La femme française dans les temps modernes
«E' di mezzo l'orrore esce il diletto358.»
Et du milieu de l'horreur naît le plaisir.
Ne nous pressons pas trop de conclure que Mme de Sévigné était insensible aux généreuses émotions de la charité chrétienne. Peut-être les vertus dont on parle le plus ne sont-elles pas toujours celles que l'on pratique le mieux.
Il m'est plus difficile d'excuser la légèreté avec laquelle Mme de Sévigné rapporte certaines anecdotes ou juge certaines situations. Nous n'aimons pas à l'entendre raconter à sa fille de scandaleuses aventures. Nous ne lui pardonnons pas surtout de dire à cette même fille qu'elle conseillerait à une femme trahie de jouer quitte à quitte avec son mari. C'étaient là de ces propos mondains auxquels elle ne réfléchissait sans doute pas, elle qui, dans la même situation, était demeurée fidèle au devoir.
Dans d'autres circonstances, Mme de Sévigné fait preuve d'un jugement plus sain. Cette femme qui semble tout au présent a compris le néant de ce qui passe. Mais elle ne veut de la philosophie qu'autant que celle-ci est chrétienne. Bien que des impressions jansénistes viennent se mêler à sa foi, cette foi reste humble et soumise. La petite-fille de sainte Chantai voit en tout les desseins de la Providence; elle s'abandonne avec une confiante sérénité à la souveraine puissance qui nous guide. Lorsqu'un fils est né à Mme de Grignan, elle dit, à celle-ci avec l'accent d'une mère chrétienne: «Ma fille, vous l'aimez follement; mais donnez-le bien à Dieu, afin qu'il vous le conserve... Donnez-le à Dieu, si vous voulez qu'il vous le donne359.» Elle a beau ajouter à ce conseil une note rieuse, elle sait bien qu'une chose seule est nécessaire: la direction de la vie vers le salut éternel.
Et cependant avec quelle confusion elle s'accuse de se laisser détourner de cette pensée!
C'est encore une forte chrétienne qui a écrit à M. de Coulanges cette superbe lettre sur la mort de Louvois et sur le conclave:
«Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très subite de M. de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place; dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu; qui était le centre de tant de choses: que d'affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs à faire et à conduire! Ah, mon Dieu! donnez-moi un peu de temps; je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange; non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment...» Sous une forme familière, n'est-ce pas ici la haute inspiration de Bossuet?
«Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, poursuit Mme de Sévigné, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai ouï dire qu'un homme d'un très bon esprit tira une conséquence toute contraire au sujet de ce qu'il voyait dans cette grande ville: il en conclut qu'il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations; faites donc comme lui, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d'un nombre infini de martyrs; qu'aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre; qu'il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l'un après l'autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser une place où la mort était attachée, et quelle mort! Vous n'avez qu'à lire cette histoire, pour vous persuader qu'une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut être une imagination des hommes... Lisez saint Augustin dans sa Vérité de la Religion... Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez pas si légèrement; croyez que, quelque manège qu'il y ait dans le conclave, c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser: j'ai lu ceci en bon lieu: Quel mal peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait? Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin360.»
Cette chrétienne qui savait si bien juger du néant des choses humaines, et qui croyait avec une si ferme confiance que rien de mal ne peut arriver à la créature qui voit en tout la volonté d'un Dieu paternel, cette chrétienne avait cependant redouté la mort: «Je trouve la mort si terrible, écrivait-elle, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée361.» Mais les solides lectures dont Mme de Sévigné se nourrissait, les enseignements religieux qu'elle s'appliquait de plus en plus affermirent son âme, et elle mourut avec le courage chrétien. Elle acheva sa vie auprès de ce qu'elle avait de plus cher au monde: cette fille bien-aimée qui fut l'occasion de sa gloire littéraire.
Ce n'est pas sans tristesse que nous voyons disparaître la noble et charmante femme. En nous initiant à ses sentiments, à ses occupations, elle nous fait vivre de sa propre vie, et lorsqu'elle nous quitte, il nous semble qu'elle emporte quelque chose de notre propre vie.
Si une exquise civilisation a seule pu produire Mme de Sévigné, l'illustre épistolière a bien rendu à la société ce qu'elle lui devait. C'est sur les femmes principalement qu'elle a exercé une grande influence. Sans doute, elle ne pouvait leur léguer ce génie naturel qui donne à ses lettres le trait profond et juste de la pensée, la grâce piquante et le tour inimitable de l'expression. Mais elles ont appris de ce merveilleux modèle que le secret de l'art épistolaire est de laisser parler avec naturel et simplicité un cour aimant, un esprit solidement et délicatement cultivé.
Avec moins d'abandon, Mme de Maintenon donne aux femmes un enseignement analogue. Nous l'avons vu dans le chapitre où l'éducation de Saint-Cyr nous a longuement occupée. La solidité est plus apparente dans les lettres de Mme de Maintenon que dans celles de Mme de Sévigné. Aussi l'esprit pratique de Napoléon Ier accordait-il aux premières la préférence qu'une viande substantielle lui paraissait devoir mériter sur «un plat d'oeufs à la neige.» J'avoue humblement que malgré ma sympathique admiration pour la fondatrice de Saint-Cyr, et en dépit même des réserves que j'ai faites en parlant de Mme de Sévigné, celle-ci a toute ma prédilection, et que je ne sais me dérober à ce charme fascinateur qu'elle exerce comme Marguerite d'Angoulême: la vivacité de l'esprit français unie à la sensibilité d'un coeur de femme.
Au point de vue littéraire, c'est faire une lourde chute que de quitter le style gracieux, ailé de Mme de Sévigné, pour la prose massive de Mme Dacier. Le nom de cette dernière ne saurait cependant être omis dans un chapitre consacré à l'influence intellectuelle de la femme. Par ses publications et ses traductions d'auteurs anciens, elle a rendu de réels services aux lettres françaises. Quels que soient les défauts de son style, son manque de goût, la fausse élégance qu'elle prête parfois à Homère, ou l'allure bourgeoise par laquelle elle traduit l'inimitable naïveté du poète, quelle que soit aussi la violence de la polémique qu'elle soutint pour le défendre, elle contribua puissamment à remettre en honneur les antiques modèles du beau, et sa version de l'Iliade et de l'Odyssée, la meilleure qui eût paru jusqu'alors, est demeurée populaire. Malheureusement elle voulut se montrer trop virile, et en pareil cas, la femme perd sa grâce native sans acquérir la force de l'homme362.
Les femmes du XVIIe siècle laissèrent leur empreinte non seulement sur les lettres, mais aussi sur les arts. Nous avons dit la protection éclairée qu'au XVIIe siècle de grandes dames, des princesses, des reines, accordèrent à la peinture, à la sculpture, à l'architecture, aux arts industriels. Des femmes, appartenant pour la plupart aux familles de peintres éminents, honorèrent par leurs propres travaux les noms qu'elles portaient. Telles furent Mme Restout, née Madeleine Jouvenet, soeur et élève de Jean Jouvenet, et les deux soeurs des frères Boulogne, Geneviève et Madeleine qui, toutes deux, furent reçues à l'Académie royale de peinture et de sculpture. C'est un fait touchant que celui de ces soeurs s'unissant à leurs frères dans le culte de l'art.
Au XVIIIe siècle, plusieurs femmes appartinrent aussi à l'Académie de peinture et de sculpture. L'une d'elles était la femme et l'élève d'un peintre renommé, Vien363. Une autre est demeurée célèbre par ses portraits; c'est Mme Vigée-Lebrun.
La marquise de Pompadour se fit remarquer comme graveur. Protectrice des arts, elle encouragea naturellement le voluptueux pinceau de Boucher. Il y a loin de cette influence à celle de la duchesse d'Aiguillon protégeant le noble et religieux génie des Le Sueur et des Poussin. C'est toute la différence du XVIIe siècle au XVIIIe.
Avec l'art, nous sommes entrée dans le XVIIIe siècle. C'est par les salons que se font désormais les renommées littéraires, et plusieurs des femmes qui président à ces cercles y brillent par leur mérite personnel. Toute déconsidérée qu'elle fût, Mme de Tencin réunissait autour d'elle des hommes d'esprit et de talent qu'elle appelait irrévérencieusement ses bêtes: c'était Montesquieu, Fontenelle.
Chose étrange, Mme de Tencin, l'une des femmes qui concoururent le plus effrontément à la corruption de la Régence, a laissé des romans où ses moeurs sont bien loin de se refléter. Le libertinage de sa vie contraste avec les sentiments ingénus et délicats qui respirent dans son chef-d'oeuvre: les Mémoires du comte de Comminges, «le plus beau titre littéraire des femmes dans le XVIIIe siècle», a dit M. Villemain364.
Les assises du bel esprit se tenaient aussi à Sceaux, chez la duchesse du Maine. A sa cour apparaissaient Voltaire, Fontenelle, Chaulieu, La Motte, puis des femmes distinguées qui devaient avoir un nom ou une influence littéraire, Mlle de Launay et deux grandes dames qui tinrent des salons renommés: la marquise de Lambert, la marquise du Deffand.
Les Mémoires de Mlle de Launay, a dit M. Villemain, «sont curieux à plus d'un titre, et surtout parce qu'ils marquent une époque de la langue et du goût, un certain art de simplicité mêlée de finesse, d'élégance discrète et de bienséance ingénieuse. C'était le ton de la cour de Sceaux. C'était le style net et fin qui plaît dans La Motte, auquel Fontenelle ajouta de nouvelles grâces, que Mairan, Mme de Lambert, Maupertuis employèrent avec goût, que Montesquieu mêla parfois à son génie, et dont quelques nuances se retrouvent dans la concision piquante de Duclos et dans la subtilité prétentieuse de Marivaux. Sous la plume de Mlle de Launay, ce style est à son point de perfection, poli, enjoué, facile, et parfois, lorsque son cour est engagé dans ce qu'elle raconte, vif et coloré, en dépit de la modestie de l'expression365.»
Malheureusement le souffle des plus amères déceptions avait desséché le cour de Mlle de Launay, sans que ce pauvre coeur pût se retremper à la source de ces consolations religieuses qu'elle était loin pourtant de méconnaître. Ses Mémoires ne laissent dans l'âme du lecteur qu'une sensation de vide et de découragement.
Bien différente est l'impression que produisent les écrits de la marquise de Lambert à qui M. Villemain reconnaît un style de même race que celui de Mlle de Launay. On sent que, disciple de Fénelon, elle a passé une partie de sa vie dans le XVIIe siècle, et la pensée chrétienne donne à ses écrits l'élévation morale et la douce chaleur du sentiment.
Moraliste aimable, elle n'avait écrit que pour ses enfants, et ce fut malgré elle que ses oeuvres furent livrées à la publicité. Ne nous en plaignons pas, nous qui avons respiré dans ces pages exquises les plus généreux sentiments d'honneur chevaleresque, de pureté morale, de tendresse contenue. J'ai cité plus haut les Avis que Mme de Lambert donna à son fils et à sa fille366. Comme Cicéron, elle écrivit un traité sur l'Amitié, un autre sur la Vieillesse367. Si les limites de mon ouvrage me le permettaient, je citerais plus d'une page du traité de l'Amitié. Peut-être même ces pages qui expriment sous une forme plus délicate et plus châtiée, des pensées analogues à celles que j'ai empruntées à Mme de Sablé, auraient-elles plus mérité que les maximes de cette dernière une citation spéciale dans mon étude. Mais en accordant cette place aux réflexions de Mme de Sablé, je ne pouvais oublier qu'elle a en quelque sorte créé la littérature des Maximes.
Le marquis d'Argenson a rendu un digne hommage à Mme de Lambert, à son caractère, à l'influence qu'elle exerça et qui fit de son salon le seuil de l'Académie française368.
Ce salon était encore un héritage du XVIIe siècle par les goûts littéraires de la marquise, par ses croyances religieuses, et même par le précieux dont elle aurait gardé quelque reste s'il faut en croire, non ses écrits parfaitement naturels, mais le témoignage de son ami le marquis d'Argenson.
Les salons qui devaient succéder à ce cercle ont un autre caractère et sont bien du XVIIIe siècle.
Foncièrement ignorantes de tout, les femmes du XVIIIe siècle parlent de tout, raisonnent ou déraisonnent sur tout, mais toujours avec cette grâce piquante qui distingue la conversation du XVIIIe siècle. Ce qui domine alors, c'est le trait d'esprit, c'est le brillant, vrai ou faux, peu importe, pourvu que le stras miroite. Au milieu de tout ce clinquant et de tout ce cliquetis de paroles, le marquis d'Argenson regrettait la causerie grave et noble de l'hôtel de Rambouillet, cette causerie dont le salon de Mme de Lambert lui apportait sans doute un dernier écho.
Cependant, quelle que soit sa nouvelle allure, rapide et brillante, la causerie a plus que jamais les caractères distinctifs de l'esprit français, la clarté, la précision. Et les salons qui seuls, comme je le rappelais plus haut, donnent la célébrité aux oeuvres de l'intelligence, les salons demandent au savant, comme au littérateur, que dans ses écrits même il parle leur langue. Dépouillant l'appareil doctrinal, la science se fait aimable pour se présenter aux belles dames.
«Point de livre alors, dit M. Taine, qui ne soit écrit pour des gens du monde et même pour des femmes du monde. Dans les entretiens de Fontenelle sur la Pluralité des mondes, le personnage central est une marquise.» Voltaire, qui a dédié Alzire à Mme du Chatelet, écrit pour elle la Métaphysique et l'Essai sur les moeurs. C'est pour Mme d'Épinay que Rousseau compose l'Émile.
«Condillac écrit le Traité des sensations, d'après les idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes filles des conseils sur la manière de lire sa Logique. Baudeau adresse et explique à une dame son Tableau économique. Le plus profond des écrits de Diderot est une conversation de Mlle de l'Espinasse avec d'Alembert et Bordeu. Au milieu de son Esprit des lois, Montesquieu avait placé une invocation aux Muses. Presque tous les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un salon qui, avant le public, en a les prémices369.»
Les femmes trouveront-elles, dans le courant scientifique qui les enveloppe, l'instruction que ne leur a pas donnée leur première éducation? Non; les connaissances qu'elles acquièrent dans le commerce superficiel du monde, et qui manquent de base, ces connaissances faussent plus leur jugement qu'elles ne le fortifient. Les femmes n'auront guère ajouté que la pédanterie à l'ignorance. Nous trouverons cependant des exceptions. L'une nous sera donnée par le monde des salons, dans la personne de Mme du Chatelet, qui écrit les Institutions de physique, l'Analyse de la philosophie de Leibnitz, et qui traduit les Principes de Newton. Nous rencontrerons encore un autre exemple de vaillant labeur intellectuel, bien loin des salons parisiens, au fond d'une province, dans ce château vendéen où une jeune fille, Mlle de Lézardière, s'imposait une tâche écrasante: la Théorie des lois politiques de la monarchie française. M. Augustin Thierry lui a reproché d'avoir nié l'influence romaine dans la monarchie franke et d'avoir groupé d'après les besoins de sa thèse, les vieux monuments législatifs qu'elle cite; mais il ne peut s'empêcher d'admirer dans l'oeuvre de Mlle de Lézardière, l'enchaînement des idées, le soin avec lequel les documents les plus arides ont été compulsés, la sagacité que l'auteur apporte souvent pour traiter des questions ardues. M. Augustin Thierry avoue que si la Révolution n'avait pas entravé la publication de ce livre, il eût pu faire secte370.
Les femmes du XVIIIe siècle embrassent avec ardeur les principes de la philosophie nouvelle, triste philosophie qui, en sapant toutes les croyances, allait amener l'effondrement social de notre pays. Les femmes rivalisent avec les hommes pour monter à l'assaut des vérités religieuses. Elles font gloire de leur athéisme. L'une traite Voltaire de bigot parce qu'il est déiste371.
Mme Geoffrin, femme peu instruite, mais «riche vaniteuse372,» donne de célèbres soupers philosophiques grâce auxquels elle devient pendant quarante ans «une manière de dictateur de l'esprit, des talents, du mérite et de la bonne compagnie373.» Les encyclopédistes qui se réunissent chez elle, se retrouvent aussi chez Mlle de l'Espinasse, cette brillante transfuge du salon de Mme du Deffand.
En dépit de sa liaison avec Voltaire, la marquise du Deffand a de l'antipathie pour les philosophes; mais elle n'a pas respiré en vain le souffle d'incrédulité qui émane de leurs doctrines. Elle voudrait croire, elle ne le peut. Aussi, bien que son salon du couvent de Saint-Joseph374 fût l'un des plus aristocratiques et des plus spirituels de Paris, bien que, vieille et aveugle, elle fit de sa vie une fête perpétuelle, l'ennui est au fond de son âme, ennui mortel, incurable, que laissent à leur place les croyances disparues. Elle le caractérisait, cet ennui, par l'un de ces traits profonds qui distinguent sa correspondance: «La société présente est un commerce d'ennui; on le donne, on le reçoit, ainsi se passe la vie375.» Elle écrivait cela à la duchesse de Choiseul, l'amie et la protectrice de l'abbé Barthélemy, la femme ravissante que nous avaient fait connaître les témoignages enthousiastes de ses contemporains, et que nous révèlent mieux encore ses lettres remplies de vivacité et de charme sympathique. Elle aussi, cependant, la noble et généreuse femme, elle cherchait ailleurs que dans le christianisme le principe de sa tendre charité. Tout en détestant Rousseau, elle n'avait d'autre religion que la profession de foi du vicaire savoyard376.
Rousseau, qui avait soulevé parmi les femmes un ardent enthousiasme, dut perdre plus d'une admiratrice par ses Confessions. Plus d'une, en effet, devait partager le sentiment de la comtesse de Boufflers écrivant à Gustave III: «Je charge, quoiqu'avec répugnance, le baron de Cederhielm de vous porter un livre qui vient de paraître: ce sont les infâmes mémoires de Rousseau, intitulés Confessions. Il me paraît que ce peut être celles d'un valet de basse-cour, au-dessous même de cet état, maussade en tout point, lunatique et vicieux de la manière la plus dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui ai rendu (car c'en était un); je ne me consolerai pas qu'il en ait coûté la vie à l'illustre David Hume, qui, pour me complaire, se chargea de conduire en Angleterre cet animal immonde377.»
Plût à Dieu que toutes les femmes eussent partagé ici l'indignation de Mme de Boufflers et que les Confessions de Rousseau n'eussent point enfanté les Mémoires particuliers de Mme Roland! Contraste bizarre! La légère comtesse de Boufflers s'indigne du cynisme des Confessions, et l'honnête Mme Roland imite ce cynisme dans ses Mémoires, ces Mémoires où l'enthousiasme qui porte à faux, l'esprit d'utopie, la déclamation, la pose théâtrale, sont bien aussi de l'école de Rousseau, et font regretter que Mme Roland ne se soit pas plus souvent montrée elle-même dans les fraîches et douces inspirations qui échappent parfois de son cour et de sa plume.
L'influence de Rousseau avait été immense sur les femmes. Il avait fait succéder à l'esprit de sarcasme et de dénigrement la sensiblerie et l'enthousiasme. Nous avons vu la sensiblerie à l'oeuvre dans l'éducation des jeunes filles. Elle se traduit jusque dans la parure et produit la robe à la Jean-Jacques Rousseau, le pouf au sentiment. Elle préside à toutes les actions de la vie et a particulièrement son emploi dans les salons littéraires. En écoutant Trissotin, les fausses précieuses du XVIIe siècle disaient qu'elles se pâmaient d'aise; les femmes sentimentales du XVIIIe siècle font mieux que de le dire en entendant un auteur lire sa pièce: elles se pâment réellement. Les sanglots, les syncopes, tels sont leurs applaudissements.
En mettant à la mode l'enthousiasme et les larmes d'admiration, Rousseau préparait, sans qu'il s'en doutât, le triomphe de Voltaire: «Il est d'usage, surtout pour les jeunes femmes, de s'émouvoir, de pâlir, de s'attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire; on se précipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est dans un trouble qui ressemble à l'amour le plus passionné.» Faut-il rappeler ici qu'au retour de Voltaire, des femmes françaises participèrent à l'ovation indescriptible qui lui fut faite et où vibra ce cri antinational: «Vive l'auteur de la Pucelle!378»
N'enveloppons pas toutefois dans la même réprobation tous les élans d'enthousiasme qui se produisirent dans les dernières années de l'ancien régime. Il y eut alors au sein de la vieille noblesse française de généreux tressaillements. Longtemps comprimés par le scepticisme, les bons instincts de la nature humaine cherchaient à réagir. Les théories humanitaires circulaient. Des femmes s'en firent les éloquents interprètes et les propagèrent à l'étranger, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Si tant de nobles élans devaient demeurer stériles, c'est qu'en général ils ne cherchaient pas dans l'Évangile l'inspiration et la règle. En vain croit-on travailler au bonheur des peuples quand on y travaille sans Dieu ou contre Dieu: «Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent.»
Toutes les belles théories philanthropiques du XVIIIe siècle allaient aboutir aux pages sanglantes de la Terreur.
La pensée religieuse, sinon toujours la foi, vivait cependant encore dans quelques-uns de ces coeurs qui battaient pour la liberté. Je me plais à nommer ici une femme qui rappela dans ses oeuvres immortelles, que l'homme ne peut se passer de Dieu et du culte qu'il doit lui rendre. Née protestante, mais catholique d'instinct, les religieuses traditions que l'on gardait dans sa famille, prémunirent Mme de Staël contre les dangereuses doctrines qu'elle rencontrait chez les hôtes que réunissait le célèbre salon de sa mère, la pieuse et charitable Mme Necker. Si, comme les femmes de son temps, Mme de Staël admira Rousseau, du moins le déisme du Vicaire savoyard ne lui suffisait pas; et bien que son ardente imagination s'élançât au delà des limites que le dogme prescrit, son coeur aimant et souffrant sentait le besoin de la foi qui soutient et console.
Fervente disciple d'un père qu'elle adorait, elle aima, comme Necker, la liberté telle qu'elle crut la voir apparaître à l'ouverture des États généraux379. Lorsque cette liberté fut devenue la plus odieuse des tyrannies, Mme de Staël, dans un magnifique élan, prit la défense de la reine qui allait consommer son martyre sur l'échafaud.
Malgré de cruelles déceptions, la liberté fut toujours, pour Mme de Staël, l'âme de son génie, merveilleux génie qui excella dans l'observation de la vie sociale380. Cette liberté, Mme de Staël la voulait, non seulement pour les peuples, mais pour les lettres. La littérature française lui paraissait alors emprisonnée dans le cercle d'une tradition qui devenait de plus en plus étroite. Elle lui ouvrit les larges horizons des littératures germaniques pour que le génie national pût leur demander ce qui s'appropriait le mieux à son essence.
Ici Mme de Staël n'appartient plus au XVIIIe siècle. Mais je n'ai pas voulu quitter cette époque sans y saluer dans l'aurore de son génie la plus grande des femmes qui ont tenu en France le sceptre de l'intelligence.
CHAPITRE IV
LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS
Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps modernes.—Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de Bretagne.—XVIe-XVIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite d'Angoulême. Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Elisabeth d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier. La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. Marie de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la Fronde. Les collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de Maintenon. Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères de Gustave III. La mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. Les martyres et les héroïnes de la Révolution. Les femmes politiques de la Révolution: Mme Roland, Charlotte Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les flagelleuses. Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les Furies de la guillotine. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rose Lacombe. Théroigne de Méricourt.
Souvent heureuse dans les oeuvres de l'intelligence, quelle a été l'influence de la femme française dans le domaine des événements de l'histoire?
Depuis le XVIe siècle, il faut le dire, cette influence a été généralement néfaste. Il n'en avait pas été ainsi au moyen âge. Lorsque les femmes intervenaient à cette époque dans les scènes de l'histoire, c'était parfois, il est vrai, pour le malheur du pays, mais c'était le plus souvent pour sa gloire. Sainte Clotilde, sainte Bathilde, Blanche de Castille, Jeanne d'Arc comptent parmi les bienfaiteurs de la France. Les trois premières lui ont donné la royauté chrétienne, et l'une de celles-ci a contribué à son unité nationale; la quatrième l'a miraculeusement délivrée de l'étranger. Mais ce qui a fait leur force, c'est une grande inspiration, de foi patriotique et religieuse, c'est pour les unes le profond sentiment d'une mission maternelle, c'est pour Jeanne d'Arc l'appel direct du ciel. Ces femmes ont agi dans la mesure des attributions réservées à leur sexe, et, dans ces attributions, je ne comprends pas seulement les vertus domestiques de la femme et les vertus morales qui lui sont communes avec l'homme, je mets au premier rang les vertus patriotiques, je n'ai pas dit les talents politiques. Et cependant ces talents n'ont pas manqué à Blanche de Castille; mais placée dans la situation exceptionnelle de régente, elle se servait de son habileté dans les affaires publiques pour laisser à son fils un pouvoir fort et respecté. Elle fut une grande reine, parce qu'elle fut une grande mère.
Mais ce qui, dans les conditions ordinaires, rend funeste l'intrusion politique de la femme, c'est que, créature essentiellement impressionnable, elle fait souvent servir son pouvoir à ses ambitions, ou bien à ses sentiments de tendresse et de haine. Plus absorbée que l'homme par les affections du foyer, ces affections, en devenant exclusives, l'aveuglent facilement, et elle leur sacrifie d'instinct les intérêts du pays. Si elle paraît favoriser ceux-ci, c'est qu'ils se seront accordés avec ses sentiments personnels. D'ailleurs, et nous l'en félicitons, elle est rarement douée des facultés de l'homme d'État. Ce n'est pas pour cette mission que la Providence l'a créée. Sans doute, lorsqu'une sage et forte éducation l'a habituée à faire dominer en elle la voix de la conscience, elle peut, nous le redirons plus tard avec M. de Tocqueville, inspirer utilement à son foyer l'homme d'État, non en lui conseillant des combinaisons politiques, mais en le fortifiant dans le culte du devoir. Touche-t-elle directement aux affaires publiques, elle risque de remplacer par l'esprit d'intrigue les qualités politiques qui lui manquent.
Donc, la passion personnelle pour guide, l'intrigue pour moyen, c'est le caractère dominant de l'influence politique exercée par la femme. On en vit quelques exemples au moyen âge, mais ils devinrent fréquents dès ce XVIe siècle où s'affaiblissent les principes élevés auxquels avaient obéi des princesses chrétiennes; ce XVIe siècle qui, en faisant naître la cour de France, fortifiera l'esprit d'intrigue.
Dans la période intermédiaire qui suit le moyen âge et qui précède la Renaissance, nous retrouverons encore cependant une imitatrice de Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette; une héritière de Blanche de Castille, Anne de France, dame de Beaujeu.
C'est à l'heure du péril national que Jeanne Hachette et ses vaillantes compagnes s'arrachent à l'ombre du foyer pour défendre leur ville menacée. Comme Jeanne d'Arc, elles ne séparent pas du patriotisme la foi qui le vivifie. Quand, pour repousser Charles le Téméraire, elles marchent au rempart, elles ont pour enseigne la châsse de sainte Angadresme, patronne de leur ville. Les unes apportent des munitions aux défenseurs du rempart; d'autres font pleuvoir sur les ennemis des flots bouillants d'huile et d'eau, ou les écrasent sous les grosses pierres qu'elles font rouler sur leurs têtes. Les assaillants ont commencé à gravir le rempart; un porte-étendard plante déjà la bannière de Bourgogne sur la muraille; il la tient encore, mais Jeanne Hachette la lui arrache.
L'ennemi fut repoussé. Parmi les récompenses que Louis XI donne aux habitants de Beauvais, de nobles privilèges sont accordés aux femmes. Le roi les dispense des lois somptuaires. Elles ont le pas sur les hommes à la procession annuelle que Louis XI institue en l'honneur de sainte Angadresme; elles forment comme une garde d'honneur autour de la châsse qui a été leur force et leur point de ralliement pour sauver leur cité. J'ai nommé, dans Anne de France, une héritière des grandes pensées de Blanche de Castille. Tutrice de son frère Charles VIII, elle accomplit, comme soeur, une mission politique analogue à celle que Blanche avait remplie comme mère. Ainsi que la souveraine du XIIIe siècle, elle poursuit avec une prudente fermeté l'oeuvre de l'unité française. Elle a les qualités politiques de Louis XI sans en avoir la cruauté; et, par sa générosité, par sa munificence, elle rend au pouvoir royal l'éclat que lui avait enlevé la mesquinerie de son père381.
Cette jeune femme de vingt-deux ans avait, dit un historien, «la ténacité, la dissimulation et la volonté de fer du feu roi; aussi disait-il d'elle, avec sa causticité accoutumée, que c'était «la moins folle femme du monde, car, de femme sage, il n'y en a point.» «Elle prouva qu'il y en avait une; car elle poursuivit, avec une sagacité et une énergie admirables, tout ce qu'il y avait eu de national dans les plans de Louis XI.» «Elle eût été digne du trône par sa prudence et son courage, si la nature ne lui eût refusé le sexe auquel est dévolu l'empire.» «Ce jugement d'un contemporain est celui de la postérité382.»
Anne de France mérite cet hommage comme tutrice de Charles VIII, mais nous verrons un peu plus tard que la belle-mère du connétable de Bourbon n'en sera plus digne. Quel que soit le génie politique dont la nature ait exceptionnellement doué une femme, quelle que soit la force d'âme avec laquelle elle se possède, il est bien rare qu'à certain moment la passion ne vienne obscurcir en elle la notion du sens patriotique. Mais nous ne sommes pas encore arrivés à cette dernière apparition de madame de Beaujeu dans l'histoire.
Aux États généraux qu'Anne de France consent à réunir, les paysans libres sont appelés pour la première fois; et, tout en fortifiant le Tiers-État, la princesse continue à défendre le pouvoir royal contre les envahissements de la féodalité. Elle résiste victorieusement à la nouvelle ligue du Bien public que dirige contre elle le duc d'Orléans. Comme nous venons de le rappeler, l'unité de la France la compte, elle aussi, parmi ses fondateurs. Cette unité lui doit encore une force considérable: la réunion de la Bretagne à la France, «le plus grand acte qui restât encore à accomplir pour la victoire définitive et la constitution territoriale de la nationalité française383.»
Anne prépare peu à peu son frère à prendre le pouvoir, et quand ce moment est venu, elle se retire; elle se livre, dans sa retraite, à ses devoirs domestiques. Elle ne garde plus que le droit de conseiller discrètement son frère. Si Charles VIII l'avait écoutée, il n'aurait pas entraîné la France dans ces guerres d'Italie qui furent si préjudiciables au pays.
Pourquoi faut-il qu'Anne de France ait terni, sa pure gloire quand, à ses derniers moments, les injustices dont François Ier accablait le mari de sa fille, le connétable de Bourbon, lui firent perdre le sentiment français, et qu'elle recommanda à son gendre de s'allier à la maison d'Autriche! Tout viril que fût son caractère, elle était demeurée femme pour subordonner aux intérêts de sa maison son influence politique. Soeur et tutrice de Charles VIII, elle sert la France. Belle-mère du connétable de Bourbon, elle la trahit. Mais n'oublions pas que ce fut à l'heure des défaillances de la mort. N'oublions pas non plus que lorsqu'elle était au pouvoir, elle suivit une politique vraiment nationale, quelle qu'en fût l'inspiration: Si l'on excepte Anne d'Autriche, elle est la seule qui ait droit à cet éloge entre toutes les princesses qui, depuis le xve siècle, ont exercé une influence sur les destinées de notre pays. C'est qu'elle était la seule aussi qui fût fille de France.
L'une des causes qui, en effet, rendirent le plus désastreuse l'intervention politique des reines, c'est que, nées dans des cours étrangères, elles apportaient généralement sur le trône de France l'amour de leur pays natal. Une contemporaine de Madame de Beaujeu en donna le triste exemple. C'est en mariant Charles VIII à l'héritière de la Bretagne qu'Anne de France avait réuni cette belle province à notre patrie; et peu s'en fallut que la reine, Bretonne avant d'être Française, n'enlevât à notre pays le don qu'elle lui avait apporté. A peine Charles VIII est-il mort, qu'Anne de Bretagne se retire dans son duché. Cependant un traité l'oblige à ne se remarier qu'à un roi de France ou à l'héritier présomptif de celui-ci. Louis XII lui demande sa main, et elle la lui accorde. Mais le roi lui abandonne la jouissance de son bien et de son duché, et toujours la duchesse de Bretagne l'emporte sur la reine de France384.
De son mariage avec Louis XII, Anne de Bretagne n'a que deux filles. La seconde, Claude de Francs, héritière du duché de Bretagne, doit épouser l'héritier du trône, François d'Angoulême. Mais la reine déteste Louise de Savoie, mère de ce prince, et plutôt que de voir passer la Bretagne entre les mains du fils de son ennemie, elle presse Louis XII de fiancer la princesse Claude à Charles d'Autriche, le futur Charles-Quint: mariage désastreux qui démembrait la France. Le comté de Blois, le Milanais, Gênes, Asti, furent joints plus tard à la dot de la fiancée; et si le roi mourait sans héritier mâle, le duché de Bourgogne devait passer, avec la princesse Claude, à la maison d'Autriche! Voilà ce qu'Anne de Bretagne avait arraché à l'âme si française de Louis XII! Mais à quel prix! Les regrets, les remords accablent le roi. Il tombe malade. Le cardinal d'Amboise, les autres conseillers du prince, lui rappellent ses devoirs de roi. Alors Anne ne résiste plus. Louis XII stipule dans son testament que lorsque sa fille Claude sera en âge d'être mariée, elle épousera François-d'Angoulême. Mais tant que la reine vécut, ce mariage n'eut pas lieu.
Une précédente maladie de Louis XII avait fait prévoir à la reine un second veuvage. Sa première pensée fut de se retirer en Bretagne après la mort du roi et d'y emmener sa fille Claude pour la soustraire aux partisans de François d'Angoulême. Elle se hâta d'envoyer ses bagages à Nantes par la Loire. Le gouverneur de François d'Angoulême, le maréchal de Gié, les fit saisir entre Saumur et Nantes. Le roi se rétablit, et la reine, qui gardait sur lui son influence, se souvint de l'injure du maréchal. Il ne lui suffit pas de le faire chasser de la cour. Elle veut le déshonorer. Elle suscite contre lui des témoins qui l'accusent de concussion et d'autres crimes encore. Ce n'est pas la mort du maréchal qu'elle poursuit. Non, la mort serait pour lui la délivrance, et ce que la reine lui prépare, c'est la lente agonie du vieillard qui a été heureux, justement honoré et qui, dépouillé de ses emplois, traînera une existence misérable: «la mort ne luy dureroit qu'un jour, voire qu'une heure, et ses langueurs qu'il auroit le feroient mourir tous les jours.
«Voylà la vengeance de ceste brave reyne,» ajoute Brantôme385.
Anne de Bretagne était-elle donc un monstre? Non, dans sa vie privée, elle était généreuse, charitable. Elle aimait ses serviteurs et faisait du bien à ceux du roi. Vertueuse et digne, elle faisait régner les bonnes moeurs dans cette cour où, la première, elle attira les femmes et les jeunes filles. Louis XII était fier de lui envoyer les ambassadeurs qu'elle recevait avec sa grâce royale et son éloquente parole. Elle protégea les lettres, les arts386.
Mais au milieu de toutes ces qualités, Anne de Bretagne était impérieuse et ne souffrait pas la contradiction; elle était passionnée dans ses ressentiments et elle y apportait la ténacité de la vieille race bretonne. Lorsqu'une femme, belle, séduisante, aimée, a au service de ses haines une influence politique, que devient pour elle l'intérêt de ce pays au milieu duquel d'ailleurs elle se considère comme une étrangère!
L'ennemie d'Anne de Bretagne, Louise de Savoie, anima aussi de ses passions ses actes politiques. Lorsque, pour la cause de François d'Angoulême, le maréchal de Gié a encouru l'inimitié de la reine, Louise de Savoie compte parmi les faux témoins qui accusent le fidèle soutien de son fils: C'est qu'au prix de cette lâcheté elle conquiert la faveur de la reine. C'est pour son fils, sans doute, qu'elle boit cette honte, car cette femme profondément corrompue a un grand amour au coeur, et c'est avec la plus vive exaltation que, dans son journal, elle nomme son fils «mon roi, mon seigneur, mon César et mon Dieu387.» Mais cet amour, ce n'est que l'instinct qui se fait entendre au coeur même des fauves; ce n'est pas l'amour intellectuel que connaît la mère chrétienne et qui fait d'elle la mère éducatrice par excellence. Au lieu d'élever vers le bien l'âme de son fils, Louise de Savoie la pervertit.
Elle se sert tantôt de son influence sur François Ier, tantôt de son pouvoir de régente, pour faire triompher ses vives tendresses ou ses implacables ressentiments. Du duc de Bourbon qu'elle aime, elle fait un connétable de France; et du nouveau connétable qui dédaigne son amour, elle fait un persécuté qui devient un traître à la patrie.
Pour perdre Lautrec, gouverneur du Milanais, elle s'empare des deniers que lui envoyait le surintendant Semblançay; et elle laisse ainsi échapper à la France le duché de Milan. Et comme Semblançay déclare que c'est la reine mère qui a pris cette somme, Louise de Savoie poursuit de sa haine le surintendant. Cinq années après, François Ier sacrifie à sa mère le noble vieillard qu'il appelait son père et qui a administré les finances sous les deux règnes précédents et sous le sien. Il laisse Louise de Savoie ourdir avec son digne complice, le chancelier Duprat, le procès qui se terminera par un sinistre spectacle: le vieux surintendant pendu au gibet de Montfaucon!
A un moment de sa vie pourtant, Louise de Savoie eut, à l'intérieur et à l'extérieur388, une politique utile à la France: c'est que, régente alors pendant la captivité de François Ier, son devoir se trouva d'accord avec son amour maternel. Pour délivrer son fils, c'est avec une haute habileté diplomatique qu'elle détache l'Angleterre de l'alliance de Charles-Quint. Nous savons avec quel sublime dévouement la fille de Louise, Marguerite d'Angoulême, travailla, de son côté, au salut du royal et bien-aimé captif. La mission qu'elle remplit en Espagne, ainsi que ses autres apparitions si discrètes dans le domaine de l'histoire, furent, comme nous le disions, les effets du sentiment unique qui fit de sa vie un long acte d'amour fraternel. Mais dans cette âme généreuse et vraiment française, cette tendresse, tout exclusive qu'elle fut, ne l'aveugla jamais sur les besoins du pays, et Marguerite ne la fit servir qu'au bonheur et à la gloire de la France, à la pacification des esprits, au soulagement de toutes les infortunes389.
Si, pour délivrer François Ier, Louise de Savoie avait dignement concouru avec sa fille au relèvement de la France, le dernier traité auquel la reine mère mit la main, fut une honte pour notre pays: c'était le traité de Cambrai qui, préparé par Louise de Savoie et par Marguerite d'Autriche, fut nommé la paix des Dames, et qui, abaissant la France aux pieds de Charles-Quint, infligeait à notre patrie la plus cruelle des humiliations: le sacrifice de tous ses alliés «à l'ambition et à la vengeance impériales390.»
Nommerons-nous maintenant les favorites des Valois? Triste influence que celle qu'eurent dans nos annales ces dangereuses sirènes! C'est pour plaire à Mme de Chateaubriand que François Ier a donné à Lautrec, frère de celle-ci, le gouvernement du Milanais; et l'incapacité de ce général s'est jointe à la trahison de la reine mère pour faire perdre cette conquête à la France. La duchesse d'Étampes sous François Ier, Diane de Poitiers sous Henri II, remplissent de leurs créatures les hautes charges du royaume. S'il n'est pas prouvé que Mme d'Étampes ait trahi la France pour Charles-Quint, il est malheureusement vrai que Diane de Poitiers décida Henri II à conclure le traité de Cateau-Cambrésis qui, après des combats où notre pays avait dignement répondu à son antique renommée, lui imposa des conditions aussi humiliantes que s'il avait été vaincu. C'est que la paix est nécessaire à Diane: les Guises, ses créatures, s'élèvent trop haut à son gré; et pour contrebalancer leur pouvoir, elle a besoin de voir revenir à la cour Montmorency et Saint-André, prisonniers en Espagne.
Détournons nos regards de ces femmes que de royales faiblesses rendent souveraines. Levons les yeux jusque sur le trône, et voyons surgir la figure énigmatique et terrible de Catherine de Médicis.
Elle ne semble pas née pour le crime, cette femme qui se montre d'abord la tendre belle-fille de François Ier, la patiente épouse d'un prince qui est l'esclave d'une vieille femme, puis l'inconsolable veuve de ce mari infidèle, la mère qui se dévoue à ses enfants avec d'autant plus d'amour que l'espérance de la maternité lui a été longtemps refusée.
On a dit d'elle que si elle n'avait pas eu à subir la redoutable épreuve du pouvoir, elle aurait pu ne laisser après elle que le parfum des vertus domestiques391.
Avant la mort de Henri II, Catherine n'était qu'en de rares circonstances sortie de sa retraite pour exercer une action publique. Le roi, son mari, partant pour l'expédition d'Allemagne, l'avait nommée régente, mais en restreignant son pouvoir. Plus tard, après que le désastre de Saint-Quentin fait redouter que l'ennemi n'entre dans Paris, la reine a, en l'absence de son mari, un mouvement d'une noble spontanéité. Elle se rend à l'Hôtel de Ville, ou au Parlement d'après une autre version. Les cardinaux, les princes, les princesses la suivent. Avec une persuasive éloquence, elle demande un subside de trois cent mille livres qui permette au roi de soutenir la guerre. Elle l'obtient, et sa reconnaissance se traduit en paroles d'une exquise douceur392. Par cette intervention que lui dictent le péril du pays et les plus purs sentiments domestiques, Catherine est vraiment dans ses attributions de femme et de reine. Aux premiers temps de son veuvage, la reine mère s'ensevelit dans son deuil. Le moment n'est pas venu pour elle de prendre le pouvoir. La belle et intéressante Marie Stuart, adorée de son jeune époux, le gouverne avec ses oncles de Guise. Catherine de Médicis attend.
François II meurt. Son jeune frère Charles IX lui succède. La reine mère est régente. Heure fatale que celle où Catherine prend le pouvoir! Il ne s'agit plus ici de céder à un magnanime mouvement pour demander au cour de la France le secours qui permettra de repousser l'étranger. C'est une autre guerre, une guerre fratricide qui va déchirer le sein de la France. Les luttes religieuses qui grondent sourdement vont faire explosion, soulevant les passions populaires et ravivant dans l'aristocratie les révoltes féodales. Pour diriger l'État dans ces graves conjonctures, îe gouvernement n'est représenté que par une femme douée d'une merveilleuse habileté, habituée par l'épreuve à une longue dissimulation, mais qui, dépourvue de principes supérieurs, ne se laisse guider que par les impressions de la peur, par l'intérêt de sa famille, et enfin par l'amour du pouvoir, ce sentiment qui dominera chez elle avec d'autant plus de force qu'il a été plus longtemps comprimé dans une âme orgueilleuse. Déjà, sous François II, quelque réservée que fût son attitude, elle avait, dans une lettre adressée à son gendre Philippe II, laissé entrevoir son caractère altier. Ce qui la rendait hostile à la convocation des États généraux, c'était la pensée que, par leurs réformes, ils la réduiraient «à la condition d'une chambrière.» A ce moment déjà, la vanité égoïste l'emportait chez elle sur toute pensée patriotique. Pendant la minorité de Charles IX, l'intérêt de l'État et celui de sa famille s'accordant, Catherine exerce sur les partis une action modératrice, peu ferme malheureusement, mais qui s'unit à la généreuse tolérance du chancelier de l'Hôpital, le noble magistrat qui, sous François II déjà, a dû à la reine mère son élévation.
Si, par une politique incertaine, indécise, la reine se sert tour à tour de chaque parti pour contenir l'autre, c'est que tous deux lui paraissent redoutables. La neutralité lui est d'autant plus facile que la religion n'est pour elle qu'un moyen politique. On connaît le mot qu'elle prononça quand les premières nouvelles de la bataille de Jarnac lui firent croire au triomphe des protestants: «Eh bien! nous prierons Dieu en français.»
Après avoir conclu le traité d'Amboise qui mécontente également catholiques et huguenots, Catherine suit une politique généreuse que ses intérêts lui commandent. Elle unit les deux partis dans une pensée patriotique et donne à leur belliqueuse ardeur un but vraiment français: la recouvrance du Havre que leurs querelles ont livré à l'Anglais. La reine elle-même conduit l'armée. Avec la grâce et la dextérité qui font d'elle une admirable écuyère, elle monte à cheval «s'exposant aux harquebusades et canonnades comme un de ses capitaines, voyant faire tousjours la batterie, disant qu'elle ne seroit jamais à son ayse qu'elle n'eust pris ceste ville et chassé ces Anglois de France, haussant plus que poison ceux qui la leur avoient vendue. Aussy fit elle tant qu'enfin elle la rendit françoise393»
C'est encore une sage mesure que prend Catherine lorsque, exerçant à la majorité de son fils une autorité plus grande que jamais, elle fait voyager le jeune roi pendant deux années dans les provinces, surtout dans celles qu'enflamme le plus l'ardeur des luîtes religieuses. Catholiques et huguenots se pressent aux fêtes du voyage, ces fêtes où se déploient tous les enchantements d'une cour brillante. Mais Catherine a déjà commencé à employer pour soutenir sa cause une force peu avouable: l'escadron volant de ses cinquante filles d'honneur qui déploient toutes leurs séductions pour attirer à la reine les personnages les plus influents des deux causes.
De ce voyage entrepris dans un but élevé, résulte pour Catherine une politique nouvelle. Elle a constaté l'infériorité numérique du parti huguenot: c'est assez pour qu'elle n'ait plus à le ménager. Lorsque, sur la Bidassoa, le duc d'Albe lui a donné de sanguinaires conseils, la reine était préparée à les recevoir.
Catherine de Médicis apportera dans la violence la même dissimulation, les mêmes atermoiements que dans la modération. C'est dans l'ombre qu'elle dirigera ses premiers coups, non sans tenter encore des démarches pour la paix. Jetant enfin le masque, elle fait renvoyer L'Hôpital, elle défend sous peine de mort l'exercice du culte protestant. Mais son habileté est mise en défaut, et la France catholique n'est pas prête pour la lutte. Seuls, les protestants sont sous les armes.
Dans la lutte qui s'engage, la reine mère n'a en vue ni la défense de la religion, ni même l'intérêt du roi. Ce qu'elle cherche dans cette guerre, c'est le moyen de faire briller le duc d'Anjou, son fils préféré. Elle avance et recule tour à tour. Après avoir fait confisquer les biens de Coligny, après avoir mis à prix la tête de l'amiral, elle accueille ses propositions de paix lorsqu'il marche sur Paris. Le traité de Saint-Germain est signé.
Catherine se souvient-elle toujours de l'avis que lui avait naguère donné le duc d'Albe: «Un bon saumon vaut mieux que cent grenouilles?» Est-ce pour mieux prendre Coligny dans ses filets qu'elle s'est rapprochée de lui? Il semble difficile de prononcer en pareille matière: rien ne ressemble plus à la fausseté que cette indécision qui fait passer d'une résolution à une autre. Quoi qu'il en soit, c'est bien à cette période de la vie de la reine que peut s'appliquer ce mot de Charles IX à Coligny: «C'est la plus grande brouillonne de la terre.»
L'ascendant que l'amiral prend sur le roi devient pour lui une sentence de mort. La reine mère ne souffrira pas qu'une influence étrangère lui enlève sa domination. Catherine tente de faire assassiner Coligny. L'amiral n'est que blessé et cet événement redouble la filiale vénération que le roi lui témoigne. Les Guises seuls sont accusés de cette tentative de meurtre; mais si la grande victime guérit, la reine se sent perdue.
C'est alors qu'avec son complice, Henri d'Anjou, elle ourdit la trame de la Saint-Barthélemy. Avec quel art perfide elle cherche à surprendre le consentement du roi! Elle connaît ce caractère faible, violent, orgueilleux. Elle montre à Charles IX l'amiral armant contre lui les huguenots; elle lui rappelle qu'une fois, dans son enfance, lui, le roi, a dû fuir devant ces «sujets révoltés.» Enfin, elle frappe le dernier coup: elle nomme à son fils les véritables assassins de l'amiral: «Les huguenots demandent vengeance sur les Guises. Eh bien! vous ne pouvez sacrifier les Guises; car ils se disculperont en accusant votre mère et votre frère!... et ils nous accuseront à juste titre.... C'est nous qui avons frappé l'amiral pour sauver le roi! Il faut que le roi achève l'oeuvre, ou lui et nous sommes perdus!...»
D'abord ivre de fureur, Charles tombe dans un profond accablement. Cependant il résiste toujours: «Mais mon honneur!... mais mes amis! l'amiral!» Ces mots entrecoupés trahissaient les angoisses du malheureux prince. Et Catherine poursuivait son oeuvre infernale. Après avoir demandé à son fils la permission de se séparer de lui, elle lui jette cette insultante parole: «Sire, est-ce par peur des huguenots que vous refusez?» Sous cet outrage le roi bondit: «Par la mort Dieu, puisque vous trouvez bon qu'on tue l'amiral, je le veux; mais aussi tous les huguenots de France, afin qu'il n'en demeure pas un qui puisse me le reprocher après. Par la mort Dieu, donnez-y ordre promptement394.»
Ces mots, prononcés dans le délire de la fureur, sont l'arrêt de mort des protestants qui s'endorment dans la fausse sécurité que leur inspire le mariage du roi de Navarre avec la soeur de Charles IX. La jeune mariée ignore les sinistres projets qui auront leur dénouement le lendemain. Catherine sacrifie maintenant jusqu'à sa fille à son ambition! Malgré les larmes de la duchesse de Lorraine, soeur de Marguerite, elle envoie la jeune femme auprès de son mari afin d'éloigner tout soupçon. Elle l'expose ainsi aux représailles des huguenots395; mais que lui importe! Voilà ce que la politique a fait de cette mère autrefois si pleine de sollicitude pour ses enfants!
C'est la nuit. Bientôt la cloche du Palais va annoncer les sanglantes matines de Paris. Le roi et ses deux conseillers, Catherine et le duc d'Anjou, sont au portail du Louvre, vers Saint-Germain-l'Auxerrois. Ils vont assister au prélude de l'horrible tragédie dont ils sont les auteurs. Suivant une version, Charles IX se serait senti faiblir, et alors la reine mère, pour prévenir un contre-ordre, aurait avancé le signal et fait sonner la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois. D'après le duc d'Anjou, une autre scène aurait eu lieu. En entendant un coup de feu tiré dans la nuit, les trois complices, pris d'épouvante, auraient mesuré les effroyables proportions de leur crime, et tous trois auraient donné un contre-ordre, venu trop tard: la boucherie avait commencé396. Si le récit du duc d'Anjou est exact, il concorde bien avec le caractère vacillant de la reine mère.
Tandis que Catherine, entraînant le roi à une fenêtre, le repaissait de la vue du sang, une douce et pure jeune femme dormait dans son appartement du Louvre: c'était la reine de France, Élisabeth d'Autriche. Elle ignorait tout, et lorsqu'à son réveil elle apprit ce qui se passait: «Helas! dit-elle soudain, le roy, mon mary, le sçait-il?—Ouy, Madame, répondit-on, c'est luy-mesmes qui le fait faire.—O mon Dieu! s'escria-t-elle, qu'est cecy? et quels conseillers sont ceux-là qui luy ont donné tel advis? Mon Dieu! je te supplie et te requiers de luy vouloir pardonner: car, si tu n'en as pitié, j'ay grande peur que ceste offense luy soit mal pardonnable.» Et soudain demanda ses heures et se mit en oraison, et à prier Dieu la larme à l'oeil397.»
Cette pieuse jeune femme qui supplie le Christ d'être miséricordieux aux bourreaux, voilà le seul spectacle qui nous repose de tant d'horreurs. Avec Élisabeth d'Autriche, nous entendons l'unique protestation qui, dans ce palais souillé, fasse vibrer la voix de l'Évangile. Grâce à Dieu, cette protestation était due à une femme, à une femme restée femme, et que nous aimons à opposer à la femme politique qui imprimait sur la race des Valois la tache sanglante que rien ne saurait effacer de l'histoire, mais que les pleurs et les prières d'Élisabeth essayaient d'effacer devant Dieu.
Catherine de Médicis a sacrifié la paix de l'État, le sang des Français, à sa peur, à son égoïsme, enfin à sa préférence maternelle pour le duc d'Anjou. Devenu roi, c'est, par un juste retour de la Providence, ce fils même qui la châtiera. Elle l'a reproduit à son image, elle lui a donné son égoïsme, sa dissimulation; il retournera contre elle les vices qu'elle lui a inculqués398. Il l'éloignera de ses conseils. Elle le verra déshonorer la royauté par sa lâche attitude; cette royauté que Charles IX a fait nager dans le sang, Henri III la plongera dans la boue. Catherine de Médicis est réduite à reporter ses dernières espérances sur la Ligue que dirigent les mortels ennemis de ce fils tant aimé naguère. Mais avec la Ligue, elle a une lointaine perspective de domination. La duchesse de Lorraine est sa fille, et si un fils de cette princesse succède à Henri III, l'aïeule pourra encore gouverner. Dans la tumultueuse journée des Barricades, c'est Catherine qui négocie la paix avec le duc du Guise: dernière consolation qui reste à son amour-propre tant humilié d'ailleurs! Mais bientôt Henri III fait assassiner les Guises; et le cardinal de Bourbon, fait prisonnier, jette à la face de Catherine la responsabilité de tous ces malheurs. Bouleversée, la vieille reine meurt de saisissement.
Suivant la remarque d'un historien moderne, Catherine de Médicis, quand ses intérêts ne s'y opposaient pas, avait voulu poursuivre un double but qu'il ne lui fut pas donné d'atteindre: l'abaissement de la maison d'Autriche, l'abaissement de la féodalité. Mais en poursuivant ce but par des moyens bas et perfides, en le subordonnant surtout à ses passions, à son égoïsme, elle le manqua399.
Qu'est-ce que Catherine de Médicis a donné à la France? Deux assassins,—c'étaient ses fils,—et la Saint-Barthélemi,—c'était son oeuvre. Que de crimes lui eussent été épargnés, que de deuils et de hontes eussent été épargnés à la France si elle n'avait jamais eu entre les mains l'arme du pouvoir!
Au XVIe siècle, la violence est le caractère dominant de l'influence qu'exercent les femmes. Cette violence ne fût-elle pas dans leur caractère, elle y est mise par les luttes auxquelles elles sont mêlées. En voici une, douce et généreuse entre toutes: Anne d'Este, femme du duc François de Guise. Après la conspiration d'Amboise, elle n'a pu supporter l'horrible spectacle auquel la cour se délecte: le supplice des conspirés. Elle s'éloigne en sanglotant, et comme la reine mère lui demande pourquoi elle se livre à une telle douleur: «J'en ay, respondict-elle, toutes les occasions du monde. Car je viens de voir la plus piteuse tragédie et estrange cruauté à l'effusion du sang innocent, et des bons subjects du roy que je ne doubte point qu'en bref un grand malheur ne tombe sur nostre maison, et que Dieu ne nous extermine de tout pour les cruautés et inhumanités qui s'exercent400.» C'est une fervente catholique qui pleure sur les huguenots persécutés; c'est une épouse, une mère qui redoute le châtiment que la Providence fait tomber sur les persécuteurs; et c'est peut-être aussi une fille qui se souvient de sa mère: la duchesse de Guise était née d'une protestante: Renée de France, duchesse de Ferrare.
Lorsque le duc François prépare des mesures rigoureuses contre Orléans, la généreuse duchesse va vers lui pour le fléchir. Mais en allant la voir dans un château situé près du camp, le duc est frappé par un assassin. Il est transporté auprès de sa femme. A cet aspect, l'épouse a un cri de vindicative douleur. François de Guise lui rappelle qu'à Dieu seul appartient la vengeance, et, dans son admirable mort de héros chrétien, il n'a que des paroles de miséricorde et de paix. Mais la duchesse, elle, ne pardonne pas. Ce n'est plus la femme magnanime qui détourne ses regards d'une sanglante exécution et qui intercède pour des vaincus. Non, c'est une épouse tout entière à la vengeance de son mari. Le supplice de l'assassin ne lui suffit pas: derrière Poltrot de Méré, elle voit Coligny, qui n'a pas fait commettre le crime cependant, mais qui en connaissait le projet et n'en a pas empêché l'exécution. Même remariée au duc de Nemours, la duchesse de Guise poursuit la vengeance de son premier mari. Elle est la complice de la reine mère pour la tentative d'assassinat qui précède la Saint-Barthélemi. Un de ses fils juge que de sa propre main elle tuerait l'amiral!
Elle apporte dans sa tendresse maternelle toute la passion de son âme. Elle anime Henri de Guise, son fils, dans l'oeuvre qu'il poursuit: la formation de la Ligue. Quand les Guises sont assassinés, elle est prisonnière, et cependant elle jette à Henri III toutes les malédictions qu'une mère peut fulminer contre les meurtriers de ses fils. Rendue à la liberté pour être une messagère de paix auprès des chefs de la Ligue, elle leur transmet les propositions dont elle est chargée, mais lorsque son fils, le duc de Mayenne, lui demande si elle lui conseille de les accepter, elle l'exhorte à ne prendre conseil que de son coeur et de sa conscience. Il la comprend401!
Et sa fille, la duchesse de Montpensier, l'âme de la Ligue! Elle s'est vantée de porter à la ceinture les ciseaux qui devaient donner à Henri III, successivement roi de Pologne et roi de France, une troisième couronne! Quand ses frères ont été assassinés, elle fait plus. C'est elle qui arme le bras de Jacques Clément. Et sa mère et elle, parcourant dans leur carrosse les rues de Paris, annoncent elles-mêmes au peuple la bonne nouvelle: l'assassinat du roi. La duchesse de Montpensier a donné auparavant un chef à cette Ligue qu'avait exaltée le spectacle de sa douleur fraternelle. C'est elle qui a cherché à Dijon Mayenne, son frère, et elle l'a conduit à Paris en triomphe. S'il l'avait écoutée, il aurait saisi la couronne de France.
Même farouche énergie chez les femmes des huguenots. Elles ne savent pas seulement mourir avec héroïsme, elles animent à la lutte les combattants. Qui décide Coligny à vaincre l'horreur que lui inspire la guerre civile? Une femme, une femme d'un grand coeur cependant, mais qu'anime l'ardent esprit des sectaires. Une nuit l'amiral est réveillé par les sanglots de sa compagne, Charlotte de Laval: «Je tremble de peur que telle prudence soit des enfans du siècle, et qu'estre tant sage pour les hommes ne soit pas estre sage à Dieu qui vous a donné la science de capitaine: pouvez-vous en conscience en refuser l'usage à ses enfans?... L'espee de chevalier que vous portez est-elle pour opprimer les affligez ou pour les arracher des ongles des tyrans?... Monsieur, j'ai sur le coeur tant de sang versé des nostres; ce sang et vostre femme crient au ciel vers Dieu... contre vous, que vous serez meurtrier de ceux que vous n'empeschez point d'estre meurtris.»—«Mettez la main sur vostre sein, répondit l'amiral, sondez à bon escient vostre constance, si elle pourra digerer les desroutes generalles, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples quands ils jugent les causes par les mauvais succez, les trahisons des vostres, la fuitte, l'exil en païs estrange...; vostre honte, vostre nudité, vostre faim, et, ce qui est plus dur, celle de vos enfans: tastez encores si vous pouvez supporter vostre mort par un bourreau, après avoir veu vostre mari trainé et exposé à l'ignominie du vulgaire: Et pour fin vos enfans infames vallets de vos ennemis... Je vous donne trois semaines pour vous esprouver; et quand vous serez à bon escient fortifiée contre tels accidens, je m'en irai périr avec vous et avec nos amis.»—L'Admiralle repliqua, Ces trois semaines sont achevées, vous ne serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, usez de la vostre; et ne mettez point sur vostre teste les morts de trois semaines: Je vous somme au nom de Dieu de ne nous frauder plus, ou je serai tesmoin contre vous en son jugement402.»
Certes, Charlotte de Laval soutenait une funeste cause; mais comment ne pas admirer la scène superbe que nous a fait connaître d'Aubigné!
Dans le parti huguenot encore, la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, fille de Marguerite d'Angoulême et femme d'Antoine de Bourbon; Élisabeth de Roye, mariée au prince de Condé, encouragent leurs époux à embrasser ouvertement et activement le protestantisme403. Lorsque Antoine de Bourbon revient au catholicisme et qu'il veut contraindre sa femme à suivre son exemple, elle résiste. Il l'éloigne de lui et lui prend son fils pour le faire élever dans la religion catholique; mais, avant de partir, Jeanne adjure l'enfant de ne point aller à la messe, le menaçant de le renoncer pour son fils s'il lui désobéit. Dans les seigneuries des Pyrénées qui lui restent soumises, elle prête son appui aux protestants de la Guyenne. Bientôt elle devient veuve. Sa foi intolérante éclate avec violence, elle interdit l'exercice du culte catholique dans son royaume de Navarre, elle chasse les prêtres.
Son fils, Henri de Navarre, n'a pas quinze ans et déjà elle l'arme de sa main, elle le conduit à La Rochelle auprès du prince de Condé. Elle-même soutient énergiquement la lutte.
Après l'assassinat du prince de Condé, Jeanne se montre dans une plus touchante attitude. Elle amène devant les huguenots réunis à Tonnai-Charente, son fils et son neveu, le fils de la victime; et les présente à cette armée comme les vengeurs de Condé. La harangue qu'elle leur adresse joint à une énergie virile la séduction qu'exercent les larmes d'une femme. Son fils jure d'être fidèle à la cause proscrite, et le serment du jeune prince est répété par les voix enthousiastes des soldats. Henri est proclamé chef de l'armée, et Jeanne consacre ce souvenir par une médaille d'or portant la double effigie de la mère et du fils. «Pax certa, victoria integra, mors honesta.» Paix assurée, victoire entière, mort honorable, disait la légende: noble devise que, plus tard, devait rappeler à son fils une autre mère, l'une des héroïnes que la maison de Rohan donna au siège de La Rochelle. Cette devise était digne de cette fière Jeanne d'Albret qui, alors que le mariage de son fils avec la soeur du roi de France était négocié, déclarait éloquemment qu'elle sacrifierait sa vie à l'État, mais non pas l'âme de son fils à la grandeur de sa maison. Elle se trompait dans la croyance à laquelle elle se dévouait, mais dans ce siècle où tant de passions égoïstes étaient en jeu, elle obéissait du moins à ce principe qui met au-dessus de toutes les ambitions humaines les intérêts de l'âme immortelle. En déplorant les erreurs de Jeanne d'Albret, n'oublions pas que nous devons Henri IV à une mère qui lui apprit à devenir un grand homme en le nourrissant de la lecture de Plutarque; redisons, avec d'Aubigné, qu'elle n'avait «de femme que le sexe, l'ame entière aux choses viriles, l'esprit puissant aux grands affaires, le coeur invincible aux adversitez404,» et ajoutons cependant qu'avec Charlotte de Laval et Élisabeth de Roye, elle n'apparut dans la vie politique de la France que pour attiser le feu de la guerre civile.
Ce n'était pas seulement dans les luttes religieuses que la violence se rencontrait chez les femmes. Cette violence se respirait dans l'air. A une époque où les combats singuliers devenaient une plaie pour la France, on vit la veuve d'un gentilhomme tué en duel, poursuivre avec une implacable persévérance la mort du meurtrier. Celui-ci est traîné au supplice, et, à ce moment même, la grâce royale le sauve. Alors la veuve va se jeter aux pieds du roi, et, lui présentant son petit enfant: «Sire, dit-elle, au moins puis que vous avez donné la grâce au meurtrier du père de cet enfant, je vous supplie de la luy donner dès cette heure, pour quand il sera grand, il aura eu sa revenche et tué ce malheureux.» «Du depuis, à ce que j'ay ouy dire, la mere tous les matins venoit esveiller son enfant; et, en lui monstrant la chemise sanglante qu'avoit son père lorsqu'il fut tué, et luy disoit par trois fois: «Advise-la bien: et souviens-toi bien, quand tu seras grand, de venger cecy: autrement je te deshérite.»—«Quelle animosité!» s'écrie Brantôme. Mais pourquoi s'en étonnait-il? Ne voyait-il pas ses contemporaines se jouer de la vie des hommes, fût-ce même pour satisfaire un caprice insensé? L'une, en passant devant la Seine, laisse tomber son mouchoir à l'eau et le fait chercher par M. de Genlis «qui ne sçavoit nager que comme une pierre.» Une autre jette son gant au milieu des lions que François Ier fait combattre devant la cour, et elle prie le vaillant M. de Lorges de le lui rapporter. Celui-ci y va bravement, mais si la dame de ses pensées a éprouvé son courage, elle a, du même coup, perdu son affection, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle il lui aurait jeté son gant au visage. Brantôme dit avec raison que ces femmes eussent mieux fait de se servir de leur pouvoir pour envoyer leurs chevaliers sur un glorieux champ de bataille. Ainsi fit Mlle de Piennes, l'une des filles d'honneur de la reine. Pendant que Catherine de Médicis encourage de sa présence les opérations du siège de Rouen, Mlle de Piennes donne son écharpe à M. de Gergeay. Il se fait tuer en la portant. A la bataille de Dreux, M. des Bordes, envoyé à un poste périlleux, dit en y allant: «Ha! je m'en vais combattre vaillamment pour l'amour de ma maistresse, ou mourir glorieusement.» «A ce il ne faillit, car, ayant percé les six premiers rangs, mourut au septiesme...»
Un autre gentilhomme déclarait qu'il se battait bien moins pour le service du roi ou par ambition «que pour la seule gloire de complaire à sa dame.»
Ce sont là de ces traits que nous a souvent offerts le moyen âge et que nous aimons à retrouver dans cette cour païenne des Valois qui n'avait guère de chevaleresque que ses brillants dehors. Ainsi que le juge Brantôme, les belles et honnêtes femmes aiment les hommes vaillants, qui, seuls, peuvent les défendre, et les hommes braves aiment, eux aussi, les femmes courageuses qui n'ont jamais manqué au pays de Jeanne d'Arc et de Jeanne Hachette. Même à cette époque d'affaissement moral, la France continuait à enfanter des héroïnes. Les femmes faisaient «les actes d'un homme,... montoient à cheval,... portoient le pistolet à l'arçon de la selle, et le tiroient, et faisoient la guerre comme un homme.» Si le triste champ de bataille des guerres religieuses fut témoin de ce courage guerrier, la lutte contre l'étranger lui donna un plus digne emploi. Les femmes de Saint-Riquier et celles de Péronne imitent glorieusement Jeanne Hachette et ses compagnes. Mme de Balagny concourt vaillamment à la défense de Cambray et meurt de chagrin quand elle voit tomber au pouvoir de Charles-Quint la ville qu'elle regarde comme sa principauté. Suivant une autre version, elle se serait tuée: le suicide ternirait alors la mort de cette héroïne. En expirant, elle disait à son mari: «Apprens donc de moy à bien mourir et ne survivre ton malheur et ta dérision.»—«C'est un grand cas, dit Brantôme, quand une femme nous apprend à vivre et mourir405.»
Le règne réparateur de Henri IV ferme les plaies des guerres civiles et rend la France prospère à l'intérieur, respectée à l'extérieur. Mais ce grand prince est assassiné, et la régence du royaume est confiée à une femme qui, par l'étroitesse de ses idées, le peu d'élévation de son âme, la faiblesse et la violence de son caractère, est indigne de soutenir l'héritage politique de Henri IV, et qui remplacera la fermeté absente par l'entêtement d'un esprit aveuglé.
Au moment où Marie de Médicis devient veuve, un terrible soupçon pèse sur elle: on ne la croit pas étrangère à l'assassinat du roi. Elle pleure son mari cependant; mais, avant tout, elle cherche à assurer son pouvoir de régente, et, pour y parvenir, elle relève la féodalité que domptait Henri IV, elle comble d'honneurs et d'argent les grands du royaume et leur livre le trésor royal que la sage administration de Sully avait enrichi. Par ses prodigalités, la régente contiendra-t-elle au moins les grands seigneurs? Non, elle les exaspère par la faveur exorbitante qu'elle a accordée à un aventurier italien marié à sa femme de chambre. Complètement étranger au métier des armes, cet aventurier, Concini, le nouveau marquis d'Ancre, est maréchal de France. Cette femme de chambre, Léonora Galigaï, trafique honteusement de tous les emplois. Par trois fois les princes se révoltent, et si, la seconde fois, la reine trouve assez d'énergie pour marcher avec le jeune roi à la rencontre des rebelles, ceux-ci ont trouvé dans la première de leur révolte et trouveront encore dans la troisième, les titres les plus puissants pour obtenir de nouvelles faveurs.
Marie de Médicis détruit aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, l'oeuvre de Henri IV, et ses sympathies sont, acquises à cette maison d'Autriche dont le feu roi a poursuivi l'abaissement.
Louis XIII fait assassiner Concini. La maréchale d'Ancre est exécutée; Marie de Médicis, éloignée de la cour. Luynes, le favori du roi, a remplacé Concini. Cette fois encore, les princes se révoltent; mais, cette fois, la reine est leur appui, et elle va plonger le pays dans la guerre civile. Après une escarmouche, la paix se rétablit. La mère et le fils se réconcilient.
Le duc de Luynes meurt. Marie de Médicis reprend quelque influence, et ce n'est pas tout d'abord pour le malheur du pays. Elle ramène au pouvoir l'évêque de Luçon, Richelieu, qu'avant sa disgrâce elle avait fait nommer secrétaire d'État et qui l'a suivie dans sa retraite. Tant que son protégé ne lui porte pas ombrage, elle s'associe à la politique vraiment nationale de Richelieu, et sacrifie au ministre jusqu'à ses sympathies espagnoles. Mais bientôt l'irascible princesse regrette la toute-puissance de Richelieu et se plaint de son ingratitude. Assez influente alors pour que le roi, avant de partir pour l'expédition d'Italie, lui confie la régence des provinces situées au nord de la Loire, elle n'a pu réussir cependant à empêcher une guerre qui lui est pénible. Plus tard, elle voudra la paix à tout prix avec la maison d'Autriche. Mais l'influence de Richelieu l'emporte heureusement pour que cette paix soit faite à l'honneur de la France.
Contre le ministre, Marie de Médicis a trouvé une alliée dans sa belle-fille Anne d'Autriche. Au retour de la guerre d'Italie, Louis XIII, dangereusement malade, est entouré des tendres soins de sa mère et de sa femme: toutes deux profitent de la reconnaissance du roi pour perdre le cardinal. Marie de Médicis touche à son triomphe, et quand, revenue à Paris, elle reçoit dans son palais du Luxembourg la visite de Louis XIII, elle tente un dernier assaut. Tout à coup elle voit apparaître à la porte de sa chambre la robe rouge du cardinal. Sa colère éclate plus violente que jamais. Marie de Médicis somme le roi de choisir entre la reine, sa mère, et le cardinal: le ministre, l'homme de vieille race, qu'elle ose nommer un valet.
Le lendemain, la reine mère a reçu les premiers gages de la faveur du roi: le maréchal de Marillac, son protégé, est nommé au commandement de l'armée d'Italie. Le chancelier de Marillac, le successeur que Marie de Médicis veut donner à Richelieu, reçoit, lui seul, l'ordre de suivre à Versailles le roi qui s'y rend. La foule des courtisans se porte au Luxembourg.
Mais le soir, on apprend que le cardinal a ressaisi son influence sur Louis XIII, et les courtisans abandonnent le Luxembourg pour le Louvre. C'est la fameuse journée des Dupes.
Toute à sa vengeance, la reine mère intrigue même avec l'ambassadeur d'Espagne. Exilée à Moulins, elle se réfugie dans les Pays-Bas. Elle y est rejointe par son fils préféré, Gaston d'Orléans, bien digne d'elle par l'esprit d'intrigue, de révolte, mais bien plus coupable qu'elle. Malgré ses graves défauts, Marie de Médicis n'eut pas, du moins, comme Gaston, la lâcheté de livrer ses amis à Richelieu. Mise en demeure de le faire, elle ne voulut pas acheter à ce prix la cessation de son exil. Elle eut d'ailleurs des amis qui répondirent à sa fidélité par un dévouement qu'ils payèrent de leur existence: le maréchal de Marillac, le duc de Montmorency.
Richelieu qui faisait remonter jusqu'à l'exilée la responsabilité des complots ourdis contre sa vie, Richelieu fut inflexible pour elle. Une humble démarche qu'elle fit auprès du roi, et même auprès du ministre, pour rentrer en France, ne fut pas plus accueillie que les interventions diplomatiques qu'elle mit en mouvement. Elle mourut dans l'exil, dans la pauvreté, mais, à ce moment suprême, elle voyait de plus haut les choses de ce monde. Ce n'est plus une ambitieuse qui s'agite dans les intrigues politiques, dans les passions mesquines qui ont troublé la France: c'est une femme chrétienne qui meurt dans d'humbles sentiments et qui pardonne à Richelieu même406.
Pendant la vie de Louis XIII, Anne d'Autriche a été, comme sa belle-mère, associée à plus d'un complot tramé contre Richelieu. Elle a même trahi la France pour renverser le cardinal. Et cependant, lorsque, après la mort de Louis XIII, elle est devenue régente, elle s'arrête, dit-on, devant le beau portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, et prononce ces paroles: «Si cet homme vivait, il serait aujourd'hui plus puissant que jamais!»
Et lorsque les anciens amis d'Anne d'Autriche, ceux qui ont souffert pour elle la prison, l'exil, reviennent et croient triompher avec elle, la régente les écarte, et c'est au continuateur de Richelieu qu'elle accorde sa confiance.
Est-ce seulement parce qu'en prenant le pouvoir, la reine a compris que de graves responsabilités s'imposaient à elle, et qu'elle se devait avant tout, sinon à cette France qu'elle avait trahie, au moins à ce jeune roi, à ce fils bien-aimé dont il lui fallait conserver l'héritage? Je crois que l'amour maternel put avoir cette influence sur Anne d'Autriche, mais je crois aussi que si Mazarin n'avait pas été là pour la guider avec toute la puissance que donne une affection partagée, Anne d'Autriche aurait été exposée à n'avoir d'autre histoire que celle d'une Marie de Médicis.
Tout en reconnaissant que pour la gloire de la France, Anne d'Autriche fit sagement de suivre les inspirations de Mazarin, il est permis de regretter la dureté avec laquelle elle sacrifia à ce ministre quelques-uns des amis qui s'étaient dévoués à elle dans sa disgrâce. Il est vrai que pour dédommager plusieurs d'entre eux des emplois qu'elle leur refusait, elle leur prodigua des largesses dont le Trésor faisait malheureusement les frais. On pourrait encore dire pour atténuer l'ingratitude de la régente, que la haine persévérante que ses anciens amis gardaient à Mazarin, ne pouvait qu'irriter sa royale amie. Mais le manque de reconnaissance n'était pas pour Anne d'Autriche un défaut de fraîche date. A moins qu'une grande passion n'occupât son coeur, l'égoïsme y dominait facilement. A l'époque où elle était persécutée, elle ne recula pas plus pour se sauver elle-même, devant l'abandon de ceux qui exposaient leur vie pour la défendre, qu'elle ne recula devant le sacrilège en faisant un faux serment sur l'Eucharistie. Il y avait dans son caractère un bizarre mélange de grandeur et de bassesse, d'ingratitude et de dévouement.
Mazarin ne connut que ce dévouement qui ne cessa de s'élever à la hauteur de l'épreuve. La reine lui en donna un premier témoignage quand il vit son existence menacée par le complot de Beaufort: ce fut à ce moment que la régente se déclara pour son ministre en danger.
En s'associant à la sage politique de Mazarin, Anne d'Autriche contribua puissamment à la grandeur de notre pays. «La France, dit M. Cousin, ne compte pas dans son histoire d'années plus glorieuses que les premières années de la régence d'Anne d'Autriche et du gouvernement de Mazarin, tranquille au dedans par la défaite du parti des Importants, triomphante sur tous les champs de bataille, de 1643 à 1648, depuis la victoire de Rocroy jusqu'à celle de Lens, liées entre elles par tant d'autres victoires et couronnées par le traité de Westphalie407». Comment rappeler aujourd'hui sans une profonde tristesse que c'est à la régence d'Anne d'Autriche que nous devons le traité qui donna l'Alsace à la France!
A ces belles et radieuses années de la Régence succèdent des temps de trouble. Après les généreuses émotions de la guerre extérieure, voici les intrigues et les luttes civiles de la Fronde.
Au début de la guerre civile, la figure d'Anne d'Autriche prend un relief extraordinaire. Dans ses qualités comme dans ses défauts apparaît une énergique personnalité. La vivacité du sentiment, toujours quelque peu compromettante pour l'administration politique des femmes, peut, aux heures de crise où les mesures ordinaires ne suffisent pas, leur inspirer les fières attitudes, les résolutions héroïques qui les font triompher dans la lutte. Ce n'est pas à l'art de la politique qu'est due cette gloire, c'est à l'inspiration du coeur, et c'est pourquoi les femmes apparaissent généralement si grandes dans les périls publics ou privés. Anne d'Autriche eut dans la Fronde une âme vraiment royale. Cette princesse, naguère si humble et si humiliée devant Richelieu, est maintenant une vraie fille des rois d'Espagne «bien digne de ses grands aïeux», c'est une reine à qui «le sang de Charles-Quint» donne «de la hauteur408», et qui, suivant l'expression de Mazarin, est «vaillante comme un soldat qui ne connaît pas le danger».
Toutefois, dans cette généreuse attitude même, elle se laisse emporter par la passion au delà de la mesure; et si l'on a pu dire qu'elle seule montra alors de la noblesse et du courage, on doit ajouter que ses emportements irritèrent la révolte.
Profondément imbue du principe du pouvoir absolu, Anne d'Autriche ne souffre pas que, dans des questions de finance qui, à vrai dire, ne regardent pas le Parlement, l'autorité royale soit limitée et contrôlée par des gens de robe, «cette canaille», a-t-elle dit avec cette violence de langage que nous retrouverons plus d'une fois sur ses lèvres. L'orgueil de la reine paraît l'emporter jusque sur l'amitié qu'elle a vouée à Mazarin: elle semble rebelle aux conseils du prudent ministre, et va même jusqu'à flétrir du nom de lâcheté cet esprit de conciliation. Mais ne nous y méprenons pas. N'est-ce pas la discrète Mme de Motteville qui nous dit que le cardinal encourageait secrètement l'ardeur de la reine pour mieux faire ressortir sa propre modération409? Ici encore Anne d'Autriche était d'intelligence avec lui. C'était pour lui qu'elle s'exposait. Si l'allégation de Mme de Motteville est vraie, il faut convenir que les sentiments de Mazarin ne répondaient guère, en cette circonstance, à la générosité de la reine, et que la fable de Bertrand et Raton eut ici une application anticipée qui faisait plus d'honneur à la princesse qu'à son ministre.
La nouvelle de la victoire de Lens a encore exalté l'orgueil d'Anne d'Autriche. Elle mène son fils à Notre-Dame pour le Te Deum célébré devant soixante-treize drapeaux ennemis déposés devant l'autel. Le régiment des gardes forme la haie sur le passage du cortège royal et a reçu l'ordre de demeurer sous les armes. Après avoir demandé à Dieu de bénir les projets qu'elle médite, la reine sort de la cathédrale et dit tout bas au lieutenant de ses gardes: «Allez, et Dieu veuille vous assister410».
L'entreprise commandée par la régente, est l'exil de trois magistrats, l'arrestation du conseiller Broussel et de deux présidents du Parlement.
Anne d'Autriche est de retour au Palais-Royal. Elle y apprend que Paris se soulève pour réclamer la délivrance du populaire Broussel.
A pied, à travers la foule mugissante, un évêque, avec son rochet et son camail, se fraye un passage jusqu'à la résidence royale: c'est Paul de Gondi, le coadjuteur de Paris, le futur cardinal de Retz. Anne comprend qu'il désire la voir céder au mouvement insurrectionnel qu'elle le soupçonne d'avoir encouragé, et la colère de la souveraine lui fait oublier sa dignité: «Vous voudriez que je rendisse la liberté à Broussel! Je l'étranglerais plutôt avec ces deux mains, et ceux qui...» Et ces mains royales menaçaient le coadjuteur. Il était temps que le cardinal ministre intervînt!
Chargé par Mazarin de négocier la paix moyennant la délivrance de Broussel, le coadjuteur a réussi à calmer l'émeute. Mais quand il revient au palais pour annoncer à la régente le succès de sa mission, et la prie de souscrire aux promesses de Mazarin; quand le maréchal de la Meilleraye, qui l'a accompagné, atteste le grand service que le coadjuteur a rendu à la reine, Anne d'Autriche n'a d'autre parole de reconnaissance que cette moqueuse recommandation: «Allez vous reposer, monsieur, vous avez bien travaillé!» Ce fut une faute, une grande faute. Jusque-là, bien que Gondi n'eût guère d'autre vocation que celle du conspirateur, il était demeuré fidèle à la reine. Mais déjà blessé par la mordante ironie de la princesse, il apprend qu'un coup d'État se trame pour le lendemain et le menace des premiers. Anne d'Autriche a fait d'un de ses amis un puissant conspirateur.
Elle peut le comprendre, le lendemain, devant les douze cents barricades qui obstruent les rues de Paris. Au bruit de la mousqueterie, le Parlement en corps, précédé de ses huissiers, se dirige vers le Palais-Royal pour réclamer ceux de ses membres qui lui ont été enlevés. «Vive le Parlement! vive Broussel!» crie le peuple qui ouvre les barricades aux magistrats.
Tout tremble à la cour, excepté la reine qui, superbe de courroux, tient tête à l'orage et répond avec hauteur à la harangue du premier président.
Elle cède enfin à la pression qu'exercent sur elle Mazarin, le chancelier Séguier et l'admirable président Molé. Elle veut bien remettre Broussel en liberté si le Parlement consent à reprendre ses séances.
Le Parlement quitte la reine pour se rendre au Palais-de-Justice. Mais il est arrêté dans sa marche par les insurgés qui ne se contentent pas des promesses de la régente. Ce qu'ils veulent, c'est Broussel lui-même. Devant les furieuses menaces qui ont succédé à une ovation enthousiaste, des magistrats s'enfuient. Molé ramène au Palais-Royal ceux qui ne l'ont pas abandonné et qui forment le plus grand nombre. Il expose à la reine les dangers qui la menacent et qui planent jusque sur la tête de son fils. Le courage d'Anne d'Autriche croît avec le péril. Elle se refuse à abaisser devant l'insolence du peuple la majesté royale.
Alors, dans le cercle de la reine, une parole s'éleva pour l'avertir des dangers que son opiniâtreté faisait courir au trône: cette voix était celle d'une grande victime des révolutions, Henriette-Marie, cette fille de Henri IV qui allait être bientôt la veuve du roi d'Angleterre, Charles Ier! Elle dit à la reine de France que la révolution d'Angleterre avait ainsi commencé. Anne d'Autriche était mère: elle comprit la leçon. «Que messieurs du Parlement voient donc ce qu'il y a à faire pour la sûreté de l'État», dit-elle avec une morne résignation. Et elle ordonna la délivrance des magistrats prisonniers, le rappel de ceux qu'elle avait exilés.
Malgré ces concessions, l'énergie de la princesse ne fléchissait pas. Pendant l'orageuse soirée du lendemain, alors que tous ceux qui l'entourent sont en proie à la terreur, elle reste calme, héroïque; et à sa fierté de race se joint un sentiment plus touchant. Mère et chrétienne, elle espère dans le Dieu qui bénit les petits enfants: «Ne craignez point, dit-elle, Dieu n'abandonnera pas l'innocence du roi; il faut se confier à lui411».
Bientôt, à Saint-Germain, une humiliation suprême lui est imposée. Elle a cru, mais en vain, pouvoir s'appuyer sur l'épée de Condé. Alors, avec des larmes d'indignation, elle signe un acte qui consacre les décisions du Parlement et qu'elle appelle «l'assassinat de la royauté».
L'agitation, un moment calmée, se produit encore. Cette fois la régente a obtenu l'appui de Condé. Elle s'est de nouveau rendue à Saint-Germain, et de là, elle envoie au Parlement l'ordre de se retirer à Montargis. Condé assiège Paris.
Maintenant, le cardinal s'associe ouvertement à l'inflexible résistance de la reine. Anne d'Autriche sort victorieuse de l'épreuve, et quand, après la paix de Rueil, nous la voyons rentrer dans Paris, Mazarin, si impopulaire jusque-là, Mazarin est auprès d'elle et partage l'accueil sympathique qu'elle reçoit. C'était là un de ces brusques revirements dont le peuple de Paris a donné tant d'exemples. On en vit un nouveau témoignage le jour où la régente se rendit à Notre-Dame. Les harengères, «qui avoient tant crié contre elle», se jetaient sur elle dans des transports d'amour et de repentir; elles touchaient sa robe et furent près de l'arracher de son carrosse412.
Condé, l'ennemi de Mazarin, s'aliène la régente par sa hauteur. Elle se réconcilie avec le coadjuteur, et, forte de son alliance avec la vieille Fronde, elle fait arrêter Condé, son frère de Conti, le duc de Longueville, son beau-frère. Alors naît une nouvelle Fronde: la révolte suscitée par les partisans des princes. Anne d'Autriche demeure intrépide, elle accompagne le jeune roi et Mazarin à Bordeaux qui a pris le parti des rebelles. Mais la paix que lui imposent ses nouveaux alliés froisse son orgueil; elle aussi, employant une expression de Catherine de Médicis, elle dit qu'elle a été traitée en chambrière. Elle se sépare des anciens frondeurs.
Le Parlement réclame la liberté des princes et l'obtient. Il réclame aussi l'exil de Mazarin, et si la reine y consent, c'est que le cardinal veut lui-même s'éloigner; mais elle s'apprête à quitter furtivement Paris avec le roi. La trahison déjoue ce projet. Le coadjuteur fait battre dans Paris le tambour d'alarme. Le peuple envahit le Palais-Royal. Anne d'Autriche montre aux insurgés le jeune roi endormi dans son lit. A ce doux aspect, les hommes qui avaient envahi cette chambre avec des sentiments de fureur, n'ont que des paroles de paix et de bénédiction. Le danger avait été grand: la reine mère n'avait eu que le temps de faire recoucher le petit prince qui allait monter à cheval.
Mazarin exilé garde sur la régente un pouvoir absolu. C'est toujours lui qui gouverne par elle.
Condé prend les armes contre le gouvernement. La reine mère entre vaillamment en campagne, marche sur Mme de Longueville, la chasse de Bourges et se dirige sur Poitiers. Mazarin rejoint Anne d'Autriche. Il est témoin de son attitude après la déroute de Bléneau: la régente, pleine de sang-froid et d'énergie au milieu de la cour éperdue, n'interrompt pas même la toilette qu'elle avait commencée avant la désastreuse nouvelle.
Pendant le combat du faubourg Saint-Antoine, sous Paris, Anne d'Autriche est vraiment dans son rôle de femme. Tandis que le canon gronde, elle est agenouillée devant le Saint-Sacrement, chez les Carmélites de Saint-Denis. Elle ne quitte l'autel que pour recevoir les courriers qui lui apportent des nouvelles du combat, et la reine de France a des larmes pour tous ceux qui sont tombés, amis ou ennemis.413
Anne devait voir Mazarin s'éloigner une seconde fois; mais cet exil n'était pas de longue durée et n'était destiné qu'à hâter la conclusion de la paix. Condé, le duc d'Orléans, son allié, demandèrent à envoyer leurs députés au roi. Mais la régente refusa avec hauteur, «s'étonnant qu'ils osassent prétendre quelque chose avant d'avoir posé les armes, renoncé à toute association criminelle et fait retirer les étrangers;» les étrangers dont le vainqueur de Rocroy avait accepté la criminelle alliance!
En 1653, la Fronde était vaincue. L'autorité royale triomphait. En dépit de quelques imprudences, Anne d'Autriche avait, nous l'avons rappelé, joué le rôle le plus noble dans cette guerre civile. A la paix, elle rentre dans l'ombre. Son fils est majeur. Mazarin exerce hautement le pouvoir jusqu'à sa mort, événement après lequel Louis XIV gouverne par lui-même414.
La petite-fille de Charles-Quint avait fidèlement servi la politique anti-espagnole de Henri IV et de Richelieu. Elle avait achevé, à l'intérieur du pays, l'oeuvre de ces deux grands génies: la victoire de la royauté sur la féodalité. Mais nous savons que ce fut Mazarin qui la dirigea dans l'exercice du pouvoir, et que les qualités personnelles qu'elle déploya dans sa régence étaient non des qualités politiques, mais des qualités morales: le courage qui brave le danger, la foi qui soutient dans le péril, l'amour maternel, et cette tendresse dévouée, généreuse, qu'Anne d'Autriche n'apporta, il est vrai, que dans une seule amitié.
Elle eut dans l'âme plus de hauteur que de véritable grandeur. Cette hauteur avait pour origine la fierté du sang, et préparait Anne d'Autriche à représenter dignement ce pouvoir absolu qui était encore nécessaire à la France pour dompter la féodalité. La reine mère en légua la tradition à son fils, et quand Louis XIV disait: «L'État c'est moi,» il était bien réellement le fils d'Anne d'Autriche.
Le jeune roi dut aussi à sa mère ces traditions de courtoisie chevaleresque qui contribuèrent à l'éclat de son règne. Ce n'est pas la moindre gloire d'Anne d'Autriche que d'avoir donné à la France un Louis XIV.
L'exemple de cette princesse a démontré, une fois de plus, que la femme a besoin d'être elle-même dirigée lorsqu'elle tient les rênes du gouvernement. Les contemporaines d'Anne d'Autriche furent une vivante leçon de ce que devient la femme lorsque, dans les choses de la politique, elle est, ou mal conseillée, ou livrée à ses propres impressions. Nulle des conspiratrices de la cabale des Importants ou des luttes de la Fronde n'est conduite par la raison d'État. L'amour, l'amitié, la haine, tels furent les mobiles qui entraînèrent ces femmes à fomenter la guerre civile, à trahir même leur pays pour l'étranger. Pour rendre cette trahison moins odieuse, elles n'avaient pas, comme certaines reines, l'excuse d'être elles-mêmes étrangères de naissance. Le plus pur sang de France coulait dans leurs veines.
Entre toutes les femmes qui apparaissent dans les troubles de la régence, une seule attire notre sympathie: c'est cette noble et touchante princesse de Condé, qui ne se mêle courageusement à la lutte que pour servir la cause d'un cher prisonnier; l'époux qui l'a dédaignée!
Quant aux autres femmes de la Fronde, malgré les talents qu'elles ont déployés, je ne peux voir en elles que des aventurières. Si le long repentir de la duchesse de Longueville nous fait oublier que, jetée dans la Fronde par son amour pour La Rochefoucauld, elle y entraîna jusqu'à un Condé, jusqu'à un Turenne, comment accorder une semblable indulgence à une duchesse de Chevreuse? Je me sépare ici, à regret, de l'illustre écrivain aux yeux duquel est apparue comme une héroïne et un grand politique, la femme audacieuse qui, pour nous, n'est que la pire des intrigantes: celle qui met la politique au service de ses volages amours.
Ce n'est ni l'amour ni l'intrigue politique qui jettent Mlle de Montpensier dans les luttes civiles: c'est le désir, romanesque de jouer à l'héroïne. C'est ainsi que, s'introduisant seule par la brèche dans Orléans, elle conquiert la ville par cet acte de bravoure. C'est ainsi que, dans le combat du faubourg Saint-Antoine, elle tirera le canon de la Bastille.
Une brillante étrangère, la princesse palatine, Anne de Gonzague, nous apparaît dans ces guerres civiles, non à travers la fumée des combats, mais dans les mystérieux arcanes de la diplomatie. Pour délivrer Condé, c'est elle qui a réuni la nouvelle Fronde à l'ancienne. Condé libre, elle lui a donné des conseils de modération: c'est qu'alors Mazarin l'a regagnée. Depuis, elle demeure fidèle au cardinal et sert même par son intervention diplomatique les intérêts de la France. Mais, en réunissant les deux Frondes, elle avait contribué à fomenter les troubles, à amener cette nuit d'émeute pendant laquelle Anne d'Autriche montra aux Frondeurs son fils endormi et à la suite de laquelle Mathieu Molé prononçait, avec douleur, cette parole: «M. le Prince est en liberté, et le roi, le roi notre maître, est prisonnier!»
Mais il me tarde de quitter les femmes de la Fronde. Quelques-unes, d'ailleurs, ont déjà été peintes par la main d'un maître. Et, à ces aventurières, ou à ces intrigantes qui, en semant la guerre civile, ont contribué aux misères du peuple, je vais opposer les femmes qui se sont généreusement dévouées à soulager ces mêmes misères.
Dès 1635, la guerre avec la maison d'Autriche avait fait connaître à la Lorraine les fléaux que la Fronde ramena surtout pour la Champagne et la Picardie. Rien de plus effroyable que le tableau, que les contemporains nous ont tracé de la misère qui désola ces trois provinces. On vit alors ce que c'était que ces guerres «soit civiles, soit étrangères où, disait Fléchier, le soldat recueille ce que le laboureur avait semé...» Et l'orateur sacré ajoutait: «Souvenez-vous de ces années stériles, où, selon le langage du prophète, le ciel fut d'airain et la terre de fer415.»
La dysenterie, la gale, la peste se joignent à la guerre et à la famine. Fuyant leurs demeures occupées par la soldatesque étrangère, les paysans meurent dans les bois ou sur les grands chemins, ou bien, rentrant dans leurs villages après le départ de l'ennemi, ils retrouvent leurs demeures pillées, brûlées, leurs champs dévastés. Abattus par la maladie, dépouillés jusqu'à la chemise, ils n'ont d'autre lit que la terre, d'autre matelas que de la paille pourrie et n'osent, dans leur état de nudité, se soulever de cette horrible couche. Leur nourriture, c'est l'herbe, ce sont les racines des champs, c'est l'écorce des arbres; les lézards, la terre même, tout leur est bon. S'il leur reste quelques haillons, ils les lacèrent pour les avaler; et, à défaut de ces étranges aliments, ils se rongent les bras et les mains «et meurent dans ce désespoir.» D'autres disputent aux loups les restes d'une hideuse curée: les débris pourris des chiens et des chevaux; ou bien, eux-mêmes seront, fût-ce avant qu'ils n'expirent, la pâture des bêtes de proie.
Vivants et morts gisent pêle-mêle. L'enfant qui a survécu, est demeuré sur la mère qui est morte, bien certainement en lui donnant sa dernière bouchée de nourriture.
En Lorraine, à Saint-Mihiel, dit un missionnaire, «il y en a plus de cent qui semblent des squelettes couverts de peau, et si affreux que, si Notre-Seigneur ne me fortifiait je ne les oserais regarder; ils ont la peau comme du marbre basané, et tellement retirée que les dents leur paraissent toutes sèches et découvertes, et les yeux et le visage tout refrognés. Enfin, c'est la chose la plus épouvantable qui se puisse jamais voir.»
Toutes les classes participent à cette misère. Le noble compte parmi les pauvres honteux. Le curé s'attelle à une charrue pour remplacer le cheval qui manque. L'homme qui ne peut se plier à la honte de mendier son pain est trouvé mort sur sa couche pour n'avoir pas osé «demander sa vie!»
Les orphelins sont abandonnés; les jeunes filles, exposées à quelque chose de plus terrible que la mort, le déshonneur. Les unes sont près de succomber à l'effroyable tentation; d'autres se cachent dans des cavernes pour fuir la brutalité des soldats. Les églises sont pillées, les prêtres persécutés, dépouillés.
En Lorraine, les soldats eux-mêmes, pressés par la faim et la maladie, sont couchés le long des routes et sur les grands chemins, sans assistance religieuse, «sans consolation humaine416.»
Pendant la Fronde, des masses d'émigrants arrivent à Paris et ajoutent le fardeau de leur misère au poids des calamités qui écrasent la ville.
Tels furent les désastres dans lesquels la guerre étrangère et la guerre civile plongèrent quelques parties de la France. Mais, au milieu de toutes ces calamités, une armée se lève, l'armée de la charité! Saint Vincent de Paul la commande, et les femmes marchent à l'avant-garde.
Les dames de la Charité de Paris donnent leur or, elles quêtent pour les provinces désolées. Saint Vincent de Paul et ses collaboratrices recueillent près d'un million six cent mille livres qui sont distribuées dans la Lorraine et jusque dans l'Artois ravagé par la guerre. Pendant les malheurs amenés par la Fronde, ces nobles femmes envoient à la Champagne et à la Picardie plus de seize mille livres par mois417. L'imminence du danger provoquait les plus grands sacrifices, et les généreuses femmes qui avaient eu à souffrir personnellement de la ruine générale, calculaient, non leurs ressources, mais les misères qu'il fallait soulager. Leur présidente, la duchesse d'Aiguillon, qui, avec Mlle de Lamoignon et Mme de Hersé, la protectrice spéciale des pauvres soldats, a recueilli des sommes immenses pour les victimes de la guerre, la duchesse d'Aiguillon vend jusqu'à une partie de son argenterie. Mme de Miramion vend son collier de perles pour nourrir les pauvres de Paris. Elle leur fait distribuer plus de deux mille potages par jour. Charité bien digne de la sainte femme qui, à Paris encore, fera subsister les pauvres pendant les plus rigoureux hivers et à qui l'on devra, en 1682, l'origine des fourneaux économiques418.
Le 11 février 1649, M. Vincent éloigné de Paris, écrivait aux Dames de la Charité, dans une lettre récemment publiée: «De vérité il semble que les misères particulières vous dispensent du soin des publiques, et que nous aurions un bon prétexte, devant les hommes, pour nous retirer de ce soin; mais certes, mesdames, je ne sais pas comment il en irait devant Dieu, lequel nous pourrait dire ce que saint Paul disait aux Corinthiens... «Avez-vous encore résisté jusqu'au sang?» ou pour le moins avez-vous encore vendu une partie des joyaux que vous avez? Que dis-je? Mesdames, je sais qu'il y en a plusieurs d'entre vous (et je crois le même de tant que vous êtes) qui avez fait des charités, lesquelles seraient trouvées très grandes, non seulement en des personnes de votre condition, mais encore en des reines419.»
En d'autres circonstances encore, les femmes se privent de leurs joyaux. Anne d'Autriche qui a appelé saint Vincent de Paul dans ses conseils, Marie-Anne Martinozzi, princesse de Conti, donnent de tels exemples.
Pour les provinces désolées, cet or, ces perles se convertissaient en pain, en vêtements, en médicaments, en outils même420. En soulageant les misères de l'heure actuelle, on prévoyait l'avenir. On donnait aux laboureurs du grain, des haches, des serpes, des faucilles; aux paysannes, du chanvre, des rouets. On recueillait les orphelins, on leur enseignait un état. Les jeunes filles étaient préservées du déshonneur dans les pieux abris qui s'ouvraient à elles. Les pauvres honteux recevaient, avec des secours, les hommages de respect qui leur rendaient moins amer le pain de l'aumône. Les églises et leurs pasteurs étaient secourus.
Les femmes dont nous énumérons les bienfaits et qui composaient ce qu'on appelait l'Assemblée générale des Dames de la Charité, formaient comme un conseil supérieur chargé de recueillir, de centraliser et de répartir les dons de la charité. Ce n'était cependant pas dans ce but que l'Assemblée générale avait été instituée.
Au début de sa carrière, quand saint Vincent de Paul évangélisait les campagnes par ces missions dont sa première collaboratrice, Mme de Gondi, avait inspiré la fondation, il avait établi dans les campagnes des confréries de la Charité, composées de femmes qui allaient assister spirituellement et corporellement les pauvres malades. L'oeuvre se propagea, et de 1629 à 1631, s'établit dans presque toutes les paroisses de Paris et des faubourgs. La mission de ces confréries était toute paroissiale.
Une femme de bien, la présidente Goussault, eut la pensée de créer une compagnie de dames qui aurait spécialement le soin des malades de l'Hôtel-Dieu. Elle soumit le projet de cette création à M. Vincent qui l'agréa. Les plus grandes dames de France se firent gloire d'appartenir à cette association. Ceignant un tablier, les nobles infirmières allaient porter aux femmes malades des secours, des consolations, des enseignements, et leur donnaient avec affection le nom de soeurs.
Ce fut ainsi que se constitua l'Assemblée générale des dames de la Charité. Plus tard elle agrandit sa mission. Nous l'avons vue se charger de l'assistance des provinces désolées que ses bienfaits sauvèrent. A l'assemblée générale et extraordinaire qui se tint au Petit-Luxembourg, chez la duchesse d'Aiguillon, le 11 juillet 1657, saint Vincent de Paul rendit un éclatant hommage à ses dévouées collaboratrices: «C'est une chose presque sans exemple, dit-il, que des dames s'assemblent pour assister des provinces réduites à l'extrême nécessité, en y envoyant de grandes sommes d'argent, et de quoi nourrir et vêtir une infinité de pauvres de toute condition, de tout âge et de tout sexe. On ne lit point qu'il y ait jamais eu de telles personnes associées qui, d'office, comme vous, mesdames, aient fait quelque chose de semblable421».
Les attributions de l'Assemblée de Charité s'étendent de plus en plus. À la visite de l'Hôtel-Dieu, à l'assistance des provinces désolées, se joignent d'autres charges.
La charité et le patriotisme s'unissaient dans les bienfaits que les Dames de la Charité répandaient sur les victimes de la guerre et des fléaux qui l'avaient suivie. Le patriotisme trouve aussi son compte dans l'oeuvre apostolique qu'elles accomplissent en favorisant les missions étrangères qui vont porter au loin, avec la connaissance de l'Évangile, le nom de la France. La duchesse d'Aiguillon est là encore au premier rang, et ses principales collaboratrices sont Mme de Miramion, Mme de Lamoignon422.
Mme d'Aiguillon a une grande part à la fondation du séminaire des Missions étrangères. La duchesse crée des missions dans l'Extrême Orient, un séminaire à Siam. Elle achète les consulats de Tunis et d'Alger; elle suscite la fondation d'un hôpital dans cette dernière ville pour y recueillir les Français malades et abandonnés. Enfin reprenant la pensée d'une autre femme de grand coeur, Mme de Guercheville, elle établit une colonie française et catholique au Canada423, cette Nouvelle-France qui, aujourd'hui, garde plus que jamais à la mère-patrie malheureuse, un amour dévoué, enthousiaste, chevaleresque.
Voilà ce que les femmes du XVIIe siècle ont fait pour le salut des provinces dévastées, pour la grandeur de la France et la gloire de l'Église. Leurs bienfaits ne s'arrêtent pas là.
Saint Vincent avait fondé un hôpital pour les pauvres vieillards. Les dames de la Charité, notamment la duchesse d'Aiguillon, le pressèrent de donner plus d'extension à cette oeuvre. Devant les quarante mille mendiants qui, à Paris, peuplaient onze cours de miracles, il fallait un immense dépôt de mendicité. Ce fut saint Vincent qui eut à modérer ici le zèle de ses collaboratrices; mais il ne refusa pas ses conseils à la duchesse d'Aiguillon qui fonda la Salpêtrière avec le concours de la reine, de Mazarin et des princesses. A un moment où les ressources manquèrent à l'hôpital, Mme de Miramion, âgée, malade, quêta plus de cinquante mille francs en un mois pour soutenir cette création.
Comme le vieillard délaissé, l'enfant abandonné a rencontré dans les dames de la Charité, des mères tendres et secourables. Est-il nécessaire de rappeler le triste sort de ces enfants trouvés que l'on déposait à la Couche, ce hideux local de la rue Saint-Landry où une veuve, assistée d'une ou de deux servantes, recevait ces pauvres petits êtres? Il ne se passait guère de jour que l'on n'en recueillît un. Les ressources manquaient pour donner des nourrices à ces enfants. Les uns mouraient de faim; d'autres étaient tués par des soporifiques que les servantes leur faisaient prendre pour se débarrasser de leurs cris en les endormant. «Ceux qui échappaient à ce danger, étaient ou donnés à qui les venait demander, ou vendus à si vil prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a payé que vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire teter des femmes gâtées, dont le lait corrompu les faisait mourir; d'autres fois pour servir aux mauvais desseins de quelques personnes qui supposaient des enfants dans les familles... Et on a su qu'on en avait acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et diaboliques; de sorte qu'il semblait que ces pauvres innocents fussent tous condamnés à la mort, ou à quelque chose de pire, n'y ayant pas un seul qui échappât à ce malheur, parce qu'il n'y avait personne qui prît soin de leur conservation. Et ce qui est encore plus déplorable, plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu'elle n'en avait jamais baptisé, ni fait baptiser aucun».
Ainsi parle un compagnon de la vie apostolique du saint; et celui-ci même racontait que depuis cinquante ans, on n'avait pas entendu dire qu'un seul enfant trouvé eût vécu!
Témoin de cette navrante misère, saint Vincent l'expose aux dames de charité établies sur la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, la première de ces confréries qui se fût formée à Paris. Il savait bien, cet homme évangélique, que pour aimer et secourir l'enfance malheureuse, toute femme sent tressaillir en elle un coeur de mère. Les généreuses chrétiennes à qui saint Vincent faisait appel, ne purent d'abord sauver qu'une douzaine de ces pauvres innocents, «bien plus à plaindre que ceux qu'Hérode fit massacrer». Il fallut les tirer au sort! (1638.)
Les associées du bon saint augmentent peu à peu le nombre de leurs enfants d'adoption. Elles essayent même de les sauver tous. Puis, un jour, les ressources manquent. C'est alors que, dans une assemblée générale tenue vers 1648, a lieu cette scène incomparable qui a été tant de fois retracée, et que, néanmoins, je me garderai bien de ne point placer ici parmi les plus beaux titres d'honneur de la femme française.
Saint Vincent de Paul «mit en délibération si la Compagnie devait cesser, ou bien continuer à prendre soin de la nourriture de ces enfants, étant en sa liberté de s'en décharger, puisqu'elle n'avait point d'autre obligation à cette bonne oeuvre que celle d'une simple charité. Il leur proposa les raisons qui pouvaient les dissuader ou persuader; il leur fit voir que jusqu'alors, par leurs charitables soins, elles en avaient fait vivre jusqu'à cinq ou six cents, qui fussent morts sans leur assistance; dont plusieurs apprenaient métier, et d'autres étaient en état d'en apprendre; que par leur moyen tous ces pauvres enfants, en apprenant à parler, avaient appris à connaître et à servir Dieu; que de ces commencements elles pouvaient inférer quelle serait à l'avenir la suite de leur charité. Et puis élevant un peu la voix, il conclut avec ces paroles: «Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants; vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés; voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour devenir à présent leurs juges, leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en vais prendre les voix et les suffrages: il est temps de prononcer leur arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront, si vous continuez d'en prendre un charitable soin; et au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez: l'expérience ne vous permet pas d'en douter424».
L'émotion qui vibrait dans la voix du saint «faisait assez connaître quel était son sentiment». La sentence des juges ne pouvait se traduire que par des larmes et par les plus généreux sacrifices. L'oeuvre des Enfants-Trouvés était définitivement fondée.
Collectivement ou isolément, les femmes s'associent à toutes les oeuvres de saint Vincent de Paul. Elles assistent les galériens dont leur guide a soulagé les tortures physiques et les misères morales. Avant même qu'il y eût des Dames de la Charité, Mme de Gondi s'était occupée de faire évangéliser les galériens par M. Vincent et ses missionnaires. Plus tard, la duchesse d'Aiguillon qui fait donner à notre saint l'aumônerie générale des galères, obtient de son oncle, le cardinal de Richelieu, la fondation d'un hôpital pour les galériens, à Marseille, et y contribue par sa munificence. Les premières protectrices des Enfants-Trouvés, les dames de la Charité de Saint-Nicolas du Chardonnet, concourent aussi à cette oeuvre. Ce sont elles encore qui visitent dans leurs infectes et sépulcrales prisons les galériens de Paris. Mme de Miramion suit cet exemple; elle porte aux prisonniers des secours, des consolations, de douces paroles de relèvement. Mme de Maignelais, soeur de M. de Gondi, visite aussi les galériens, et assiste jusqu'aux condamnés à mort.
Mme de Maignelais fonde une maison de filles repenties sous le vocable de sainte Madeleine, la grande pécheresse rachetée par l'amour divin. Les établissements de ce genre n'étaient pas nouveaux, mais, plus que jamais, ils devenaient nécessaires à une époque où, comme nous le disions plus haut, la licence régnait dans les villes, qui étaient devenues des camps.
Mme de Miramion, animée de l'esprit de saint Vincent, fonde une maison analogue, mais elle lui donne une grande extension; elle crée le refuge de la Pitié pour les femmes de mauvaise vie que l'autorité y fait enfermer de force, et le refuge de Sainte-Pélagie pour les femmes repentantes qui, de leur propre mouvement, viennent y mener une vie de pénitence. Pour sauver ces âmes malades, Mme de Miramion avait le suprême remède, la miséricordieuse tendresse du Bon Pasteur qui ramène sur son épaule la brebis égarée.
La Pitié et Sainte-Pélagie deviennent des établissements publics. Pour les fonder, Mme de Miramion avait rencontré parmi ses appuis, le grand coeur de Mme d'Aiguillon.
Nous savons ce que Mme de Miramion avait fait pour l'instruction primaire des enfants du peuple, et aussi pour leur instruction professionnelle. Sous ce dernier rapport, les dames de la Charité ont aussi mérité nos hommages, elles qui faisaient apprendre un état à leurs chers enfants trouvés.
Le rôle des femmes du monde est immense au XVIIe siècle dans les oeuvres du bien. Quels résultats que ceux-ci: le salut des provinces ruinées, la régénération des campagnes par les missions à l'intérieur, l'évangélisation des contrées lointaines avec l'extension de l'influence française, le soulagement des malades, l'assistance des pauvres et surtout des vieillards, l'instruction primaire et professionnelle des enfants du peuple, l'enfance exercée au devoir en même temps qu'au travail, la jeune fille préservée du vice, la pécheresse ramenée au bien; le forçat lui-même obligé de bénir dans la main qui le secourt et dans le coeur qui le plaint, la vertu efficace de la sublime religion que rien, quoi qu'on fasse, ne saura jamais remplacer pour inspirer de tels actes!
Cette inspiration chrétienne avait eu ici à son service la force que donne l'association. C'était là l'un des rares bienfaits produits par la transformation sociale qui avait amené les familles nobles à Paris. Naguère la charité avait été surtout une action individuelle: elle devenait désormais une puissance sociale. Mais si, dans les circonstances exceptionnelles, comme le désastre de quelques provinces, il fallait le concours de cette grande charité sociale, nous n'en regretterons pas moins que, dans les circonstances normales de la vie, les châtelaines aient trop souvent privé leurs paysans de la protection maternelle qui était le doux apanage de leurs aïeules. Sans parler, bien entendu, des émigrations forcées que provoqua la ruine de trois provinces, Paris ne serait pas devenu le refuge de tous les misérables si, comme au moyen âge, ceux-ci avaient trouvé dans le pays natal les secours de leurs seigneurs.
Les oeuvres de saint Vincent de Paul, ces oeuvres auxquelles les femmes du XVIIe siècle donnaient une impulsion vigoureuse, n'auraient pas été possibles, si pour les accomplir, il n'y avait eu, avec les vaillants prêtres de la Mission, ces admirables femmes dont je vais enfin prononcer le nom: les soeurs de la Charité, les filles de saint Vincent!
Leur ordre était né des confréries même de la Charité. Lorsque ces confréries s'étaient répandues à Paris, et que des femmes de condition s'y étaient enrôlées, celles-ci avaient bien le zèle généreux, le dévouement qui ne calcule pas, mais leurs devoirs domestiques et sociaux ne leur permettaient pas de veiller assidûment les malades. Ce fut alors que l'on proposa à M. Vincent de consacrer spécialement au service des pauvres malades, de pieuses filles de la campagne qui, avec toute la charité de leurs coeurs et toute la vigueur de leurs forces physiques, se dévoueraient à Jésus-Christ dans les êtres souffrants. L'active promotrice des confréries de la Charité, Mme Le Gras, fut l'institutrice de ces saintes filles qui vénèrent en elle et dans saint Vincent de Paul les fondateurs de leur ordre.
La maison que Mlle Le Gras occupait sur la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, fut la première communauté des filles de la Charité. Leurs premières bienfaitrices furent Mlle Lamy, fille d'un administrateur de l'hôpital général, et Mme de Miramion. Et comme le nom de la duchesse d'Aiguillon était destiné à être revendiqué par toutes les grandes oeuvres du XVIIe siècle, ce fut encore à la prière de la noble duchesse que l'archevêque de Paris accorda aux soeurs de la Charité le privilège nécessaire pour que leur association fût érigée en communauté.
Obligées d'aller à la recherche de toutes les misères, les filles de la Charité ne pouvaient mener la vie claustrale de ces saintes Carmélites qui, introduites en France par Mme Acarie, offraient aux âmes contemplatives ou aux coeurs blessés de la vie, leur inviolable asile de paix, de prière et de pénitence. Les soeurs de la Charité ne pouvaient être et n'étaient pas des religieuses. Dans la règle qu'il leur donna, saint Vincent de Paul disait: «Elles considéreront qu'encore qu'elles ne soient pas dans une religion, cet état n'étant pas convenable aux emplois de leur vocation, néanmoins parce qu'elles sont beaucoup plus exposées que les religieuses cloîtrées et grillées, n'ayant pour monastère que les maisons des malades; pour cellule, quelque pauvre chambre, et bien souvent de louage; pour chapelle, l'église paroissiale; pour cloître, les rues de la ville; pour clôture, l'obéissance; pour grille, la crainte de Dieu; et pour voile, la sainte modestie. Pour toutes ces considérations, elles doivent avoir autant ou plus de vertu que si elles étaient professes dans un ordre religieux425».
Ces pieuses filles deviennent les ministres de l'Assemblée générale des dames de la Charité. A elles l'assistance spirituelle et corporelle du malade, soit dans le logis de la misère, soit à l'hôpital! A elles la maternité de l'enfant trouvé et du vieillard délaissé! A elles l'éducation des enfants du peuple! Elles pansent les plaies morales comme les plaies physiques; la plus hideuse lèpre de l'âme ou du corps les attire au lieu de les repousser. Elles soignent les pestiférés, et les galériens les voient se pencher sur eux dans leurs blanches auréoles comme des anges qui apparaîtraient aux damnés au milieu des supplices de l'enfer.
Dans les calamités publiques elles sont là. Ce sont elles qui, à Paris, pendant la Fronde, distribuent aux pauvres, aux réfugiés, la nourriture quotidienne. Le 21 juin 1652, saint Vincent de Paul écrit à propos des charges qui pèsent sur sa famille spirituelle: «Les pauvres filles de la Charité y ont plus de part que nous, quant à l'assistance corporelle des pauvres. Elles font des distributions de potage tous les jours, chez Mlle Le Gras, à treize cents pauvres honteux, et dans le faubourg Saint-Denis à huit cents réfugiés, et dans la seule paroisse de Saint-Paul quatre ou cinq de ces filles en donnent à cinq mille pauvres, outre soixante ou quatre-vingts malades qu'elles ont sur les bras. Il y en a d'autres qui font ailleurs la même chose».
Deux jours après, soit que M. Vincent ait été plus amplement informé, soit que le nombre des pauvres assistés se soit accru, c'est à huit mille de ces malheureux que les Soeurs de la paroisse de Saint-Paul donnent la nourriture426.
Ainsi que les prêtres de la Mission, elles tombent victimes de leur chrétienne et patriotique charité. A Réthel, à Calais, on les verra se dévouer aux soldats blessés ou malades. A l'hôpital de Calais, quatre filles de la Charité ont la charge de cinq ou six cents militaires. Elles succombent à la tâche; toutes sont malades, deux d'entre elles meurent. En les recommandant aux prières de ses missionnaires, leurs dignes frères d'armes, M. Vincent disait: «La reine nous a fait l'honneur de nous écrire pour nous mander d'en envoyer d'autres à Calais, afin d'assister ces pauvres soldats. Et voilà que quatre s'en vont partir aujourd'hui pour cela. Une d'entre elles, âgée d'environ cinquante ans, me vint trouver vendredi dernier à l'Hôtel-Dieu, où j'étais, pour me dire qu'elle avait appris que deux de ses soeurs étaient mortes à Calais, et qu'elle venait s'offrir à moi pour y être envoyée à leur place, si je le trouvais bon; je lui dis: Ma soeur, j'y penserai: et hier elle vint ici pour savoir la réponse que j'avais à lui faire. Voyez, messieurs et mes frères, le courage de ces filles à s'offrir de la sorte, et s'offrir d'aller exposer leur vie, comme des victimes, pour l'amour de Jésus-Christ et le bien du prochain: cela n'est-il pas admirable? Pour moi, je ne sais que dire à cela, sinon que ces filles seront mes juges au jour du jugement. Oui, elles seront nos juges, si nous ne sommes disposés comme elles à exposer nos vies pour Dieu427...»
Pour rendre hommage à de tels actes, la parole d'ordinaire si simple de l'apôtre a des accents où vibre un religieux enthousiasme. Et c'est justice. Que, dans l'enivrement du combat, le drapeau du régiment échappe à une main mourante, nous comprenons l'ardeur avec laquelle des bras généreux s'étendent pour soutenir le symbole de l'honneur français. Mais que, dans un hôpital, la place des héroïques victimes de l'épidémie soit revendiquée comme un poste d'honneur, c'est là un de ces faits sublimes que nous offrent souvent les annales des filles de saint Vincent, et qui attestent que dans la vaillante race des femmes françaises, la soeur de charité a plus que le courage du soldat, la vocation du martyr.
Les Dames de la Visitation, fondées par saint François de Sales et sainte Chantal, prêtent aussi leur concours aux oeuvres de saint Vincent de Paul, supérieur de leur maison de Paris. Ce fut leur exquise douceur qui fit désirer à M. Vincent qu'elles se dévouassent aux pécheresses. Elles comprenaient certainement cette mission, les filles spirituelles du saint docteur de l'Amour de Dieu, les religieuses parmi lesquelles allait bientôt surgir la bienheureuse qui montra à notre pays ce que le Coeur d'un Dieu peut renfermer de tendre pardon. Nous aimons à voir les filles de saint François de Sales et les filles de saint Vincent de Paul se rencontrer dans la communion de la charité. Nous aimons à les voir servir le Dieu des miséricordes au lieu de ce Dieu sombre et jaloux que les jansénistes présentaient à leurs adeptes, et particulièrement à ces austères religieuses de Port-Royal, qui mirent au service de l'erreur une intrépidité digne d'une meilleure cause. Nous aimons encore à opposer la charité active que pratiquaient les collaboratrices de saint Vincent à ce quiétisme qu'allait bientôt prêcher une autre femme, Mme Guyon.
Après avoir parlé des femmes politiques qui, par leurs intrigues, contribuèrent à la ruine de la France, je me suis arrêtée avec bonheur devant les femmes de bien qui la relevèrent parla puissance de leur charité. C'est qu'en effet, la vraie mission sociale de la femme est dans les oeuvres du bien, et non dans les intrusions politiques. Mme de Maintenon en est un exemple de plus. Généreusement associée aux bonnes oeuvres de Mme de Miramion, elle-même fondatrice de l'Institut de Saint-Cyr, son rôle est moins heureux lorsqu'elle touche aux affaires publiques. Sans doute elle n'eut pas, dans la révocation de l'édit de Nantes, la part qu'on lui a attribuée428. Elle ne voulait pas de conversion forcée, et pour elle la douce et persuasive éloquence d'un Fénelon ou d'un Fléchier, la puissante dialectique d'un Bourdaloue étaient les meilleurs instruments de propagande. Mais s'il faut effacer de son rôle politique cette participation à une funeste mesure, il est d'autres circonstances où son immixtion dans les affaires d'État fut malheureuse. Il n'est pas jusqu'à sa sensibilité féminine qui ne devînt néfaste au pays quand, par ses larmes, elle obtint de Louis XIV qu'il reconnût le fils de Jacques II pour roi d'Angleterre. C'est par l'influence de Mme de Maintenon que l'inepte Chamillart a la double succession d'un Louvois et d'un Colbert, et que le présomptueux Villeroi est investi du commandement qui fait de lui le prisonnier de Crémone et le vaincu de Ramillies.
Il est toutefois une intervention politique dans laquelle Mme de Maintenon attire notre sympathie, parce qu'elle n'y figure que dans ses attributions de femme et dans ses sentiments de chrétienne. C'est lorsque, en 1693, elle inspire à Louis XIV, victorieux encore, une généreuse pitié pour les misères du peuple et lui fait désirer la paix. Nous retrouvons alors en elle l'amie de Fénelon et de Mme de Miramion.
En dépit de regrettables erreurs, l'influence de Mme de Maintenon est celle d'une femme honnête. Mais que dire du rôle que jouent au VIIIe siècle Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry: Mme de Prie, vraie reine de France de par la grâce du duc de Bourbon, et mettant au service de l'Angleterre une influence salariée; Mme de Pompadour qui, tout en n'ayant pas été, comme on le croyait jusque dans ces derniers temps, la première instigatrice de la guerre de Sept ans 429, la favorise de toutes ses forces pour plaire à la grande souveraine étrangère dont les prévenances la flattent; Mme de Pompadour, élevant ou précipitant les ministres, faisant donner à un Soubise le bâton de maréchal, mérité par Chevert; et, pour se venger de la juste sévérité des jésuites à son égard, poussant le roi à la suppression de leur ordre; Mme du Barry enfin, dont le nom souillerait ici pour la seconde fois notre étude s'il n'était, cette fois encore, marqué d'un stigmate flétrissant 430; Mme du Barry à qui la France dut la destruction de ses parlements et le triste ministère d'un duc d'Aiguillon.
Devant le règne honteux de cette dernière favorite, quelques coeurs de femmes battirent d'une noble indignation. A la fin du chapitre précédent j'ai fait allusion à des Françaises qui propagèrent à l'étranger les idées humanitaires et les belles utopies que vit éclore la fin du XVIIIe siècle: c'étaient les correspondantes du roi de Suède, Gustave III, qui nous sont connues par la récente publication de leurs lettres, conservées dans les papiers d'Upsal431. A la mort de Louis XV, l'une de ces amies de Gustave III, la comtesse de Boufflers, lui écrit les détails de cette mort, lui parle des huées qui accompagnèrent le cercueil sur la route de Saint-Denis; et cette femme qui, cependant, n'était pas de moeurs irréprochables, ne peut s'empêcher de voir dans ces démonstrations de mépris, une revendication de la conscience publique outragée par l'ignominieuse puissance de Mme du Barry: «Rien n'est plus inhumain que le Français indigné, dit-elle, et, il faut en convenir, jamais il n'eut plus sujet de l'être; jamais une nation délicate sur l'honneur et une noblesse naturellement fière n'avaient reçu d'injure plus insigne et moins excusable que celle que le feu roi nous a faite lorsqu'on l'a vu, non content du scandale qu'il avait donné par ses maîtresses et par son sérail à l'âge de soixante ans, tirer de la classe la plus vile, de l'état le plus infâme, une créature, la pire de son espèce, pour l'établir à la cour, l'admettre à table avec sa famille, la rendre la maîtresse absolue des grâces, des honneurs, des récompenses, de la politique et des lois, dont elle a opéré la destruction, malheurs dont à peine nous espérons la réparation. On ne peut s'empêcher de regarder cette mort soudaine et la dispersion de toute cette infâme troupe comme un coup de la Providence. Toutes les apparences leur promettaient encore quinze ans de prospérité, et, si leur attente n'eût été déçue, jamais peut-être les moeurs et l'esprit national n'auraient pu s'en relever432.»
Bien opposée à l'influence de Mme du Barry est celle que cherchent à exercer sur Gustave III, Mme de Boufflers et les autres correspondantes du jeune roi, la comtesse de Brionne, née princesse de Rohan-Lorraine, la comtesse d'Egmont et sa digne amie Mme Feydeau de Mesmes, la comtesse de la Marck. Nous venons d'entendre l'une d'elles flétrir la faiblesse royale qui livrait la dignité de la France aux caprices d'une immonde créature. La conduite du roi arrache de superbes accents à la comtesse d'Egmont, cette intéressante jeune femme dont Gustave III portait les couleurs et qui, mourante, se servait de la respectueuse tendresse qu'elle avait inspirée à son royal chevalier, pour lui faire entendre des paroles telles que celles-ci: «Je suis loin de me plaindre que vous ne m'ayez pas écrit plus tôt. Votre gloire est mon premier bonheur, vous le savez; c'est ainsi que je vous aime: préférez-moi le plus léger besoin du dernier de vos sujets...433»
Avis bien digne de la femme qui conseillait à Gustave III de faire planter la Dalécarlie en pommes de terre pour le soulagement de son peuple!
Toutes les amies de Gustave s'appliquent à faire de lui le roi d'un peuple libre, heureux, bénissant dans son souverain la paternelle bonté d'un Henri IV. Ce type royal, la comtesse d'Egmont se désespère de ne pouvoir le trouver dans Louis XV. «Votre Majesté m'accuse de ne pas aimer le roi. Hélas! ce n'est pas ma faute, et le regret de ne pouvoir jouir des sentiments les plus nobles me fait seul soutenir avec tant de chaleur l'opinion que vous me reprochez.» Elle ajoute qu'en assistant récemment à une pièce qui lui paraissait remplie de sentiments français, le Bayard, de Debelloy, elle aurait acheté de son sang «une larme du roi.» Elle croit que les Français pourraient encore devenir les sujets «les plus soumis et les plus fidèles.... Un mot, un regard leur suffit pour répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang; mais ce mot n'est pas dit!... Après Bayard, exaltée par la pitié, irritée de la froideur des assistants, je courus chez Mme de Brionne parler en liberté. Nous relûmes votre lettre et nous répétâmes mille fois: Voilà donc un roi qu'on peut aimer! Nous l'avons vu; il produirait des Bayard, il ferait revivre Henri IV; il existe, et ce n'est pas pour nous: Dites encore que nous sommes républicaines434!»
A travers le ton de sensibilité et d'enthousiasme qui dénote l'école de Rousseau, il est impossible de méconnaître ce qu'il y a de bonté et d'humanité dans ces accents. Comme la plupart des correspondantes de Gustave III, comme d'ailleurs une grande partie de la noblesse de ce temps, la comtesse d'Egmont voulait la liberté, mais la cherchait malheureusement en dehors de l'Évangile: erreur fatale qui, en se propageant dans le peuple, amena la Révolution. Cette noblesse française devait chèrement payer l'imprudente ardeur avec laquelle elle ébranlait le trône et l'autel435. Mais, à ces gentilshommes et à ces grandes dames qui voulaient le bien en se méprenant sur les moyens de le faire, nous devons appliquer le mot de l'Évangile: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.»
Je me suis plu à rendre hommage aux intentions que révèle la correspondance de quelques Françaises avec Gustave III, parce que j'y ai généralement trouvé moins une intervention politique que le désir de faire triompher ces principes de justice, d'honneur et d'humanité auxquels les femmes ne doivent pas demeurer étrangères. Le don de conseil, qui appartient à la femme forte, trouve ici encore son emploi, pourvu qu'il soit exercé avec prudence436. Pour l'épouse, pour la mère, le droit de conseiller est particulièrement un devoir, un devoir que sait remplir auprès de son fils la sainte mère de Louis XVI, quand elle rappelle au jeune prince que les rois doivent représenter Dieu sur la terre par leur majesté, par leur action bienfaisante, par la pureté de leur vie, et que, «plus ils auront de ressemblance avec ce divin modèle, plus ils s'assureront les hommages des peuples.» Saint Louis, c'est là le type qu'elle présentait au futur roi martyr!
Heureuse Marie-Antoinette si, comme la mère de Louis XVI, elle avait pu n'exercer son influence que dans la limite que lui prescrivaient les devoirs de la femme forte! Mais, entraînée dans la mêlée des compétitions politiques et des luttes révolutionnaires, l'auguste reine allait témoigner que si le pouvoir est pour la femme une arme qu'elle rend facilement dangereuse au pays, cette arme, hélas! peut la tuer elle-même.
Ah! ce pouvoir, Marie-Antoinette ne l'a pas cherché! Lorsque, presque enfant encore, elle est venue en France dans le charme de sa ravissante beauté et de sa grâce aérienne, dans l'irrésistible attrait d'une nature expansive qui a besoin d'être aimée et qui appelle la tendresse, un long cri d'amour a éclaté sur son passage. Cet enthousiasme populaire qu'elle soulève et dont les enivrantes émotions ne la rassasieront jamais, c'est là sa puissance, c'est là sa royauté. Et cette royauté, qu'elle est heureuse de la devoir au pays de France! Française, elle l'est par son éducation, par les élans spontanés de sa généreuse nature, par la vivacité de son esprit, par l'étourderie et la gaieté de son caractère, et la frivolité même de ses goûts. Aussi avec quelle indulgence elle excuse les défauts de ses chers vilains sujets: leur légèreté, la mobilité d'impression avec laquelle, après s'être laissés aller aux mauvaises suggestions, ils reviennent si aisément au bien! «Le caractère est bien inconséquent, mais n'est pas mauvais, écrit-elle à sa mère; les plumes et les langues disent bien des choses qui ne sont point dans le coeur.» Et comme elle se plaît en même temps à faire ressortir tout ce qu'il y a dans ce pays de bonne volonté pour le bien! «Il est impossible que mon frère n'ait pas été content de la nation d'ici, car, pour lui qui sait examiner les hommes, il doit avoir vu que, malgré la grande légèreté qui est établie, il y a pourtant des hommes faits et d'esprit, et en général un coeur excellent et beaucoup d'envie de bien faire437.»
Mais la jeune reine n'avait point alors la pensée que ce dût être à elle de «bien mener,» non pas que déjà elle ne fût entraînée par ses affections à se mêler de ces affaires auxquelles répugnait sa vive et juvénile nature. Mais elle ne prétendait pas agir sur la marche générale de la politique. Elle avait au coeur une bien autre ambition. Pouvait-elle oublier ce beau titre de nos souveraines: reine de France et de charité? Certes, elle le méritait, ce titre, la généreuse femme. Ils en témoignent, ce paysan blessé qu'elle secourt, ce vieux serviteur qu'elle panse de ses mains, ces humbles ménages qu'elle recueille au Petit-Trianon, ces filles pauvres qu'elle dote, ces femmes âgées pour lesquelles elle fonde un hospice; cette société de charité maternelle qui se crée sous son patronage!
La reine étend plus loin sa puissance. Les vieilles gloires françaises reçoivent son hommage; elle les honore dans les hommes dont le nom les rappelle. Par son intervention, le petit-neveu de Corneille, père de famille plongé dans la misère, obtient du roi une gratification de 1,200 livres. En entendant louer l'action du chevalier d'Assas, elle s'étonne du long oubli où est demeuré ce fait sublime et veut savoir si le héros a laissé une famille. Cette famille existe, et elle obtient une pension héréditaire.
Les gloires du passé ne font pas oublier à Marie-Antoinette les besoins du présent, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle, dès les premiers temps du règne de Louis XVI, la jeune reine aurait voulu que la cour et le gouvernement fussent transférés à Paris. De grands travaux d'utilité publique, l'achèvement du Louvre, la transformation de ce palais en un musée, tous ces projets que d'autres temps devaient voir se réaliser, se seraient rattachés au plan de cette jeune reine qui ne semblait occupée que de ses plaisirs. M. de Maurepas aurait fait échouer ce plan438. Hélas! c'est comme prisonnière que la famille royale devait un jour habiter les Tuileries.
Rappelons encore un autre fait qui, celui-là, est complètement historique: l'acte de généreux patriotisme par lequel la reine, pour doter la France d'un vaisseau, renonça au superbe collier de diamants que le roi lui offrait et qui devint l'origine du procès célèbre dont les péripéties furent si douloureuses à Marie-Antoinette.
Faire le bien, c'était la préoccupation de la reine. Malheureusement la prudence ne modérait pas toujours les élans de son coeur, et, comme nous l'avons déjà dit, ce fut le besoin d'obliger ceux qu'elle aimait qui lui fit toucher d'une main souvent imprudente aux affaires de l'État.
En devenant reine de France, elle n'a pas oublié que c'est au duc de Choiseul qu'elle doit sa couronne, et que c'est le duc d'Aiguillon qui a fait exiler ce ministre. Elle s'efforce de ramener au pouvoir M. de Choiseul. Elle y échoue, mais, du moins, elle obtient son rappel de l'exil et le renvoi du duc d'Aiguillon. Plus tard, elle fera exiler celui-ci non seulement parce qu'il l'espionne et tient contre elle de mauvais propos, mais parce qu'il est hostile à M. de Guines que protège M. de Choiseul; M. de Guines, cet ambassadeur de France à Londres, qui a un procès déshonorant que la reine fait reviser439. La reine, il faut l'ajouter, aime à se dire qu'en obligeant M. de Choiseul, elle fait remplir un grand acte de justice. Elle pense de même pour la revision d'un autre procès, celui de MM. de Bellegarde, condamnés à un long emprisonnement par une condamnation que M. de Choiseul juge inique. C'est avec des larmes de joie que la reine a obtenu de Louis XVI la revision de ces deux procès. Lorsque MM. de Bellegarde, qui lui doivent plus que la liberté, l'honneur, viennent avec leurs familles se jeter aux pieds de leur libératrice, la reine, modérant les transports de cette reconnaissance, dit «que la justice seule leur avait été rendue; qu'elle devait en ce moment même être félicitée sur le bonheur le plus réel qui fût attaché à sa position, celui de faire parvenir jusqu'au roi de justes réclamations440.»
Mais le chaleureux appui que la reine accorde à M. de Guines a de déplorables conséquences: Turgot et Malesherbes sont, eux aussi, contraires à ce diplomate. La reine qui leur garde déjà rancune de n'avoir pas appuyé ceux de ses protégés qu'elle voulait faire entrer dans le cabinet, la reine, faisant violence à la conscience du roi, se joint à la cabale qui renverse ces deux honnêtes ministres. Peut-être Marie-Antoinette s'imaginait-elle que la France désirait ce changement. Mais pour venger M. de Guines, elle montra une âpreté bien étrangère à sa générosité habituelle. Elle aurait voulu que Turgot fût envoyé à la Bastille le jour même où, par elle, M. de Guines était nommé duc! Voilà ce qu'écrit avec douleur à l'impératrice Marie-Thérèse, l'ambassadeur d'Autriche, le comte de Mercy-Argenteau. Lui-même le constate: la jeune reine n'aime pas M. de Guines; mais elle soutient en lui l'ami de M. de Choiseul441.
Le 11 mai 1776, Marie-Antoinette écrivait à sa mère: «M. de Malesherbes a quitté le ministère avant-hier... M. Turgot a été renvoyé ce même jour... J'avoue à ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces départs, mais je ne m'en suis pas mêlée442.» La reine ignorait que Marie-Thérèse savait à quoi s'en tenir sur la sincérité de cet aveu; mais la jeune femme mentait comme une écolière qui a peur d'être grondée. Elle se souvenait des reproches que sa mère lui avait faits au sujet de ses premières imprudences politiques. L'empereur Joseph II, tendrement attaché à sa soeur Marie-Antoinette, lui avait écrit alors une lettre si dure que Marie-Thérèse crut devoir en empêcher l'envoi.
Dans son français germanique, Joseph II avait adressé à la reine des avertissements tels que ceux-ci: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère soeur, de déplacer les ministres, d'en faire envoyer un autre sur ses terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de faire gagner un procès à l'un, de créer une nouvelle charge dispendieuse à votre cour, enfin de parler d'affaires, de vous servir même de termes très peu convenables à votre situation? Vous êtes-vous demandé une fois, par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de la monarchie française? Quelles études avez-vous faites? Quelles connaissances avez-vous acquises, pour oser imaginer que votre avis ou opinion doit être bonne à quelque chose, surtout dans des affaires qui exigent des connaissances aussi étendues? Vous, aimable jeune personne, qui ne pensez qu'à la frivolité, qu'à votre toilette, qu'à vos amusements toute la journée, et qui ne lisez pas, ni entendez parler raison un quart d'heure par mois, et ne réfléchissez, ni ne méditez, j'en suis sûr, jamais, ni combinez les conséquences des choses que vous faites ou que vous dites? L'impression du moment seule vous fait agir, et l'impulsion, les paroles mêmes et arguments, que des gens que vous protégez, vous communiquent, et auxquels vous croyez, sont vos seuls guides443.»
Mais Marie-Thérèse et Joseph II étaient loin de vouloir que la reine n'eût aucune action politique. Ils voulaient seulement qu'elle prît au sérieux cette influence et la fît servir non à ces «petites passions» comme les appelait le comte de Mercy, mais à des choses utiles. Ils n'oubliaient pas ici leurs intérêts, et l'alliance autrichienne est surtout ce qu'ils recommandent aux soins de Marie-Antoinette. C'est pour que cette alliance ne soit pas compromise après le partage de la Pologne, que Marie-Thérèse, abaissant sa dignité maternelle, avait naguère reproché à la dauphine de France d'afficher pour Mme du Barry le mépris que «la créature» lui inspirait. Froissée dans les plus fières délicatesses de son âme, la jeune archiduchesse résistait à sa mère: «Vous pouvez être assurée, lui écrivait-elle, que je n'ai pas besoin d'être conduite par personne pour ce qui est de l'honnêteté444.» Pour obtenir de la pure jeune femme une parole banale que celle-ci adresse enfin à Mme du Barry, il faut que sa mère l'adjure de sauver l'alliance entre son pays natal et son futur royaume.
En 1778 éclate l'affaire de la succession de Bavière. Après que Joseph II a illégalement envahi ce pays, la famille de Marie-Antoinette la supplie d'obtenir que la France intervienne en faveur de l'Autriche. La reine est alors, on le sait, toute-puissante sur Louis XVI. A l'empire qu'elle exerce sur lui et qui a succédé à la froideur avec laquelle il la traitait naguère, se joint le tendre intérêt qu'inspire l'espoir de sa première maternité. En lisant les appels émouvants que lui adressent cette mère qui, dit-elle, mourra de chagrin si l'alliance est rompue; ce frère tant aimé qui, en lui reprochant de ne pas l'aider, lui déclare que du moins elle n'aura pas à rougir de lui dans les prochains combats, la jeune femme se trouble. Sa pâleur, ses larmes, trahissent son angoisse. La vue de sa douleur déchire le coeur de Louis XVI; il pleure avec elle, mais c'est avec ses ministres qu'il agit, et le devoir du roi l'emporte sur la tendresse de l'époux445. Ce devoir et cette tendresse se concilient du jour où la France, investie du beau rôle de médiatrice, termine le conflit.
Plus tard, lorsque Joseph II voulait que la Hollande lui livrât la libre navigation de l'Escaut, la reine intervint avec une persévérante énergie pour que la France soutînt son frère446. Par son traité avec l'Autriche, la France s'était engagée à fournir à son alliée, en cas de juste guerre, une somme de quinze millions, ou bien une armée de vingt-quatre mille hommes. La reine demandait que ce dernier mode de secours fût adopté. «Je ne pus l'obtenir, dit-elle à Mme Campan, et M. de Vergennes, dans un entretien qu'il eut avec moi à ce sujet, mit fin à mes instances en me disant qu'il répondait à la mère du dauphin et non à la soeur de l'empereur447.»
Les quinze millions dont l'Autriche n'avait pas besoin, furent expédiés à Vienne d'une manière qui fit croire au peuple que la reine vidait pour sa famille les coffres de l'État! C'est par de tels faits que la reine voyait se propager dans les classes populaires l'injurieux surnom qu'à son arrivée en France on lui avait donné en haut lieu: l'Autrichienne. Et cependant la critique impartiale l'a constaté: les sentiments domestiques de la reine ne furent pas ici nuisibles à la France. Devant la puissance grandissante et menaçante de la Prusse, le moment était venu d'abandonner la vieille politique antiautrichienne. Qui donc aujourd'hui oserait dire le contraire?
En agissant comme fille, comme soeur, et sagement contenue d'ailleurs en cette circonstance par le gouvernement de Louis XVI, la reine n'avait donc pas exercé une influence répréhensible. Il n'en fut pas de même lorsque d'autres sentiments la jetèrent dans les luttes politiques.
Pendant les années où son mari ne lui avait témoigné que de l'indifférence, la jeune femme avait reporté sur l'amitié le besoin de tendresse qui était refoulé dans son coeur. Elle s'était créé, en dehors de son cercle officiel, un cercle intime qu'elle se plaisait à retrouver au Petit-Trianon. Dans cette délicieuse résidence, elle échappait aux rigoureux détails d'une étiquette que lui rendait si odieuse l'éducation patriarcale qu'elle avait reçue à Vienne. Rousseau avait mis à la mode le goût des bergeries. Au milieu des élégantes rusticités d'une nature artificielle, la reine de France est ravie d'échanger le sceptre contre la houlette.
Marie-Antoinette a fui le tracas des affaires; elle a cherché dans une paisible retraite les joies si pures de l'amitié. Elle a cru trouver là non des courtisans, mais des amis. Et c'est par ce volontaire dépouillement de sa grandeur, c'est par ce besoin d'une douce intimité et d'une affection désintéressée, qu'elle se voit entraînée dans le conflit des ambitions de cour. L'amitié si tendre qui unit Marie-Antoinette à Mme de Polignac, devient un instrument de domination pour la coterie qui entoure la favorite et que la reine rencontre journellement chez son amie. Sous cette influence, Marie-Antoinette nomme les ministres. Si certains choix sont bons, tels que ceux de M. de Ségur et de M. de Castries, que dire des motifs qui décident la reine à faire désigner M. d'Adhémar pour l'ambassade de Londres: il ennuie la reine, c'est là son titre à ce brillant éloignement de Versailles448. On arrache à Marie-Antoinette, malgré ses répugnances, la nomination de Calonne; et bien qu'elle n'encourage pas les dilapidations de ce ministre, bien qu'elle le fasse même renvoyer, on la rend responsable de l'état où il a mis les finances. Madame Déficit, tel est le nom cruel dont la baptisent les Halles. Un jour viendra où Marie-Antoinette dira «que si les reines s'ennuient dans leur intérieur, elles se compromettent chez les autres449.»
C'est encore à une amitié qu'elle cède quand, à la prière de son précepteur, l'abbé de Vermond, elle fait donner pour successeur à Calonne l'inepte Brienne. C'est en 1787. Date funeste pour le repos de Marie-Antoinette! Par la faiblesse du roi, par le peu de confiance que le nouveau ministre inspire à Louis XVI, la reine est obligée d'intervenir directement dans la conduite des affaires. Jusque-là son influence réelle s'est bornée au choix plus ou moins heureux de quelques personnages officiels. Maintenant c'est à la direction même de la politique que la condamnent son dévouement d'épouse et aussi sa prévoyance de mère.
«Elle s'affligeait souvent de sa position nouvelle, et la regardait comme un malheur qu'elle n'avait pu éviter, dit Mme Campan. Un jour que je l'aidais à serrer des mémoires et des rapports que des ministres l'avaient chargée de remettre au roi: «Ah! dit-elle en soupirant, il n'y a plus de bonheur pour moi depuis qu'ils m'ont faite intrigante.» Je me récriai sur ce mot. «Oui, reprit la reine, c'est bien le mot propre; toute femme qui se mêle d'affaires au-dessus de ses connaissances, et hors des bornes de son devoir, n'est qu'une intrigante; vous vous souviendrez au moins que je ne me gâte pas, et que c'est avec regret que je me donne moi-même un pareil titre; les reines de France ne sont heureuses qu'en ne se mêlant de rien, et en conservant un crédit suffisant pour faire la fortune de leurs amis et le sort de quelques serviteurs zélés.» Hélas! la reine ne se rendait pas compte que c'était justement son désir de «faire la fortune» de ses amis, qui l'avait fatalement entraînée aux affaires, et que les faveurs inouïes dont elle les avait comblés, avait contribué à son impopularité! Mais poursuivons le récit de Mme Campan.
«Savez-vous,» ajouta cette excellente princesse, que sa conduite plaçait, malgré elle, en contradiction avec ses principes, «savez-vous ce qui m'est arrivé dernièrement? Depuis que je vais à des comités particuliers chez le roi, j'ai entendu, pendant que je traversais l'Oeil-de-boeuf, un des musiciens de la chapelle dire assez haut pour que je n'en aie pas perdu une seule parole: Une reine qui fait son devoir reste dans ses appartements à faire du filet.
«J'ai dit en moi-même: Malheureux, tu as raison; mais tu ne connais pas ma position: je cède à la nécessité et à ma mauvaise destinée.»
La voici donc, cette pauvre reine, en proie à là fatalité qui pèse sur elle. Avec son inexpérience, comment pourrait-elle guider la royauté dans la crise la plus effroyable que la France ait traversée? Est-ce une main novice qui peut saisir le gouvernail à l'heure où la tempête va faire sombrer le navire?
Marie-Antoinette a les vertus morales, le courage héroïque, la générosité, le dévouement, la grandeur enfin. Près d'un roi qui aurait eu un caractère plus ferme que Louis XVI, elle n'aurait eu à déployer que ces qualités, qui se résument en celle-ci: la magnanimité. Mais obligée de vouloir pour le roi, de décider pour lui, la reine n'a pas été préparée à ce nouveau rôle, et ceux qui prétendent la guider ne le font que d'après leurs intérêts personnels. En prenant ouvertement le pouvoir, Marie-Antoinette en assume les terribles responsabilités, et augmente la somme de haines qui s'amasse contre elle.
Quand il faut «accorder au désespoir de la nation entière450» la disgrâce de Brienne, Marie-Antoinette montre, cette fois encore, l'imprudente générosité de son coeur. Elle donne de hautes marques de son estime au ministre qu'a justement fait tomber l'indignation publique.
Autrefois elle a été tour à tour favorable et hostile à Necker. Maintenant c'est elle qui le prie d'accepter le pouvoir. A ce moment elle semble disposée aux réformes que le roi peut accorder sans abaisser la dignité royale. Nous la voyons accueillir le projet d'une double représentation du Tiers-État. Plus tard, lorsque la crise révolutionnaire aura éclaté, la reine semblera accepter le concours de Mirabeau; elle écoutera avec sympathie les conseils de Barnave, et elle paraîtra croire que l'essai loyal de la Constitution est la suprême ressource de la monarchie; mais ne nous y méprenons pas! La reine alors n'est plus libre, elle est obligée de cacher sa véritable pensée. Ce n'est qu'en frémissant qu'elle supporte le joug et avec le secret espoir de le voir briser. Combien sa fière et loyale nature souffre de cette dissimulation que lui impose la nécessité: toujours l'implacable nécessité! Avec quelle confusion elle est obligée de démentir par un billet chiffré la lettre que Barnave lui a fait écrire à Léopold II pour lui proposer de reconnaître la Constitution451!
La liberté, elle la veut, mais dans une sage mesure; elle la veut, mais telle que le roi a toujours désiré la donner, non telle que l'a imposée sous de hideuses conditions une populace qui se dit le peuple. La reine dit qu'il faut «bien épier le moment» ou la France semblera disposée à recevoir de son roi cette liberté. Même après de sanglantes journées révolutionnaires, elle croit que le peuple n'est qu'égaré, et qu'en lui témoignant de la confiance, on le ramènera452. Vaine illusion!
Deux solutions étaient désormais en présence.
Devant l'intrépide courage de Marie-Antoinette, Mirabeau, frappé d'admiration, avait dit: «Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale. J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne; mais ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve pas sa couronne.
«Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval; c'est pour elle une méthode de famille453.» Cette fière attitude était bien celle qui convenait à la digne fille de Marie-Thérèse; mais, ce que Mirabeau proposait, c'était l'appel à une guerre civile devenue d'ailleurs inévitable. La reine de France recula devant l'horreur d'une lutte fratricide. C'est alors qu'elle tenta ce qu'on lui a si amèrement reproché: l'appel à l'intervention étrangère.
Lorsque la famille royale se préparait à fuir, la reine avait écrit à l'empereur Léopold, son frère: «Nous devons aller à Montmédy. M. de Bouille s'est chargé des munitions et des troupes à faire arriver en ce lieu, mais il désire vivement que vous ordonniez un corps de troupes de huit à dix mille hommes à Luxembourg, disponible à notre réclamation (bien entendu que ce ne sera que quand nous serons en sûreté) pour entrer ici, tant pour servir d'exemple à nos troupes, que pour les contenir454.»
L'entrée de troupes étrangères en France pendant que la famille royale y était, exposait celle-ci aux terribles représailles de la Révolution. C'est pourquoi la reine ne voulait pas que cette éventualité se produisît avant que son mari et ses enfants fussent à l'abri. C'est pourquoi aussi elle blâmait énergiquement le parti de l'émigration. C'est pourquoi encore, après son retour de Varennes, elle ne demandait plus, comme Barnave, que ce congres armé qui permît «aux hommes modérés, aux partisans de l'ordre, aux propriétaires, de relever la tête et de se rallier contre l'anarchie autour du trône et des lois,» dit M. Taine en démontrant que ce ne fut pas la royauté, mais l'Assemblée législative qui appela sur la France la coalition des rois.
Une fois la guerre déclarée par l'Assemblée, la reine, il est vrai, seconda activement l'intervention étrangère, et je voudrais pouvoir effacer de sa vie ce billet chiffré par lequel elle fit connaître à l'ambassadeur d'Autriche la marche des armées françaises455. Mais comment oserait-on lui faire un crime de ce qui ne fut qu'un aveuglement trop légitime, hélas!
Marie-Antoinette est femme, elle est épouse et mère, elle est chrétienne, elle est fille des empereurs d'Allemagne et femme du roi de France, et, dans toutes ces situations, elle est cruellement atteinte. Femme, elle subit d'indignes outrages.
Elle ne peut paraître à sa fenêtre sans risquer de recevoir d'immondes injures. Depuis la fuite de Varennes, elle est surveillée même pendant la nuit, et il faut que sa chambre à coucher reste ouverte pour que, de la pièce précédente, l'officier de garde puisse observer ce qui se passe chez elle. Odieuse inquisition qui révolte toutes les délicatesses de sa pudeur! Épouse, elle voit abaisser son mari, elle voit couler les larmes que lui arrache cette humiliation; mère, elle tremble pour la vie du roi, pour la vie de ses enfants. Pour la sienne, peu lui importerait! Chrétienne, elle voit persécuter l'Eglise. Fille des Césars, elle sent ruisseler dans ses veines un sang que l'outrage fait bouillonner et qui la rend impatiente du frein. Reine, elle sait que la vraie France n'est pas avec la Révolution sanglante; elle a entendu, en pleurant, ces voix qui sont montées jusqu'à ses fenêtres: «Ayez du courage, Madame, les bons Français souffrent pour vous et avec vous456,» et elle a voulu sauver la partie saine de la nation.
N'oublions pas non plus que c'était de son frère que Marie-Antoinette attendait le secours qui, suivant elle, devait sauver sa famille et la France, et, redisons avec M. Cuvillier-Fleury: «Le patriotisme l'accusait; la démagogie l'a condamnée; l'humanité l'absout457.»
Et d'ailleurs, même dans cette guerre où ses voeux semblaient être avec l'étranger, comme son coeur restait français! «Oui, dit Mme Campan, non seulement Marie-Antoinette aimait la France, mais peu de femmes eurent plus qu'elle ce sentiment de fierté que doit inspirer la valeur des Français. J'aurais pu en recueillir un grand nombre de preuves; je puis du moins citer, deux traits qui peignent le plus noble enthousiasme national. La reine me racontait qu'à l'époque du couronnement de l'empereur François II ce prince, en faisant admirer la belle tenue de ses troupes à un officier général français, alors émigré, lui dit: Voilà de quoi bien battre vos sans-culottes!—C'est ce qu'il faudra voir, Sire, lui répondit à l'instant l'officier. La reine ajouta: «Je ne sais pas le nom de ce brave Français, mais je m'en informerai; le roi ne doit pas l'ignorer.» En lisant les papiers publics, peu de jours avant le 10 août, elle y vit citer le courage d'un jeune homme qui était mort en défendant le drapeau qu'il portait, et en criant: Vive la nation! «Ah! le brave enfant! dit la reine; quel bonheur pour nous si de pareils hommes eussent toujours crié vive le roi!»
Aussi que de déchirements dans ce noble coeur quand on l'accusait de ne pas aimer la France! «Deux fois, dit Mme Campan, je l'ai vue prête à sortir de son appartement des Tuileries pour se rendre dans les jardins et parler à cette foule immense qui ne cessait de s'y rassembler pour l'outrager: «Oui, s'écriait-elle en marchant à pas précipités dans sa chambre, je leur dirai: Français, on a eu la cruauté de vous persuader que je n'aimais pas la France! moi! mère d'un dauphin qui doit régner sur ce beau pays! moi! que la Providence a placée sur le trône le plus puissant de l'Europe! Ne suis je pas de toutes les filles de Marie-Thérèse celle que le sort a le plus favorisée? Et ne devais-je pas sentir tous ces avantages? Que trouverais-je à Vienne? Des tombeaux! Que perdrais-je en France? Tout ce qui peut flatter la gloire et la sensibilité458.»
La crainte de soulever une émeute arrêtait de tels élans, qui témoignent que si la reine se trompait dans ses vues politiques, c'était du moins de bonne foi qu'elle errait.
Le malheur de Marie-Antoinette, comme celui de bien des femmes qui ont exercé le pouvoir, est de s'être trop laissé gouverner par ses impressions et de n'avoir pas suffisamment distingué de l'intérêt de l'État l'intérèt de sa famille. L'instinct du coeur trompe souvent dans les matières politiques qui exigent une profonde connaissance des hommes et des choses; mais, du moins, cet instinct ne déçut jamais la reine quand il la porta à ces actes de courage moral dont la femme est peut-être plus capable que l'homme aux heures de suprême péril.
Par sa fière attitude devant l'émeute sanglante et menaçante, la reine arrache des cris d'admiration à ses insulteurs même. Voyons-la à Versailles dans les journées d'octobre 1789. Dès le 5, une horde de femmes a été le sinistre avant-coureur de l'armée parisienne. Ce qu'elles sont venues demander, ces femmes, ce sont les «boyaux» de la reine pour en faire des «cocardes.» Comme de hideuses sorcières, elles veulent «les foies» de la reine pour les «fricasser.» Marie-Antoinette n'a pas peur: «J'ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l'attendrai avec fermeté,» dit-elle. L'émeute est venue chercher la reine jusque dans son palais. Marie-Antoinette a dû se jeter hors de son lit pour échapper au couteau des assassins. La reine, la reine, c'est elle que, dans la journée du 6, le peuple mande au balcon du palais. Elle s'y montre, protégée par ses deux enfants. «Point d'enfants!» crie la foule. Alors, repoussant ses enfants, la fille des Césars, la reine s'avance. Elle croise ses mains sur sa poitrine et attend le martyre. Et les voix délirantes qui demandaient sa mort, s'unissent dans ce cri enthousiaste: «Vive la reine!»
Elle aurait voulu faire passer dans l'âme de tous ceux qui l'entouraient la fière énergie qui la soutenait. Devant les défaillances des uns, le mauvais vouloir des autres, elle écrivait en 1791: «Je vous assure qu'il faut bien plus de courage à supporter mon état que si on se trouvait au milieu d'un combat... Mon Dieu, est-il possible que, née avec du caractère, et sentant si bien le sang qui coule dans mes veines, je sois destinée à passer mes jours dans un tel siècle et avec de tels hommes? Mais ne croyez pas pour cela que mon courage m'abandonne; non pour moi, pour mon enfant je me soutiendrai, et je remplirai jusqu'au bout ma longue et pénible carrière. Je ne vois plus ce que j'écris. Adieu459.»
Ce superbe courage n'aura jamais de défaillance. Marie-Antoinette ne quittera jamais auprès de son mari, auprès de ses enfants, le poste du danger. Mourir avec eux ou pour eux, c'est là désormais son voeu. Le 20 juin la verra impassible sous les infâmes outrages et les épouvantables menaces de ces hordes qui, défilant devant elle, lui présentent des verges, une guillotine, une potence. Elle arrache des larmes à la mégère qui lui a jeté à la face d'horribles imprécations et qu'elle subjugue par l'incomparable majesté de sa douce et maternelle parole460. Par la généreuse confiance qu'elle témoigne aux gardes nationaux, elle les émeut, et l'un d'eux lui saisit la main et y appuie ses lèvres avec respect. «Peu s'en fallut que la multitude n'applaudît461.»
Au 10 août, même intrépidité. C'est la reine qui, foudroyant Pétion sous son regard, le contraint de signer l'ordre de combattre par la force l'émeute qu'il a contribué à préparer. C'est elle qui fait passer au roi la revue des troupes, et s'il avait eu le secret de ces paroles qui changent le coeur d'une multitude, peut-être la royauté et la France étaient-elles sauvées.
Maintenant tout est fini. La reine qui, plutôt que de quitter les Tuileries, voulait se faire clouer aux murs du palais, la reine a été contrainte de suivre son mari aux Feuillants. Louis XVI est suspendu de ses fonctions royales, sa famille est prisonnière.
«Nous sommes perdus, dit-elle; nous voilà arrivés où l'on nous a menés depuis trois ans par tous les outrages possibles; nous succomberons dans cette horrible révolution; bien d'autres périront avec nous. Tout le monde a contribué à notre perte; les novateurs comme des fous, d'autres comme des ambitieux pour servir leur fortune; car le plus forcené des jacobins voulait de l'or et des places, et la foule attend le pillage. Il n'y a pas un patriote dans toute cette infâme horde; le parti des émigrés avait ses brigues et ses projets; les étrangers voulaient profiter des dissensions de la France: tout le monde a sa part dans nos malheurs.» Et comme le dauphin entrait avec sa soeur: «Pauvres enfants! dit la reine, qu'il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel héritage, et de dire: Il finit avec nous462.»
La vie de la reine est terminée. Dans la prison du Temple Marie-Antoinette n'a plus que la majesté du malheur. Mais l'épouse a toujours son tendre dévouement, la mère exerce toujours cette mission dont elle a constamment pratiqué les grands devoirs. Ici elle n'appartient plus à l'histoire. Elle ne paraîtra plus dans la vie publique que pour monter aux dernières stations de son chemin de croix.
Alors elle aura enduré tout ce qu'une créature humaine peut supporter de douleur. Du jour où la tête de son amie, la princesse de Lamballe, lui a été présentée au bout d'une pique, jusqu'à cette déchirante soirée où le roi s'est arraché de ses bras, à la veille de monter sur l'échafaud, il semblait que la coupe d'amertume eût été vidée par elle jusqu'au fond. Non, il y avait encore une lie que pouvait seule y déposer la main criminelle d'un démon: il fallait que la reine, cette «grande mère463,» s'entendît publiquement accuser d'avoir corrompu l'innocence de son fils; il fallait que l'on eût arraché à ce pauvre enfant, après l'avoir abruti, l'accusation qui faisait jaillir du coeur de la reine ce mot sublime: «Si je n'ai pas répondu, c'est que la nature se refuse à répondre à une pareille question faite à une mère. J'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici.» Remuées jusqu'au fond des entrailles, les mégères elles-mêmes frémissaient.
Sous la poignante étreinte de toutes les tortures physiques et de tous les supplices du coeur, Marie-Antoinette garde l'amour de ce pays où elle les souffre. Elle fait des voeux pour le bonheur de la France, fût-ce au détriment du bonheur de son fils. Elle n'a pour ses bourreaux que des paroles de miséricorde, et dans l'admirable lettre qu'elle écrit à Madame Élisabeth avant de monter sur l'échafaud, elle exhorte son fils à ne pas venger sa mort. C'est bien la femme magnanime qui avait dit au lendemain du 6 octobre: «J'ai tout vu, tout su, tout oublié.»
Lorsque, au milieu d'une foule vociférante qui ne sait même pas respecter la majesté de la mort, la reine gravit les degrés de L'échafaud avec la même dignité souveraine qu'elle montait naguère les marches du trône, elle a depuis longtemps secoué la poussière des luttes politiques. Il n'y a plus en elle qu'une martyre qui atteint enfin le sommet du Calvaire.
«Il était nécessaire qu'un homme mourût pour le salut de tous,» avait écrit Marie-Antoinette sur l'immortel plaidoyer que M. de Sèze avait fait pour le roi. A elle aussi pouvait s'appliquer cette parole, à elle et à toutes les grandes victimes qui surent, avec elle, faire à Dieu le sacrifice de leur vie. Si, aux yeux de la miséricorde divine, la France de 1793 put être rachetée, c'est par tout le sang innocent qui, répandu alors, criait non pas vengeance contre les bourreaux, mais miséricorde pour eux.
Les femmes eurent leur large part dans cette rédemption nationale. Et, en même temps qu'elles expiaient par leur martyre le crime des uns, la lâcheté des autres, que de sublimes exemples de dévouement et de courage elles donnaient à leur époque! C'est Madame Elisabeth demeurant volontairement au poste du péril pour mourir avec sa famille, Madame Elisabeth ne voulant pas qu'on détrompe les assassins qui la prennent pour la reine, et, à l'heure du supplice, ne connaissant d'autre crainte que celle que lui dicte une céleste chasteté; ce sont ces filles, ces épouses, bravant le trépas pour sauver un père, une mère; un mari; prenant la place d'un être aimé ou mourant avec lui; c'est Mlle de Sombreuil acceptant, pour sauver la vie de son père, le verre de sang qu'on lui présente464; c'est Mlle Cazotte fléchissant les septembriseurs en faveur de son père, mais ne réussissant qu'une fois à l'arracher à la mort; c'est la princesse de Lamballe accourant de l'étranger pour partager le péril de la reine et lâchement assassinée; c'est cette humble femme de chambre répondant à l'appel du nom de sa maîtresse pour être jetée dans la Loire; c'est Mme Bouquet recueillant cinq proscrits, partageant avec eux sa ration pendant un mois de famine, et montant avec eux sur l'échafaud; ce sont ces chrétiennes qui, au prix de leur vie, abritent Notre-Seigneur dans le prêtre proscrit; ce sont ces Carmélites de Compiègne allant au supplice en chantant le Veni Creator et le Te Deum, se disputant la première place sous le couperet de la guillotine, tandis que leur supérieure veut mourir la dernière pour soutenir le courage de ses filles. Rendons hommage encore à Mme de Staël dont la plume éloquente défend Marie-Antoinette; à Mme Tallien qui soustrait des victimes à la hache du bourreau; enfin, à ces quinze à seize cents femmes qui présentent à la Convention une pétition pour demander la grâce des prisonniers. Admirons encore dans leur patriotisme ces femmes et ces filles d'artistes qui, devant la pénurie du Trésor, offrent à l'Assemblée constituante leurs bijoux pour contribuer à payer la dette publique; ces femmes de Lille qui aident à repousser l'envahisseur; cette mère Spartiate qui, à Saint-Mithier, entourée de ses enfants, s'assoit dans sa boutique sur un baril de poudre, et, un pistolet à chaque main, menace de faire sauter sa demeure si l'ennemi y pénètre; ces émules de Jeanne Hachette, ces engagées volontaires qui se battent auprès d'un père, d'un frère, d'un mari; ces héroïques enfants de l'Alsace, Mlles Fernig, âgées l'une de treize ans, l'autre de seize, et qui, voyant leur père courir sus aux Autrichiens, se jettent dans la mêlée, combattent à Valmy, à Nerwinde, à Jemmapes, sous Dumouriez qui, pour se servir de l'ascendant magnétique qu'elles exercent sur leurs compatriotes, leur a donné des commissions d'officiers d'état-major, et qui les voit attacher leurs noms à des faits de guerre dignes d'illustrer de vieux guerriers465.
C'est dans ces généreux élans de courage, de dévouement et de patriotisme, que nous aimons à suivre les femmes; mais faut-il étudier leur rôle politique dans les annales révolutionnaires, nous y trouverons une nouvelle preuve des illusions et de l'impressionnabilité qu'elles apportent dans les affaires publiques.
Mme Roland nous dira bien que Plutarque l'a disposée à devenir républicaine. Mais eût-il suffi à ce résultat si d'autres influences n'y avaient aidé? Cette noble dame qui appelle mademoiselle la vénérée grand'mère de Mme Roland, cette financière qui invite la famille de la jeune philosophe pour la faire manger à l'office, n'ont-elles pas soulevé cette fière nature contre un ordre social qui permettait de telles distinctions de rang? Lorsque la jeune fille va à Versailles, et qu'elle y endure d'autres humiliations, que répond-elle à sa mère qui lui demande si elle est contente de son voyage: «Oui, pourvu qu'il finisse bientôt; encore quelques jours, et je détesterai si fort les gens que je vois, que je ne saurai que faire de ma haine.—Quel mal te font-ils donc?—Sentir l'injustice et contempler à tout moment l'absurdité466.»
Si Mme Roland était née dans les classes privilégiées qui lui inspiraient de telles rancunes, il est probable qu'elle s'en serait tenue au libéralisme des grandes dames du XVIIIe siècle, ou qu'elle aurait apporté dans ses opinions politiques la mobilité qui distingua ses croyances religieuses ou philosophiques. N'avait-elle point, disait-elle, passé par le jansénisme, le cartésianisme, le stoïcisme, pour arriver au patriotisme? N'y avait-il pas eu dans son ardente jeunesse un moment où elle avait rêvé le martyre religieux avec le même enthousiasme qu'elle souffrit plus tard le martyre politique?
Mais dans la vie de Mme Roland, tout se réunissait pour rendre cette femme plus fidèle à ses opinions politiques qu'à ses croyances religieuses. Dans le rôle que joue son mari, elle voit le moyen d'établir cette république idéale dont l'illusion a caressé sa jeunesse. Disons ici à son honneur que, malgré la prétention théâtrale avec laquelle elle se montre dans ses Mémoires, elle a grand soin de nous avertir qu'elle n'est jamais sortie de ses attributions de femme, qu'elle n'a jamais pris une part active aux discussions politiques qui avaient lieu chez son mari, mais que, dans l'attitude modeste qui convient à son sexe, elle se bornait à écouter. «Ah, mon Dieu! s'écrie-t-elle, qu'ils m'ont rendu un mauvais service ceux qui se sont avisés de lever le voile sous lequel j'aimais à demeurer! Durant douze années de ma vie, j'ai travaillé avec mon mari, comme j'y mangeais, parce que l'un m'était aussi naturel que l'autre467.» Elle reconnaît donc qu'elle a été pour Roland un secrétaire, mais un secrétaire intelligent dont elle avoue elle-même la collaboration. Nous savons que ce n'est pas sa main seulement qui a écrit la lettre, plus éloquente que généreuse et juste, que Roland adressa à Louis XVI et qui le fit sortir de ce cabinet où le 10 août devait le faire rentrer. Dans diverses dépêches officielles de Roland se retrouvent la plume et l'esprit de sa femme. Et, en effet, pour le malheur des Girondins, Mme Roland fut bien réellement l'inspiratrice de ce parti qui, avec son esprit d'utopie, crut pouvoir se servir des Jacobins pour faire le 10 août contre la royauté, vota pour la mort de Louis XVI et, entre ces deux actes, désavoua avec indignation les massacres de septembre: étrange illusion que de s'étonner du carnage quand on a lâché la bête féroce! Ceux qui la déchaînent en sont eux-mêmes les victimes: Mme Roland et les Girondins l'éprouvèrent.
Dès le moment de son arrestation, Mme Roland reconnaît les illusions de sa vie politique. Elle dit aux commissaires qui la conduisent à l'Abbaye: «Je gémis pour mon pays, je regrette les erreurs d'après lesquelles je l'ai cru propre à la liberté, au bonheur...» Dans sa captivité, apprend-elle l'arrestation des Girondins: «Mon pays est perdu!...» s'écrie-t-elle. «Sublimes illusions, sacrifices généreux, espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les premiers élans de mon jeune coeur, je pleurais à douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine; j'ai cru voir dans la Révolution française l'application inespérée des principes dont je m'étais nourrie: la liberté, me disais-je, a deux sources: les bonnes moeurs qui font les sages lois et les lumières qui nous ramènent aux unes et aux autres par la connaissance de nos droits468...» Eh bien, Mme Roland a vu ce qu'a produit une liberté à laquelle elle ne donne, même dans ses déceptions, qu'une base humaine; et dans ses Dernières pensées, et plus amplement dans son Projet de défense, elle dit avec amertume: «La liberté! Elle est pour les âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner,» ajoute-t-elle avec cette persévérante illusion classique qui, malgré la répulsion que lui inspire le sang versé, lui fait toujours saluer dans le poignard de Brutus la délivrance de son pays469. Cette liberté, poursuit Mme Roland, «n'est pas pour ces hommes faibles qui temporisent avec le crime, en couvrant du nom de prudence leur égoïsme et leur lâcheté. Elle n'est pas pour ces hommes corrompus qui sortent» de la fange du vice,«ou de la fange de la misère pour s'abreuver dans le sang qui ruisselle des échafauds. Elle est pour le peuple sage qui chérit l'humanité, pratique la justice, méprise les flatteurs, connaît ses vrais amis et respecte la vérité. Tant que vous ne serez pas un tel peuple, ô mes concitoyens! vous parlerez vainement de la liberté; vous n'aurez qu'une licence dont vous tomberez victimes chacun à votre tour; vous demanderez du pain, on vous donnera des cadavres470, et vous finirez par être asservis.»