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La femme française dans les temps modernes

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CHAPITRE II


L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE

(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

La femme de cour.—Le luxe de la femme et le déshonneur du foyer.—Nouveau caractère de la royauté féminine.—Tristes résultats des mariages d'intérêt.—Indifférence réciproque des époux.—L'infidélité conjugale.—Légèreté des moeurs.—Veuves consolables.—Mères corruptrices.—La femme sévèrement jugée par les moralistes.—Rareté des bons mariages.—La femme de ménage.—La femme dans la vie rurale.—La baronne de Chantal.—La maîtresse de la maison, d'après les écrits de la duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.—La femme forte dans l'ancienne magistrature; Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.—La miséricorde de l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.—La vie conjugale suivant Montaigne.—Exemples de l'amour dans le mariage.—De beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale de Beauvau.—Dernière séparation des époux.—Hommages testamentaires rendus par le mari à la vertu de la femme.—Dispositions testamentaires concernant la veuve.—La mère veuve investie du droit d'instituer l'héritier.—Autorité de la mère sur une postérité souvent nombreuse.—La mission et les enseignements de la mère.—La mère de Bayard.—Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.—L'aïeule.—La mère, soutien de famille; Mme du Laurens.—Caractère austère et tendre de l'affection maternelle.—Mères pleurant leurs enfants.—La mère et le fils réunis dans le même tombeau.

Pour la femme mariée comme pour la jeune fille, nous savons que les temps qui s'écoulent depuis la Renaissance jusqu'à la fin du siècle dernier, nous offrent même contraste: ici dominent les séductions du monde, là régnent les fermes principes de la vie domestique.

Les bals, les spectacles, les concerts, les mascarades, le jeu, les causeries frivoles et brillantes ravissent et enivrent les femmes. Elles vont au plaisir avec la même ardeur que les hommes vont au combat. La duchesse de Lorges, fille de Chamillart, se tue à force de plaisirs, et, mourante, se fait encore transporter à cet étrange champ d'honneur153.

Note 153: (retour) Saint-Simon, Mémoires, tome VII, ch. XIV.

La femme est, à elle seule, un vivant spectacle. A la beauté, à l'esprit, à la grâce française, ces charmes souverains qu'elle réunit souvent, elle ajoute les ressources de la parure. Dans ce moyen âge où la vie sociale était assez restreinte cependant pour elle, la femme ne se défendait pas toujours contre les entraînements du luxe. La femme se livre plus que jamais à cette passion lorsqu'elle peut la déployer sur la brillante scène d'une cour.

Dans les modes variées qu'ils nous offrent, les portraits du XVIe siècle nous permettent de juger combien le costume féminin se prêtait alors à toutes les richesses de la parure. Les perles et les pierreries serpentent dans les cheveux relevés et autour du cou. Les perles et les pierreries garnissent aussi la robe de drap d'or, fourrée d'hermines mouchetées, qui s'ouvre en carré sur la poitrine.

Des perles encore serpentent sur le fichu bouillonné que termine la fraise, et sont disposées entre les bouillons des manches à crevés. J'emprunte, il est vrai, ces détails de costume au portrait de la reine Élisabeth d'Autriche peint par François Clouet154, et à une miniature représentant la duchesse d'Étampes155. Mais d'autres portraits du XVIe siècle, dus à Clouet ou à son école, témoignent que les femmes de la cour savaient lutter d'élégance avec une souveraine légitime ou illégitime.

Note 154: (retour) Au musée du Louvre.
Note 155: (retour) Miniature citée par M. Frank dans son édition de la Marguerite des Marguerites.

Des aiguillettes d'or et des plumes ornent la robe de velours noir que porte Silvie Pic de la Mirandole, comtesse de la Rochefoucauld; des perles d'or accompagnent la plume blanche d'une toque en velours noir posée sur sa blonde chevelure crêpée; et le petit col plissé qui donne à cette toilette un caractère de simplicité, n'empêche pas la jeune comtesse de porter au cou un cercle d'or ciselé où chatoient les pierreries156.

Note 156: (retour) Au musée du Louvre.

Les femmes d'alors, peintes aussi bien que parées157, se condamnaient déjà à de véritables supplices pour obéir à la mode. Comme les contemporaines de Tibulle, une femme de Paris se fait «escorcher» pour donner à son visage une nouvelle peau. On n'avait pas encore inventé l'émaillage. «Il y en a qui se sont faict arracher des dents visves et saines, pour en former la voix plus molle et plus grasse, ou pour les renger en meilleur ordre. Combien d'exemples du mespris de la douleur avons nous en ce genre! Que ne peuvent elles, que craignent elles, pour peu qu'il y ayt d'adgencement à esperer en leur beaulté158!» Montaigne qui nous révèle avec son indiscrétion ordinaire, tous ces petits secrets, nous en apprend bien d'autres. Il a vu des femmes avaler jusqu'à du sable et de la cendre pour avoir le teint pâle! Il juge aussi que ce doit être supplice d'enfer que ces corps de baleine qui serraient la femme «ouy quelques fois à en mourir.» Ces détails ne sont malheureusement pas tous pour nous de l'archéologie....

Note 157: (retour) Marguerite d'Angoulême, l'Heptamèron.
Note 158: (retour) Montaigne, Essais, livre I, ch. XLI.

Que de temps perdu dans ces soins idolâtres que la femme prend de sa personne! «Je veoy avecques despit, en plusieurs mesnages, monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, que madame est encores aprez à se coeffer et attiffer en son cabinet: c'est à faire aux roynes; encores ne sçay je: il est ridicule et injuste que l'oysifveté de nos femmes soit entretenue de nostre sueur et travail159

Note 159: (retour) Id., Id., livre III, ch. IX.

Ce luxe, cette oisiveté de la femme amènent la ruine de la maison, et ce n'est pas seulement la ruine, c'est le déshonneur, c'est le stigmate infamant du vol. Écoutons la voix austère du chancelier de l'Hôpital. «Tandis que la femme s'habille sans regarder sa fortune, nourrit des troupeaux de serviteurs, et se promène dans un char comme pour triompher d'un mari vaincu, celui-ci, qui ne veut céder en rien à une telle épouse, dépense dans les plaisirs de la table, de l'amour et d'un jeu honteux, des biens acquis par le travail de ses parents. Quand la perversité a épuisé le patrimoine, on ose mettre la main aux deniers publics, rien ne peut combler le gouffre avide; la hideuse contagion gagne les autres citoyens et la république en est tout entière infectée160

Note 160: (retour) Ch. de Ribbe, Les Familles et la Société en France, etc.

Sous Louis XIV, le mariage du duc de Bourgogne fut l'occasion des plus folles dépenses du luxe. Le roi qui en avait cependant donné l'exemple, fut lui-même effrayé des ruines qui s'ensuivirent. Saint-Simon nous apprend que «le roi se repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne comprenait pas comment il y avait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes; il pouvait ajouter, et par les leurs.» Mais le noble duc nous dit que «le petit mot lâché de politique», le roi prit grand plaisir au spectacle de cette magnificence161. Paris avait lutté de splendeur avec la cour.

Note 161: (retour) Saint-Simon, t. I, ch. XXX.

On se représente ces robes, ici de point de France, là d'une étoffe d'or valant au moins vingt louis l'aune; ces pierreries et ces perles qui se mêlent aux mille boucles de la chevelure, et qui, à cette époque où les fraises et les fichus sont supprimés, n'en ruissellent que plus aisément sur les épaules.

Au XVIIIe siècle, voici les énormes paniers avec leurs enguirlandements de fleurs, de fruits, de perles, de pierreries. Voici encore, avec Marie-Antoinette, les coiffures que la reine met à la mode, ces immenses échafaudages de plumes, de gaze, de fleurs, qui représentent un vaisseau, un bocage, une ménagerie. Les femmes ne peuvent plus se tenir droites dans leurs voitures, elles s'y courbent ou s'y agenouillent.

Le coiffeur est devenu un artiste qui fait payer cher ses productions. Mme de Matignon fait avec Baulard un traité de 24,000 livres par an pour que, chaque jour, il lui fournisse une coiffure nouvelle.

Au Temple, une faiseuse de rouge, Mlle Martin, en vend le moindre pot un louis. D'autres pots de qualité supérieure, coûtent jusqu'à soixante et quatre-vingts louis. Mlle Martin a le privilège de faire fabriquer à Sèvres des pots de rouge qu'elle destine aux reines. «A peine une duchesse en obtient-elle un par hasard.» C'est «une vraie puissance» nous dit Mme d'Oberkirch.

C'est une puissance aussi que Mlle Bertin, la célèbre marchande de modes qui traite «d'égale à égale avec les princesses.» Admise dans l'intérieur de la reine Marie-Antoinette, délibérant avec elle des affaires de la toilette, elle montre avec suffisance dans sa clientèle, «le résultat» de son «dernier travail avec Sa Majesté»: mystérieux conseils dans lesquels la jeune reine puisait le goût dominant de la parure et excitait ainsi parmi les femmes de la cour cette rivalité d'ajustements qui, cette fois, comme toujours, ruinait les familles et brouillait les ménages.

Mlle Bertin fit une banqueroute de deux millions. Ce chiffre se conçoit à une époque où une jeune femme honnête faisait en dix mois 70,000 francs de dettes, et où la princesse de Guémenée devait 60,000 livres à son cordonnier162.

Note 162: (retour) Mémoires de Mme d'Oberkirch, de Mme Campan. Taine, les Origines de la France. L'ancien régime. La plaie du luxe s'étend partout alors. Le mal a envahi jusqu'aux campagnes, et un curé de village dit en 1783: «Les servantes d'aujourd'hui sont mieux parées que les filles de famille ne l'étaient il y a vingt ans.» Th. Meignan, Les anciens registres paroissiaux, cités par M. de Ribbe; les Familles, etc.

Par leur luxe insensé, les femmes croient ajouter à cette royauté que leur concède l'opinion et dont le moyen âge leur avait donné le sceptre. Reines, elles le sont en effet. Les rois eux-mêmes reconnaissent cette gracieuse majesté. Comme Louis XII, François Ier, François II font profession de respecter les dames. Charles IX et Louis XIV saluent toutes les femmes qu'ils rencontrent, et le premier de ces deux rois ne souffre pas que l'on médise d'elles163. Le XVIIIe siècle fait de la femme, non plus seulement une reine, mais une idole à laquelle il prodigue des hommages aussi peu respectueux dans le fond qu'ils sont délicats, raffinés dans la forme.

Note 163: (retour) Brantôme, Second livre des Dames.

Le caractère de la royauté féminine a, en effet, bien changé depuis le moyen âge. Le chevalier défendait l'honneur de toutes les femmes, choisissait la dame de ses pensées et lui gardait sa fidélité. Défendre l'honneur des dames! Garder à une seule sa fidélité! Ce n'est point là, tant s'en faut, le but que poursuit l'homme de cour qui, bien au contraire, fait son possible pour compromettre toutes les femmes et ne se pique guère d'être fidèle à une seule, surtout si cette femme est la sienne. Il n'est pas de bon ton, d'ailleurs, d'aimer sa femme.

La froideur entre les époux est, en effet, le moindre des maux que la vie de cour entraîne à sa suite. Au XVIe siècle cependant, par un reste des bonnes vieilles coutumes, les époux osent encore s'aimer aux yeux du monde, témoin le charmant ménage que l'Heptaméron met en scène, Hircan et Parlamente qui assaisonnent d'un grain d'aimable taquinerie une affection qui se sent plus encore qu'elle ne s'exprime. Mais quand l'intérêt est la cause de tant de mariages, l'indifférence, l'hostilité même en sont les résultats ordinaires. Si le mari doit à sa femme de grandes alliances, ou une grande fortune, elle l'écrasera de cette supériorité. A-t-elle sur lui des avantages tout personnels, un mérite dont elle est infatuée, une beauté dont elle est fière, elle trouvera encore dans les dons qu'elle possède ou qu'elle s'attribue, des motifs d'orgueil qui abaisseront d'autant plus son mari à ses yeux qu'ils l'exalteront elle-même. Il y a des ménages où la femme paraît tant que le mari ne s'aperçoit jamais. «Ne pourrait-on point découvrir l'art de se faire aimer de sa femme?» demande alors La Bruyère164.

Note 164: (retour) La Bruyère, Caractères, III, Des Femmes.

Plus d'une femme aurait pu retourner la question du moraliste. A l'une ou à l'autre de ces questions, il aurait pu être répondu que, pour trouver l'amour dans le mariage, il n'aurait pas fallu y chercher l'intérêt. Et ce reproche là, fallait-il l'adresser à celui qui avait poursuivi le marché ou à celle qui en avait été l'objet et souvent la victime?

Au temps de La Bruyère, il est déjà de mauvais goût de se montrer en public avec sa femme. Au XVIIIe siècle, la séparation est totale entre les époux mondains. Ce n'est pas seulement la vie de cour, c'est la vie de salon, si animée et si charmante alors, qui étouffe, à Paris comme à Versailles, la vie de famille. «Quand les époux sont haut placés, dit M. Taine, l'usage et les bienséances les séparent. Chacun a sa maison, ou tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie, ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d'étrangers polis. Ils se font annoncer l'un chez l'autre; ils se disent «Madame, Monsieur,» non seulement en public, mais en particulier; ils lèvent les épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari «mon ami» devant tout le monde.—Déjà divisées au foyer, les deux vies divergent au delà par un écart toujours croissant. Le mari a son gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui le retiennent hors du logis; c'est seulement dans les dernières années que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province. D'autant plus qu'elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent par une charge auprès d'une princesse, toujours par un salon important qu'elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que l'homme, dans la même carrière, et avec les mêmes armes, qui sont la parole flexible, la grâce engageante, les insinuations, le tact, le sentiment juste du moment opportun, l'art de plaire, de demander et d'obtenir; il n'y a point de dame de la cour qui ne donne des régiments et des bénéfices. A ce titre, la femme a son cortège personnel de solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses amis, ses ennemis, ses ambitions, ses mécomptes et ses rancunes propres; rien de plus efficace pour disjoindre un ménage que cette ressemblance des occupations et cette distinction des intérêts. Ainsi relâché, le lien finit par se rompre sous l'ascendant de l'opinion. «Il est de bon air de ne pas vivre ensemble,» de s'accorder mutuellement toute tolérance, d'être tout entier au monde. En effet, c'est le monde qui fait alors l'opinion, et, par elle, il pousse aux moeurs dont il a besoin.

«Vers le milieu du siècle, le mari et la femme logeaient dans le même hôtel; mais c'était tout. «Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les rencontrait dans la même voiture, jamais on ne les trouvait dans la même maison, ni, à plus forte raison, réunis dans un lieu public.» Un sentiment profond eût semblé bizarre et même «ridicule,» en tout cas, inconvenant: il eût choqué comme un a parte sérieux dans le courant général de la conversation légère. On se devait à tous, et c'était s'isoler à deux; en compagnie, on n'a pas droit au tête-à-tête165

Note 165: (retour) Taine, Origines de la France contemporaine. L'ancien régime.

De l'indifférence à l'infidélité il n'y a qu'un pas, et, dans les trois siècles qui nous occupent, ce pas est souvent franchi par la femme aussi bien que par l'homme. Eût-elle même été élevée dans une pieuse maison, l'enivrante atmosphère où elle vit lui fait trop souvent perdre le sens moral. Ces spectacles enchanteurs où toutes les harmonies de la poésie et du chant prêtent à l'amour leurs accents d'une pénétrante douceur; ces hommages dont le monde entoure la jeune femme et qui, bien des fois, contrastent avec la froideur de son mari, les trahisons même de celui-ci, tout l'entraîne vers ce but si bien décrit par le poète:

Dans le crime il suffit qu'une fois on débute;

Une chute toujours attire une autre chute.

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords:

On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.166

Note 166: (retour) Boileau, Satires, x. Plus haut le poète, ou plutôt le moraliste a bien dépeint les dangers qui entouraient la jeune femme.

Mais si, dans le XVIIe siècle, cette île escarpée a vu se fixer sur elle les regards désespérés des pécheurs repentants, le XVIIIe siècle n'a guère connu ces remords; ce triste XVIIIe siècle où le vice, déchirant le voile hypocrite sous lequel il s'était caché à la cour du grand roi vieillissant, éclatait dans les orgies de la régence et du règne de Louis XV. Sur vingt seigneurs de la cour, quinze ont, pour d'indignes créatures, abandonné leurs femmes, qui ne s'en plaignent guère d'ailleurs, et la ville suit l'exemple de la cour.

Depuis la Renaissance, le monde, très complaisant pour les fautes du mari, ne trouve pas mauvais que la femme se venge de l'infidèle en le trompant. Tel n'est pas toujours l'avis du mari offensé. Comme certain personnage de l'Heptaméron, s'il veut que toutes les femmes soient légères, il en excepte la sienne; et, comme le comte Almaviva le sera en plein xviiie siècle, il est à la fois volage et jaloux, jaloux jusqu'à faire reparaître dans le courtisan le justicier du moyen âge, jaloux jusqu'à séquestrer, à tuer, à empoisonner la coupable. Ces fureurs tragiques, qui appartiennent au xvie siècle, se perdent dans les siècles suivants. Boileau rend un ironique hommage aux Parisiens:

Gens de douce nature, et maris bons chrétiens167.

Note 167: (retour) Boileau, Satires, x.

Au XVIIIe siècle surtout, en dépit d'Almaviva, «un mari qui voudrait seul posséder sa femme, dit Montesquieu, serait regardé comme un perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.» D'ailleurs la jalousie est de mauvais ton. Un mari outragé, un duc, vient se plaindre à sa belle-mère de sa femme qui l'a déshonoré. La belle-mère, qui a de bonnes raisons pour excuser les fautes de cette espèce, répond à son gendre avec le plus grand sang-froid: «Eh! monsieur, vous faites bien du bruit pour peu de chose; votre père était de bien meilleure compagnie168

Note 168: (retour) Montesquieu, Lettres persanes, lv; Mme d'Oberkirch, Mémoires.

Beaucoup de maris sont, en vérité, de fort «bonne compagnie» dans ces trois siècles de corruption. L'un se laisse trahir avec candeur par une femme tristement habile à ce jeu169. Un autre ferme les yeux sur les désordres de sa femme pour qu'elle lui passe les siens. Plus méprisables encore, des époux acceptent un déshonneur qui leur vaut d'infâmes honneurs. On connaît la patience conjugale des ducs de Soubise et de Roquelaure, qui, trouvant que «la beauté heureuse» était sous Louis XIV, suivant l'expression du duc de Saint-Simon, «la dot des dots170,» mettent en pratique cette étrange leçon:

Un partage avec Jupiter

N'a rien du tout qui déshonore;

Et, sans doute, il ne peut être que glorieux

De se voir le rival du souverain des dieux171.

Note 169: (retour) La Bruyère, Caractères, iii, Des Femmes.
Note 170: (retour) Saint-Simon, Mémoires, tome III, ch. xvii.
Note 171: (retour) Molière, Amphitryon, acte III, sc. xi.

Certains maris sont plus abjects encore; ils ne se laissent pas seulement indemniser de leur honte, ils proposent eux-mêmes le marché: faits bien dignes de ces temps où un père, une mère vendaient leurs filles.

Brantôme dit qu'à son époque l'immoralité avait gagné les provinces, et que des maris envoyaient leurs femmes à Paris pour plaider leur cause devant les juges.

On aime à opposer à ces indignes époux le marquis de Montespan, portant le deuil de la femme qui a mieux aimé être la maîtresse d'un roi que la fidèle compagne d'un gentilhomme.

Quant à la femme que sa honte élève si haut, elle n'a guère que l'orgueil de sa nouvelle situation. Pour une La Vallière, moins coupable assurément, puisqu'elle n'avait pas de mari à déshonorer, pour «une petite violette qui se cachait sous l'herbe, et qui était honteuse d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse,» voici une marquise de Montespan, voyant légitimer les enfants nés d'un double adultère, et, reine aux yeux de tous, montrant à la cour, sous les flots de ses dentelles et les feux de ses pierreries, «une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs172

Note 172: (retour) Mme de Sévigné, Lettres, à Mme de Grignan, 29 juillet 1676 1er septembre 1680.

Le règne qui suivit celui de Louis XIV n'était pas fait pour effacer de tels scandales. La place de la reine de France est alors occupée par des femmes tombées assurément de moins haut que Mme de Montespan. Faut-il nommer Jeanne Poisson, marquise de Pompadour de par la faveur royale? Faut-il abaisser encore plus nos regards et chercher Jeanne Vaubernier dans une fange si épaisse que pour la comtesse du Barry, c'est monter de quelques degrés dans la boue que de faire succéder le roi à toute la France!

Et ces femmes ne seront pas seulement les maîtresses de Louis XV. Par lui, elles gouverneront et déshonoreront la France.

Quand l'ignominie est publique et triomphe, comment s'étonner de cette phrase de La Bruyère: «Il y a peu de galanteries secrètes; bien des femmes ne sont pas mieux désignées par le nom de leurs maris que par celui de leurs amants.» S'il est, on effet, des femmes qui, joignant le sacrilège au vice, cachent leurs désordres sous le voile de la dévotion, d'autres ne savent même plus rougir; et, comme les matrones de la Rome impériale, elles se disputent honteusement des comédiens, des danseurs, des musiciens.

Pour mieux lutter avec la courtisane, de grandes dames du xvie siècle lui demandent des leçons.

La courtisane! Son règne commence alors et ne cesse de s'étendre. La plus célèbre fait revivre pendant les deux derniers tiers du XVIIe siècle le type de l'hétaïre grecque, aussi séduisante par l'esprit que par la beauté. Ninon de Lenclos, celle dangereuse créature qui fait perdre à ses adorateurs jusqu'à la foi religieuse, exerce son pouvoir sur trois générations, fut-ce dans la même famille.

Le règne de la courtisane croît avec les scandales du XVIIIe siècle. Mme d'Oberkirch se plaint que la cour et les coulisses se mêlent beaucoup trop. Les filles de théâtre prennent une importance extraordinaire. Pour couvrir d'or et de bijoux d'indignes créatures, les hommes se ruinent. La maison de Mlle Dervieux «vaut la rançon d'un roi. La cour et la ville y ont apporté leur tribut.» Fragonard commence un plafond pour la demeure de la danseuse Guimard, et David l'achève. La grande dame visite comme un musée la maison de la courtisane. Elle ne lui en veut pas toujours du tort que celle-ci lui fait. La princesse d'Hénin que son mari délaisse pour une actrice, Mlle Arnould, est enchantée que le prince ait «des occupations.»—«Un homme désoeuvré est si ennuyeux.»

La légèreté et parfois la dépravation du langage sont au niveau des moeurs qui dominent du XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. Une femme que Brantôme qualifie d'honnête, écrit un conte pour narrer d'ignobles aventures qui lui sont personnelles. La morale de ce récit est que le plaisir de tromper un mari ajoute du prix à la faute commise.

Bussy-Rabutin conseille à Mme de Sévigné d'agréer la cour du prince de Conti, et lui demande impertinemment la survivance. Le mariage du duc de Ventadour est l'objet de propos aussi légers que spirituels173. On peut se faire une idée de la liberté de langage qui régnait alors en lisant ce qu'écrivaient au XVIe siècle Marguerite d'Angoulême, et au XVIIe, avec une crudité moindre, Mme de Sévigné; et cependant ces deux charmants écrivains étaient d'honnêtes femmes. Au XVIIIe siècle, Mme d'Oberkirch, élevée dans les moeurs sévères de l'Alsace, est si étonnée de la désinvolture de langage avec laquelle s'exprime Mme de Clermont-Tonnerre, que celle-ci s'arrête court. En rappelant ce fait, Mme d'Oberkirch ajoute: «Je ne puis me faire à ces manières élégantes, et je crois que je ne m'y ferai jamais174

Note 173: (retour) Bussy-Rabutin, à Mme de Sévigné, 10 juin 1654; Mme de Sévigné, à Mme de Grignan, 27 février 1671; Mme d'Oberkirch, Mémoires, etc.
Note 174: (retour) Mme d'Oberkirch, Mémoires.

Les grandes dames n'étaient pas plus réservées dans leurs lectures que dans leurs conversations. Les contes de La Fontaine sont lus par d'honnêtes femmes. Au temps des Valois, un horrible ouvrage est acheté son pesant d'or par des femmes du monde. Nous savons déjà qu'à la même époque les plus infâmes gravures n'effrayaient ni les jeunes filles ni les femmes de la cour. Deux siècles plus tard, les provocantes peintures de Boucher n'effaroucheront pas les belles dames.

Ces femmes mondaines ne sauront bien souvent faire respecter en elles ni la dignité de la veuve, ni l'autorité de la mère. Cette femme qui, à la mort de son mari, semble ou dans la défaillance de l'agonie, ou dans la folie du désespoir, joue plus d'une fois une triste comédie. «Or, après tous ces grands mystères jouez, et ainsi qu'un grand torrent, après avoir fait son cours et violent effort, se vient à remettre et retourner à son berceau, comme une rivière qui a aussi esté desbordée, ainsi aussi voyez-vous ces veufves se remettre et retourner à leur première nature, reprendre leurs esprits, peu à peu se hausser en joie, songer au monde. Au lieu de testes de mort qu'elles portoient, ou peintes, ou gravées et eslevées; au lien d'os de trespassez mis en croix ou en lacs mortuaires, au lieu de larmes, ou de jayet ou d'or maillé, ou en peinture; vous les voyez convertir en peintures de leurs marys portées au col, accommodées pourtant de testes de mort et larmes peintes en chiffres, en petits lacs; bref, en petites gentillesses, desguisées pourtant si gentiment, que les contemplant pensent qu'elles les portent et prennent plus pour le deuil des marys que pour la mondanité. Puis, après tout, ainsi qu'on voit les petits oiseaux, quand ils sortent du nid, ne se mettre du premier coup à la grande volée, mais, vollelant de branche en branche, apprennent peu à peu l'usage de bien voler; ainsi les veufves, sortant de leur grand deuil désespéré, ne le monstrent au monde si-tost qu'elles l'ont laissé, mais peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent et le deuil et le froc de leur grand voile sur les orties, comme on dit, et mieux que devant reprennent l'amour en leur teste...»175

Note 175: (retour) Brantôme, l. c. Comp. Montaigne, Essais, livre II, ch., XXXV.

Plus d'une femme n'a vu en effet, dans le veuvage, que la liberté qui lui est donnée. Le veuvage! c'est le triomphe de la grande coquette: Molière ne l'a pas oublié.

Et quel respect peuvent inspirer à leurs enfants ces femmes mondaines qui n'ont pas su être mères, ou qui ne se sont souvenues de ce titre que pour exercer sur leurs filles une influence corruptrice?

Devant des moeurs, ici légères, là dépravées, faut-il s'étonner des rigoureux jugements que portent sur les femmes les moralistes du XVIe et du XVIIe siècles? Faut-il s'étonner qu'au XVIIIe siècle, l'auteur de l'Esprit des lois ait prononcé cet arrêt sévère: «La société des femmes gâte les moeurs176?» Trouverons-nous désormais étrange que Montaigne parle trop souvent de la femme comme d'une esclave de harem, et qu'il la méconnaisse au point de dire qu'elle est plus portée que l'homme à la sensualité177? Grave erreur que celle-là, et dans laquelle a été bien loin de tomber un auteur qui, de nos jours, a dit cependant beaucoup de mal des femmes178.

Note 176: (retour) Montesquieu, Esprit dos lois, livre XIX, ch. viii.
Note 177: (retour) Montaigne, Essais, livre II, ch. xv: livre III. ch. v.
Note 178: (retour) A. Dumas, l'Homme-femme.

Suivant Montaigne, la chasteté de la femme n'est que grimace, ou plutôt c'est une coquetterie de plus. Ainsi en juge La Rochefoucauld. Il est vrai que ce paradoxal écrivain donne d'autres mobiles encore à la vertu des femmes: la vanité, la honte, le goût du repos, le souci de la réputation, la froideur naturelle, ou bien quelque aversion pour l'homme qui les aime. Ailleurs il dira plus insolemment encore: «La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce qu'où ne les cherche pas».—«Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier.» C'est odieux, mais l'indignation que causent de telles maximes, ne diminue-t-elle pas quand on sait quelles femmes les hommes de cour avaient trop souvent sous les yeux? Elles prouvaient au moraliste qu'il y avait peu de femmes dont le mérite survécût à la beauté179. Ce n'est pas à dire qu'il faille recueillir comme un renseignement statistique, le chiffre que Boileau nous donne quant au nombre des femmes fidèles:

...Et dans Paris, si je sais bien compter,

Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer.

Note 179: (retour) La Rochefoucauld, Maximes, 204, 205, 220, 333, 307, 368, 474.

Boileau a pris soin de nous avertir que ce n'était là qu'une figure de rhétorique, et qu'il ne fallait pas «prendre les poètes à la lettre180». Quoi qu'il en soit, il est évident que ce qui a frappé notre poète, ce n'est pas le grand nombre des honnêtes femmes.

Note 180: (retour) Boileau, Satires, et note de 1713; Lettres à Brossette, 5 juillet 1706

Suivant La Rochefoucauld, la femme a un tel fond de coquetterie qu'elle n'en connaît pas elle-même la mesure; elle la dompte plus difficilement, que la passion; et c'est cette coquetterie qu'elle prend souvent pour de l'amour. La Bruyère n'est pas tout à fait de cet avis. Il remarque que dans l'amour, la femme a plus de tendresse que l'homme. En revanche, il déclare qu'elle lui est inférieure en amitié. Sur ce dernier point il ne s'éloigne guère de LaRochefoucauld181. Montaigne, lui non plus, ne croyait pas la femme capable d'amitié182. Une femme dont le fidèle attachement le suivit au delà du tombeau, Mme de Gournay lui prouva qu'il s'était trompé. Mme de Sablé et Mme de la Fayette donnèrent aussi à La Rochefoucauld un démenti analogue183. Et où donc se trouverait l'amitié, sinon dans le coeur de la femme, ce coeur qui a besoin de se dévouer jusqu'au sacrifice?

Note 181: (retour) La Rochefoucauld, Maximes, 241, 277, 332, 334, 440. La Bruyère, Caractères, iii.
Note 182: (retour) Montaigne, Essais, livre I, ch. xxvii.
Note 183: (retour) Voir plus loin, ch. iii.

Jugée peu digne de s'élever aux hauteurs de l'amitié, la femme ne mérite guère non plus la confiance, s'il faut eu croire La Bruyère, qui la suppose plus fidèle à garder son secret que celui d'autrui. Il semble au contraire que la femme se trahit plus facilement elle-même qu'elle ne trahit les autres. Mais il est vrai que La Bruyère juge de la femme d'après les coquettes de son temps, ou plutôt, les coquettes de tous les temps. Et les Célimènes ne manquaient pas au xviie siècle. Malgré le stigmate vengeur dont Molière avait marqué ce type, il ne cessa de faire école, triste école à laquelle le XVIIIe siècle fournit le plus d'élèves.

Aux yeux de La Bruyère, la femme est extrême en tout, dans le bien comme dans le mal. Nous n'y contredirons pas. Suivant ce moraliste, la plupart des femmes n'ont guère de principes: «elles se conduisent absolument par le coeur et dépendent pour leurs moeurs de ceux qu'elles aiment184.» La Bruyère n'étend heureusement pas à la totalité des femmes un semblable jugement. Sans doute, en matière d'opinion, et en toute chose qui n'intéresse pas la conscience, la femme se laisse plutôt guider par des sentiments que par des idées; mais quant aux moeurs et aux croyances dont elle a reçu les immuables principes dans une solide éducation chrétienne, elles ne les sacrifiera jamais à ses plus vives tendresses mêmes; loin de là, c'est elle qui en fera régner autour d'elle la bienfaisante influence.

Note 184: (retour) La Bruyère, Caractères, iii, Des Femmes.

D'ailleurs, même considérée comme une créature toute d'impression, la femme est-elle bien souvent aussi passive que le pense La Bruyère? Montaigne n'en était pas très persuadé. Il ne la juge pas si prompte à se ranger à l'avis d'autrui, témoin l'amusante histoire de la Gasconne. Certes il se garde bien de nier l'impressionnabilité de la femme; mais suivant lui, cette impressionnabilité est moins passive qu'active; et toujours, d'après le vieux sceptique, la femme s'exaspère d'autant plus que la contradiction lui est opposée par le froid raisonnement.

Devant la femme impérieuse, acariâtre, que Montaigne dépeint et qui servira de modèle à Boileau185, je comprends que le premier ait accepté cet idéal du mariage: un mari sourd, une femme aveugle. Il me semble cependant que, dans cette définition, tout n'est pas à la charge de la femme, puisque la cécité de l'épouse n'est pas moins indispensable à la paix du mariage que la surdité de l'époux.

Montaigne ne nous paraît pas très convaincu ici du bonheur que peut apporter le mariage, le mariage qu'il considère comme «un marché qui n'a que l'entrée libre». Pour La Rochefoucauld «il y a de bons mariages; mais il n'y en a point de délicieux».

Heureusement, à côté de ces portraits peu flatteurs de la femme, à côté de ces tableaux peu enchanteurs de la félicité conjugale, nous trouverons, sinon dans La Rochefoucauld, du moins dans Montaigne, dans La Bruyère, dans Montesquieu, d'autres traits qui témoignent que, dans un monde corrompu, il y avait encore d'honnêtes femmes et de bons ménages.

La démoralisation avait, du reste, été progressive. Le père de Montaigne lui disait que de son temps, à peine y avait-il dans toute une province, une femme de qualité «mal nommée.» Un écrivain qui n'aimait pas les femmes vertueuses et qui, regardant leur vie patriarcale d'autrefois comme un état de grossièreté primitive, considérait comme un progrès la brillante corruption qui les y avait arrachées, Brantôme, l'immoral Brantôme, constatait que, parmi ses contemporaines, le nombre des honnêtes femmes l'emportait sur le nombre des autres186. Il est vrai que pour Brantôme le titre d'honnête femme était singulièrement élastique. Nous en avons cité une preuve187.

Note 186: (retour) Brantôme, l. c.; Montaigne; I, xxvii; II, xxxi, xxxii; III, v, etc.; La Rochefoucauld, Maximes, 113.
Note 187: (retour) Voir plus haut, page 122.

Comme au moyen âge, les femmes d'intérieur, les femmes de ménage, existaient toujours au XVIe siècle, bien que Montaigne en restreignît le nombre: «La plus utile et honnorable science et occupation à une mère de famille, dit-il, c'est la science du mesnage. J'en veoy quelqu'une avare; de mesnagières, fort peu: c'est sa maistresse qualité, et qu'on doibt chercher avant toute aultre, comme le seul douaire qui sert à ruyner ou à sauver nos maisons.... Selon que l'expérience m'en a apprins, je requiers d'une femme mariée, au dessus de toute aultre vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouvernement en main188

Note 188: (retour) Montaigne, Essais, III, ix.

L'ordre, l'économie, c'est là ce que recommande à la nouvelle mariée un père soucieux de l'avenir du jeune ménage189. C'est toujours l'idéal de la femme forte qui domine dans les familles chrétiennes, surtout dans la vie rurale. En parlant de l'agriculteur, Olivier de Serres voit, comme Montaigne, dans la femme vigilante la fortune de la maison; mais il s'inspire directement de la Sainte-Écriture pour traduire cette pensée. Il dit avec un sentiment tout biblique: «Ce lui sera un grand support et aide, que d'estre bien marié, et accompagné d'une sage et vertueuse femme, pour faire leurs communes affaires avec parfaite amitié et bonne intelligence. Et si une telle lui est donnée de Dieu, que celle qui est descrite par Salomon, se pourra dire heureux, et se vanter d'avoir rencontré un bon thrésor: estant la femme l'un des plus importans ressorts du mesnage, de laquelle la conduite est à préférer à toute autre science de la culture des champs. Où l'homme aura beau se morfondre à les faire manier avec tout art et diligence, si les fruicts en provenant, serrés dans les greniers, ne sont par la femme gouvernés avec raison. Mais au contraire, estans entre les mains d'une prudente et bonne mesnagere, avec honorable libéralité et louable espargne, seront convenablement distribués: si qu'avec toute abondance, les vieux se joindront aux nouveaux, avec vostre grand et commun profit, et louange. Aussi,

On dict bien vrai qu'en chacune saison

La femme fait ou défait la maison.»

Note 189: (retour) Nicolas Pasquier, Lettres, l. V, lettre ix.

Avec Xénophon, Olivier de Serres rappelle dans un autre chapitre, que la femme doit vaquer au gouvernement de la maison pendant que le mari dirige l'exploitation agricole. Mais il faut qu'il y ait entre les époux «communication de conseil requise à tout mesnage bien dressé: estant quelques fois à propos, selon les occurrences, que l'homme die son avis et se mesle des moindres choses de la maison, et la femme des plus sérieuses190. Le temps passé, quand on vouloit louer un homme, on le disoit bon laboureur. C'estoit aussi lors la plus grande gloire de la femme que d'estre estimée bonne mesnagère: laquelle louange, le temps n'ayant peu esteindre, est-elle encores en telle réputation, que celui qui se veut marier, après les marques de crainte de Dieu, et pudicité, par dessus toutes autres vertus, cherche en sa femme le bon mesnage, comme article nécessaire pour la félicité de sa maison. Plus grande richesse ne peut souhaitter l'homme en ce monde, après la santé, que d'avoir une femme de bien, de bon sens, bonne mesnagère. Telle conduira et instruira bien la famille, tiendra la maison remplie de tous biens, pour y vivre commodément et honorablement. Depuis la plus grande dame, jusques à la plus petite femmelette, à toutes, la vertu du mesnager reluit par dessus toute autre, comme instrument de nous conserver la vie. Une femme mesnagère entrant en une pauvre maison, l'enrichit: une despencière, ou fainéante, destruit la riche. La petite maison s'aggrandit entre les mains de ceste là: et entre celles de ceste-ci, la grande s'appétisse. Salomon fait paroistre le mari de la bonne mesnagère, entre les principaux hommes de la cité: dict que la femme vaillante est la couronne de son mari: qu'elle bastit la maison: qu'elle plante la vigne: qu'elle ne craint ni le froid, ni la gelée... que la maison et les richesses sont de l'héritage des pères, mais la prudente femme est de par l'Eternel.

Note 190: (retour) Nicolas Pasquier, dans la lettre citée à la page précédente, note 2, dit à sa fille de ne rien faire sans l'avis du mari: «C'est le moyen en obeïssant, d'apprendre à luy commander: je veux dire, que quand il recognoistra cette humble obeïssance, il ne fera plus rien que ce que vous desirez, et vous abandonnera la libre disposition de tout le mesnage.»

«A ces belles paroles profitera nostre mère-de-famille, et se plaira en son administration, si elle désire d'estre louée et honorée de ses voisins, révérée et servie de ses enfans,... si elle prend plaisir de voir tousjours sa maison abondamment pourveue de toutes commodités, pour s'en servir au vivre ordinaire, au recueil des amis, à la nécessité des maladies, à l'advancement des enfans, aux aumosnes des pauvres.»

Olivier de Serres qui rappelle à la ménagère les récompenses de la femme forte, dit aussi, dans le chapitre d'où nous avons extrait notre première citation, quelles incomparables félicités attendent les époux qui s'unissent dans une affectueuse estime pour diriger leur maison: «Par telle correspondance la paix et la concorde se nourrissans en la maison, vos enfans en seront de tant mieux instruicts, et vous rendront tant plus humble obéissance, que plus vertueusement vous verront vivre par ensemble.

«Cela mesme vous fera aussi aimer, honorer, craindre, obéir, de vos amis, voisins, sujets, serviteurs. Et par telle marque estant vostre maison recogneue pour celle de Dieu; Dieu y habitera, y mettant sa crainte: et la comblant de toutes sortes de bénédictions, vous fera prospérer en ce monde, comme, est promis en l'escriture191...»

Note 191: (retour) Olivier de Serres, le Théâtre d'agriculture et Mesnage des champs, 1er lieu, ch. vi; 8e lieu, ch. i.

Tel fut le ménage du baron et de la baronne de Chantal. Et le rôle de la ménagère contribua puissamment à préparer dans la noble dame la sainte que l'Église devait placer sur ses autels.

Lorsque M. de Chantai se maria, il remit le gouvernement de la maison à sa jeune compagne qui s'effrayait de cette responsabilité. Mais avec la douce autorité de l'époux chrétien, il voulut «qu'elle se résolût à porter ce fardeau,» disant, lui aussi, «que la femme sage édifie sa maison, et que celles qui méprisent ce soin, détruisent les plus riches.» Et il mit sous les yeux de la jeune femme, comme un exemple, le type de la baronne de Chantal, son héroïque mère. Saisie d'une généreuse émulation, «elle ceignit ses reins de force et fortifia son bras» pour se dévouer à la mission domestique que lui imposait son mari. «Elle mit ordre à l'ordinaire et aux gages des serviteurs et servantes, le tout avec un esprit si raisonnable que chacun était content. Elle ordonna que tous les grangers, sujets, receveurs et autres, avec lesquels on aurait à traiter, s'adresseraient immédiatement à elle pour toutes les affaires.»

«Dès le jour qu'elle prit le soin de la maison, elle s'accoutuma à se lever de grand matin, et avait déjà mis ordre au ménage, et envoyé ses gens au labeur, quand son mari se levait. De fortifiantes lectures, la Vie des Saints, les Annales de la France, rafraîchissaient son âme au milieu de tant d'occupations matérielles....

Elle ne portait habituellement que des vêtements de camelot et d'étamine; mais l'élégance innée de la grande dame la faisait paraître plus charmante sous ces humbles habits que d'autres sous leurs tissus d'or et de soie. Lorsqu'elle avait à représenter, elle se parait de ses vêtements de noces ou de ses ajustements de jeune fille. Elle savait accueillir avec la grâce modeste de la femme chrétienne les amis de son mari qui se réunissaient chez lui pour la chasse et d'autres divertissements. Mais lorsque son mari était absent, il n'y avait pour elle ni réception, ni parure. «Les yeux à qui je dois plaire, disait-elle, sont à cent lieues d'ici; ce serait inutilement que je m'agencerais.» Elle était pour les pauvres une servante. Pendant une famine, elle les réunissait chaque jour, leur versait du potage dans leurs écuelles, leur présentait les morceaux de pain qui s'entassaient dans les corbeilles. Alors déjà elle secourait ces malades que, dans son austère veuvage, elle devait soigner avec une héroïque charité.

Pour un délit qu'elle jugeait véniel, un paysan était-il renfermé dans l'humide prison du château, elle l'en faisait secrètement sortir le soir, lui donnait un lit, «et, le lendemain, de grand matin, pour ne pas déplaire à son mari, elle remettait le prisonnier dans la prison, et, en allant donner le bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si amiablement congé d'ouvrir à ces pauvres gens et les mettre en liberté, que quasi toujours elle l'obtenait.»

Elle donnait aux paysans les exemples de la piété; elle instruisait elle-même dans la religion ses serviteurs que la prière en commun réunissait matin et soir autour de la châtelaine. Sévère pour le vice, elle était indulgente pour les fautes auxquelles les domestiques s'étaient laissé entraîner par la faiblesse et non par la volonté; et, ici encore, sa miséricordieuse influence plaidait auprès du châtelain en faveur du coupable.

«C'est une grande marque de sa prudence et douce conduite, qu'en huit ans qu'elle a demeuré mariée, et neuf ans au monde après son veuvage, elle n'a presque point changé de serviteurs et de servantes, excepté deux qu'elle congédia pour ne les pouvoir faire amender de quelques vices auxquels ils étaient adonnés. Elle n'était point crieuse ni maussade parmi ses domestiques; sa vertu la faisait également craindre et aimer. Bref, sa maison était le logis de la paix, de l'honneur, de la civilité et piété chrétienne, et d'une joie vraiment noble et innocente192

Note 192: (retour) Mère de Changy. Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal; comp. Bulle du Pape Clément XIII pour la canonisation de la bienheureuse.

Sans connaître alors le grand évêque qui devait être son guide dans la sainteté, Mme de Chantal appliquait dans son ménage les conseils que saint François de Sales donnait aux femmes pour qu'elles unissent à leurs devoirs religieux, à leur apostolat, à leurs oeuvres de miséricorde, les occupations de la femme forte: «le soin de la famille, avec les oeuvres qui dépendent d'iceluy», ainsi que «l'utile diligence» qui ne permet pas à l'oisiveté de prendre la place destinée au travail193.

Note 193: (retour) Saint François de Sales, Introduction à la vie décote. 111e partie, ch. XXXV.

Dans la vie rurale, les nobles dames veillent aux intérêts de l'exploitation agricole et n'en dédaignent pas l'humble détail. La châtelaine envoie ses serviteurs aux champs et garnit leur besace. Lorsque Sully était à la cour, sa femme vendait le blé et les autres récoltes.

A une époque postérieure, Laure de Fitz-James, marquise de Bouzolz, fille du maréchal de Berwick, n'avait jamais, dit-on, les mains inoccupées; et, cette grande dame ne couchait que dans les draps dont sa main patricienne avait filé la toile194. Les quenouilles dites de mariage, que l'on voit au musée dé Cluny et qui datent du XVIe siècle, rappelaient aux femmes, dans leurs riches sculptures, l'histoire de ces femmes fortes qui filaient la laine et le lin.

Note 194: (retour) Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.

Deux femmes, entrées par le mariage dans la famille de La Rochefoucauld, donnèrent au XVIIe et au XVIIIe siècles l'exemple de la femme forte, de la ménagère, aussi bien à la ville qu'aux champs. C'est au XVIIe siècle, Jeanne de Schomberg, duchesse de Liancourt; c'est, dans le siècle suivant, Augustine de Montmirail, duchesse de Doudeauville, dont l'existence se prolongea jusque dans le XIXe siècle. Dans leur conduite, dans les conseils que l'une écrivit pour sa fille, l'autre pour sa petite-fille; dans le règlement que Mme de Liancourt traça pour elle-même, nous voyons combien important était pour les plus grandes dames le gouvernement de la maison, et par quelles fortes et douces vertus elles soutenaient leurs foyers.

Ce gouvernement domestique est vaste. La femme surveille les affaires de la maison, et elle en soumet l'ensemble à son mari, le chef respecté de la communauté. Elle vérifie les dépenses de la veille, celles de la semaine; elle arrête le compte du mois. A l'aide de conseils éclairés, elle revoit le compte général de l'année. Lorsqu'elle l'a signé en double expédition, elle le fait placer avec les pièces justificatives dans une cassette de bois qui est déposée «au trésor des papiers». Pour l'année suivante, elle fait un état général des dépenses, par estimation, et d'après la moyenne des trois à quatre années précédentes. Elle y fait figurer le train de la maison de ville et les dépenses de la vie rurale. Elle tient compte aussi des dépenses imprévues. La femme chrétienne payera exactement ses serviteurs, ses fournisseurs. Faire des dettes, c'est retenir injustement le bien d'autrui. La noble dame évitera le luxe des habits, des meubles, de la table. Bonne et hospitalière d'ailleurs, elle établira l'ordre dans la bienséance et dans la générosité. Elle n'oubliera pas non plus qu'il faut donner aux pauvres le superflu de son bien.

La châtelaine peut également être associée aux affaires extérieures du châtelain: le choix des officiers qui rendent la justice seigneuriale195, le contrôle de leurs actes; elle aussi veillera au bien des orphelins, des hôpitaux, des fabriques; à l'entretien des ponts et des chemins sur lesquels les seigneurs sont voyers, à la conservation des communes.

Note 195: (retour) En l'absence de M. de Gondi, sa femme choisit des officiers probes pour administrer la justice dans ses terres. Chantelauze, saint Vincent de Paul et les Gondi. Paris. 1882.

Elle aide son mari dans la conduite d'un procès, et préside avec lui le conseil domestique des gens d'affaires. Dans les conseils que la duchesse de Liancourt donne à sa petite-fille, on reconnaît la noble femme qui, soucieuse avant tout du droit, fournissait à ses adversaires même le moyen de plaider contre elle, et gardait pour leurs personnes les affectueux ménagements de la charité196.

Note 196: (retour) Mme la duchesse de Liancourt, Règlement donné par une dame de qualité, etc.

La duchesse de Doudeauville fut plus qu'associée au gouvernement de la maison. Pendant l'émigration de M. de Doudeauville, elle s'acquitta si bien de cette administration que, de retour, le duc la lui laissa tout entière197.

Note 197: (retour) Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville.

Quant aux charges officielles dont le mari est revêtu, la femme y demeurera étrangère. Mais commet-il une injustice, elle doit l'avertir en secret et avec prudence. C'est le droit, c'est le devoir de l'épouse conseillère.

En toute circonstance d'ailleurs où le mari s'écarte du devoir, l'épouse doit lui en indiquer le chemin. Mais elle prêche surtout d'exemple. Après dix-huit années d'une action lente et bienfaisante, Mme de Liancourt arrache son mari aux séductions du monde.

Si l'épouse, si la mère ont charge d'âmes, la maîtresse de la maison a aussi cette responsabilité. Comme la baronne de Chantal, elle veille aux besoins spirituels de ses serviteurs et à leurs intérêts temporels. Maîtresse attentive, elle les récompense de leurs bons services, les soigne dans leurs maladies, leur assure le pain dans leur vieillesse. La duchesse de Liancourt, cette grande dame qui, dans le monde, mesure ses égards au rang des personnes, considère dans son cour ses domestiques comme ses égaux devant Dieu, «des égaux que, dit-elle à Mlle de La Roche-Guyon, Dieu a réduits en ce monde dans l'état de servitude pour aider notre infirmité durant que vous remédiez à leur misère.... Ils doivent gagner le Ciel par cette humiliation, comme vous devez le gagner par le soin que vous prendrez de leur conduite. Dieu nous oblige donc ainsi à des devoirs mutuels les uns envers les autres.»

Un règlement était nécessaire pour que la maîtresse de la maison pût s'acquitter de la charge qui pesait sur elle, charge si lourde qu'elle rappelait à la plus grande dame la sentence de l'Eden: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.» Aussi, avant d'assumer une telle responsabilité, elle invoquait l'Esprit-Saint pour pouvoir agir avec prudence et fermeté.

En prenant le fardeau du gouvernement domestique, la noble dame voudra, non dominer sur autrui, mais obéir: obéir au mari qui, occupé par de grands emplois, ne pourrait surveiller lui-même la maison; obéir à Dieu qui, selon la belle pensée de Mme de Liancourt, ne donne à l'homme que la garde d'un bien que celui-ci doit transmettre fidèlement à autrui. C'est le talent que Dieu lui confie et dont il lui demandera compte au jugement dernier.

Partout la maîtresse de la maison cherche la volonté de Dieu. Comme la châtelaine du moyen âge, son premier labeur est de distribuer la tâche à ses serviteurs, mais sa première pensée est d'adorer le Seigneur qui lui a donné un jour de plus pour le servir. C'est à lui qu'elle consacre toute sa journée. Avant toute action, avant tout plaisir même, elle se demande si cette action, si ce plaisir peuvent être offerts au Dieu de justice et de pureté.

Généreusement dévouée à ses amis, elle leur sacrifie son repos, son bonheur, mais sa conscience, jamais! Le nombre de ses relations sera d'ailleurs restreint, et toujours soumis à la volonté du mari. Quant aux devoirs du monde, aux visites, elle ne leur donnera que ce qui ne se peut refuser à la plus stricte bienséance. Elle apporte dans toutes ses conversations une parole sobre, aimable, indulgente, ennemie de toute discussion opiniâtre, nourrie de bonnes lectures198; une influence bienfaisante, mais toujours exercée avec prudence. Fut-elle même entourée de caractères difficiles, elle fait régner partout la paix, et pour cela elle l'a d'abord établie dans son âme en domptant ses passions, ses caprices, son humeur199. Quelle paix, en effet, dans une âme qui s'est rendue maîtresse d'elle-même! Tout peut crouler, Dieu reste200.

Note 198: (retour) Pendant que la duchesse de Liancourt est à sa toilette, elle se fait faire une bonne lecture pour que les personnes qui l'entourent alors puissent en profiter. Elle les fait parler sur cette lecture et attire leur attention sur l'enseignement qu'elles en peuvent tirer.
Note 199: (retour) Mme la duchesse de Liancourt, l. c.
Note 200: (retour) Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville.

La douceur est la souveraine expression de cette paix intérieure. La douceur! c'était la vertu perpétuelle que saint François de Sales recommandait à la femme.

La femme forte, bonne ménagère, douce et sûre conseillère, se retrouvait particulièrement au sein de la magistrature. Dans ce milieu sévère où les principes sur lesquels repose l'ordre social sont chaque jour rappelés, les femmes vivent généralement selon les principes dont leurs maris sont les gardiens. Elles mènent l'existence de la matrone romaine qui file la laine et garde la maison. Un jurisconsulte d'Aix raconte que, sous le règne de Louis XIII, les magistrats «n'estoient vus qu'aux rues conduisant au palais, et ils vivoient chez eux en si grande simplicité qu'au feu de la cuisine, quand le mouton tournoit à la broche, le mari se préparoit pour le rapport d'un procès, et la femme avoit la quenouille»201.

Note 201: (retour) Ch. de Ribbe, Les Familles et la Société en France, etc.

C'est à la robe qu'appartient par sa naissance et par son mariage Mme de Nesmond, cette jeune femme de quinze ans que sa sainte mère, Mme de Miramion, installe dans sa nouvelle famille en demandant que cette enfant soit chargée de l'administration de ses biens. La nouvelle mariée obtient ce privilège et s'en montre digne202.

Note 202: (retour) Bonneau-Avenant, Madame de Miramion.

Dans la magistrature se rencontraient des types respectables et attachants. Il pouvait sans doute arriver que l'austérité fût ridicule et intolérante comme chez Mme Omer Talon, que Fléchier a peinte avec une verve si piquante et si malicieuse dans les Grands-Jours d'Auvergne203. Mais à la sévérité morale s'alliaient généralement la douceur des affections domestiques et l'amabilité des relations. Quelle noble et sympathique figure que Mme de Pontchartrain, née Meaupou, cette femme sensée et spirituelle, étincelante de gaîté et remplie en même temps de dignité, sachant, comme aurait pu le faire une femme de vieille race, accueillir ses hôtes avec toutes les nuances de distinction que comporte leur état, présidant enfin aux réceptions officielles comme nulle femme de ministre ne savait le faire; et avec toutes ces brillantes séductions, possédant l'active et chaleureuse bonté qui lui inspire de charitables fondations, et qui fait d'elle une amie aussi fidèle que généreuse. Chez Mme d'Aguesseau, femme du chancelier et belle-fille de la bienfaisante Mme Henri d'Aguesseau, même mélange de grâce aimable et de noble vertu que chez Mme de Pontchartrain. Et toutes deux réalisent le type de l'épouse conseillère: Saint-Simon nous dit que Pontchartrain ne se trompa jamais tant qu'il écouta les avis de sa femme. Quant à Mme d'Aguesseau, qui ne connaît le mot romain qu'elle adressa au chancelier dans la périlleuse circonstance où il allait exposer sa position, sa liberté: «Elle le conjura, en l'embrassant, d'oublier qu'il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience204

Note 203: (retour) M. l'abbé Fabre, la Jeunesse de Fléchier.
Note 204: (retour) Saint-Simon, t. VII, ch. v, xxvi; Discours sur la vie et la mort de M. d'Aguesseau, conseiller d'État, par M. d'Aguesseau chancelier de France.

La vertu et la grâce, la force morale, la prudence, la bonté, la charité, la douceur, c'étaient là les qualités de la femme française au moyen âge. Nous voyons qu'en dépit des influences corruptrices amenées par la vie mondaine, ces qualités s'étaient conservées dans les trois siècles que nous étudions. Ajoutons-y la miséricordieuse charité avec laquelle, comme au moyen âge aussi, plus d'une femme pardonne à l'époux qui lui est infidèle: noble contraste que l'on est heureux d'opposer à la femme qui se venge de l'adultère par l'adultère!

«Avec le silence vous viendrez à bout de tout; il ne faut parler de cette sorte de peine qu'à Dieu seul», disait à une épouse trahie une jeune femme qui connaissait personnellement cette douleur: c'était la sainte duchesse de Montmorency, compagne du brillant et chevaleresque Henri de Montmorency, époux à la fois tendre et volage qui, tout en gardant à sa femme sa meilleure affection, offrait à d'autres ses capricieux hommages de grand seigneur. La duchesse se taisait; mais ses souffrances se lisaient sur son expressif visage; son mari le remarqua: «Êtes-vous malade, mon amie? lui demanda-t-il; vous êtes changée!—«Il est vrai, mon visage est changé, mais mon coeur ne l'est pas», répondit la jeune femme. Le duc devina la secrète douleur que trahissaient ces paroles, et, devant les larmes qu'il faisait couler, il ne put que s'agenouiller avec émotion et promettre à sa femme une fidélité qu'il n'eut pas, hélas! la force de lui garder. Mais dans les âmes pures, l'amour qui est plus fort que la mort, est plus fort aussi que l'offense qui le blesse. Par la puissance de son dévouement, Mme de Montmorency s'éleva au-dessus des jalousies humaines; et l'on a même dit qu'au fond du coeur elle ne pouvait se défendre d'une indéfinissable sympathie pour les femmes qui aimaient l'objet de son unique passion205. Cet amour si désintéressé n'appartenait déjà plus à la terre quand la tête chérie sur laquelle il planait tomba sous la hache du bourreau. Alors cet amour monta plus haut encore; et par un héroïque effort, Mme de Montmorency le sacrifia à Dieu. La veuve de la grande victime devint l'épouse de Jésus-Christ.

Note 205: (retour) Amédée Renée, Madame de Montmorency.

Mais voici un exemple de magnanimité conjugale qui nous paraît plus extraordinaire. Que Mme de Montmorency ait aimé avec une passion aussi généreuse le noble duc qui, par son grand coeur, par sa bravoure, par sa loyauté, soulevait, malgré ses faiblesses, une enthousiaste admiration, nous comprenons ce sentiment. Mais qu'une femme d'élite, mariée à un être indigne, traître à sa patrie, déserteur, escroc même, ait encore à supporter l'abandon du misérable qui, par ce mariage, a échappé à un public déshonneur; et que cette épouse si cruellement outragée, lui garde encore son amour, voilà un fait qui semblerait inexplicable si l'on ne savait quels trésors de miséricordieuse tendresse peut receler un coeur de femme. Cet homme se nommait le comte de Bonneval, et c'est Mlle de Biron qui s'était dévouée à lui avec toute la force d'une affection qui s'appuie sur le devoir. Lorsque son mari l'a abandonnée, elle lui écrit: «Je me suis attachée à vous en bien peu de temps, de bonne foi; je suis sincère; cette tendresse m'a été un sujet de beaucoup de peines, mais elles n'ont point effacé une prévention qui me fera toujours également désirer votre amitié comme la seule chose qui puisse me rendre heureuse.» Les lettres mêmes de la jeune femme demeurent sans réponse, s'il faut en juger par cette prière navrante de la noble délaissée: «Je vous prie seulement de dire une fois tous les huit jours à votre valet de chambre que vous avez une femme qui vous aime, et qui demande qu'on lui apprenne que vous êtes en bonne santé».

Cette femme si éprouvée ne laisse pas soupçonner au monde ses amères tristesses. Elle voile les fautes de son mari, mais c'est avec fierté qu'elle salue les actions d'éclat que l'on trouve mêlées à de si honteuses turpitudes chez le comte de Bonneval, cet étrange aventurier qui, à la fin de sa vie, devait trahir son Dieu comme il avait trahi sa patrie, son foyer, et qui, renégat, soldat de Mahomet armé contre les chrétiens, devait avoir son tombeau à Constantinople206.

Note 206: (retour) Saint-Simon, tome III, ch. xxii; tome IX, ch. iii; Bertin les Mariages dans l'ancienne société française.

Dans son délaissement, Mme la duchesse de Chartres, mère du roi Louis-Philippe, garde une touchante tendresse au volage époux qui lui porte le coup le plus cruel qu'une femme puisse recevoir en lui enlevant la consolation d'élever ses enfants et en confiant ce soin à la rivale qu'il lui préfère. Malgré son cuisant chagrin elle ne perd cependant pas à l'extérieur cette gaieté d'enfant que conserve si naturellement la candeur de l'âme207.

Note 207: (retour) Mme d'Oberkirch, Mémoires.

La vertu, soutien de l'épouse malheureuse, devient dans l'harmonie d'un beau ménage, le titre le plus sûr de la femme à l'attachement de son mari. Cette harmonie conjugale, nous allons le voir, se retrouve dans les siècles de corruption plus souvent qu'on ne le croit. Elle nous est déjà apparue alors que nous esquissions les devoirs et les vertus de la femme. Arrêtons-nous quelques instants devant le pur tableau de l'affection conjugale, de cette affection qui réalise si bien les conditions qu'un grand évoque de nos jours donnait aux attachements d'ici-bas: le respect dans l'amour, et l'amour dans le respect208.

Note 208: (retour) Mgr Dupanloup, Conférences aux femmes chrétiennes, publiées par M. l'abbé Lagrange. Paris, 1881.

Nous avons entendu Montaigne interpréter, comme ses plus religieux contemporains, la pensée biblique en considérant la femme forte comme la fortune d'une maison. Maintenant ce philosophe à l'esprit sceptique, à la morale facile, va nous faire entendre sur le respect dû au mariage, des accents où, malgré une note railleuse, domine une religieuse gravité: «Un bon mariage,—s'il en est, ajoute-t-il avec sa malicieuse bonhomie,—refuse la compaignie et conditions de l'amour.» (Montaigne parle ici de l'amour païen): «il tasche à représenter celles de l'amitié.» Ailleurs il est vrai, Montaigne, l'éternel douteur, croit que la femme, étant incapable d'amitié, ne saurait apporter ce sentiment dans le mariage. Mais poursuivons: «C'est une doulce société de vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et solides offices, et obligations mutuelles.» Il dit aussi fort justement qu'aucune femme unie à l'homme qu'elle aime, ne voudrait lui inspirer d'autres sentiments que cette amitié calme et dévouée. «Si elle est logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honnorablement et seurement logée.» Pour celui-là même qui trahit sa femme, Montaigne juge qu'elle reste un être tellement sacré que si on lui demandait «à qui il aymeroit mieulx arriver une honte, ou à sa femme, ou à sa maistresse? de qui la desfortune l'affligeroit le plus? à qui il désire plus de grandeur? ces demandes n'ont aulcun doubte en un mariage sain.

«Ce qu'il s'en veoid si peu de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n'est point de plus belle pièce en nostre société.... Tout licentieux qu'on me tient, j'ay en vérité plus sévèrement observé les loix de mariage, que je n'avoy ny promis ny esperé209».

Note 209: (retour) Montaigne, Essais, III, v.

Le respect du foyer se maintenait donc toujours. L'amour d'un roi n'éblouit pas toutes les femmes et n'aveugle pas tous les maris. La femme de Jean Séguier repousse Henri IV, et à ce même roi qui demande au maréchal de Roquelaure d'amener à la cour sa belle compagne, le rusé Gascon, prétextant la pauvreté de sa famille, répond en patois: «Sire, elle n'a pas de sabattous (souliers)210

Note 210: (retour) Tallemant des Réaux, le Maréchal de Roquelaure.

Au respect du mariage se joignait souvent l'amour conjugal le plus tendre. La famille biblique est l'idéal que poursuit la pieuse famille française. «J'ai regardé ma femme comme un autre moi-même,» dit Pierre Pithou dans son testament daté du 15 novembre 1587211. Et que d'exemples analogues nous trouverons dans les livres de raison, dans les mémoires du temps! Quels ménages nous offrent M. et Mme de Chantal, M. et Mme de Miramion, le maréchal duc de Schomberg et sa belle et fière compagne Marie de Hautefort; le duc de Bouillon et sa femme, Mlle de Berghes, célèbre par son courage, par sa beauté, et tendrement unie à son mari; M. et Mme de Gondi si étroitement attachés l'un à l'autre qu'après la mort de sa femme, le veuf, incapable de recevoir aucune consolation humaine, se fait prêtre de l'Oratoire, lui, général des galères212. Le duc de Charost, petit-fils de Fouquet, entoure de la plus constante sollicitude sa femme qui, dit Saint-Simon, mourut «à cinquante-et-un ans, après plus de dix ans de maladie, sans avoir pu être remuée de son lit, voir aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou dire deux mots de suite, et encore rarement, ni changer de linge plus de deux ou trois fois l'an, et toujours à l'extrême-onction après cette fatigue. Les soins et la persévérance des attentions du duc de Charost dans cet état, furent également louables et inconcevables; et elle le sentait, car elle conserva sa tête entière jusqu'à la fin avec une patience, une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas un instant, et qui augmentèrent toujours213

Note 211: (retour) Ch. de Ribbe, ouvrage cité.
Note 212: (retour) Chantelauze, Saint Vincent de Paul et les Gondi.
Note 213: (retour) Saint-Simon. Mémoires, tome VI, ch. XXIII.

Et Saint-Simon lui-même, qui rend hommage à ce dévouement conjugal, Saint-Simon jouit avec sa femme de la plus complète félicité domestique. Elle fit «uniquement et tout entier» le bonheur de sa vie. Par son angélique douceur, par la muette puissance de ses larmes, elle sut obtenir de lui jusqu'au «sacrifice vraiment sanglant» de l'une de ces haines que son irascible époux gardait d'ordinaire à un ennemi avec une passion acharnée. Aussi a-t-il reconnu en elle le don «du plus excellent conseil» dans ce testament où, avec une émotion si touchante sous cette plume inexorable, il rappelle les «incomparables vertus» de la morte, son aimable et solide piété; «la tendresse extrême et réciproque, la confience sans réserve, l'union intime parfaite sans lacune,» qui furent les bénédictions de Dieu sur cette alliance. Pour lui cette noble et douce créature était «la Perle unique» dont il goûtait «sans cesse l'inestimable prix», la femme forte dont la perte lui rendit «la vie à charge» et fit «le plus malheureux de tous les hommes» de celui qui, par son mariage, en avait été «le plus heureux!» Cette union, il veut qu'elle subsiste jusque dans la tombe, et il ordonne que le cercueil de sa femme et le sien soient attachés «si ettroitement ensemble et si bien rivés, qu'il soit impossible de les séparer l'un, de l'autre sans les briser tous deux214

Note 214: (retour) Saint-Simon, Mémoires, t. I, ch. XV, XI, XXVI, XLII, Testament olographe.

Quelle harmonie domestique nous trouvons aussi dans la famille de Belle-Isle! Le maréchal qui, à quarante-cinq ans, a épousé une veuve de vingt et un ans, lui fait oublier cette différence d'âge par sa tendresse et son amabilité. Dans ses lettres si simples et si affectueuses, il nomme sa femme «son cher petit maître215.» Leur fils, le comte de Gisors, ce grand coeur, ce vaillant soldat, chérit la jeune femme qui l'a épousé à l'âge de treize ans et qu'il appelle familièrement Huchette ou Mme de la Huche. Avec quelle grâce caressante et grondeuse il lui écrit de l'armée au sujet d'une affaire qui concerne les rapports de l'archevêque de Paris et du Parlement et à laquelle la jeune comtesse semble avoir mêlé son beau-père, le maréchal de Belle-Isle, alors ministre: «Je suis, en vérité, fort votre serviteur, madame de la Huche, mais d'amitié je vous dirai à l'oreille qu'il ne vous convient pas d'aller apostiller la lettre d'un ministre, lequel, s'il prend de mes conseils, ne laissera jamais approcher à deux toises de son bureau un petit furet qui renverseroit et farfouilleroit tous les traités de l'Europe pour chercher le projet de quelque réponse à M. l'archevêque sur un fait arrivé dans la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont. Ah! messieurs les ministres, méfiez-vous de toutes ces petites mères de l'Église. Nous autres particuliers pouvons vivre avec elles en essuyant le débordement de leurs si, de leurs mais, de leurs car, et de toute leur politique; ce torrent-là écoulé, on retrouve en elles des femmes aimables, gentilles, et dont le temporel dédommage du spirituel; mais vous, messieurs, gardez-vous-en... Si elles vous caressent, ces petites mères, c'est pour vous séduire, et, dans l'instant où elles vous verront enchantés d'elles, vous donner des conseils relatifs à leurs fins. Est-ce là votre portrait, ma commère? Dites-le de bonne foi? Je vous connois comme si je vous avois fait; vous devriez aussi me bien connoître, Huchette, car il me semble que je ne vis que depuis que mon sort est attaché au vôtre et que nous ne faisons qu'un. Il n'y a que sur la guerre et les affaires de l'Église que le moi qui est à Paris et le moi qui est à Halberstadt se séparent...216»

Note 215: (retour) Camille Rousset, le Comte de Gisors, 1732-1758. Paris, 1868.
Note 216: (retour) 21 octobre 1757. Archives du dépôt de la guerre. Lettre reproduite par M. Camille Housset, le comte de Gisors.

L'année suivante le comte de Gisors, blessé mortellement à la bataille de Crefeld, mourait en héros chrétien. Il laissait veuve, à vingt et un ans, la jeune femme qu'il avait adorée, et qui donna à Dieu et aux pauvres l'amour dont le plus cher objet lui manquait ici-bas.

C'est dans le siècle où il était ridicule d'aimer sa femme, c'est en plein XVIIIe siècle que le comte de Gisors écrivait à sa jeune compagne la délicieuse lettre que nous venons de citer. C'est aussi, au XVIIIe siècle, que l'on revit Philémon et Baucis. Philémon était M. de Maurepas, «la légèreté en personne,» dit Mme d'Oberkirch, et pourtant le modèle des époux fidèles. La pensée de sa femme était la seule idée sérieuse qui se pût loger en sa tête, ajoute la spirituelle baronne. «Quand il a été ministre, il eût volontiers mis la politique en chansons, et une larme de Mme de Maurepas le rendait triste pendant des mois entiers... Ils sont très vieux l'un et l'autre, et certainement ils ne se survivront pas et s'en iront ensemble217

Note 217: (retour) Mme d'Oberkirch, Mémoires.

Au même temps Philémon et Baucis se retrouvaient dans un ménage plus grave, celui du maréchal prince de Beauvau et de la digne compagne qui était sa lumière, sa consolation, le charme de sa vie. Après s'être aimés pendant six ans, ils avaient pu s'unir, et leur tendresse n'avait cessé de croître avec les années. Dans leur beau domaine du Val, à Saint-Germain, ils avaient tenu à consacrer le souvenir du célèbre couple de la fable en plantant près d'une chaumière les deux arbres qui rappelaient la métamorphose des vieux époux. Par une nouvelle métamorphose le maréchal se voyait dans le chêne, et sa compagne dans le tilleul218.

Note 218: (retour) Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau. publiés par Mme Standis, née de Noailles.

C'est près de cette chaumière, située dans la partie la plus élevée du parc, que Mme de Beauvau se plaçait pour attendre le cher absent qui allait revenir. Il la voyait, il pressait le pas pour la rejoindre. «Nous nous embrassions comme si nous avions été longtemps séparés,» dit la princesse, «et nous ne l'étions que depuis vingt-quatre heures.» Comment ne pas nous souvenir ici du joli mot de la princesse de Poix, fille du maréchal et belle-fille de Mme de Beauvau, cette charmante personne de dix-sept ans à qui l'on défendait de lire des romans: «Défendez-moi donc de voir mon père et ma mère.»

Dans sa modestie, Mme de Beauvau trouvait que son mari chérissait en elle l'image qu'il s'était formée d'elle. «Oui, c'est lui qui m'avait créée; c'était telle qu'il m'avait faite qu'il me voyait; cet effet de tendresse, il en a joui, il m'en a fait jouir jusqu'à son dernier moment.»

Il faudra les cruelles impressions de la Terreur pour faire oublier aux nobles époux le vingt-neuvième anniversaire de leur mariage. «Il s'en souvint le premier, dit la maréchale. Le lendemain, dès que je fus éveillée, il me le rappela avec une expression si douloureuse et si tendre, que je crois voir, que je crois entendre encore, et son air et ses paroles: l'impression que j'en reçus, lui fit regretter de l'avoir excitée.—Deux mois après, il n'était plus.»

Ils avaient confondu leurs vies, ils auraient voulu confondre leurs morts. Pendant cette première année de la Terreur, qui leur avait fait oublier le meilleur souvenir de leur existence, ils eurent un instant l'espoir d'exhaler ensemble l'unique souffle qui animait leurs deux vies. Le maréchal parut menacé. «Il vit que j'étais résolue à ne pas le quitter. Ah! me dit il, ne craignez pas que je vous éloigne, je vous appellerois. Ces paroles pénétrèrent mon cour, et de toutes les preuves d'amour que j'ai reçues de lui, c'est celle dont le souvenir m'est le plus cher219

Note 219: (retour) Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau, et l'introduction de cet ouvrage, par Mme de Noailles-Standish.

Le bonheur de mourir ensemble leur fut refusé. Pendant treize années, celle qu'un maître a nommée: Une Artémise au XVIIIe siècle220, eut la douleur de vivre «dédoublée,» de sentir «cet abandon, cette chute, pour ainsi dire, d'une âme qui, accoutumée à s'appuyer sur une autre, s'affaisse et perd son ressort en perdant son appui221»: peine d'autant plus irrémédiable que nulle espérance ne vient en adoucir l'amertume. Mme de Beauvau croit que son mari se survit en elle; elle vit en sa présence, elle lui soumet tous ses actes pour savoir s'ils sont dignes de lui, elle s'applique à l'imiter pour qu'il ait en elle une digne continuation d'existence; mais cette prolongation de la vie après la mort est la seule à laquelle elle croie. Imbue des funestes doctrines du XVIIIe siècle, elle n'a pas foi en l'âme immortelle; elle attend, non la fusion des âmes dans le ciel, mais la réunion des cendres dans un même tombeau. «Son âme est vide de croyances religieuses, et son coeur est rebelle aux célestes espérances. Elle croit à la tombe où tout finit. Elle a la religion du sépulcre... Qu'on aimerait à voir, par instants, dans ces pages assombries par une si persévérante angoisse, et par-dessus ce champ des morts où l'infortunée ne regarde que la terre, quelque coin d'azur du côté du ciel!222»

Note 220: (retour) Cuvillier-Fleury, Posthumes et revenants. Paris, 1879.
Note 221: (retour) Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau.
Note 222: (retour) Cuvillier-Fleury, Posthumes et revenants.

Combien plus douces sont les images que nous présentent, du XVIIe au XVIIIe siècle, ces nombreux tombeaux où sont réunis des époux, grands seigneurs, bourgeois ou simples paysans! Leurs effigies sont reproduites sur la pierre, et leurs mains qui se joignent dans l'attitude de la prière nous disent que ce n'est pas seulement dans ce froid sépulcre qu'ils ont espéré la réunion suprême223.

Note 223: (retour) Voir de nombreux exemples dans les Inscriptions de la France recueillies par M. de Guilhermy.

Tantôt la femme est partie la première, bénissant son mari, ses enfants, et fatiguée de la route, s'est endormie dans la paix du Christ après avoir rempli sa mission. La duchesse de Liancourt, dont nous avons souvent remarqué les fortes pensées, va quitter celui qui, pendant cinquante-quatre ans, a été son compagnon de route, celui qui d'abord a marché dans la voie mondaine et qu'elle a ramené dans le sentier du Seigneur. Tous deux alors, suivant un exemple que nous avons souvent constaté dans la Gaule chrétienne et pendant le moyen âge, n'ont plus voulu être que frère et soeur.

Lorsqu'elle sent approcher la mort, Mme de Liancourt, cette vaillante chrétienne, se fait porter au lieu où sa sépulture est marquée; et avant de fermer les yeux elle dit à son mari: «Je m'en vas; apparemment nous ne serons pas séparés longtemps; car à l'âge où nous sommes, le survivant suivra bientôt. Je pars donc dans l'espérance de vous revoir. Ce qu'il y a de sensible dans l'amitié des chrétiens, n'est rien. Il n'y a de grand que la charité, qui demeure toujours, et qui est bien plus parfaite dans le ciel que sur la terre. C'est par elle que nous serons toujours inséparablement unis.. Et si Dieu me fait miséricorde, je le prierai qu'il nous réunisse bientôt.» Le duc fondait en larmes, ainsi qu'un prêtre qui était près de la mourante. Et elle, s'étonnant de voir pleurer l'homme de Dieu, qui, croyait-elle, devait consoler son mari, elle lui témoignait sa surprise et ajoutait: «Pour moi, grâce à Dieu, je suis en paix. Peut-on être fâchée d'aller voir Jésus-Christ? Si l'on a quelque chose à mettre sur ma tombe, il faut que ce soit: «Je crois que mon Rédempteur est vivant, et que je le verrai en ma chair224

Note 224: (retour) Règlement donné par une dame de haute qualité, etc. Avertissement placé en tête de l'ouvrage.

Dans un projet de testament dressé vers 1678, un membre de la famille Godefroy, un historiographe de France, directeur de la Chambre des comptes de Lille, recommande son âme à Dieu et lui offre un voeu touchant au sujet de la digne femme qui lui survit:

«Je prie Dieu de tout mon coeur de vouloir estre sa toute puissante consolation après mon trespas, de la bénir et luy donner les forces et le courage de supporter chrestiennement nostre séparation dans l'espoir de se retrouver unis en la patrie céleste, et de la vouloir conserver encore quelque temps, s'il luy plaist, pour l'éducation et la protection des enfans provenus de nostre mariage225

Note 225: (retour) Les savants Godefroy. Mémoires d'une famille pendant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

En 1736, après la mort d'une femme de bien, le veuf écrit dans son Livre de raison: «Dieu veuille la recevoir dans son saint paradis! Qu'il récompense par une éternité de gloire ses bonnes qualités et la tendresse qu'elle a eue toujours pour moy et pour mes enfans226.» Dix-sept ans après, l'un de ces enfants, un fils, veuf, lui également, exprime aussi dans son chagrin les espérances de la vie éternelle: «L'union tendre, sincère et inaltérable, qui avoit toujours régné entre nous, sa piété, ses vertus et l'attachement inexprimable qu'elle avoit pour moy, me la rendoient infiniment chère. Elle faisoit tout mon plaisir et toute ma consolation. Le Seigneur ne pouvoit me frapper par un endroit plus sensible. Que sa sainte volonté soit faite! Je le prie de luy faire miséricorde et de me donner la consolation dont j'ay besoin. Qu'il me fasse la grâce de nous rejoindre l'un et l'autre dans son paradis, pour le bénir et le louer éternellement. Ainsi soit-il227

Note 226: (retour) Livre de raison de Jean Laugier, cité par M. de Ribbe, les Familles et la Société française avant la Révolution.
Note 227: (retour) Livre de raison de Jean-Baptiste Laugier, cité dans le même ouvrage.

Heureux ceux qui, dans leur deuil, avaient ces perspectives sur l'infini! C'est là qu'était la force de la veuve chrétienne, la veuve vraiment veuve, dont le type austère et touchant se conservait toujours.

Bien des femmes, pendant les trois siècles qui nous occupent, ne voulurent plus, dans leur veuvage, que servir Dieu et les pauvres. Il en est qui, dans une bien tendre jeunesse, se vouent à cette mission, comme cette comtesse de Gisors que j'ai nommée, et avant elle, comme la sainte marquise de Grignan qui, toute à la prière, à la charité, à l'étude, ne sortait que pour aller à l'église; et se renfermait dans le logis solitaire où elle ne recevait personne, mais où une belle bibliothèque offrait à son esprit cultivé les seules distractions dont elle pût jouir228. Et comment ne pas rappeler ici le nom de Mme de Chantal qui, après avoir été broyée aux pieds de Dieu par son veuvage, s'éleva à l'héroïsme de la charité et au plus haut sommet de la sainteté?

Note 228: (retour) Saint-Simon, Mémoires, éd. Chéruel, t. III, ch. x.

Les derniers adieux des époux, les dispositions testamentaires du mari, témoignent du respect, de la reconnaissance, de la confiante tendresse que la femme chrétienne inspirait au chef de la famille. Quelle émotion contenue, quelle gravité religieuse dans ces paroles que, sur son lit de mort, La Boétie adresse à sa femme: «Ma semblance, dit il (ainsi l'appelloit il souvent, pour quelque ancienne alliance qui estoit entre eulx), ayant esté joinct à vous du sainct noeud de mariage, qui est l'un des plus respectables et inviolables que Dieu nous ait ordonné çà bas pour l'entretien de la société humaine, je vous ay aymée, chérie et estimée autant qu'il m'a esté possible; et suis tout asseuré que vous m'avez rendu reciproque affection, que je ne sçaurois assez recognoistre. Je vous prie de prendre de la part de mes biens ce que je vous donne, et vous en contenter, encores que je sçache bien que c'est bien peu au prix de vos mérites229

Note 229: (retour) Montaigne, Lettre I, à monseigneur de Montaigne.

C'est surtout quand le mourant laisse des enfants que ses dernières recommandations témoignent de sa vénération pour sa femme. Comme le souverain qui, en expirant, laisse le pouvoir à son successeur, le chef de famille transmet à la mère de ses enfants le gouvernement de la maison, la tutelle des mineurs, l'administration de leurs biens, l'usufruit de leur patrimoine. Suivant une coutume de Provence, il dispense la mère de famille de tout inventaire, de toute reddition de comptes230. Les enfants fussent-ils même majeurs, le père peut stipuler que la mère gardera l'administration du bien qu'il laisse231. Il fait plus: il ne se contente pas de lui donner une part d'enfant, il la nomme héritière universelle, à la charge de régler elle-même la succession paternelle selon le mérite de ses enfants. Un paysan provençal dit dans son testament, daté du 12 janvier 1664, qu'il en agit ainsi «pour donner à sa femme plus de subject de se faire porter l'honneur et le respect qu'un enfant doit porter à sa mère232.» Vers 1678, dans un projet de testament que j'ai déjà cité, un Godefroy institue héritière universelle «sa chère femme dont il a continuellement éprouvé la fidélité et l'affection.» En priant Dieu de la laisser encore sur la terre pour élever et protéger leurs enfants, il ajoute: «Je désire et entends qu'elle ait seule la garde et la conduite de nos dits enfans, et qu'elle soit la seule tutrice ainsy qu'elle est bonne mère; qu'elle ait l'entière administration et disposition de tout le peu que je laisse de biens au monde, qui ne sçauroit jamais estre en meilleures mains ny sous un plus seur gouvernement. Je recommande et en charge sur toute chose selon Dieu à tous mes dits enfans d'obéir à leur bonne mère, la servir, lui déférer, la respecter et l'honorer en toutes choses, sans luy faire jamais de desplaisir ny désobéissance... ne perdant jamais la mémoire et la reconnaissance de tant de faveurs et bontés qu'ils en ont continuellement ressenti233

Note 230: (retour) «En Provence la dispense d'inventaire est établie à l'état de coutume, et elle est à peu près sans exceptions. La mère de famille est si haut placée, que prohibition absolue est faite à tous juges, officiers de justice, gens d'affaires, de lui demander aucun compte de son administration et de lui créer la moindre difficulté. Si, malgré les intentions les plus formelles du mari, on s'avisait de la quereller, elle aura à titre de legs tout ce pour quoi elle serait recherchée.» Ch. de Ribbe, ouvrage cité.
Note 231: (retour) S'il n'y a pas de testament, des fils respectueux laissent à leur mère l'administration de leurs biens. Id., id.
Note 232: (retour) Testament d'Antoine Poutet, travailleur au lieu de Rognes (B.-du-R.). Cité par M. de Ribbe, id.
Note 233: (retour) Les savants Godefroy. Mémoires d'une famille, etc.

Et pour la femme qui avait été laborieusement associée à la vie de son mari, c'était justice qu'elle lui succédât dans le bien acquis ou conservé par une commune sollicitude. Ainsi pensait ce magistrat de Provence, testant le 15 octobre 1593. Il déclare «vouloir récompenser celle qui, depuis son mariage, a souffert en tous ses biens et adversités, s'est employée à l'augment de sa maison, et, se confiant à son intégrité et à l'amour qu'elle porte et portera à ses enfans, il entend qu'elle soit dame, maistresse, administratrice de tout son bien, ainsi qu'elle estoit de son vivant, que ses enfans la respectent, comme s'il estoit encore en vie.»

Par l'ordre, par l'activité, par l'économie, la veuve savait d'ailleurs ajouter au patrimoine de ses enfants234. Néanmoins, Montaigne s'effrayait du pouvoir qu'avait la veuve d'instituer l'héritier. Très peu confiant, nous le savons, dans le mérite des femmes, il ne croyait pas à la clairvoyance des mères. Mais Bodin en jugeait autrement. Il pensait que l'amour d'un père ou d'une mère est assez grand pour que la loi puisse présumer qu'ils mesureront leur pouvoir235.

Note 234: (retour) Testament de Jean Duranti, Livre de raison de François Ricard. Ch. de Ribbe, l. e.
Note 235: (retour) Montaigne, Essais, II, VIII; Ch. de Ribbe. l. e.

Tout en regrettant que la mère pût disposer entre ses enfants du patrimoine de son mari, Montaigne trouve juste qu'elle ait la tutelle de ses enfants. Il déclare avec raison que l'autorité maternelle est la seule suprématie que la femme doive avoir sur l'homme. Cette autorité est d'ailleurs de droit divin. Le Seigneur l'a formulée dans le Décalogue: «Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement.» Ce précepte sacré, le catéchisme de Trente le consigne à la fin du XVIe siècle.

Le sire de Pibrac le répète dans les célèbres quatrains où il a condensé le suc de la morale chrétienne et de l'honneur français, et qui servirent longtemps à l'éducation des enfants:

Dieu tout premier, puis père et mère honore.

C'est la base même de la famille patriarcale. Et saint François de Sales rappelait avec force le commandement divin en écrivant à sa mère: «Commandez librement à vos enfans, car Dieu le veut.»

Soit que la mère partage avec le père cette autorité souveraine, soit qu'il la lui laisse tout entière en mourant, les enfants, devenus même chefs de famille, s'inclinent devant cette douce et majestueuse délégation de la puissance divine. Au XVIe et au XVIIe siècles, l'autorité maternelle est généralement ferme, peut-être même plus souvent sévère que tendre. Mais au XVIIIe siècle, la sentimentalité des nouvelles doctrines pénétrera dans bien des foyers; et l'excessive familiarité des parents avec les enfants constituera un danger plus grand encore que celui d'une sévérité outrée. Le principe de l'autorité domestique une fois sapé, la famille s'écroulera, et quand cette pierre fondamentale d'une nation vient à manquer, la nation elle-même est près de sa chute236. Mais pour la ressource de l'avenir, il restait encore au XVIIIe siècle bien des maisons où se conservait en même temps que la fermeté des principes l'affection qui les applique avec douceur.

Note 236: (retour) Cuvillier-Fleury, la Famille dans l'Éducation. (Études et portraits, deuxième série, 1868)

C'était souvent sur une véritable tribu que s'exerçait l'autorité maternelle. On ne peut voir sans émotion sur les pierres funéraires des siècles que nous étudions, les époux défunts entourés de leurs nombreux enfants agenouillés autour d'eux comme pour implorer de Dieu le salut éternel des parents qui les ont mis au monde et chrétiennement élevés. Il y a là des familles de douze, treize enfants, et même plus237. Depuis les paysans jusqu'aux grands seigneurs, les pères et les mères aiment à paraître devant Dieu dans la sainte gloire d'une belle postérité.

Note 237: (retour) Guilhermy, Inscriptions de la France.

C'est dans ces temps que l'on voyait la maréchale de Noailles entourée de ses cinquante-deux descendants238. On n'avait pas généralement alors la crainte d'augmenter les charges de la famille par le nombre des enfants. Mme de Toulongeon exprimait cependant cette crainte, et sa mère, sainte Chantal, l'en reprenait avec force et lui disait que le Seigneur, qui envoie les enfants, sait bien pourvoir à leur avenir.

Note 238: (retour) Mme de Simiane, Lettres. Au marquis de Caumont. 20 février.

Comme au moyen âge, ce que la mère chrétienne voit surtout dans ses enfants, ce sont des âmes qu'il faut préparer à la vie qui se commence sur la terre, et qui doit se continuer dans les cieux. La femme forte pouvait dire comme Mme de Gondi: «Je souhaite bien plus faire de ceux que Dieu m'a donnés, et qu'il peut me donner encore, des saints dans le ciel que des grands seigneurs sur la terre239». Selon la forte pensée de la duchesse de Liancourt, ceux qui n'élèvent leurs enfants que pour la terre ne se distinguent pas des animaux.

Note 239: (retour) Chantelauze, Saint Vincent de Paul et les Gondi.

Aussi, dès qu'une chrétienne se sent mère, elle offre à Dieu son enfant par la Vierge Marie. Lorsqu'il est né, ravie d'avoir mis au monde un chrétien, elle le bénit, elle demande au Seigneur de ne le laisser vivre que s'il doit le servir ici-bas, et tous les jours elle renouvellera cette prière, digne d'une Blanche de Castille240.

Note 240: (retour) Voir les enseignements maternels de la duchesse de Liancourt et de Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, et les vies de Mme de Miramion, de Mme la duchesse de Doudeauville, de Mme la marquise de Montagu.

On se croirait encore au siècle de saint Louis, quand on voit une inscription tumulaire consacrée en plein XVIIIe siècle à la femme d'un magistrat, morte à trente-quatre ans, après avoir nourri le fils premier-né «qu'elle avoit demandé à Dieu pour estre un saint prestre et un deffenseur de la vérité.»

Le veuf qui dédie cette épitaphe, y ajoute ces lignes si simples et si touchantes: «Agréez, Seigneur, l'acquiescement que fait icy le mari au voeu de cette pieuse femme et octroyez lui que l'enfant y corresponde. Qu'elle repose en paix241».

Note 241: (retour) Guilhermy, Inscriptions de la France, t. II, DXVI, Charonne, église paroissiale de Saint-Germain, 1736.

Cette sollicitude qui, avant même la naissance de l'enfant, prépare en lui un défenseur de la vérité, suit la mère dans toute sa mission, quel que soit l'état auquel cet enfant puisse être destiné. La mère le guide par sa parole, plus encore par l'exemple de sa vie, cette vie qui, pour lui, «est une vive image de bien vivre242.» La mère ne croit pas sa mission terminée lorsque son enfant quitte le foyer paternel, ni même lorsqu'elle aura cessé de vivre. Elle donne à son fils, comme à sa fille, des conseils où elle a résumé son enseignement; elle les écrit même dans quelqu'un de ces admirables mémoires que j'ai déjà bien des fois cités.

Note 242: (retour) Du Vair, Actions et Traitez oratoires, passage cité par M. de Ribbe, les Familles et la Société eu France, etc.

Le jeune Bayard va s'éloigner de ses parents pour se mettre au service d'un prince. Son père l'a béni.

«La povre dame de mère estoit en une tour du chasteau qui tendrement ploroit; car combien qu'elle feust joyeuse dont son filz estoit en voye de parvenir, amour de mère, l'admonnestoit de larmoyer. Toutesfois, après qu'on luy feust venu dire: «Madame, si vous voulez venir veoir vostre filz, il est tout à cheval, prest à partir,» la bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fist venir son filz vers elle, auquel elle dit ces parolles:

«Pierre, mon amy, vous allez au service d'ung gentil prince. D'autant que mère peult commander à son enfant, je vous commande trois choses tant que je puis; et si vous les faictes, soyez asseuré que vous vivrez triumphamment en ce monde.

«La première, c'est que, devant toutes choses, vous aymez, craingnez et servez Dieu, sans aucunement l'offenser, s'il vous est possible; car c'est celluy qui tous nous a créez, c'est luy qui nous faict vivre, c'est celluy qui nous saulvera; et sans luy et sa grâce, ne sçaurions faire une seulle bonne oeuvre en ce monde. Tous les matins et tous les soirs, recommandez-vous à luy, et il vous aydera.

«La seconde, c'est que vous soyez doulx et courtois à tous gentilz-hommes, en ostant de vous tout orgueil. Soyez humble et serviable à toutes gens, ne soyez maldisant ne menteur, maintenez-vous sobrement quant au boire et au manger; fuyez envye, car c'est ung villain vice; ne soyez ne flatteur ne rapporteur, car telles manières de gens ne viennent pas voulentiers à grande perfection. Soyez loyal en faictz et dictz; tenez vostre parolle; soyez secourable à vos povres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera.

«La tierce, que des biens que Dieu vous donnera vous soyez charitable aux povres nécessiteux; car donner pour l'honneur de luy n'apovrit oncques homme; et tenez tant de moy, mon enfant, que telle aulmosne que pourrez-vous faire, qui grandement vous prouffittera au corps et à l'ame.

«Velà tout ce que je vous en charge. Je croy bien que vostre père et moy ne vivrons plus guères. Dieu nous fasse la grâce à tout le moins, tant que nous serons en vie, que tousjours puissions avoyr bon rapport de vous!»

«Alors le bon Chevallier, quelque jeune aage qu'il eust, luy respondit: «Madame ma mère, de vostre bon enseignement, tant humblement qu'il m'est possible, vous remercie; et espère si bien l'ensuyvre que, moyennant la grâce de Celluy en la garde duquel me recommandez, en aurez contentement.»

«Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette, en laquelle avoit seulement six escus en or et ung en monnoye, qu'elle donna à son filz, et appela ung des serviteurs de l'évesque de Grenoble, son frère, auquel elle bailla une petite malette en laquelle avoit quelque linge pour la nécessité de son filz...243».

Note 243: (retour) Très joyeuse, plaisante et recréative histoire du bon Chevallier sans paour et sans reproche. (Collection de MM. Michaud et Poujoulat.)

Servir Dieu, lui demander le chemin du devoir, se dévouer au prochain, défendre les faibles, secourir les pauvres, être vrai, loyal, fidèle à sa parole, bienveillant, courtois, c'est encore, au temps de Charles VIII, l'idéal de la chevalerie. Gomment s'étonner que de tels enseignements, passant par les lèvres d'une mère, aient formé le chevalier sans peur et sans reproche, qui certes vécut triumphamment en ce monde?

Plus tard, c'est le jeune du Plessis-Mornay qui s'éloigne de sa mère pour compléter son éducation par un grand voyage. Sa mère lui donne par écrit plus que des conseils, un puissant exemple: la vie de son père, le célèbre du Plessis-Mornay, celui que l'on nommait le pape des huguenots, mais qui apporta dans l'erreur une forte conviction qu'il ne sacrifia jamais à aucun intérêt humain, L'honneur fut le signe distinctif de cette vie; et c'est cet honneur que Mme du Plessis-Mornay propose à son fils comme un grand modèle.

«Afin encores que vous n'y ayés point faute de guide, en voicy un que je vous baille par la main, et de ma propre main, pour vous accompagner, c'est l'exemple de vostre père, que je vous adjure d'avoir tousjours devant vos yeux (pour l'imiter, duquel j'ay pris la peine de vous discourir) ce que j'ay peu connoistre de sa vie, nonobstant que nostre compagnie ait esté souvent interrompue par le malheur du temps.... Je suis maladive et ce m'est de quoy penser que Dieu ne me veille laisser long-temps en ce monde; vous garderés cest escrit en mémoyre de moy; venant aussy, quand Dieu le voudra, à vous faillir, je désire que vous acheviez ce que j'ay commencé à escrire du cours de nostre vie. Mais surtout, mon Filz, je croiray que vous vous souviendrez de moy quand j'oiray dire, en quelque lieu que vous aillez, que vous servez Dieu, et ensuivez vostre Père; j'entreray contente au sépulchre, à quelque heure que Dieu m'appelle, quand je vous verray sur les erres d'avancer son honneur, en un train asseuré soit de seconder vostre Père,... soit de le faire revivre en vous, quand par sa grâce, il le vous fera survivre244....»

Note 244: (retour) Mémoires de Mme de Mornay, publiés par Mme de Witt, née Guizot.

M. et Mme du Plessis-Mornay devaient survivre à leur enfant. Là mère malade, languissante, allait être précédée dans la tombe par le fils, plein de jeunesse, mais frappé à mort dans un combat.

Voici maintenant au XVIIe siècle et au XVIIIe, deux mères catholiques: la duchesse de Liancourt, que nous connaissons déjà, et Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, la soeur du chancelier. L'une élève un gentilhomme de grande race, l'autre, un fils de magistrat; et, toutes deux ont laissé des écrits qui nous font connaître la direction de leur enseignement245.

Note 245: (retour) Mme de Liancourt a exposé dans le règlement qu'elle écrivit pour sa petite-fille, les principes qu'une mère doit mettre en pratique dans l'éducation de son fils. Elle les avait elle-même appliqués. Règlement donné par une dame de qualité, etc., ouvrage cité. Voir aussi l'avertissement mis en tête de cet ouvrage. Pour Mme Le Guerchois, voir ses ouvrages publiés, comme le livre de la duchesse de Liancourt, après la mort de l'auteur et sous le voile de l'incognito: Avis d'une mère à son fils, 2e éd. Paris, 1743; Avis d'une mère à son fils sur la sanctification des fêtes, etc. Paris, 1747. Elle écrivit aussi pour elle-même des Pratiques pour se disposer à la mort.

La grande dame et la femme du magistrat édifient l'une et l'autre l'éducation de l'homme sur la forte base religieuse qui seule soutient les vertus publiques et privées. Madeleine d'Aguesseau conseille à son fils, avec la lecture quotidienne du Nouveau Testament, l'étude de la religion, mais une élude pratique d'où il puisse se former des principes «sur toutes les règles de vérités mises en conduite.»

Et la duchesse de Liancourt donne pour précepte fondamental à l'éducation de son fils la maxime suivante: «La seule règle de ce qu'on doit au monde, est ce qu'on doit à Dieu; et la droite raison consiste à tirer de ce premier et unique devoir, l'idée de la véritable grandeur, du vrai courage, de la valeur, de l'amitié, de la fidélité, de la libéralité, de la fermeté, et de toutes les vertus dont les gens de qualité se piquent le plus.»

Enseigner aux jeunes gens ce qu'ils devaient à Dieu, c'était donc leur enseigner ce qu'ils devaient à la patrie, au roi, à leurs parents, au prochain, ce qu'ils se devaient à eux-mêmes. Une telle direction mettait dans le coeur du jeune homme, les sentiments forts, généreux, raisonnables, dont Mme de Liancourt voulait qu'il se nourrît. Humble devant le Créateur, il comprend que la vraie dignité de l'homme consiste, non dans les dons extérieurs, mais dans le signe divin que lui a imprimé le christianisme. Il soumet ses passions à sa raison, et sa raison à Dieu. Il ne se glorifie même pas de sa vertu et ne voit dans les fautes d'autrui que la faiblesse humaine à laquelle, lui aussi, est sujet et dont la grâce de Dieu l'a préservé. Respectueux du pouvoir comme d'une délégation de Dieu, il garde l'indépendance de sa conscience. Ami dévoué, il sacrifie tout à l'amitié, hors cette conscience. Désintéressé, il est d'autant plus serviable. Miséricordieux, il pardonne l'offense. Il ne se bat pas en duel. Précepte bien utile dans ces temps où la mère qui apprenait la mort glorieuse de son fils tué à l'ennemi, disait au milieu de sa douleur: «La volonté de Dieu soit faicte! Nous l'eussions peu perdre en un düel, et lors quelle consolation en eussions nous peu prendre?» C'est le cri de Mme du Plessis-Mornay, c'est aussi le cri de sainte Chantal246. La mère catholique et la mère protestante s'unissent ici dans la même terreur de ces combats singuliers qui auraient enlevé à leurs enfants plus que la vie du corps, la vie de l'âme.

Note 246: (retour) Mme de Mornay, Mémoires; Mère de Chaugy, Vie de sainte Chantal, deuxième partie, ch. XIX.

Mais n'y a-t-il pas à craindre que l'on n'attribue à la lâcheté le refus de se battre? Pour éviter un tel jugement, la duchesse de Liancourt veut que, de bonne heure, on envoie le jeune homme à l'armée et qu'il déploie, devant l'ennemi, ce courage du chrétien qui, sûr de l'éternité, ne redoute pas la mort. Ainsi agit-elle pour son fils, M. de la Roche-Guyon, qui fut tué en combattant comme volontaire au poste le plus périlleux. C'est ainsi que les femmes de France savaient préparer dans leurs fils un gentilhomme et un soldat.

Comme la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau donne à son fils un flambeau qui le guide vers le ciel en éclairant sa marche sur la terre. A la différence de Mme de Liancourt, qui élevait son fils pour le métier des armes, elle ne sait pas quelle profession choisira le sien. Sans doute elle juge bon qu'un jeune homme suive la carrière paternelle; mais elle désire avant tout que l'on tienne compte de la vocation de son fils, cette vocation sur laquelle il priera Dieu de l'éclairer et consultera aussi ses parents. Toutefois, ce n'est pas à la vie des camps que Mme Le Guerchois le prépare, c'est à cette vie d'étude que la duchesse de Liancourt recommandait aussi à son fils et dont Madeleine d'Aguesseau trouvait l'exemple dans cette famille de magistrats qui l'avait vue grandir. Mais nous savons qu'elle donne à cette studieuse carrière la même inspiration que Mme de Liancourt insufflait à la vie plus militante de M. de la Roche Guyon: la pensée toujours présente du devoir que Dieu prescrit. Le fils de Madeleine d'Aguesseau s'instruira pour employer sa science au service de sa foi. Il offrira à Dieu l'âpreté même de son travail comme la rançon que le Seigneur a imposée à l'humanité déchue. La noble femme dit éloquemment que nous sommes «condamnés à manger avec peine le pain de l'esprit aussi bien que le pain du corps.» Mais en imposant à son fils le devoir de s'instruire, elle le prémunit contre l'enflure du faux savoir. Par suite de la déchéance de l'homme, «quelque étendue que puissent avoir nos connaissances, ce que nous ignorons est infini en comparaison de ce que nous savons.» Nos facultés viennent de Dieu, notre faiblesse est innée. Il nous faut donc parler modestement de ce que nous savons, et rapporter à Dieu nos progrès dans l'étude.

Quand son fils sera entré dans le monde, Mme Le Guerchois l'exhorte à se souvenir que ses parents sont ses meilleurs conseillers, ses amis les plus sûrs. Elle lui rappelle avec force l'honneur qu'il doit leur rendre, la confiance pleine de tendresse qu'ils doivent lui inspirer. La duchesse de Liancourt, elle aussi, voulait que le fils confiât tout à sa mère, même ses fautes.

Madeleine d'Aguesseau guide son fils dans les amitiés qu'il nouera. Elle en restreint le nombre, mais elle les veut fidèles, dévouées. Elle exhorte le jeune homme au bon choix et à la paternelle direction des domestiques. Elle lui donne des règles pour les distractions du monde, pour la causerie même. Sans doute, il y a chez Madeleine d'Aguesseau, comme chez Mme de Liancourt d'ailleurs, tout le rigorisme janséniste. Elle n'établit pas une distinction suffisante entre les plaisirs permis et ceux qui ne le sont pas. En proscrivant absolument le théâtre, elle ne fait aucune exception pour certaines oeuvres où, comme dans les tragédies de Corneille, par exemple, un jeune homme ne peut que respirer le souffle de l'honneur et de la vertu. Les limites qu'elle trace à la causerie sont aussi trop étroites. S'imposer, par pénitence, le sacrifice d'une parole spirituelle, quelque innocente qu'elle puisse être, c'est là une exagération janséniste qui ne devait pas rendre fort animés les salons où elle se produisait. Si beaucoup d'aimables esprits s'étaient imposé de semblables privations, que serait devenue la vieille causerie française, cette école d'urbanité, de grâce et de bon goût? En lisant ces pages de Mme Le Guerchois, il semble que l'on se trouve transporté au sein d'une rigide demeure de l'ancienne magistrature, dans quelque salon glacial où de rares visiteurs laissent de temps en temps tomber quelque parole qui ne rencontre pas d'écho. Peut-être par leur solennel ennui, ces salons contribuèrent-ils à jeter dans le tourbillon mondain plus d'un jeune homme, plus d'une jeune femme qu'une vie moins comprimée eût laissé fidèles aux vieilles traditions domestiques de la robe.

Si, de même que la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau pense plus aux châtiments éternels qu'aux miséricordes du Seigneur, ce n'est que pour soi-même qu'elle exige la sévérité, et elle ne demande pour le prochain que la plus aimable indulgence. Pas plus que Mme de Liancourt, elle ne se plaît aux controverses religieuses qui amènent l'aigreur et non la persuasion; et tout en faisant d'une austère piété l'inspiration de la vie, elle veut que cette piété ne s'affiche pas à l'extérieur et ne se révèle que dans les actions qui la traduisent.

En somme, c'est la digne fille de Henri d'Aguesseau, c'est la digne soeur du grand chancelier qui nous apparaît dans ces conseils. C'est une femme forte, c'est, dit l'éditeur de ses ouvrages, «une mère vraiment chrétienne...; une mère qui, à l'exemple de Tobie, donne des avis à son fils, pour le rendre digne d'une vie meilleure que celle-ci, et veut lui laisser pour héritage des règles de conduite, comme des biens infiniment plus précieux que tous ceux qu'il pourrait trouver dans sa succession...»

Près de la duchesse de Liancourt et de Madeleine d'Aguesseau, j'aime à placer une autre mère, la spirituelle marquise de Lambert dont la vie se partage entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Sans doute, malgré l'élévation de sa pensée, la délicatesse de ses sentiments, son inspiration est moins haute que celle des deux mères qui viennent de nous occuper. En s'adressant à son fils, le jeune colonel de Lambert, elle le prépare plutôt à la vie du monde qu'à la vie éternelle247, et le but qu'elle lui montre, ce n'est pas la gloire céleste, c'est la gloire humaine, mais une gloire pure, généreuse, qui, en donnant à l'homme, au soldat, un grand nom, consiste moins encore dans cette brillante renommée que dans le témoignage que sa conscience lui rendra en lui disant qu'il a fait son devoir. D'ailleurs, dans les avis qu'elle donne à son fils, aussi bien que dans les conseils non moins élevés qu'elle adresse à sa fille, elle assigne pour principe à la vie la morale évangélique. Elle trouve que, sans les vertus chrétiennes, «les vertus morales sont en danger248

Note 247: (retour) Après avoir écrit ces lignes, je vois que toi était aussi l'avis de Fénelon. Voir dans les Oeuvres de la marquise de Lambert la lettre de l'illustre prélat.
Note 248: (retour) Mme de Lambert, Avis d'une mère à son fils. Avis d'une mère à sa fille.

Si les mères forment dans leurs fils des hommes d'honneur, elles préparent aussi dans leurs filles de vigilantes ménagères. Nobles dames et bourgeoises s'y appliquent également, la baronne de Chantal comme Mme du Laurens, la duchesse de Liancourt et la duchesse de Doudeauville comme Mme Acarie. Alors que je retraçais l'existence de la grande dame ménagère, je ne faisais que m'inspirer des conseils écrits que Mme de Liancourt donnait à sa petite-fille, et Mme de Doudeauville à sa fille. Cette aïeule, cette mère, n'avaient qu'à regarder en elles-mêmes pour reproduire dans leur postérité la femme forte de l'Écriture, cette femme forte qui, de même que l'homme d'honneur, trouve dans sa foi la lumière du devoir et l'énergie du bien.

La duchesse de Liancourt nous a montré que, dans la mission maternelle, la grand'mère remplace la mère qui n'est plus. Dans l'ancienne France, quel type auguste que celui de l'aïeule, l'aïeule joignant à l'autorité maternelle la majesté des ans; l'aïeule qui, plus près de la tradition patriarcale, la personnifie en quelque sorte! Quelle grande figure d'aïeule que la duchesse de Richelieu, mère du cardinal! Veuve, elle a élevé ses cinq enfants, et lorsque meurt sa fille, Mme de Pontcourlay, elle recommence sa tâche auprès des enfants de la morte. En recevant sous son toit le cardinal, elle lui présente cette chère postérité que Richelieu, l'homme d'État inflexible, bénit en pleurant. Que l'aïeule est touchante alors, et sous quelle religieuse auréole elle nous apparaît, quand, le soir, dans la salle du vieux château, elle réunit ses enfants, ses petits-enfants, ses serviteurs, dans la commune prière dont elle est l'interprète vénéré!249

Note 249: (retour) Bonneau-Avenant, la Duchesse d'Aiguillon.

La mère vit-elle encore, quel guide sûr elle trouve dans sa propre mère pour l'éducation de ses enfants et le soin de leur avenir! Comme cette mère l'instruit par son propre exemple! Au XVIe siècle, Mme de Laurens recommande à sa fille Jeanne de bien élever ses enfants, et de leur faire apprendre une profession. «Ayant cela et la crainte de Dieu, ils ont assez. Qu'est-ce qui manque à vos frères? Quand je fus veufve avec tant d'enfans, je n'avois après Dieu que mes voisins et amis; car de parens je n'en avois point icy.» Elle racontait à sa fille que ses amis lui conseillaient de mettre au couvent quelques-uns de ses dix enfants pour assurer un sort plus favorable aux autres. Mais la pieuse femme ne voulut pas de vocations forcées. C'eût été acheter trop cher son repos. Elle demanda à Dieu la force de suffire à sa tâche et se mit vaillamment à l'oeuvre. Dans sa pauvreté elle trouva moyen de faire instruire ses huit fils et de leur faire subir les épreuves du doctorat. Sa fille nous apprend à quel prix: «Vous me direz: Comment est-ce qu'elle pouvoit faire estudier et passer docteurs ses enfans, nostre père ayant laissé si peu de rentes? Je responds qu'il avoit acquis et laissé quelques pièces (de terre) dont ma mère se secouroit. Car, quand elle vouloit faire passer docteur quelqu'un de ses enfans, ou le faire estudier, elle vendoit l'une de ces pièces, en mettoit l'argent dans une bourse, et de cela les faisoit apprendre ou graduer, sans rien emprunter250

Note 250: (retour) Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe: Une Famille au XVIe siècle.

Dieu bénit cette mère dans ses sacrifices, dans ses sollicitudes. Elle maria honorablement ses deux filles. Ses huit fils, tous reçus docteurs, donnèrent à cette humble maison bourgeoise deux archevêques, un provincial des capucins, un avocat général qui illustra le Parlement de Provence, un avocat de mérite, trois médecins dont l'un, attitré auprès de Henri IV, acquit de la célébrité. Telle fut la couronne de cette mère.

La mère de famille a le dévouement, l'activité féconde, la foi agissante qui font d'elle une admirable éducatrice; mais dans ce siècle où, suivant la remarque que nous avons déjà faite, les principes romains régnent dans la famille, l'affection maternelle est souvent sévère, et la force du caractère, la grandeur morale, l'autorité imposante prédominent sur la tendresse. Mais cette tendresse, pour être contenue, n'en est pas moins profonde, et comme parfois elle s'épanche! Quelles larmes répand la mère de Bayard au moment où elle va donner ses derniers conseils à son fils qui s'éloigne du foyer! Quel amour maternel, quel abandon plein de charme dans les lettres que Mme de Sévigné écrit à sa fille absente! Et lorsqu'une mère a devant elle, non plus une séparation momentanée, mais l'éternelle séparation d'ici-bas, que d'amertume dans la douleur de survivre à son enfant! Mme du Plessis-Mornay, la mère austère et ferme, ne peut longtemps proférer une parole lorsque son mari lui annonce que leur fils a été tué. Elle s'est résignée à la volonté de Dieu; mais, dit-elle, «le surplus se peut mieux exprimer à toute personne qui a sentiment par un silence. Nous sentismes arracher noz entrailles, retrancher noz espérances, tarir noz desseins et noz désirs. Nous ne trouvions un long temps que dire l'un à l'autre, que penser en nous mesmes, parce qu'il estoit seul, après Dieu, nostre pensée; toutes nos lignes partoient de ce centre et s'y rencontroient. Et nous voyions qu'en luy Dieu nous arrachoit tout, sans doute pour nous arracher ensemble du monde, pour ne tenir plus à rien, à quelque heure qu'il nous appelle...251»

Note 251: (retour) Mémoires de Mme du Plessis-Mornay.

Et quand Mme de Longueville, convertie, apprend dans sa retraite religieuse la mort de son fils tué au passage du Rhin, comme le désespoir de la mère fait explosion dans ce coeur que la pénitence a déjà broyé! Mme de Sévigné nous a dépeint cette scène navrante; et ici la spirituelle marquise n'a plus qu'un coeur de mère pour faire vibrer l'écho d'un inénarrable désespoir. «Tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé... Pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte252

Note 252: (retour) Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 20 juin 1672.

Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, avait succombé à semblable douleur. Son mari, son fils, avaient accompagné François Ier dans son expédition d'Italie. Le jeune prince fut l'une des glorieuses victimes de la bataille de Marignan. C'est dans un cercueil qu'il rentra au château de ses pères. Quelle scène que celle où l'évêque de Poitiers annonce à la pauvre mère la mort de son enfant et l'arrivée du funèbre cortège! En vain le prélat fera-t-il appel aux sentiments héroïques, à la foi ardente de Gabrielle de Bourbon, la mère ne pourra supporter la terrible nouvelle. «Madame, dist l'evesque, j'ay reçu des lettres de Italie.—Et puis, dist-elle, comment se porte mon fils?—Madame, dist l'evesque, je pense qu'il se porte mieulx que jamais, et qu'il est au cercle de héroïque louange et au lieu de gloire infinie.—Il est donc mort? dist-elle.—Madame, ce n'est chose qu'on vous puisse celler, voire de la plus honneste mort que mourut one prince ou seigneur; c'est au lict d'honneur, en bataille permise pour juste querelle, non en fuyant, mais en bataillant, et navré de soixante deux playes, en la compaignée et au service du Roy, bien extimé de toute la gendarmerie, et en la grâce de Dieu, car luy bien confessé est decedé vray crestien253

Note 253: (retour) Jean Bouchet, le Panegyrie du chevallier sans reproche.

Alors commence pour Mme de la Tremouille une agonie qui dure trois ans.

Pour arracher son fils à la mort, la mère donne sa propre vie. Une belle épitaphe de la dernière année du XVIIe siècle nous montre une «femme forte» succombant à la maladie contagieuse qu'elle a gagnée en soignant son fils que la mort, plus forte que son amour, a enlevé de ses bras. Elle a rejoint son fils, et voici que sa fille, qui ne peut vivre sans elle, l'accompagne dans le tombeau. C'est à une famille de robe qu'appartient ce monument funéraire254.

Note 254: (retour) Guilhermy, Inscriptions de la France, t. I, CXCIV. Paris, Saint-Séverin, 1699.

Il y eut une mère plus héroïque encore dans sa tendresse que cette femme qui mourut en soignant son enfant; c'est Mme de Chalais accompagnant son fils jusqu'au pied de l'échafaud pour l'aider à bien mourir. Après l'avoir enfanté à la vie terrestre, elle l'enfante de nouveau, dans d'autres douleurs plus terribles, hélas! que les premières, pour la vie qui naît de la mort, la vie sans fin. Je ne sais rien de plus grand que cette figure de mère qui apparaît à un condamné entre la terre qu'il va quitter et l'éternité qui l'attend.

Nous jetions tout à l'heure un regard ému sur ces tombes où se réunissent les époux. D'autres monuments funéraires nous montrent aussi la mère et l'enfant déposés dans le même tombeau. L'homme même qui a sacrifié au service de Dieu et de la charité sa vie entière et toute sa puissance d'affection, le prêtre qui a renoncé par son austère vocation aux titres d'époux et de père, n'oublie pas qu'il est fils, et dans la mort il aime à dormir son dernier sommeil sur le sein maternel qui a été son berceau. La cathédrale de Troyes contient plusieurs tombes où les chanoines sont représentés près de leurs mères. Près de Paris, à Longpont, dans l'église prieurale et paroissiale de Notre-Dame, se voit, au milieu de la nef, une tombe du XVIe siècle. Sur la pierre sont gravées deux figures: une femme simplement vêtue porte à la ceinture un grand chapelet avec la croix; près d'elle est un prêtre. C'est le curé de Longpont et sa mère255.

Note 255: (retour) Guilhermy, Inscriptions de la France, t. III, MCCCXVII.
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