La femme française dans les temps modernes
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Title: La femme française dans les temps modernes
Author: Clarisse Bader
Release date: May 20, 2005 [eBook #15871]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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[Note du transcripteur: Les détails bibliographiques de l'édition utilisée pour la production de cet "e-Book" ont été reportés à la fin du document.]
LA
FEMME FRANÇAISE
DANS LES TEMPS MODERNESPAR
CLARISSE BADER
1883
PRÉFACE
J'ai cherché dans mes précédentes études la place que la femme a occupée dans les sociétés qui ont laissé leur influence sur notre civilisation. Je termine aujourd'hui mon travail par un ouvrage qui a pour objet la condition de la femme française dans les temps modernes.
Les quatre premiers chapitres de ce livre disent ce qu'a été la femme dans la vie domestique, intellectuelle, sociale et politique de notre pays, depuis le XVIe siècle jusqu'au XVIIIe inclusivement.
En pénétrant dans les vieux foyers français je m'applique surtout à retrouver les principes sur lesquels repose la famille. Dans cette partie de mon oeuvre, j'interroge les personnes qui ont vécu dans ces trois siècles, je recueille leurs témoignages, ces témoignages que nous livrent particulièrement les mémoires domestiques, les correspondances privées, tous les documents intimes auxquels notre époque attache justement un si grand prix.
Pour étudier la part qu'a eue la femme dans notre vie littéraire et artistique, je ne me suis arrêtée qu'aux modèles qui représentent vraiment une influence. Je m'y suis longuement attardée, comme le voyageur qui, après avoir rapidement traversé les plaines, s'arrête aux cimes des montagnes.
Quant au rôle historique des femmes françaises, je n'y ai cherché que les éléments de ce problème très actuel: Dans notre pays, la femme est-elle apte à la vie politique?
C'est dans le chapitre suivant, la Femme française au XIXe siècle, que j'ai essayé de résoudre ce problème. Dans ce chapitre, le dernier de l'ouvrage, j'ai successivement abordé les questions suivantes: L'émancipation politique des femmes.—Le travail des femmes. Quelles sont les professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?—Quelle est la part de la femme dans les ouvres de l'intelligence, et dans quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?—L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission.—Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme peuvent-ils être améliorés?—Mondaines et demi-mondaines.—Le divorce. Où se retrouve le type de la femme française.
Ce chapitre, comme l'indique son sous-titre, rappelle avec les leçons du présent, les exemples du passé. Ces exemples, je les ai demandés aux précédentes pages du livre et aussi aux ouvrages que j'ai déjà écrits sur la condition de la femme dans les civilisations dont la France est l'héritière. Le dernier chapitre de mon travail est donc la conclusion, non seulement de ce livre même, mais de toutes mes études antérieures sur la femme.
Comme j'ai eu particulièrement en vue la condition de la femme, la partie biographique n'occupe dans cet ouvrage qu'une place secondaire, et seulement pour expliquer par un vivant commentaire ce qui se rapporte à cette condition. La biographie disparaît même complètement lorsque j'aborde le XIXe siècle. Je suis du, nombre de ceux qui croient qu'il est bien difficile de parler de ses contemporains avec une entière impartialité. Sans m'interdire quelques allusions aux femmes qui se sont distinguées à notre époque, j'ai tenu à n'écrire dans ces pages aucun nom du XIXe siècle. Ici les personnalités s'effacent, et les principes seuls apparaissent.
Il y a vingt ans qu'au sortir de l'adolescence je commençais l'oeuvre que je termine aujourd'hui. Ce travail, objet de ma constante sollicitude, a été interrompu dans ces dernières années par des épreuves domestiques qui semblaient m'enlever jusqu'à l'espoir de le reprendre jamais. C'est avec une profonde tristesse que je croyais devoir abandonner une oeuvre qui n'avait été pour moi que la forme d'une humble mission moralisatrice, et dont les souvenirs se rattachaient aux radieuses années disparues pour toujours de mon horizon assombri. En m'attribuant une part du prix fondé par une généreuse amie de la France, la célèbre Mme Botta, l'Académie française m'a accordé un nouvel et puissant encouragement qui m'a rendue à mes chères occupations d'autrefois et qui m'a donné la force de faire plus d'un sacrifice à l'achèvement de mon oeuvre. J'aurais voulu que cette conclusion de mes travaux témoignât dignement de ma reconnaissance; mais pour la réalisation d'un tel voeu, il ne suffisait pas de l'effort qui, dans les luttes d'un incessant labeur, surmonte la peine et brave la fatigue.
CLARISSE BADER.
Décembre 1882.
LA
FEMME FRANÇAISE
DANS LES TEMPS MODERNES
CHAPITRE PREMIER
L'ÉDUCATION DES FEMMES—LA JEUNE FILLE
LA FIANCÉE(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)
Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la femme.—Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie domestique.—Les deux éducations.—Érudition des femmes de la Renaissance.—Opinion de Montaigne à ce sujet.—Les émancipatrices des femmes au XVIe siècle.—Les sages doctrines éducatrices et leur application.—L'instruction des femmes au XVIIe siècle.—Les femmes savantes d'après Mlle de Scudéry et Molière.—Suites funestes de la satire de Molière.—L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère, Fénelon, Mme de Maintenon, etc.—L'éducation comprimée des jeunes filles.—Réformes éducatrices: le traité de Fénelon sur l'Éducation des filles; Mme de Maintenon à Saint-Cyr.—L'instruction professionnelle et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.—Caractère de l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation automatique.—Les théories éducatrices de Rousseau et de Mme Roland.—Les anciennes traditions.—Les résultats de l'éducation mondaine et ceux de l'éducation domestique.—La jeune fille dans la poésie et dans la vie réelle.—Les tendresses du foyer.—Mme de Rastignac—Le sévère principe romain de l'autorité paternelle.—Les jeunes ménagères dans une gentilhommière normande.—La fille pauvre Mlle de Launay.—Le droit d'aînesse.—Bourdaloue et les vocations forcées.—Condition civile et légale de la femme.—La communauté et le régime dotal.—Marche ascendante des dots.—Mariages d'ambition.—La chasse aux maris.—Les mariages enfantins.—Mariages d'argent.—Mésalliances.—Mariages secrets.—Les exigences du rang et leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.—Mariages d'amour; Mlle de Blois.—La corbeille.—Cérémonies et fêtes nuptiales.—Le mariage chrétien.
Dans la famille patriarcale du moyen âge, c'est surtout la condition domestique de la femme qui nous apparaît. La châtelaine dans le manoir féodal, la bourgeoise dans la maison de la cité, la paysanne dans la chaumière, nous font généralement revoir ce type, vieux comme le monde: la femme gardienne du foyer.
Au XVIe siècle un changement considérable se produit dans l'existence de la châtelaine. Cette vie, désormais plus sociale que domestique, devient d'autant plus brillante qu'elle concentre ses rayons dans le cercle enchanteur que trace François Ier, et que l'on nomme la cour de France. Avant ce roi, Anne de Bretagne avait bien appelé auprès d'elle les femmes et les jeunes filles de la noblesse, mais c'était pour les garder à l'ombre d'une austère tutelle et les former aux moeurs patriarcales du foyer1. Tel ne fut pas, on le sait, le but de François Ier en attirant les châtelaines à sa cour. «Une cour sans femmes, avait-il dit, est une année sans printemps et un printemps sans roses.»
Sans doute cette apparition des femmes à la cour de France leur donne, comme nous le verrons plus tard, une influence souvent heureuse sur les lettres, sur les arts, et fait éclore la fleur délicate et brillante de la causerie française. Mais les moeurs domestiques et l'état social du pays sont loin de gagner à ce changement. Sur un théâtre aussi corrompu que séduisant, les femmes perdent le goût du foyer; elle sacrifient au désir de plaire leurs devoirs de famille, et jusqu'à leur honneur. Elles renoncent enfin à ce patronage qu'elles exerçaient dans leurs terres. La femme de cour, environnée d'un cercle d'adulateurs, a remplacé la châtelaine, mère et protectrice de ses paysans. L'historien et l'économiste s'accordent pour constater que si la politique qui attira à la cour les familles dirigeantes, acheva la victoire de la royauté sur l'esprit féodal, cette même politique prépara malheureusement aussi la Révolution. Tandis que la noblesse se corrompt dans la domesticité de la cour, les paysans, privés des exemples moraux et de la protection matérielle que leur donnaient leurs seigneurs, se trouvent ainsi livrés aux sophistes du XVIIIe siècle, et ils sauront traduire par des actes d'une sauvage violence les doctrines antisociales et antireligieuses2.
A partir du XVIe siècle, deux courants vont s'établir dans les moeurs françaises. D'une part une élégante corruption envahira le monde de la cour; mais d'autre part les moeurs patriarcales se conserveront dans bien des familles nobles ou plébéiennes qui, soit dans les campagnes, soit encore dans les villes, n'auront pas subi la contagion immédiate du mal. A la cour même se retrouveront, aussi bien et plus encore parmi les femmes que parmi les hommes, de ces natures fortement trempées à qui le spectacle du mal donne plus de vigueur encore dans la pratique du bien.
L'éducation de la femme se ressentira de cette double influence. Ici on préparera en elle la gardienne du foyer, là une femme de la cour. Les résultats de ces deux éducations ne tarderont pas à nous apparaître.
Mais dans les provinces comme à la cour, dans la bourgeoisie comme dans la noblesse, le mouvement intellectuel qui produisit la Renaissance donna une vive impulsion à la culture de l'esprit chez la femme. Nous aurons à le constater dans un chapitre spécial réservé à l'influence de la femme française sur les lettres et sur les arts.
Chez les femmes de la Renaissance, l'érudition se joint au talent d'écrire. Et quelle érudition! Les trois brillantes Marguerite de la cour des Valois en donnent l'exemple. Elles savent toutes trois le latin, et les deux premières, le grec. L'hébreu même n'est pas étranger à la première Marguerite, soeur de François Ier. La fille d'un Rohan lit la Bible dans le texte hébraïque. Des femmes traduisent les anciens; d'autres écrivent elles-mêmes en latin, en grec; elles abordent jusqu'aux vers latins. Marie Stuart, dauphine de France, compose un discours latin dont nous aurons à parler. Catherine de Clermont, duchesse de Retz, initiée aux mathématiques, à la philosophie, à l'histoire, possède à un si haut degré la connaissance du latin, que la reine Catherine de Médicis la charge de répondre au discours que lui adressent en cette langue les ambassadeurs polonais qui, en 1573, viennent annoncer au duc d'Anjou son élection au trône de Pologne. La harangue de la duchesse fut élevée au-dessus des discours que le chancelier de Birague et le comte de Cheverny firent aux ambassadeurs au nom de Charles IX et du nouveau roi de Pologne3.
Presque toutes ces femmes sont poètes en même temps qu'érudites. Quelques-unes sont musiciennes et s'accompagnent du luth pour chanter leurs vers. Beaucoup sont louées pour avoir allié au talent, à la science, les sollicitudes domestiques, les devoirs de la mère4. Nous les retrouverons en étudiant la part qu'eut la femme dans le mouvement intellectuel de notre pays.
Les filles du peuple ne restent pas étrangères à l'érudition, témoin la maison de Robert Estienne où l'obligation de ne parler qu'en latin était imposée aux servantes mêmes5.
Le besoin du savoir était universel pendant la Renaissance, époque de recherches curieuses et qui fut certes moins littéraire qu'érudite et artistique. Les femmes ne firent donc que participer à l'entraînement général, et ce ne fut pas sans excès. Elles ne surent pas toujours se défendre de la pédanterie, s'il faut en croire Montaigne. Le philosophe sceptique raille agréablement les femmes savantes d'alors qui faisaient parade d'une instruction superficielle: «La doctrine qui ne leur a peu arriver en l'ame, leur est demeurée en la langue,» dit-il avec son inimitable accent de malicieuse naïveté.
Si les femmes veulent s'instruire, Montaigne leur abandonne impertinemment la poésie, «art folastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles.» Mais dans cette page badine, il y a déjà le grand principe de l'instruction des femmes: Montaigne leur permet d'étudier tout ce qui peut avoir dans leur vie une utilité pratique, l'histoire, la philosophie même6.
Cette valeur pratique de l'instruction, Montaigne l'avait déjà formulée dans un précédent chapitre des Essais, mais, à vrai dire, il ne croyait guère que la femme fût capable de trouver dans l'étude ce bienfait moral. Après avoir cité ce vers grec: «A quoy faire la science, si l'entendement n'y est?» et cet autre vers latin: «On nous instruit, non pour la conduite de la vie, mais pour l'école,» Montaigne écrit: «Or il ne fault pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; il ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; et s'il ne la change, et meliore son estat imparfaict, certainement il vault beaucoup mieulx le laisser là: c'est un dangereux glaive, et qui empesche et offense son maistre, s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'usage...
«A l'adventure est ce la cause que et nous et la théologie ne requérons pas beaucoup de science aux femmes, et que François, duc de Bretaigne, fils de Jean V, comme on luy parla de son mariage avec Isabeau, fille d'Escosse, et qu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement et sans aulcune instruction de lettres, respondit, «qu'il l'en aymoit mieulx, et qu'une femme estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre différence entre la chemise et le pourpoinct de son mary7.»
L'utilité de l'instruction était néanmoins un argument que ne pouvaient négliger les femmes qui dès lors défendaient les droits intellectuels de leur sexe et qui comptaient dans leurs rangs la jeune et belle dauphine de France, Marie Stuart, prononçant en plein Louvre, devant la cour assemblée, cette harangue latine dont j'ai parlé plus haut, et qu'elle avait composée elle-même; «soubtenant et deffendant, contre l'opinion commune, dit Brantôme, qu'il estoit bien séant aux femmes de sçavoir les lettres et arts libéraux8.» Nous ne savons à quel point de vue se plaça ici la jeune dauphine, si elle faisait de l'instruction une simple parure pour l'esprit de la femme ou une force pour son caractère. Mais je pense que la grâce toute féminine qui distinguait Marie Stuart la préserva des doctrines émancipatrices qui, à cette époque déjà, égaraient quelque peu les cerveaux féminins. Ne vit-on pas alors Marie de Romieu, répondant à une satire de son frère contre les femmes, défendre leur mérite avec un zèle plus ardent que réfléchi, et déclarer que la femme l'emporte sur l'homme non seulement par les qualités du coeur, mais encore par les dons intellectuels, par le maniement des affaires, et même... par le courage guerrier9! Le comte Joseph de Maistre, qui eut le tort d'exagérer la thèse opposée, devait, deux siècles plus tard, répondre sans le savoir à la prétention la plus exorbitante d'une femme dont le nom et les écrits ne lui étaient sans doute pas connus: «Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt ans: «Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'une dame pourrait être un grand général comme un homme?» je n'aurais pas manqué de lui répondre: «Sans doute, madame. Si vous commandiez une armée, l'ennemi se jetterait à vos genoux comme j'y suis moi-même; personne n'oserait tirer, et vous entreriez dans la capitale ennemie avec des violons et des tambourins... Voilà comment on parle aux femmes, en vers et même en prose. Mais celle qui prend cela pour argent comptant est bien sotte10.»
Mlle de Gournay, elle, devait se contenter de proclamer l'égalité des sexes. Elle fit bien certaines petites restrictions pour les aptitudes guerrières; mais pour la science de l'administration, elle se garda bien d'admettre que la femme fût quelque peu inférieure à l'homme11.
La cause de l'instruction des femmes fut mieux plaidée par Louise Labé, la Belle Cordière. Montaigne avait permis que la femme, si elle le pouvait, s'instruisît de ce qui lui serait utile;—Louise Labé nous donne l'une des meilleures applications de ce précepte, en disant que la femme doit s'instruire pour être la digne compagne de l'homme12: la digne compagne de l'homme, oui, sans doute; mais aussi la mère éducatrice, selon la pensée d'un auteur qui appartient au XVe et au XVIe siècles. Jean Bouchet, alors qu'il défend Gabrielle de Bourbon, femme de Louis de la Tremouille, contre ceux qui reprochent à la noble dame d'avoir écrit. «Aucuns trouvoyent estrange que ceste dame emploiast son esprit à composer livres, disant que ce n'estoit l'estat d'une femme, mais ce legier jugement procède d'ignorance, car en parlant de telles matières on doit distinguer des femmes, et sçavoir de quelles maisons sont venues, si elles sont riches ou pauvres. Je suis bien d'opinion que les femmes de bas estat, et qui sont chargées et contrainctes vacquer aux choses familières et domesticques, pour l'entretiennement de leur famille, ne doyvent vacquer aux lectres, parce que c'est chose repugnant à rusticité; mais les roynes; princesses et aultres dames qui ne se doyvent, pour la reverence de leurs estatz, applicquer à mesnager comme les mecaniques, et qui ont serviteurs et servantes pour le faire, doyvent trop mieulx appliquer leurs espritz et emploier le temps à vacquer aux bonnes et honnestes lectres concernans choses moralles ou historialles, qui induisent à vertuz et bonnes meurs, que à oysiveté mère de tous vices, ou à dances, conviz, banquetz, et aultres passe-temps scandaleux et lascivieux; mais se doivent garder d'appliquer leurs espritz aux curieuses questions de théologie, concernans les choses secretes de la Divinité, dont le sçavoir appartient seulement aux prelatz, recteurs et docteurs.
«Et si à ceste consideracion est convenable aux femmes estre lectrées en lectres vulgaires, est encores plus requis pour un aultre bien, qui en peult proceder: ce que les enfans nourriz avec telles meres sont voluntiers plus eloquens, mieulx parlans, plus saiges et mieulx disans que les nourriz avec les rusticques, parce qu'ilz retiennent tousjours les condicions de leurs meres ou nourrices. Cornelie, mere de Grachus, ayda fort, par son continuel usaige de bien parler, à l'eloquence de ses enfans. Cicero a escript qu'il avait leu ses epistres, et les estime fort pour ouvrage féminin. La fille de Lelius, qui avait retenu la paternelle éloquence, rendit ses enfans et nepveux disers13.»
En définissant le rôle de l'instruction dans les devoirs maternels, Jean Bouchet n'a pas oublié de démontrer que l'étude prémunit aussi la femme contre les plaisirs du monde et les passions mauvaises. Le cynique Rabelais a lui-même compris que les coupables amours ne pouvaient trouver place dans une âme sérieusement occupée; et par une charmante allégorie, il a montré Cupidon n'osant s'attaquer au groupe des muses antiques, et s'arrêtant surpris, ravi, désarmé, et en quelque sorte captif lui-même devant leurs graves et doux accents. L'amour profane ne pouvant les séduire, est devenu, sous leur influence, l'amour immatériel.
En joignant les réflexions de Jean Bouchet et de Rabelais à celles de la Belle Cordière, on ne saurait mieux définir le rôle de l'instruction chez la femme, le vide que remplit cette instruction et la force qu'elle donne pour mieux s'acquitter des devoirs de l'épouse et de la mère. C'étaient de tels principes qui, en dépit même de certaines exagérations, rendaient si solide l'instruction que possédaient au XVIe siècle des femmes de tout rang. Dans une famille bourgeoise habitant le midi, Jeanne du Laurens reçoit la sage culture intellectuelle qui lui permettra de rédiger avec un si exquis bon sens, un jugement si sûr, si droit, ce Livre de raison, récemment publié pour l'honneur de sa famille et l'édification de notre temps14.
Mais, selon le témoignage de Henri IV, «l'ignorance prenait cours dans son royaume par la longueur des guerres civiles.» A cette éblouissante période de la Renaissance succèdent des jours sombres où les tempêtes menacent d'éteindre le flambeau de la vie intellectuelle. Sans doute cette vie renaîtra plus florissante que jamais au XVIIe siècle; mais les femmes du monde, déshabituées de l'étude, se livreront alors pour la plupart à la frivolité des goûts mondains. Les femmes instruites deviennent des exceptions brillantes qui se produisent néanmoins dans divers rangs de la société.
De grandes dames comme Mme de la Fayette, Mme de Sévigné, Marie-Eléonore de Rohan, abbesse de la Sainte-Trinité, à Caen, plus tard abbesse de Malnoue15, et, dans une sphère moins haute, Mme des Houlières, Mlle Dupré, ont étudié le latin. Cette dernière apprend même le grec16.
La duchesse d'Aiguillon, élevée dans le Bocage vendéen, reçoit comme sa grand'mère de Richelieu, une instruction solide. Elle est même initiée aux lettres grecques et latines 17. Huet, le savant évêque d'Avranches, surprend un jour entra les mains de Marie-Élisabeth de Rochechouart un livre que celle-ci lui cache: c'est le texte grec de quelques opuscules de Platon, et elle achève avec lui la lecture du Crilon. Instruite et modeste comme cette jeune fille, sa tante, Gabrielle de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, traduit le Banquet et fait refondre sa traduction par Racine 18. Dans ce même XVIIe siècle on admirera la science philologique d'Anne Lefèvre, la célèbre Mme Dacier.
Ainsi qu'au XVIe siècle, nulle étude, quelque aride qu'elle soit, ne rebute quelques femmes. A la connaissance des langues, Mme de la Sablière joint l'étude de la philosophie, de la physique, de l'astronomie, des mathématiques. Les grandes dames raisonnent sur le cartésianisme. Mme de Grignan, qui se reconnaît fille de Descartes, écrit une lettre sur la doctrine du pur amour, professée par Fénelon. C'était là s'aventurer sur le terrain théologique dont Fénelon, et avant lui, Jean Bouchet, avaient prudemment éloigné la femme. L'auteur de l'Éducation des filles se défiait avec raison de l'influence féminine dans les questions que doit seule trancher l'Église. Heureux le doux et saint pontife s'il n'eût pas été lui-même entraîné par une femme vers la doctrine contre laquelle s'éleva l'esprit philosophique de Mme de Grignan!
Comme au XVIe siècle, l'amour de la science, quelque circonscrit qu'il fût chez les femmes, devenait un excès. Si quelques femmes continuaient d'unir à une forte instruction leurs sollicitudes domestiques, il sembla que d'autres les aient sacrifiées à la curiosité et à la vanité du savoir. L'affectation du bel esprit, la préciosité du langage19 ajoutaient encore à l'antipathie qu'inspiraient ces femmes. Leurs ridicules furent flagellés par une femme, une femme qui avait d'autant plus le droit d'être écoutée que, très instruite, elle n'était point pédante: c'était Mlle de Scudéry. Elle opposa la femme savante à la femme instruite, l'une affectant avec prétention une science qu'elle n'a pas, l'autre cachant avec modestie l'instruction qu'elle possède; la première montrant chez elle «plus de livres qu'elle n'en avoit lu,» la seconde en laissant voir moins «qu'elle n'en lisoit20;» celle-ci employant d'un air sentencieux de grands mots pour de petites choses, celle-là disant simplement les grandes choses; la pédante interrogeant publiquement sur une question de grammaire, sur un vers d'Hésiode, la femme instruite qui a le bon goût de se déclarer incompétente. Mais notons surtout ce contraste: la femme studieuse et modeste surveillant toute sa maison avec sollicitude, tandis que sa maladroite imitatrice dédaigne le soin du ménage. Devant cette femme oublieuse de ses devoirs, impérieuse, suffisante, contente d'elle et tranchant de tout, faisant rejaillir ses ridicules sur les femmes réellement instruites, Mlle de Scudéry sent déjà bouillonner l'impatience que traduira si bien l'auteur des Femmes savantes.
Au milieu de ces femmes qui cherchent à pénétrer les secrets de la nature, se livrent à des dissertations philologiques, ou pérorent sur les mérites du platonisme, du stoïcisme, de l'épicuréisme, du cartésianisme, tandis qu'elles ignorent la science la plus utile, celle du devoir modestement accompli, je comprends la mauvaise humeur du maître de maison; et si, dans sa colère, il dépasse la mesure en confondant la femme instruite avec la pédante, je l'excuse quand il s'écrie:
Le moindre solécisme en parlant vous irrite;
Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville;
M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l'aspect importune;
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,
Ou nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d'à présent sont bien loin de ces moeurs:
Elles veulent écrire et devenir auteurs.
Nulle science n'est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde:
Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,
Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire;
Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
Raisonner est l'emploi de toute ma maison.
Et le raisonnement en bannit la raison...!
L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire;
L'autre rêve à des vers, quand je demande à boire:
Enfin je vois par eux votre exemple suivi.
Et j'ai des serviteurs et ne suis pas servi.
Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était point infectée;
Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu'elle manque à parler Vaugelas21.
Dira-t-on que ce dernier trait sent la charge? Non. Rien de plus exact que ce détail de moeurs. Rappelons-nous qu'au XVIe siècle, les servantes mêmes de Robert Estienne étaient obligées de parler latin22, et reconnaissons la justesse des plaintes de Chrysale lorsqu'il nous dit:
Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?
J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot.
Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots23.
Tout, dans cette oeuvre admirable, est une exacte peinture d'un certain coin de la société pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les Philaminte, les Bélise, les Armande n'étaient pas plus rares alors qu'au XVIe siècle. Après avoir vu ce que Marie de Romieu écrivait pendant la Renaissance pour défendre les droits de la femme, trouverons-nous exagérée la scène dans laquelle les femmes savantes exposent le plan de leur académie?
...Nous voulons montrer à de certains esprits,
Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
Que de science aussi les femmes sont meublées;
Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées,
Conduites en cela par des ordres meilleurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous approfondirons, ainsi que la physique,
Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages;
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis:
Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis24.
Mais le succès de Molière dépassa le but que le grand comique avait poursuivi. Le ridicule qu'il jetait sur les femmes savantes allait faire perdre aux femmes jusqu'à cette modeste instruction qu'il leur permettait, alors qu'il faisait exprimer par Clitandre sa véritable pensée:
...Les femmes docteurs ne sont pas de mon goût.
Je consens qu'une femme ait des clartés de tout:
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante;
Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait:
De son étude enfin je veux qu'elle se cache;
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos25.
On ne saurait mieux dire. C'était ainsi que, plusieurs années auparavant, Mlle de Scudéry en avait jugé26, et telle sera toujours l'opinion des esprits judicieux. Tout dans la femme doit être voilé, l'instruction comme la beauté. Et c'est avec une délicatesse infinie que Fénelon a pu dire des jeunes filles: «Apprenez-leur qu'il doit y avoir, pour leur sexe, une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qui inspire l'horreur du vice27.»
Note 27: (retour) Fénelon, De l'éducation des filles, ch. VII. La Rochefoucauld a, lui aussi, trouvé en cette rencontre la note juste. «Une femme, dit-il, peut aimer les sciences; mais toutes les sciences ne lui conviennent pas, et l'entêtement de certaines sciences ne lui convient jamais, et est toujours faux» Maximes diverses, VI.Mais le ridicule que Molière jetait sur les femmes savantes l'emporta sur les réserves qu'il avait faites. L'éclat de rire qui accueillit sa pièce fut général, et Boileau en prolongea l'écho en y ajoutant sa note railleuse28. L'instruction fut condamnée avec le pédantisme, et l'ignorance triompha du tout.
«Les femmes sous Louis XIV, dit Thomas, furent presque réduites à se cacher pour s'instruire, et à rougir de leurs connaissances, comme dans des siècles grossiers, elles eussent rougi d'une intrigue. Quelques-unes cependant osèrent se dérober à l'ignorance dont on leur faisait un devoir; mais la plupart cachèrent cette hardiesse sous le secret: ou si on les soupçonna, elles prirent si bien leurs mesures, qu'on ne put les convaincre; elles n'avaient que l'amitié pour confidente ou pour complice. On voit par là même que ce genre de mérite ou de défaut ne dut pas être fort commun sous Louis XIV29....»
Avec sa finesse malicieuse, La Bruyère constata que les défauts des femmes ne s'accordaient que trop ici avec les préjugés des hommes. «Pourquoi, dit-il, s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits, leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation, ou par leurs ouvrages? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits, aient sur eux cet avantage de moins.
«On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est ciselée artistement, d'une polissure admirable, et d'un travail fort recherché; c'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux, qui n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde.
«Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne m'informe plus du sexe, j'admire; et, si vous me dites qu'une femme sage ne songe guère à être savante, ou qu'une femme savante n'est guère sage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de dire, que les femmes ne sont détournées des sciences que par certains défauts: concluez donc vous-mêmes que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient sages; et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir savante, ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage30.»
Nous savons, en effet, que les femmes du monde se tenaient volontiers alors éloignées de l'instruction la plus élémentaire. Avant que Molière se fût moqué des pédantes, Mlle de Scudéry constatait, comme Fénelon devait le faire après le succès des Femmes savantes, que le danger de la science n'était pas aussi pressant ni aussi général chez la femme que le péril de l'ignorance: «Encore que je sois ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre extrémité fort condamnable, et d'être souvent épouvantée de voir tant de femmes de qualité avec une ignorance si grossière que, selon moi, elles déshonorent notre sexe31.»
«Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement», dira Fénelon. «Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit et de la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent... Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant: au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leurs caractères nets et lisibles32.»
Mlle de Scudéry avait aussi parlé des fautes d'orthographe grossières que commettaient des femmes aussi inhabiles à bien écrire qu'habiles à bien parler. Elles embrouillent à un tel point les caractères dont elles se servent, qu'une femme reporte à une autre toutes les lettres que celle-ci lui a écrites de la campagne, et la prie de les lui déchiffrer elle-même33. Mais ce manque d'orthographe et ce griffonnage ne se remarquaient-ils pas jusque dans les lettres d'une spirituelle épistolière comme Mme de Coulanges34?
Montaigne remarquait de son temps que tout, dans l'éducation des filles, ne tendait qu'à éveiller l'amour35. La même observation est faite par Mlle de Scudéry qui se plaint que le désir de plaire soit la seule faculté que l'on cultive chez la femme: «Sérieusement,... y a-t-il rien de plus bizarre que de voir comment on agit pour l'ordinaire en l'éducation des femmes? On ne veut pas qu'elles soient coquettes ni galantes, et on leur permet pourtant d'apprendre soigneusement tout ce qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien qui puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. En effet, toutes ces grandes réprimandes qu'on leur fait dans leur première jeunesse... de ne s'habiller point d'assez bon air, et de n'étudier pas assez les leçons que leurs maîtres à danser et à chanter leur donnent, ne prouvent-elles pas ce que je dis? Et ce qu'il y a de rare est qu'une femme qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six; et à cette même personne qui est obligée d'avoir du jugement jusque à la mort et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la faire agir avec plus de conduite; et vu la manière dont il y a des dames qui passent leur vie, on diroit qu'on leur a défendu d'avoir de la raison et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir, pour être grasses, pour être belles, pour ne rien faire, et pour ne dire que des sottises; et je suis assurée qu'il n'y a personne dans la compagnie qui n'en connoisse quelqu'une à qui ce que je dis convient. En mon particulier,... j'en sais une qui dort plus de douze heures tous les jours, qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou pour, mieux dire à ne s'habiller point, car plus de la moitié de ce temps-là se passe à ne rien faire ou à défaire ce qui avoit déjà été fait. Ensuite elle en emploie encore bien deux ou trois à faire divers repas, et tout le reste à recevoir des gens à qui elle ne sait que dire, ou à aller chez d'autres qui ne savent de quoi l'entretenir; jugez après cela si la vie de cette personne n'est pas bien employée!...
«Je suis persuadée... que la raison de ce peu de temps qu'ont toutes les femmes, est sans doute que rien n'occupe davantage qu'une longue oisiveté36...» Combien juste et profonde est cette dernière remarque!
La satire de Molière ne rendra que plus générales ces nonchalantes habitudes, et la vie inoccupée des femmes produira avec la paresse, la frivolité, le goût exagéré du luxe et des plaisirs mondains: pente fatale qui mène promptement à l'abîme! Ou bien le désoeuvrement amollira à un tel degré les femmes et les jeunes filles que, suivant le témoignage de Mme de Maintenon, elles ne seront plus capables d'aucun effort, même pour parler, même pour s'amuser; et que, inertes, apathiques, elles ne sauront plus que manger, dormir37! Entre cette vie et celle de la brute, je ne vois aucune différence; et, s'il en est une, elle est tout entière à l'avantage de l'animal qui, du moins, se remue pour chercher sa pâture.
Il était temps de remédier à l'anémie morale que nous révèle Mme de Maintenon. Ce fut pour combattre ce mal que Fénelon écrivit son admirable traité de l'Éducation des filles, et que Mme de Maintenon appliqua les théories du saint prélat dans l'Institut de Saint-Louis, à Saint-Cyr, qu'elle avait fondé pour les jeunes filles de la noblesse pauvre38. Ces théories étaient elles-mêmes le résultat de l'expérience que Fénelon avait acquise en dirigeant le couvent des Nouvelles catholiques.
Note 38: (retour) Le traité de l'Éducation des filles parut en 1687, deux ans après la fondation de Saint-Cyr, mais Mme de Maintenon consulta Fénelon sur l'oeuvre qu'elle créait. Elle collabora avec lui et avec l'évêque de Chartres pour le traité intitulé: l'Esprit de l'Institut des filles de Saint-Louis. Mme de Maintenon, Lettres et Entretiens, 52.De la pédanterie de quelques femmes, disait l'abbé Fleury, «on a conclu, comme d'une expérience assurée, que les femmes n'étaient point capables d'étudier, comme si leurs âmes étaient d'une autre espèce que celles des hommes, comme si elles n'avaient pas, aussi bien que nous, une raison à conduire, une volonté à régler, des passions à combattre, une santé à conserver, des biens à gouverner ou s'il leur était plus facile qu'à nous de satisfaire à tous ces devoirs sans rien apprendre39.»
S'instruire pour mieux remplir ses devoirs, pour former son jugement, pour occuper sa vie, c'est là, en effet, le modèle de l'éducation au XVIe et au XVIIe siècles, modèle qui ne fut pas suivi par la généralité des familles, mais qui subsistait toujours. Mlle de Scudéry avait ainsi défini le rôle de l'instruction chez la femme. Telle fut aussi la pensée qui inspira Fénelon et Mme de Maintenon. Mais tous deux comprirent que pour que leurs réformes fussent durables, il fallait préparer dans les jeunes filles des mères éducatrices qui les perpétueraient. Pour former ces mères, leur plan ne devait pas se borner à l'instruction des femmes, mais il devait embrasser la grande et forte éducation qui ne sépare pas l'enseignement intellectuel de l'enseignement moral.
Ces mères éducatrices étaient rares. L'éducation, si négligée dans bien des familles mondaines, était en même temps comprimée. Et il faut dire que ce système de compression dominait aussi, dès le XVIe siècle, dans les familles les plus austères. Le principe romain qui régnait alors dans le droit, passait dans les moeurs, et ce n'était pas à tort que Fénélon souhaitait pour la jeune fille une plus douce atmosphère de tendresse. La mère de Mme de Maintenon n'avait embrassé que deux fois sa fille! Par contre, ces mères si avares de baisers étaient prodigues de soufflets, témoin, au XVIe siècle, cette femme d'ailleurs si digne et si respectable, Mme du Laurens: «Quant à nous autres filles qui estions jeunes, ma mère nous menoit tous-jours devant elle, soit à l'église, soit ailleurs, prenant garde à nos actions. Que si nous regardions çà et là, comme font ordinairement les enfans, elle nous souffletoit devant tous pour nous faire plus de honte...»40
Fénelon et Mme de Maintenon étaient témoins de ce que, sous la surveillance d'une mère grondeuse, la vie domestique pouvait avoir d'ennuis pour la jeune personne. «Quelle est, dit Mme de Maintenon, la fille qui ne travaille pas depuis le matin jusqu'au soir dans la chambre de sa mère, et n'en fait pas son plaisir? Elle n'y trouve, le plus souvent, que de la mauvaise humeur à essuyer, beaucoup de désagréments, quelquefois même de mauvais traitements, et personne ne s'avise de la plaindre et de lui procurer des délassements. La plupart travaillent assidûment toute la semaine, et ne se promènent que les fêtes et dimanches.41»
Il était des mères qui, très mondaines pour leur compte, et très sévères pour celui de leurs filles, ne les emmenaient à la cour que dans une attitude d'esclavage. «Mme la princesse d'Elbeuf, dit Mme de Maintenon, joue toute la journée avec Mme la duchesse de Bourgogne; sa fille est assise à son côté sans dire un seul mot; les jours ouvriers elle travaille, et les dimanches et fêtes, elle est les bras croisés à regarder jouer, et à s'intéresser au jeu de sa mère, et quelquefois, lasse et ennuyée de regarder, elle ferme les yeux. Mme Colbert, que la reine aimait beaucoup, et à qui elle faisait l'honneur de jouer avec elle, avait sa fille debout près d'elle qui passait sa vie sans parler42.» Ces mères n'eussent pas permis à leurs filles de prendre la parole sans avoir été interrogées.
Les mères laissaient-elles leurs filles chez elles, la vie de celles-ci n'était pas mieux dirigée. Une femme de chambre de la mère devenait la gouvernante de la fille: «Ce sont ordinairement des paysannes, ou tout au plus de petites bourgeoises qui ne savent que faire tenir droite, bien tirer la busquière, et montrer à bien faire la révérence. La plus grande faute, selon elles, c'est de chiffonner son tablier, d'y mettre de l'encre: c'est un crime pour lequel on a bien le fouet, parce que la gouvernante a la peine de les blanchir et de les repasser: mais mentez tant qu'il vous plaira, il n'en sera ni plus ni moins, parce qu'il n'y a rien là à repasser ni à raccommoder. Cette gouvernante a grand soin de vous parer pour aller en compagnie, où il faut que vous soyez comme une petite poupée. La plus habile est celle qui sait quatre petits vers bien sots, quelques quatrains de Pibrac qu'elle fait dire en toute occasion, et qu'on récite comme un petit perroquet. Tout le monde dit: La jolie enfant! la jolie mignonne! La gouvernante est transportée de joie et s'en tient là. Je vous défie d'en trouver une qui parle de raison43.»
Dans les familles mondaines, quelle pernicieuse atmosphère entoure la jeune fille! La grande âme sacerdotale de Fénelon est saisie de tristesse devant le spectacle que présentent les désordres et les discordes de la maison, la vie dissipée de la mère de famille. «Quelle affreuse école pour des enfants! s'écrie-t-il. Souvent une mère qui passe sa vie au jeu, à la comédie, et dans les conversations indécentes, se plaint d'un ton grave qu'elle ne peut pas trouver une gouvernante capable d'élever ses filles. Mais qu'est-ce que peut la meilleure éducation sur des filles à la vue d'une telle mère? Souvent encore on voit des parents qui, comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes leurs enfants aux spectacles publics, et à d'autres divertissements qui ne peuvent manquer de les dégoûter de la vie sérieuse et occupée dans laquelle ces parents mêmes les veulent engager; ainsi ils mêlent le poison avec l'aliment salutaire. Ils ne parlent que de sagesse; mais ils accoutument l'imagination volage des enfants aux violents ébranlements des représentations passionnées et de la musique, après quoi ils ne peuvent plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, et leur font trouver fades les plaisirs innocents. Après cela, ils veulent encore que l'éducation réussisse, et ils la regardent comme triste et austère, si elle ne souffre ce mélange du bien et du mal. N'est-ce pas vouloir se faire honneur du désir d'une bonne éducation de ses enfants, sans en vouloir prendre la peine, ni s'assujettir aux règles les plus nécessaires 44.»
Devant ces tristes exemples, Fénelon et sa noble alliée comprennent combien il est urgent d'élever la femme qui aura elle-même des enfants à élever un jour. En considérant cette mission aussi bien que l'influence qu'exercent les femmes, Fénelon juge même que la mauvaise éducation des filles est plus dangereuse encore que celle des hommes45. Et Mme de Maintenon, alors qu'elle engage les élèves de Saint-Cyr à ne donner à leurs compagnes que de bons exemples, les prévient que par celles d'entre ces jeunes filles qui sont destinées à devenir mères, la transmission du bien et du mal s'opérera pendant les siècles des siècles, et que des fautes commises mille ans plus tard feront peser une effroyable responsabilité sur la personne qui aura laissé tomber une mauvaise semence dans l'âme d'une mère future46.
Mme de Maintenon écrit aussi à une dame de Saint-Louis: «Que vous êtes heureuse, ma chère fille, de ne pas dire un mot qui ne soit une bonne oeuvre qui ira plus loin que vous47!»—«Il y a donc dans l'oeuvre de Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l'esprit d'une vraie foi et d'un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme,» disait l'Esprit de l'Institut. Et elle se montrait ainsi la digne élève de ces Ursulines qui avaient formulé ce principe: «Il faut renouveler par la petite jeunesse ce monde corrompu; les jeunes réformeront leurs familles, leurs familles réformeront leurs provinces, leurs provinces réformeront le monde48.» Les Ursulines s'appliquaient, elles aussi, à former des institutrices en même temps que des élèves; mais nous reparlerons des services qu'elles rendirent.
Fénelon et la fondatrice de Saint-Cyr jugent que tout dans d'instruction de la mère future doit concourir à un double but: éclairer la piété, fortifier la raison. Ils veulent former de solides chrétiennes, des chrétiennes instruites de leur religion, des chrétiennes qui, suivant le conseil de saint François de Sales, sauront sacrifier les pratiques surérogatoires de la piété à leurs devoirs essentiels d'épouses et de mères; ils veulent former aussi des femmes raisonnables qui, habituées à s'appliquer le fruit de toutes les instructions qu'elles auront reçues, deviendront de sûres conseillères, mettront les biens de l'âme au-dessus des vanités du luxe et du monde; des femmes laborieuses, charitables, «de bonnes moeurs, modestes, discrètes, silencieuses,... bonnes, justes, généreuses, aimant d'honneur, la fidélité, la probité, faisant plaisir dans ce qu'elles peuvent, ne fâchant personne, portant partout la paix, ne désunissant jamais, ne redisant que ce qui peut plaire et adoucir49.» C'est l'idéal de la femme forte, cet idéal que Fénelon présente à la dernière page de son livre et qui en est la vraie conclusion. Et pour que soit pleinement réalisé cet idéal de la femme forte qui rira encore à son dernier jour, Fénelon et Mme de Maintenon demandent qu'on laisse s'épanouir dans la jeune fille cette aimable gaieté qui annonce la paix de la conscience et qu'étouffait souvent l'éducation domestique du XVIIe siècle.
Dans ce système d'éducation, l'instruction proprement dite devenait un puissant moyen de préparer la femme forte. Ici encore Mme de Maintenon semble s'être inspirée de Fénelon en appliquant à Saint-Cyr la méthode pédagogique de celui-ci, cette méthode qui, admirablement appropriée aux besoins de l'enfant, à la curiosité de l'adolescente, témoignait que l'ancien supérieur des Nouvelles catholiques avait vu de près se développer l'intelligence féminine et avait ainsi étudié les enseignements que comporte chaque âge.
Cette méthode n'a point vieilli, non plus que les résultats qu'elle poursuit.
De même que l'éducation morale, l'éducation intellectuelle doit tendre à ce double but que nous avons signalé: former le jugement, éclairer la piété, et rendre ainsi la femme plus capable de remplir ses devoirs. Au lieu de cette instruction qui ne fait qu'encombrer la mémoire, Fénelon et Mme de Maintenon veulent une instruction vraiment pratique qui soit une force pour le caractère en même temps qu'une lumière pour l'esprit.
Pour la fondatrice de Saint-Cyr, il n'était pas jusqu'aux leçons d'écriture qui ne servissent à l'éducation morale, et les exemples que Mme de Maintenon traçait elle-même sur les cahiers des élèves étaient des préceptes remplis de cette haute raison, de cette douce sagesse, de cette délicatesse de sentiment qui distinguaient cette femme célèbre. Elle s'appliquait à ce que les jeunes filles s'assimilassent le suc de toutes les leçons qu'elles entendaient, et elle les engageait à écrire leurs réflexions dans un livre spécial50.
Note 50: (retour) Mme de Maintenon, Lettres et Entretiens. À une époque antérieure, Jacqueline Pascal, en religion soeur Sainte-Euphémie, veillait aussi à ce que ses élèves s'appliquassent les fortes lectures religieuses qu'elle leur faisait, mais qui étaient malheureusement imbues des doctrines jansénistes. Règlement pour les enfants de Port-Royal, composé par soeur Sainte-Euphémie en 1657 et imprimé en 1665, à la suite des Constitutions de Port-Royal. Voir ce règlement dans l'ouvrage de M. Cousin, Jacqueline Pascal, appendice n° 2.—M. Cousin fait remarquer que l'enseignement mutuel était judicieusement appliqué dans ce règlement.Certes, ce n'était qu'à un petit nombre de connaissances que s'appliquait cette méthode. Mais, selon l'esprit du XVIIe siècle, mieux valait peu savoir et bien savoir que de posséder superficiellement un plus grand nombre de connaissances. Aussi, quelque restreint que fût le programme de Fénelon, nous dirons, avec Mgr Dupanloup, que exquis bon sens, qui est l'âme du XVIIe siècle, pouvait souvent remplacer l'enseignement des livres, et qu'une instruction très élémentaire pouvait suffire alors qu'elle s'appuyait sur la base solide de la raison51. Ce bon sens était un guide sûr, à l'aide duquel les femmes devaient juger sainement aussi bien des oeuvres de l'esprit que des choses de la vie.
Avec une forte instruction religieuse, très justement éloignée toutefois des controverses théologiques, Fénelon ne prescrit donc à la jeune fille que bien peu de connaissances: lire distinctement et naturellement, écrire avec correction, parler avec pureté, savoir les quatre règles de l'arithmétique pour faire les comptes de la maison, être initiée aux choses de la vie rurale, aux droits et aux devoirs seigneuriaux, apprendre les éléments du droit autant que ceux-ci se rapportent à la condition de la femme, mais éviter cependant de faire servir ces connaissances à une humeur processive. Après ces études qui, pour lui, sont fondamentales et dont la dernière manque à nos programmes actuels, Fénelon permet qu'on laisse lire aux jeunes filles des livres profanes dont la solidité les dégoûtera de la creuse lecture des romans: «Donnez-leur donc des histoires grecque et romaine; elles y verront des prodiges de courage et de désintéressement. Ne leur laissez pas ignorer l'histoire de France, qui a aussi ses beautés; mêlez-y celle des pays voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement écrites. Tout cela sert à agrandir l'esprit et à élever l'âme à de grands sentiments, pourvu qu'on évite la vanité et l'affectation52.»
C'est avec les mêmes précautions que le vénérable auteur souhaite que le latin, la langue des offices de l'Église, remplace dans l'instruction des jeunes filles l'italien et l'espagnol qui y figuraient alors, ces deux idiomes dont l'étude entraîne la lecture d'ouvrages passionnés, et qui, ne fût-ce qu'au point de vue littéraire, ne sauraient égaler la vigoureuse beauté du latin.
«Je leur permettrais aussi, mais avec un grand choix, la lecture des ouvrages d'éloquence et de poésie, si je croyais qu'elles en eussent le goût, et que leur jugement fût assez solide pour se borner au véritable usage de ces choses; mais je craindrais d'ébranler trop les imaginations vives, et je voudrais en tout cela, une exacte sobriété: tout ce qui peut faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il me paraît dangereux.
«La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions53.»
Fénelon souhaitait que, dans l'éducation de la jeune fille, l'inspiration chrétienne animât la poésie, la musique, et particulièrement l'alliance de ces deux arts, le chant. Mais cette bienfaisante inspiration lui semblait bien difficile à rencontrer à une époque où la poésie et la musique s'unissaient pour célébrer l'amour. Nous verrons comment Racine allait réaliser le voeu de Fénelon.
Avec ce sentiment du beau qui faisait désirer à Fénelon que, pour leur parure, les jeunes filles prissent pour modèle la noble simplicité des statues grecques, il veut qu'elles étudient le dessin, la peinture, ne fût-ce que pour exécuter leurs travaux manuels avec un art plus délicat et pour faire régner dans certains arts industriels le goût qui y manque trop souvent.
Tout est solide dans cette instruction. Nous n'y trouvons qu'un seul défaut: une trop grande méfiance à l'endroit des oeuvres littéraires. En éliminant tout ce qui, dans ces ouvres, enflamme les passions, il reste encore assez de pages où l'on peut montrer à la jeune fille la sublime alliance du beau et du bien. L'émotion même que font naître les grands sentiments est sans péril lorsqu'elle est réglée par cette haute raison que cultivaient dans leurs disciples les deux nobles éducateurs du XVIIe siècle. Ils leur avaient appris à juger trop sainement des choses de l'esprit pour que des sentiments exaltés leur donnassent le dégoût de la vie réelle.
Bien que Mme de Maintenon élevât justement au-dessus de la forme littéraire l'utilité du fond, elle ne négligeait pas chez les élèves de Saint-Cyr l'élégante pureté de l'expression. Elle leur enseignait elle-même ce style épistolaire où elle excellait, ce style naturel qui, dans sa brièveté, se borne «à expliquer clairement et simplement ce que l'on pense.» Elle composa pour ces jeunes personnes des Proverbes, des Conversations qui, tout en exerçant leur jugement, les initiaient aux grâces de la causerie française. Elle fit plus. Après avoir entendu l'une des «détestables» ouvres dramatiques que Mme de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, composait pour ses élèves, «elle la pria de n'en plus faire jouer de semblables, et de prendre plutôt quelque belle pièce de Corneille ou de Racine choisissant seulement celle où il y aurait le moins d'amour.» Cinna fut représenté par les demoiselles de Saint-Cyr. Je m'étonne que l'on n'ait point préféré Polyeucte à Cinna. Ne semble-t-il pas que le choix de cette dernière pièce ait été une flatterie ingénieuse à l'endroit du nouvel Auguste?
Andromaque suivit Cinna sur le théâtre de Saint-Cyr. Après la représentation, Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites filles viennent de jouer votre Andromaque, et l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pièces.» Elle lui demanda alors de composer «quelque espèce de poème moral ou historique dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, parce que la pièce resterait ensevelie à Saint-Cyr, ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant54.»
De ce désir de Mme de Maintenon naquirent successivement Esther, Athalie, ces oeuvres dans lesquelles on ne saurait dire que la réputation de Racine ne fût pas «intéressée», et qui, certes, ne devaient pas demeurer «ensevelies à Saint-Cyr.» Ainsi, c'est pour l'éducation des femmes qu'ont été écrites ces pages où l'harmonieux génie de Racine s'élève à une incomparable grandeur en traduisant la pensée biblique; ces pages immortelles qui comptent parmi les gloires les plus pures de la France et qui témoigneraient au besoin que la foi a toujours été la meilleure inspiration de la poésie.
Les tragédies jouées à Saint-Cyr durent charmer Fénelon qui avait désiré que l'on exerçât les enfants à représenter, entre eux les scènes les plus touchantes de la Bible. Et la musique se joignant à la poésie dans les choeurs d'Esther et d'Athalie, c'était là encore répondre au voeu du maître qui avait si vivement souhaité que la musique et la poésie, ces arts «que l'Esprit de Dieu même a consacrés», fussent rappelées à une mission éducatrice qui était leur mission primitive: «exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu55.»
On sait quel éclat eurent les représentations d'Esther: Louis XIV présidant à l'admission des invités, en dressant lui-même la liste; et le jour des représentations, le grand souverain se tenant près de la porte, levant sa canne pour former une barrière et ne laissant entrer que les personnes dont les noms figuraient sur la liste qu'il tenait dans sa main royale. On sait aussi l'enthousiasme avec lequel Esther fut accueillie et le charme touchant qu'ajoutaient à cette oeuvre déjà si émouvante, les jeunes filles qui l'interprétaient, ces enfants de la noblesse pauvre, qui vivaient loin de leurs familles, ces jeunes et tendres fleurs transplantées comme les compagnes d'Esther56. Le grand Condé pleura à ce spectacle comme il avait pleuré dans son héroïque jeunesse en entendant Auguste pardonner à Cinna.
Note 56: (retour) Louis Racine, Mémoires. Les représentations d'Esther eurent lieu en 1689. La même année, Racine composa pour les demoiselles de Saint-Cyr quatre cantiques inspirés de l'Écriture sainte. Plusieurs fois le roi se les fit chanter par ces jeunes personnes.—Racine et Boileau avaient revu, au point de vue du style, les constitutions de Saint-Cyr. (Note de M. Lavallée dans son édition des Oeuvres de Mme de Maintenon.)Racine avait dirigé lui-même les répétitions de sa pièce. Quel maître que celui-là! Combien ce grand chrétien devait faire pénétrer dans les jeunes âmes les sublimes enseignements de son oeuvre: le courage religieux qui fait braver la mort à une femme jeune et timide, la confiance dans cette justice souveraine qui, à son heure, abaisse l'orgueilleux et fait triompher l'innocent persécuté! Quel maître aussi dans l'art de bien dire que le merveilleux poète qui initiait ses élèves aux délicatesses de son style enchanteur! Mme de Maintenon avait réellement atteint le but qu'elle poursuivait par ces représentations: remplir de belles pensées l'esprit des jeunes filles, les habituer à un pur langage et aussi à ce maintien noble et gracieux qui est essentiel à la dignité de la femme, et que Mme de Maintenon enseignait aux demoiselles de Saint-Cyr avec toutes les bienséances du monde.
Mais l'éclat de ces représentations eut des suites fâcheuses qui compromirent jusqu'à la cause de l'instruction des femmes. Lorsque, l'hiver suivant, Racine présenta Athalie à Mme de Maintenon, des avis donnés tantôt par des personnes bien intentionnées, tantôt par des rivaux du poète, firent comprendre à la fondatrice de Saint-Cyr le danger qu'il y avait à produire de jeunes filles sur un théâtre et devant la cour. Athalie ne fut donc représentée que devant le roi et Mme de Maintenon, dans une chambre sans décors et par les jeunes personnes revêtues de leurs uniformes de pension.
Si la réforme s'était arrêtée là, nous n'y aurions vu aucun inconvénient. Mais Mme de Maintenon crut s'apercevoir que depuis les représentations d'Esther les demoiselles de Saint-Cyr n'étaient plus les mêmes. L'orgueil et les folles vanités du monde avaient pénétré avec les applaudissements de la cour dans ce pieux asile. Il n'était pas jusqu'à cette faculté de raisonner que Mme de Maintenon avait développée dans ses élèves, qui ne contribuât à en faire des pédantes. Elles n'avaient aussi que trop imité ce ton de raillerie qui, chez Mme de Maintenon, demeurait dans les limites d'un aimable enjouement, mais qui, chez ces jeunes filles hautaines, devenait aisément de l'impertinence.
Mme de Maintenon écrit à Mme de Fontaines, maîtresse générale des classes: «La peine que j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut réparer que par le temps et par un changement entier de l'éducation que nous leur avons donnée jusqu'à cette heure; il est bien juste que j'en souffre, puisque j'y ai contribué plus que personne, et je serai bien heureuse si Dieu ne m'en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s'est répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu'il l'emporte même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir la vertu à Saint-Cyr, mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant point ce qui seul peut faire un fondement solide, j'ai voulu que les filles eussent de l'esprit, qu'on élevât leur coeur, qu'on formât leur raison; j'ai réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous; elles ont le coeur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu'il ne conviendrait de l'être aux plus grandes princesses; à parler même selon le monde, nous avons formé leur raison, et fait des discoureuses, présomptueuses, curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit quand le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne aurait fait de bonnes filles dont nous aurions fait de bonnes femmes et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits que nous-mêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir; voilà notre mal, et auquel j'ai plus de part que personne57.»
Mais pour remédier au mal, Mme de Maintenon perd cette mesure qui est le trait distinctif de son caractère. S'imaginant que c'est l'instruction qui enfle le coeur de ses élèves, elle supprime, dans le programme d'études l'histoire romaine, l'histoire universelle. L'histoire de France même trouve à peine grâce à ses yeux, et encore à la condition de n'être qu'une suite chronologique des souverains. Les demoiselles de Saint-Cyr ne seront plus guère occupées que par les travaux à l'aiguille et par des instructions sur les devoirs de l'état auquel leur condition les destine. Peu de lectures, si ce n'est dans quelques ouvrages de piété; mais ici encore Mme de Maintenon veille à ce que ces lectures puissent former le jugement et régler les moeurs, en même temps qu'elles donneront à la piété un solide aliment.
Enfin Mme de Maintenon laisse échapper cette parole que rediront si souvent les adversaires de l'instruction des filles: «Les femmes ne savent jamais rien qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses solides58.»
Mme de Maintenon aurait pu se dire que, dans un certain ordre de connaissances, les femmes peuvent acquérir plus que cette demi-instruction qui en fait des pédantes. Elle aurait pu se dire aussi que ce qui avait enorgueilli les demoiselles de Saint-Cyr, ce n'était pas leur instruction, c'était la parade qu'on leur avait fait faire de leurs talents.
Du reste cette réforme était trop exagérée pour qu'elle fût longtemps appliquée. Selon Mme du Pérou, dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon n'avait voulu que déraciner le «fond d'orgueil» de Saint-Cyr, pour établir ensuite un juste milieu dans les études. La correspondance et les instructions de la fondatrice semblent prouver qu'il en fut ainsi. Les tragédies, les Proverbes, les Conversations, ne figurent plus au premier rang, mais sont réservés comme récompense du travail après les devoirs de lecture et d'écriture. L'histoire n'est plus négligée, à en juger par une leçon d'histoire contemporaine que Mme de Maintenon octogénaire envoie à la classe bleue.
A Paris, dans la maison de l'Enfant-Jésus, trente jeunes filles nobles étaient élevées d'après le modèle de l'Institut de Saint-Louis59. Mme de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine, et Mme de la Mairie, prieure de Bisy, voulurent aussi employer cette méthode dans leurs couvents. Mais ceux-ci admettant des filles de bourgeois et de vignerons, la fondatrice de Saint-Cyr rappela à Mme de la Viefville et à Mme de la Mairie, que si les mêmes principes moraux et religieux doivent être donnés aux jeunes filles de condition inférieure, il n'en est pas ainsi de l'éducation sociale et intellectuelle. Elle les engage donc à proscrire de l'éducation donnée à ces enfants, tout ce qui pourrait exalter leur imagination et leur faire rêver une autre vie que la modeste existence à laquelle elles sont appelées. L'instruction professionnelle, voilà ce qu'elle recommande pour ces jeunes personnes avec l'enseignement de la lecture, de l'écriture, du calcul.
Note 59: (retour) Par une touchante association, c'est dans cette même maison, que huit cents femmes venaient chercher des secours et du travail. Cette maison, située dans la rue de Sèvres, est aujourd'hui occupée par l'hôpital de l'Enfant-Jésus. Sous sa nouvelle destination de charité, elle a gardé son ancien nom. Guilhermy, Inscriptions de la France, t. I, CCCLXXXVI.Mme de Maintenon se rencontrait encore avec Fénelon dans ce principe, qu'il faut élever les filles pour la condition où elles doivent être placées, pour le lieu même qu'elles doivent habiter. C'est la véritable éducation professionnelle, sage, prudente, et qui, au lieu de faire mépriser aux jeunes filles l'état où elles sont nées, les rend dignes d'y faire honneur un jour60.
L'instruction professionnelle existait donc au XVIIe siècle et même à une époque antérieure. Henri Il avait créé à Paris, à l'hôpital de la Trinité, rue Saint-Denis, une fabrique de tapisserie de haute et basse lisse, fabrique qui avait pour jeunes ouvriers les orphelins recueillis dans cette maison. Il y avait parmi eux trente jeunes filles qui étaient ainsi initiées et exercées à notre vieil art national61.
Au XVIIe siècle, Mme de Miramion fonde la maison de la Sainte-Enfance où des religieuses forment de petites orphelines au travail qui fait vivre, à la foi qui soutient l'ouvrière. Elle fonde aussi un atelier où les enfants apprennent, avec les ouvrages manuels, la lecture, l'écriture, le catéchisme. Du reste, les travaux de couture étaient enseignés aux jeunes filles dans ces petites écoles dont Mme de Miramion grossit considérablement le nombre, et auxquelles elle prépara, elle aussi, de dignes maîtresses dans ces saintes filles que le peuple reconnaissant nomma les Miramionnes62.
L'instruction primaire poursuivait, en effet, son cours, et elle continuait de faire une large part à l'instruction gratuite. Au XVIe siècle elle avait pris un développement extraordinaire que les guerres de religion vinrent ralentir, mais qui continua pendant les deux siècles suivants. L'Église donnait à ce mouvement une énergique impulsion. Les archevêques de Bordeaux rappellent dans tous leurs statuts la nécessité de l'instruction populaire, et l'un d'eux, Mgr de Rohan, demande à ses curés de se procurer tous des maîtres et des maîtresses d'école. En 1682, l'évêque de Coutances exhorte les pasteurs des paroisses à faire instruire les filles par quelque pieuse femme qui se dévouera «à un si saint emploi.» Pour lui la mission de l'institutrice est, on le voit, un sacerdoce. En 1696, les curés de Chartres supplient leur évêque de leur donner des maîtres et des maîtresses d'école pour moraliser le peuple par l'instruction gratuite: l'ignorance leur semble la source principale du vice63.
Des inscriptions du XVIIe et du XVIIIe siècles nous montrent d'humbles curés de campagne fondant ou soutenant, dans leurs paroisses, des écoles de filles aussi bien que des écoles de garçons64. Ces inscriptions attestent aussi que de généreuses chrétiennes prirent part aux fondations scolaires, justement regardées comme des oeuvres pies65. Dans le traité de l'Éducation des filles, Fénelon demande que l'on apprenne aux futures châtelaines le moyen d'établir de petites écoles dans leurs villages66.
Il serait trop long de citer tous les efforts de l'Église pour répandre dans les plus humbles rangs de la société la lumière intellectuelle dont elle est le foyer. Mais comment ne pas nommer quelques-unes des communautés religieuses qui se dévouèrent à l'instruction du peuple? Dès la fin du XVIe siècle, une femme admirable, Mlle de Sainte-Beuve, fonde la communauté des Ursulines de France qui donnent l'instruction gratuite. Elles enseignent à leurs élèves la lecture, l'écriture, l'orthographe, le calcul67. En 1668, elles avaient 310 de ces pépinières qui, d'après la pensée fondamentale de l'institut, devaient préparer par l'enfant, par la jeune fille, la régénération de la famille et de la société68.
Note 67: (retour) Mme de Maintenon, Lettres et Entretiens, 270. Instruction aux demoiselles de la classe verte, mai 1714.—De curieux mémoires récemment publiés, ajoutent une preuve de plus à la solide instruction et au dévouement des Ursulines. Nous trouvons dans ces pages le nom d'une fille des Godefroy, Louise-Catherine, en religion soeur Catherine de l'Assomption, qui, à l'étude des saintes lettres, joignait celle du latin, de la poésie, de l'arithmétique, et qui consacrait surtout son zèle aux élèves les moins avancées. Les savants Godefroy. Mémoires d'une famille pendant les XVIe, XVII, et XVIIIe siècles, par M. le marquis de Godefroy-Ménilglaise. Paris, 1873.En 1789, parmi les autres communautés qui donnaient aux enfants l'instruction primaire, les Filles de la Charité avaient 500 maisons: les Soeurs d'Ernemont, 106 avec 11,660 élèves; les Soeurs d'Évron recevaient dans leurs 89 établissements 3,000 élèves69.
Note 69: (retour) Chiffres recueillis par M. de Resbecq et cités par M. Allain, l'Instruction primaire avant la Révolution.—La communauté de Sainte-Marguerite ou de Notre-Dame-des-Vertus, et les Dames de la Trinité instruisaient les filles du faubourg Saint-Antoine. Guilhermy. Inscriptions de la France, t. I, CX-CXL.«Il y a ordinairement dans chaque paroisse deux écoles de charité, une pour les garçons et l'autre pour les filles,» dit en 1769 un Traité du gouvernement temporel et spirituel des paroisses70.
En chassant les religieux instituteurs de la jeunesse, en spoliant les petites écoles, la Révolution allait plonger le peuple dans les ténèbres de l'ignorance. Et la Révolution accuse de ces ténèbres ceux qui avaient allumé et fait rayonner depuis tant de siècles le flambeau qu'elle-même a éteint!
Si l'enseignement primaire avait poursuivi son cours au XVIIIe siècle, nous ne saurions en dire autant de l'instruction donnée aux femmes du monde. Quelque restreintes que fussent au XVIIe siècle les connaissances que possédaient les disciples de Fénelon et de Mme de Maintenon, la sûreté et la délicatesse de leur jugement pouvaient, nous l'avons rappelé, suppléer en elles à l'étendue de l'instruction. Mais ce fond solide, si rare même alors, manqua de plus en plus. La frivolité seule domine au XVIIIe siècle. A cette époque la femme a la pire des ignorances: celle qui veut décider de tout, en philosophie, en politique, en religion. Telle grande dame qui n'a lu jusqu'alors que dans ses Heures, se trouve, en une seule leçon, une philosophe sans le savoir71.
Les femmes les plus frivoles se passionnent pour la science. Vers 1782, c'est une mode. On a dans son cabinet «un dictionnaire d'histoire naturelle, des traités de physique et de chimie. Une femme ne se fait plus peindre en déesse sur un nuage, mais dans un laboratoire, assise parmi des équerres et des télescopes72. Les femmes du monde assistent aux expériences scientifiques, elles suivent des cours de sciences physiques et naturelles. En 1786, elles obtiennent la permission d'assister aux cours du collège de France. A une séance publique de l'Académie des Inscriptions, elles «applaudissent des dissertations sur le boeuf Apis, sur le rapport des langues égyptienne, phénicienne et grecque...» Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et même le scalpel; la marquise de Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de Coigny dissèque de ses propres mains73.»
Il y avait là certainement quelques tendances louables. Nous ne pouvons, par exemple, qu'applaudir à la décision qui permit aux femmes de suivre les cours du Collège de France. Mais dans toutes les démonstrations que provoqua chez la femme l'engouement de la science, il y a quelque chose qui sent la parvenue. Elle exhibe ses richesses avec un étalage qui en rappelle la date trop fraîche. En dépit de Molière et de Boileau, la pédante a survécu, et avec la pédante, le préjugé contre une sage instruction des filles.
Dans l'épître dédicatoire d'Alzire, adressée à Mme du Chatelet, Voltaire, ayant à louer l'instruction de cette femme malheureusement plus savante que vertueuse, citait des exemples contemporains qui lui faisaient croire que son siècle ne partageait plus les préjugés que Molière et Boileau avaient répandus contre l'instruction des femmes. Mais Voltaire flattait son siècle, et à part quelques exceptions, la jeune fille du XVIIIe siècle était élevée en poupée mondaine. «Une fillette de six ans est serrée dans un corps de baleine; son vaste panier soutient une robe couverte de guirlandes; elle porte sur la tête un savant échafaudage de faux cheveux, de coussins et de noeuds, rattaché par des épingles, couronné par des plumes, et tellement haut, que souvent «le menton est à mi-chemin des pieds;» parfois on lui met du rouge. C'est une dame en miniature; elle le sait, elle est toute à son rôle, sans effort ni gêne, à force d'habitude; l'enseignement unique et perpétuel est celui du maintien74.»
Un écrivain du XVIIIe siècle, Mercier, nous dira: «Le maître de danse, dans l'éducation d'une jeune demoiselle, a le pas sur le maître à lire, et sur celui même qui doit lui inspirer la crainte de Dieu et l'amour de ses devoirs futurs75.»
Les quelques notions de catéchisme que la jeune fille perdait bientôt d'ailleurs dans le courant philosophique du siècle, n'occupaient, en effet, qu'un rôle bien secondaire, je ne dirai pas dans l'éducation, ce serait profaner ce mot, mais dans le dressage de la jeune fille. Tout y était sacrifié à l'enseignement du maintien. Lorsque, par une mesure d'économie, le cardinal de Fleury décide Louis XV à faire élever ses filles à l'abbaye de Fontevrault où, trop souvent, gâtées en filles de roi, elles n'ont guère d'autre règle que celle de leurs fantaisies, l'une des princesses, Mme Louise de France, ne connaît pas encore, à douze ans, toutes les lettres de son alphabet. Un seul professeur d'art d'agrément a suivi ses royales élèves à Fontevrault; c'est encore le maître à danser76!
Huit jours avant son mariage, la future duchesse de Doudeauville, Mlle de Montmirail, âgée de quinze ans, est mise dans un coin de la salle à manger, avec une robe de pénitence, pour avoir mal fait sa révérence à son entrée dans le salon d'une mère aussi sévère que fantasque77!
Mais empruntons encore à Mercier quelques traits relatifs à cette éducation qui, «dès la plus tendre enfance...imprègne, pour ainsi dire, l'âme des femmes de vanité et de légèreté.» Pour la petite fille, «la marchande de modes et la couturière sont des êtres dont elle évalue l'importance, avant d'entendre parler de l'existence du laboureur qui la nourrit, et du tisserand qui l'habille. Avant d'apprendre qu'il y aura des objets qu'elle devra respecter, elle sait qu'il ne s'agit que d'être jolie, et que tout le monde l'encensera. On lui parle de beauté avant de l'entretenir de sagesse. L'art de plaire et la première leçon de coquetterie sont inspirés avant l'idée de pudeur et de décence, dont un jour elle aura bien de la peine à appliquer le vernis factice sur cette première couche d'illusion.
«Qu'on daigne regarder avec réflexion ces marionnettes que l'on voit dans nos promenades, préluder aux sottises et aux erreurs du reste de leur vie. Le petit monsieur, en habit de tissu, et la petite demoiselle, coiffée sur le modèle des grandes dames, copiant, sous les auspices d'une bonne imbécile, les originaux de ce qu'ils seront un jour. Toutes les grimaces et toutes les affectations du petit maître sont rassemblées chez le petit monsieur. Il est applaudi, caressé, admiré en proportion des contorsions qu'il saisit. La petite demoiselle reçoit un compliment à chaque minauderie dont son petit individu s'avise; et si son adresse prématurée lui donne quelque ascendant sur le petit mari, on en augure, avec un étonnement stupide, le rôle intéressant qu'elle jouera dans la société78.»
La petite fille grandit dans l'ennui et l'oisiveté sous ce toit paternel qui souvent n'abrite pour elle ni caresses ni sourire. Le matin, quand la mère est à sa toilette, la petite fille vient cérémonieusement lui baiser la main; elle voit encore ses parents aux heures des repas79.
La mère aime-t-elle sa fille ou du moins croit-elle l'aimer, la garde-t-elle dans sa chambre, cette chambre est, comme au XVIIe siècle, une prison où l'enfant, privée de tout mouvement, est tour à tour encensée ou grondée; «toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal entendue; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps et le coeur de la jeunesse80.»
Devant cette jeune fille condamnée au rôle d'automate, Rousseau, l'ennemi, des couvents, se prend à regretter ces maisons où l'enfant peut se livrer à ses joyeux ébats, sauter et courir.
Rousseau parlait ainsi dans le livre par lequel il crut pouvoir réformer l'éducation, aussi bien celle des femmes que celle des hommes.
Au milieu de ses folles utopies, Rousseau établit néanmoins dans l'Émile un principe que feraient bien de méditer les émancipateurs actuels de la femme: c'est qu'il faut élever chaque sexe selon sa nature, et ne pas faire de la femme un homme, pas même un honnête homme! Il faut simplement en faire une honnête femme; «Elles n'ont point de collèges! s'écrie-t-il. Grand malheur! Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons81!» Je n'achève la phrase de Rousseau que pour compléter la citation, mais non pour l'approuver jusqu'au bout. Il est certain que la vie de collège est aussi nécessaire à l'homme, pour le préparer à la vie publique, qu'elle serait funeste à la femme qui est destinée à l'existence du foyer.
Rousseau dit que l'éducation doit préparer une femme qui comprenne son mari, une mère qui sache élever ses enfants. Ce sont là de sages préceptes que nous trouvions dans les siècles précédents, mais que le faux jugement de Rousseau applique fort mal, comme d'habitude. C'est que, au lieu de reconnaître l'existence du péché originel, le philosophe admet la bonté absolue de la nature humaine. Tous les instincts de cette nature sont bons; il n'y a qu'à les développer. La ruse est l'instinct naturel de la femme: c'est cette ruse qu'il faut laisser croître. La grande science de la femme sera d'étudier le coeur de l'homme pour chercher adroitement à plaire. Cette étude est la seule que Rousseau encourage chez la jeune fille. Il lui permet d'ailleurs d'apprendre sans maître tout ce qu'elle voudra, pourvu que ses connaissances se bornent à des arts d'agrément qui la rendront plus capable de plaire à son mari. C'est en vain que Rousseau a prêché la réforme de l'éducation; ses belles théories n'aboutissent qu'à l'éducation du XVIIIe siècle: l'art de plaire82.
Aucune réforme sérieuse n'était possible avec le système d'un philosophe qui enlevait à l'éducation de la femme comme à celle de l'homme la seule base solide: l'éducation religieuse. Rousseau, qui trouvait qu'il n'est peut-être pas temps encore qu'à dix-huit ans, l'homme apprenne qu'il a une âme, Rousseau permet cependant que l'on instruise plus tôt la femme des vérités religieuses. Il est vrai que c'est par un motif assez irrespectueux pour l'intelligence féminine: Jean-Jacques trouve que si, pour apprendre les vérités religieuses à la femme, on attend qu'elle puisse les comprendre, elle ne les saura jamais. Peu importe donc que ce soit plus tôt ou plus tard.
La religion de Rousseau, cette religion dont le Vicaire savoyard est l'éloquent apôtre, est fort élastique: c'est la religion naturelle. Il est vrai qu'au temps où nous vivons, il faut savoir gré à Jean-Jacques de n'avoir biffé ni l'existence de Dieu ni l'immortalité de l'âme.
Impuissantes—heureusement—à passer dans la vie réelle, les rêveries éducatrices de Rousseau rappellent cependant aux mères qu'elles ont des filles. Elles ont maintenant le goût de la sensiblerie maternelle. Mais, incapable de comprendre que cette enfant représente pour elle un devoir, la mère ne voit en elle qu'un plaisir. On initie la petite fille aux grâces du parler élégant. On fait de cette enfant, qui y est déjà si bien préparée, une petite comédienne de salon. Elle reçoit pour maîtres des acteurs célèbres; elle joue dans les proverbes, dans les comédies, dans les tragédies. Rousseau n'avait sans doute pas prévu tous ces résultats, mais n'en avait-il pas préconisé le principe: l'art de plaire?
Une disciple de Rousseau, Mlle Phlipon, la future Mme Roland, parut donner un fondement plus solide à l'éducation des femmes quand elle écrivit un discours sur cette question proposée par l'Académie de Besançon: Comment l'éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. Suivant la méthode de Rousseau, la jeune philosophe juge que pour répondre à cette question il faut suivre les indications de la nature. Cette méthode lui fait découvrir que c'est par la sensibilité que les femmes améliorent les hommes et leur donnent le bonheur: c'est donc la sensibilité qu'il faut développer et diriger en elles par une instruction qui éclaire leur jugement. Développer la sensibilité, c'est-à-dire le foyer le plus ardent et le plus dangereux qui soit dans le coeur de la femme! En vain, Mlle Phlipon prétend-elle régler la marche du feu. Oui, avant l'incendie, on peut et l'on doit diriger la flamme; mais quand tout brûle, est-ce possible? Allumer l'incendie et se croire la faculté de se rendre maître du feu, quelle utopie!
Telle est l'éducation par laquelle l'élève de Rousseau prépare l'épouse et la mère éducatrice. Tout ici, même l'exercice de la réflexion, doit concourir à rendre la femme plus aimante et plus aimable. N'est-ce pas encore; avec une plus généreuse inspiration, le système de Rousseau: l'art de plaire? Aussi, bien que Mlle Phlipon accorde à l'instruction des femmes une place que l'Emile ne lui avait pas attribuée, ses conclusions ne s'écartent guère de celles de son maître. Non plus que Rousseau d'ailleurs, elle ne sait leur donner une valeur pratique. Elle avoue elle-même à la fin de son discours qu'elle est «plus prompte à saisir les principes» qu'elle n'est «habile à détailler les préceptes 83.»
Ce n'est pas dans la prédominance absolue de la sensibilité, c'est dans l'harmonie du coeur et de la raison qu'est le secret de la véritable éducation, mais il n'appartient pas à la philosophie naturelle, de livrer ce secret.
Tandis que les philosophes dissertaient sur l'éducation, tandis que des mères mondaines s'essayaient à appliquer les théories de Rousseau, quelques familles, bien rares il est vrai, continuaient de chercher les traditions éducatrices à leur véritable source: le christianisme. J'aime à remarquer ces traditions dans la postérité du chancelier d'Aguesseau. Un esprit supérieur avait toujours distingué les femmes de cette famille. La femme et la soeur du chancelier nous apparaîtront plus tard. Sa fille aînée, la future comtesse de Chastellux, reçut chez les dames de Sainte-Marie de la rue Saint Jacques, une solide instruction. Rentrée dans sa famille, elle se livra d'elle-même à de fortes études. Son père l'y encourageait: «J'espère, lui écrivait-il, que vous humilierez par vos réponses la vanité de vos frères, qui croient être d'habiles gens, et que vous leur ferez voir que la science peut être le partage des filles comme des hommes.» Ce serait là un avis un peu téméraire s'il ne trouvait son correctif dans cette autre phrase: «Ce que je trouve de beau en vous, ma chère fille, c'est que vous ne dédaignez pas de descendre du haut de votre érudition, pour vous abaisser à faire tourner un rouet.» Plus tard, le chancelier s'intéressait à la prédilection que sa petite-fille, Mlle Henriette de Fresnes, avait pour l'histoire ancienne et particulièrement pour ce qui concernait l'Égypte. Il se plaisait au style de cette jeune personne, mais il la félicitait aussi de garder le goût des occupations ménagères: «Je suis ravi de voir que vous savez pâtisser aussi bien qu'écrire, et que vous cherchez de bonne heure à imiter les moeurs des femmes et des filles des patriarches. Vous me permettrez cependant de préférer toujours les ouvrages de votre esprit à ceux de vos doigts84.»
Mlle Henriette de Fresnes. qui devint la duchesse d'Ayen, trouvait donc, dans les traditions de sa famille, une plus sûre méthode d'éducation que celle de l'Émile. Elle l'applique avec la sollicitude maternelle la plus éclairée. En élevant ses cinq filles, la duchesse fortifie leur jugement, fait planer leurs âmes au-dessus des intérêts terrestres, et leur apprend qu'il faut tout sacrifier à la vertu. Elle lit avec ses filles les pages les plus éloquentes des anciens et des modernes, ainsi que les plus belles oeuvres de la poésie. Elle forme elle-même ces admirables mères qui, à travers la tourmente de la Révolution, gardent ses enseignements pour les transmettre à notre siècle: Mme de La Fayette, Mme de Montagu; Mme de Montagu qui disait à ses filles que «la vérité ne nous est pas donnée seulement pour orner notre esprit, mais pour être pratiquée85.» Belle définition qui résume tout ce que la vieille éducation française nous a donné de meilleur.
Du XVIe au XVIIIe siècles, quelles jeunes filles produira d'une part l'éducation mondaine, de l'autre l'éducation domestique?
Au XVIe siècle, la première de ces éducations nous offre, dans son expression typique, la fille d'honneur attachée à une reine ou à une princesse. Elle figure dans les ballets, elle assiste aux tournois; ou, bien, à cheval, la plume au vent, elle escorte avec ses compagnes la litière d'une royale voyageuse. Elle porte gaiement la vie, la mort même; et, vaillante, elle fait de sa tendresse le prix de la valeur guerrière. Mais, dans l'escadron volant de Catherine de Médicis, elle met à moins haut prix son amour, et sert l'astucieuse politique de la reine pour séduire les hommes qu'il faut gagner86.
La légèreté des filles d'honneur pouvait aller jusqu'à la plus effroyable immoralité. Brantôme nous en donne des preuves suffisantes. Ne nous montre-t-il pas de ces jeunes filles buvant dans une coupe où un prince a fait graver les scènes les plus immorales! Si quelques-unes de ces jeunes filles détournent les yeux, d'autres regardent effrontément, échangent tout haut d'ignobles réflexions, et osent même étudier les infâmes leçons qui leur sont présentées87!
Sous Louis XIV, la dépravation, pour être moins éhontée, n'en existe pas moins parmi les filles d'honneur. Elles sont exposées ou s'exposent elles-mêmes aux hommages outrageants. La maréchale de Navailles est obligée de faire murer l'escalier qui mène le jeune roi chez les filles d'honneur.
Mais dans les familles demeurées patriarcales, d'autres habitudes préparent dans la jeune fille la gardienne du foyer. Au sein de l'austère retraite où la protège l'honneur domestique, elle verra dans la vie, non cette fête perpétuelle que rêvent les filles de la cour, mais une rude épreuve à laquelle elle doit préparer son âme.
Dans les familles même qui ne prennent de la cour que l'élégance et qui en repoussent la corruption, la jeune fille conserve cette grâce suave et chaste, cette dignité et cette simplicité, cette douceur et cette force morale que lui avait donnée le moyen âge. Il s'y joint même quelque chose de plus dans ce milieu d'une distinction souveraine. Quand, aux attraits de la vierge chrétienne, venaient s'unir les dons exquis de l'intelligence, le charme des nobles manières et du gracieux parler, on avait dans son expression la plus accomplie le type de la jeune fille française.
Au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, les luttes du temps font souvent prédominer chez la jeune fille la force sur la douceur. Corneille dut peindre d'après nature ces adorables furies qui, tout entières à la vengeance d'un père, immolent à cette vengeance leurs plus tendres sentiments, et sacrifient à un faux point d'honneur les lois de la miséricorde, celles de la justice même. Mais, à côté de ces natures ardentes, le doux type de la jeune fille subsiste toujours, et des temps plus calmes permettront de le voir plus souvent dans sa paisible sérénité. Racine l'avait sous les yeux en dessinant Iphigénie. Molière le respecta généralement dans ses comédies. Nobles ou bourgeoises, la plupart de ses jeunes filles, gracieuses et modestes comme Iphigénie, ont comme celle-ci la tendresse filiale, le respect de la volonté paternelle, la force des généreuses renonciations. Sans doute le poète comique ne leur demande pas d'immoler leur vie,—ce n'était pas son rôle,—mais elles savent sacrifier leurs sentiments les plus chers au souvenir d'un père, au repos d'un fiancé. Nous retrouverons encore cette touchante figure de la jeune fille française dans la société artificielle du XVIIIe siècle, cette société, tour à tour, et même à la fois, sentimentale et spirituellement légère; et Bernardin de Saint-Pierre immortalisera dans sa Virginie ce type de la tendresse, du dévouement et de la céleste pureté qui, devant une mort soudaine et terrible, fait refuser à la jeune fille le salut qui l'alarme dans les plus intimes délicatesses de sa pudeur.
Et si nous passons dans la vie réelle, que de ravissantes figures depuis ces jeunes filles du XVIe siècle qui allient les plus humbles devoirs domestiques au culte des lettres, jusqu'à ces nobles créatures du XVIIe et du XVIIIe siècles, Louise de la Fayette, Marthe du Vigean, Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, anges de la terre qui s'envolent vers les saintes régions du cloître sans que leurs blanches ailes aient reçu la moindre poussière terrestre! Et, au milieu de la tourmente révolutionnaire, que de touchantes physionomies encore, depuis cette Jeune Captive dont André Chénier recueillit, dans sa poésie enchanteresse, les mélancoliques regrets et les invincibles espoirs88; jusqu'à Madame Élisabeth de France et ses glorieuses émules qui, devant l'échafaud, immolent avec un sublime courage ces mêmes regrets, ces mêmes espoirs, et prouvent que le pays de Jeanne d'Arc n'a pas cessé d'enfanter des vierges-martyres!
Sans doute, comme nous l'avons remarqué, les tendresses du foyer seront souvent comprimées pour la jeune fille. Mais ces tendresses déborderont plus d'une fois. On verra des Antigones soutenir leurs parents infirmes89. L'amour filial, l'amour fraternel auront leurs héroïnes, comme la généreuse soeur de François Ier captif, comme la duchesse de Sully pendant la Fronde, Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte pendant la Révolution.
Mme de Miramion, qui n'avait que neuf ans lorsqu'elle perdit sa mère, en devint malade de chagrin; et toute sa vie, sa figure, de même que son esprit, garda la mélancolique impression de ce souvenir. Dès le jeune âge où elle fut privée de sa mère, elle devait regretter de ne l'avoir pas assez aimée90.
«En aimant ma mère, j'ai appris à aimer la vertu, dira dans une maladie mortelle Mme de Rastignac, fille de la duchesse de Doudeauville. J'ai toujours cru entendre la voix de Dieu quand elle me parlait, et en lui obéissant, c'est sa volonté que j'ai cru faire.»
Les terreurs de la mort agitent la jeune femme: «Restez avec moi», dit-elle à l'admirable mère qui a inspiré un tel éloge. «Restez avec moi; près de vous je n'ai jamais rien redouté.» Comme l'enfant bercé par sa mère, la malade s'endormait en sentant veiller sur elle cette tendre sollicitude. Mais la mort est là et va saisir sa proie. «Je remercie Dieu en mourant de n'avoir pas eu dans le cours de ma vie une seule pensée que je ne vous aie fait connaître», dit Mme de Rastignac à sa mère.
Elle va recevoir les sacrements: «Ce sera pour ce soir,» dit-elle au saint prêtre qui l'assiste: «Je désire épargner ce spectacle à la sensibilité de mes parents, mais j'ai prié ma mère de s'y trouver, il lui en coûterait trop de s'éloigner; d'ailleurs, j'ai besoin de sa présence; elle est mon ange, elle est ma vie, je croirai n'avoir rien fait de bien sans elle; je dois à ses soins la prolongation de mes jours, et mon salut à ses vertus91.»
Aux premiers temps de sa maladie, elle avait pressenti sa fin prochaine. Jeune, charmante, adorée, elle disait: «Je suis résignée à tout ce que Dieu voudra, mais je conviens qu'il m'en coûterait de quitter la vie.—Cela est simple, lui répondit-on, à vingt et un ans, avec tous les avantages qui assurent le bonheur.—Non, reprit-elle en riant, ce ne sont pas là des biens, vous ne m'entendez pas.—Mais vous êtes épouse et mère!—Ah! je le sens plus vivement que jamais!... et je suis fille92!»
«Et je suis fille!» Ce fut avec un déchirant accent que la malade prononça ces paroles qui révélaient que, pour cette angélique créature, l'amour filial avait été le sentiment dominant de sa vie.
Toutefois le sévère principe romain de l'autorité paternelle l'emportait généralement sur l'amour dans les foyers de la vieille France. La tâche de la jeune fille était particulièrement lourde dans les familles nobles réduites à la pauvreté. Les filles du logis tenaient souvent lieu de servantes. A la ville, elles font le marché; elles travaillent dans un grenier. A la campagne, elles respirent du moins le grand air des champs, mais elles joignent aux travaux du ménage les occupations de la vie rurale. Il en est qui ont à surveiller «quelques dindons, quelques poules, une vache, encore trop heureuses d'avoir à en garder», dit Mme de Maintenon qui, elle aussi, des sabots aux pieds, une gaule à la main, avait gardé les dindons d'une tante riche cependant, mais avare93.
Une lettre écrite en 1671 et qui nous fait pénétrer dans une gentilhommière normande, nous initie à la rude existence que menaient les filles de la maison:
...Nous avons esté les mieux receus du monde tant de M. mon oncle que de Mme ma tante et de tous mes cousins et cousines... ils sont au nombre de neuf. L'aisné est un garçon... après suivent quatre filles... l'aisnée su nomme Nanette, 17 à 18 ans, de taille dégagée, assez grande, passablement belle, fort adrette; elle fait avec sa cadette suivante tout l'ouvrage de la maison; encore dirigent-elles le manoir de la Fretelaye à demi-lieue de là. Cette cadette, Manon, âgée de 15 ans, trop grosse pour sa taille, est belle et a bonne grâce, mais gagneroit à ne pas être tant exposée au soleil en faisant tout le ménage de la maison. La troisième, Margot, n'est ni belle ni bonne (13 à 14 ans), la quatrième, Cathos (dix ans), assez bonne petite fille, presque sourde, a des yeux de cochon, un nez fort camard, un teint tout taché de brands de Judas. Suivent deux frères: Jean-Baptiste, agé de huit ans, gros garçon qui aura quelque jour bonne mine et promet quelque chose; François, agé de sept ans, promettant moins et méchant comme un petit démon, sec comme un hareng soret... Vient après eux une fille de cinq ans, nommée Madelon, qui ne sçait pas que nous soyons partis, car elle en mourrait de déplaisir. Le dernier, Pierrot, petit démon, a deux ans et sept mois, tette encore, et donne à sa mère, luy seul, plus de peyne que tous les autres... Pour leurs habits, ils sont assez propres et honnestes suivant que l'on se vestit dans le pays... les deux filles ont des robes d'estamine de Lude avec des jupes de serge de Londres fort propre94...
Au milieu de cette nombreuse famille, de ces enfants volontaires, on se représente ce qu'était l'existence des jeunes ménagères! La vie active qu'elles menaient nous semble au demeurant plus heureuse que la vie comprimée qui était le partage des jeunes filles riches.
Sous l'humble toit paternel la fille du gentilhomme pauvre était protégée par ces fermes principes qui, dans leur rigueur même, sauvegardaient sa dignité. Mais que de déceptions, que d'amères tristesses pour la jeune fille qui, élevée dans un milieu aristocratique, tombait dans la misère sans être entourée d'une famille! Est-il rien de plus navrant que la détresse de Mlle de Launay, cette pauvre fille qui, réduite à la domesticité, subit les humiliations de son nouvel état devant les hommes même qui l'ont entourée d'hommages, et essuie jusqu'aux insultants mépris des autres caméristes qui n'ont ni son instruction, ni ses talents, et qui se vengent de cette infériorité en se moquant de son inaptitude à leur métier95? Et que dire des malheureuses enfants qui, bien plus à plaindre encore que Mlle de Launay, sont livrées par un père ou par une mère qui exploite leur honneur96?
Quant aux filles de familles riches, quel sort les attendait?
Bien qu'au XVIe siècle le droit romain ait triomphé du droit germain, le droit d'aînesse échappe à cette influence, et généralement aussi, les filles sont, comme les cadets, sacrifiées à l'aîné de leurs frères, et ne reçoivent qu'une dot97. Néanmoins, cette dot paraît encore trop lourde à bien des familles qui se débarrasseront de cette charge au moyen du couvent. C'est avec une généreuse indignation que Bourdaloue flétrira le crime de ces parents qui, forçant les vocations, osent jeter à Dieu des coeurs qu'il n'a pas lui-même appelés: L'établissement de cette fille coûterait; sans autre motif, c'est assez pour la dévouer à la religion. Mais elle n'est pas appelée à ce genre de vie: il faut bien qu'elle le soit, puisqu'il n'y a point d'autre parti à prendre pour elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état: il faut supposer qu'il l'y veut, et faire comme s'il l'y voulait. Mais elle n'a nulle marque de vocation: c'en est une assez grande que la conjoncture présente des affaires et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu'elle n'a pas cette grâce d'attrait: cette grâce lui viendra avec le temps, et lorsqu'elle sera dans un lieu propre à la recevoir. Cependant on conduit cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire dans la disposition d'une volonté contrainte, la bouche muette par la crainte et le respect d'un père qu'elle a toujours honoré. Au milieu d'une cérémonie brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre et l'on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance.
Ah! Chrétiens, quelle abomination! Et faut-il s'étonner, après cela, si des familles entières sont frappées de la malédiction divine? Non, non, disait Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes plus au temps d'Abraham, où les sacrifices des enfants par les pères étaient rares. Rien maintenant de plus commun que les imitateurs de ce grand patriarche. On le surpasse même tous les jours: car, au lieu d'attendre comme lui l'ordre du ciel, on le prévient... Mais bientôt corrigeant sa pensée: Je me trompe, mes frères, reprenait-il; ces pères meurtriers ne sont rien moins que les imitateurs d'Abraham; car ce saint homme voulut sacrifier son fils à Dieu: mais ils ne sacrifient leurs enfants qu'à leur propre fortune, et qu'à leur avare cupidité98...
La Bruyère n'est pas moins énergique: «Une mère, je ne dis pas qui cède et qui se rend à la vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse, se charge d'une âme avec la sienne, en répond à Dieu même, en est la caution: afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut que sa fille se sauve99.»
Note 99: (retour) La Bruyère, XIV, De quelques usages. Dans l'alinéa suivant le moraliste parle d'une jeune fille que son père, joueur ruiné, fait religieuse, et qui n'a d'autre vocation «que le jeu de son père.» Mme de Maintenon et la duchesse de Liancourt s'élèvent aussi contre les vocations forcées. Mme de Maintenon, Lettres et Entretiens, 60. Instruction aux demoiselles de la classe bleue, janvier 1695; la duchesse de Liancourt, Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** (Mlle de la Roche-Guyon), sa petite fille, pour sa conduite et celle de sa maison. Avec un mitre règlement que cette dame avait dressé pour elle-même. Paris, 1718. (Sans nom d'auteur.)Si les parents ne mettent pas leurs filles au couvent, ils pourront les empêcher de se marier, dussent-ils, comme le fit le duc de la Rochefoucauld, les laisser végéter dans un coin séparé de la demeure paternelle, et réduire même l'une d'elles à épouser secrètement un ancien domestique de la maison, devenu un courtisan célèbre100.
Ces abus n'existaient pas dans les familles où régnait l'esprit chrétien. Mère de neuf filles, la maréchale de Noailles né voulut forcer la vocation d'aucune d'elles. Une seule reçut l'appel divin et y répondit101.
Dans ces pieuses familles, les filles sont dotées par leur père, soit de son vivant, soit par disposition testamentaire. On en voit même qui, conformément au droit romain, reçoivent du testament paternel une part égale à celle de leurs frères. Tel exemple nous est offert dans la famille des Godefroy. Nous voyons aussi dans cette famille une fille tendrement dévouée à ses parents et qui reçoit de sa mère «en avancement d'hoirie deux rentes au capital de 10,400 livres.» Son père lui avait déjà légué «hors part,» divers domaines; et cependant elle avait des frères102.
A la mort du père, le fils aîné devient chef de la famille. Plus d'un se souvient que le testament de son père a légué ses soeurs à sa tendresse. Plus d'un aussi sans doute, selon la touchante pensée de Mme du Plessis-Mornay, témoignera à ses soeurs par son amour fraternel, l'amour filial que lui inspirait une mère regrettée103. Chef de la maison, le frère aîné dote sa soeur. Dans une famille pauvre des frères se cotisent pour remplir ce devoir. Par testament le frère lègue à la soeur des rentes viagères ou autres104.
La fille n'a-t-elle pas de frère et le père a-t-il désigné dans sa famille un héritier, elle épouse celui ci, fût-ce un oncle âgé.
Si le droit d'aînesse a échappé à l'influence du droit romain, ce dernier domine dans la condition de la femme, surtout au XVIe siècle. A cette époque le sénatus-consulte Velléien qui défend à la femme de s'engager pour autrui, règne aussi bien dans les pays de droit coutumier que dans les pays de droit écrit. L'ordonnance de 1606 l'abrogera implicitement; mais cette ordonnance ne sera pour ainsi dire appliquée que dans les provinces du centre. Louis XIV en étendra l'application sans toutefois la rendre générale105.
Les pactes nuptiaux subissent aussi l'influence romaine, tout en gardant le principe germain de la communauté. Suivant que les pays sont de droit coutumier ou de droit écrit, ce régime prévaut dans les premiers et le régime dotal dans les seconds106.
Note 106: (retour)Un jurisconsulte a établi en France quatre espèces de pays sous le rapport de la communauté: 1° les pays de droit coutumier, principalement ceux que régissait la coutume de Paris ou d'Orléans; «là, la communauté était le droit commun, à défaut de stipulation contraire...
«2° D'autres pays coutumiers, tels que ceux de Bretagne, d'Anjou, du Maine, de Chartres et du Perche; là, la communauté ne formait le droit commun que si le mariage avait duré an et jour.
«3° Les pays de droit écrit; là, la communauté n'avait lieu qu'en cas de stipulation expresse; le régime dotal était le droit commun;
«4° Le pays de Normandie, où il n'était pas même permis de stipuler le régime de la communauté (art. 330, 389 de la coutume). Armand Dalloz jeune. Dictionnaire général et raisonné de législation et de jurisprudence, t. I. Communauté.
Nous voyons dans certains contrats la dotalité romaine se mêler à la communauté coutumière. Mais c'est la loi romaine qui l'emporte quand elle défend aux époux, après leur mariage, les dons, les avantages, les contrats mutuels.
Comme le remarque M. Gide, l'autorité maritale s'affaiblit par les restrictions que subit le régime de la communauté. Cependant les romanistes d'alors ont une si faible idée de la capacité féminine, qu'ils s'accommodent d'un élément germain, le pouvoir marital, «pour en faire une sorte de tutelle à la romaine.» L'épouse devient une pupille, non plus, comme dans la communauté coutumière, à cause de sa faiblesse physique, mais à cause de l'infériorité morale que lui attribue l'esprit romain. Cette tutelle est pour la femme, aux yeux des romanistes, «un droit et un bénéfice.»
Si l'épouse agit seule, la loi juge que c'est sans volonté suffisante. La femme elle-même peut «attaquer le contrat.» Mais la tutelle n'étant plus maintenue que dans l'intérêt de l'épouse, ne rend plus le mari maître des biens du ménage, comme il l'était dans l'ancienne communauté coutumière.
La communauté n'est donc plus une suite nécessaire du pouvoir marital. «Elle ne résulta plus que des conventions nuptiales qui purent, au gré des parties, la restreindre ou l'exclure107.»
Tant que les familles vivent sur leurs terres ou mènent dans les villes une existence modeste, les dots sont faibles. Au XVIe siècle, 60,000 livres constituent une dot considérable. Ceux qui alors recherchaient les grosses dots en furent punis par les caprices impérieux de leurs riches compagnes: «Pourtant, dit Montaigne, treuve le peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une femme qui le charge d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere qui apporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communément suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi108.»
La mère d'André Lefèvre d'Ormesson reçut en 1559 une dot de 10,000 livres. Son fils, qui nous l'apprend, dit à ce sujet «que son père avoit recherché le support et l'alliance, plus que les richesses109.»
Une autre famille de robe, celle des Godefroy, nous montre la progression des dots depuis le XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. En 1535, la fille de Pierre Lourdet, «pourvu d'une charge dans la maison Royale,» apporte en dot, à Léon Godefroy de Guignecourt, «un capital de 4,000 livres tournois, un demi-arpent de vignes à Antony, le quart d'une maison rue de la Bucherie, quelques menues rentes, quatre cents livres de biens meubles et deux robes, l'une d'escarlatte, l'autre noire. Le contrat lui assure un douaire de cent soixante livres de rente s'il y a enfants, de deux cents au cas contraire, rachetable sur le pied du denier dix.»
En 1610, Théodore Godefroy épouse Anne Janvyer, fille d'un conseiller secrétaire du roi, et celle-ci lui apporte 6,000 livres tournois. Son fils se marie en 1650 avec la fille d'un écuyer, Geneviève des Jardins dont la dot, considérée comme modique, est évaluée à 14,000 livres; il est vrai que dans ce chiffre ne figurent que 4,000 livres d'argent comptant; des rentes diverses, des meubles, du linge, de la vaisselle forment le reste de la dot. En 1687, la fille de ce Godefroy, Marie-Anne, a 10,000 livres de dot, plus 1,000 livres de meubles et de hardes qui lui appartiennent: «Chacun des époux met un tiers de son apport dans la communauté. Un préciput de 1,200 livres en deniers ou meubles est réservé au prémourant. La veuve aura un douaire de 400 livres de rentes et l'habitation dans la maison seigneuriale de Champagne.» Alors que Marie-Anne était toute jeune fille, un mariage manqua pour elle, faute de 1,000 écus de dot. Son frère, Jean Godefroy d'Aumont, épouse en 1694 une femme dont la dot est de 16,000 florins que représentent des terres, des rentes et quelque peu d'argent comptant. Le contrat assure une pension à l'époux survivant.
Au XVIIIe siècle les dots sont beaucoup plus considérables. En 1720, Claude Godefroy du Marchais, frère de Marie-Anne et de Jean Godefroy, s'unit à une fille de robe qui lui apporte, avec une dot de 36,000 livres provenant de la succession paternelle et de ses épargnes, 15,000 florins que sa mère lui donne en avancement d'hoirie. Comme son fiancé, elle met «18,000 livres dans la communauté. Le survivant pourra prélever sur les meubles un préciput de 6,000 livres en argent ou en nature à son choix et après estimation. Si c'est la femme, elle retirera en plus ses habits, linge, et bijoux, et aura un douaire de 1,500 livres de rente.» En 1769, la fille de Godefroy de Maillart a une dot de 150,000 livres en meubles et en immeubles110.
Ces divers contrats sont d'autant plus curieux que certains d'entre eux nous offrent la combinaison de la communauté coutumière et de la dotalité romaine.
Nous avons remarqué que c'est une famille de robe qui nous a offert, avec ces contrats, les chiffres qui établissent la progression des dots, du XVIe siècle au XVIIIe. Dans la noblesse de cour, sous Louis XIV, une dot de 60,000 francs, cette dot qui était considérable au XVIe siècle, est regardée comme bien modique. On voit des dots de 200,000, 300,000, 400,000 francs. Mais ces grosses dots sont néanmoins des exceptions. Aussi les filles qui les apportent sont-elles ardemment convoitées à cette époque où le luxe de la vie des cours entraîne aux folles dépenses. Le gentilhomme endetté recherche l'héritière. Une fille laide, bossue, mais grandement dotée, trouve «non seulement un mari, mais un ravisseur111.» Un jeune homme épousera une vieille femme riche, quitte à la maltraiter si elle ne meurt pas assez vite après l'avoir enrichi et l'avoir délivré de ses créanciers112.
En général cependant, c'est plutôt par ambition que par avarice que les gentilshommes se marient au XVIIe siècle. Eux aussi, ils cherchent, comme au XVIe siècle, «le support et l'alliance», mais c'est surtout pour parvenir plus rapidement aux honneurs. Laide et contrefaite, Mlle de Roquelaure avait été enlevée par un Rohan qui convoitait sa dot. Laide et contrefaite, la fille du duc de Saint-Simon est recherchée par un prince de Chimay qui épouse en elle le crédit de son père. «Cruellement vilaine» était la seconde fille de Chamillart, et cependant le pouvoir d'un père ministre lui donna un attrait qui fit d'elle une duchesse de la Feuillade. Il est vrai que si le mari qui lui apportait ce titre avait une laideur plus agréable que la sienne, il était plus affreux au moral qu'elle ne pouvait l'être au physique113.
Ajoutons cependant qu'au XVIIe et au XVIIIe siècles, dans la chasse aux maris, les parents des filles à marier se montrent plus âpres encore que les hommes à marier. Pour établir une fille, surtout quand elle est peu ou point dotée, que de calculs, que d'intrigues! Un homme fût-il vieux, infirme, laid à faire peur; fût-ce un brutal, un libertin, un pillard, un déserteur, c'est un mari que recherchent les plus illustres familles, surtout s'il est duc, si sa femme doit avoir tabouret à la cour114.
Pour ne point manquer un parti, on fiance et l'on marie une enfant. La plus riche héritière de France, Marie d'Alègre, est fiancée à huit ans au marquis de Seignelay. Il y a des mariées de douze ans, de treize ans. La duchesse de Guiche, fille de Mme de Polignac, sera mère à quatorze ans et un mois115. Il y avait de si petites mariées qu'il fallait les porter à l'église. On les prenait «au col.» C'est ainsi que la fille de Sully fut menée en 1605 au temple protestant. «Présentez-vous cette enfant pour être baptisée?» demanda malicieusement le ministre Moulin116.
Au siècle précédent, Jeanne d'Albret avait ainsi été portée à l'autel, bien qu'elle fût d'âge à pouvoir marcher. Brantôme prétend qu'elle en était empêchée par le poids de ses pierreries et de sa robe d'or et d'argent. Mais cette petite fille de douze ans, que l'on avait fouettée tous les jours pour obtenir son consentement à son mariage, et qui, avec une énergie précoce, avait publiquement protesté contre la violence qui lui était faite, pouvait avoir des motifs particuliers pour ne point aller librement à l'autel117.
«Madame, votre fille est bien jeune», dit Louis XIV à la duchesse de la Ferté qui lui soumet un projet de mariage pour cette enfant âgée de douze ans.—«Il est vrai, Sire; mais cela presse, parce que je veux M. de Mirepoix, et que dans dix ans, quand Votre Majesté connaîtra son mérite, et qu'Elle l'aura récompensé, il ne voudrait plus de nous.» En narrant cet épisode à sa fille, Mme de Sévigné ajoute: «Voilà qui est dit. Sur cela on veut faire jeter des bans, avant que les articles soient présentés.» Dans d'autres lettres, la spirituelle marquise parle de «cette enfant de douze ans,... toute disproportionnée à ce roi d'Éthiopie.... La petite enfant pleure; enfin, je n'ai jamais vu épouser une poupée, ni un si sot mariage: n'était-ce pas aussi le plus honnête homme de France118!»
Trop heureuse encore la petite fille que l'on ne mariait pas à un vieillard perdu de vices119.
Bien des fois le marié est lui-même un enfant. Lorsque Mlle de Montmirail, âgée de quinze ans, mais déjà en plein développement de force et de beauté, épouse M. de la Rochefoucauld, frêle enfant de quatorze ans à peine, le pauvre petit marié, tout en se mettant sur la pointe des pieds, n'atteint pas à l'épaule de sa belle fiancée; et l'exiguïté de sa taille fait d'autant plus rire les assistants que les Cent-Suisses qui figurent à la fête nuptiale sont pour le moins hauts de six pieds120. Plus comique encore fut ce petit prince de Nassau marié à douze ans à Mlle de Montbarey, qui en avait dix-huit. Tandis qu'un poète célébrait dans un épithalame les transports de l'heureux époux, celui-ci, furieux d'être marié, repoussait sa femme «avec une brusquerie d'enfant, mal élevé;» et exaspéré d'être un objet de curiosité, «pleurait du matin au soir... Le marié ne voulut pas danser avec sa femme, au bal; il fallut lui promettre le fouet s'il continuait à crier comme une chouette, et lui donner au contraire un déluge d'avelines, de pistaches, de dragées de toutes sortes, pour qu'il consentît à lui donner la main au menuet. Il montrait une grande sympathie pour la petite Louise de Dietrich, jolie enfant plus jeune encore que lui, et retournait auprès d'elle aussitôt qu'il pouvait s'échapper121.»
Lorsque des enfants étaient ainsi mariés, on ne les réunissait que plus tard à leurs conjoints. On connaît la jolie histoire du duc de Bourbon, l'Amoureux de quinze ans, qui enlève du couvent sa jeune compagne.
Bien qu'au XVIIe siècle on recherche plus dans le mariage l'alliance que la fortune, nous avons vu que le faste de la cour rendait plus nécessaire que jamais le besoin d'argent. Alors déjà il y a des unions vénales qui deviendront de plus en plus nombreuses dans le XVIIIe siècle. Les filles nobles n'étant guère dotées pour la plupart, on se rabat sur les filles de la robe, on descend jusqu'aux filles de la finance. Quelles proies que ces dots qui varient de 400,000 livres à un million! Pour les obtenir, que de bassesses! Les plus grands noms s'allient à la finance, la fille du financier fût-elle laide, son père fût-il un escroc! La petite-fille d'une fruitière, la fille d'une femme de chambre et d'un charretier enrichi devient duchesse122. Elle a les honneurs du Louvre; à la cour, le tabouret; sur son carrosse, l'impériale de velours rouge à galerie dorée; dans sa maison, «le dais et la salle du dais.» Elle entrera «à quatre chevaux dans les cours des châteaux royaux.» Le souverain l'embrassera à sa présentation. Les deuils du roi seront les siens: «lorsque le roi drape», elle a «le droit de draper aussi123.»
Une ancienne lingère, veuve d'un trésorier et receveur général, devient duchesse et maréchale, et par son dernier mariage, non reconnu, il est vrai, femme d'un roi de Pologne124.
Dans une lettre adressée à sa fille, Mme de Sévigné dit de son fils: «Je lui mande de venir ici; je voudrais le marier à une petite fille qui est un peu juive de son estoc; mais les millions nous paraissent de bonne maison125.» Malgré son orgueil, Mme de Grignan était absolument de l'avis de sa mère. Les millions lui paraissent de très bonne maison et elle marie son fils à la fille d'un financier, Mlle de Saint-Amand. «Mme de Grignan, en la présentant au monde, en faisait ses excuses; et avec ses minauderies, en radoucissant ses petits yeux, disait qu'il fallait de temps en temps du fumier sur les meilleures terres126.»
Nous savons que pour épouser une noble héritière, un prince ne reculait pas devant un rapt. De même un gentilhomme enlèvera la fille d'un ancien laquais, devenu trésorier général: une enfant de douze ans127. Pas plus pour les filles de la finance que pour celles de la noblesse, l'âge ne saurait être un obstacle aux vues intéressées de leurs poursuivants. Un fils de duc, un Villars-Brancas, âgé de trente-trois ans, a une fiancée de trois ans! C'est la fille d'un ancien peaussier, André le Mississipien. Pour toucher la dot, le fiancé n'attend pas que la fiancée ait l'âge des épousailles. Il reçoit immédiatement 100,000 écus comptant; une pension de 20,000 livres lui sera payée jusqu'au jour du mariage. En cas de rupture, il ne restituera rien. La dot définitive, promise pour le jour du mariage, devra se chiffrer par millions. «Mais,» dit Saint-Simon, «l'affaire avorta avant la fin de la bouillie de la future épouse, par la culbute de Law128.» La fiancée fut délaissée; mais les acomptes de la dot restaient aux Brancas.
La vanité des familles de robe ou de finance s'accordait merveilleusement, du reste, avec la rapacité des grands seigneurs. Les jeunes filles, les veuves recherchent avec passion le titre qui fait d'elles des femmes de la cour, et pour l'obtenir, ce titre, elles ne reculent ni devant les dégoûts de l'âge ou de l'infirmité, ni devant les exemples peu encourageants que leur offrent celles de leurs égales qui ont tenté même aventure, et qui, plus d'une fois, ont eu à essuyer les dédains de leurs nouvelles familles.
Une femme de la robe marie sa fille avec 500,000 francs de dot à un être souillé, mais c'est un duc, et un duc, fût-il estropié à ne pouvoir marcher, un duc se vend très cher129.
Toutes les bourgeoises, heureusement, ne pensaient pas comme cette mère. Lorsque Mlle Crosat va devenir princesse par son mariage avec le comte d'Évreux, sa grand'mère maternelle prévoit les tristes suites de cette alliance; et au milieu de l'enivrement des siens, elle garde une réserve modeste dont la fière dignité impressionne jusqu'au plus orgueilleux des ducs, Saint-Simon130. Comme Mme Jourdain, elle aurait pu dire:
«Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand'maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu'elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse? c'est la fille de monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu'ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l'autre monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi131.»
Ce n'étaient pas seulement les gentilshommes qui épousaient des filles de robe ou de finance; les hommes de robe et les financiers épousaient, eux aussi, des filles nobles et pauvres. Ces mésalliances, il est vrai, étaient plus rares, parce que, si le gentilhomme gardait son titre, la femme perdait le sien132. Aussi quels cuisants chagrins pour l'amour-propre de ces jeunes filles! Quels dédains pour les familles qu'elles honoraient de leur alliance! L'une d'entre elles épouse le fils d'un laquais. Une jeune fille de grande maison est sacrifiée à un magistrat octogénaire. La première femme de Samuel Bernard était la fille d'une faiseuse de mouches; les deux autres sont de noble race, et il a plus de soixante-dix ans, lorsqu'il épouse la dernière!
Les filles de la noblesse pauvre n'étaient pas les seules que l'on jetait dans les familles de la finance.
Mme de Soyecourt veut laisser sa fortune à ses fils. Pour marier sa fille sans dot, elle l'unit au fils d'un homme méprisé, mais riche. La Providence la châtie en permettant que, dans une bataille, ses fils soient tués tous les deux. Le nom et les biens de ces vaillants jeunes gens passent dans la descendance plébéienne de leur soeur: spectacle qui indigne Saint-Simon.
Il arrivait qu'un financier, en épousant une fille noble, lui reconnaissait une dot et lui fixait un douaire.
Par ces mésalliances, les positions sociales se mêlent sans cependant se confondre. Le président Le Coigneux qui, disait-on, avait un potier d'étain pour ancêtre, tenait par ses alliances à une tête couronnée et à un apothicaire dont les gelées de groseille étaient recherchées. De la race de l'apothicaire sortira une princesse de Lorraine133.
«Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, dit La Bruyère, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers....
«Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple134.»
L'amour aussi produisait des mésalliances.
Le cardinal de Richelieu, léguant son titre de duc à son petit-neveu, Armand de Wignerod, et à la descendance de celui-ci, disait dans son testament: «Je défends à mes héritiers de prendre alliance en des maisons qui ne soient pas vraiment nobles, les laissant assez à leur aise pour avoir plus égard à la naissance et à la vertu qu'aux commodités et aux biens.»
Le nouveau duc de Richelieu contracta une alliance, noble, il est vrai, mais disproportionnée à son âge et aux ambitions de son rang. Son frère épousa, lui, la fille d'une femme de chambre de la reine Anne. La duchesse d'Aiguillon, tante et tutrice des petits-neveux de Richelieu, fut douloureusement blessée de leurs mariages. «Mes neveux vont de pis en pis, disait-elle; vous verrez que le troisième épousera la fille du bourreau135.»
L'amour, sentiment rare dans les alliances matrimoniales, apparaît surtout dans les mariages clandestins que le monde et les tribunaux mêmes traitaient avec d'autant plus d'indulgence que l'on ne savait que trop quelle dure contrainte les parents faisaient peser sur leurs enfants pour les marier au gré de leurs ambitions.
L'amour apparaît aussi, meurtri et sacrifié, chez ces princesses qui ne peuvent, elles surtout, écouter la voix du coeur. Ne parlons pas de la grande Mademoiselle qui, pour son malheur, semble avoir pu épouser en secret le gentilhomme à qui le roi lui-même n'avait pu la marier publiquement. Jetons un regard sur un autre spectacle. Une nuit d'été, dans le parc de Saint-Cloud, au-dessus de la cascade, un jeune homme, une jeune fille, «la plus belle créature que Dieu ait faite», sont agenouillés l'un près de l'autre. Le jeune homme a noblement refusé le sacrifice que la jeune fille voulait lui faire en l'épousant; il lui a juré de ne se marier jamais et d'aller se faire tuer à l'armée. A son tour, elle lui fait un serment: c'est de quitter la cour et de prendre le voile. Il lui baise la main en pleurant. Tels sont les adieux qu'échangent une fille du régent et M. de Saint-Maixent.
«Elle est devenue abbesse de Chelles, et il a reçu un boulet dans la poitrine, un boulet espagnol. Il n'avait pas vingt ans!» disait soixante-huit ans plus tard un ami de M. de Saint-Maixent, un vieux roué de la Régence, et qui, malgré le cynisme habituel de son langage, s'attendrissait au souvenir de ce pur amour136.
Vers la fin de ce même XVIIIe siècle, la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, unie par une tendre affection au marquis de la Gervaisais, s'effraye lorsqu'elle sent que cette amitié est devenue de l'amour. Elle dit un dernier adieu à celui qu'elle aime. Mais, comme le fait remarquer l'éditeur de ses Lettres intimes137, elle offrit à Dieu, non un coeur tout palpitant d'une affection humaine, mais un coeur qui avait consommé jusque dans ses dernières profondeurs l'immolation de son amour: ce coeur était digne d'être un holocauste138.
«De tant de mariages qui se contractent tous les jours, combien en voit-on où se trouve la sympathie des coeurs?» demande Bourdaloue qui déclare énergiquement que les mariages contractés sans attachement produisent de criminels attachements sans mariage139.
Il fallait des parents chrétiens comme les Noailles, pour demander à leur fille si son coeur ratifiait le choix qu'ils avaient fait de son époux. Écoutons l'accent ému avec lequel le maréchal de Noailles annonce à sa vieille mère qu'il a fiancé sa fille au comte de Guiche: «Je vous prie de demander à Dieu d'y mettre sa bénédiction. Je n'en ai jamais demandé aucun (mariage) à Dieu particulièrement, mais seulement celui qui serait le meilleur pour le salut de ma fille et pour le nôtre; c'est ce qui me fait croire que c'est sa volonté et qu'il bénira mes bonnes intentions. Je vous prie de le bien demander à Dieu. Après avoir proposé à ma fille tous les jeunes gens à marier et même ceux à qui nous ne prétendions pas, elle nous dit, à sa mère et à moi, qu'elle aimait mieux M. le comte de Guiche et M. d'Enrichemont, et de ces deux derniers le comte de Guiche; elle s'est mise à pleurer lorsque nous lui avons dit la chose, et à témoigner une modestie et une honnêteté dont tout le monde a été très content: vous l'auriez été fort, si vous l'aviez vue140.»
Le coeur se repose quand, au milieu de tous les scandaleux agissements qui font d'un lien sacré un marché, l'on entend cette voix paternelle qui considère dans le mariage le bonheur et la sanctification des époux. Et, même dans un milieu moins imprégné de la pensée chrétienne, lorsque l'on voit une jeune fille, non plus sacrifiée à l'orgueil de sa famille, mais trouvant dans son mariage la réalisation de ses voeux, on conçoit le ravissement avec lequel Mme de Sévigné contemple ce charmant spectacle: «La cour est toute réjouie du mariage de M. le prince de Conti et de Mlle de Blois. Ils s'aiment comme dans les romans. Le roi s'est fait un grand jeu de leur inclination. Il parla tendrement à sa fille, et l'assura qu'il l'aimait si fort, qu'il n'avait point voulu l'éloigner de lui. La petite fut si attendrie et si aise, qu'elle pleura. Le roi lui dit qu'il voyait bien que c'est qu'elle avait de l'aversion pour le mari qu'il lui avait choisi; elle redoubla ses pleurs: son petit coeur ne pouvait contenir tant de joie. Le roi conta cette petite scène, et tout le monde y prit plaisir. Pour M. le prince de Conti, il était transporté, il ne savait ni ce qu'il disait ni ce qu'il faisait; il passait par-dessus tous les gens qu'il trouvait en chemin, pour aller voir Mlle de Blois. Mme Colbert ne voulait pas qu'il la vît que le soir; il força les portes, et se jeta à ses pieds, et lui baisa la main. Elle, sans autre façon, l'embrassa, et la revoilà à pleurer. Cette bonne petite princesse est si tendre et si jolie, que l'on voudrait la manger. Le comte de Gramont fit ses compliments, comme les autres, au prince de Conti: «Monsieur, je me réjouis de votre mariage; croyez-moi, ménagez le beau-père, ne le chicanez point, ne prenez point garde à peu de chose avec lui; vivez bien dans cette famille, et je réponds que vous vous trouverez fort bien de cette alliance.» Le roi se réjouit de tout cela, et marie sa fille en faisant des compliments comme un autre, à M. le prince, à M. le duc et à Mme la duchesse, à laquelle il demande son amitié pour Mlle de Blois, disant qu'elle serait trop heureuse d'être souvent auprès d'elle, et de suivre un si bon exemple. Il s'amuse à donner des transes au prince de Conti. Il lui fait dire que les articles ne sont pas sans difficulté; qu'il faut remettre l'affaire à l'hiver qui vient: là-dessus le prince amoureux tombe comme évanoui; la princesse l'assure qu'elle n'en aura jamais d'autre. «Cette fin s'écarte un peu dans le don Quichotte», ajoute la railleuse marquise; «mais dans la vérité il n'y eut jamais un si joli roman141». Roman qui devait avoir un triste et prosaïque dénouement! Si la tendresse basée sur l'estime est une condition essentielle du mariage, il est dangereux d'apporter dans ce lien sacré les illusions passionnées, romanesques, que la réalité vient trop souvent détruire. Peut-être serait-il moins périlleux de ne ressentir qu'une indifférence que pourraient faire fondre cette communauté d'existence et cette mutuelle estime qui produisent à la longue de solides attachements.
Avant le mariage on exposait les dons qu'avait reçus la mariée. «On va voir, comme l'opéra, les habits de Mlle de Louvois: il n'y a point d'étoffe dorée qui soit moindre que de vingt louis l'aune142». Quand une autre fille de Louvois épouse le duc de Villeroi, on expose pendant deux mois les superbes dons nuptiaux. Les Louvois marient-ils leur fils, M. de Barbezieux, les souvenirs qu'ils offrent à la fiancée, Mlle d'Uzès, valent plus de 100,000 francs143.
Dans un contrat de 1675, la corbeille de mariage donnée par le sire de la Lande comprenait, avec une splendide croix de diamants et une montre «marquant les heures et les jours du mois», des pièces d'argenterie, «une tapisserie d'haulte-lisse pour une chambre, une tapisserie de cuir doré pour une autre», des meubles et même un attelage144. M. de la Lande ajoutait galamment à l'apport de sa fiancée cette belle corbeille dans laquelle les pièces de ménage et le carrosse à deux chevaux remplaçaient les robes et les chiffons qui, au XIXe siècle, forment le luxe d'une corbeille.
Le concile de Trente avait prescrit la publication des bans avant le mariage, ainsi que la présence des témoins à la bénédiction nuptiale. L'ordonnance de Blois fit passer dans la législation française ces utiles dispositions.
La solennité religieuse des fiançailles, la cérémonie nuptiale étaient accompagnées de fêtes qui, dans les familles riches, avaient parfois un grand éclat; c'étaient des festins, des bals, des illuminations145. Dans des maisons plus modestes on s'amusait fort aussi. Une lettre écrite en 1671 par un gentilhomme de la robe, nous donne de curieux détails sur une noce parisienne. On danse entre le déjeuner et le souper, tous deux magnifiques, et l'on danse encore après ce second repas jusqu'à deux heures du matin. «Ce que j'ay trouvé de meilleur, ajoute le jeune invité, c'est qu'après tous les mets dont il y avait pour nourrir mille personnes, on a distribué des sacs de papier pour emporter des confitures chacun à son logis146». Ce dernier trait, essentiellement bourgeois, dénote bien les habitudes de bonhomie patriarcale qui se conservaient alors dans bien des familles de robe.
La mariée devait, le lendemain du mariage, recevoir sur son lit les compliments d'une foule de gens «connus ou inconnus» et qui accouraient là comme à un spectacle dont l'inconvenance révolte justement La Bruyère147.
J'aime mieux la touchante pensée qui, à ce lendemain de noce, plaçait une fête religieuse: l'action de grâces.
Dans les familles uniquement préoccupées des intérêts terrestres, c'était surtout par des plaisirs que l'on célébrait ces mariages auxquels présidaient trop souvent la vénalité, l'ambition. Mais, dans les maisons chrétiennes où l'on veillait avant tout à unir deux âmes immortelles, les fêtes nuptiales cédaient le pas aux graves enseignements que des parents dignes de ce nom donnaient à leurs enfants. Avant le mariage, le père les rappelait à son fils148. La mère, l'aïeule ou, à défaut de l'une ou de l'autre, le père écrivait pour sa fille ou sa petite-fille des conseils fondés sur l'expérience de la vie et qui initiaient la jeune personne aux grands devoirs qu'elle était destinée à remplir149. Le jour même du mariage, avant le souper, la noble mère dont j'ai déjà cité le nom, Mme la duchesse d'Ayen, s'enferme avec sa fille, Mme de Montagu, et, pour dernière instruction, lui lit des pages de cet admirable livre de Tobie150 où les familles pieuses aiment à chercher leur modèle151.
Note 148: (retour) Lettre du prince de Craon à son fils, le prince de Beauvau, au moment de son mariage. 10 mars 1745. (Appendice de l'ouvrage intitulé: Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau, suivis des Mémoires du maréchal prince de Beauvau, recueillis et mis en ordre par Mme Standish, née Noailles, son arrière-petite-fille. Paris, 1872.)C'est avec une émotion religieuse que le soir de son mariage, l'époux chrétien écrivait dans son Livre de raison: «Fasse le ciel que ce soit pour un heureux establissement et pour l'honneur et la gloire de Dieu, afin que, s'il me donne des enfants, ils soient élevés pour l'honorer et le servir152.»