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La femme française dans les temps modernes

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CHAPITRE III


LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE
DE LA FRANCE

(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.—Leur rôle littéraire.—Marguerite d'Angoulême.—Les Contes de la reine de Navarre et la causerie française.—Vie de Marguerite, ses lettres et ses poésies.—La seconde Marguerite.—Mémoires de la troisième Marguerite. —Marie Stuart.—Gabrielle de Bourbon.—Jeanne d'Albret.—Femmes poètes du XVIe siècle, la belle Cordière, les dames des Roches, etc.—Mlle de Gournay, son influence philologique.—Les salons du XVIIe siècle.—L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les commensaux de la chambre bleue.—La duchesse d'Aiguillon, protectrice du Cid; écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.—La marquise de Sablé et les Maximes de La Rochefoucauld.—Double courant féminin qui donne naissance aux Caractères de La Bruyère.—Les conversations d'après Mlle de Scudéry.—Relations littéraires de Fléchier avec quelques femmes distinguées.—Les protectrices et les amies de La Fontaine.—Anne d'Autriche protège les lettres et les arts.—Racine et les femmes.—Productions intellectuelles des femmes du XVIIe siècle.—Les oeuvres de Mme de la Fayette.—Les lettres de Mme de Sévigné.—Mme de Maintenon.—Mme Dacier.—Femmes peintres au XVIIe et au XVIIIe siècles.—Mme de Pompadour.—Femmes de lettres et salons littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de Staal de Launay, la marquise de Lambert.—Influence des femmes du XVIIIe siècle sur les travaux des philosophes et des savants.—Mme du Chatelet, Mlle de Lézardière.—Les salons philosophiques; Mme Geoffrin.—Un salon du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.—Les admiratrices de Rousseau et de Voltaire.

Le mouvement qui, depuis le règne de François Ier, attire à la cour les châtelaines et leurs familles, affaiblit, disions-nous, l'action domestique de la femme, mais développe son action sociale. Nous allons étudier cette action sur les lettres, sur les arts, et même sur cette forme inimitable de l'esprit français: la causerie. Nous examinerons dans le chapitre suivant ce que fut l'influence de la femme dans un autre domaine: celui qui embrasse à la fois les événements historiques et les ouvres collectives de la charité.

En cherchant quelle fut la part de la femme dans la vie intellectuelle de la France, nous entrons tout d'abord dans cette époque brillante que l'on a si improprement nommée: la Renaissance. Les esprits impartiaux le constatent; les lettres, les arts, les sciences, n'avaient pas à renaître, puisqu'ils vivaient toujours256. Il est vrai qu'au moyen âge, c'était surtout la vie de l'âme qui les animait, tandis que, sous l'influence païenne du XVIe siècle, ce fut surtout la vie matérielle qui fit ruisseler dans leurs branches une sève plus riche que bienfaisante.

Note 256: (retour) Voir M. Guizot, Histoire de France, t. III.

L'Italie avait opéré cette transformation en initiant la France aux traditions grecques et romaines interprétées par elle. Malheureusement ce que la cour voluptueuse des Valois demandait aux écoles italiennes, ce n'était pas l'idéale pureté ou la grandeur biblique de leurs plus nobles génies, c'était le sensualisme qui dominait alors dans ces écoles, c'était aussi le faux goût avec lequel elles donnaient souvent à la beauté antique ce fard trompeur que produisent les civilisations raffinées.

La France cependant ne subit qu'à des degrés divers l'influence antique modifiée ou dénaturée par l'Italie. Dans cette première période de la Renaissance qu'avaient ouverte, sous Charles VIII et Louis XII, les premières guerres d'Italie, le génie français, mesuré, simple, vif et sévère à la fois, n'avait pris de l'influence nouvelle que ce qui pouvait le féconder. Et lorsque, dans la seconde période de la Renaissance, sous François Ier et ses successeurs, l'influence italienne devint prépondérante, et que, poètes, artistes, lui empruntèrent la grâce voluptueuse et maniérée de la forme, la pompe affectée de l'expression, la recherche alambiquée de la pensée, les traditions nationales se maintenaient toujours, et c'était à ces traditions, vivifiées par le génie antique pris à sa source même, que devait revenir le bon sens du pays. Heureuse si, dans cette évolution, la France eût retrouvé une part précieuse de son patrimoine, ces vieilles épopées que lui avait fait mépriser la dédaigneuse Renaissance!

Quelles que soient nos réserves, il nous faut reconnaître que si la Renaissance n'eût rien à ressusciter en France, elle imprima du moins un prodigieux mouvement aux intelligences, surtout dans le domaine de l'art et dans celui de l'érudition. Nous savons combien, dans ce dernier domaine, la femme se distingua257. Ajoutons ici qu'au double point de vue artistique et littéraire, elle exerça une influence considérable. Il ne s'agissait plus, comme autrefois pour la châtelaine, d'inspirer de loin en loin le trouvère, le troubadour, l'artiste. La femme se mêle activement au mouvement intellectuel dont la cour est le centre. Nous la voyons encourager à la fois les traditions italiennes et les traditions françaises; mais il nous semble qu'en général, ce sont ces dernières qu'elle a surtout favorisées. Nous le remarquerons particulièrement pour les deux arts qui ont le plus gardé à cette époque le caractère national: la sculpture qui unit alors à la puissante expression morale de l'école française la pureté des lignes grecques; l'architecture qui marie aux ordres antiques rajeunis par l'esprit nouveau, les dentelles de pierre de ses vieilles cathédrales, ses élégantes tourelles, ses clochetons à jour.

Note 257: (retour) Voir notre premier chapitre.

Aux lueurs de la première Renaissance, la reine Anne avait fait exécuter par Michel Colomb l'un des plus purs et des plus nobles monuments de la sculpture française: le tombeau des ducs de Bretagne.

A Chambord, cette merveilleuse expression de l'architecture et de la sculpture françaises, la femme inspire le ciseau du statuaire: dans les cariatides du château se reconnaissent les traits de la comtesse de Chateaubriand et ceux de la duchesse d'Étampes, la duchesse d'Étampes, «la plus belle des savantes et la plus savante des belles», la duchesse d'Étampes qui tient le sceptre de la royauté artistique avant qu'il lui soit ravi par la séduisante duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers.

A Fontainebleau, où règne l'école italienne, la duchesse d'Étampes protège dans le Primatice la peinture et l'architecture italiennes. Mais quant à la sculpture, Mme d'Étampes a compris que l'art antique ne pouvait que perdre à l'influence de l'Italie. Quand Benvenuto Cellini expose son Jupiter d'argent au milieu de toutes les statues antiques que le Primatice a groupées dans la galerie de François Ier, le roi admire avec enthousiasme l'oeuvre du sculpteur italien; mais la belle duchesse ne souscrit pas à ce jugement. «Il semble, dit-elle, que vous soyez aveugles, et que vous ne voyiez pas ces statues antiques, ces figures de bronze. Voilà où est le vrai modèle de l'art, et non dans ces bagatelles modernes.» Mais peut-être y avait il dans les paroles de Mme d'Étampes autre chose que l'expression du goût classique; peut-être vengeait-elle contre l'impétueux Benvenuto un rival qu'il détestait: le Primatice.

Comme la duchesse d'Étampes, la duchesse de Valentinois protège le Primatice. Elles encourageaient du moins dans ce peintre un artiste dont le goût n'était pas indigne d'influer sur ce génie français avec lequel il n'était pas sans affinité. Le Primatice avait d'ailleurs été formé à l'école d'un élève de Raphaël. Malheureusement, dans cette école, celle de Jules Romain, on avait oublié l'idéal du Sanzio pour ne se souvenir que de sa grâce puissante258.

Note 258: (retour) Comte de Laborde, la Renaissance des arts à la cour de François Ier; Henri Martin, Histoire de France, t. VIII, etc.

A Fontainebleau, dans cette galerie de Henri II où le Primatice n'ayant plus, comme dans la galerie de François Ier, à continuer l'oeuvre du Rosso, put s'abandonner librement à sa verve, tout rappelle le souvenir de Diane de Poitiers. Le chiffre de la duchesse, enlacé à celui de Henri II; le croissant, attribut de la déesse dont elle porte le nom; Diane chasseresse représentée de diverses manières, une fois même sous les traits de la favorite, voilà un frappant exemple de ce divorce entre le beau et le bien, divorce qui ne fut que trop fréquent à la cour des Valois.

Le chiffre enlacé de Henri II et de Diane se retrouve, non seulement dans les palais royaux, mais dans les demeures seigneuriales de ce temps. Et la ligure de la duchesse est reproduite aussi bien par l'école française que par l'école italienne. Jean Goujon et Germain Pilon la font apparaître dans leurs sculptures. Jean Cousin, sur ses vitraux, Léonard de Limoges, sur ses émaux, évoquent la souriante image.

La duchesse de Valentinois avait paru favoriser à Fontainebleau la peinture et l'architecture italiennes. Mais dans son château d'Anet, elle protège plus particulièrement les deux arts français: l'architecture et la sculpture. Philibert Delorme éleva cette délicieuse résidence, que décorèrent Jean Goujon et Jean Cousin. Toutefois, l'art italien se montre encore ici dans la célèbre Nymphe de Fontainebleau, due au ciseau de Benvenuto Cellini.

Issue d'une race qui avait le culte délicat des lettres et des arts, Catherine de Médicis ne protège pas seulement les artistes italiens, ses compatriotes; mais la princesse qui goûtait Amyot et Montaigne, demeure fidèle à la tradition française pour nos deux arts nationaux. Elle fait élever les Tuileries par Philibert Delorme et par Jean Bullant, et l'hôtel de Soissons par le premier. Celui-ci raconte que la reine, douée d'un goût particulier pour l'architecture, jetait elle-même sur le papier les plans et les profils des édifices qu'elle faisait construire259.

Note 259: (retour) Brantôme. Premier livre des Dames; Imbert de Saint-Amand, Les Femmes de la cour des Valois.

Catherine fit exécuter par Germain Pilon le groupe des Trois Grâces, pour supporter l'urne qui renfermait le coeur de Henri II. Les pieux Célestins à qui elle confia la garde de ce monument n'acceptèrent pas ce symbolisme païen, et pour eux les Trois Grâces devinrent les Trois Vertus théologales260.

Note 260: (retour) Guilhermy, Inscriptions de la France, tome I, cclix-ccx-ccxi.—Françoise de Birague, marquise de Néelle, avait aussi fait exécuter par Germain Pilon, la statue de son père, le cardinal de Birague. Henry Barbet-de-Jouy, Musée du Louvre. Description des sculptures modernes.

Une princesse, Française de coeur comme de naissance, Marguerite d'Angoulême, soeur de François Ier, avait, elle aussi, favorisé l'art national. Si, avec son frère, elle avait visité les travaux du Primatice, pénétré dans l'atelier de Benvenuto Cellini, et défendu celui-ci contre celui-là; si elle avait pensionné l'architecte Sébastien Serlio, elle avait fortement encouragé dans Clouet l'école française. Marguerite protégeait aussi notre orfèvrerie qui produisait alors ces oeuvres merveilleuses que nous admirons dans nos musées, et où le cristal de roche, les pierreries, prenant les formes les plus gracieuses, s'enchâssent dans d'admirables ciselures d'or. Le vieil art français, la tapisserie, la compte parmi ses protectrices, et même, comme les châtelaines du moyen âge, parmi ses artistes. Deux broderesses de Paris, Renée Serpe et Jehanne Chaudière, lui envoient leurs oeuvres, les Enfants dans la fournaise, le Jugement de Daniel. Elle-même prend l'aiguille, et, entourée de ses femmes, elle produit de belles tapisseries. On lui en attribue une qui avait pour sujet le Saint sacrifice de la messe, et que défigura avec toute la passion d'une sectaire, la fille de Marguerite, Jeanne d'Albret261.

Note 261: (retour) Goutte de La Ferrière-Percy, Marguerite d'Angoulême.—Son livre de dépenses.—(1540-1549), etc.

Mais Marguerite d'Angoulême appartient surtout à l'histoire des lettres, et, comme les femmes de la Renaissance, c'est là qu'elle a tracé le plus large sillon.

J'ai mentionné plus haut262 la vaste instruction qu'avait reçue Marguerite. Initiée au latin, au grec, elle lisait Sophocle dans le teste hellénique, et se fit enseigner l'hébreu par le Canosse. Elle avait la passion de la science. Malheureusement elle porta cette passion jusque dans la théologie, et nous verrons que ce fut là un écueil aussi bien pour sa foi qui pencha vers la Réforme, que pour son talent littéraire qu'altéra souvent l'abus des dissertations religieuses.

Note 262: (retour) Voir chapitre Ier.

Marguerite aide de ses conseils François Ier pour la fondation du Collège de France. C'est d'après son avis que le roi porte de quatre à douze le nombre des chaires qu'il y a établies. Elle le guide dans le choix des professeurs. Par elle, la chaire d'hébreu est donnée à son professeur le Canosse. Elle alloue une pension à l'orientaliste Postel.

Duchesse d'Alençon et de Berry, apanage qu'elle garde lorsqu'elle épouse en secondes noces le roi de Navarre, Marguerite fait fleurir l'université de Bourges. Elle y donne la chaire de grec à Amyot, l'inimitable traducteur qui fait passer dans la langue du XVIe siècle, déjà si riche, si abondante, les tours et les expressions de l'idiome hellénique. La soeur de François Ier favorise aussi la fondation de l'université de Nîmes. Aux frais de Marguerite plusieurs pensionnaires sont entretenus dans les écoles de France, d'Allemagne même.

Nous avons vu Marguerite entrer avec le roi, son frère, dans l'atelier de l'artiste. Elle accompagne aussi François Ier lorsqu'il visite, dans l'atelier de la rue Jean-de-Beauvais, Robert Estienne, le savant imprimeur qui s'applique à répandre les livres des anciens.

Si malheureusement elle ne se refuse pas à chercher dans Rabelais l'esprit gaulois jusque dans son cynisme, c'est la grâce délicate et enjouée de l'esprit français qu'elle aime dans Clément Marot, cet homme du peuple devenu son valet de chambre. Elle fait plus que d'accepter son poétique hommage, et, traitant avec lui d'égal à égal, elle lui écrit en vers. C'est qu'elle parle à chacun dans sa propre langue, au poète comme au savant, comme au diplomate, et comme aussi, par malheur, au théologien, témoin la correspondance de la princesse avec Guillaume Briçonnet.

Ne redisons pas encore les hommages reconnaissants qu'offrirent à Marguerite les esprits les plus distingués. Nous comprendrons mieux encore ces hommages quand nous aurons vu la princesse enrichir de ses propres travaux cette vie intellectuelle qu'elle honorait en la protégeant.

L'oeuvre à laquelle Marguerite a attaché son nom d'une manière impérissable, est l'Heptaméron, plus connu sous cet autre titre: les Contes de la reine de Navarre. Elle s'y est peinte elle-même, et elle y a peint son siècle. On trouve dans cette oeuvre toutes les tendances contradictoires du XVIe siècle: les souvenirs du moyen âge et les impressions de la Renaissance païenne, le sensualisme avec l'amour chaste, l'amour chevaleresque, l'amour qui s'immole au devoir; la profondeur du sentiment avec la légèreté de l'esprit et du langage; la raillerie qui se défie de l'attendrissement et qui sourit en essuyant une larme; la licence gauloise des vieux fabliaux et la grâce délicate qu'une société plus corrompue, mais mieux policée, jette comme un voile sur la crudité de la pensée; la foi naïve et profonde d'autrefois avec la libre pensée de la philosophie nouvelle et les préjugés du protestantisme, et aussi avec cette préoccupation théologique qui, familière à Marguerite, passionne facilement les conversations aux temps des luttes religieuses.

Les personnages de l'Heptaméron, ces seigneurs et ces belles dames que l'inondation du Gave retient dans une abbaye, ces aimables causeurs qui, chaque jour, sur le pré, se content des histoires (et souvent quelles histoires!), entendent tous les matins leur présidente, dame Oisille, leur expliquer la Bible avec une éloquence qui les touche profondément. D'après les travaux de la critique contemporaine, dame Oisille en qui l'on avait cru reconnaître Marguerite elle-même, serait sa mère, Louise de Savoie263, non telle qu'elle était, mais telle que la voyait la piété filiale. Au commencement de la huitième journée, dame Oisille commente l'Apocalypse, «à quoy elle s'acquicta si très-bien, qu'il sembloit que le Sainct-Esperït, plein d'amour et de doulceur, parlast par sa bouche; et, tous enflambez de ce feu, s'en allèrent ouyr la grand messe264...» Ils ne manquent pas, du reste, d'assister chaque matin au saint sacrifice... Et ils osent invoquer l'inspiration du Saint-Esprit pour leurs étranges récits! Est-ce là, de la part de Marguerite, une raillerie protestante? Ne serait-ce pas encore un signe de ces temps où le mélange si fréquent du mal et du bien produit la perversion du sens moral? Je ne le crois pas. Si les contes de la reine de Navarre sont bien des fois licencieux, la conclusion en est souvent honnête. Comme dans ses poésies, Marguerite y joue volontiers le rôle d'un prédicateur. En faisant demander par les interprètes de sa pensée l'assistance du Saint-Esprit, elle ne se souvenait que du but qu'elle poursuivait, elle oubliait par quels périlleux sentiers elle y conduisait. Mais nous reviendrons sur cette délicate question.

Note 263: (retour) D'après la clef que M. Frank a donnée dans son édition de l'Heptaméron. 1879.
Note 264: (retour) Heptaméron, édition citée. Huictième journée. Prologue.

D'ordinaire, ce sont les hommes qui, dans l'Heptaméron, narrent les anecdotes les plus scandaleuses, surtout lorsqu'elles dévoilent les ruses, la fragilité, la néfaste influence des filles d'Ève. Les femmes s'en vengent bien d'ailleurs, et dans leurs récits l'homme est généralement abaissé, la femme grandie. Ce sont des femmes, Oisille et Parlamente, c'est-à-dire, avec Louise de Savoie, Marguerite elle-même265, qui élèvent le plus haut la gloire de leur sexe. Une jeune femme unie à un vieil époux et lui demeurant fidèle en renonçant au monde, en vivant au service de Dieu; une autre sacrifiant sa vie à son honneur; une troisième, secrètement mariée à l'homme qu'elle aime, et souffrant mille tourments pour lui, même quand cet homme la trahit; une noble fille du peuple défendant sa vertu contre un grand seigneur «qu'elle aymoit plus que sa vie, mais non plus que son honneur266», tels sont les tableaux où nos charmantes conteuses aiment à faire resplendir le mérite des femmes. Quant aux hommes qui figurent dans les récits féminins, ce sont très souvent des ingrats, des perfides, des hypocrites. Mais, dans le camp des hommes, et même dans le camp des dames, il y a des transfuges. De galants chevaliers sont du côté des femmes; et une femme, faut-il le dire, passe à l'ennemi et lui livre traîtreusement les ruses de son sexe; il est vrai qu'elle n'en est que plus digne de foi lorsqu'elle célèbre les vertus de la femme. Les plus terribles adversaires des belles causeuses, Saffredant et Simontault267, ne sont pas eux-mêmes tout à fait incrédules au mérite des femmes. Le premier montre une jeune femme qui, mariée à un homme âgé, sacrifie à son devoir un amour partagé, et meurt de ce sacrifice. Il est vrai que le narrateur ne l'approuve guère.

Note 265: (retour) Clef de M. Frank, l. e.
Note 266: (retour) Nouvelle XLII.
Note 267: (retour) D'après la clef de M. Frank, Saffredant pourrait représenter Jean de Montpezat et Simontault serait François de Bourdeille, père de Brantôme. Ennasuicte, la transfuge à laquelle j'ai fait allusion quelques lignes plus haut, serait Anne de Vivonne, fille de la sénéchale de Poitou et femme de François de Bourdeille.

Quant à Simontault, c'est lui qui dit la touchante histoire d'une héroïne de l'amour conjugal. Cette femme a suivi avec son mari le capitaine Robertval qui emmenait au Canada une colonie française. Pendant la traversée, la pauvre femme voit condamner son mari à la peine de mort pour crime de haute trahison. Par ses pleurs et par le souvenir des services qu'elle a rendus à l'équipage, elle obtient que la peine soit commuée, et que son mari et elle soient déposés dans une île que hantent seuls les fauves. Elle aide le proscrit à élever une demeure; elle se tient à côté de lui pour éloigner à coups de pierres les bêtes sauvages, ou pour tuer les animaux dont la chair peut servir de nourriture. La pieuse femme soutient l'âme de son mari par la lecture du Nouveau Testament. Est-il malade, elle est à la fois son médecin, son confesseur. Il meurt. C'est elle qui l'enterre, et qui, à l'aide d'une arquebuse, éloigne de ces restes bien-aimés les bêtes de proie. Pendant quelques années sa vie s'écoule dans la prière. Un vaisseau la recueille, elle revient au milieu des vivants. Alors les mères la donnent pour institutrice à leurs filles. Elle leur apprend à lire, à écrire; et à tous ceux qui l'approchent, cette grande chrétienne enseigne une autre science, celle-là même qui l'a soutenue dans son héroïque conduite: l'amour de Notre-Seigneur et la confiance en lui268.

Note 268: (retour) Nouvelle LXVII.

A la suite de chaque histoire, les personnages de l'Heptaméron commentent le récit qui leur a été fait. On dirait une cour d'amour du moyen-âge. Dans leurs jugements, les interlocuteurs ne démentent pas les principes, ou l'absence de principes, que nous remarquons dans leurs récits. Les hommes sont pour la plupart légers dans leurs appréciations. Hors Dagoucin269 qui, fidèle aux traditions chevaleresques, aimerait mieux mourir que de voir la dame de ses pensées lui sacrifier son honneur; hors Geburon, qui éprouve un sentiment analogue, les seigneurs forment d'autres voeux, et quand l'un d'eux souhaite que toutes les femmes soient peccables..., à l'exception de la sienne, Simontault est de cet avis. Ce dernier gentilhomme déclare ailleurs que la femme ne doit pas écouter sa conscience, et Saffredant s'imagine qu'elle n'a de vertu qu'autant que l'homme a de respect pour elle. Nous savons que La Rochefoucauld ne pensera pas autrement270.

Note 269: (retour) Dagoucin, serait Nicolas Dangu, et Geburon le seigneur de Burie. Clef de M. Frank.
Note 270: (retour) Voir plus haut, pages 125 126.

Le mariage même n'est pas toujours respecté par nos libres causeurs. Ils s'amusent fort de la vengeance conjugale qui ajoute le déshonneur d'un des deux époux au déshonneur de l'autre. Heureusement des femmes sont là pour défendre les droits de la morale et la dignité du mariage. Mme Oisille exalte le pouvoir de l'esprit sur le corps, la nécessité de demander à toute heure l'assistance du Saint-Esprit, pour enflammer en nous cet amour divin que nous devons toujours élever au-dessus de tout, même des affections légitimes.

Parlamente, qui trouve justes les plus terribles châtiments réservés à l'épouse infidèle, Parlamente veut que le mariage, lien sacré, soit contracté d'après les conseils éclairés des parents, et que l'honneur et la vertu en soient la base. Elle résume en trois mots l'honneur de la femme: douceur, patience et chasteté. La femme doit être victorieuse d'elle-même. Pour la noble narratrice qu'il nous est particulièrement doux ici de voir identifier avec Marguerite, l'amour n'est pas ce plaisir profane que vantent trop souvent ses compagnons de voyage. C'est la recherche de la vertu dans l'être aimé, recherche que rien ne satisfait ici-bas, et qui ne trouve son but que dans l'amour divin. Plus le cour est pur, plus il est capable d'amour. «Le cueur honneste envers Dieu et les hommes, ayme plus fort que celluy qui est vitieux, et ne crainct point que l'on voye le fonds de son intention.» Parlamente juge que la femme seule est capable de cette chaste tendresse: «L'amour de la femme, bien fondée et appuyée sur Dieu et sur honneur, est si juste, et raisonnable, que celluy qui se départ de telle amitié, doibt être estimé lasche et meschant envers Dieu et les hommes271.» Parlamente unit ici à la doctrine platonicienne l'inspiration qu'au moyen âge l'Évangile donna à l'amour chevaleresque.

Note 271: (retour) Nouvelles XIX, XXI, XL, etc.

Bien que les compagnes d'Oisille et de Parlamente n'aient pas, en général, leur élévation de pensée, leur sûreté de jugement, l'une d'elles, Longarine272, peut aussi faire de sages réflexions. Elle déclare que l'épouse dédaignée doit triompher par la patience; mais pourquoi faut-il que ce sage conseil suive une histoire passablement légère où la narratrice a fait rire aux dépens des maris? Ailleurs, ce que Longarine dit de la réputation est vraiment d'une honnête femme: «Quand tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seule le contraire, la louange augmenteroit ma honte et merendroit en moy-mesme plus confuse. Et aussi, quand il me blasmeroit et je sentisse mon innocence, son blasme tourneroit à mon contentement273

Note 272: (retour) Aymée Motier de la Fayette, dame de Longrai, dite la baillive de Caen. Clef de M. Frank.

Dans les discussions aimables qui ont lieu entre les seigneurs et les dames, brille déjà le diamant de la causerie française. Marguerite se plaît à en faire miroiter les facettes. La galanterie est le ton obligé des hommes, même de ceux qui ne disent le plus de mal des femmes que parce qu'ils en pensent peut-être le plus de bien. La vieille courtoisie française respire dans les gracieuses et spirituelles attaques que Simontault, grondeur et charmant, dirige contre ses belles ennemies. Saffredant lui-même, qui affiche la mauvaise opinion qu'il a des femmes, avoue qu'il mourra d'un désespoir d'amour. Il est vrai qu'autour de lui on sait à quoi s'en tenir sur ce genre de trépas. Mme Oisille, malgré sa gravité, dira très bien une autre fois: «Dieu mercy! ceste maladie ne tue que ceulx qui doyvent morir dans l'année274

Rien de plus amusant que la petite guerre que se font ces deux époux, Hircan et Parlamente, ou, pour mieux dire, Henri de Navarre275 et Marguerite. Au fond de leurs malicieuses taquineries, que de tendresse encore! Et cependant, bien que la jeune femme ne paraisse pas prendre trop au sérieux les infidélités de son mari, on voit déjà dans Ja légèreté de ce grand seigneur du XVIe siècle la cause des chagrins que le roi de Navarre fera éprouver à sa femme. Hircan est faible, il l'avoue. Il nous dit qu'il s'est «souventes fois confessé, mais non pas guères repenty», de ses profanes et changeantes amours. Il ajoute: «Le péché me desplait bien et suis marry d'offenser Dieu, mafs le plaisir me plaist tousjours.» Toutefois cet homme qui reconnaît sa fragilité, sait bien que si la créature humaine est portée au mal, elle est uniquement préservée par la grâce de «Celluy à qui l'honneur de toute victoire doibt estre renduz.» Oisille et Parlamente ne diront pas autre chose.

Note 275: (retour) Clef de M. Franck, l. c.

Ne croyons pas trop Hircan, lorsqu'il paraît traiter légèrement jusqu'à la dignité du foyer. Il est ravi de l'aimable vertu que personnifie sa compagne, et, ainsi que tous les hommes présents, même les plus cyniques en paroles, il se plaît à voir Parlamente donner pour fondement au mariage l'honneur et la vertu. Il faut en conclure que nous ne devons pas prendre trop à la lettre les maximes perverses que la reine de Navarre met sur les lèvres de quelques-uns de ces person nages. D'eux aussi l'on pourrait dire qu'ils sont des fanfarons de vices.

Il ne me reste plus qu'à regretter que la plume d'une femme aussi vertueuse que Marguerite ait retracé plus d'une conversation où la licence du langage ne traduit que trop l'immoralité de la pensée. Que d'expressions malsonnantes elle, femme, fait employer ici non seulement devant les femmes, mais par la femme même276! Je ne reconnais pas ici le chaste langage des lettres et des poésies de Marguerite; et, en remarquant ce contraste, je me suis demandé s'il ne faudrait pas accuser les premiers éditeurs de l'Heptaméron d'avoir prêté à la reine de Navarre la licence de leur style. Les dernières recherches de la science bibliographique sont venues confirmer mon impression: les endroits les plus immoraux de l'Heptaméron sont dus à Gruget277. Toutefois, il existe encore à l'actif de Marguerite des pages trop nombreuses dont j'aimerais fort à lui voir disputer aussi la maternité. A la décharge de la princesse, nous avons besoin de nous rappeler qu'habituée à l'excessive liberté qui caractérise la langue du XVIe siècle, elle ne remarquait pas toujours peut-être les images qui nous choquent si vivement aujourd'hui dans ses contes.

Note 276: (retour) Témoin les scandaleux propos de Nomerfide (Mme de Montpezat-Corbon, suivant la conjecture de M. Frank).
Note 277: (retour) M. Frank, notes de l'Heptaméron.

Nous l'avons vu. Si la causerie française scintille pour la première fois dans les contes de la reine de Navarre avec sa vivacité piquante, sa grâce enjouée, courtoise, elle n'a pas encore cette réserve, cette délicatesse que les femmes lui donneront plus tard à l'hôtel de Rambouillet et que leur seule présence imposera dès lors à la bonne compagnie.

En dépit de toutes ces réserves, c'est déjà le salon français qui nous apparaît dans ce livre, «le premier ouvrage en prose qu'on puisse lire sans l'aide d'un vocabulaire,» a dit M. Nisard278.

Note 278: (retour) D. Nisard, Histoire de la littérature française.

La poésie de Marguerite est inférieure à sa prose, ou plutôt, comme on l'a dit, c'est de la prose versifiée. Il n'en pouvait être différemment à une époque où la langue française n'était pas encore pliée au rythme poétique. Nous ne retrouvons guère dans les poèmes de Marguerite la gaieté de ses contes. Nous n'y retrouvons pas non plus, Dieu merci! la crudité de langage et la légèreté de l'Heptaméron. C'est bien la femme chaste et dévouée que nous voyons dans le recueil poétique qui, malgré les défauts de la versification, l'abus et le mysticisme protestant du langage théologique nous fait pénétrer dans le coeur même de Marguerite, ce coeur que remplit le plus tendre et le plus généreux amour fraternel279. Je retrouve encore cette admirable soeur dans la correspondance qu'elle entretint avec son frère et dans les lettres que, pendant la captivité du roi, elle écrivait aussi bien à Montmorency qu'à François Ier. C'est la prose de l'Heptaméron au service des sentiments les plus purs de l'âme humaine.

Note 279: (retour) Faut-il relever ici le soupçon qu'avait fait naître de nos jours une lettre écrite par Marguerite à François Ier captif, et dont les termes obscurs couvraient une grave négociation politique? Détournées de leur sens, les expressions de cette lettre avaient fait supposer à des érudits que Marguerite avait eu à lutter toute sa vie contre un sentiment criminel, sans toutefois y succomber. La vérité des faits est aujourd'hui rétablie, et Marguerite demeure un type sacré de la soeur.

La tendresse fraternelle fut la vie même de Marguerite. Certes, l'amour filial y tint aussi une grande place: Louise de Savoie, malgré ses actes criminels, aimait ses deux enfants et en était aimée.

Ce m'est tel bien de sentir l'amitié

Que Dieu a mise en nostre trinité280

disait Marguerite. Mais lorsqu'elle parle du sentiment qui confond sa vie dans celle de son frère, alors, c'est plus que la trinité: c'est l'unité.

Ce n'est qu'ung cueur, ung vouloir, ung penser.

Note 280: (retour) Cité par M. Frank, Marguerite d'Angoulême. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses.)

Suivant l'énergie passionnée de son expression, elle aurait un pied au sépulcre qu'une lettre affectueuse de son frère la ressusciterait. Ce frère, elle le voit beau, chevaleresque, généreux, héroïque; elle ne connaît que ses brillantes qualités, elle ignore ses vices. Il est son roi, son maître, son père, son frère, son ami, son Christ même! «Mes-deux Christs,» dit-elle281.

Note 281: (retour) Nouvelles lettres de la reine de Navarre, publiées par M. Génin. Paris,1842. Au roi, janvier, 1544. Comp. les Marguerites de la Marguerite des princesses, texte de l'édition de 1547, publié, par M. Frank, t. III.

Dans le poème intitulé: la Coche, la monotonie de ce long «débat d'amour» disparaît quand Marguerite fait surgir l'image de François Ier. L'éloge de ce frère bien-aimé éclate dans un chaleureux lyrisme.

C'est pendant la captivité de François Ier que la tendresse de Marguerite se déploie dans toute sa puissance. Ainsi, l'affection grandit par l'épreuve. Marguerite appartient ici à l'histoire, et ce n'est pas dans ce chapitre que nous devrions la suivre. Mais comment nous résigner à séparer en deux cette séduisante figure? Et d'ailleurs, comment le pourrions-nous? Les apparitions de Marguerite dans le domaine de l'histoire sont dues, non à l'intrigue politique, mais à l'amour fraternel, et les sentiments qui lui ont dicté cette intervention généreuse ont laissé un si vif reflet dans ses poésies et dans sa correspondance, que la Marguerite de l'histoire appartient elle-même aux lettres françaises.

C'est cette grande affection de soeur qui fait de Marguerite une ambassadrice pour obtenir, la délivrance du roi prisonnier de Charles-Quint. Sa merveilleuse intelligence, son habileté, sa finesse, son éloquente parole, tous ces dons de Dieu, elle les emploiera à la délivrance de son frère. Comme elle le dira sur la route de Madrid:

Mes larmes, mes souspirs, mes criz,

Dont tant bien je sçay la pratique,

Sont mon parler et mes escritz,

Car je n'ay autre rhétorique282.

Note 282: (retour) Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litière durant la maladie du Roy. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses, édition citée.)

Son dévouement fraternel lui fera braver «la mer doubleuse,» les fatigues d'un voyage d'Espagne pendant les grandes chaleurs. Mais que ne ferait-elle pas, elle qui, pour sauver son frère, jetterait au vent la cendre de ses os, elle qui, mourant pour cette cause, croirait gagner «double vie!» Une existence inutile à son frère lui semblerait «pire que dix mille morts.» Il connaissait bien ce dévouement, ce roi captif et malade qui appelait sa Marguerite. En attendant qu'elle puisse le rejoindre, elle lui écrit des lettres remplies de foi et de tendresse. Soeur, elle le console. Chrétienne, elle le soutient et lui montre, dans l'épreuve, la source de l'espérance: plus cette épreuve grandit, plus le secours du ciel est proche.

Et durant cette pénible attente, Marguerite n'oublie pas de veiller sur le royaume de François Ier. Allégeant pour la reine mère le poids de la régence, elle s'applique surtout à lui gagner les coeurs.

Comme elle prie Dieu de bénir son voyage! Quelle hâte d'entendre ce mot: «Partez!» Enfin elle l'a entendu ce mot. Elle est en route. «Je ne vous diray point la joye que j'ay d'aprocher le lieu que j'ay tant désiré, écrit-elle à Montmorency, mais croyés que jamais je ne congneus que c'est d'ung frère que maintenant; et n'eusse jamais pensé l'aimer tant283

Note 283: (retour) A mon cousin M. le maréchal de Montmorency (1525). Voir dans les Lettres de Marguerite d'Angoulême et dans les Nouvelles lettres, publiées, les unes et les autres, par M. Génin, la correspondance de la princesse à cette époque.

Dans ce voyage, que d'angoisses! Son frère est bien malade, mourant peut-être. Le reverra-t-elle?

Sur la route d'Espagne, sur la route poudreuse et brûlante, «elle voloit,» dit le légat du pape, le cardinal Salviati qui la rencontra. Mais elle, elle trouvait que sa litière n'avançait pas.

Le désir du bien que j'attens

Me donne de travail matiere;

Un heure me dure cent ans,

Et me semble que ma litiere

Ne bouge, ou retourne en arriere:

Tant j'ay de m'avancer desir,

O qu'elle est longue la carriere

Où à la fin gist mon plaisir!

Je regarde de tous costez

Pour voir s'il arrive personne,

Priant sans cesser, n'en doutez,

Dieu, que santé à mon Roy donne.

Quand nul ne voy, l'oeil j'abandonne

A pleurer; puis sur le papier

Un peu de ma douleur j'ordonne:

Voilà mon douloureux mestier.

O qu'il sera le bienvenu

Celuy qui frappant à ma porte,

Dira: Le Roy est revenu

En sa santé tresbonne et forte!

Alors sa soeur plus mal que morte

Courra baiser le messager

Qui telles nouvelles apporte,

Que son frère est hors de danger.

Avancez vous, homme et chevaux,

Asseurez moy, je vous supplie,

Que nostre Roy pour ses grands maux

A receu santé accomplie.

Lors seray de joye remplie.

Las! Seigneur Dieu, esveillez vous,

Et vostre oeil sa douceur desplie,

Sauvant vostre Christ et nous tous!

Sauvez, Seigneur, Royaume et Roy,

Et ceux qui vivent en sa vie!

. . . . . . . . . . . . . . . .

Vous le voulez et le povez:

Aussi, mon Dieu, à vous m'adresse;

Car le moyen vous seul sçavez

De m'oster hors de la destresse.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Changez en joye ma tristesse,

Las! hastez vous, car plus n'en puis284.

Note 284: (retour) Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litiere, durant la maladie du Roy. Ed. citée.

C'est une princesse française qui prie en même temps qu'une soeur, et, dans ce coeur généreux et tendre, la double pensée de la patrie et de la famille se joint à la foi ardente qui la vivifie: cette foi est encore la foi catholique, nous allons le voir.

Dieu, le roi, la France, voilà ce qui va donner à Marguerite d'Angoulême l'une des plus sublimes inspirations que l'histoire ait eu à enregistrer.

La princesse est auprès de son frère. Mais l'émotion de cette entrevue a mis le roi à l'agonie. Un jour vient où il ne voit plus, n'entend plus, ne parle plus. Alors Marguerite fait célébrer le saint sacrifice de la messe près du lit de l'agonisant. Un archevêque français officie; des Français remplissent la chambre de leur roi, et sa soeur prie pour lui.

L'archevêque s'approche du mourant. Il l'adjure de porter son regard sur le Saint-Sacrement. Et le roi se réveille, il demande la communion et dit: «Dieu me guérira l'âme et le corps». L'hostie est partagée entre le frère et la soeur.

Au royal captif que tuait la nostalgie, Marguerite a rendu «sa famille dans sa soeur, la France dans ses compagnons, son peuple dans cette foule agenouillée..., Dieu lui-même, Dieu consolateur dans le prêtre qui prie pour sa délivrance285,» et, ajoutons-le, dans le Verbe incarné, dans le Rédempteur qui fait revenir des portes du tombeau. Le frère de Marguerite, le roi de France, le roi très chrétien, est revenu à la vie.

Note 285: (retour) Legouvé, Histoire morale des femmes.

François Ier aimait à reconnaître que «sa Marguerite», «sa mignonne», l'avait sauvé et il n'ignorait pas qu'il ne pourrait la payer que par la tendresse qu'il promettait de lui garder toute sa vie.

Après avoir rendu la santé au mourant, Marguerite a encore une mission à remplir: celle de délivrer le captif. Cette mission d'amour fraternel, elle l'accomplit avec la fierté d'une princesse française. Elle s'arme d'une noble indignation pour reprocher à l'empereur de maltraiter son suzerain, de n'avoir aucune pitié d'un prince généreux et bon. Elle lui rappelle que ce n'est pas ainsi qu'il gagnera le coeur de son rival et que, le fît-il mourir par ses mauvais traitements, le roi de France laissera des fils qui vengeront leur père286.

Note 286: (retour) Brantôme, Premier livre des Dames.

Marguerite impressionna Charles-Quint, et plus encore les conseillers de l'empereur. Sa grâce, sa beauté, sa douleur rendaient plus pénétrante son éloquence déjà si persuasive. Il fallut que Charles-Quint défendît au duc de l'Infantado et à son fils de parler à Marguerite. En mandant ce détail au maréchal de Montmorency, la princesse ajoutait: «Mais les dames ne me sont défendues, à quy je parleray au double287

Note 287: (retour) Marguerite d'Angoulême, Lettres. A Montmorency, novembre 1525.

Elle savait, en effet, leur parler «au double», témoin le succès avec lequel elle intéressa à la cause de son frère la propre soeur de Charles-Quint. En «brassant» le mariage de François Ier avec Éléonore, elle fit de l'empereur le geôlier de son beau-frère. La délivrance du roi était proche.

Mais Marguerite n'eut pas la joie de ramener elle-même son frère en France. Elle avait déjà éprouvé une poignante douleur quand elle avait dû le quitter pour se rendre auprès de Charles-Quint. Elle aurait voulu que ce calice s'éloignât d'elle, mais sa foi vaillante avait prononcé le Fiat. Toute une nuit après cette séparation, elle avait rêvé qu'elle tenait la main de son frère dans la sienne. Elle ne voulait plus se réveiller288. Son chagrin se renouvela quand, sa mission terminée, elle dut remonter seule dans cette litière où elle aurait voulu garder son cher convalescent. Elle souhaitait ardemment que son frère la rappelât; mais toujours forte et résignée dans son affliction, elle soutenait encore le captif par de pieuses pensées et lui écrivait que le Dieu qui l'avait guéri, saurait bien le délivrer.

Note 288: (retour) Lettres. Au roy, 20 novembre 1525.

L'empereur croyait que Marguerite emportait un acte qui ne faisait plus de François Ier qu'un prisonnier ordinaire: l'abdication du roi. Il voulut faire arrêter la princesse. Marguerite accéléra sa marche. Franchissant les Pyrénées, elle revit la France; mais de Montpellier elle écrivait à son frère que le travail des grandes journées d'Espagne lui était plus supportable que le repos de France289.

Note 289: (retour) Nouvelles lettres. Au roy, fin de février 1526.

Ce qu'elle appelait le repos était encore l'activité du dévouement fraternel. Après le retour de François Ier, nous la voyons travailler la Guyenne pour que la noblesse de ce pays revienne sur le refus de contribuer à la rançon du roi. Marguerite est alors remariée au roi de Navarre; elle brave les fatigues d'une grossesse pour être utile à son frère.

Elle aime son mari, elle aimera sa fille, Jeanne d'Albret; mais ces affections seront toujours subordonnées à son attachement fraternel. Elle-même le dit: elle n'aime mari et enfant qu'autant qu'animés de son esprit, ils seront prêts comme elle à mourir pour le roi.

François Ier lui confiait volontiers de grandes affaires diplomatiques. Elle s'en chargeait pour le soulager, mais avec tant de discrétion qu'il serait difficile de préciser ce qu'a été ici son influence. Ses lettres nous la montrent parcourant la Provence, la Bretagne, la Picardie pour servir les intérêts du roi.

En rendant compte à François Ier de l'état où elle a trouvé le camp d'Avignon en 1536, Marguerite d'Angoulême laisse éclater un patriotique enthousiasme. Elle voudrait que l'empereur vînt assaillir le camp alors qu'elle y serait. Même ardeur en Guyenne l'année suivante. Si Charles-Quint menaçait le pays, Marguerite n'en partirait qu'après avoir chassé l'envahisseur290.

Note 290: (retour) Lettres. Au roy, 1536; été de 1537.

Devant l'arrogance et la déloyauté de Charles-Quint, elle dit que toute femme voudrait être homme pour abaisser l'orgueil de l'empereur. Combien elle voudrait pouvoir y aider, cette soeur qui, après le roi, a «plus porté que son fais de l'ennuy commua à toute créature bien née291

Note 291: (retour) Lettres. Au roy, automne de 1536.

En 1537, Marguerite regrette avec énergie de n'être pas au camp de son frère: «Car en tous vos affaires où femme peult servir, despuis vostre prison, vous m'avez fait cet honneur de ne m'avoir séparée de vous...» Elle souhaiterait d'être une hospitalière du camp; elle va même plus loin. Naguère, pendant la captivité du roi, elle avait réclamé l'office de laquais auprès de sa litière. A présent elle renoncerait volontiers «le sang réal» pour servir de «chamberiere» à la lavandière du roi: «Et vous promets ma foy, Monseigneur, que sans regretter ma robe de drap d'or, j'ay grant envie en habit incongnu m'essayer à fere service à vous, Monseigneur, qui, en toutes vos tribulations, n'avez jamais tant tenu de rigueur que de séparer de vostre présence et du désiré moyen de vous fere service.

«Vostre très humble et très obéissante subjecte et mignonne

«Marguerite292

Note 292: (retour) Nouvelles lettres. Au roy, septembre ou octobre 1537.

Ne pouvant suivre le roi à la guerre, elle prie pour lui, elle ordonne pour lui des prières publiques. Elle lui adresse aussi de prudents conseils.

Charles-Quint assiège Landreçies. François Ier qui fait ravitailler la ville, conduit à'Cateau-Cambrésis trente et quelques mille hommes. Marguerite s'effraye d'autant plus que, connaissant la valeur du roi chevalier, elle sait que cette bravoure l'exposera à tous les périls. «Je suis seure, écrit-elle à François Ier, que vous n'avez au camp pionnier dont le corps porte plus de travail que mon esprit.» Dans une poétique épître au roi, elle nous redit ses angoisses, nous voyons ses larmes, nous entendons ses prières. Puis, lorsque l'empereur s'est éloigné, quelle ivresse! Malade, la reine de Navarre entraîne son mari à l'église pour le Te Deum de la victoire.

De tous mes maux receu au paravant

Je n'en sens plus, car mon Roy est vivant293.

Note 293: (retour) Epistre III de la Royne de Navarre au Roy François, son frere. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses, éd. citée.)

Partout et toujours les émotions de son frère font frémir sa plume ou vibrer sa lyre. Aux heures de tristesse, François Ier aurait pu lui adresser les beaux vers qu'elle place sur les lèvres d'un prisonnier:

Las! sans t'ouyr bien presumer je peux

Que toy et moy n'ayans qu'un coeur tous deux,

Si dens mon corps l'une moitié labeure,

L'autre moitié dedens le tien en pleure294.

Note 294: (retour) > Complainte pour un détenu prisonnier. (Id.)

L'allégresse, comme la douleur, tout lui est commun avec son frère.

Après dix ans de mariage, la bru de François Ier, Catherine de Médicis, donne-t-elle le jour à un fils premier-né, Marguerite s'associe au bonheur de l'aïeul jeune encore, et mêle ses larmes à celles que, de loin, elle lui voit répandre.

Un Filz! un Filz295!.....

s'écrie-t-elle dans son délire.

Note 295: (retour) Épistre de la Royne de Navarre au Roy, etc. (Id.)

Il se trouva une occasion où cette douce créature ne sut point pardonner: son frère était l'offensé. Qu'il est bien plus facile, en effet, de pardonner à nos ennemis personnels qu'aux ennemis de ceux qui nous sont chers!

Et c'était cette même femme qui se jetait aux pieds de son frère pour lui demander la grâce d'hommes qui l'avaient outragée!

L'influence de Marguerite sur le roi fut toujours une influence de paix et de douceur. Alors que, venu à La Rochelle pour dompter une révolte, le souverain ne sait que donner aux rebelles un coeur de père et pleurer avec eux, qui donc a mis dans son coeur cette tendresse miséricordieuse? Sa soeur, sa soeur qui lui écrit combien elle est heureuse de sa magnanimité. Alors qu'il fait grâce à des protestants que les supplices attendaient, c'est encore Marguerite qui a intercédé pour eux. Elle-même abrite les proscrits dans son royaume de Navarre et dans son duché d'Alençon. Malheureusement elle ne se borna pas à cette intervention généreuse, et si son amour fraternel l'empêcha d'embrasser ouvertement le luthéranisme, nous avons déjà remarqué qu'elle adopta à une époque de sa vie les erreurs de ceux qu'elle défendait. Elle y était entraînée par son libre esprit, avide de nouveautés, et par l'attrait qui la poussait vers la théologie. J'ai remarqué plus haut que cette dernière passion fut un péril non seulement pour sa foi, mais pour son talent d'écrivain. Cette influence gâta souvent sa poésie, et dans sa correspondance avec Briçonnet, fit tomber dans le galimatias sa prose d'ordinaire si précise, si claire. Ses poésies mystiques, surtout le Miroir de l'âme pécheresse, sont d'une lecture assez fatigante. Toutefois, malgré la monotonie de la pensée et le style alambiqué de certains passages, on y sent palpiter le tendre coeur de Marguerite, avec son humilité chrétienne, son amour pour le Christ, sa confiance dans la miséricorde du bon Pasteur. On reconnaît aussi dans ces pages un esprit nourri de la Bible, et l'on y découvre par moments une heureuse inspiration des Livres saints. La grandeur infinie de Dieu, la misère de l'homme y sont quelquefois dépeintes en traits saisissants. Dans le poème intitulé: Discord estant en l'homme par la contrariété de l'esprit et de la chair et paix par vie spirituelle, Marguerite développe cette admirable pensée:

Noble d'Esprit, et serf suis de nature.

Comme Racine le fera plus tard, elle s'inspire de saint Paul pour représenter le combat de l'esprit contre la chair.

Je ne fais pas le bien que je veux faire;

.........................................

Et qui pis est, plustost fais le contraire:

..........................................

Et de ce vient que bataille obstinée

Est dedens l'homme, et ne sera finée

Tant qu'il aura vie dessus la terre296.

Note 296: (retour) Les Marguerites de la Marguerite des princesses, éd. citée.

Avec toute la supériorité de son incomparable harmonie, Racine dira:

Mon Dieu, quelle guerre cruelle!

Je trouve deux hommes en moi:

L'un veut que plein d'amour pour toi

Mon cour te soit toujours fidèle:

L'autre à tes volontés rebelle

Me révolte contre ta loi297.

Note 297: (retour) «Madame, voilà deux hommes que je connais bien,» dit Louis XIV en se tournant vers Mme de Maintenon, lorsque les jeunes personnes de Saint-Cyr chantèrent devant le roi, ce cantique qui avait été composé pour elles. Louis Racine, Mémoires.

Les Comédies religieuses de Marguerite, intitulées: la Nativité de Jésus-Christ, l'Adoration des Trois Roys, les Innocents, le Désert, sont en quelque sorte les quatre actes d'un même drame sacré. On y sent une fraîcheur d'inspiration qui rappelle les vieux Noëls. Le culte que Marguerite y professe pour la sainte Vierge, contraste avec les idées luthériennes que nous retrouvons jusque dans cette partie de ses oeuvres.

Un critique a dit de Marguerite qu'elle avait dans ses poèmes le mouvement et le cri.298 Ce mouvement, ce cri, nous les surprenons plus d'une fois dans les scènes que Marguerite fait passer sous nos yeux. La Nativité est remplie de pittoresque animation, de grandeur religieuse et de simplicité pastorale. Joseph et Marie cherchant un abri à Bethléem, le refus des hôteliers, l'étable sur laquelle veillent Dieu et les anges, la prière de la sainte Vierge, son ineffable émotion en mettant au monde le Verbe fait chair; puis le colloque des bergers, le Gloria in excelsis que chantent les esprits célestes et auquel répond le Noël des pasteurs, les naïves offrandes que ceux-ci portent à l'Enfant-Dieu, les combats que Satan livre à leur pauvreté et dont triomphe leur foi, tout cela nous charme, nous émeut, et nous ne pouvons que regretter que l'inspiration du poète ne se soutienne pas jusqu'à la fin de ce délicieux Noël.

Note 298: (retour) Frank, ouvrage cité, introduction.

Je remarque dans l'Adoration des Trois Roys la majesté d'un début où la reine de Navarre imite heureusement Job et le Psalmiste.

L'oeuvre dramatique des Innocents contient aussi des beautés de détails. Quelle confiance religieuse dans ces paroles de la sainte Vierge fuyant vers l'Égypte avec le divin Enfant:

Dieu est ma force et mon courage,

Parquoy en luy me sents sy forte

Que sans travail en ce voyage

Porteray celuy qui me porte.

Dans ce poème, Marguerite a noblement fait interpréter par une des femmes d'Israël la fierté de la mère qui est l'ouvrière du «grand facteur» pour produire l'homme créé à l'image de Dieu:

Il n'est ennuy que la femme n'oublie

Quand elle voit que le hault Createur

De tel honneur l'a ainsi anoblie,

Que l'ouvrouer elle est du grand facteur,

Dedens lequel luy de tout bien aucteur

Forme l'enfant à sa similitude.

C'est au moment où les pieuses femmes exaltent leur maternité que leurs enfants sont massacrés dans leurs bras. Marguerite a bien rendu leur déchirante douleur. C'est encore par une heureuse idée qu'elle nous montre l'enfant d'Hérode tué avec les nouveau-nés: Hérode l'apprend alors qu'il croit triompher du nouveau roi qu'il redoutait, et sa douleur paternelle vengerait le désespoir des pauvres mères, si l'ambition satisfaite ne domptait son chagrin. Marguerite fait ensuite entendre les plaintes de Rachel. Mais que ces plaintes sont froides! Pourquoi tant de théologie? Ah! que j'aime bien mieux la sublime concision de l'Évangile: «C'est Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée parce qu'ils ne sont plus.»

Marguerite est mieux inspirée lorsqu'elle fait retentir au paradis le choeur des Innocents, et lorsque dans le Désert, des vers remplis de fraîcheur et de grâce évoquent le groupe de la sainte Vierge servie par les anges.

Reçoy ces fleurs, ô blanche fleur de lis299.

Note 299: (retour) Comédie du desert. (Les Marguerites, etc., éd. citée.)

La reine de Navarre est bien catholique dans ces hommages rendus à la Mère de Dieu. Elle l'est aussi à cette heure de suprême angoisse où, prosternée dans l'église de Bourg-la-Reine, elle implore du Seigneur la guérison de sa fille mourante et qu'elle entend une voix intérieure qui lui dit que son enfant est sauvée. Elle est catholique lorsqu'elle honore les reliques des saints, lorsqu'elle protège les filles de sainte Claire, lorsqu'elle fonde le monastère de Tusson où elle passe des retraites et où elle exerce même au choeur les fonctions d'abbesse300. Elle est catholique enfin lorsqu'elle reconnaît l'efficacité de la prière pour les morts. Suivons la reine de Navarre quand, sur le déclin de sa vie, et conduisant dans l'église de Pau le jeune capitaine de Bourdeille, elle l'arrête sur une pierre tombale et, lui prenant la main, lui adresse ces expressives paroles: «Mon cousin, ne sentez-vous point rien mouvoir sous vous et sous vos pieds?»—«Non, madame.»—«Mais songez-y bien, mon cousin.»—Madame, j'y ai bien songé, mais je ne sens rien mouvoir; car je marche sur une pierre bien ferme.» Mais la reine reprit: «Or, je vous advise que vous estes sur la tombe et le corps de la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée; et puis que des âmes ont du sentiment après nostre mort, il ne faut pas douter que cette honneste créature, morte de frais, ne se soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle; et si vous ne l'avez senti à cause de l'espaisseur de la tombe, ne faut douter qu'en soy ne se soit esmue et ressentie; et d'autant que c'est un pieux office d'avoir souvenance des trespassés, et mesme de ceux que l'on a aimez, je vous prie lui donner un Pater noster et un, Ave Maria, et un De profundis, et l'arrousez d'eau bénite...301»

Note 300: (retour) Comte de la Ferrière-Percy, Marguerite d'Angoulême.—Son livre de dépenses; Brantôme, Premier livre des Dames; Frank, notice citée.
Note 301: (retour) Brantôme, Second livre des Dames.

Demander pour une morte les prières de l'homme qui l'avait aimée et oubliée, c'était là une de ces pensées délicates qui ne pouvaient naître que d'un coeur de femme. Mais ne nous y arrêtons pas; remarquons seulement que la femme qui réclamait pour une trépassée le secours de la prière n'était plus une disciple de Luther, et qu'elle ne ressemblait pas non plus à cette philosophe que Brantôme nous montre ailleurs, doutant de la vie éternelle, se tenant auprès d'une mourante pour chercher avoir s'exhaler le souffle immortel. Je ne nie pas que Marguerite n'ait eu quelques fugitifs éclairs de scepticisme. Nous en retrouvons un à la fin d'un de ses rares poèmes qui aient l'allure légère de ses contes: Trop, Prou, Peu, Moins. Mais ce n'étaient là que les écarts d'une imagination à reflets multiples qui n'avait pas reçu en vain l'influence d'un siècle où l'esprit «merveilleusement ondoyant et divers» s'habituait à cette question: «Que sçay-je?» Néanmoins, sous une forme agitée, mobile, l'âme de Marguerite était naturellement croyante, et Brantôme nous dit que la reine de Navarre réprimait ses doutes par l'humble acte de foi qui la soumettait à Dieu et à l'Église. A la mort de son frère, nous verrons que les espérances de la vie éternelle furent son unique soutien, et que la foi de sa jeunesse était devenue la consolation de ses dernières années. Mais alors même qu'elle fut catholique de coeur, elle continua d'implorer la grâce des persécutés. C'était le même sentiment de charité évangélique qui lui avait fait prendre en Navarre le titre et l'office de ministre des pauvres, et qui lui avait fait fonder ou encourager des établissements de bienfaisance. Elle crée à Paris l'hôpital des Enfants-rouges pour les orphelins; elle fonde à Essai, dans l'ancien château de plaisance des ducs d'Alençon, une maison de filles pénitentes; elle dote les hôpitaux d'Alençon et de Mortagne.

Toute sa vie elle mérita l'éloge funèbre que devait faire d'elle Charles de Sainte-Marthe: «Marguerite de Valois, soeur unique du roy François, estoit le soutien et appuy des bonnes lettres, et la défense, refuge et réconfort des personnes désolées302

Note 302: (retour) Génin, Frank, notices citées.

Ce fut par cette double influence que sa tendresse donna à François Ier tout ce qu'il eut de bon en lui. Il dut particulièrement à cette influence son surnom de Père des lettres.

Bien que Marguerite prétendît lui être redevable de tout, hors d'amour, le roi ne mérita pas toujours cette reconnaissance. Il immola à la politique l'amour maternel de Marguerite pour Jeanne d'Albret, et fit élever loin d'elle cette fille, unique enfant qui lui restât.

Mais dans les dernières années de François Ier, quand tout se décolora autour de lui, il sentit plus que jamais le prix de cette affection qui ne s'était jamais démentie. Malade de corps, désenchanté de la vie, il appela à lui, comme autrefois dans sa captivité, sa soeur, sa meilleure amie. Il se reprit à l'existence en retrouvant l'âme de sa vie. De nouveau, le frère et la soeur s'unirent dans le culte de l'art. Ils recommencèrent les douces causeries d'autrefois. Ce fut pendant sa convalescence qu'au château de Chambord, le roi, appuyé sur le bras de Marguerite, et entendant sa soeur exalter le mérite des femmes, écrivit sur la vitre avec le diamant de sa bague:

Souvent femme varie,

Mal habil qui s'y fie!

C'était l'amant de la duchesse d'Étampes qui jugeait ainsi de la femme, ce n'était pas le frère de Marguerite. Les folles amours sont passagères; la tendresse fraternelle demeure.

Marguerite était revenue en Navarre. Elle était dans son monastère de Tusson, quand, une nuit, le roi lui apparut en rêve. Il était pâle, il l'appelait: «Ma soeur, ma soeur!» La reine, saisie d'un douloureux pressentiment, envoie à Paris courrier sur courrier. Elle redisait alors, non plus dans la forme poétique qu'elle avait employée sur la route de Madrid, mais dans une prose que sa trivialité ne rendait que plus touchante: «Quiconque viendra à ma porte m'annoncer la guérison du roy mon frère, tel courrier, fust-il las, harassé, fangeux et mal propre, je l'iray baiser et accoller, comme le plus propre prince et gentilhomme de France; et quand il auroit faute de lict, et n'en pourroit trouver pour se délasser, je lui donnerois le mien, et coucherois plustost sur la dure, pour telles bonnes nouvelles qu'il m'apporteroit303

Note 303: (retour) Brantôme, Premier livre des Dames.

Mais le messager de joie ne devait pas venir. François Ier était mort. On le cachait à Marguerite: un mot d'une folle le lui apprit. Elle tomba à genoux; elle accepta le sacrifice..., mais elle devait en mourir.

Dès lors plus de joyeux devis: l'Heptaméron demeure inachevé. Marguerite ne sait plus que faire sangloter sa douleur dans ce rythme poétique qu'elle a si souvent employé autrefois. Partout ici-bas elle voit tristesses, douleurs. Son mari qui sentira après sa mort combien elle lui était chère et de bon conseil, son mari ne la rend pas heureuse. Sa fille, élevée hors de sa garde, n'a pour elle que de l'indifférence. Elle est seule.

Je n'ay plus ny Pere, ny Mere,

Ny Seur, ny Frere,

Sinon Dieu seul auquel j'espere304.

Note 304: (retour) Chansons spirituelles. (Les Marguerites, etc., éd. citée.)

De la terre, elle n'a plus que des souvenirs. Amère consolation, comme Ta si bien dit le poète dont Marguerite répète le gémissement:

Douleur n'y a qu'au temps de la misère

Se recorder de l'heureux et prospere,

Comme autrefoys en Dante j'ay trouvé,

Mais le sçay mieulx pour avoir esprouvé

Félicité et infortune austere305.

Note 305: (retour) Comte de la Ferrière-Percy, Frank, notices citées.

Chrétienne alors dans toute l'acception du mot, Marguerite s'appuie sur la croix:

Je cherche aultant la croix et la desire

Comme aultrefoys je l'ay voulu fuir.

Adieu, m'amye,

Car je m'en vois

Cercher la vie

Dedens la croix306.

Note 306: (retour) Chansons spirituelles. (Les Marguerites, éd. citée.

Cette reine, qui n'a plus qu'un amour, Dieu, qu'un appui, la croix, n'a plus qu'une espérance: la mort qui la réunira à son frère. Cette mort, elle l'attend, elle l'appelle. Elle aspire à goûter «l'odeur de mort.» Elle avait peur de la mort autrefois. Mais la mort est

.........la porte et chemin seur

Par où il fault au créateur voler307.

Note 307: (retour) Rondeau. Chansons spirituelles. (La Marguerite, etc.)

Détachée de tout ici-bas, Marguerite aspire au seul lien qui ne se rompe jamais: l'union de l'âme avec Notre-Seigneur. Elle attend les noces éternelles.

Seigneur, quand viendra le jour

Tant désiré,

Que je seray par amour

A vous tiré.

Ce jour des nopces

Seigneur,

Me tarde tant,

Que de nul bien ny honneur

Ne suis content;

Du monde ne puys avoir

Plaisir ny bien:

Si je ne vous y puys voir,

Las! je n'ay rien!

Essuyez des tristes yeux

Le long gémir,

Et me donnez pour le mieux

Un doux dormir308.

Note 308: (retour) Chansons spirituelles. (Id.)

Deux ans après la mort de son frère, le jour des noces éternelles arriva pour Marguerite. Elle eu eut quelque effroi, mais elle se résolut au suprême sacrifice.

Ainsi disparut de la terre la Perle des Valois. Vivante, les écrivains, qui l'appelaient leur Mécène, l'avaient entourée de leurs hommages, et se plaisaient à lui dédier leurs oeuvres309.

Note 309: (retour) Brantôme, Premier livre des Dames.

Esprit abstraict, ravy et estatic,

dit Rabelais en dédiant à cet esprit le troisième livre de Pantagruel.

Mais l'éloge de Marot dut plus sourire à la protectrice du poète:

Corps féminin, coeur d'homme et teste d'ange.

Érasme qui envoie à Marguerite des épîtres latines, loue en elle «prudence digne d'un philosophe, chasteté, modération, piété, force d'âme invincible, et un merveilleux mépris de toutes les vanités du monde.»

Etienne Dolet s'adresse à Marguerite comme à «la seule Minerve de France.»

«Tu seras, lui dit-il, recommandée à la postérité par les louanges de cette troupe illustre des fils de Minerve, qui se sont abrités sous ta protection au loin répandue.»

A la mort de Marguerite, l'un des plus intéressants hommages qui furent rendus à sa mémoire, arriva d'Angleterre. Trois jeunes Anglaises, trois filles des Seymour, écrivirent cent distiques latins en l'honneur de la reine de Navarre310.

Note 310: (retour) Génin, notice citée. M. Génin a traduit aussi dans la correspondance de Marguerite les lettres d'Érasme et l'ode de Dolet.

Mais de toutes les voix poétiques qui chantèrent l'illustre morte, nulle ne fut mieux inspirée que celle de Ronsard. Pour célébrer cette exquise créature au simple et gracieux parler, le poète oublia la boursoufflure ordinaire de son style, et devint naturel et touchant comme avait su l'être Marguerite.

Ronsard ne veut pas qu'on lui élève un fastueux tombeau, et, dans des accents d'une ravissante fraîcheur, il en indique un autre:

L'airain, le marbre et le cuyvre

Font tant seulement revivre

Ceulx qui meurent sans renom:

Et desquelz la sepulture

Presse sous mesme closture

Le corps, la vie et le nom.

Mais toi dont la renommée

Porte d'une aile animée

Par le monde tes valeurs,

Mieux que ces pointes superbes

Te plaisent les douces herbes,

Les fontaines et les fleurs.

Vous, pasteurs que la Garonne

D'un demi tour environne

Au milieu de vos prez vers,

Faictes sa tumbe nouvelle,

Et gravez l'herbe suz elle

Du long cercle de ces vers:

Icy la Royne sommeille

Des Roynes la nonpareille

Qui si doucement chanta,

C'est la Royne Marguerite,

La plus belle fleur d'eslite

Qu'oncque l'Aurore enfanta.

Je me suis attardée à la suite de Marguerite. J'ai subi l'attraction que la séduisante princesse exerce depuis trois siècles. On l'a dit avec raison: Marguerite d'Angoulême, comme Marie Stuart, est l'une de ces rares créatures qui ont le privilège de l'éternelle jeunesse, et que, par delà les siècles, nous aimons comme si nous les avions connues. En m'étendant ainsi sur ce qui concerne la reine de Navarre, je n'ai pas oublié non plus qu'en elle s'est personnifié pour la première fois complètement l'esprit français dans sa grâce, dans sa finesse enjouée, dans sa délicate sensibilité, enfin dans ses mélancolies311, ces mélancolies que l'on dit modernes, mais qui datent du moyen âge et de plus loin encore, et qui n'ont disparu pendant deux siècles de notre littérature que sous l'influence croissante de l'école classique. Pour une femme, ce n'est pas un mince honneur que d'avoir été le premier miroir où s'est réfléchi dans ses faces multiples l'esprit d'une nation. C'est une gloire que je ne pouvais manquer d'enregistrer à l'actif de la femme française.

Note 311: (retour) D. Nisard. Histoire de la littérature française; Imbert de Saint-Amand, les Femme de la cour des Valois; Frank, notice citée.

Pour les lettrés délicats, l'Heptaméron seul doit être compté à Marguerite comme titre littéraire. Si j'écrivais une histoire de la littérature française, je ne pourrais que souscrire à ce jugement des maîtres. Mais dans une étude consacrée à la femme, on me permettra, au point de vue de la beauté morale, d'élever au-dessus de ces contes les oeuvres où Marguerite nous fait respirer, avec le parfum de sa tendresse fraternelle, ce souffle de spiritualisme qui ne se trouve que çà et là dans l'Heptaméron.

Les dons de l'esprit furent héréditaires dans la race des Valois. L'impulsion féconde que les femmes de cette maison donnèrent aux lettres se propagea même à l'étranger, témoin une autre Marguerite, nièce de la première, fille de François Ier, sage et savante comme la Minerve dont le nom lui fut aussi bien donné qu'à sa tante, et qui, duchesse de Savoie, attira dans sa nouvelle patrie les écrivains qu'elle avait encouragés en France. En appelant à Turin les jurisconsultes les plus éminents, elle donna à l'étude du droit une direction lumineuse, et vraiment digne de l'équitable princesse qui fut surnommée la Mère des peuples.

Une troisième Marguerite, la fille de Henri II, moins pure que les deux autres, avait leurs brillantes facultés intellectuelles. Comme Marguerite d'Angoulême, elle fit des vers, et comme sa grand-tante aussi, elle dut la célébrité à une oeuvre en prose. Dans ses Mémoires, elle nous a laissé un modèle exquis des productions de ce genre. Elle ne s'y est pas seulement dépeinte avec cette naïveté, cette ressemblance qui donnent aux autobiographies du XVIe siècle un si puissant attrait psychologique. Mais la langue française apparaît déjà, dans cette oeuvre, non plus avec l'abondance parfois excessive de cette époque, mais avec cette précision, cette élégante sobriété qui s'unissent à la grâce et au naturel dans la prose du XVIIe siècle312.

Note 312: (retour) Saint-Marc Girardin, Des Mémoires au XVIe siècle, à la suite du Tableau de la littérature française au XVIe siècle.

Ne quittons pas les femmes des Valois sans nommer une princesse étrangère de naissance à leur race, mais qui y fut alliée par le mariage et qui occupa un moment le trône de France.

Élevée dans notre pays, Marie Stuart était bien réellement une princesse française. Ce fut à cette patrie adoptive qu'elle dut la forte instruction qui lui permettait jusqu'à la composition du discours latin313. Ce fut la France qui lui donna la langue qu'elle écrivait et parlait avec art. Elle maniait la prose avec éloquence et mêlait ses chants lyriques à ceux des poètes qu'elle aimait: Ronsard, du Bellay. Elle chanta les regrets de son veuvage et les douleurs plus poignantes de son exil. En vain la critique discutera-t-elle l'origine de la plus célèbre de ses poésies, c'est, toujours sur les lèvres de la jeune et belle reine que la postérité aimera à placer ces strophes si touchantes et demeurées si populaires.

Note 313: (retour) Voir plus haut, chapitre premier.

Adieu, plaisant pays de France,

O ma patrie

La plus chérie.

Qui as nourri ma jeune enfance!

Adieu, France, adieu mes beaux jours!

La nef qui disjoint nos amours

N'a si de moi que la moitié:

Une part te reste, elle est tienne;

Je la fie à ton amitié

Pour que de l'autre il te souvienne.

La France a répondu à ce voeu plein de larmes, et, dans notre pays, Marie Stuart trouvera toujours quelles qu'aient pu être ses fautes, des plaidoyers qui vengeront sa mémoire, des yeux qui pleureront ses malheurs.

La maison de Bourbon qui allait monter sur le trône avec Henri IV, comptait, elle aussi, des princesses qui donnèrent l'exemple du labeur intellectuel. Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, qui vécut à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, ne regardait les lettres que comme un apostolat qui lui permettait de mieux remplir ses devoirs domestiques et d'étendre au delà du foyer l'influence de la femme chrétienne. Avec des ouvrages de piété, elle écrivit un traité intitulé: Instruction des jeunes filles. Sans vouloir pénétrer dans le domaine de la théologie, elle aimait les saintes Écritures, et c'est dans la Bible qu'elle puisait certainement la tendre sollicitude qu'elle avait pour les âmes, et cette cordiale charité qui, selon le témoignage de Jean Bouchet, la rendait «consolative, confortative314»; cette charité qui faisait d'une princesse de Bourbon, si imposante par le grand air de sa race, la femme la plus douce et la plus accessible.

Note 314: (retour) Jean Bouchet, le Panegyrie du chevallier sans reproche, ch. XX. Sur Mme de La Tremouille, voir le chapitre précédent.

Les lettres eurent aussi pour adeptes la femme du premier Henri de Condé, et Jeanne d'Albret, qui entra dans la maison de Bourbon par le mariage. La fille de Marguerite d'Angoulême protégea les savants, les poètes et correspondit avec l'un de ceux-ci: Joachim du Bellay.

Dans tous les rangs de la société, au XVIe siècle, les femmes, redisons-le, partagent avec ardeur les occupations qui passionnent les intelligences. Mais, en général, elles fuient la publicité.

Les Lyonnaises se distinguent par leurs talents; mais c'est surtout à la Renaissance païenne qu'elles appartiennent par leurs oeuvres. Elles chantent l'amour à la manière des lyriques grecs dont la langue est d'ailleurs familière à plus d'une, comme il convenait dans cette Renaissance où la poésie même était érudite. Chez la plus célèbre des muses lyonnaises, Louise Labé, la belle Cordière, poète et prosatrice, l'influence hellénique est visible, bien qu'altérée par le mauvais goût italien. On sent frémir dans ses poèmes quelque chose de la verve passionnée que possédait Sappho, la poétesse hellénique dont le surnom lui fut donné, à elle comme à tant d'autres qui le méritaient moins! Mais quel que soit le paganisme poétique de la belle Cordière, l'ineffable tendresse que l'Évangile a mise au coeur de la femme n'est pas étouffée en elle, et donne parfois à sa lyre des accents pleins de mélancolie.

Si Louise Labé rappelle Sappho par son lyrisme, son héroïque conduite au siège de Perpignan nous fait souvenir d'une autre Grecque célèbre, Télésilla, poétesse et guerrière.

Comme les auteurs antiques, Louise Labé eut l'honneur d'avoir son glossaire; elle l'eut même de son vivant!

Auprès de Louise Labé se rangent son amie Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, toutes deux poètes et musiciennes comme l'avait été la belle Cordière. Pernette du Guillet chante avec l'amour la pure amitié. Ses oeuvres sont caractérisées dans leur ensemble par une noble élévation et un sentiment moral vraiment philosophique. Ne séparons pas du groupe lyonnais la fougueuse émancipatrice dont nous parlions plus haut315, Marie de Romieu, la Vivaraise, qui se fit remarquer par l'animation de sa poésie.

Note 315: (retour) Chapitre premier.

Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, Marie de Romieu unissaient la vertu au talent. Il en fut ainsi chez une Toulousaine, GabrielLe de Coignard. Mais à la différence des femmes poètes du Midi, elle chercha, ailleurs que dans les lettres antiques, la source de sa poésie: son inspiration fut toute chrétienne. Gabrielle de Coignard prélude déjà aux grands accents de la poésie religieuse du XVIIe siècle. La direction que cette pieuse mère éducatrice donna à son talent, la rapproche de ces femmes du Nord et du Centre qui célèbrent généralement dans leurs vers les affections domestiques, les sentiments religieux, et chez lesquelles la raison l'emporte sur la passion316.

Note 316: (retour) Léon Feugère, les Femmes poètes au XVIe siècle.

Dans ce dernier groupe, qui va nous arrêter quelque peu, les dames des Roches, Madeleine Neveu et sa fille, Catherine de Fradonnet, chantent, l'une l'amour maternel, l'autre l'amour filial; elles s'inspirent et se dédient réciproquement leurs oeuvres. Poète tour à tour énergique et gracieux, Catherine écrivait mieux que sa mère, et cependant elle n'avait d'autre but que de contribuer à la gloire de cette mère adorée. Leur salon de Poitiers était, comme on l'a nommé, une académie de vertu et de science, qui devança l'hôtel de Rambouillet et où l'on ne séparait pas de l'expression du beau la pensée du bien. Étienne Pasquier fut le commensal de cette maison et lui consacra un poétique souvenir.

La mère et la fille, la fille surtout, se firent remarquer par leur érudition. Livrée avec ardeur à l'étude du grec, Catherine traduit avec sa mère le poète Claudien; et, seule, les Vers dorés de Pythagore. Elle cherche même à imiter Pindare.

Ainsi que sa mère, Catherine de Fradonnet défend la cause de l'instruction des femmes. Et elle avait quelque droit de le faire, cette noble fille qui, tout entière au dévouement filial, joignait les occupations du foyer aux labeurs de l'esprit. Elle s'était plu à traduire l'admirable portrait de la femme forte; et, de même qu'Erinne, la vierge grecque, elle célébra la quenouille, la quenouille qu'elle maniait comme la plume.

Cette mère et cette fille qui s'aimaient si tendrement, vécurent de la même vie, et, comme l'avait prophétisé l'une d'elles, moururent de la même mort.

L'amour filial inspira une autre femme poète que Catherine de Fradonnet. Camille de Morel consacra son meilleur poème à la mémoire de son père. Modeste et instruite, elle écrivit, ainsi que ses deux soeurs, des vers français et latins. Toutes trois héritières du talent poétique qui distinguait leur père et leur mère, elles furent nommées les trois perles du XVIe siècle.

Avec leur mère Antoinette de Loynes, elles appartiennent à la pléiade de femmes poètes que Paris ne pouvait manquer d'avoir aussi bien que Lyon et où se confondent grandes dames et bourgeoises.

Je ne peux nommer toutes les femmes que leur mérite littéraire fit remarquer soit à la ville, soit à cette cour de France où brillèrent les plus célèbres, Marguerite d'Angoulême et sa petite-nièce. Je citerai cependant Anne de Lautier, «douée des grâces de la vertu et du savoir;» Henriette de Nevers, princesse de Clèves, à qui pouvait s'appliquer le même éloge; la belle et spirituelle Mme de Villeroi, qui traduisit les Épîtres d'Ovide; la mère de l'avocat général Servin, Madeleine Deschamps, qui versifiait en français, écrivait en latin et en grec; la duchesse de Retz, dont j'ai mentionné plus haut la célèbre harangue latine, et qui s'illustra plus encore par son immense érudition que par ses vers317; Nicole Estienne et Modeste Dupuis, apologistes de leur sexe. La seconde prit pour thème: Le mérite des femmes, sujet que devait immortaliser un poète plus rapproché de nous.

Note 317: (retour) Voir plus haut, chapitre premier.

Au groupe parisien appartient aussi Jacqueline de Miremont, qui défendit dans ses vers la foi catholique contre le protestantisme. En ces temps de luttes religieuses, la poésie même devenait une arme de combat que les femmes manièrent dans diverses régions de la France. Anne de Marquets, religieuse de Poissy, célébrée par Ronsard, compta avec Jacqueline de Miremont parmi les champions du catholicisme. Chez les protestants se distingua Catherine de Parthenay, l'héroïne du siège de La Rochelle, la savante grande dame qui avait entretenu avec sa mère une correspondance latine, et qui possédait assez bien le grec pour traduire un discours d'Isocrate; mais les loisirs de l'étude ne passèrent pour elle qu'après l'éducation de ses enfants. Elle y réussit, et les filles qu'elle eut d'un Rohan sont connues par l'héroïsme de leur conduite et par la culture de leur esprit. L'une d'elle lisait la Bible en hébreu318.

Note 318: (retour) Voir plus haut, chapitre premier; L. Feugère, E. Bertin, ouvrages cités.

Mais, bien loin des controverses, dans la suave atmosphère du sentiment religieux qu'appuie une foi absolue, une plus douce influence était réservée à notre sexe. C'est pour diriger l'âme élevée, délicate, de la femme, que le plus aimable des saints écrivit tant de lettres exquises, parmi lesquelles celles qu'il adressa à Mme de Charmoisy formèrent l'Introduction à la vie dévote. Dans cet admirable traité, la plus haute spiritualité se mêle au sens pratique de la vie, ou plutôt c'est par cette spiritualité même que saint François de Sales donne, pour toutes les conditions de la vie, une règle de conduite plus que jamais nécessaire au milieu du chaos moral qu'avait produit le XVIe siècle319.

Note 319: (retour) D. Nisard, Histoire de la Littérature française.

Nous avons déjà indiqué le profit que les femmes pouvaient tirer de ces fortes et douces leçons qui leur apprenaient que la piété des gens mariés ne doit pas être la piété monacale des religieux, et que c'est une fausse dévotion que celle qui nous fait manquer aux devoirs de notre état. Divers sont les sentiers qui mènent à la vie éternelle; mais sur chacun d'eux, saint François de Sales fait luire le divin rayon qui, en illuminant au-dessus de nos têtes un vaste pan du ciel, éclaire notre route sur la terre et nous permet même de cueillir les fleurs que la bonté de Dieu a semées jusqu'au milieu des rochers. Ce rayon conducteur, c'est l'amour, l'amour qui cherche Dieu dans son essence adorable et dans les âmes qu'il a créées. C'est ainsi, avec l'amour de Dieu, l'amour de la famille; c'est l'amitié, c'est la charité. Saint François de Sales consacra un traité à l'Amour de Dieu; et pour publier cette oeuvre, que de pressants appels il reçut de l'âme sainte qui, avant de se confondre au ciel avec la sienne, s'y était unie ici-bas dans le grand et religieux sentiment qui était le sujet de ce pieux ouvrage! On a nommé sainte Chantal, sainte Chantal à qui l'évêque de Genève adressa ses plus touchantes lettres. Saint François de Sales trouva ainsi dans les femmes qu'il dirigeait, l'inspiration ou l'encouragement de ces oeuvres dont la haute et salutaire doctrine emprunte à la nature les plus ravissantes images, à la langue du XVIe siècle les tours les plus naïfs et les plus gracieux, pour faire pénétrer dans les âmes ses enseignements320.

Note 320: (retour) Voir les Lettres de saint François de Sales.

Dans cet ordre de la Visitation que saint François de Sales avait fondé avec Mme de Chantal; dans la maison mère d'Annecy, la Mère de Chaugy devait écrire, sur la sainte fondatrice, des mémoires321 qui appartiennent par leur date et par leur style au xviie siècle, mais qui ont gardé du siècle précédent la grâce vivante que saint François avait transmise à ses filles spirituelles.

Note 321: (retour) Mère de Chaugy, Mémoires cités.

Parmi les femmes qui furent en correspondance avec saint François de Sales, se trouvait Mlle de Gournay, l'émancipatrice qui, plus haut, nous a fait sourire; Mlle de Gournay, la savante «fille d'alliance» de Montaigne, et dont la studieuse jeunesse fut le rayon qui éclaira les derniers jours du philosophe. «Je ne regarde plus qu'elle au monde,» dit celui-ci avec un attendrissement bien rare sous sa plume. «Si l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette très saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores322

Note 322: (retour) Montaigne, Essais, II, xvii.

Mlle de Gournay vengea son sexe en gardant à Montaigne, au delà du tombeau, le plus tendre dévouement. Après la mort de son vieil ami, elle ne se contenta pas d'aller le pleurer avec sa femme et sa fille, et de braver pour cela les fatigues et les dangers d'un long voyage accompli en pleine guerre civile. Elle prépara avec des soins infinis une nouvelle édition des oeuvres de son maître, édition qu'elle devait faire réimprimer quarante ans après. Cette jeune fille qui, élevée par une mère ignorante dont l'unique souci était de la confiner dans les soins du ménage, avait appris sans maître, sans grammaire, la langue latine, en comparant des versions à des textes, et qui avait aussi étudié les éléments du grec; cette jeune fille se servit d'abord de son instruction si péniblement acquise pour traduire tous les passages grecs, latins, italiens, que Montaigne avait cités; elle en indiqua la provenance, soin que n'avait pas pris l'auteur. Enfin, elle se dévoua à la gloire de son ami, avec cette puissance d'affection qu'il lui avait naguère reconnue et qui était pour elle un besoin. Ne disait-elle pas elle-même que l'amitié est surtout nécessaire aux esprits supérieurs?

La chaleur de son âme se répandait sur tous ses travaux. Elle y joignait un profond sentiment moral, et cherchait bien moins dans les oeuvres littéraires la perfection du style que le fond même des idées. Aussi ses auteurs préférés étaient-ils les philosophes, les moralistes, parmi lesquels cependant, par un bizarre contraste, elle avait voué une si tendre admiration à l'illustre écrivain dont le doute universel était en complet désaccord avec les fermes principes de sa «fille d'alliance.»

Les sentiments élevés et profonds de Mlle de Gournay se révèlent dans tous ses écrits, et pour elle, comme pour Mme de la Tremouille, les lettres n'étaient qu'un apostolat. Française, elle chanta dignement Jeanne d'Arc. Catholique de coeur et d'action, elle flétrit la fausse dévotion. Femme destinée à vieillir et à mourir sans avoir reçu les titres d'épouse et de mère, elle comprit l'amour maternel. C'est elle qui a dit: «L'extrême douleur et l'extrême joie du monde consistent à être mère.»

L'étude, on le voit, n'avait pas desséché son coeur. Comme la tendresse, l'enthousiasme lui était naturel. Elle s'éleva avec force contre les critiques qui ne savaient que dénigrer et jamais admirer. Par malheur son style ne fut que rarement à la hauteur de ses pensées: il est souvent alambiqué.

Mlle de Gournay avait vécu dans un temps qui fut pour la langue une époque de transition. La «fille d'alliance» de Montaigne ne marcha pas avec ce XVIIe siècle pendant lequel s'écoula la plus grande partie de sa vie323. Elle garda les traditions du siècle précédent. Contraire à la réforme qu'opérait Vaugelas, elle eut le tort de ne pas comprendre que l'épuration de la langue était nécessaire; mais, en combattant pour le maintien de toutes les anciennes formes du langage, elle eut du moins le mérite de protéger et de sauver bien des mots que l'exagération habituelle aux novateurs voulait supprimer, et qui sont demeurés dans notre langue. Il est à regretter que Mlle de Gournay n'ait pas réussi à en conserver davantage. M. Sainte-Beuve a justement remarqué que l'école romantique de 1830 se servit d'arguments analogues à ceux de Mlle de Gournay, pour que la langue ne perdît aucune des richesses qu'elle avait acquises.

Note 323: (retour) Née en 1565, elle mourut en 1645. Pour tout ce qui concerne Mlle de Gournay, cf. l'étude que lui a consacrée M. Feugère, à la suite de son ouvrage: Les Femmes poètes du XVIe siècle.

Les femmes du XVIe siècle avaient contribué à enrichir la langue et aussi à l'épurer. Après M. Nisard, je rappelais plus haut que l'Heptaméron était le premier ouvrage français que l'on pût lire sans l'aide d'un vocabulaire. Il était naturel que ce fût l'oeuvre d'une femme qui offrît pour la première fois cette langue déjà moderne, et qu'une autre femme, la troisième Marguerite, devait manier avec l'élégante brièveté qui annonce le XVIIe siècle: Vaugelas n'a point constaté en vain l'heureuse influence de la femme sur la formation de notre idiome. Cette influence s'était déjà produite au moyen âge.

Charles IX avait semblé reconnaître cette dette de la langue française, alors que, fondant une espèce d'Académie qui s'occupait de littérature aussi bien que de musique, il y admettait les femmes.

Mlle de Gournay avait une précieuse ressource pour défendre ses vues grammaticales: l'Académie française, dit-on, l'Académie, alors naissante, se réunissait quelquefois chez elle; et il semble que, dans les séances de la docte compagnie, l'opinion de Mlle de Gournay n'était pas dédaignée324.

Note 324: (retour) Duc de Noailles, Histoire de Mme de Maintenon.

On croit que cette femme distinguée parut dans le salon célèbre qui eut, lui aussi, une action sur la langue française: la chambre bleue de la marquise de Rambouillet.

Dans les conversations que nous offrent les Contes de la Reine de Navarre, nous avons pu voir, avec la charmante vivacité de l'esprit français, une galanterie qui manquait souvent de délicatesse. Les libres propos n'effrayent pas trop les gaies causeuses, et elles ne se bornent pas toujours à les écouter. Les guerres civiles qui marquent tristement la seconde moitié du XVIe siècle, et qui firent de la France un vaste camp, ajoutèrent encore à la vieille licence gauloise la grossièreté des allures soldatesques. D'ailleurs, le dérèglement du langage ne répondait que trop à celui des moeurs. Aux heures de crise nationale, ceux qui ont vécu longtemps en face de la mort suivent deux tendances bien opposées: les uns se détachent plus aisément des choses d'ici-bas pour reporter vers le ciel leurs pensées attristées, et ne s'occupent de la terre que pour soulager les malheurs que la guerre a amenés. Nous verrons dans le chapitre suivant que ces âmes furent nombreuses au XVIIe siècle. Mais pour beaucoup d'autres, il semble qu'une fois le péril passé, elles cèdent à une réaction qui les précipite dans les terrestres plaisirs: l'amour sensuel, qui déjà dominait sous les Valois, régnait sous Henri IV.

Ce n'était pas seulement le ton d'une galanterie soldatesque qui prévalait alors, c'était aussi la rudesse du langage ordinaire. Pour nous qui avons vécu dans les temps où la guerre civile ou la guerre étrangère menaçait jusqu'à nos foyers, nous savons combien l'héroïsme des sentiments se développe alors, mais combien aussi le langage devient aisément dur et même trivial pour traduire les impressions violentes que causent l'âpreté de la lutte, l'imminence du péril, la lâcheté des uns, la barbarie des autres. Toutes nos énergies sont alors décuplées, mais nous perdons la grâce, la délicatesse, la mesure du savoir-vivre.

«La grandeur était en quelque sorte dans l'air dès le commencement du XVIIe siècle,» dit M. Cousin. «La politique du gouvernement était grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l'accomplir dans les conseils et sur les champs de bataille. Une sève puissante parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient vers leur gloire future, pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme les coeurs. La force abondait; la grâce était absente. Dans cette vigueur excessive, on ignorait ce que c'était que le bon goût. La politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection. L'hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école.

«Il s'ouvre vers 1620, et subsiste à peu près jusqu'en 1648.... Le beau temps de l'illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières années de la régence. Pendant une trentaine d'années, il a rendu d'incontestables services au goût national325

Note 325: (retour) Cousin, la Jeunesse de Mme de Longueville.

Il était digne d'une femme de remplir une mission qui avait à la fois pour but de spiritualiser les moeurs et d'épurer le langage. C'est l'honneur de la marquise de Rambouillet d'avoir entrepris cette tâche et d'y avoir fait concourir tous les avantages qu'elle possédait: la naissance, la fortune, une imposante beauté, un esprit cultivé, un caractère plein de noblesse. Elle fut admirablement secondée dans son oeuvre par ses filles, surtout par la plus célèbre de toutes, Julie d'Angennes, plus tard Mme de Montausier.

Alors dominaient en France deux influences étrangères qui altéraient l'originalité, toujours vivante cependant, de l'esprit national. Les reines issues des Médicis «avaient introduit parmi nous le goût de la littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui de la littérature espagnole. L'hôtel de Rambouillet prétendit à les unir326.» Fille d'une noble Romaine et d'un ambassadeur de France à Rome, née dans la ville éternelle, femme d'un grand seigneur français qui avait représenté notre pays en Espagne, Mme de Rambouillet devait naturellement se plaire à combiner avec l'esprit français les deux éléments étrangers qui lui étaient familiers.

Note 326: (retour) Cousin, l. c.

«Le genre espagnol, c'était, au début du XVIIe siècle, la haute galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque, un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels, des conversations élégantes comme des divertissements magnifiques. Le genre italien était précisément le contraire de la grandeur, ou, si l'on veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu'au raffinement, la moquerie, et un persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange de ces deux genres sortit l'alliance ardemment poursuivie, rarement accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et du plaisant, de l'enjoué et du sublime.

«A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût pas suffi à plaire: il y fallait, aussi le galant homme, l'honnête homme, comme on l'appela déjà vers 1630, et comme on ne cessa pas de l'appeler pendant tout le XVIIe siècle; l'honnête homme, expression nouvelle et piquante, type mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le sentiment se répandit avec une rapidité inconcevable. L'honnête homme devait avoir des sentiments élevés: il devait être brave, il devait être galant, il devait être libéral, avoir de l'esprit et de belles manières, mais tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée et familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet proposa à l'admiration publique et à l'imitation des gens qui se piquaient d'être comme il faut327

Note 327: (retour) Cousin, ouvrage cité.

Les femmes étaient reines à l'hôtel de Rambouillet; on les y nommait les illustres, les précieuses, nom qui alors n'avait rien que d'honorable. Elles font revivre cet amour qu'avait exalté le moyen âge, et qui n'avait jamais totalement disparu, même à la cour des Valois: l'amour pur, chevaleresque, l'amour inspirateur des grandes et valeureuses actions. Mais, au lieu de le chercher dans nos vieilles moeurs françaises, les précieuses le prennent dans les livres espagnols, qui leur offrent, avec l'héroïsme des beaux sentiments, l'enflure du faux point d'honneur. Pour elles, la plus grande gloire consiste à voir se consumer dans les flammes d'un amour platonique le plus grand nombre d'adorateurs, y eût-il même parmi eux un prétendant noble et loyal qui n'aspirât qu'à devenir un fidèle époux. Il ne tint pas à Mlle de Rambouillet que l'honnête Montausier ne subît ce triste sort, et si la belle Julie n'avait enfin cédé aux instances de sa mère et de ses amies, il n'eût pas suffi d'une attente de quatorze années pour obtenir sa main.

C'était la marquise de Sablé qui avait fait goûter aux précieuses la fierté castillane. «Elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres pour les femmes; que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la libéralité, et toutes sortes de vertus: mais que, d'un autre côté, les femmes, qui étoient l'ornement du monde et étoient faites pour être servies et adorées des hommes, ne dévoient souffrir que leurs respects 328

Note 328: (retour) Mme de Motteville, Mémoires, 1611.

Situation périlleuse cependant que celle-là! Une noble habituée de l'hôtel de Rambouillet, la duchesse d'Aiguillon, s'en aperçut, elle qui, pour terminer l'éducation de son neveu, le duc de Richelieu, lui avait, suivant l'usage du temps, inspiré une passion platonique pour une honnête jeune femme, et avait ainsi préparé la mésalliance qui la fit tant souffrir! Et ce n'était pas toujours le mariage qui était le plus grand écueil de ces passions d'origine idéale.

Dans cet hôtel de Rambouillet, où grands seigneurs, nobles dames, écrivains célèbres se rencontraient, les rangs étaient confondus et l'esprit seul était roi. Ne nous arrêtons pas à ces brillants causeurs qui, sans en excepter Voiture, n'ont pu transmettre à la postérité toutes ces pointes, toutes ces spirituelles saillies dont le sens est aujourd'hui perdu pour nous. Ne donnons même qu'une rapide attention à Balzac, qui, bien oublié de nos jours, eut cependant le mérite de mettre au service de la morale son éloquence artificielle, et dont les écrits présentent la forme définitive de la langue française329.

Note 329: (retour) D. Nisard, Histoire de la littérature française.

Parmi les esprits d'élite qui reçurent l'influence de l'hôtel de Rambouillet, je ne fais que nommer à présent deux femmes célèbres que nous retrouverons tout à l'heure, Mme de Sévigné, Mme de la Fayette. Mais ne nous retirons pas de la chambre bleue sans y avoir salué trois hommes qui personnifient dans des sphères différentes la véritable grandeur: Corneille, Bossuet, et, entre eux, l'héroïque vainqueur de Rocroy: Condé!

Les tragédies de Corneille étaient lues à l'hôtel de Rambouillet, et certes, c'était là, de la part du poète, un hommage reconnaissant. Si son génie, si la trempe romaine de son caractère n'appartenaient qu'à lui, il respirait dans le salon de la marquise l'atmosphère des sentiments héroïques; il y apprenait la langue ferme et vigoureuse des hommes d'État qui s'y groupaient; ajoutons qu'il y prenait aussi le goût des pointes italiennes, des rodomontades espagnoles, et parfois d'une fausse exagération de l'honneur; mais, somme toute, la grandeur dominait dans ce cercle d'élite, et lorsque Corneille y parlait des sacrifices de la passion au devoir, il avait devant lui des auditrices dignes de le comprendre, et même de l'inspirer.

L'influence de la marquise de Rambouillet s'étendit jusque sur l'architecture et les arts décoratifs. Jeune femme, elle avait dessiné elle-même le plan de l'hôtel qu'elle se faisait construire rue Saint-Thomas-du-Louvre. Elle y fit deux innovations qui furent adoptées par l'architecture. Pour augmenter l'étendue de ses salons, elle fit placer à l'un des coins de l'hôtel l'escalier qui avait toujours figuré au milieu des constructions de ce genre; puis, à la façade postérieure donnant sur le jardin, des fenêtres occupant toute la hauteur du rez-de-chaussée, ajoutaient de vastes perspectives de verdure aux salons où elles faisaient ruisseler à flots l'air et la lumière. En vraie fille de l'Italie, la jeune marquise avait aimé cette belle lumière jusqu'au jour où une cruelle infirmité l'obligea de se renfermer dans l'alcôve dont la ruelle devint le rendez-vous des beaux esprits. La célèbre chambre bleue de Mme de Rambouillet était elle-même chose nouvelle. Jusqu'alors le rouge et le tanné étaient les seules couleurs employées pour décorer les appartements. La belle marquise fut la première qui donna à sa chambre une tenture de velours bleu ornée d'or et d'argent. Avec les grands vases de cristal où s'épanouissaient les gerbes de fleurs, avec les portraits des personnes qu'aimait la marquise et les tablettes sur lesquelles se rangeaient ses livres, on distinguait encore chez elle des lampes d'une forme particulière qui ne nous est pas connue330.

Note 330: (retour) Mlle de Montpensier et Mlle de Scudéry, citées par M. Cousin, la Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus.

Mais quittons l'hôtel de Rambouillet avant sa décadence littéraire. Un jour vint où l'affectation du bel esprit, défaut qui n'avait jamais été étranger à la chambre bleue, domina dans le cercle de la marquise, et surtout dans les salons qui s'étaient formés sur ce modèle, salons où de fausses précieuses, exagérant jusqu'au ridicule les scrupules d'une fausse délicatesse, méritèrent la satire de Molière331. Mais d'autres cercles échappèrent à ce reproche. Dans sa résidence du Petit-Luxembourg que peuplaient des statues antiques, des tableaux de Léonard de Vinci, du Pérugin, de Rubens, de Dürer, la duchesse d'Aiguillon groupait avec Corneille, Saint-Evremond, Racan, et les beaux esprits qu'elle rencontrait à l'hôtel de Rambouillet, les grands artistes de l'école française, le Poussin, «le peintre de l'idée,» Le Sueur, «le peintre du sentiment,» surtout du sentiment chrétien, austère et tendre à la fois; le Lorrain, le paysagiste idéaliste, «le peintre de la lumière.» La nièce de Richelieu avait défendu auprès de son oncle l'auteur du Cid, et le grand poète l'en remercia en lui dédiant ce chef-d'oeuvre332. Elle protégea aussi Molière. La ferme raison de la duchesse la prémunissait contre l'exagération de la préciosité et ne permettait pas que les défauts de l'hôtel de Rambouillet fussent contagieux dans son salon333.

Note 331: (retour) Cousin, ouvrage cité; M. l'abbé Fabre, la Jeunesse de Fléchier.
Note 332: (retour) Le Cid. Épître dédicatoire. A Mme la duchesse d'Aiguillon
Note 333: (retour) Bonneau-Avenant, la Duchesse d'Aiguillon.

C'était encore une école de bon goût que le salon d'une autre élève de Mme de Rambouillet, cette spirituelle marquise de Sablé qui avait répandu en France la mode de la galanterie castillane334. Quand vint la vieillesse, Mme de Sablé, devenue janséniste, réunit, dans son salon de Port-Royal, Arnauld, Nicole, Pascal et sa soeur Mme Périer, le duc de la Rochefoucauld, Mme de la Fayette, Saint-Evremond sans doute, si c'est bien lui qui, sous un pseudonyme, dédia à Mme de Sablé ses premières études; la duchesse de Liancourt dont j'ai cité les mémoires domestiques; sa belle-soeur, Marie de Hautefort, maréchale de Schomberg, la duchesse d'Aiguillon, M. et Mme de Montausier, des princes du sang parmi lesquels le grand Condé. Dans ce cercle, «dans ce coin de Port-Royal, on cultivait, de préférence, la théologie, la physique elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale prise dans sa signification la plus étendue335

Note 334: (retour) Voir plus haut, pages 261, 262.
Note 335: (retour) Cousin, Madame de Sablé.

C'était sous la forme des maximes que la morale se condensait dans ce milieu. La maîtresse de la maison en donnait l'exemple. L'abbé d'Ailly, Jacques Esprit, le jurisconsulte Domat, cédèrent à cette influence. M. Cousin a conjecturé que Pascal même avait pu écrire plusieurs de ses pensées pour le salon de Mme de Sablé. Mais ce fut assurément le cercle de la marquise qui produisit les Maximes de La Rochefoucauld. A l'honneur de Mme de Sablé et des femmes de sa compagnie disons que, tout en appréciant le mérite de La Rochefoucauld, elles ne se plaisaient pas à le voir considérer l'amour-propre comme le mobile de toutes les actions. Quelques-unes d'entre elles réfutèrent avec esprit et délicatesse le duc misanthrope. Mme de Sablé, malgré son indulgente affection pour son ami, ou plutôt, à cause même de cette affection, ne put entendre, sans protester, cette indigne maxime: «L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.» Elle y répondit par d'autres maximes où elle établissait le caractère de la véritable amitié avec une élévation de sentiments à laquelle ne répondait cependant pas toujours la vigueur de l'expression: «L'amitié est une espèce de vertu qui ne peut être fondée que sur l'estime des personnes que l'on aime, c'est-à-dire sur les qualités de l'âme, comme la fidélité, la générosité et la discrétion, et sur les bonnes qualités de l'esprit.—Il faut aussi que l'amitié soit réciproque, parce que dans l'amitié l'on ne peut, comme dans l'amour, aimer sans être aimé.—Les amitiés qui ne sont pas établies sur la vertu et qui ne regardent que l'intérêt et le plaisir ne méritent point le nom d'amitié. Ce n'est pas que les bienfaits et les plaisirs que l'on reçoit réciproquement des amis ne soient des suites et des effets de l'amitié; mais ils n'en doivent jamais être la cause.—L'on ne doit pas aussi donner le nom d'amitié aux inclinations naturelles, parce qu'elles ne dépendent point de notre volonté ni de notre choix, et, quoiqu'elles rendent nos amitiés plus agréables, elles n'en doivent pas être le fondement. L'union qui n'est fondée que sur les mêmes plaisirs et les mêmes occupations ne mérite pas le nom d'amitié, parce qu'elle ne vient ordinairement que d'un certain amour-propre qui fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, encore que nous soyons très imparfaits, ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui ne cherche que la raison et la vertu dans les amis. C'est dans cette sorte d'amitié où l'on trouve les bienfaits réciproques, les offices reçus et rendus, et une continuelle communication et participation du bien et du mal qui dure jusqu'à la mort sans pouvoir être changée par aucun des accidents qui arrivent dans la vie, si ce n'est que Ton découvre dans la personne que l'on aime moins de vertu ou moins d'amitié, parce que l'amitié étant fondée sur ces choses-là, le fondement manquant, l'on peut manquer d'amitié.—Celui qui aime plus son ami que la raison et la justice, aimera plus en quelque autre occasion son plaisir ou son profit que son ami.—L'homme de bien ne désire jamais qu'on le défende injustement, car il ne veut point qu'on fasse pour lui ce qu'il ne voudrait pas faire lui-même336

Note 336: (retour) Manuscrits de Conrart, cités par M. Cousin, Madame de Sablé. Cette femme distinguée avait aussi écrit des réflexions sur l'éducation des enfants.

De telles maximes ne répondent-elles pas victorieusement aux moralistes qui ont cru la femme incapable d'amitié?

Tandis qu'à Port-Royal Mme de Sablé donnait naissance à la littérature des maximes, Mlle de Montpensier, la grande Mademoiselle, mettait à la mode les portraits. Ce double courant produisit les Caractères de La Bruyère.

Une femme célèbre, qui figurait à l'hôtel de Rambouillet, au Petit-Luxembourg, et qui avait elle-même des réceptions littéraires, mais plus bourgeoises, les samedis, Mlle de Scudéry a largement payé son tribut à la mode des portraits, en peignant dans ses immenses romans les personnages qu'elle voyait dans le monde. Elle nous a aussi donné dans ces volumes, le modèle des conversations qui se tenaient dans les ruelles des précieuses. Ces romans, qui semblaient ridicules lorsque l'on croyait y voir la peinture travestie des moeurs perses ou romaines, ont acquis un véritable intérêt depuis que M. Cousin a retrouvé une clef qui nous fait reconnaître dans les personnages du Grand Cyrus et de la Clélie les brillants contemporains de la féconde romancière, leurs sentiments héroïques, leur langage noble, délicat et poli. Mlle de Scudéry écrivit en outre dix volumes de Conversations sur des sujets de morale et qui reproduisent aussi le langage de la bonne compagnie d'alors. En recevant une partie de ces Conversations, Fléchier, à cette époque évêque de Lavaur, écrivait à Mlle de Scudéry: «Tout est si raisonnable, si poli, si moral, et si instructif dans ces deux volumes que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, qu'il me prend quelque envie d'en distribuer dans mon diocèse, pour édifier les gens de bien et pour donner un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent.»

Ainsi que le fait remarquer M. l'abbé Fabre, ce passage «rappelle assez exactement l'enthousiasme excessif de Mascaron»; Mascaron qui écrivait à la célèbre romancière qu'en préparant des sermons pour la cour, il la plaçait auprès de saint Augustin et de saint Bernard. «Mais, ajoute M. l'abbé Fabre, c'est vraiment la gloire de Mlle de Scudéry, d'avoir su, dans un genre frivole et gâté par tant d'autres écrivains, développer des sentiments assez purs et des idées assez généreuses pour mériter l'approbation d'évêques également recommandables par leurs lumières et leurs vertus337

Note 337: (retour) M l'abbé Fabre la Jeunesse de Fléchier.

Fléchier avait connu, à Paris, Mlle de Scudéry. Il avait pu même y figurer parmi ses commensaux avec Conrart, Huet, Chapelain, Montausier, et ce noble Pellisson qu'unissait à Mlle de Scudéry l'amitié la plus pure et la plus généreusement dévouée.

Le futur évêque de Nîmes était l'hôte assidu d'un autre salon, celui de Mme des Houlières, le poète gracieux qui en faisait les honneurs, aidée de sa charmante fille. Fléchier rencontrait dans cette maison, avec quelques habitués des samedis, Mascaron, le duc de La Rochefoucauld, et une élite de grands seigneurs. L'attachement que Mlle des Houlières inspira à Fléchier dicta à celui-ci des lettres où se reconnaît l'auteur des Grands-Jours d'Auvergne, l'auteur, mondain encore, qui, dans l'allure mesurée, élégante et souvent maniérée de sa phrase, décoche, avec une grâce infinie, les traits piquants et les malices aimables. Par le précieux qui se mêle à ses qualités si françaises, Fléchier nous fait bien voir qu'il n'avait pas impunément respiré l'atmosphère des ruelles. Une autre influence féminine lui avait fait composer son étincelant ouvrage des Grands-Jours d'Auvergne: il céda, en l'écrivant, au désir de Mme de Caumartin338, cette aimable et spirituelle femme qui avait aussi décidé le cardinal de Retz à composer ses Mémoires.

Note 338: (retour) M. l'abbé Fabre, De la correspondance de Fléchier avec Mme des Houlières et sa fille, et la Jeunesse de Fléchier.

Partout, dans le XVIIe siècle, la femme apparaît derrière les oeuvres de l'intelligence; mais le plus souvent, ce n'est que pour les inspirer ou les encourager. Qui ne connaît la sollicitude avec laquelle de zélées protectrices, la duchesse de Bouillon, Marguerite de Lorraine, duchesse douairière d'Orléans, Mme de la Sablière, Mme Hervart, pourvurent à l'existence de l'insoucieux La Fontaine et permirent ainsi à son génie un libre essor? Mme Montespan, Mme de Thianges protègent aussi le poète. Mais, il faut le dire, toutes les bienfaitrices de La Fontaine n'encouragent pas seulement en lui, comme Mme de la Sablière, le fabuliste qui donnait une conclusion souvent moralisatrice à ces petits chefs-d'oeuvre où l'esprit français se joue avec une grâce et une naïveté inimitables; c'est l'auteur des Contes, l'auteur licencieux, qu'encourage à ses débuts la duchesse de Bouillon. Au déclin de sa vie, lorsque la pure influence de Mme de la Sablière avait puissamment contribué à ce que le poète renonçât à cette littérature corruptrice, une autre femme dont je ne pourrais tracer le nom qu'avec dégoût, obtint de La Fontaine qu'il revînt, aux écrits immoraux qui flattaient les vices de cette indigne créature.

La Fontaine témoignait à ses bienfaitrices toute sa reconnaissance en leur offrant l'hommage de ses ouvres. Ce n'était naturellement que des fables qu'il dédiait à Mme de la Sablière.

Élevons-nous nos regards sur le trône de France, nous y verrons encore la femme protéger les lettres, les arts. Anne d'Autriche accepte la dédicace de Polyeucte; elle fait construire, d'après les dessins de Mansard, l'abbaye du Val-de-Grâce, dont Lemuet continuera l'église et élèvera le superbe dôme. La reine envoie à Rome un religieux de l'ordre des Feuillants, pour y faire dessiner les monuments les plus célèbres de l'antiquité. Puget, alors inconnu, accompagne ce religieux.

A la suite d'un rêve, Anne d'Autriche inspire à Lebrun la composition du Crucifix aux anges. Sa belle-mère, Marie de Médicis, avait aussi-encouragé la peinture. Elle avait confié à Rubens la décoration d'une galerie du Luxembourg. Mais la princesse, qui donne à l'illustre Flamand ce témoignage d'estime, n'oublie pas l'art français: le peintre Fréminet lui doit le cordon de Saint-Michel339.

Note 339: (retour) Villot, Notice des tableaux du musée du Louvre.

Sur la première marche du trône de Louis XIV, Henriette d'Angleterre est proclamée l'arbitre du goût à la cour de France, par l'harmonieux Racine qui lui dédie Andromaque. J'ai rappelé dans un chapitre de ce livre comment Mme de Maintenon fit éclore Esther et Athalie. Mais ce fut la femme, la femme en général, qui inspira à Racine ses plus vivantes créations, ces types immortels qui ont fait de lui «le peintre des femmes.» Ce n'était plus alors la forte génération des contemporaines de Corneille qui posait devant lui; et si, plus d'une fois, il fit voir dans ses héroïnes la beauté morale unie à cette exquise tendresse de coeur qu'il savait si bien traduire, il se plut aussi à peindre dans ses types féminins un spectacle que ne lui offrait que trop la cour de Louis XIV: la victoire de la passion sur le devoir.

Je remarquais tout à l'heure que, dans les lettres et les arts du XVIIe siècle, la femme inspire plus qu'elle ne produit. Le talent n'a cependant pas manqué alors aux femmes.

A propos des cercles littéraires, j'ai cité deux femmes de lettres distinguées: Mlle de Scudéry, Mme des Houlières. J'ai à nommer encore une grande dame pour qui la littérature fut, non une profession, mais un passe-temps, Mme de la Fayette; et, au-dessus d'elle, la seule de toutes les femmes du XVIIe siècle qu'ait couronnée l'auréole du génie, bien qu'elle n'y prétendit pas, ou plutôt parce qu'elle n'y prétendait pas: Mme de Sévigné.

Mme de la Fayette et Mme de Sévigné reçurent toutes deux l'influence de l'hôtel de Rambouillet; mais elles n'en conservèrent que la délicatesse de goût. Un naturel exquis les prémunit contre l'affectation de la préciosité.

Comme Mme de Motteville qui apporte dans ses souvenirs une remarquable élévation morale, comme la grande Mademoiselle, Mme de la Fayette a écrit d'intéressants mémoires historiques. Mais elle est surtout connue par ses romans. Elle excelle dans l'analyse psychologique dont Mlle de Scudéry avait donné l'exemple; mais aux interminables romans de sa devancière, elle fait succéder des ouvrages d'imagination ayant un caractère tout nouveau: la mesure. Pour elle un ouvrage valait plus encore par ce qui n'y était pas que par ce qui y était. Elle disait: «Une période retranchée d'un ouvrage vaut un louis d'or, un mot, vingt sous.» M. Sainte-Beuve a fait ici cette remarque: «Cette parole a Loule valeur dans sa bouche, si l'on songe aux romans en dix volumes dont il fallait avant tout sortir. Proportion, sobriété, décence, moyens simples et de coeur substitués aux grandes catastrophes et aux grandes phrases, tels sont les traits de la réforme, ou, pour parler moins ambitieusement, de la retouche qu'elle fit du roman; elle se montre bien du pur siècle de Louis XIV en cela340

Note 340: (retour) Sainte-Beuve, Madame de la Fayette. (Portraits de femmes).

La Princesse de Clèves est l'expression la plus achevée de cette méthode. Mais sous une forme nouvelle, c'est toujours l'idéal de l'hôtel de Rambouillet, l'idéal de Corneille: la passion sacrifiée au devoir. Et dans quelles conditions! Mariée sans amour au prince de Clèves, Mlle de Chartres a inspiré, dès la veille de son mariage, au beau duc de Nemours, une vive passion qui, à son insu, a pénétré dans son propre coeur. Épouse, elle lutte de toute la force de sa vertu contre une affection coupable; mais un jour, elle ne trouve d'autre moyen de salut que de fuir le lieu du combat, de quitter la cour. Le prince de Clèves s'y oppose. Alors a lieu dans le parc de Coulommiers, entre le mari et la femme, une suprême explication qui n'a d'autre témoin qu'un homme qui se cache et dont les deux époux ne soupçonnent pas la présence, un homme qui ne sait pas et qui ne doit pas savoir que la femme qu'il aime répond à sa tendresse.

Le duc de Nemours entend le prince de Clèves supplier sa femme de lui dire pourquoi elle veut se retirer du monde. Mais laissons Mme de la Fayette nous raconter elle-même la scène extraordinaire qui est demeurée célèbre.

«Ah! madame! s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule; je ne les sais point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger; et, après qu'elle se fut défendue d'une manière qui augmentoit toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés; puis tout d'un coup, prenant la parole et le regardant: Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. Que me faites-vous envisager, madame, s'écria M. de Clèves! je n'oserois vous le dire de peur de vous offenser. Mme de Clèves ne répondit point; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avoit pensé: Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas. Eh bien! monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à un mari; mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons pour m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de foiblesse, et je ne craindrois pas d'en laisser paroître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille pardons si j'ai des sentiments qui vous déplaisent: du moins, je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on n'en a jamais eu: conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

«M. de Clèves étoit demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avoit pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant: Ayez pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis digne, et pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paroissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde; mais aussi, je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais existé....341»

Note 341: (retour) Mme de la Fayette, la Princesse de Clèves, troisième partie.

M. de Clèves pressera vainement sa femme de lui faire connaître le nom de l'homme qui trouble le repos de la princesse. Elle ne le lui dira pas; mais par les détails de la conversation, le mystérieux spectateur de cette scène a appris à la fois que son amour était partagé et que cet amour était sans espoir.

Plus tard d'injustes soupçons causeront au prince de Clèves un chagrin dont il mourra. Veuve, Mme de Clèves pourra épouser celui qu'elle aime autant qu'il l'adore. Mais elle voit en lui l'homme qui a innocemment causé la mort de son mari: elle brisera leurs deux coeurs pour offrir ce sacrifice à la mémoire de l'époux qu'elle se reproche de n'avoir pu aimer, et à qui elle gardera du moins la fidélité d'un pieux souvenir. Elle appelle à son aide le suprême appui et la suprême consolation des grandes douleurs: la religion. «Sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.»

Mme de Clèves n'est-elle pas digne de figurer à côté de la Pauline de Corneille dans la galerie des héroïnes du devoir?

Comme pour montrer dans quel abîme peuvent tomber les femmes qui n'ont pas eu la vaillance de Mme de Clèves pour combattre la passion, Mme de la Fayette a écrit, deux autres romans: la Princesse de Montpensier et la Comtesse de Tende. Mme de Montpensier, coupable d'intention, Mme de Tende, coupable de fait, endurent avec le mépris d'elles-mêmes le châtiment de leurs fautes; et si la seconde avait eu le courage de faire à son mari un aveu semblable à celui de la princesse de Clèves, la malheureuse femme se serait épargné la honte d'un aveu autrement terrible: celui qui suit la chute.

En dessinant de tels tableaux, Mme de la Fayette offrait d'utiles leçons à des contemporaines qui en avaient souvent besoin. Mais elle le fit simplement, sans vouloir donner elle-même une conclusion morale à ses récits, et laissant ce soin aux poignantes situations qu'elle évoquait. Il appartenait à une femme d'avertir ainsi ses soeurs des catastrophes qu'entraîne la passion triomphante et débordante, et d'opposer ces catastrophes aux généreux sacrifices qu'exige l'accomplissement du plus austère devoir.

Mme de la Fayette exerça donc une influence littéraire et une action moralisatrice, ou, pour mieux dire, elle fit servir la première à la seconde. C'était là un but que devait naturellement poursuivre la noble femme qui mérita que La Rochefoucauld dit d'elle qu'elle était vraie. Elle fut vraie, en effet, aussi bien dans ses délicates peintures du coeur humain que dans les actions de sa vie privée. La Rochefoucauld avait pu juger de la sincérité de ses affections, et, pendant plus de vingt-cinq ans, l'amitié de Mme de la Fayette fut pour le coeur blessé du misanthrope, un refuge où il trouvait tout ce qu'il pouvait goûter encore de paix et de bonheur.

Les deux amis s'aidaient de leurs conseils; Mme de la Fayette perfectionna le style du noble duc qui, sans cette influence, aurait eu peut-être la phrase incorrecte, bien que superbe, d'un Saint-Simon. Avec cette charmante modestie qui sied à la femme, Mme de la Fayette ne convenait que de la dette intellectuelle qu'elle avait elle-même contractée à l'égard de son ami, et ne se reconnaissait sur lui qu'une influence morale: «M. de la Rochefoucauld m'a donné de l'esprit, disait-elle, mais j'ai réformé son coeur.» Était-elle bien sûre de cette dernière assertion? Pour nous en convaincre nous-mêmes, il aurait fallu que l'auteur des Maximes modifiât son système, et c'est ce que le duc ne fit pas. Il est néanmoins touchant que le tendre coeur de Mme de la Fayette se soit uni à cet esprit amer, comme pour le persuader par un vivant commentaire que la vraie définition de l'amitié se trouvait plutôt dans les maximes de Mme de Sablé que dans les siennes.

Mais les limites de cet ouvrage ne me permettent pas de m'arrêter aux talents secondaires, quelque, remarquables qu'ils soient. Il me faut marcher rapidement et ne faire halte que devant les talents supérieurs qui ont exercé une influence marquée sur notre littérature. C'est à ce titre que Marguerite d'Angoulême m'a si longtemps retenue devant son attachante physionomie; c'est à ce titre encore que Mme de Sévigné me fera ralentir ma course. Toutes deux personnifient l'esprit français dans sa grâce la plus aimable, la plus sympathique, et, en même temps, elles sont restées délicieusement femmes. Elles se sont données tout entières aux affections du foyer. Marguerite a été la plus dévouée des soeurs, Mme de Sévigné la plus passionnée des mères. Elles ont, l'une et l'autre, exagéré l'expression des sentiments les plus légitimes. On l'a dit et redit: Mme de Sévigné a trop souvent fait parler à la tendresse maternelle un langage d'amant. Si Marguerite d'Angoulême voyait dans son frère, dans François Ier, le Christ de Dieu, Mme de Sévigné n'est pas bien loin de cette idolâtrie en ce qui concerne sa fille, Mme de Grignan. L'amour maternel est pour son esprit «cette pensée habituelle» que l'amour de Dieu est pour les âmes pieuses. Mme de Sévigné méritera que le grand Arnauld l'appelle «une jolie païenne».

Comme l'amour fraternel pour Marguerite, l'amour maternel est la vie de Mme de Sévigné: «Ma fille, aimez-moi donc toujours: c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié.»—«La tendresse que j'ai pour vous, ma chère bonne, me semble mêlée avec mon sang, et confondue dans la moelle de mes os; elle est devenue moi-même.»—«Adieu, ma fille, adieu, la chère tendresse de mon coeur.»—«Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon coeur, le plaisir et la douleur de ma vie.»—«Aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode fort bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; vous m'êtes toutes choses, je ne connais que vous342

Note 342: (retour) Mme de Sévigné, Lettres. A Mme de Grignan, 9 février, 18 et 31 mai 1671; 8 janvier 1674, 8 novembre 1680.

Il y a là, sans doute, quelque chose de trop. Marguerite d'Angoulême est plus dans la nature lorsqu'elle prodigue à son frère les témoignages d'une adoration passionnée, parce que François Ier étant à la fois pour elle roi, père et frère, elle n'abaisse pas sa dignité en se courbant devant celui qui, pour elle, a la double délégation de l'autorité royale et de l'autorité domestique. Mais en se mettant pour ainsi dire aux pieds de sa fille, Mme de Sévigné sacrifie trop son droit maternel, et au temps où la place de la mère était si élevée dans les foyers chrétiens, certaines expressions de l'aimable épistolière nous choquent comme de fausses notes.

De là à conclure que Mme de Sévigné n'était pas sincère dans l'expression de son attachement maternel, il y a loin; et ceux qui lui adressent ce reproche ne le lui feraient pas, s'ils avaient attentivement recueilli dans ses lettres tant de passages où le coeur d'une mère déborde avec une naturelle effusion.

Et, d'ailleurs, ne soyons pas trop sévères pour cette passion maternelle à laquelle nous sommes redevables de tant de pages ravissantes. Souvent séparée de Mme de Grignan, Mme de Sévigné, de même qu'elle ne peut converser qu'avec les personnes à qui elle parle de sa fille, ne retrouve qu'en lui écrivant la pleine liberté de son aimable esprit. Pour les autres, sa plume lui pèse et «laboure»; mais, pour sa fille, cette plume trotte «la bride sur le cou» et l'on sent bien la vérité de cette phrase si connue: «Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire, et puis le reste va comme il peut343

Note 343: (retour) 1er décembre 1675.

Dans ses lettres, Mme de Sévigné est le plus fidèle miroir de son époque; miroir brillant dont le grand siècle avait lui-même d'ailleurs poli la glace et taillé les facettes, mais qui devait une grande partie de son éclat à sa propre nature.

Mme de Sévigné avait, en effet, la radieuse imagination des gens qui sont nés pour le bonheur; et Mme de la Fayette avait raison de lui dire dans le portrait qu'elle traça d'elle: «La joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à personne du monde344

Note 344: (retour) Portrait de la marquise de Sévigné, par Mme la comtesse de la Fayette, sous le nom d'un inconnu.

Cependant Mme de Sévigné put d'autant moins éviter le chagrin que l'unique objet en qui s'était concentrée toute sa puissance d'affection, devint pour cette femme «naturellement tendre et passionnée345» une cause presque continuelle de douleur. Souvent éloignée de Paris, souvent malade et d'humeur inégale, Mme de Grignan faisait souffrir sa mère tantôt par son absence, tantôt, malgré sa filiale affection, par sa présence même. Mais quand le caractère est gai, la tristesse peut bien déposer son amertume dans le coeur, le sourire garde si naturellement son pli qu'il rayonne encore au milieu des larmes. Aussi, bien que le souffle de la douleur vînt parfois ternir le miroir enchanté dont je parlais tout à l'heure, l'ombre disparaissait, et dans le miroir apparaissait avec un merveilleux relief tout ce qui venait s'y réfléchir.

Avec l'imagination qui reproduit les tableaux qui s'y sont fixés, Mme de Sévigné avait le goût éclairé qui les choisit. Elle avait aussi la vivacité et la mobilité d'impression qui faisaient d'elle l'écho de tous les bruits du monde, écho tour à à tour joyeux ou attendri, grave ou léger. Avec elle nous devenons ses contemporains. Voici les fêtes que remplit le majestueux éclat du Roi-Soleil, les batailles qui vont répandre au loin la gloire de son nom; voici les petites intrigues et les grands événements, les aventures galantes de la cour, et, devant le règne officiel des favorites, la foudroyante éloquence de l'orateur sacré qui tonne contre l'adultère; les spirituels caquets du monde et les grandes leçons de l'histoire; les mariages souvent basés sur l'intérêt, mais parfois illuminés d'un rayon d'amour; les morts des grands capitaines, «ce canon chargé de toute éternité» qui enlève Turenne au-milieu des cris et des pleurs de ses soldats ivres de vengeance, et qui conduit le cercueil du héros dans la royale nécropole de Saint-Denis, au milieu d'une pompe funèbre transformée en pompe triomphale par les populations éperdues et pleurant le suprême espoir de la France; puis c'est le grand Coudé montrant, à l'heure de sa mort, à l'heure des derniers combats, le calme, la sérénité que l'on admirait en lui aux jours de bataille...

L'imagination de Mme de Sévigné est si riche de son propre fonds que pour s'animer elle n'a pas besoin du mouvement de Paris ou de Versailles. Les habitudes de la province, la retraite même dans une austère campagne ne l'assombrissent pas. C'est avec entrain que Mme de Sévigné nous décrit les États de Bretagne avec leurs plaisirs assurément moins délicats que bruyants, et ces interminables repas qui lui font désirer de mourir de faim et de se taire. En avant, les paysans bretons avec leurs costumes pittoresques et leurs âmes «plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent346!» Avec quel charme rustique Mme de Sévigné nous dépeint la fenaison! A Vichy, elle nous fera rire avec elle de la bourrée d'Auvergne; une autre fois, elle nous fera frissonner du spectacle que présente une forge avec les «démons» qui s'agitent dans cet enfer, «tous fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs347.» En voyage, tout l'occupe, tout l'amuse, la nuit passée sur la paille, le carrosse qui verse. Mais elle se plaît surtout aux beaux aspects de la route, car elle aime la nature; elle l'aime du moins à la manière de nos trouvères du moyen âge qui, d'accord en cela avec Homère, n'indiquent que d'un trait rapide et gracieux le paysage qui les enchante348. La nature plaît à Mme de Sévigné dans ses aspects les plus variés, les plus opposés même. Aux Rochers, la sombre «horreur» de sa chère forêt la fait rêver. Elle regrette seulement d'y entendre, le soir, le hibou au lieu de «la feuille qui chante», cette feuille dont la mélodie ne devait pas lui manquer à Livry, alors que dans ce riant séjour où elle trouvait «tout le triomphe du mois de mai» elle disait: «Le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans nos forêts349». C'est encore à Livry que Mme de Sévigné regardait le brocart d'or des feuilles d'automne avec un oeil d'artiste qui le trouvait plus beau encore que le vert naissant.

Note 346: (retour) 21 juin 1680.
Note 347: (retour) Gien, 1er octobre 1677.
Note 348: (retour) M. Léon Gautier, les Épopées françaises.
Note 349: (retour) 29 avril 1671, 26 juin 1680.

Jusqu'aux jours de pluie à la campagne, tout est bon à ce charmant et solide esprit. N'est-ce pas alors le moment d'aller chercher sur les tablettes de son petit cabinet les livres substantiels dont elle se nourrit? Que de fois elle nous initie aux lectures que lui donnent, parmi les auteurs anciens, Virgile, Tacite, Lucien, Plutarque, Josèphe, les Pères de l'Église; puis des écrivains modernes: Montaigne, Pascal, Nicole, Malebranche, Bossuet, Bourdaloue qu'elle nomme «le grand Pan», Fléchier, Mascaron, les historiens de l'Église et de la France; Corneille enfin, Corneille à qui elle restera fidèle toute sa vie et qu'elle élèvera au-dessus de Racine: «Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent; ce sont des traits de maître qui sont inimitables350

Note 350: (retour) 16 mars 1672.

Mme de Sévigné goûtait naturellement La Fontaine: leurs esprits étaient de même race, c'est-à-dire de la vieille trempe française. Malheureusement l'enjouée marquise ne s'en tint pas aux fables du poète. Elle ne raya pas plus de ses lectures françaises les Contes de La Fontaine qu'elle n'avait excepté de ses lectures italiennes les Contes de Boccace. J'aime mieux rappeler ici l'attrait qu'avait pour elle Le Tasse.

Mme de Sévigné avait conservé, au milieu même de ses plus solides occupations intellectuelles, la passion des romans de cape et d'épée. Son goût se moquait du style de ces ouvrages; mais son imagination se laissait prendre «à la glu» des aventures héroïques et des beaux sentiments.

De l'hôtel de Rambouillet, elle avait gardé, avec ce faible, une insurmontable aversion pour les compagnies ennuyeuses. Elle excellait à s'en défaire, et appelait cela: écumer son pot. On se souvient de cette lunette d'approche qui, par l'un de ses bouts, faisait voir les gens à deux lieues de soi, et qu'elle dirigeait si volontiers dans ce sens pour regarder une compagnie déplaisante où figurait Mlle du Plessis. En ce qui concerne cette pauvre fille qui, malgré ses ridicules, avait de bons sentiments, on ne peut s'empêcher de trouver Mme de Sévigné bien cruelle dans les railleries dont elle l'accable. La charité est plus d'une fois absente, d'ailleurs, de ses lettres trop spirituelles pour n'être pas quelquefois méchantes. Malgré les conseils de modération qu'elle donne à sa fille, on peut l'accuser aussi d'avoir trop vivement épousé les querelles des Grignan. Elle mérita bien qu'un jour son confesseur lui refusât l'absolution pour avoir gardé trop de rancune à l'évêque de Marseille. Mais ces colères ne furent dans sa vie que de passagers accidents. La bonté, le dévouement, voilà ce qui y domine. Les chagrins d'autrui la trouvaient profondément sensible. Elle a retracé avec une naturelle et communicative émotion les déchirements des pertes domestiques: Mme de Longueville pleurant son fils, Mlle de la Trousse se jetant sur le corps de sa vieille mère qui vient d'expirer; Mme de Dreux, avide de revoir sa mère en sortant de prison, et apprenant avec un poignant désespoir que le chagrin de sa captivité a tué cette mère chérie. Mme de la Fayette voit-elle mourir son vieil ami, le duc de la Rochefoucauld: «Rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié,» dit Mme de Sévigné... «Tout se consolera, hormis elle351

Note 351: (retour) 17 et 26 mars 1680.

Ce mot révèle une âme qui connaissait l'amitié. Mme de Sévigné fut, on le sait, une amie dévouée jusqu'au sacrifice. Elle n'hésita pas à se compromettre pour de chers proscrits. Avec quelle ardente sollicitude elle suit le procès de Fouquet, le «cher malheureux!» Jamais elle ne fera une cour plus empressée à M. de Pomponne et à sa famille que dans la disgrâce de ce ministre, et avec quelle délicatesse! «Je leur rends des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de moi352

Note 352: (retour) 29 novembre 1679.

Dans ce noble coeur vit aussi la passion pour la gloire de la France. Quelle patriotique fierté dans le récit de l'entrevue de Louis XIV avec l'ambassadeur de Hollande! «Le roi prit la parole, et dit avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa gloire, et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de réplique353

Note 353: (retour) 5 janvier 1672.

Ce signe de tête nous fait rêver au Jupiter olympien d'Homère. Où est le temps où la France avait le droit et le pouvoir de manifester ainsi sa volonté à l'Europe?

Mme de Sévigné aime aussi la France dans ses soldats. Avec quel vif plaisir elle dit après le passage du Rhin: «Les Français sont jolis assurément: il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur354

Note 354: (retour) 3 juillet 1672.

Enfin, à la mort de Turenne, quelle patriotique douleur! Nous en avons déjà entendu l'écho.

C'est ici le lieu d'aborder une question délicate. On a accusé Mme de Sévigné d'avoir traité avec une cruelle légèreté ce qu'il y a de plus poignant pour le sentiment national: la guerre civile et les terribles répressions qu'elle entraîne. C'est à l'occasion des troubles de Bretagne que Mme de Sévigné a encouru ce grave reproche. Il me paraît utile de bien pénétrer ici la pensée de la marquise.

Sans doute, dans plus d'un endroit de ses lettres, Mme de Sévigné s'exprime avec une étrange désinvolture sur les exécutions qui remplissaient d'horreur la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier que, liée avec le gouverneur de Bretagne, et écrivant à Mme de Grignan, femme du lieutenant général du roi en Provence, elle est obligée à une grande circonspection de langage. S'exprimer autrement, alors qu'une lettre pouvait être décachetée en route, n'était-ce pas faire perdre à son fils l'appui de M. de Chaulnes, n'était-ce pas aussi compromettre aux yeux du roi la chère correspondante à qui elle aurait confié les sentiments de réprobation que soulevaient dans son cour des ordres iniques? Ces sentiments ne se font-ils pas jour çà et là? Je ne sais si je m'abuse; mais sous l'apparente légèreté avec laquelle Mme de Sévigné parle des malheurs de la Bretagne, je crois voir non de l'indifférence, mais une ironie amère. Les véritables sentiments de la marquise paraissent se trahir plus d'une fois: «Je prends part à la tristesse et à la désolation de toute la province... Me voilà bien Bretonne, comme vous voyez; mais vous comprenez bien que cela tient à l'air que l'on respire, et aussi à quelque chose de plus; car, de l'un à l'autre, toute la province est affligée.355»

Note 355: (retour) 20 octobre 1675.

Quelles réflexions seraient plus éloquentes que ce tableau: «Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur les bourgeois; et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée, et exigible par des soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir sur peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture; ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville... On a pris soixante bourgeois; on commence demain à pendre.» Malheureusement, pour faire passer ces paroles où frémit une indignation contenue, Mme de Sévigné ajoute des lignes qui lui sont peut-être inspirées aussi par la crainte des insultes auxquelles serait exposée sa fille si la Provence se révoltait comme la Bretagne.

«Cette province est d'un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d'injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin356.» Telles étaient, en effet, les avanies qu'avaient eu à souffrir le duc et la duchesse de Chaulnes. Mais ne semble-t-il pas que le ton qu'emploie Mme de Sévigné dénote qu'elle trouve la rigueur du châtiment bien disproportionnée à la gravité de l'offense? Ne dit-elle pas plus tard: «Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été cruelles357?» Ailleurs encore, elle dira les atrocités de la répression. Je reconnais cependant que je voudrais une moins prudente réserve et une plus vigoureuse indignation dans la petite-fille de sainte Chantal, dans la femme qui tentait d'arracher un galérien à ce supplice qu'elle se représentait sous de si vives couleurs. Il est vrai que, même en demandant la grâce d'un forçat, la marquise dissimule un sourire; il est vrai aussi que la description du bagne frappe plus son imagination que son coeur, et qu'elle se promet un plaisir d'artiste à voir un tel spectacle: «Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes?» Elle exprime par un vers italien l'étrange attrait qu'aurait pour elle ce tableau:

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