et son frère Julien étaient toujours dehors.
— Que voulez-vous ? demanda Simon Le Priol.
L'archer Merry le jeta sans beaucoup de façon à l'autre bout de la chambre.
— Messeigneurs, dit Vincent Gueffès, voici l'escarcelle et voilà le voleur ! Il montrait le petit Jeannin. Tous les hommes d'armes reconnurent l'escarcelle du chevalier Méloir. On se saisit du pauvre Jeannin et Kéravel dit :
— Attachez la hart haut et cours au pommier qui est en face !
On attacha la hart pour pendre le voleur. Maître Vincent Gueffès était derrière Jeannin.
— Je t'avais bien dit, petiot, murmura-t-il, que j'en serais de la noce !
XVI. Amel et Penhor.
On dit que parfois, quand le vent du nord-ouest laboure profondément les eaux de la baie, on dit que l'œil du matelot découvre d'étranges mystères entre les deux monts et les îles de Chaussey.
Ce sont des villages entiers, ensevelis sous les flots, des villages avec leurs chaumières et le clocher de leur église.
Des villages dont les noms sont :
Bourgneuf, Tommen, Saint-Étienne-en-Paluel, Saint-Louis, Mauny, Épiniac, la Feillette, et d'autres encore.
Des villages noyés dont les cadavres pâles gisent dans le sable avec les débris des naufrages et les grands troncs de la forêt de Scissy.
L'Océan a mis des siècles dans sa lutte sans pardon contre la pauvre terre de Bretagne. L'Océan, vainqueur, dort maintenant sur le champ de bataille.
Et ce n'est pas la tradition seulement qui a conservé souvenir de ces mortels combats. Les chartriers des familles et des monastères, les archives des villes, les cartons poudreux des gardes-notes renferment une foule de titres authentiques constatant des droits de propriété sur ces domaines défunts, sur ces moissons submergées.
Tel pauvre homme court les chemins avec son bâton et sa besace, qui possède sous ces grands lacs un apanage de prince.
Des châteaux, des prairies, des futaies, de gais moulins qui caquetaient sur le bord des rivières, — des cabanes paisibles dont la fumée lointaine pressait le pas fatigué du voyageur.
Les navires passent maintenant, toutes voiles déployées, à cent pieds au-dessus des demeures hospitalières. La mer a étendu sur le manoir et sur la chaumière, sur le chêne et sur le roseau, son niveau terrible, qui est la mort.
Sombre et prophétique image qui dit à l'homme Titan le néant de ses hardiesses, immense raillerie des railleries du siècle, montrant le linceul comme unique et dernière expression de l'égalité rêvée.
Tout le long de nos côtes, depuis Granville jusqu'au cap Frehel, derrière Saint-Malo, la mer conquérante a porté ses sables stériles sur l'opulence féconde des guérets.
Ça et là, un rocher reste debout, dressant sa tête noire au-dessus des vagues, et gardant son ancien nom de fief, de château, de village. Car la terre a ses ossements comme nous, et la montagne décédée laisse après soi un squelette de pierre.
Les Malouins jettent leurs filets de pêche sur les belles prairies de Césambre, et ce lieu austère où Chateaubriand a voulu son tombeau, le Grand-Bé, était autrefois le centre d'un jardin magnifique.
Nul ne saurait dire exactement le temps que la mer a mis à couvrir ces contrées. La lutte était commencée avant l'ère chrétienne. On sait que les bocages druidiques s'étendaient à huit ou dix lieues en avant de nos côtes.
Plus tard, la forêt de Scissy planta ses derniers chênes sur les falaises de Chaussey.
En ce temps-là, le Couesnon était un grand fleuve que Ptolémée et Ammien Marcellin confondaient en vérité avec la Seine.
Ce Couesnon marneux, ce Couesnon grisâtre, cette rivière folle qui s'égare dans les grèves comme une coquetière ivre.
C'était un fleuve fier, suzerain de la Selune et suzerain de la Sée, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux. Son embouchure était au-delà des montagnes de Chaussey, qui forment maintenant un archipel.
Il passait alors à droite du Mont-Saint-Michel, longeant les côtes actuelles de la Manche.
Ce fut bien longtemps après qu'il fit sa première folie sautant de l'est à l'ouest, enlevant le Mont à la Bretagne pour le donner à la Normandie.
« Li Couësnon a fait folie :
« Si est le mont en Normandie… »
Aimez-vous les légendes ? Penhor, fille de Bud, était la femme d'Amel, le pasteur des troupeaux d'Annan. Annan était seigneur et comte dans le Chezé au delà du mont Tombelène.
Il avait son château au milieu de sept villages qui lui payaient l'ost quand il mettait ses hommes d'armes en campagne.
L'un de ces villages avait nom Saint-Vinol ; Amel et Penhor y faisaient leur demeure.
Penhor avait dix-huit ans ; Amel atteignait sa vingt-cinquième année.
Amel était grand, souple et robuste. Un hiver que le loup rayé de Chezé était sorti de la forêt pour trouver sa pâture en plaine, Amel se coucha dans la plaine pour attendre le loup.
Ces loups rayés sont plus grands que des poulains de six mois ; ils tuent les chevaux et boivent le sang des bœufs endormis.
Ces loups rayés ne fuient pas devant l'homme. La pointe des flèches ne sait pas entamer leur cuir. Si on les frappe avec l'épieu, l'épieu se brise dans la main.
Amel saisit le loup rayé entre ses bras nerveux et l'étouffa.
Mais avant de partir pour attendre le loup, Amel avait suspendu dans l'église du village, sous la niche où souriait la bonne Vierge, une quenouille de fin lin, arrondie par les belles mains de Penhor.
Amel et Penhor n'avaient point d'enfants.
Quand Amel gardait les troupeaux et que Penhor restait seule dans la chaumière, elle était bien triste. Elle se disait :
— Si j'avais un beau petit chérubin sur mes genoux, le portrait vivant de son père, j'attendrais gaiement le retour d'Amel.
Et de son côté Amel pensait :
— Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait un cher petit, son vivant portrait, comme je rentrerais heureux à la maison !
— Penhor, ma chère femme, dit-il un jour, tisse un voile à sainte Marie, mère de Dieu, et nous aurons peut-être un petit enfant.
Penhor tissa un voile à sainte Marie, mère de Dieu, un voile blanc comme la neige, et plus transparent que la brume légère des soirées d'août.
La mère de Dieu fut contente, Amel et Penhor eurent un petit enfant. Ils s'aimèrent davantage auprès de son berceau.
Quand l'enfant eut neuf jours et que Penhor fut relevée, Amel prit le berceau dans ses bras pour porter l'enfant au baptême.
Le baptême reçu, Penhor souleva le berceau à son tour. Elle fit le tour de l'église et gagna l'autel de la Vierge.
— Marie ! ô sainte Marie, dit-elle agenouillée, l'enfant que tu nous as donné, je te le rends ; qu'il soit à toi et qu'il grandisse voué à ta couleur divine. Regarde-le, sainte Marie ; il s'appelle Raoul, comme le père de son père. Regarde-le, afin que tu le reconnaisses au jour du péril.
Amel répondit :
— Ainsi soit-il. La couleur de Marie est le bleu du ciel. L'enfant Raoul grandit sous cette pieuse livrée. Il était beau ; il avait les blonds cheveux de sa mère et l'œil noir d'Amel, le vaillant pasteur, son père.
On ne sait si ce fut à cause des péchés des gens de Saint-Vinol ou à cause des péchés de toutes les paroisses de la côte. Une nuit, nuit de grand malheur, l'eau du Couesnon s'enfla comme le lait bouillant qui franchit les bords du vase.
Le vent soufflait du nord-ouest ; la pluie tombait, la terre tremblait.
La plaine était couverte d'eau.
Quand vint le matin, on vit que le Couesnon débordé, c'était la mer. La mer qui avait rompu les barrières posées par la main de Dieu. Elle arrivait, sombre, houleuse, charriant des arbres déracinés et des cadavres de bestiaux. L'église de Saint-Vinol était située sur une hauteur. Les gens du bourg s'y réfugièrent. Amel et Penhor, qui avaient emmené leur enfant, restèrent à la porte, parce qu'il n'y avait plus de place dans la nef. L'eau montait, montait. Amel prit sa femme dans ses bras. Ils avaient de l'eau jusqu'à la ceinture. Il dit :
— Adieu, ma chère femme. Soutiens-toi sur moi ; peut-être que l'eau s'arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvée, ce sera bien.
Penhor obéit. L'eau montait. Quand l'eau toucha sa ceinture, Penhor éleva le petit Raoul, disant :
— Adieu, mon enfant chéri. Soutiens-toi sur moi ; peut-être que l'eau s'arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvé, ce sera bien.
L'enfant fit ce que lui disait sa mère. L'eau montait toujours, toujours. Bientôt, il ne resta plus au-dessus des vagues courroucées que la tête blonde du petit Raoul, et un pan de sa robe bleue qui flottait.
Or, la Vierge de l'église de Saint-Vinol quittait en ce moment sa niche submergée, afin de s'en retourner au ciel.
Elle emportait toutes ses offrandes dans ses mains.
En passant au-dessus du cimetière, elle aperçut la tête blonde du petit Raoul et le pan de sa robe bleue.
La Vierge arrêta son vol et dit :
— Cet enfant est à moi. Je veux l'emporter à Dieu. Elle le prit par ses blonds cheveux. L'enfant était lourd, bien lourd, pour un si petit corps. La sainte Vierge fut obligée de lâcher ses offrandes une à une, et d'y mettre ses deux mains. Quand elle eût lâché ses offrandes, le lin, les fleurs et les fruits mûrs, elle put soulever l'enfant. Elle vit bien alors pourquoi le petit Raoul était si lourd. Sa mère le tenait de ses doigts mourants et crispés. De ses doigts crispés et mourants, le père tenait la mère. Oh ! le saint amour des familles ! La Vierge sourit. Elle dit :
— Ils s'aimaient bien. Elle emporta le père avec la mère, la mère avec l'enfant, trois âmes heureuses dans l'éternité de Dieu !
On raconte cette histoire aux veillées entre Saint-Georges et Cherrueix.
Le mont Tombelène est plus large et moins haut que le Mont-Saint-Michel, son illustre voisin.
À l'époque où se passe notre histoire, les troupes de François de Bretagne avaient réussi à déloger les Anglais des fortifications qui tinrent si longtemps le Mont-Saint-Michel en échec. Ces fortifications étaient en partie rasées. Il n'y avait plus personne à Tombelène.
Sur la question de savoir si ce mont doit son nom à Jupiter ou à la douce victime du géant venu d'Espagne, Hélène, la nièce de Hoël, les opinions sont diverses.
Le roman de Brut, père de tous les poèmes chevaleresques, assigne au mot Tombelène cette dernière étymologie.
C'est parce qu'Artus trouva là un tombeau de la nièce de Hoël, déshonorée et immolée par le perfide géant espagnol, que le mont s'appela Tombelène : Tumba Helenae.
« Del tombe ù sî cors fu mis
A tombe Hélaine c'est nom pris. »
Les historiens et les antiquaires prétendent par contre que Tombelène vient de Tumba-Beleni.
Il faut laisser aux antiquaires et aux historiens le plaisir de développer leurs thèses respectives.
Ce qui est certain, c'est que Tombelène a sa chronique comme le Mont-Saint-Michel : seulement, sa chronique est plus vieille. Tombelène se mourait déjà quand saint Aubert vint fonder la gloire du Mont-Saint-Michel.
C'était sur le rocher de Tombelène, parmi les ruines des fortifications anglaises, que monsieur Hue de Maurever avait trouvé un asile, après la citation au tribunal de Dieu, donnée en la basilique du monastère.
On ne sut jamais comment Hue de Maurever s'était procuré l'habit monacal, on ne sut pas davantage comment il avait obtenu l'entrée du chœur au moment de l'absoute.
Enfin on s'expliqua difficilement comment il avait pu disparaître devant tant de regards ouverts, gagner l'escalier des galeries et fuir par cette voie si périlleuse.
Il avait fui, voilà ce qui n'était pas douteux.
Le procureur de l'abbé, le prieur des moines et toutes les autorités du monastère s'étaient mis à la disposition du prince breton pour retrouver le fugitif.
Méloir avait fouillé le jour même tous les recoins des bâtiments claustraux, toutes les maisons de la ville, tous les trous du roc.
Peine inutile.
L'aventure devait finir mystérieusement, comme elle avait commencé.
Il faut pourtant dire que si Méloir avait encore mieux cherché, il ne fût point revenu les mains vides auprès de son seigneur ; car monsieur Hue n'était rien de moins qu'un esprit follet.
À l'éperon occidental du Mont, il y avait une petite chapelle, restaurée depuis, et qui est placée aujourd'hui comme elle l'était alors sous l'invocation de saint Aubert.
Cette chapelle est complètement isolée.
Hue de Maurever s'y était caché derrière l'autel.
Quand la nuit fut venue, il traversa le bras de grève mouillée qui sépare les deux monts, et gagna Tombelène.