← Retour

La Flandre pendant des trois derniers siècles

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of La Flandre pendant des trois derniers siècles

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La Flandre pendant des trois derniers siècles

Author: Baron Joseph Marie Bruno Constantin Kervyn de Lettenhove

Release date: June 19, 2014 [eBook #46033]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
book was produced from scanned images of public domain
material from the Google Print project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FLANDRE PENDANT DES TROIS DERNIERS SIÈCLES ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

1

LA FLANDRE
PENDANT LES TROIS DERNIERS SIÈCLES.

2

Cet ouvrage forme la suite de l'Histoire de Flandre,
du même auteur.

Bruxelles.—Imprimerie Alfred VROMANT.

LA
FLANDRE

PENDANT
LES TROIS DERNIERS SIÈCLES

PAR
le Baron KERVYN de LETTENHOVE

deco

BRUGES
BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR


1875

4

LA FLANDRE
PENDANT LES TROIS DERNIERS SIÈCLES.

deco

L'histoire de la Flandre se modifie profondément dans les premières années du seizième siècle, et avec elle la tâche laborieuse de celui qui se propose de l'étudier et de la faire connaître. L'influence, l'initiative, l'action qui constituent le caractère politique d'un peuple et qui révèlent la mission qu'il a à remplir, ont à peine laissé quelques traces fugitives. Lisez nos chroniques de cette époque: elles n'ont plus rien qui explique leur origine, et, de tous les pays de l'Europe, le pays où elles furent écrites, y occupe souvent l'espace le moins étendu. Le récit est sans ordre, parce qu'il n'a plus de limites; les tableaux sont sans couleurs, parce que l'on ne sent plus vibrer ni l'énergie du sentiment national, ni l'émotion particulière à quiconque fut acteur, témoin ou victime dans ces luttes si acharnées et si vives que virent se succéder sans relâche les communes flamandes.

Il est d'autres difficultés qui rendent de plus en plus pénibles les recherches historiques: d'une part, la multiplicité même des sources, depuis les mémoires d'État et les documents diplomatiques, imprimés ou manuscrits, jusqu'aux pamphlets encore à demi voilés par les ténèbres d'où ils sortirent; d'autre part, la partialité, l'injustice, l'inexactitude volontaire et préméditée que l'on retrouve dans des récits inspirés par les passions les plus ardentes.

Pour rester fidèle au travail spécial que la Flandre réclamait incontestablement pour le moyen-âge et qu'elle mérita, à plusieurs intervalles, à une époque moins éloignée, une seule voie demeure ouverte: c'est l'appréciation distincte des épisodes isolés, c'est l'analyse raisonnée des événements où la Flandre se trouvera inopinément entraînée à chercher en elle-même les dernières traditions de sa puissance politique ou de son activité industrielle.

Nous commencerons par le règne du prince qui, selon la parole de Montesquieu, vit paraître un monde nouveau sous son obéissance et l'univers s'étendre pour lui procurer un nouveau genre de grandeur.

deco

CHARLES-QUINT.
1500-1555.

deco

Naissance de Charles-Quint. —Négociations entre Philippe le Beau et Louis XII. —Mort de Philippe le Beau. —Mainbournie de Maximilien. —Gouvernement de Marguerite d'Autriche. —Alliance de Maximilien et de Henri VIII. —Neutralité de la Flandre. —Bataille des Éperons. —Bayard prisonnier en Flandre. —Siége de Térouanne et de Tournay. —Lettre de Charles à Gonzalve de Cordoue. —Sa jeunesse. —Son éducation. —Son émancipation. —Avénement de François Ier. —Charles devient roi d'Espagne, puis empereur. —Situation de l'Europe. —Appréciation du caractère politique de Charles-Quint. —Le cardinal Wolsey à Bruges. —Bruges ville littéraire. Érasme, Thomas Morus, Louis Vivès, Jacques Meyer et les savants du seizième siècle. —Prise de Tournay. —Bataille de Pavie. —Traité de Madrid. —La Flandre cesse de relever de la couronne de France. —Henri VIII se sépare de Charles-Quint. —Neutralité commerciale de la Flandre. —Traité de Cambray. —Projet de former un royaume des Pays-Bas. —Guerres contre la Flandre. —La Flandre confisquée par arrêt du parlement de Paris. —Trêves. —Projet de démembrement de l'Angleterre. —Ignace de Loyola à Bruges. —Mort d'Isabelle de Danemark et de Marguerite d'Autriche. —La suette. —Situation commerciale et industrielle de la Flandre. —Accroissement des impôts. —Résistance des Gantois. —Les Luthériens. —Les Cresers. —Liévin Borluut. —Supplice de Liévin Pym. —Arrivée de Charles-Quint en Flandre. —Confiscation des priviléges de Gand. —Nouveau projet de créer un royaume des Pays-Bas. —Le duc d'Orléans. —Guerres. —Paix de Crespy. —Le comte de Bueren. —Les Pays-Bas réunis à l'Empire. —Le prince d'Espagne en Flandre. —Charles-Quint dicte ses Commentaires. —Nouvelles guerres. —Destruction de Térouanne. —Prise d'Hesdin. —Combats sur mer. —Abdication de Charles-Quint. —Son dernier séjour en Flandre.

(24 février 1499, v. st., 1500 selon le rit romain). Naissance à Gand de Charles, fils aîné de Philippe le Beau et de Jeanne d'Arragon.

Les chroniqueurs du temps rapportent que jamais on ne vit plus de pompe et plus de solennité à un baptême. Une galerie avait été construite jusqu'à l'église de Saint-Jean, et elle était, dit-on, éclairée par plus de dix mille flambeaux. On y remarquait douze portes, dont une plus grande que toutes les autres, nommée: la Porte de paix.

Lorsque cet enfant arriva, porté dans les bras de Marguerite d'York, sous les voûtes de l'église de Saint-Jean, tendues de riches tapisseries de drap d'or et de velours, les nobles et les bourgeois y entrèrent avec lui, et l'éclat de leurs flambeaux répandit sur son jeune front, qu'allait arroser l'eau lustrale du baptême, une éclatante auréole, présage de renommée et de gloire: Charles de Gand avait franchi le seuil de la Porte de paix pour recevoir du sire de Berghes l'épée qui allait écrire dans les annales du monde l'histoire de sa vie.

L'année 1500 était une année mémorable: les uns remarquaient qu'un même nombre d'années séparait Auguste de Charlemagne et Charlemagne du jeune prince qui devait porter le nom de Charles-Quint; d'autres, en saluant en lui l'aurore d'une ère nouvelle, faisaient observer que l'humanité avait franchi la première moitié de cette grande période que l'an mille avait commencée au milieu de la terreur la plus profonde et dont le terme est encore couvert de voiles épais aux yeux de notre siècle; mais rien ne reproduisait alors ces doutes et cet effroi. L'Europe était en paix; Rome appelait les chrétiens aux joies religieuses du jubilé séculaire, et une comète s'élevait dans le ciel pour éclairer, comme le disaient les courtisans et les poètes, le berceau où reposait un enfant:

Fausto sidere cœli.

Vers la fin de l'année 1501, Philippe le Beau et Jeanne d'Arragon firent un voyage en Espagne. Philippe revint bientôt dans les Pays-Bas: déjà commençait à se dessiner, entre les Flamands et les Espagnols, cette antipathie de caractère et de mœurs que les discordes civiles et religieuses allaient rendre si vive.

(26 novembre 1504). Mort de la reine Isabelle, veuve de Ferdinand le Catholique. Une ambassade solennelle arriva à Bruges pour y remettre à Philippe le Beau la couronne des monarques castillans: il y eut à ce sujet de grandes fêtes auxquelles prirent part les marchands de la nation d'Espagne.

La Flandre était en paix: quelques inquiétudes s'élevaient seulement sur les dispositions du roi de France. Louis XII était hostile à Philippe le Beau. Il s'était séparé de Jeanne de France pour épouser Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, et ce mariage avait réveillé de douloureux souvenirs chez le fils de Maximilien.

En 1491, les princes de l'Empire, ceux de l'Europe entière avaient protesté contre une odieuse violation de la foi promise.

En 1498, les rois avaient gardé le silence au triste spectacle du plus scandaleux procès de divorce, et si une voix s'était fait entendre pour le condamner, c'était celle d'un pauvre docteur en théologie, devenu, grâce à son talent et à la sainteté de ses mœurs, recteur de l'université de Paris et principal du collége de Montaigu. Jean Standonck était né à Malines, où il fonda l'une de ces pieuses écoles qui conservèrent longtemps son nom; il y avait peut-être reçu les bienfaits de Marguerite d'Autriche, sacrifiée, comme Jeanne de France, à l'ascendant de la duchesse de Bretagne: quoi qu'il en fût, il représentait, par son opposition, le sentiment public qui dominait dans les Pays-Bas.

En 1505, des discussions relatives au droit de ressort que réclamait le parlement de Paris, firent un instant craindre des hostilités ouvertes de la part de Louis XII; mais le roi de Castille, «qui fort avoit le cœur en Espaigne et ne demandoit point la guerre en France, fut conseillé, dit Wielant, de faire faire, par son procureur général, secrètement et à part, protestations pertinentes et à perpétuelle mémoire, et icelles faites et enregistrées, manda à ses députés accorder les points et articles projetés par les gens du roy de France.» De qui venait ce conseil? Selon ce qui est le plus probable, du grand conseil de Malines, qui, pour mieux se maintenir dans sa rivalité contre le parlement de Paris, remontrait avec instance «que ces matières de ressort sont de merveilleuse importance et de si grand poids que la perte du comté de Flandres en dépend.»

D'autres discussions s'étaient élevées relativement au droit de régale, réclamé par Louis XII dans l'évêché de Tournay. Jean de Luxembourg et Philippe Wielant, envoyés à Paris, le contestaient en invoquant le privilége accordé en 1288 par Philippe le Bel à Gui de Dampierre, dont il résultait «que nuls, soit le roy ou aultre, ne pouvoit prendre quelque chose en Flandres, sinon par la main du comte;» mais on leur répondait que ce privilége personnel et temporaire était si vague, qu'on pouvait lui opposer d'autres chartes de Philippe le Bel, de 1280, de 1282 et de 1289, et qu'il était d'ailleurs constant que Philippe de Valois s'était réservé, en 1345, tous les droits de la souveraineté royale.

De plus, Louis XII exigeait que l'on reconnût que le pays de Waes et le château de Rupelmonde étaient compris dans le fief de Flandre tenu d'hommage lige vis-à-vis de la couronne de France. Les ambassadeurs flamands répliquaient, cette fois, que si Marguerite de Constantinople avait consenti à donner à saint Louis une déclaration favorable à ses prétentions, elle en avait fait remettre une autre semblable au roi des Romains, et que l'on savait assez qu'à une époque postérieure à la déclaration de 1254, le pays de Waes avait été successivement confisqué pour défaut de relief, puis reçu à hommage comme fief impérial par Guillaume de Hollande et Richard de Cornouailles, rois des Romains. Cependant les conseillers de Louis XII se montraient si résolus à ne point céder que les ambassadeurs flamands écrivaient à Philippe le Beau, le 17 octobre 1505: «Sire, nous ne voyons point que ne soyez contraint de faire de trois choses l'une: assavoir ou de lui accorder la régalle, ou de vous en mettre en procès en parlement, où vous le avez perdu contant, ou de avoir la guerre.»

En effet, les circonstances deviennent de plus en plus graves. Au mois de juillet 1506, le roi de France se prépare à soutenir le duc de Gueldre qui guerroie contre le roi de Castille. D'autre part, le roi d'Angleterre, Henri VII, forme le projet de faire débarquer en Flandre sept mille hommes d'armes pour les opposer aux Français.

Ce fut au milieu de ces intrigues que Philippe le Beau mourut subitement à Burgos, le 25 septembre 1506.

Les états généraux se trouvaient en ce moment réunis à Malines. Les députés du Brabant, de la Hollande, de la Zélande et de la Frise décernèrent la tutelle du jeune prince de Castille à son aïeul, l'empereur Maximilien, sans que ceux de la Flandre, du Hainaut, de l'Artois, de Namur, de Lille et de Douay prissent aucune part à cette délibération. Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, et Jean de Houthem, se rendirent aussitôt en Allemagne pour assurer Maximilien de la fidélité et du respect des peuples qui, naguère encore, le repoussaient. Il les accompagna dans les Pays-Bas, mais il comprit bientôt combien son nom y réveillait peu de sympathies, et, par une résolution aussi sage que prudente, il s'éloigna, après avoir adressé à l'assemblée des états généraux, convoquée à Louvain, des lettres où il investissait sa fille Marguerite de la tutelle du prince de Castille, en même temps que du gouvernement des Pays-Bas.

Cependant Louis XII, imitant l'exemple que Charles VIII lui avait laissé, protestait contre la mainbournie de Maximilien. «Très-chiers et bien amés, écrivait-il le 27 juillet 1507 aux bourgeois d'Arras, le roy des Romains s'est de longtemps fort traveillié de tout son pouvoir de nous vouloir nuire et adomagier, non-seulement par voye de guerre, mais aussy par paroles mensongères, lettres et libelles diffamatoires, à la charge, folle honte et déshonneur de nous et de toute la nation franchoise, à quoy sommes bien délibérés résister par toutes voyes... de quoy vous avons bien voulu advertir pour ce que à nous est rapporté qu'il prétend avoir la mainbournie des personnes et pays de nos très-chiers frères et très-amés cousins les enfans de feu nostre chier cousin le roy de Castille, desquels nous voulons et désirons le bien et prouffit comme le nostre propre, pourveu qu'ils ne soient adhérens, ne en l'obéissance d'icelluy roy des Romains.»

Maximilien ne cesse de redouter l'invasion d'une armée française. Aussi a-t-il soin de recommander à sa fille de rassembler aux frontières une armée destinée à la repousser.

On voit bientôt des relations secrètes s'établir entre Maximilien et Henri VIII, qui vient de monter sur le trône d'Angleterre.

Dès le mois de février 1511, on écrit de France à Marguerite d'Autriche: «Madame, la nouvelle de la descente des Anglois continue tousjours icy de plus fort en plus fort, qui espouvante beaucoup ceulx de par deçà, et l'on a tout plain de mauvaise suspicion des Flamengs et autres pays de monsieur vostre nepveu, voisins desdits Anglois, que l'on dit estre consentans de laditte descente.»

Les ambassadeurs de Marguerite à Paris ne manquaient point de démentir tous ces bruits. Au mois de juin 1513, elle déclara de nouveau qu'elle observerait les traités et que l'Empereur était animé des mêmes intentions «combien que plusieurs, pour leur gaing et prouffit particulier, à leurs périls et fortunes, soient allés au service du roi d'Angleterre.»

Cependant, en ce même moment, l'Empereur écrivait à sa fille qu'il engageait les Anglais à débarquer au Crotoy et à envahir la France en suivant l'une ou l'autre rive de la Somme, «par ainsi qu'ils pourront, à grant honneur et puissance, marcher oultre jusques à Montlhéry, où feu nostre beau-père le duc Charles eut grant bataille et victoire, auquel lieu il faut que les François combattent, car c'est au cueur du royaume qui se nomme l'isle de France.» Il songeait même à éloigner le prince Charles de Castille du théâtre de la guerre en le faisant conduire en Allemagne, mais il n'osait exécuter ce projet, de crainte de réveiller le mécontentement des communes flamandes, qui chérissaient tendrement cet enfant, objet de tant d'espérances. «Nous ne savons, écrivait-il lui-même, comment et par quelle manière nous pourrons prendre et avoir hors de nos pays de par delà icelluy nostre fils, affin que quand nous serons à ceste œuvre, nos subgects d'iceux pays se veuillent contenter et ne commencer aucune inimitié.»

Maximilien décida Henri VIII à aborder en France en lui faisant espérer soit la couronne impériale, soit tout au moins un vicariat semblable à celui d'Édouard III. Pour conserver la neutralité des Pays-Bas, il s'était rendu au camp anglais, mêlé à ces soudoyers dont Marguerite d'Autriche parlait dans sa lettre à Louis XII, et portant, comme eux, les couleurs anglaises; empereur mercenaire qui touchait sa paye par jour ou par mois, comme le plus obscur landsknecht de la Souabe ou du Palatinat.

Cependant la neutralité de la Flandre dans cette guerre était bien moins réelle que fictive. «Le roy de Castille, portent les mémoires de Fleurange, laissoit aller de ses gens qui vouloit, nonobstant qu'il y eust amitié entre luy et les François et n'y avoit point de guerre déclarée.» Louis XII se plaignait fort haut des nobles du Hainaut: il ne cherchait, au contraire, qu'à s'assurer, par des paroles douces et conciliantes, l'appui des communes de Flandre.

Malgré les conseils de Maximilien, Henri VIII débarque à Calais, le 31 juin 1513, avec quelque cavalerie et un corps de six ou sept mille lansquenets qu'on appelait la bande noire.

Siége de Térouanne. L'armée qui s'avance pour secourir cette importante forteresse, est commandée par Louis d'Halewyn, sire de Piennes. Maximilien retrouve sous les bannières françaises ses anciens ennemis.

(16 août 1513). Bataille de Guinegate, connue sous le nom de bataille des Éperons, parce qu'elle ressembla plus à une déroute qu'à un combat. Les Français furent vaincus parce que les conseils du sire de Piennes n'avaient pas été suivis: le champ de Guinegate portait bonheur à Maximilien. La Palisse fut pris et se dégagea: Bayard se rendit pour ne pas fuir.

Térouanne, manquant de vivres, ouvrit ses portes après un siége de neuf semaines. «Le roy d'Angleterre, ayant Thérouenne dans ses mains, dit Martin du Bellay, à la suscitation des Flamans la feit démolir, remplir les fossés et brusler toutes les maisons, hormis l'église et les maisons des chanoines.» Quelques mois plus tard, cette œuvre de destruction fut complétée, en vertu d'une lettre de Marguerite d'Autriche. «Pour ce qu'on murmure fort, écrivait-elle à Laurent de Gorrevod, que les François se vantent de fortifier Thérouanne, il semble à aucuns qu'il seroit bon de parbrûler ce qui y est demeuré de laditte ville, et, si cest advis vous semble bon, le pourrez faire exécuter comme trouverez à faire pour le mieulx.»

Les Anglais, vainqueurs à Guinegate et à Térouanne, résolurent d'assiéger Tournay. Les habitants de cette ville avaient déclaré «que Tournay estoit Tournay et que jamais n'avoit tourné et encore ne tournera.» Ils se défendirent courageusement en attendant les secours de Louis XII qui leur avait écrit: «Mes bons enfans de Tournay, des plus anciens de la couronne, ne doubtez rien; je vous secourray quand engagier debvroie la moictié de mon royaulme.»

Cependant les assiégeants disposaient d'une redoutable artillerie: on y remarquait notamment douze gros canons qu'on nommait les douze apôtres; ce qui donne lieu à un chroniqueur flamand d'observer «qu'il ne convient pas de donner des noms de saints à de semblables inventions diaboliques et qu'il eût mieux valu leur donner les noms de Phalaris, Diomède, Néron, Mézence, Denys, Busiris, Commode et autres tyrans de ce genre.» Robert Macquereau, que le désir d'assister à un siége fameux avait conduit sous les murs de Tournay, entendit le roi d'Angleterre ordonner à un canonnier de pointer saint Barthélemy sur l'église de Notre-Dame: le boulet emporta une partie du clocher.

Quand les bourgeois de Tournay, abandonnés par Louis XII, se virent réduits à capituler, ils déléguèrent vers Maximilien des députés qui lui répétèrent: «Nous sommes Français.» Maximilien, irrité, les renvoya à Henri VIII, roi de France et d'Angleterre.

Henri VIII donna l'évêché de Tournay à son ministre le cardinal Wolsey, plaça dans l'église de Notre-Dame une statue équestre de saint Georges et choisit pour sa résidence un hôtel qu'avait autrefois occupé Louis XI. Marguerite d'Autriche espérait qu'il disposerait de Tournay en faveur de son neveu, déjà fiancé à Marie d'Angleterre, de même qu'Édouard III avait voulu en disposer autrefois en faveur des communes flamandes, ses fidèles alliées. Elle y fit préparer des fêtes brillantes où se réunirent les plus célèbres beautés des Pays-Bas; le jeune prince de Castille se rendit lui-même à Tournay, mais il trouva un adversaire dans Talbot qui, dissuadant Henri VIII d'un acte contraire à ses intérêts politiques, le ramena à Calais après qu'il eut laissé à Tournay pour garnison un corps de troupes anglaises.

Le prince de Castille était retourné en Flandre. «Charles d'Autriche, remarque Fléchier, faisait son séjour ordinaire à Gand, où il était né. On l'avait nourri dans les mœurs et dans les coutumes du pays.»

Charles avait près de quatorze ans. Sa jeunesse annonçait déjà ce qu'un avenir prochain devait réaliser aux yeux de l'Europe étonnée.

Il avait à peine six ans lorsque Vincent Quirini écrivait, dans un rapport au sénat de Venise: «L'aîné des fils du roi de Castille est doué d'un extérieur agréable et montre des dispositions extraordinaires; tout ce qu'il fait révèle son énergie et son courage. Le peuple veille avec tant de soin sur lui, qu'il n'est personne qui ne se fît mettre en pièces plutôt que de consentir à ce qu'il fût conduit hors du pays.»

Philippe le Beau avait jadis chargé Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, du gouvernement des Pays-Bas. Maximilien, qui le lui avait peut-être fait obtenir, lui conserva plus tard une mission qui embrassait le soin de surveiller l'éducation du prince de Castille. Tel était le titre que l'on donnait alors au jeune prince que nous ne connaissons que sous le nom de Charles-Quint.

Il ne paraît point, au reste, que Charles ait beaucoup écouté ses doctes précepteurs, dont le plus célèbre est Adrien Florissone, depuis pape sous le nom d'Adrien VI. Il se dérobait à leurs leçons pour suivre les fauconniers à la chasse ou pour aller agacer dans sa cage quelque fier lion de Numidie.

Une femme prudente, instruite et éclairée, qui lui tint lieu de mère, exerça seule quelque empire sur lui: c'était Marguerite d'Autriche, investie, dès le mois de mai 1507, de l'autorité suprême dans les Pays-Bas.

Marguerite d'Autriche aimait tendrement le prince de Castille. En 1510 elle disait dans une de ses lettres: «Mon nepveu croit journellement et s'adresse fort bien à toutes choses honnestes, et j'espère y prendre telle garde que j'y auray honneur.» En 1514, elle le montre consacrant déjà ses études aux soins du gouvernement et ajoute, à propos d'un accès de fièvre dont il se trouve atteint: «En la personne d'un tel prince ne peult avoir si petite maladie qui ne fasse bien à penser.»

Le 15 février 1516, Charles écrit à la veuve de Gonzalve de Cordoue: «Madame, j'ai sceu la mort du fameux Gonzalve de Cordoue, l'un des plus grands capitaines du monde, que je désirois conserver tant pour son rare mérite que parce que je souhaitois de le connoître pour me servir de son expérience et de ses conseils...»

L'affection de Marguerite ne lui suffisait plus. A défaut des récits de Gonzalve de Cordoue, il fut réduit à se faire lire le discours d'Érasme: de Institutione principis, où le célèbre docteur de Rotterdam, invoquant les sentiments généreux de la piété filiale, avait représenté, sous le nom de Philippe le Beau, un prince doué des vertus les plus éclatantes.

(1514). Traité entre Louis XII et Henri VIII. Marie, sœur du roi d'Angleterre, appelée à confirmer cette paix en épousant Louis XII, ne devient reine de France que pour présider à ses funérailles. François Ier monte sur le trône le 1er janvier 1514 (v. st.).

Au moment où le successeur de Louis XII fait son entrée solennelle à Paris, Charles, devenu majeur par un acte d'émancipation du même mois de janvier 1514 (v. st.), est reçu à Gand par les échevins, qui le conduisent à l'église de Saint-Jean. L'ancienne formule de serment lui est présentée; il la repousse et en fait lire une autre bien moins complète et bien moins étendue. Charles rompt ouvertement avec les temps du moyen-âge; il semble que son génie craigne d'être étouffé dans le cercle étroit que lui traçaient les vieux souvenirs des franchises communales. Cependant, les métiers, fidèles à leurs traditions, murmurent: l'agitation s'accroît, mais elle n'a d'autre résultat que l'acte du 11 avril 1515, où l'on exige des échevins, des doyens et des jurés le serment de respecter le traité de Cadzand imposé par Maximilien aux Gantois.

Un an s'était à peine écoulé quand Charles recueillit l'héritage du roi d'Arragon, mort à Madrigalejo, le 23 janvier 1515 (v. st.). «Le prince Charles, écrivait Érasme à Jean Fisher, évêque de Rochester, vient, assure-t-on, d'être appelé à dix-sept royaumes. Admirable fortune dont ne profitera point, je l'espère, le prince seul, mais aussi tout notre pays.» Dans une autre lettre il ajoutait: «Charles possède entre autres qualités remarquables, qui le rendent digne de l'autorité, celle d'être profondément attaché à tout ce qui est juste et équitable;» et Wielant place à l'époque même où Charles venait de recevoir le titre de roi, cette belle parole adressée au grand conseil de Malines: «Je veux que vous ne distinguiez point entre les grands et les petits, et si l'on parvenait à m'arracher des lettres de nature à entraver l'action de la justice, j'entends que vous n'y obéissiez point.»

François Ier avait vingt ans, Charles n'en avait pas seize. La rivalité de ces deux jeunes princes devait troubler toute l'Europe; leur double règne, qui s'ouvre simultanément, s'annonce toutefois sous des auspices pacifiques. Charles, guidé par le sire de Chièvres, charge Henri de Nassau de rendre en son nom hommage des comtés de Flandre et d'Artois au roi de France et de conclure avec lui une alliance dont l'une des conditions sera son mariage avec une fille de Louis XII. Guillaume de Croy semblait aussi favorable que ses ancêtres à la politique française: il représenta le roi de Castille aux conférences de Noyon.

(1517). Voyage de Charles en Espagne. Soulèvement contre le sire de Chièvres, que les Espagnols haïssaient parce qu'il était étranger. Adrien Florissone, devenu évêque de Tortose, contribue à rétablir la paix. Charles retourne aux Pays-Bas en s'arrêtant à Douvres, afin de chercher à séparer le cardinal Wolsey du parti du roi de France, à qui l'Angleterre vient de restituer Tournay, Mortagne et Saint-Amand.

Telle était la situation des choses lorsqu'on apprit la mort de Maximilien. Les rêves de sa folle vanité ne s'étaient jamais effacés de son intelligence affaiblie, et ne se contentant plus de la couronne d'empereur, il avait, dans les dernières années de sa vie, élevé son ambition jusqu'à la tiare de pontife. Que resta-t-il à Maximilien de toutes ses espérances évanouies, de toutes ses illusions dissipées? Un cercueil qu'il avait soin de prendre avec lui dans tous ses voyages, afin qu'à défaut des pompes de vie, il pût compter du moins sur celles de la mort.

(Juin 1519). Election de Charles à l'Empire. Quatrième empereur de ce nom depuis Charlemagne, il prit et conserva le nom de Charles-Quint.

La Flandre montra un grand enthousiasme. «Au premier bruit de l'élection de Charles-Quint, écrivait Érasme, tout le pays s'abandonna à la joie; puisse cette élection être heureuse pour le monde chrétien, puisse-t-elle surtout être heureuse pour nous!»

Quelle est la situation de l'Europe au moment où Charles-Quint parvient à l'Empire?

Le seizième siècle est une époque de crise profonde. En France, Louis XI n'a vu lui survivre que la haine de ses victimes; en Allemagne, la faiblesse de Maximilien a tout compromis; en Angleterre, la royauté s'est épuisée dans des proscriptions qui ont frappé tour à tour les vainqueurs et les vaincus, les oppresseurs et les opprimés; en Flandre, les tristes et profonds déchirements qui ont suivi la mort de Marie de Bourgogne, ont attesté aussi bien la décadence et la corruption des mœurs que l'affaiblissement des institutions.

C'est en ce moment où l'organisation communale qui fut au moyen-âge la règle normale de la vie intérieure de la société, disparaît avec ses liens étroits et ses garanties protectrices, que l'anarchie, ne trouvant plus devant elle qu'un pouvoir supérieur tantôt faible et tantôt violent, se développe sous toutes les formes. Elle ne respecte même plus la sphère où, au-dessus de toutes les passions et de toutes les ambitions, la religion exerçait depuis une longue suite de siècles une influence incontestée. Ennemi plus dangereux que Soliman qui porte l'Alcoran au-delà du Danube, le moine apostat Luther inaugure un nouvel Évangile à Wittemberg et rompt ouvertement avec tout ce que vénérait l'Europe chrétienne, avec ses traditions, avec ses croyances, avec sa foi.

A ces périls, à ces menaces Charles-Quint opposera l'unité politique, image de l'unité religieuse qu'elle doit protéger. Déjà Charles VIII a entrevu les besoins de la situation en se présentant à Rome comme l'héritier de Charlemagne. Charles-Quint, étendant plus loin ses desseins, cherchera à réunir tous les princes chrétiens par une confédération étroite, afin que sa main puissante porte à la fois les destinées de la vieille Europe et celles de la jeune Amérique, modérant ici les passions d'une société qui a atteint l'âge de sa maturité, réveillant au-delà de l'Océan les peuplades sauvages pour qui la civilisation est encore enveloppée dans les langes de son berceau. Gigantesque entreprise qui nous révèlera le génie de celui qui l'a conçue, mais qu'il ne doit toutefois voir jamais s'accomplir, afin que, lors même que tout sentiment d'ambition y fût resté étranger, un si merveilleux succès n'élevât pas trop haut son orgueil.

«La fortune, dit Jacques de Thou, rivalisa en ce prince avec la vertu pour le porter au sommet des grandeurs et l'en rendre digne, et je ne crois pas que l'on puisse trouver, ni dans notre siècle, ni dans les temps les plus reculés, un prince qui méritât davantage, par la réunion de toutes les qualités, de servir de modèle à ceux qui veulent s'élever par la voie de la vertu. En effet, qu'a-t-il manqué à son éloge, soit que l'on remarque sa sagesse dans ses projets, soit que l'on considère sa constance dans les revers et sa modération dans les succès, soit que l'on admire sa présence d'esprit dans les périls et son amour de la justice, la plus haute des vertus qui puissent se rencontrer chez un prince! Sa vie fut sérieuse presque dès les premières années de son enfance; elle devait être occupée par les expéditions les plus variées et les négociations les plus importantes, et, sans que nous songions à le flatter, nous pouvons dire que dans la paix comme dans la guerre, il fut toujours guidé par sa piété.»

Un publiciste plus moderne, le comte de Nény, ne juge pas moins favorablement l'administration intérieure de l'Empereur: «Charles-Quint fut le père et le législateur des Pays-Bas. Né et élevé dans ces provinces, il possédait parfaitement les langues du pays; il se plaisait à vivre dans une sorte de familiarité avec les citoyens dont il était l'idole. L'histoire et la tradition en ont consacré mille traits à l'immortalité... Jamais personne ne connut mieux que lui le caractère, le génie et les mœurs des peuples des Pays-Bas. De là vinrent ces lois admirables qu'il leur donna sur toutes les parties de la police, sur la punition des crimes et des contrats nuisibles à la société, sur le commerce et la navigation, lois que la plupart des nations éclairées ont cherché à imiter ou à adapter à leurs usages.»

Ce fut à Bruges que Charles-Quint s'arrêta à son retour d'Espagne. Il y avait déjà fait son entrée solennelle au mois d'avril 1515 et se souvenait de l'accueil pompeux que les Brugeois lui avaient fait à cette époque. Au mois de mai 1520, il fut reçu à Bruges avec les mêmes honneurs. Les ambassadeurs des princes et des villes libres de l'Empire s'y étaient rendus pour lui offrir leurs félicitations; ils l'accompagnèrent à Aix, où les archevêques de Cologne, de Mayence et de Trèves posèrent la couronne impériale sur un front auquel toutes les couronnes semblaient promises.

Au mois de juillet 1521, Charles-Quint était revenu à Bruges. Le 15 août le cardinal Wolsey, qu'il avait réussi à attacher à ses intérêts, y arriva avec une suite de cinquante gentilshommes et de cinq cents chevaux, et descendit au palais, où l'attendaient une pompe toute royale, des banquets somptueux et tous les honneurs qui devaient séduire son orgueil.

Des princes, des chevaliers, des négociateurs s'étaient réunis en grand nombre à Bruges, et Érasme lui-même avait quitté sa retraite pour revoir d'anciens amis, qu'il y chérissait ou qu'il espérait y trouver, certain d'être accueilli avec estime par tous les courtisans, avec une vive sympathie par tous ceux qui cultivaient les lettres.

Bruges était en effet une ville littéraire; Érasme se plaît à la nommer «une célèbre cité qui possède un grand nombre d'hommes érudits, et même, parmi ceux qui ne le sont point, beaucoup d'esprits heureux et de sains jugements.» In celeberrima civitate Brugensi quæ tot habet eruditos, tot et sine litteris felicia, sanique judicii ingenia. Ailleurs il la loue d'être féconde en génies dignes de l'Attique, éloge que Georges Cassander devait développer dans l'éloquent discours qu'il prononça en 1541 à l'ouverture des cours publics de belles-lettres, de philosophie et de théologie, fondés à Bruges par Jean De Witte, évêque de Cuba.

Érasme mandait à Jean Fevin, chanoine de Saint-Donat: «Je me plais à Louvain moins qu'autrefois et je suis plus porté à vivre à Bruges si j'y trouve un asile commode et une table digne du palais d'un philosophe. J'aime les repas où la recherche des mets supplée à leur nombre, et qui sont exquis sans être longs. Serons-nous dépourvus d'agréables convives là où nous possédons entre autres amis notre cher Marc Laurin?...»

Érasme espérait en 1521 rencontrer à Bruges, parmi les Anglais qui accompagnaient le cardinal Wolsey, ses amis les plus illustres: Jean Fisher, évêque de Rochester, et Thomas Morus, le vertueux fondateur de l'Utopie. Thomas Morus avait visité Bruges en 1514 avec Cuthbert Tonstall, qui fut depuis évêque de Londres. En 1515 il y accompagna les ambassadeurs que Henri VIII envoyait au prince de Castille; en 1517 il songeait à y retourner, car Érasme lui écrivait: «Si vous allez à Bruges, n'oubliez pas de réclamer Marc Laurin, notre meilleur ami.» Thomas Morus n'exécuta toutefois son projet qu'en 1520, et l'année suivante il revint avec le cardinal Wolsey, comme Érasme l'espérait, mais l'évêque de Rochester n'avait pu quitter l'Angleterre.

«Je comptais à Bruges de nombreux amis, écrivait Érasme à Guillaume Budé, et je dois nommer le premier le cardinal Wolsey, aussi digne de notre amour que de notre respect, que l'Empereur a reçu comme s'il eût été lui-même le roi dont il tenait ses pouvoirs. Cuthbert Tonstall, Thomas Morus, Guillaume Mountjoy l'avaient accompagné. L'arrivée du cardinal Wolsey m'avait causé d'autant plus de plaisir que j'espérais que son influence et sa sagesse parviendraient à apaiser les discussions qui séparent les princes les plus puissants du monde; mais jusqu'à ce moment rien ne justifie mes espérances: du moins les querelles des rois ne peuvent pas rompre l'alliance des Muses.»

Tandis que la politique avait ses conférences mystérieuses à la cour de Charles-Quint, les lettres avaient leur temple dans le cloître de Saint-Donat, chez Marc Laurin, où logeait Érasme. Si l'Angleterre se vantait d'y avoir envoyé les évêques de Saint-Asaph et de Londres, Thomas Morus et lord Mountjoy, l'Espagne y revendiquait avec orgueil Louis Vivès, qui devait s'attacher si vivement à la ville de Bruges, dont il chérissait à la fois les mœurs, le climat et les excellents poissons inconnus à Louvain, qu'il résolut d'y passer toute sa vie; Louis Vivès, que Henri VIII donna pour précepteur à sa fille Marie et que le duc d'Albe eût désiré charger de l'instruction de ses petits-fils; rhétoricien habile, orateur disert, qui aimait à se promener sur les remparts de Bruges et à s'y asseoir sur le gazon pour y réciter ces vers qu'il avait composés:

Ludunt et pueri, ludunt juvenesque senesque:

Ingenium, gravitas, cani prudentia ludus.

Denique mortalis, sola virtute remota,

Quid nisi nugatrix et vana est fabula vita?

La Flandre était aussi noblement représentée dans les banquets du cloître de Saint-Donat, dignes d'être décrits par Athénée. Bruges y comptait plusieurs de ses habitants, entre autres Marc Laurin et son cousin Matthieu Laurin de Watervliet, dont Érasme regretta plus tard vivement l'absence dans sa retraite de Bâle; Pierre De Corte, depuis premier évêque de Bruges, et François de Cranevelde, que Thomas Morus chérissait si tendrement qu'Érasme en fut jaloux. Gand n'était pas moins fière de posséder parmi ses savants Louis de Praet, Antoine et Charles Uutenhove, Liévin Goethals, Guillaume Van de Walle, Antoine Stock, Omer Eding, le chartreux Liévin Ammonius et le trésorier de Flandre Liévin de Pottelsberghe. Les autres villes de la Flandre avaient pu choisir, pour compléter cette illustre assemblée, des hommes non moins distingués: le chanoine Jean De Hont, de Courtray; Josse Van de Clichthove, de Nieuport; Jacques Battus, de Bergues; Pierre de Zuutpeene, de Cassel. J'aimerais aussi à y placer un jeune prêtre accouru d'Ypres pour saluer cet aréopage de la science: Jacques Meyer, qui, dès cette époque, se préparait à recueillir les titres historiques des communes flamandes à défaut des titres écrits dans leurs priviléges qu'on lui défendait de reproduire.

Meyer, animé du noble enthousiasme du poète en même temps que soutenu par les études profondes de l'annaliste, eût pu offrir à Louis de Praet une ode écrite en son honneur, où il lui rappelait l'objet de ses travaux:

«Toutes les Muses te portent jusqu'au ciel. Les historiens qui racontent tes hauts faits et les poètes qui les chantent, t'appellent leur père et leur Mécène. Tu es notre gloire et l'honneur de notre pays, ô toi qui comptes parmi tes ancêtres les rois et les princes auxquels a obéi la Flandre. Par quelles louanges pourrais-je assez te célébrer? La noblesse de ton origine est rehaussée par tant de vertus, elle s'est révélée au monde par tant d'actions éclatantes que lors même que le vieil Homère, chantre des rois de la Grèce, reviendrait parmi nous, ses vers seraient inutiles à ta gloire.»

Dans un de ces banquets où les bons mots et les saillies ne craignaient pas d'emprunter leur forme aux dialogues d'Aristophane ou bien aux satires de Perse et de Juvénal, Thomas Morus avoua à Érasme qu'il était disposé à accepter les fonctions publiques que lui offrait Henri VIII, et son ami ne trouva, pour l'en dissuader, que le souvenir de Phocion, qui se consolait d'un supplice injuste en disant qu'il valait mieux périr innocent que coupable. Thomas Morus ne se rappela les conseils d'Érasme que lorsqu'il imita Phocion, en refusant de se rendre aux instances des siens, qui le pressaient de fuir pour se dérober à la mort.

Érasme avait également été prophète quand il s'était effrayé des résultats des conférences de Bruges pour la paix de l'Europe. Un traité de ligue offensive et défensive avait été conclu entre Charles-Quint et le cardinal Wolsey, mais il devait, pendant quelque temps, rester secret.

Des conférences entre les plénipotentiaires flamands et français s'ouvrirent inutilement à Calais. François Ier rejeta les prétentions de l'Empereur, qui réclamait la Bourgogne et voulait affranchir la Flandre et l'Artois de tout lien de suzeraineté, et il résolut même de l'ajourner comme son vassal devant le parlement de Paris.

Déjà la guerre recommençait en Italie et sur les frontières des Pays-Bas. Au mois de novembre 1521, les Français s'emparèrent inopinément d'Hesdin. Martin du Bellay rapporte qu'on y trouva «un merveilleux butin, car la ville estoit fort marchande parce que de toute ancienneté les ducs de Bourgogne y avoient faict leur demeure.»

La perte d'Hesdin fut bientôt vengée par la prise de Tournay, qui ouvrit ses portes au sire de Fiennes le 30 novembre 1521, après avoir obtenu des garanties pour la conservation de ses vieilles franchises.

(24 mai 1522). Charles-Quint quitte Bruges et se rend en Espagne, après s'être arrêté à Londres pour confirmer son alliance avec Henri VIII. Conformément à cette alliance, le duc de Suffolk débarque en France: le comte de Bueren le seconde à la tête de l'armée impériale et s'avance jusque sous les murailles de Paris, après s'être emparé de Roye et de Montdidier.

(24 février 1524, v. st.). Bataille de Pavie. François Ier demeura prisonnier: dès qu'il eut été pansé, il alla rendre des actions de grâces à Dieu dans une église où ses yeux s'arrêtèrent sur ce verset du psalmiste: «Seigneur, vous m'avez abaissé afin que je puisse désormais mieux connaître et craindre votre justice.» Cela lui toucha fort au cœur, dit Brantôme.

Charles de Lannoy, qui reçut l'épée de François Ier, était un chevalier flamand, aussi bien que Denis de Morbeke à qui le roi Jean remit la sienne.

Grandes réjouissances en Flandre. Le 8 mars, la proclamation suivante fut publiée dans la plupart des villes:

«Qu'il soit connu que les magistrats ont reçu la nouvelle certaine que le 24 février dernier l'armée de l'Empereur notre très-redouté seigneur a attaqué et combattu celle des ennemis. Le roi de France a été fait prisonnier: quatorze mille de ses hommes d'armes ont péri, et le surplus des siens qui s'étaient enfuis, a été pris ou tué, de telle sorte que personne n'a réussi à s'échapper. Le présent avis est donné afin que chacun rende immédiatement des actions de grâces à Dieu tout-puissant: tous les monastères sont également invités à faire sonner leurs cloches pour remercier Dieu, à qui nous devons cette grande victoire.»

On chantait en Flandre:

«Le roi de France est tombé en notre pouvoir. Jamais nouvelle ne causa dans notre pays plus de joie.

«Maison de Bourgogne, tu n'as plus rien à redouter; lion de Flandre, cesse de gémir. Le roi de France a été fait prisonnier: aucun jour ne fut jamais plus heureux pour nous.

«Flamands, vous pouvez vous abandonner à votre allégresse: c'est près de Pavie que le roi de France a été pris au milieu du combat. La plupart de ses hommes d'armes ont péri; aucun n'a réussi à fuir. Dieu nous promet encore des temps prospères.»

Charles-Quint mérita cette victoire en rehaussant les qualités d'un grand prince par l'humilité des vertus religieuses. Dès qu'il la connut, il se retira dans sa chapelle et se déroba aux flatteries de ses courtisans pour remercier le Ciel de sa protection; puis il fit défendre qu'on célébrât par des fêtes un succès obtenu sur des chrétiens. Il n'ordonna que des prières, en disant qu'il fallait les rendre plus solennelles par une piété profonde et non point par une pompe extérieure. Il voulut aussi que dans les sermons l'on s'abstînt également de louanges pour son nom, d'outrages contre celui du roi de France, pour ne parler que de la puissance et de la bonté de Celui qui tient dans ses mains le sort des armées, modération bien rare chez un empereur de vingt-cinq ans, magna cum admiratione in ætate jam tenera.

Lorsque le docteur Sampson, envoyé de Henri VIII, se rendit près de lui pour le féliciter, il se contenta de lui répondre qu'il espérait que la victoire de Pavie permettrait d'établir la paix sur des bases stables et de se réunir pour assurer la défense de l'Église contre les infidèles en même temps que sa tranquillité intérieure; il déclarait qu'aucune ambition ne le portait à profiter de ses succès afin d'agrandir ses possessions, déjà assez vastes pour qu'il demandât chaque jour à Dieu qu'il lui fût donné de suffire à la tâche immense de les gouverner. «Ces paroles si remarquables et si sages, ajoute l'ambassadeur anglais, furent prononcées avec tant de douceur et de grâce qu'en trouvant chez l'Empereur cette admirable modération dans les sentiments, dans les paroles et dans la conduite, je ne pus m'empêcher, quelle que fût ma joie de la victoire de Pavie, de m'applaudir encore plus qu'elle fût en des mains qui s'en montraient si dignes: car je vous assure que rien n'était changé en lui; rien ne révélait l'arrogance, l'orgueil ou l'effusion de la joie; mais il rapportait toutes choses à Dieu avec d'humbles actions de grâces: c'est ainsi que j'ai appris moi-même, par ce mémorable exemple, à honorer la modération plus que ne me l'avaient enseigné tous les livres que j'aie jamais lus.»

Le sire de Lannoy avait écrit à l'Empereur:

«Sire, nous donnâmes hier la bataille, et plut à Dieu vous donner victoire, de sorte que avez le roi de France prisonnier... Sire, la victoire que Dieu vous a donnée a été le jour de saint Mathias, qui est jour de votre nativité. Du camp là où le roi de France étoit logé, devant Pavie, le 25 février 1525.»

Charles-Quint répondit au sire de Lannoy:

«Maingoval, puisque m'avez prins le roi de France, je crois que je ne me saurois mieux employer, si ce n'est contre les infidelles. J'en ai toujours eu la volonté. Aidez à bien dresser les affaires afin que avant je devienne beaucoup plus vieux, je fasse chose par où Dieu veut être servi. Je me dict vieil parce qu'en ce cas le temps passé me semble long et l'advenir loing.»

La lettre de François Ier à Louise de Savoie, plus concise et plus brève, comme il convient au malheur, n'est pas moins belle: «Madame, de toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie.» Mais François Ier, si noble dans son langage quand il s'adresse à la France qui partage sa douleur, ne retrouve plus ces sentiments de fierté en présence de ses ennemis triomphants. Il est difficile de croire que c'est la même main qui écrit d'Italie à Charles-Quint: «Si plustot liberté par mon cousin le vice-roy m'eût été donnée, je n'eusse si longuement tardé devers vous faire mon devoir, comme le temps et le lieu où je suis, le méritent et n'ayant autre confort en mon infortune que l'extant de votre bonté, vous supliant juger en votre cœur ce qu'il vous plaira faire de moy, étant seur que la voulenté d'un tel prince que vous êtes, ne peult estre accompaignée que de houneur et magnanimité. Par quoy, si vous plaise avoir ceste honneste pityé de moy et envoyer la seurté que mérite la prison d'un roy de France, lequel l'on veult rendre amy et non désespéré, pouvez estre seur de faire ung acquest en lieu d'un prisonnier inutile et rendre ung roy à jamais votre esclave». Conduit en Espagne, François Ier oublie les désastres de la guerre pour danser à Valence, de même que plus tard il oubliera les calamités d'une paix humiliante pour danser à Bordeaux. Rien ne révèle chez lui la dignité du malheur, cette vertu de l'homme qui parfois l'honore plus que le succès.

Cependant la France, subissant une nouvelle honte, a réclamé humblement l'appui de l'Angleterre qui, tant de fois, profita de ses désastres. Un traité, signé le 30 août 1525, sépare Henri VIII de Charles-Quint et assure son alliance à François Ier captif.

Le sire de Praet, grand bailli de Bruges, et le sire de Beveren se trouvaient en ce moment en Angleterre; ils furent retenus prisonniers par l'ordre de Henri VIII.

Traité de Madrid (14 janvier 1525, v. st.).

Charles de Lannoy reconduisit François Ier jusqu'aux frontières d'Espagne et vit le prince, dont il avait reçu l'épée, s'élancer sur le sol où il allait retrouver la liberté et la puissance, en s'écriant à haute voix: «Je suis redevenu roi!»

François Ier ne tarda pas à réunir les membres des états généraux:

«Messieurs, leur dit-il, je vous ay mandés pour vous dire l'appoinctement que j'ay faict, estant détenu prisonnier ès mains de l'empereur, pour sortir desquelles il me convint obtempérer à tout ce qu'il a voulu; et entendez que si l'empereur m'eust demandé tout mon royaume, je luy eusse accordé pour me mettre en liberté, qui est le trésor des humains.»

Le chancelier, dans sa réponse au nom des états, égala l'éloquence du roi de France à celle de Cicéron: il alla plus loin, et comme la mémorable parole que le roi Jean avait, dit-on, prononcée dans une circonstance presque semblable, se présentait à tous les esprits, il ne la rappela que pour la blâmer et allégua, contre la validité des engagements personnels pris par François Ier, l'absence de l'adhésion des trois états, représentants légitimes du royaume dont l'usufruit seul appartenait au roi.

Qu'eût dû faire François Ier pour concilier ses doubles devoirs comme roi et comme chevalier? Rendre à l'épée de la France sa liberté en laissant sa propre épée enchaînée à Madrid par son serment.

«Non-seulement un grand roi, mais un vrai chevalier, dit Fénélon dans une leçon destinée au duc de Bourgogne, aime mieux mourir que de donner une parole, à moins qu'il ne soit résolu de la tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien n'est si honteux que de dire qu'on a manqué de courage pour souffrir et qu'on s'est délivré en promettant de mauvaise foi.»

Il faut rappeler les principales clauses du traité de Madrid, en remarquant qu'il ne reproduisait que ce que Charles-Quint réclamait, en 1521, aux conférences de Calais. François Ier restituait la Bourgogne, dont Louis XI avait injustement dépouillé la duchesse Marie, et c'était surtout pour satisfaire les justes griefs des Flamands que cette clause avait été introduite dans le traité. «Bien est vray que lesdits Flamens, dit un auteur français contemporain, pensent bien avoir receu le temps propice pour faire la teste aux François et prendre vengeance des injures qu'ils disent leur avoir esté faictes par cy-devant par les roys très-chrestiens.»

De plus, Arras, Tournay, Mortagne et Saint-Amand étaient réunis à la Flandre, et le roi de France renonçait à tout droit de rachat sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies; mais ce qui était plus important et constituait en quelque sorte un vasselage vis-à-vis de l'autorité impériale qui tendait à constituer l'unité politique, c'était l'obligation imposée à François Ier de joindre ses vaisseaux à la flotte que Charles-Quint se proposait d'armer contre les infidèles.

Le traité de Madrid ne fut jamais exécuté, et dès le 28 mars 1527 (v. st.), le roi de France fit remettre à l'Empereur des lettres de défi conçues dans les termes les plus violents. Le manifeste de Charles-Quint, qui les réfutait, fut imprimé à Anvers, et par une rare impartialité, la censure impériale permit d'y joindre les lettres mêmes du roi de France comme une nouvelle preuve de sa déloyauté. «Le roi de France, écrivait Charles-Quint, était, à juste titre, notre prisonnier. Nous l'avons accueilli toutefois avec tant de générosité, que l'on eût pu croire qu'il avait été non le vaincu, mais le vainqueur à Pavie. Il était notre ennemi, et nous lui avons donné notre sœur aînée, afin que désormais il fût notre frère. Loin de nous faire restituer tout ce qui avait été usurpé sur nos prédécesseurs les rois d'Espagne et les ducs de Bourgogne, nous nous sommes contenté de réclamer ce qui touchait au soin de notre dignité et aux griefs si anciens de nos sujets. Nous lui avons rendu le trône et la liberté, aimant mieux sacrifier quelque chose de nos droits que de compromettre le salut de la république chrétienne. En effet, il avait été convenu entre nous que nous réunirions nos efforts contre les infidèles, mais le roi de France s'est hâté d'oublier et nos bienfaits et les devoirs de la religion et le soin de défendre les peuples chrétiens: il nous poursuit de ses outrages. Quant à nous, nous ne lui opposerons que notre courage, maluimus ipsum virtute quam conviciis vincere

Les circonstances étaient défavorables à Charles-Quint. Luther, Zwingli, [OE]colompade agitent l'Allemagne. L'Italie, qui ne sut jamais que flatter les ambitions envahissantes en rêvant des libérateurs, court aux armes. En Angleterre, Henri VIII se prépare à répudier la tante de Charles-Quint, afin d'épouser une jeune fille d'une famille presque inconnue, qui descendait, dit-on, d'un vassal des sires d'Avesnes. Anne Boleyn avait été attachée à Marguerite d'Autriche et avait peut-être brillé, en 1513, aux fêtes de Tournay avant que Marie d'Angleterre l'emmenât avec elle en France et lui offrît le funeste exemple d'une cour où régnait la légèreté des mœurs. Un regard d'Anne Boleyn a rendu impossible l'unité politique de l'Europe et a compromis l'unité religieuse: Alice de Salisbury n'avait du moins inspiré à Édouard III que des rêves de gloire.

Charles-Quint éleva la voix en faveur d'une princesse issue de la maison royale d'Arragon. En 1528, ses énergiques réclamations semblent allumer une guerre à laquelle la Flandre cherchera à rester étrangère, en vertu de ses vieux principes de neutralité commerciale.

Thomas Morus écrivait au cardinal Wolsey:

«L'on a remis au roi une lettre de monsieur d'Ysselstein, à laquelle ne paraît point étranger l'avis de madame Marguerite et de son conseil. En effet, le porteur de cette lettre de créance exposa, de la part de monsieur d'Ysselstein, que madame Marguerite et tous ses conseillers étaient désolés de ce que la guerre était déclarée à l'Empereur, et que l'on pouvait craindre la colère de Notre-Seigneur contre les peuples chrétiens, si les plus grands princes renoncent si aisément à l'espoir de la paix pour se combattre. Il ajouta que lors même que la guerre aurait lieu entre l'Angleterre et l'Espagne, il serait juste que l'Angleterre considérât l'amitié qu'elle a toujours portée à la Flandre et aux Pays-Bas et qu'elle la conservât à un peuple que rien n'affligerait plus que d'avoir le roi d'Angleterre pour ennemi. Le roi a répondu qu'il n'avait pour but que de s'opposer aux prétentions immodérées de l'Empereur de dominer sur toutes les nations. Quant à ce qui touchait les Pays-Bas, il n'avait pas, disait-il, oublié l'antique amitié qui les unissait à l'Angleterre, comme il l'avait déjà montré par ses actes, et bien que la guerre eût été déclarée, il s'était abstenu, à leur égard, de tout acte hostile... Depuis, le roi m'a fait appeler et m'a chargé de vous écrire que si les Pays-Bas étaient désolés de le compter pour ennemi, il ne le serait pas moins d'être celui des Pays-Bas.»

Hume dit à ce sujet: «Les inconvénients de la guerre furent bientôt sentis de part et d'autre. La défense faite aux Flamands d'acheter des draps en Angleterre empêchait les marchands anglais de s'approvisionner chez les fabricants, qui se virent eux-mêmes réduits à congédier leurs ouvriers.» On ne tarda pas à conclure une convention qui portait que les relations commerciales seraient maintenues, même en temps de guerre.

Les démêlés relatifs aux projets de divorce de Henri VIII contribuèrent à faire conclure, entre Charles-Quint et François Ier, la paix des dames, signée à Cambray, le 5 août 1529, par Marguerite d'Autriche et Louise de Savoie. Si l'Empereur renonce à la Bourgogne et rend la liberté aux princes français prisonniers à Madrid, moyennant une rançon de deux millions d'écus d'or, il sépare François Ier de tous ses alliés, expulse les Français de l'Italie, cette terre pour laquelle les Bayard et les Gaston de Nemours ont répandu leur sang, et obtient une renonciation formelle à tout droit de suzeraineté sur la Flandre et sur l'Artois.

Le roi de France déclarait de nouveau se désister de tout droit de rachat sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, qui se trouvaient réunies à jamais à la Flandre, ainsi que le Tournésis et les villes de Mortagne et de Saint-Amand.

(24 février 1529, v. st.). Le pape Clément VII sacre Charles-Quint empereur à Bologne.

En 1530, Charles-Quint, imitant l'exemple de Charlemagne, qui avait promulgué ses capitulaires ou livres carolins, publie la Caroline, encore suivie aujourd'hui dans plusieurs pays de l'Allemagne.

En 1532, il chasse de Hongrie les armées de Soliman au moment même où dans le nouveau monde Pizarre s'empare du Pérou.

Deux années (1533 à 1535) sont employées à la pacification de l'Italie et de l'Allemagne.

(1535). Expédition de Charles-Quint en Afrique. Déjà il avait donné l'île de Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et envoyé la flotte de Doria relever l'étendard de la croix sur le rivage de la Grèce. Tandis que François Ier, indigne héritier du roi sanctifié par les croisades, s'allie à Soliman et humilie les fleurs de lis devant le Croissant, Charles-Quint, également issu de saint Louis et, de plus, arrière-petit-fils de Gui de Dampierre, se souvient seul de ses devoirs de prince chrétien. Guidé par la même pensée (la nécessité d'affranchir la Méditerranée des excursions des pirates), il assemble ses vaisseaux à Cagliari, ce vieux port des Pisans où saint Louis avait réuni sa flotte. Le 21 juillet 1270, le roi de France arborait sa bannière au pied des collines de Tunis; le 21 juillet 1535, l'empereur Charles d'Autriche entrait à Tunis et vengeait sa mort.

Érasme, en apprenant ces victoires, appliquait à Charles-Quint ce vers d'un ancien poète:

Secumque deos in prælia ducit.

Lorsque Charles-Quint entra à Rome l'année suivante, une inscription, qui faisait allusion à ses triomphes en Afrique, fut placée sur un arc de triomphe. On y lisait: «César, tu es dans la ville des Scipions.»

Cependant Charles-Quint, retenu loin de ses États héréditaires par des expéditions lointaines, avait été frappé des dangers auxquels se trouvaient sans cesse exposés les Pays-Bas, séparés du siége principal de sa puissance. Pour y pourvoir, il songeait à former un royaume de leurs fertiles provinces, désormais réunies par le lien d'une étroite confédération. Sa volonté et son génie, les conquêtes mêmes qu'il projetait, en eussent réglé les limites. «Il fut une fois en résolution, dit Brantôme, de se faire roy de toute la Gaule belgique, soubs laquelle l'on peut dire plus de trente-cinq grosses villes très-fameuses, superbes et très-magnifiques comme: Louvain, Bruxelles, Anvers, Tournay, Mons, Valenciennes, Bois-le-Duc, Gand, Bruges, Ypres, Malines, Cambray, Arras, Lille, Liége, Namur, Utrecht, Amiens, Boulogne, Saint-Quentin, Calais, Reims, Trèves, Metz, Nancy, Toul, Verdun, Strasbourg, Mayence, Aix, Cologne, Clèves, Juliers et force autres jusques à Rouen, dit l'histoire, et la pluspart de Paris, à sçavoir celle du costé de la Seine, toutes lesquelles places sont décorées de toutes dignités et titres impériaux, royaux, ducaux, marquisats, contés et baronies, archevêchés et de tous autres honneurs et degrés de prééminence. De plus, il y a plus de deux cents villes, lesquelles, pour leurs qualités et facultés, ont priviléges de villes murées, sans une infinité de beaux et grands villages qui paraissent villes, ayant clochiers, avec un peuple infini et incroyable. Ce n'est pas tout; car elle est embellie et enrichie de grosses rivières navigables, comme le Rhin, la Meuse, la Seine, l'Escaut; puis de très-grandes et belles forêts, comme les Ardennes, Charbonnière et autres.»—«L'encloueure fut, ajoute Brantôme, en ce qu'il eut de grandes guerres de tous costés et principalement contre ce grand roy françois, lequel n'eust jamais permis qu'il fust venu régenter son royaume aux portes de Paris. Quelque autre roy l'eust-il enduré?»

La vaillante défense des habitants de Marseille, le dévouement de la noblesse de Picardie maintinrent, en 1536, l'intégrité du territoire français. La glorieuse tâche des chevaliers et des hommes d'armes était complète: elle rendra plus aisée celle qu'aborderont au seizième siècle, comme au quatorzième, les chevaliers ès lois.

Le 15 janvier 1536 (v. st.), le roi de France se rend au parlement avec le roi d'Écosse, le dauphin, les cardinaux de Lorraine et de Bourbon, les ducs de Vendôme, d'Estouteville et de Guise, et un grand nombre de seigneurs et de prélats. Dès que les avocats ont été introduits, un huissier appelle la cause qui doit être plaidée, en ces mots: «Plaise au roi nostre souverain seigneur donner audience à son procureur général, demandeur en matière de commise et réversion de fief, contre Charles d'Autriche, détenteur des comtés de Flandre et d'Artois, et d'autres terres et seigneuries, défendeur en ladite matière.» Alors, maître Jacques Cappel, premier avocat du roi au parlement, s'agenouille humblement et prononce un long discours où il invoque l'exemple de Philippe le Bel.

Le parlement se prête à cet étrange réquisitoire, quoiqu'en vertu du traité même de Cambray le roi de France ait renoncé à tout droit de suzeraineté. Un héraut se rend bientôt sur les frontières de Picardie pour assigner Charles-Quint: dès que le délai qu'il a fixé, est écoulé, un arrêt du parlement de Paris décide que Charles se trouve, comme rebelle et contumace, privé de tous les avantages que lui a attribués le traité du 5 août 1529, et la première conséquence de cette déchéance est la confiscation des comtés de Flandre et d'Artois, redevenus fiefs de la couronne.

Une armée française se hâte de recommencer la guerre, pour exécuter la sentence du parlement pendant l'absence de Charles-Quint. Elle s'empare tour à tour d'Hesdin, de Saint-Pol, de Lillers, de Saint-Venant; mais quatre mille fantassins et six cents cavaliers réunis à Merville, sous les ordres du comte du Rœulx, suffisent pour arrêter cette menaçante invasion. Les Français se retirent vers Doulens.

Au mois de juin 1537, le comte du Rœulx et le comte de Bueren reprennent l'offensive. La ville de Saint-Pol est reconquise; Montreuil capitule, et l'armée impériale, dans laquelle on compte huit mille Flamands, met le siége devant Térouanne. Trêve de dix mois signée à Bomy le 30 juillet 1537. Médiation du pape Paul III. Nouvelle trêve de dix ans conclue le 23 décembre 1538.

Un gigantesque projet, conçu par le sieur de Castillon, ambassadeur de France à Londres, s'attacha à cette trêve; elle était à peine signée depuis sept jours, lorsqu'il proposa au connétable de Montmorency de détrôner Henri VIII, devenu l'opprobre et le fléau de son royaume, pour partager ensuite l'Angleterre entre François Ier et Charles-Quint. «Le temps, écrivait-il, se présente de telle sorte qu'on ne le peut désirer plus favorable. Butinez entre vous ce pays, afin que l'un et l'autre ait sa commodité. Depuis la Thamise, c'est une lisière cotoyant la Picardie, Normandie et Bretagne jusque devant Brest, et plus outre garnie de beaux ports, qui est une chose autant nécessaire à vostre royaume. En cette lisière est le pays de Galles et de Cornouailles, naturels ennemis du reste de l'Angleterre et ayant langage à part, qui est le nostre, car c'est Breton bretonnant. L'autre costé de la Thamise cotoye pareillement pour l'Empereur, Flandres, Hollande et Zélande, qui luy est semblable commodité. Baillez au roi d'Escosse partie du nord qui est son ancien droit et héritage. Ce faisant, chacun aura profit à cette entreprise.»

L'harmonie des deux princes n'était ni assez complète, ni assez durable pour mener à bonne fin un si vaste projet. Il s'évanouit, et il en reste à peine quelques traces dans l'histoire du seizième siècle.

Tandis que les plus habiles négociateurs, essayant vainement de régler la paix, ne parvenaient qu'à perpétuer la guerre, un pauvre gentilhomme espagnol, nommé Ignace de Loyola, qui avait, à l'âge de trente-sept ans, entrepris un cours complet d'études sérieuses à l'université de Paris, arriva à Bruges pour y réclamer humblement des marchands de sa nation quelques aumônes qui lui permissent de poursuivre des travaux commencés avec un si grand zèle après une jeunesse consacrée tout entière aux armes. Gonzale Aguillerez lui donna l'hospitalité et le reçut en ami. Louis Vivès, l'illustre ami d'Érasme et de Thomas Morus, aussi savant que le premier, aussi courageux que le second dans sa résistance à Henri VIII, accueillit également Ignace de Loyola comme un concitoyen animé d'une ardeur toute semblable à la sienne pour la méditation des doctes traités écrits par les Pères de l'Eglise, et, selon une tradition qui remonte jusqu'à Ignace de Loyola lui-même, Louis Vivès dit un jour, en parlant de sa piété, qu'il ne doutait point qu'il ne fût appelé à fonder une société religieuse. Louis Vivès ne se trompait point, et lorsque Ignace de Loyola eut fait approuver par le pape Paul III les règles de l'institut de la Compagnie de Jésus, la Flandre eut la plus grande part à son développement par l'appui qu'elle s'empressa de lui offrir. «La Belgique, dit un ancien historien des jésuites, bien qu'elle ne forme pas une grande partie du monde, n'est toutefois pas une de celles où la Société de Jésus se développa avec le moins de succès. La Belgique, célèbre à la fois par la guerre et par les arts de la paix, n'étend pas seulement son influence sur ses habitants, mais sur tous les peuples de l'Europe. Ce pays, vrai champ de Mars, fut une arène ouverte à notre courage. Ce fut là que l'ordre se fit connaître et qu'il se fortifia; ce fut là qu'il combattit noblement et qu'il répandit son sang.»

Ainsi s'élevait, au sein de la société politique du seizième siècle, si vacillante et si agitée, une nouvelle société religieuse fondée par un pauvre gentilhomme qui n'était, dit Bourdaloue, qu'un inconnu et qu'un mendiant, mais qui était appelé «à s'opposer à Luther, comme jadis saint Augustin naissait en Afrique au même moment que Pélage en Angleterre, et qui, malgré la sagesse des politiques, la passion des intéressés, le zèle des uns et la malice des autres, ne s'était proposé que de préparer à toutes les églises du monde des missionnaires fervents, des prédicateurs évangéliques des hommes dévoués à la croix et à la mort, des troupes entières de martyrs dont il a été le père.»

La Flandre, restée silencieuse au milieu de ce bruit d'armes qui remplissait toutes les régions de l'Europe, méritait d'être l'asile de l'inspiration religieuse et des études graves et profondes. Il semblait que la fortune, en éloignant d'elle l'éclat des grandeurs humaines, ne lui en eût laissé que le deuil.

(1526). Isabelle, sœur de Charles-Quint, malheureuse épouse de Christiern II, roi de Danemark, meurt à Zwinaerde. Les anciens comtes de Flandre s'arrêtaient à Zwinaerde avant de prendre possession de l'autorité héréditaire: Isabelle n'y attendait que les consolations de Dieu pour la séparer de ses peines et de ses malheurs.

Quatre ans plus tard, Marguerite d'Autriche termine ses jours à Malines, après avoir songé à se retirer aux Annonciades de Bruges, comme l'atteste une lettre touchante adressée à la supérieure de ce monastère: «Ma mère, ma mie, j'ai donné charge à ce porteur d'aller vous dire de mes nouvelles et ma bonne disposition depuis aucuns jours... Je suis délibérée faire une bonne fin dans vostre couvent à l'aide de Dieu et de nostre bonne maîtresse sa glorieuse Mère. Je vous prie, ma bonne mère, de faire prier toutes mes bonnes filles à l'intention que je vous ay toujours dit, car le temps approche, puisque l'empereur vient, à qui, à l'aide de Dieu, renderay bon compte de la charge et gouvernement que luy a pleu me donner, et ce fait je me renderay à la volonté de Dieu et de nostre bonne maîtresse, et demourray toujours vostre bonne fille.

Marguerite.»

Marguerite ne vint pas prier au pied des autels de Bruges, où s'était agenouillée Marie de Bourgogne, mais elle ordonna en mourant que son cœur fût porté dans le tombeau qui renfermait les restes de sa mère.

Les ravages des épidémies rendaient communs à toutes les classes de la société les mêmes sentiments de douleur. La suette, que quelques-uns nommaient la peste d'Angleterre, s'était introduite de Hollande à Anvers, où elle frappa en quatre jours cinq cents des plus riches marchands. De là, elle pénétra d'abord à Gand et ensuite à Bruges, où l'on vit à la fois les magistrats fermer les tribunaux et les chanoines cesser de paraître dans le chœur de la cathédrale de Saint-Donat. La durée de la suette était le plus souvent de vingt-quatre heures, et de ceux qui en étaient atteints, il n'en était presque point qu'elle épargnât.

La vengeance de Dieu semblait moissonner tout ce qu'épargnaient les discordes des hommes. La peste suivait la guerre: un fléau appelait un autre fléau pour l'expier et le punir:

Sublimes reges, magni duo lumina mundi,

Cernite quam vobis subdita regna dolent;

Cernite quos motus et quas res publica clades

Marte sub assiduo sollicitata ferat;

Nusquam tuta salus, late omnia et omnia longe

Bellica tempestas, mortis et horror habet:

Adde quod in populo magnam factura ruinam

Pestis atrox bello gliscit et atra lues.

En même temps l'industrie languit, et le travail des métiers se ralentit chaque jour. Les marchands étrangers, qui envoyaient dans toutes les parties du monde les étoffes fabriquées en Flandre, ont quitté en grand nombre la ville de Bruges depuis que l'ensablement du Zwyn ne permet plus que la navigation difficile et lente de quelques alléges. Les troubles de la Flandre de 1452 avaient engagé quelques marchands à se fixer à Anvers. Ceux qui éclatèrent à la mort de Charles le Hardi, donnèrent lieu à de nouvelles émigrations, et l'on publia même, le 25 mai 1477, un avis qui portait que tous ceux qui s'étaient retirés à Anvers, seraient tenus de rentrer à Bruges dans le délai de trois jours, sous peine d'une amende de six cents livres parisis. Les discordes civiles, que vit se multiplier la mainbournie de Maximilien, furent encore plus funestes à Bruges. Au mois d'août 1493, les marchands espagnols qui s'étaient réfugiés à Anvers, refusèrent de retourner dans leur ancienne résidence. Adrien Drabbe, s'étant rendu en Espagne pour porter les plaintes des magistrats de Bruges au roi Ferdinand d'Arragon, ne reçut qu'une réponse assez vague. Les Brugeois furent plus heureux près du conseil de Malines, car ils obtinrent au mois de septembre 1494 un arrêt fondé sur leurs priviléges, qui condamnait les marchands espagnols à ne point choisir d'autre résidence dans les Pays-Bas. Les marchands espagnols revinrent; ils ne cessèrent point toutefois de murmurer de ce que chaque jour l'ensablement du Zwyn et cent autres causes rendaient leur séjour à Bruges de plus en plus défavorable aux intérêts de leur commerce.

Les relations de Bruges avec les marchands anglais n'étaient pas mieux établies. Bien qu'elles fussent réglées par le traité du 24 février 1496, elles étaient presque complètement interrompues lorsque Pierre Anchemant fut envoyé à Londres peu avant les fêtes de Pâques 1506, pour engager les marchands anglais à rentrer à Bruges, comme les marchands espagnols leur en avaient donné l'exemple. Pierre Anchemant les assurait qu'on avait, par d'utiles travaux, amélioré le havre du Zwyn et que la paix profonde qui régnait en Flandre avait à jamais éteint les vieilles rivalités de Bruges, de Gand et d'Ypres, toujours si funestes au commerce. Les marchands anglais protestaient que c'était à tort qu'on leur attribuait le projet de se fixer à Anvers; mais Pierre Anchemant ajoutait si peu de foi à ces assurances qu'il s'adressa à Henri VII, au château de Greenwich. «Je lui parlay, raconte-t-il lui-même, du fait de la ville en lui remonstrant l'amour singulière que le roy nostre seigneur son bon fils a au bien et ressource d'icelle tant pour ce qu'il en est natif comme pour la beauté, bonté, honnesteté et loyaulté de vous, messeigneurs, et des habitants, et aussi pour les grans biens et services que ses prédécesseurs en ont eu.»

Henri VII parut fort touché des souvenirs de la généreuse hospitalité que les Brugeois avaient accordée à Édouard IV, et sa réponse, conçue dans des termes très-conciliants, remplit Pierre Anchemant d'enthousiasme pour le monarque qui l'avait si bien reçu, et d'espérances pour ceux dont il était le mandataire. Malheureusement, Henri VII s'éloigna pour aller faire un pèlerinage à Notre-Dame de Walsingham, et Pierre Anchemant se vit réduit à subir, comme une nécessité dictée par les circonstances et la détresse des Brugeois, le célèbre traité du 15 mai 1506, qui réservait tous les avantages aux marchands anglais. Les Flamands (c'est Bacon qui le remarque) appelaient le traité de 1494 intercursus magnus; ils donnèrent à celui de 1506, à peine modifié par une convention du 5 juin 1507, le nom d'intercursus malus. Bruges conserva l'étape; mais elle ne parvint jamais à ressaisir le commerce même qui s'était retiré au port d'Anvers, alors si riche et si prospère que les descriptions de Guichardin nous semblent l'œuvre d'une imagination toute féerique.

Pour compléter ce tableau de la décadence de Bruges, il faut ajouter que ses magistrats chargèrent, en 1495, d'autres députés de se rendre à Lubeck pour essayer de rappeler les marchands osterlings. Vingt-quatre ans plus tard, au moment même où ils envoyaient l'abbé des Dunes exposer leur détresse en Espagne, ils adressaient les plus vives instances à une flotte vénitienne, alors à l'ancre dans les ports de l'Angleterre, afin qu'elle consentît à se diriger vers l'Écluse. Les digues du Zwartegat avaient été rétablies en 1510, et l'on venait de vérifier avec la sonde la profondeur des eaux du Zwyn pour calmer les terreurs des pilotes étrangers.

Le commerce de la Flandre, menacé de se voir privé de ses relations maritimes, tendait, sous Charles VIII et sous Louis XII, à se rapprocher de la France. Machiavel dit à ce sujet: «La France n'a rien à craindre de la part des dix-sept provinces des Pays-Bas, ce qui vient de la froideur du climat et de sa stérilité en blés et en vins, et comme on n'y recueille pas de quoi nourrir les habitants, ils sont obligés de tirer leur subsistance de Bourgogne, de Picardie et d'autres provinces de France. De plus, les habitants des Pays-Bas subsistent par des manufactures et par des merceries qu'ils débitent en France aux foires de Paris et de Lyon, car du côté de la mer ils n'en trouveraient pas le débit. Ainsi, lorsque les Flamands seront privés du commerce de la France, ils ne pourront débiter leurs marchandises, ni avoir aisément de quoi subsister; ils n'auront donc jamais de guerres avec la France que lorsqu'ils y seront forcés.» Il ne faut plus s'étonner de ce que souffrit la Flandre pendant la longue rivalité de Charles-Quint et de François Ier.

Cette malheureuse époque vit les marchands les plus riches s'éloigner à jamais de la Flandre. Ce fut ainsi que les Fugger et les Velser, si fameux en Allemagne par leur opulence, les Galteretti, de Florence, les Bonvisi, de Lucques, les Spinola, de Gênes, se retirèrent successivement à Anvers: il ne resta guère à Bruges que quelques marchands espagnols.

Près de la vieille cité des dix-sept nations, languissaient, atteintes comme elle par les coups de la fortune, ses deux filles du Zwyn et de la Reye: l'Écluse, assise au fond de son golfe, rival longtemps heureux du Rhin et de la Tamise; Damme, placée entre Bruges et l'Ecluse comme une étape sur la route des caravanes commerciales du moyen-âge. «Damme, la clef et la porte de la mer; Damme, qui ouvre ou ferme aux Brugeois l'entrée de l'Océan; Damme, autrefois si peuplée et si opulente, a vu fuir ses marchands et n'est plus qu'un village.» Trois siècles se sont écoulés depuis que Meyer écrivait ces lignes. Si le port de l'Écluse a disparu dans les sables, le port de Damme s'est effacé au niveau des joncs des marais comme Venise descendra quelque jour aussi dans ses lagunes.

Cette décadence de la Flandre paraissait aux historiens français une révélation prophétique du déclin de la puissance si formidable et si altière de Charles-Quint né dans l'une de ses villes et profondément attaché à ses mœurs. Robert Gaguin, après avoir résumé les péripéties que lui présentent les annales de la Flandre, si rapidement tombée du faîte de la prospérité et de la grandeur, ne manque point d'ajouter: «Grande leçon pour ceux qui, trop confiants dans l'éclat de leur origine et de leur puissance, peuvent aussi devenir, par une chute rapide, un enseignement pour la postérité.»

Il faut ajouter que l'absence de toute administration régulière s'était fait sentir à la fin du quinzième siècle dans l'ordre industriel aussi bien que dans l'ordre politique. Maximilien avait cru affaiblir les grandes villes qu'il combattait, en méconnaissant leurs priviléges, et la même préoccupation se fit remarquer dans quelques actes du gouvernement de Charles-Quint. Cependant, lorsqu'on reconnut que l'industrie ne présentait plus dans sa fabrication ni règles incontestables qui déterminassent les droits réciproques des maîtres et des ouvriers, ni garanties légales qui maintinssent vis-à-vis du marchand la réputation méritée par une production longtemps irréprochable, on s'efforça vainement de revenir en arrière: on multiplia les ordonnances et les règlements, mais l'on ne parvint point à rétablir la prospérité qui était due à l'ancienne organisation des métiers intimement liée à la puissance politique des grandes communes flamandes.

A Charles-Quint commence en Flandre la nouvelle draperie, c'est-à-dire la draperie alimentée par les laines d'Espagne. Le duc Philippe de Bourgogne, époux d'Isabelle de Portugal, avait déjà eu la même pensée lorsque, dans une charte du 26 octobre 1464, il se plaignait que les Anglais vendaient leurs laines si cher «qu'il en résultoit grant dommaiges et inconvéniens pour les pays de Brabant et de Flandre qui sont principalement fondés sur fait de draperie.» Charles-Quint, fils d'une princesse espagnole, devait la réaliser. Lier la Flandre à l'Espagne par les besoins de son industrie, était un acte habile au point de vue politique.

L'industrie flamande continua à fabriquer quelques étoffes précieuses; elle produisit encore quelques somptueuses tapisseries notamment celles qu'admirait la cour de Charles VIII ou celles qui furent offertes au pape par François Ier. Son activité se porta, toutefois, principalement vers des étoffes d'un genre nouveau et d'un prix moins élevé: pour les unes on appela des tisserands d'Armentières, pour d'autres des ouvriers de Hondschoote.

A la même époque, afin que la Flandre restât sans cesse une terre commerciale, s'élevait dans les campagnes l'industrie linière, héritière de l'industrie des grandes villes qui se bornait aux étoffes de laine. Liée intimement au sol qu'elle fertilisait, elle puisait dans l'agriculture, et l'agriculture puisait en elle, un mutuel et réciproque appui. Le même toit abritait la charrue et le métier du cultivateur devenu tisserand. Pendant les longues veillées de l'hiver, la moisson de l'été se métamorphosait, sous les mains qui l'avaient recueillie, en trésors mercantiles: la femme même, assise à son rouet, concourait, par son adresse, à assurer la paix et l'abondance dans le foyer domestique. «La Flandre sera riche, disait Charles-Quint, tant que l'on n'aura point coupé le pouce de ses fileuses.»

Si les relations du commerce extérieur s'éteignaient dans les villes de la Flandre, si parfois dans ses campagnes mêmes un cri de guerre semait la désolation, il faut aussi signaler, à certains intervalles, une autre source de souffrances et de détresse: l'accroissement progressif des impôts. Dès 1516, Érasme écrivait à Thomas Morus: «On réclame du peuple des sommes énormes, et la demande a été agréée par les grands et par les prélats, c'est-à-dire par ceux qui seuls ne doivent rien donner, et toutes nos campagnes sont couvertes de soldats. Trop infortuné pays! et toutefois combien ne serait-il point heureux si ses villes pouvaient s'entendre entre elles!» En 1524, la levée des impôts excita des troubles dans toutes les provinces des Pays-Bas. Les biens du clergé n'en étaient plus exempts, et sa résistance fut si vive en Flandre qu'une partie de ses domaines fut saisie; ce qui fait dire, en 1529, à Érasme: «Les exactions accablantes au delà de toute mesure sont devenues communes à tous, et nous les supportons d'autant plus impatiemment que l'argent qu'elles produisent, est porté en Allemagne et en Espagne.»

En 1536, la reine de Hongrie, sœur de Charles-Quint, qui avait succédé à Marguerite d'Autriche dans le gouvernement des Pays-Bas, avait obtenu une aide de quatre cent mille carolus d'or, dont le tiers devait être payé par la Flandre. Bruges, Ypres et le Franc obéirent, mais une vive opposition se manifesta à Gand.

Les désastres des guerres et des révolutions, qui avaient ruiné Bruges en exilant les marchands étrangers, avaient exercé moins d'influence sur la prospérité des Gantois, entretenue par l'activité intérieure du travail de leurs métiers. Les documents contemporains reproduisent encore le tableau que Froissart traçait au quatorzième siècle de la puissance de Gand et de ses richesses. Ils la nomment tour à tour «une ville fort belle, grande, puissante et ample, la plus belle et ample ville de la crestienneté, une fort belle et triomphante ville, une ville sans pair à cause des belles rivières qui y descendent de tous quartiers, au moyen desquelles tous biens et marchandises y arrivent, une ville qui n'estoit point une ville, mais ung pays, tant y avoit maisons, églises, cloistres, chapelles, hospitaulx et autres beaux et somptueux édifices.»

«Gand, dit un historien du seizième siècle, est à peu près la plus grande ville de l'Europe. Ses habitants prétendent que le circuit de ses remparts offre un développement de sept lieues. On raconte que jadis sept rois l'assiégèrent pendant sept ans et ne purent s'en emparer, et aujourd'hui encore, à côté de ses sept ponts de marbre, construits sur l'Escaut, on remarque sept églises fondées par les sept rois aux lieux mêmes ou s'élevèrent leurs camps. Une de ces églises, celle de Saint-Michel, possède, dit-on, un si grand nombre de paroissiens, que chaque année on y voit communier, aux fêtes de Pâques, vingt-huit mille personnes.»

Un même sentiment de résistance dominait chez tous les habitants de Gand. Les bourgeois, accablés de taxes, ne voulaient plus en accepter de nouvelles; les tisserands et les petits métiers rappelaient les anciens principes du droit communal sur l'obligation limitée de servir le prince pendant un certain nombre de jours. Enfin, il fut résolu, dans la collace du 14 avril 1537, «que si avant que l'Impérialle Majesté leur seigneur naturel et prince natif avoit nécessairement affaire des gens de guerre de son pays de Flandres contre le roy de France son ennemy et pour la deffense de cestuy son pays, ils présentoient à Sa Majesté volontaire assistance par gens d'iceluy pays, selon l'ancien transport et ancienne coustume et les payer, et autrement point.» Cette réponse fut portée à Bruxelles par les échevins Régnier Van Huffel, Jacques Van Melle, Jean Vanden Eeckhaute et le grand doyen Liévin Pym.

La reine de Hongrie, qui venait d'apprendre l'invasion d'une armée française en Artois, crut devoir temporiser, de crainte d'exciter trop profondément le mécontentement des Gantois. Elle leur demanda de nouvelles explications, et ce fut pour satisfaire à ce désir que les Gantois déclarèrent, dans la collace du 29 avril, «qu'ils entendoient ce faire par le grand estandart et par gens du pays comme autrefois a esté fait.» Cependant le comte du Rœulx avait déjà réussi à arrêter l'armée française, et la reine de Hongrie n'hésita plus à ordonner dans la châtellenie de Gand la levée de l'impôt qu'avait sanctionné le vote de trois membres du pays de Flandre. Il fallut cette fois recourir à des voies d'intimidation, mais les magistrats de Gand, qui semblaient peu les redouter, s'adressèrent itérativement à la reine de Hongrie pour protester contre les arrestations qui avaient eu lieu, alléguant que, d'après les priviléges du pays, «l'accord de la plus grande partie ne peult charger, ni obliger la moindre partie en la contribution d'aulcunes aides, subventions ou impositions,» et que les châtellenies, soumises à leur autorité, ne pouvaient être imposées sans leur assentiment; ils prétendaient, en conséquence, que les poursuites exercées étaient «notoirement (en parlant en toute révérence) contre toute raison, droit, priviléges, anciennes coustumes et libertés desdits de Gand, et en dehors de tout entendement raisonnable.»—«Et comme ledit maistre Liévin, ajoute le Discours des troubles de Gand, eust présenté ladite requeste et se fust retiré de la chambre, il retourna demandant de dire encore un mot, disant en tremblant avoir charge de ses maistres de déclarer que si la royne ne vouloit accomplir le contenu en ladite requeste, qu'ils estoient délibérés d'envoyer leurs députés vers l'Empereur, requérant que on ne le print de male part.»

Une démarche faite par le sire de Herbaix au nom de Charles-Quint eût pu apaiser les Gantois. Rien n'était plus propre à atteindre ce but que le discours qu'il leur adressa: «Par espécial suis chargé de faire ceste requeste à vous, messieurs de Gand, pour l'entière et totale confidence qu'il a en vous pour autant qu'il n'est point seulement vostre seigneur et prince naturel, mais est né et natif d'icelle, ce qui communément et de nature engendre quelque affection et amour espécial de l'ung à l'autre, et si depuis ung peu il porroit avoir aucune chose mal entendue, Sa Majesté ne sçauroit avoir de vous aultre ymagination sinon que ce ait esté par faute d'avoir bien comprins l'ung l'autre.»

Les Gantois aimèrent mieux recourir aux trois autres membres pour qu'ils les aidassent à soutenir leurs priviléges, et le 24 septembre 1537 les quatre membres de Flandre réclamèrent d'un commun accord, près de la reine de Hongrie, la liberté de toutes les personnes qui avaient été arrêtées. Dans ces conjonctures difficiles, la reine de Hongrie proposa aux Gantois de soumettre leurs réclamations à la décision du conseil privé ou à celle du grand conseil de Malines, ou bien à celle de l'Empereur lui-même, en consentant à ce que pendant cette procédure les prisonniers fussent provisoirement mis en liberté; mais les magistrats de Gand désiraient qu'on reconnût leurs priviléges et non point qu'on les discutât. En effet, les discuter c'était supposer qu'ils étaient sujets à contestation et qu'il était loisible de les interpréter et même de ne pas s'y conformer: ils ne répondirent pas aux propositions de Marie de Hongrie. Enfin, le 2 décembre, voyant que les prisonniers n'étaient point relâchés, ils portèrent de nouvelles plaintes à la reine, qui répliqua qu'ils avaient laissé s'écouler les délais de surséance qu'elle leur avait offerts pour qu'il fût statué sur leurs réclamations. Peu de jours après, le 31 décembre, les magistrats de Gand rédigèrent par-devant notaire un acte d'appel à l'Empereur.

Charles-Quint se trouvait à Barcelonne. Il répondit le 31 janvier à la protestation des Gantois. Bien que dans sa lettre il soutienne la conduite de sa sœur en ordonnant la levée immédiate des quatre cent mille carolus, nonobstant tout appel, il leur permet d'exposer leurs griefs au grand conseil de Malines, et l'on rencontre de nouveau dans son manifeste quelques lignes où il rappelle les liens qui l'unissent à sa patrie: «Toutefois avions tousjours eu cette opinion et espoir de vous que, durant nostre absence, vous vous deviez plus employer à nous aider, assister et servir que nuls autres, à cause que sommes Gantois et avons prins naissance en nostre ville de Gand... et quant à ce que vous vous excusez sur la povreté du peuple, petite négociation et la charge des précédentes aydes qui ont esté grandes, vous pouvez bien considérer que les mêmes raisons militent aussy bien pour les trois membres de Flandres et ceux de nostre pays de Brabant que pour vous, lesquels, toutefois, considérans mieux valoir de deffendre les frontières que laisser entrer les ennemis au pays, n'ont voulu refuser à nous faire toute assistence en si urgente nécessité et extrémité, comme aussy espérons que vous, les choses bien entendues, faire ne vouldrez; et nous desplaist que les aydes ont esté si grandes, veu que ce n'a esté pour nostre prouffict particulier, mais seullement à cause des grandes affaires que avons eu pour garder et maintenir nostre estat et réputation et pour le bien et utilité de nos pays, repos, seureté et tranquillité de tous nos subjects.»

Charles-Quint croyait pouvoir calmer les Gantois par ces paroles, aussi douces et conciliantes que celles que le sire de Herbaix avait déjà fait entendre en son nom. Marie de Hongrie alla même jusqu'à suspendre la levée des quatre cent mille carolus: rien ne devait confirmer ces espérances.

Évidemment, il existait chez nos populations flamandes du seizième siècle une tendance funeste à un abaissement moral, conséquence inévitable de l'abaissement politique: «Les vieillards, écrivait Meyer, prétendent que tout est changé dans les mœurs de notre nation, et ils se plaignent qu'à des hommes simples, francs, loyaux, courageux, robustes et d'une haute stature a succédé une génération corrompue par le vice, l'oisiveté, l'ambition et l'orgueil. Les désordres se sont multipliés, la piété du clergé s'est refroidie. Autrefois il suffisait de l'arbitrage de quelques hommes sages pour éteindre de rares discussions soulevées par des achats et des ventes qui se faisaient souvent sans témoins: aujourd'hui, chacun recourt à des actes écrits, de crainte de rencontrer une mauvaise foi que ne connurent jamais nos ancêtres.»

Rien ne prouve mieux le relâchement qui régnait dans le lien social que le penchant des esprits à rompre le lien religieux consacré par le culte des générations qu'il unissait entre elles dans une pieuse communauté de traditions et de souvenirs. Les doctrines des luthériens s'étaient rapidement introduites dans les Pays-Bas, surtout dans les cités commerciales et industrielles où affluaient un grand nombre d'étrangers. Dès 1522, un an après la diète de Worms, elles avaient fait de grands progrès à Anvers; Charles-Quint y fit même brûler, en sa présence, les livres de Martin Luther, qui y avaient été envoyés d'Allemagne, et deux moines augustins de cette ville, convaincus de les avoir propagés, furent punis du dernier supplice à Bruxelles: ce qui fit dire à Luther, dans une lettre adressée aux chrétiens de la Hollande, du Brabant et de la Flandre: «Dieu soit loué de nous avoir donné de vrais saints et de vrais martyrs! Nos frères d'Allemagne n'ont pas encore été jugés dignes de consommer un si glorieux sacrifice!» Luther se montra toutefois moins admirateur du zèle des catéchumènes d'Anvers quand il apprit que presque tous s'étaient attachés à la secte des anabaptistes. «Nous avons ici, écrivait-il le 27 mars 1525, une nouvelle espèce de prophètes: ils sont venus d'Anvers et prétendent que l'Esprit Saint n'est autre chose que la raison naturelle.»

Les doctrines de la réforme s'étaient également bientôt répandues à Gand: malgré la publication de l'édit de Worms du 8 mai 1521, et des édits successifs du 17 juillet 1526, du 14 octobre 1529, du 7 octobre 1531, du 10 juin 1535, du 17 février 1535 (v. st.), elles y avaient pris un si grand développement qu'au mois de juin 1538 le président de Flandre, Pierre Tayspil, annonça à Marie de Hongrie l'existence d'une petite communauté de luthériens et d'anabaptistes aux portes mêmes de Gand. L'année suivante ces doctrines se mêlèrent aux mystères que représentaient publiquement, selon un ancien usage, les povres de sens, de Furnes, les compagnons du Saint-Esprit, de Bruges, de l'Alpha et Oméga, d'Ypres, de la Fleur de Lis, de Dixmude, et d'autres membres des innombrables sociétés de rhétorique alors établies dans les Pays-Bas.

«Plusieurs lieux pour le temps de lors estoient assez enclins à toutes séditions, commotions et hérésies, et les intentions et désirs de tels et semblables n'estoient que à pillier églises, gens nobles et autres riches, et avec eux plusieurs estrangers se y feussent boutés aians tous les mesmes voullentés et qui ne demandoient que ung tel temps troublé, et lesquels tenoient la secte luthérienne qui régnoit lors par toute la crestienté, qui aussy ne demandoient sinon faire toutes choses communes et entre autres points hérétiques qu'ils soutenoient, c'en estoit l'un... Toute la fin de leur commotion tendoit de faire les riches devenir povres et les povres devenir riches, et en effect, tous biens communs, ce qui estoit l'oppinion de plusieurs luthériens.., et quand les povres rencontroient les riches, en allant leur chemin par les rues, ils leur disoient par grant envye: Passez oultre! le temps viendra de brief que possesserons vos richesses à nostre tour, car vous les avez assez possessées et vous possesserez nos povretés à vos tours; si sçaurez que c'est d'icelles, et nous sçaurons que c'est de vos richesses, et porterons vos belles robes et tous porterez les nostres, qui sont bien laides et de petite valleur.»

Cette secte portait à Gand le nom de creesers, qu'on n'a pas mieux réussi à expliquer que celui des Huguenots.

On connaît, d'ailleurs, les projets politiques des creesers. «Toute leur affaire tendoit, porte la relation que nous venons de citer, de faire d'icelle ville de Gand une ville de commune et non subjecte à nul prince, ni seigneur, fors à elle-mesme, comme il y en a plusieurs en Allemagne et en Ytalie.»

François Ier avait soutenu les villes protestantes d'Allemagne. Les creesers espéraient trouver en lui le même appui. Au mois d'octobre 1538, Marie de Hongrie défend aux Gantois d'envoyer des députés au roi de France. Ils feignent d'obéir, mais un de leurs émissaires, Lupart Grenu, de Tournay, se rend à Fontainebleau, où le roi de France refuse de l'écouter, parce qu'en ce moment il ajoute plus de prix à l'alliance de Charles-Quint qu'au renouvellement des hostilités, quelque favorable qu'il puisse paraître. «Les Gantois, écrit Martin de Bellay, pour mieulx se fortifier et venir à l'effect de leur entreprise, envoyèrent secrètement devers le roy lui offrir de se mettre entre ses mains, comme leur souverain seigneur, et luy offrirent pareillement de faire faire le semblable aux bonnes villes de Flandres: chose que le roy refusa pour n'estre infracteur de foy envers l'Empereur, attendu a trêve jurée entre eux depuis deux ans.»

(Juillet 1539). Nouvelles remontrances des Gantois. La collace du 8 juillet demande «que l'on deffende les bourgeois et adhérités de cette ville et chastellenie, touchant l'exécution commencée.» L'agitation s'accroît. Le 17 août, les métiers refusent de procéder à l'élection de leurs doyens tant que les prisonniers n'auront point été délivrés. Ils accusent les députés, chargés l'année précédente de porter leurs réclamations à la reine de Hongrie, de ne pas s'être acquittés fidèlement de leur mission. Liévin Borluut les encourage dans leur résistance en leur rapportant que, selon une tradition qui s'était perpétuée dans sa maison, il était arrivé à un comte de Flandre de perdre son comté en jouant aux dés avec un comte de Hollande, mais qu'un de ses ancêtres avait réussi à persuader aux bourgeois de Gand de le lui racheter, et qu'ils avaient dès lors obtenu de ne pouvoir jamais être soumis à des taxes malgré leur volonté. Liévin Borluut se trompait: ses aïeux n'avaient conservé à la Flandre son indépendance et sa liberté que sur le champ de bataille de Courtray, mais le peuple n'en croyait pas moins à l'exactitude de son récit.

Le 19 août, on arrête à Gand Liévin Pym et Jean Van Waesberghe. Regnier Van Huffel fuit à Bruxelles. Quatre députés de Gand l'y suivent et l'y font arrêter, mais il se place sous la protection des lois du Brabant.

Dans la collace du 22 août, on insiste pour que l'on interroge les anciens échevins sur les actes de leur administration, sur leur réponse à Marie, et sur la disparition du privilége mentionné par Liévin Borluut, que l'on ne retrouve plus. Il faut, s'écrie-t-on de toutes parts, qu'il soit défendu de faire sortir du blé de la ville, qu'on approfondisse les fossés qui la protégent, qu'on réunisse son artillerie, qu'on arbore publiquement son étendard, qu'on remette la charte de l'achapt de Flandres indiquée par Liévin Borluut; il faut que les bourgeois adhérités dans la ville ne puissent plus se présenter dans les collaces comme membres des métiers; il faut, de plus, que l'on casse le calfvel de 1515, par lequel Charles-Quint a confirmé les conditions imposées par Maximilien aux Gantois dans le traité de Cadzand.

(23 août.) Tous les métiers prennent les armes. Liévin Pym est conduit vers midi au Gravesteen. Il déclare que la réponse qu'il a adressée à la reine de Hongrie, était conforme aux instructions des échevins des deux bancs. Après l'avoir soumis deux fois à la torture, on obtient de lui cet unique aveu qu'il avait un jour déposé à l'hôtel des échevins, pour qu'elle servît aux serruriers de modèle pour faire une autre clef, celle du secret des priviléges qui lui était confiée. Le 26 août, Liévin Pym est de nouveau soumis à la torture: sa fermeté reste inébranlable, et le grand bailli François Vander Gracht demande, en alléguant le grand âge et les infirmités de l'ancien doyen des métiers, qu'il soit reconduit dans la prison de la ville pour être jugé par les magistrats.

Cependant les métiers restent assemblés. Ils ne voient qu'un sortilége dans le courage que Liévin Pym a montré; c'est peu qu'ils aient déjà exigé qu'on le rasât, afin de retrouver plus aisément le sceau mystérieux des sorcières et des nécromanciens; ils arrêtent un homme et une femme qu'ils accusent d'avoir exercé sur lui une influence magique. Enfin, le 28 août, ils obtiennent des échevins de la keure, intimidés par leurs menaces, la condamnation de Liévin Pym, et le même jour celui-ci est porté sur un fauteuil, comme le sire d'Humbercourt, sous la hache du bourreau: c'est au pied de cet échafaud que les membres des métiers jurent de nouveau de ne point se séparer tant que le calfvel de 1515 n'aura point été révoqué, serment prononcé sous de tristes auspices, qui ne présageait que la mort à ceux qui invoquaient la mort à témoin de leurs fureurs.

Tandis que les bourgeois se séparaient avec effroi d'une résistance qui cessait d'être légitime dès qu'elle ne s'appuyait plus sur leurs priviléges, les métiers s'engageaient de plus en plus dans cette voie sanglante, où l'anarchie est invinciblement poussée vers l'abîme par les passions mêmes qui sont son élément et sa vie. Non-seulement ils demandaient que l'on chargeât de chaînes les magistrats qui avaient adhéré au calfvel de 1515; ils voulaient également que l'on supprimât un autre calfvel, celui de 1531, qui réglait les attributions du conseil de Flandre. Le 2 septembre 1539, le cloître des Jacobins, où devait s'assembler la collace, est envahi par quatre ou cinq cents de ces obscurs disciples des théories à demi politiques et à demi religieuses, qui s'appuyaient sur la Bible pour combattre à la fois l'État et l'Église, le prince et le prêtre, ces deux colonnes de la vieille société qu'ils condamnaient. «Nous voulons, répètent-ils, que l'on annule les deux calfvel et le traité de Cadzand, que l'on juge tous ceux qui y ont adhéré, qu'on approfondisse les fossés de la ville, que le guet veille désormais sur les remparts.» En vain le grand bailli, François Vander Gracht, leur représenta-t-il qu'il ne pouvait, sans mériter le dernier supplice, consentir à la révocation d'actes qui émanaient de l'Empereur: ils ne voulurent rien entendre, et il fallut que les trois pensionnaires élus par les bourgeois, les tisserands et les petits métiers, leur livrassent le calfvel de 1515. Les uns le déchirèrent et le jetèrent dans la boue, les autres en recueillirent les lambeaux pour les porter orgueilleusement à leurs chapeaux, comme leurs pères s'étaient parés, en 1467, des débris de l'aubette des commis de la gabelle.

La reine de Hongrie avait inutilement cherché à sauver Liévin Pym en lui adressant une déclaration justificative, dont il n'avait pas même osé faire usage; elle crut prudent de surseoir à la levée de l'impôt, mais elle donna aussi des ordres pour que l'on gardât avec soin les forteresses les plus voisines de Gand, et elle exposa en même temps, dans une lettre adressée aux trois autres membres de Flandre, les nombreux attentats qu'elle reprochait aux Gantois.

Les Gantois venaient d'arrêter Guillaume de Waele, garde des chartes de Flandre, et trois échevins de 1515, Jean de Wyckhuuse, Gilles Stalins et Jean De Vettere, ainsi qu'un ancien échevin de la keure, qui fuyait déguisé en femme: puis on les vit demander la révocation de tous les magistrats de la keure sans exception. Ils se montraient si orgueilleux qu'ils refusaient de payer les droits de tonlieu établis sur l'Escaut, se prétendant citoyens d'une ville libre; ils maintenaient, d'ailleurs, que, selon leurs priviléges, ils avaient le droit, après six semaines de délibérations stériles dans la salle de la collace, de convoquer la wapening sur la place du marché. On s'attendait même à voir reparaître les chaperons blancs. Adolphe de Beveren et Lambert de Briarde, que Marie de Hongrie avait envoyés à Gand, lui mandèrent que leurs vies étaient en danger s'ils n'autorisaient pas le renouvellement immédiat de la keure, et le grand bailli François Van der Gracht lui adressa également une lettre qui signalait la même gravité dans la situation des choses: «Madame, je supplie très-humblement Vostre Majesté estre record que par diverses lettres m'avez escrit de point avoir intention de modérer ce trouble que en toute douceur: ce seroit petit inconvénient d'espandre mon sang au service de l'Empereur et de Vostre Majesté, mais par dessus cela voir la desconfiture de tant de gens de bien, la démolition d'une si notable ville, la destruction de tous ces pays, il me semble que Vostre Hauteur en seroit grandement diminuée.» La reine hésitait encore. Les messages devenaient de plus en plus pressants; mais elle ne céda qu'après avoir fait rédiger une protestation par laquelle elle déclarait ne donner qu'un consentement forcé et motivé par le salut de ses serviteurs, et en écrivant au-dessous de la commission de renouvellement des échevins: «Par force et pour éviter plus grand mal, ay consenti cette commission. Marie.»

Le renouvellement de la keure avait été un succès pour les mécontents, mais il est rare que les succès calment et modèrent ceux qui les obtiennent. On racontait tantôt que Charles-Quint avait rendu le dernier soupir, tantôt qu'il était porté à donner raison à ses concitoyens dans leur lutte contre la reine de Hongrie. Les souvenirs des temps glorieux qui avaient précédé le honteux traité de 1453, habilement exploités pour exciter de plus en plus l'effervescence populaire, portaient surtout les esprits à des rêves de grandeur et de prospérité que le passé ne devait point léguer à l'avenir. Quelques-uns, plus imprudents ou plus impatients, eussent voulu recommencer une guerre qui avait été si fatale à leurs pères: leurs vœux semblèrent exaucés lorsqu'on apprit que les sires d'Escornay et de Lalaing s'étaient enfermés dans la citadelle d'Audenarde et qu'une troupe de paysans, commandée par Yvain de Vaernewyck, assiégeait le château de Gavre.

Le 11 octobre 1539, la collace décide que le payement des impôts sera suspendu jusqu'à ce que la reine de Hongrie ait livré les magistrats fugitifs, que les élections des doyens des métiers auront lieu conformément aux anciens usages, que l'on chassera les hommes d'armes du plat pays en sonnant le tocsin dans toutes les campagnes, que l'on écrira aux magistrats de Bruges, d'Ypres, d'Audenarde, de Courtray et d'Alost pour qu'ils ne leur permettent point de se réunir contre les Gantois. Six jours après, le grand bailli, François Van der Gracht, s'enfuit de Gand, «accoustré en guise de serviteur.»

Le mouvement insurrectionnel avait atteint son point culminant: nous touchons à la période où il cédera à la régression la plus énergique et la plus sévère, répression qu'excusent à peine deux années d'une patience et d'une longanimité mises à toute épreuve.

Le 30 octobre, un envoyé de Charles-Quint, muni de pouvoirs fort étendus, arrive à Gand: c'est Adrien de Croy, comte du Rœulx. Le lendemain, «il remonstra aux bourgeois le grand dangier ouquel ils se mettoient, que pour le présent l'Empereur estoit le plus puissant et bien fortuné prince de toute la chrestienté, et que jamais ils n'avoient eu ung tel conte ayant la puissance et noblesse de luy, lequel ils devoient partant bien aymer, et meismes plus que nuls de ses autres subjects, en tant qu'il estoit natif de la ville de Gand, et pour ces causes et autres devroient estre des plus obéissans, et meismes que, si aucuns autres de sesdits subjects se vouloient eslever à l'encontre de sadite Maigesté, qu'ils devroient estre ceulx qui de tous leurs pouvoirs devroient soustenir icelle, et meismement pour ce que l'Empereur estoit le premier conte de Flandres qui se povoit intituler conte, prince et seigneur souverain du pays de Flandres, laquelle souveraineté Sa Maigesté avoit conquise à l'encontre du roy de Franche, par la prinse que son armée fist dudit roy, nommé Franchoys premier de ce nom, à la journée devant Pavye, ce qui a esté et est ung grant bien et honneur pour lesdits de Gand, et conséquemment pour tout ledit pays et conté de Flandres, de quoy sera mémoire à tousjours, et partant le devroient aymer souverainement par-dessus tous autres ses subjects... Aussy leur mist en mémoire comment ils devoient avoir souvenance que leurs prédécesseurs avoient esté sy griefvement pugnis d'avoir rebellé à l'encontre de leurs contes par cy-devant, lesquels n'estoient en riens à rapporter à la puissance de leur conte présent, et sy devoient aussy avoir mémoire des deux journées de bataille qui furent, la première à Rosebecke et la seconde à Gavre, lesquelles deux batailles lesdit Ganthois eurent à l'encontre de leurs contes, et y furent occis, de la partie desdits Ganthois, plus de trente à quarante mil hommes, et bien peu de la partie desdits contes de Flandre, par quoy est bien démonstré que les mauvais rebelles et désobéissans subgects n'ont jamais droit de victoire à l'encontre de leurs bons princes.»

Adrien de Croy ne fut pas écouté: les Gantois ne s'agitèrent que plus violemment en sentant vibrer dans leur âme cette triste évocation de la mémoire de leurs aïeux morts pour leur liberté; mais combien les temps n'étaient-ils point changés! et qu'il y avait loin des mémorables assemblées où Nicolas Bruggheman annonçait la croisade, aux sombres conciliabules où les disciples de Luther prêchaient la destruction de l'autel et du temple! Quel lien politique ou religieux pouvaient invoquer les creesers de 1539 pour se croire les dépositaires des immortelles traditions des pieux et héroïques clauwaerts du quatorzième siècle?

Le 3 novembre 1539, la cloche du travail cessa de sonner; toutes les maisons, tous les ateliers, toutes les boutiques se fermèrent, et les bourgeois se réunirent au couvent des frères prêcheurs pour se défendre contre les attaques insensées des creesers, auxquels on attribuait on ne sait quel horrible projet de saccager et de piller toute la ville. Bien que rien ne vint justifier ces craintes, l'inquiétude était générale et profonde. Telle était la situation de Gand au moment où l'on attendait la décision que prendrait l'Empereur.

Charles-Quint avait compris toute l'importance de la sédition des Gantois, qui comptaient sur l'appui des mécontents d'Allemagne et qui, tôt ou tard, pouvaient espérer celui du roi de France. Une plus longue absence devait, en lui enlevant le pays qui était son berceau et le patrimoine de ses ancêtres, briser le nœud qui retenait dans la même main tant d'États différents de mœurs et d'intérêts. La route du Rhin était trop longue; les tempêtes de l'hiver, qui n'était plus éloigné, ne permettaient point de songer à celle de l'Océan. «C'est en traversant la France que je me rendrai en Flandre,» dit-il à ses conseillers, et quelque vives que fussent leurs représentations, il quitta la Castille pour se diriger vers les Pyrénées.

François Ier avait lui-même engagé Charles-Quint à prendre la voie la plus courte et la plus favorable; il lui avait offert ses fils comme otages, afin de garantir la sincérité de ses intentions; mais Charles-Quint les avait refusés, croyant que dès qu'il se reposait dans la loyauté du roi de France, la confiance qu'il lui témoignait, devait être complète et entière.

L'harmonie politique qui régnait entre Charles et François Ier, paraissait solidement affermie. «J'aime tant le roy mon frère, disait Charles-Quint, et me sens ai fort obligé à luy du bon recueil qu'il me faict, du bon visage qu'il me porte et du bon traict qu'il m'a fait de n'avoir entendu à ces marauts de Gand, que jamais plus je ne retourneray à lui faire la guerre; et désormais il faut que nous demeurions perpétuellement bons amis et frères.» Il ajoutait qu'il souhaitait cette paix pour repousser les Turcs et les Algériens de nouveau hostiles, et pour apaiser en Allemagne les troubles religieux.

En ce moment, d'importantes négociations étaient entamées entre les deux monarques. Elles étaient relatives à l'abandon définitif de leurs prétentions mutuelles qu'ils eussent abdiquées au profit du duc d'Orléans, second fils du roi de France, appelé à épouser une fille de Charles-Quint.

L'historien espagnol Sandoval fait adresser ce discours par Charles-Quint au connétable de Montmorency:

«De deux filles que j'ai, je veux donner l'aînée au duc d'Orléans et lui donner, avec elle, les États de Flandre avec le titre et le nom de roi, si bien que le roi François aura de cette sorte deux fils, tous deux rois, si voisins et si limitrophes, qu'ils pourront se voir tous les jours et communiquer ensemble, comme vrais et bons frères. Et comme nous sommes tous mortels, il pourrait arriver, ce que Dieu ne veuille pas permettre, que le dauphin, son fils aîné, vînt à mourir, et qu'aussi le prince don Philippe, mon fils, vînt à manquer, et alors le duc d'Orléans et ma fille deviendraient les plus grands seigneurs du monde, car ils seraient rois d'Espagne, de France et de Flandre et de tous mes autres royaumes et seigneuries, de manière qu'on peut dire que je donne pour dot un royaume considérable, qui est celui de Flandre, et une espérance très-grande et assez bien fondée de parvenir à d'autres royaumes encore plus puissants.»

Martie du Bellay accuse injustement Charles-Quint d'avoir manqué à sa promesse. Le connétable de Montmorency engagea, plus que personne, François Ier à ne pas l'accepter: «Comme sage et bien advisé, il remonstra au roy, dit Brantôme, que deux frères si grands, si puissants et si près les uns des autres et fort chatouilleux, se pourroient un jour entrer en picque, se faire la guerre et se deffaire les uns les autres, et qu'il ne falloit pas les approcher de si près, mais les reculer au loin vers Milan, qui ne seroient si voisins et hors de toutes commodités à ne se rien demander.»

L'ambition de la France devait, pendant trois siècles, s'égarer au delà des Alpes. Il semblait que l'honneur de ses armes s'opposât à ce qu'on laissât reposer à l'ombre des bannières étrangères tous ces héros morts aux journées de Pavie, de Novarre, de Ravenne et de Cérisoles.

Le 1er janvier 1539 (v. st.), Charles-Quint entra à Paris par la porte Saint-Antoine où l'on avait écrit ces deux vers:

Ouvre, Paris, ouvre tes haultes portes:

Entrer y veult le plus grant des crestiens.

On voyait ailleurs les armes impériales et royales «liées ensemble par cordons et nœuds d'amour.» Les échevins de Paris offrirent à Charles-Quint un Hercule d'argent doré, allusion ingénieuse à sa devise. Hercule avait écrit sur les rivages de la Lusitanie, au pied de l'immobile colonne de Gades: Nec plus ultra. Charles-Quint, roi de cette même contrée baignée par des mers dont ses vaisseaux avaient dévoilé les trésors et les mystères, avait le droit de répéter: Plus oultre. Enfin, le 7 janvier l'Empereur quitta Paris, et quatorze jours après, il s'arrêta à Valenciennes, où l'attendait la reine de Hongrie.

L'on persistait à Gand à croire Charles-Quint retenu en Espagne par ses guerres contre les Turcs et les corsaires des États barbaresques, lorsqu'on y apprit tout à coup, avec une stupeur profonde, qu'il était arrivé aux frontières des Pays-Bas, après avoir confirmé l'alliance qui l'unissait au roi de France. La crainte de sa colère que les bourgeois et les gens des métiers avaient successivement bravée, les uns en favorisant le commencement de la rébellion, les autres en la poussant aux dernières limites, se présentait à tous les esprits, et il semblait qu'en se révélant si inopinément elle parût plus redoutable. Une députation, composée de Josse Uutenhove, de Charles de Gruutere, de Nicolas Triest, de Louis Bette et de quelques délégués des métiers, s'était dirigée vers Valenciennes; mais on leur enjoignit de ne pas aller plus loin que Saint-Amand, afin d'y attendre les ordres de l'Empereur. «Le temps commenchoit à venir que on ne les voulloit plus complaire: de quoy ils furent mal contents et murmuroient entre eulx que on leur devoit incontinent donner bonne audience, pour ce qu'ils estoient les seigneurs et députés de ceulx de Gand, et cuydoient que l'Empereur se contenteroit bien d'eulx et de leurs excuses, et leur sembloit que le comte de Flandres ne pouvoit riens lever oudit pays sans leur consentement.» Il était aisé de comprendre pourquoi Saint-Amand avait été assigné comme résidence momentanée aux députés gantois. «La cause pour qu'il fut défendu aux Ganthois de non venir jusques en ladicte ville de Valenchiennes, c'estoit pour ce que les princes et seigneurs de Franche estoient encoires en ladicte ville et qu'il n'estoit besoing que les estrangiers sceussent au vray les affaires d'iceulx de Gand, combien qu'ils en sçavoient assez, car on n'avoit parlé plus de demy auparavant par tout le pays d'autre chose que d'eulx.»

Le 25 janvier, les députés de Gand sont appelés à Valenciennes et reçus par l'Empereur, «lequel, après les avoir quelque peu oys, leur imposa silence à leurs excuses et propositions longues et bien prolixes, et leur dist, pour toute résolution, que à ces fins il estoit venu en ses pays de pardechà en bonne diligence et au grand travail et dangier de sa personne par temps d'yver, pour mettre et donner bon ordre et pollice ès affaires de sa ville de Gand et y venir faire les pugnitions et corrections des mésus commis: ce qu'il feroit de telle sorte qu'il en seroit mémoire et que autres ses villes, pays et subgects y prendroient exemple de non faire le semblable. Et autre response ne sceurent avoir lesdits députés de Gand.»

Déjà les bandes d'hommes d'armes du duc d'Arschoot, du prince d'Orange, des comtes d'Hoogstraeten et du Rœulx s'assemblaient à Halle, à Malines, à Enghien, et le 14 février 1539 (v. st.), Charles-Quint se présenta, à la tête de cette armée réunie à la hâte, aux portes de Gand, qui étaient restées ouvertes, «et dura icelle entrée plus de six heures sans le carroy et bagaiges, qui dura tout le jour. Il y avoit à icelle entrée huit cens hommes d'armes desdites ordonnances, qui sont pour le moings, y comprins les archiers, de trois à quatre mil chevaux, et estoient tous en armes, la lanche au poing, les picquenaires ayans la picque sur l'espaulle, les hallebardiers ayans aussi leurs hallebardes, et les hacquebuttiers ayans chascun en sa main la hacquebutte, laquelle gendarmerie estoit toute preste et appareilliée d'entrer en combat. Et en telle compaignie, puissance et estat entra en ville de Gand, de quoy les habitants d'icelle furent bien fort esbahis et estonnés.»

Paul Jove raconte que lorsque Charles-Quint arriva aux portes de Gand, on eût cru, à voir les impressions qui se produisaient sur son visage, que la cité qui le recevait, n'était pas celle qui lui avait donné le jour et qui avait nourri sa jeunesse, mais une cité ennemie et détestée. Il ajoute que les Gantois se repentirent bientôt de ne pas avoir fermé leurs portes et de ne pas avoir pris les armes pour se défendre, car il eût été impossible de les soumettre ou de les réduire par la force, puisque leur ville est si vaste qu'elle peut armer aisément, par un mouvement inopiné, plus de quarante mille hommes.

Toutes les places et toutes les rues de Gand étaient occupées «par bandes et compaignies de gendarmerie qui faisoient grand guet, tant de jour comme de nuit,» et ce fut sous ces formidables auspices que l'on procéda lentement à une enquête sur les causes et les progrès des troubles qui avaient eu lieu. Après une longue attente, tantôt assombrie par les inquiétudes, tantôt éclairée de quelques lueurs d'espérances, tous les échevins furent mandés par l'Empereur «en l'une des plus grandes chambres de sa court, laquelle estoit toute ample ouverte,» et là, maître Baudouin Le Cocq, procureur général au grand conseil de Malines, prononça un réquisitoire aussi long dans ses prémisses que terrible dans ses conclusions. Il commença par combattre les efforts qu'avaient faits les Gantois pour se justifier par les principes du droit communal, et prétendit que le privilége du comte Gui de Dampierre concernait les impôts qui atteindraient spécialement et uniquement les habitants de Gand, que celui de Louis de Nevers ne s'appliquait qu'à ceux qui auraient été illégalement établis, que la charte de Marie de Bourgogne qu'ils invoquaient, n'avait aucune autorité, puisqu'elle avait été obtenue par violence et même formellement révoquée en 1485 et en 1515. Il représenta que si, au grand regret de l'Empereur, les impôts avaient été si élevés, les Gantois n'y avaient toutefois jamais contribué que selon leur quote-part déterminée depuis longtemps. Puis abordant un autre ordre d'idées, il raconta les outrages par lesquels les Gantois avaient répondu aux propositions réitérées de l'Empereur et de la reine de Hongrie, et exposa les nombreux méfaits par lesquels les Gantois s'étaient rendus coupables du crime de lèse-majesté qui entraînait la confiscation de leurs franchises, de leurs corps et de leurs biens.

La réponse des Gantois fut plus fière qu'on n'eût pu le prévoir. Ils placèrent la source de toutes les émeutes «dans le petit et sobre gouvernement qui avoit esté ès pays de pardechà durant son absence: au moyen de quoy les biens et les revenus de la ville de Gand avoient esté mal conduys et gouvernés, dont le commun peuple et les autres avoient fort murmuré, disans qu'ils estoient mengiés et les biens de ladite ville publiés par les gouverneurs d'icelle, lesquels n'avoient aucun soin du bien de la chose publicque.» On les vit même maintenir, en présence de l'Empereur, le droit qu'ils prétendaient posséder de ne pas être liés en matière d'impôt par le vote des autres membres de Flandre; mais leur justification ne fit que provoquer une plus violente réplique du procureur général qui, par une exagération tout opposée, ne trouva, dans la proposition que les Gantois avaient faite à la reine de Hongrie de prendre les armes contre les Français, «que le moyen de eulx rassembler en nombre pour après courre et pillier le pays.» Quoi qu'il en fût, Charles-Quint avait résolu d'ajourner encore pendant quelque temps sa sentence.

Le supplice des coupables devait précéder la condamnation de la cité, moins criminelle qu'imprudente dans le développement de ses griefs, dont mille passions factieuses exploitaient, à leur profit, la justice et la légitimité. Le 17 mars 1539 (v. s.), sept habitants de Gand furent décapités devant le Gravesteen, aux lieux mêmes où s'était élevé l'échafaud de Liévin Pym. Les principaux étaient Simon Borluut, «fils d'un riche bourgeois de l'ancienne bourgeoisie de la ville,» et deux anciens grands doyens, Liévin Dherbe et Liévin Hebscap. L'auteur de la Relation anonyme des troubles de Gand ajoute: «Il n'y vint guères de Gantois voir faire ladite exécution, qui se faisoit bien au grand regret de la pluspart d'eulx. Combien qu'ils l'avoient bien mérité et desservy, c'estoit une grande pitié de les voir ainsi morir l'un après l'autre.» Parmi les accusés fugitifs ou frappés de peines moins sévères se trouvaient: Yvain de Vaernewyck, Liévin Borluut, François de Baronaige, représentants de la vieille liberté gantoise restés fidèles à sa décadence et à ses malheurs, en même temps que purs de tous les excès qui l'avaient compromise en la déshonorant.

Le 21 mars, les magistrats de Gand, cette fois plus humbles et plus timides, tentèrent un nouvel effort pour obtenir l'oubli complet du passé: «A quoy l'Empereur respondit, meismes de sa bouche, qu'il n'avoit autre désir en ce monde, que tant qu'il plairoit à Dieu le y laissier, de user de grâce et miséricorde et aussi de faire justice, et que, entre autre prières qu'il faisoit journellement à Dieu, c'estoit qu'il lui pleust donner sa grâce de ainsy le faire. Mais leur dist après qu'il estoit bien adverty qu'ils ne se repentoient d'autre chose qu'ils n'avoient, dès le commencement de leurs commotions, mis du tout à exécution leurs mauvaises voullentés et n'avoient d'autre regret; que au plaisir de Dieu, il y mettroit remède et les empescheroit bien à jamais de mettre leurs mauvaises voullentés à exécution.»

Peu de jours s'étaient écoulés, lorsque Charles-Quint commença à donner suite à ses menaces en arrêtant la construction d'une citadelle «au lieu et plache où estoit située l'église et monastère de Saint-Bavon, ouquel lieu y avoit eu ung petit chasteau fait par les Romains du temps de Julius César.» Les tristes images de la guerre pénétraient dans l'asile de la religion et de la paix. Des hommes d'armes allaient chasser les religieux de leurs paisibles cellules. Plus de prières, plus d'hymnes sacrées sous ces antiques arceaux que sanctifiaient les noms vénérés de saint Bavon, de saint Liévin et de saint Amand. «Ce chasteau tiendra à jamais les Gantois en bonne obéissance, mais leur sembloit ce plus griefve pugnition que d'avoir perdu en bataille huit ou dix mille hommes.» Adrien de Croy et Jean-Jacques de Médicis sont chargés de présider aux travaux de quatre mille ouvriers qui, en moins de six mois, mettront les remparts qu'ils construisent, en état de défense.

Le 24 avril, Charles-Quint a posé la première pierre du château de Gand: quatre jours après, il prononce la sentence dont ce château est destiné à assurer l'exécution. A un long exposé des «mésus» des Gantois et de leurs moyens de justification, qui ne suffît pas pour établir l'impartialité du juge, succède un arrêt que Gand, après trois siècles, ne relit encore qu'avec effroi.

«Nous disons et déclairons que le corps et communaulté de nostre ville de Gand sont escheus ès crimes de desléaulté, désobéyssance, infraction de traictiés, sédition, rébellion et lèze-maigesté, et que partant ils ont fourfait tous et quelconques leurs priviléges, droicts, franchises, coustumes et usaiges emportans effects de priviléges, jurisdiction ou auctorité compétens tant au corps de nostre ditte ville de Gand que aux mestiers, et d'iceulx les avons privé et privons à perpétuité, et ensuyvant ce tous lesdits priviléges seront apportés en nostre présence pour d'iceulx estre fait et ordonné à nostre bon plaisir sans que, en temps à venir, ils les puissent alléguer, ne aussy tenir, ne garder coppie ou extraict, sur paine d'encourir nostre indignation et de nos successeurs.

«Nous déclairons aussy confisqués tous et quelconques les biens, rentes, revenus, maisons, artilleries, munitions de guerre, la cloche nommée Roland et aultres choses que le corps de la ville ou les mestiers ont en publicq et commun, leur deffendant de doresenavant avoir artillerie... Et par dessus ce condamnons lesdits de nostre ville de Gand à faire amende honorable, à sçavoir que les eschevins estant à présent des deux bancqs de nostre dicte ville de Gand avecq leurs pensionnaires, clercqs et commis, trente notables bourgeois que dénommerons, le doyen des tisserans et le desservant du grand doyen, vestus de robes noires, deschaints et à teste nue, ensemble de chascun mestier six personnes et des tisserans cinquante, aussy cinquante de ceulx qui, en l'esmotion, se nommoient cresers, et iceulx cresers le hard au col et tous estans en linge, compareront par-devant nous, eulx partans de la maison eschevinale de nostre dicte ville, en dedens trois jours, à telle heure et en tel lieu que leur commanderons et en l'estat que dessus, mis à genoulx, feront dire, à haulte et intelligible voix, par l'un de leurs pensionnaires, que grandement leur desplait des dites desléaultés, désobéissances et rébellions, et prieront, en l'honneur de la passion de Nostre-Seigneur, que nous les veullons recevoir à grâce et miséricorde. Et pour réparation prouffitable, les condempnons de nous payer, par-dessus leur quote et portion de l'ayde de quatre cent mil karolus d'or, la somme de cent cinquante mil karolus d'or pour une fois, et chascun an six mil semblables karolus d'or de rente perpétuelle... Aussy les condempnons de faire remplir à leurs despens la rytgracht, et avec ce les douves et fossés, depuis la porte d'Anvers jusques à l'Escault, en dedens deulx mois prochains. Et si réservons et déclairons de faire démolir aulcunes vielles portes, tours et murailles pour les matériaux estre employés au chasteau de Saint-Bavon, et moyennant ce, leur quittons et remettons de grâce espéciale tous les susdits mésus et délicts, saulf et exceptés les réfugiés et aultres ayant délinqué depuis que sommes en ceste nostre ville et les particuliers estans encoires de présent prisonniers, la pugnition desquels réservons à nous.»

Le lendemain, une ordonnance spéciale détermina les règles de l'administration de la ville de Gand. Les formes anciennes des institutions municipales étaient conservées, mais l'intervention du prince se trouvait substituée dans les dispositions les plus essentielles à l'élection populaire. Le nombre des métiers était réduit à vingt et un. Les doyens, désormais supprimés, étaient remplacés par des supérieurs «bourgeois de la ville, non faisant aulcun mestier.» Il faut aussi remarquer l'abolition «du guet de la mi-quaresme qui se nomme «l'auwet, du voyaige et portaige de sainct Liévin à Houltem, des deux confrairies de sainct Liévin, de l'assemblée des tisserans de layne à la procession de Nostre-Dame, et de toutes assemblées quelconques avec port d'armes ou bastons invasibles.»

Ce fut ainsi que les Gantois perdirent «ce qu'ils avoient tant aymé et bien gardé par si longues années, qui estoient leurs priviléges, et avec ce toutes leurs anchiennes coustumes et usaiges, et aussy toutes autres auctorités, franchises et libertés, desquels les Gantois avoient usé en grande présomption, en n'extimant autres villes que la ville de Gand, de telle sorte qu'il leur sembloit qu'il n'y avoit prince sur la terre, tant fust grand et puissant, qui les eust sceu dompter, et meismement que le conte de Flandres povoit bien peu au pays sans eulx.»

L'acte d'amende honorable eut lieu, le 3 mai 1540, à l'hôtel de Ten Walle. «Il y avoit, entre lesdits de Gand, plusieurs qui pleuroient, car ladicte réparation se faisoit à leur fort grand regret, et principallement de ainsy avoir le hart au col, qui leur estoit dur à passer, et s'ils n'eussent esté ainsy domptés, ils ne l'eussent jamais fait pour morir.»

Le 3 mai 1382, Philippe d'Artevelde, représentant des libertés communales de Gand menacées des mêmes atteintes par Louis de Male, triomphait au Beverhoutsveld. Si les Gantois avaient réussi, en 1542, à se séparer de la faction désordonnée des creesers, comme ils secouèrent, en 1452, le joug de la dictature anarchique de Jean Willaey, on les eût vus, sans doute, aller chercher la route du Beverhoutsveld, ne dût-elle être que celle de Gavre, plutôt que de s'humilier dans une poussière qui n'était point celle du champ de bataille. Vainqueurs, ils eussent, par une révélation imprévue, forcé l'histoire à reconnaître que les temps des libertés communales du moyen-âge n'étaient point accomplis. Vaincus, ils se seraient inclinés sous une main qui, si elle ne leur était pas étrangère, était du moins digne, par sa gloire, de clore leurs destinées.

Charles-Quint quitta Gand le 19 juin 1540, après y avoir passé quatre mois. Au lieu des acclamations populaires qui avaient tant de fois retenti autour de lui, il ne recueillait à son départ que les silencieux témoignages d'une douleur profonde. La vieille cité de Jean Yoens et de Jacques d'Artevelde avait trouvé dans les ruines de sa puissance et de sa liberté cette voix désolée de la patrie qui s'adressait à Coriolan pour lui rappeler qu'il était fils de Rome, comme Charles-Quint était fils de Gand: Potuisti populari hanc terram quæ te genuit atque aluit? N'avait-elle pas entouré son berceau de prières dictées par l'allégresse la plus vive? Charles-Quint n'avait-il pas été comte de Flandre avant d'être empereur et roi? Ne l'avait-on pas entendu dire aux cardinaux, en parlant de ses concitoyens: «mes Flamands?»

Le 24 février 1500, Charles naissait au milieu d'une fête et sous l'influence favorable des astres, qui du haut des cieux saluaient sa venue; le 24 février 1515, il était inauguré à Gand; le 24 février 1525, la victoire de Pavie lui livrait le roi de France prisonnier et le rendait l'arbitre des destinées de l'Europe; le 24 février 1530, le pape Clément VII le couronnait à Bologne. Les premiers vœux de Gand, mère de Charles-Quint, ne lui tenaient-ils point lieu du sourire de la fortune?

Tout était bien changé lorsque, le 24 février 1540, les envoyés des princes protestants d'Allemagne, prêts à se confédérer contre lui, le trouvèrent, entouré lui-même de soldats allemands, dictant, dans sa propre patrie, la sentence dont il devait la frapper. Gand lui annonça ses triomphes, elle ne lui présage plus que des revers.

Le 24 février 1557, un monastère de l'Estramadure s'ouvrira devant lui comme son dernier asile, et il y cherchera en vain, comme une consolation aux soucis qu'il n'aura pu rejeter loin de lui avec la pourpre impériale, l'image fugitive de sa cité natale, jadis si fière de ses franchises séculaires, désormais triste, abattue, humiliée, prête à passer des larmes à la haine.

C'était de Gand que Charles-Quint avait poursuivi les négociations relatives à la cession des Pays-Bas au profit du duc d'Orléans en échange du Milanais, du Piémont et de la Savoie, que lui aurait faite le roi de France; mais elles amenèrent peu de résultats. D'une part, Charles-Quint exigeait que l'abandon du Milanais fût définitif et celui des Pays-Bas subordonné au mariage du duc d'Orléans avec une de ses filles, avec droit de réversion à défaut de postérité à naître de ce mariage. D'autre part, François Ier rappelait ses prétentions de suzeraineté sur la Flandre, et bientôt le connétable termina ces pourparlers par un refus formel adressé aux ambassadeurs français qui avaient suivi Charles-Quint à Gand. L'ambition de la dauphine, fille de Laurent de Médicis, avait puissamment contribué à faire rejeter ces négociations, trop favorables à un prince puîné de la maison royale de France.

Il semble que tous les projets que forme Charles-Quint, depuis la confiscation des priviléges de Gand, soient condamnés à de stériles résultats. Il se rend en Allemagne sans réussir à y calmer les dissensions religieuses, et, lorsqu'il tente une seconde expédition en Afrique, il n'y trouve plus que des revers.

Charles-Quint n'avait pas même atteint en Flandre le but qu'il se proposait: la soumission complète des Gantois. Dès 1541, le comte de Rœulx se plaignait des discours séditieux qui se tenaient à Gand. En 1542, on y découvrit une conspiration dirigée par Guillaume Goethals et d'autres bannis, qui s'étaient réfugiés dans le pays de Clèves. Dix ans plus tard, le duc de Florence avertissait Charles-Quint que le roi de France avait des intelligences à Gand et à Bruges.

En 1542, le dauphin s'empara du comté de Luxembourg, tandis que le duc de Gueldre confiait à Martin de Rossem le commandement d'une armée qui menaça Anvers, où vinrent s'enfermer à la hâte douze cents paysans du pays de Waes. Une autre armée française s'avança rapidement jusqu'aux portes de Mons et de Valenciennes en ravageant les campagnes, d'où les laboureurs n'avaient pu fuir, parce qu'ils n'avaient point prévu la guerre.

Cependant Charles-Quint réunissait de nombreux hommes d'armes en Allemagne. Réduit à la fois à tolérer les insurrections des protestants et à accepter l'alliance de Henri VIII, qui avait accablé sa famille d'outrages, il se hâtait de marcher à des victoires placées à un tel prix: déjà le duc de Clèves avait été forcé de se soumettre, et bientôt l'Empereur suivi de 14,000 Allemands, de 9,000 Espagnols ou Italiens, de 6,000 Wallons, de 10,000 Anglais, de 12,000 Flamands et de 13,000 cavaliers de diverses nations, vint mettre le siége devant la ville de Landrecies, que les Français avaient fortifiée avec soin. L'artillerie de l'Empereur était formidable. Elle tarda peu à faire une large brèche dans les remparts; néanmoins, afin d'éviter toute effusion inutile de sang, aucun assaut ne fut tenté. On savait que la garnison manquait de vivres et que la famine y faisait de nombreux ravages (premiers jours de novembre 1543). François Ier, après avoir reculé d'abord devant Charles-Quint, avait rassemblé à Saint-Quentin une nouvelle armée qui campait à Cambray. Il s'avança même jusqu'à Châtillon, et l'Empereur, croyant qu'il cherchait une bataille décisive, passa la Sambre avec toute son armée pour le rejoindre. Il s'aperçut trop tard que le mouvement des Français n'était qu'une ruse. Un convoi important, commandé par le comte de Saint-Pol et Claude d'Annebaut, avait profité de l'éloignement des Impériaux pour s'introduire dans Landrecies, et tandis que Charles-Quint recevait de nouveaux renforts de Saxe et du pays de Clèves, l'armée française se retira pendant la nuit dans la forêt de Guise.

L'approche de l'hiver termina la campagne de 1543. Lorsque la guerre recommença au printemps, les Français étaient victorieux en Italie. Les chances de la guerre ne changèrent que lorsque l'Empereur parut lui-même à la tête de ses armées des Pays-Bas. Au même moment le roi d'Angleterre abordait en France, mais au lieu de suivre Charles-Quint en Champagne, il s'arrêta à Marquion, pour assiéger Boulogne.

Charles-Quint, réduit à ses propres forces, n'en continuait pas moins sa marche victorieuse. Il ne s'arrêta qu'à deux journées de Paris, pour conclure une paix qui reproduisait, comme les traités de Madrid et de Cambray, la pensée constante de l'Empereur, qui ne voyait en lui que le chef de la grande confédération de tous les princes chrétiens. Le roi de France s'engageait à placer sous ses ordres un corps de troupes toutes les fois que la guerre sainte serait proclamée contre les infidèles.

Les autres articles du traité de Crespy se rapportaient à l'accomplissement d'un projet que François Ier avait repoussé en 1540. Charles-Quint promit au duc d'Orléans ou sa fille Marie ou l'une de ses nièces. La première eût reçu pour dot les Pays-Bas, la Bourgogne et le comté de Charolais; la seconde, le Milanais, qui n'en serait pas moins resté soumis à l'investiture impériale. Le duc d'Orléans devait lui-même obtenir pour apanage les duchés d'Orléans, de Bourbon et de Châtellerault, et le comté d'Angoulême. Le roi de France s'engageait de plus à restituer la Savoie et renonçait à toutes prétentions de suzeraineté sur la Flandre et sur l'Artois.

Pendant l'audacieuse expédition de l'Empereur, les Anglais poursuivaient le siége de Boulogne. Ils avaient appelé de Flandre un renfort de cinq cents hommes commandés par le capitaine Taphoorn et cent artilleurs espagnols. Boulogne capitula le 14 septembre, et peu de jours après Henri VIII s'embarqua précipitamment, n'y laissant qu'une garnison pour repousser les attaques des Français.

Charles-Quint ne s'était pas éloigné des Pays-Bas. Il reconnut le zèle qu'avait montré la Flandre à l'aider de ses milices et de ses subsides, par une déclaration ainsi conçue:

«Charles, par la divine clémence, empereur des Romains, toujours auguste, roy de Germanie, de Castille, de Léon, de Grenade, d'Arragon, de Navarre, de Naples, de Sicile, de Mayorque, de Sardaigne, des isles et terre ferme de la mer Océane, dominateur en Asie et en Afrique:

«Veuillans user de bonne foy envers les estats et membres de Flandres, déclairons que nostre intention n'a esté, comme encoires n'est, ne changer ou altérer la manière d'accorder aydes en nostre dict pays de Flandres, ains que l'accord et levée desdits deux dixiesmes est et sera sans préjudice de leurs priviléges et coutumes, et ne pourra cy-après estre tiré en conséquence par nous, nos hoirs et successeurs comtes et comtesses de Flandres.

«Donné en nostre ville de Gand, le 10 décembre 1544.»

Charles-Quint pressait l'exécution du traité de Crespy, lorsqu'on apprit tout à coup que le duc d'Orléans était mort subitement, le 8 septembre 1545, à l'abbaye de Farmoutier, près d'Abbeville. On assurait que la peste l'avait emporté; cependant la voix populaire continuait à accuser d'un nouveau crime la femme du dauphin, Catherine de Médicis. Les princes protestants furent vaincus à Muhlberg: l'un d'eux, le landgrave de Hesse, reçut pour prison la forteresse d'Audenarde, mais leur parti ne tarda point à se relever. Les guerres intérieures et étrangères se perpétuaient sans qu'il fût permis d'espérer la paix, si nécessaire aux intérêts et aux besoins de l'Europe. Le trésor de Charles-Quint était épuisé; les vétérans de ses armées (perte irréparable) disparaissaient chaque jour, et avec eux les illustres capitaines qui leur avaient appris à vaincre: leurs glorieux débris, épars sur les champs de bataille, rappelaient ces monuments funèbres placés par les anciens au bord des routes que suivaient les triomphateurs.

Si parmi eux il en était quelques-uns à qui il fût donné de finir, à l'ombre du foyer domestique, une vie abrégée par les fatigues, leur mort même empruntait aux souvenirs de leurs exploits un caractère héroïque et belliqueux qui commandait l'admiration.

L'antiquité ne nous a rien laissé de plus beau que ce récit de Brantôme:

«Les Flamans et Bourguignons ont fort estimé leur M. de Bure [1] et tenu pour bon capitaine. Ce comte de Bure mourut à Bruxelles et fit la plus belle mort de laquelle on ouyt jamais parler au monde. Ce chevalier de la Toison d'or tomba soudainement malade au lict, de quelque effort qu'il eust faict en avallant ces grands verres de vin à la mode du pays, carrousant à outrance, fust que les parties de son corps fussent vitiées ou autrement. André Vesalius, médecin de l'empereur Charles, l'alla incontinent visiter et luy dict franchement, après luy avoir tasté le pouls, que dans cinq ou six heures, pour le plus tard, il lui falloit mourir, si les règles de son art ne falloient en luy, par quoy luy conseilla, en amy juré qu'il luy estoit, de penser à ses affaires: ce qui advint comme le médecin l'avoit prédict. Tellement que Vesalius fut cause que le comte fit la plus belle mort de laquelle on ayt jamais ouy parler depuis que les roys portent couronnes; car le comte, sans s'estonner aucunement, fit appeller les deux plus grands amis qu'il eust, à sçavoir l'évesque d'Arras, despuis cardinal de Granvelle, qu'il appelloit son frère d'alliance, ensemble le comte d'Aremberg, son frère d'armes, pour leur dire adieu. En ces cinq ou six heures, il fit son testament, il se confessa et receut le Saint Sacrement. Puis, se voulant lever, fit apporter les plus riches, les plus beaux et les plus somptueux habits qu'il eust, lesquels il vestit; se fit armer de pied en cap des plus belles et riches armes qu'il eust, jusques aux esperons; chargea son collier et son grand manteau de l'ordre, avec un riche bonnet à la polacre, qu'il portoit en teste pour l'aymer plus que toute autre sorte de chapeau, l'espée au costé; et ainsy superbement vestu et armé, se fit porter dans une chaire en la salle de son hostel, où il y avoit plusieurs couronnels de lansquenets, gentilshommes, capitaines et seigneurs flamans et espagnols, qui le vouloient voir avant mourir, parce que le bruit vola par toute la ville que, dans si peu de temps, il devoit estre corps sans âme. Porté en sa salle, assis en sa chaire, et devant luy sa salade enrichie de ses panaches et plumes, avec les gantelets, il pria ses deux frères d'alliance de vouloir faire appeler tous ses capitaines et officiers, qu'il vouloit voir pour leur dire adieu à tous, les uns après les autres: ce qui fut faict. Vindrent maistres d'hostel, pages, valets de chambre, gentilshommes servans, pallefreniers, lacquais, portiers, sommeliers, muletiers et tous autres, auxquels à tous (plorans et se jettans à ses genoux) il parla humainement, recommandant ores cestuy-cy, ores cestuy-là, à M. d'Arras, pour les récompenser selon leurs mérites, donnant à l'un un cheval, à l'autre un mullet, à l'autre un lévrier ou un accoustrement complet des siens, jusques à un pauvre fauconnier, chassieux, bossu, mal vestu, qui ne sçavoit approcher de son maistre pour luy dire adieu, comme les autres de la maison avoient faict, pour estre mal en ordre, fut aperçeu par le comte, dernier les autres, plorer chaudement le trespas de son bon maistre et fut appelé pour venir à luy: ce que fit le faulconnier, lequel son maistre consola; et si l'interrogea particulièrement comme se portoient tels et tels oiseaux qu'il nourrissoit, puis, tournant sa face vers l'évesque d'Arras, luy dict: Mon frère, je vous recommande ce mien fauconnier; je vous prie de mettre sur mon testament que j'entends qu'il ayt sa vie en ma maison tant qu'il vivra. Hélas! le petit bonhomme m'a bien servy, comme aussy il avoit faict service à feu mon père, et a esté mal récompensé. Tous les assistans, voyans un si familier devis d'un si grand seigneur à un si petit malotru, se mirent à plorer de compassion. Puis, ayant dict adieu à tous ses officiers et serviteurs et leur avoir touché en la main, il demanda à boire en ce godet riche où il faisoit ses grands carroux avec les couronnels quand il estoit en ses bonnes; et de faict voulut boire à la santé de l'Empereur son maistre. Fit lors une belle harangue de sa vie et des honneurs qu'il avoit receus de son maistre, rendit le collier de la toison au comte d'Aremberg pour le rendre à l'Empereur, beut le vin de l'estrier et de la mort, soutenu soubs les bras par deux gentilshommes, remercia fort l'Empereur, disant, entre autres choses, qu'il n'avoit jamais voulu boire en la bouteille des princes protestans, ny volter face à son maistre, comme de ce faire il en avoit esté fort sollicité; et plusieurs autres belles parolles, dignes d'éternelle mémoire, furent dictes et proférées par ce bon et brave capitaine. Finalement, sentant qu'il s'en alloit, il se hasta de dire adieu à l'évesque d'Arras et au comte d'Aremberg, les remerciant du vray office d'amy que tous deux luy avoient faict à l'article de la mort, pour l'avoir assisté en ceste dernière catastrophe de sa vie. Il dict adieu de mesme à tous ces braves capitaines et gentilshommes qui là estoient. Puis, tournant la teste, apercevant M. Vesalius, l'embrassa et le remercia de son advertissement. Finalement, dict: Portez-moi sur le lict, où il ne fut pas plus tost posé, qu'il mourut entre les bras de ceux qui le couchoient. Ainsy, superbement vestu et armé, mourut ce grand cavalier flamand: mort de grand capitaine qui, certes, mérite d'estre posée à la veue des princes, roys et gouverneurs de province, pour leur servir de patron de bravement et royallement mourir.»

Charles-Quint avait pendant longtemps espéré qu'il lui serait donné d'affermir les destinées de l'Europe par l'unité religieuse et politique. Lorsqu'au récit de la mort de ses vieux capitaines ou des revers subis par des capitaines plus jeunes, il abaissa autour de lui ses regards, si longtemps perdus dans les nuages d'un trop vaste horizon, il sentit que le sol s'ébranlait sous ses pas. Après avoir rêvé qu'il guiderait l'Europe dans la voie tracée par son génie, il lui était réservé de trembler pour ses propres Etats menacés d'échapper après lui, à sa postérité. On le vit alors se séparer, non sans une douleur profonde, de la grande tâche qu'il avait abordée, plein de confiance dans l'avenir, pour s'occuper du soin étroit et urgent d'assurer la transmission de son héritage à son fils Philippe.

La Flandre ne relevait plus de la France. Les autres provinces des Pays-Bas avaient depuis longtemps oublié tous les liens qui les avaient autrefois unies à l'Allemagne. Charles-Quint proposa aux princes allemands de les comprendre dans l'Empire sous le nom de cercle de Bourgogne. Tel fut le but de la convention d'Augsbourg, du 26 juin 1548, qui, en développant un projet conçu trente-six années auparavant par Maximilien, plaça dans les diètes impériales le souverain du cercle de Bourgogne au même rang que le duc d'Autriche, en lui imposant des charges égales à celles de trois électeurs dans les guerres contre les Turcs et de deux seulement dans les autres guerres.

Charles-Quint alla plus loin et regretta d'avoir disposé en faveur de son frère de la dignité de roi des Romains, qui assurait en sa faveur le démembrement de ses vastes États. Il se flattait que les électeurs consentiraient à accepter son fils pour second roi des Romains, de telle sorte qu'il pût succéder plus tard à Ferdinand; mais mille difficultés formèrent un obstacle sérieux à l'exécution de ses desseins.

«On attend le retour de l'Empereur à la fin de cest été, écrivait de Bruxelles Marillac à Henri II, si ce n'est qu'il veuille attendre ou qu'il craint les difficultés qui croissent de jour en autre, veu qu'il n'a pas grande espérance qu'il puisse faire son fils roy des Romains, d'autant que son frère ne peut gouster de s'en démettre pour préférer le bien de son neveu au sien propre. Enfin, l'Empereur ayant fait requérir aux estats du pays qui sont encore assemblés, que ses subjets eussent à jurer fidélité au prince son fils sans se despartir toutesfois du serment qu'ils lui ont fait, il a eu pour réponse que ses subjets ne pourroient jurer d'obéir à tous deux ensemble; car si d'aventure il advenoit qu'ils commandassent choses contraires, ils ne pourroient obéir à l'un sans encourir l'indignation de l'autre, supplians qu'il lui plust ou se démettre du tout au prince son fils, ou les exempter de tel serment et se contenter de ce qu'ils jureroient obéir audit prince après la mort du père, pourvu qu'il les entretinst en leurs priviléges, et notamment qu'il ne leur baillast point de gouverneurs estrangers, ce qu'il leur a semblé devoir protester de bonne heure pour voir ledit prince si affectionné à la nation d'Espagne qu'il ne peut gouster ceux du pays: de quoy tout ce peuple est si indigné que si le père, sans y donner ordre, venoit à décéder, il y auroit quelque apparence qu'ils se soustrairoient de son obéissance et demanderoient volontiers pour seigneur l'archiduc d'Autriche, fils du roy des Romains, d'autant que ce peuple hayt si fort les Espagnols qu'ils ne peuvent, en aucune manière que ce soit, gouster leurs façons, tant s'en faut qu'ils se rangeassent à leur gouvernement: de laquelle réponse l'on dit que l'Empereur s'est contenté et que, suivant cette résolution, il partira dans peu de jours pour suivre les villes du pays et faire prester ledit serment.»

En effet, l'Empereur s'était rendu dans les Pays-Bas au-devant de son fils, qui avait quitté l'Espagne sur la flotte de Doria; il le fit inaugurer à Louvain comme duc de Brabant. La même cérémonie eut lieu à Bruxelles. Le 12 juillet, l'Empereur et son fils arrivèrent à Termonde et Philippe y jura de respecter les priviléges de la ville. Cinq jours après, il est inauguré comme comte de Flandre à Gand (17 juillet 1549); de là, il se rend à Bruges, à Ypres, à Bergues, où il répète les mêmes serments. Philippe, poursuivant son voyage, visite tour à tour Dunkerque, Gravelines, Bourbourg, Saint-Omer, Béthune, Lille, Tournay, Douay, Arras, Cambray, Bouchain, Valenciennes, Landrecies, Avesnes. L'accueil des populations a été partout froid et défavorable. Les bourgeois aiment peu le jeune prince, et lui-même semble ne point se préoccuper de se concilier leur affection. Les acclamations les plus bruyantes ne sauraient l'émouvoir, pas plus que les intermèdes et les divertissements de la place publique ne sauraient le réjouir.

Nous suivrons l'infant d'Espagne à Marimont et à Binche, maisons de plaisance de la reine de Hongrie, où l'attendent d'autres fêtes au sein d'une cour brillante. Un bal a réuni l'élite de la chevalerie et de la noblesse dans les vastes salles du château de Marimont, lorsque soudain y apparaît un géant suivi d'une troupe de cavaliers. Il fait un signe, et par son ordre les plus belles dames de la cour (ce sont mesdames d'Espinoy, de Mansfeld, du Rœulx, de Boussut et de Leuvestein) sont enlevées et conduites dans les sombres souterrains d'un château inconnu. Elles y passent la nuit. Le lendemain, six mille hommes de vieilles bandes espagnoles se préparent à les délivrer des mains du géant, qui se défend vaillamment. Dans les deux camps, les plus illustres capitaines de ce temps s'efforcent de fixer les regards de l'Empereur. Le duc d'Arschoot, le comte d'Hoogstraeten, Corneille Vandenesse, Antoine et Robert de Landas, Jean de la Fontaine, Baptista Gastaldo rivalisent d'énergie dans les assauts, de sang-froid et de résolution dans la défense. Enfin, vers le soir, le château est conquis et les nobles captives sont triomphalement ramenées par les vainqueurs.

A Binche, l'Empereur trouva la chambre qui lui était destinée, ornée de tapisseries de haute lisse, toutes d'or, d'argent et de soie, où étaient représentées ses conquêtes et ses victoires: quelque part que se reposassent ses yeux, les souvenirs de sa gloire s'offraient toujours à lui. «Cette maison de Binche, dit un historien contemporain, estoit un miracle du monde faisant honte aux sept miracles tant renommés de l'antiquité.» Toute l'Europe s'entretint des pompeux banquets où la reine de Hongrie occupait la première place, moins par le privilége de son rang que par celui de sa grâce. Des oréades vêtues comme les vierges de Sparte et portant, comme la chaste Diane, un croissant sur le front, venaient, un arc à la main et suivies de leurs limiers en laisse, y porter la dépouille des cerfs et des sangliers. Palès, accompagné des napées couronnées de perles, offrait le tribut de ses troupeaux. La déesse Pomone, escortée de ses naïades, soutenait d'élégantes corbeilles de fruits d'où elle prit un rameau de victoire, étincelant de pierreries, pour le donner à l'Empereur. Les beautés les plus célèbres de la France, de l'Espagne et de la Flandre rivalisaient sous ces costumes de nymphes antiques, et longtemps après, lorsque les Espagnols voulaient dépeindre quelque chose d'admirablement beau, ils avaient coutume de dire proverbialement: Mas brava que las fiestas de Binche!

Philippe, sans cesse dominé par une sombre mélancolie, ne montrait à Binche et à Marimont, pas plus que dans les villes flamandes, l'enthousiasme de son âge. Il semblait que son cœur restât insensible à l'image des combats et que l'éclat des fêtes ne pût rien pour charmer son imagination. Quand, au printemps suivant, après son voyage de Hollande et de Frise, un tournoi fut préparé en son honneur à Bruxelles, il s'y conduisit avec tant de maladresse qu'il se laissa renverser de son cheval par la lance de don Louis de Zuniga et tomba évanoui sur le sable, au grand mécontentement du peuple, qui apprit ce jour-là à le mépriser.

Lorsque Charles-Quint le présenta aux électeurs de l'Empire, il leur déplut également par son orgueil et sa sévérité. Sa présence, sur laquelle son père avait compté pour lui créer des partisans, fortifia le parti des amis de Ferdinand et de son fils Maximilien. De toute l'Allemagne, une voix unanime s'élevait pour repousser Philippe, et Charles-Quint ne tarda pas à reconnaître que ce dernier projet, qu'à défaut de tant d'autres plus éclatants et plus vastes il avait accepté comme une nécessité politique, était aussi devenu irréalisable.

Pendant son voyage sur le Rhin, Charles-Quint avait dicté à Guillaume van Male, qui était récemment entré dans sa maison, les souvenirs de ses voyages et de ses expéditions. «L'ouvrage est admirablement poli et élégant, écrivait Guillaume Van Male au seigneur de Praet, et le style atteste une grande force d'esprit et d'éloquence. Quant à l'autorité et au charme de l'ouvrage, ils consistent en cette fidélité et en cette gravité auxquelles l'histoire doit son crédit et sa puissance. L'empereur m'a permis de traduire son livre... J'ai résolu d'adopter un style qui tienne à la fois de Tite-Live, de César, de Suétone et de Tacite; mais l'empereur est trop sévère pour son siècle quand il veut que son livre reste caché et protégé par cent clefs.» Guillaume van Male voulait que cet ouvrage offrît un double modèle aux guerriers et aux historiens: il se proposait donc de répandre sur les commentaires de l'empereur un reflet de la littérature classique qui eût rapproché l'ancien et le nouveau César.

A Augsbourg, Charles-Quint s'enfermait seul avec van Male pour dicter pendant quatre heures consécutives. Ce fut là que s'acheva le travail qui s'étendait de 1516 au mois de septembre 1548. L'Empereur, en terminant ses récits à la fin de l'année 1548, les considérait comme résumés sous la forme la plus nette et la plus précise dans les instructions qu'il transmit à son fils le 18 janvier de cette même année. Là aussi, il invoquait les infirmités qui le tourmentaient, les dangers qu'il avait bravés, l'incertitude des desseins de Dieu à son égard, avant de tracer les règles auxquelles son successeur aurait plus tard à se conformer dans sa politique. C'était d'abord un dévouement absolu à la religion, qui, sans faiblesse comme sans usurpations, maintiendrait les espérances attachées à la convocation du concile de Trente; c'étaient, au dehors, un système prudent et habile qui ne compromettrait pas les relations avec la France et rechercherait l'amitié de l'Angleterre; au dedans, un gouvernement généreux et conciliant en Allemagne, actif et vigilant en Italie, sage et éclairé dans les Pays-Bas, qui s'étaient toujours montrés hostiles à l'autorité étrangère; enfin il lui recommandait, partout et toujours l'amour de la paix que l'expérience même des guerres devait rendre plus vif, l'économie dans l'administration des finances, l'impartialité dans celle de la justice, la répression des abus, le respect des droits de tous. Dans ses instructions comme dans ses commentaires, Charles-Quint avait sans cesse devant les yeux l'instabilité des choses humaines.

A la fin de l'année 1551 Charles-Quint alla s'établir à Inspruck où il se trouvait plus près de l'Italie, mais il ne tarda pas à le regretter. Son éloignement du centre de l'Allemagne encourageait les efforts de ses ennemis, et l'absence de toute armée qui eût pu le protéger, le livrait en quelque sorte à leur audace.

Le 4 avril 1552, Charles-Quint écrivait à son frère le roi des Romains: «Je me trouve présentement desnué de forces et désauctorisé. Je me vois forcé d'abandonner l'Allemagne pour n'avoir nul qui se veulle déclarer pour moy, et tant de contraires, et jà les forces en leurs mains... Quelle belle fin je feroie en mes vieulx jours!... Voyant à cest heure nécessité de recevoir une grande honte ou de me mettre en ung grant danger, j'ayme mieulx prendre la part du danger puisqu'il est en la main de Dieu de le rémédier, que attendre celle de la honte qui est si apparente.»

Six semaines plus tard, Charles-Quint était réduit à quitter précipitamment Inspruck pendant la nuit, et préoccupé du sort de ses commentaires où il avait exposé les secrets de sa politique et jugé les fautes des princes protestants, il jugea prudent de les confier à quelque serviteur dévoué qui pût les porter en Espagne. Il y ajouta pour son fils quelques lignes restées inachevées au milieu de ces émotions et de ces alarmes, où il protestait qu'il n'avait point écrit par vanité, mais qu'il espérait pouvoir un jour compléter son œuvre de telle sorte que Dieu ne s'en trouverait point desservi. Ces pages sont parvenues jusqu'à nous: la simplicité et la gravité qu'y louait Guillaume van Male, en forment le principal caractère, mais elles décevront la curiosité avide de confessions et de révélations de tous ceux que guidait, selon l'expression de Brantôme, «la cupidité d'avoir un livre si beau et si rare, de ce grand empereur qui n'eut point son pareil depuis Charlemagne [2]

Cependant les protestants préparaient de nouvelles guerres: Henri II leur assurait son alliance comme François Ier. Au mois de janvier 1551 (v. st.), la reine de Hongrie réunit les états généraux à Bruges pour leur exposer les griefs de l'Empereur contre le roi de France: «Il faut en premier lieu peser, leur fit-elle remontrer, que ledit roy, ayant cogneu que les pays sont fondés sur la communication de marchandise, laquelle en une bonne partie dépend de la marine, il est délibéré de faire tout ce qu'il luy sera possible pour vous guerroyer non-seulement par terre, mais aussy par mer, taschant vous fourclore la navigation, vous priver de proufficts et opulences que en recepvez, diminuer le traffic, oster le moyen de dispenser vos arts et industries, suppéditer vostre liberté et entièrement vous ruyner.» L'un des griefs de la reine de Hongrie était l'enlèvement de quelques navires flamands par des corsaires de Dieppe.

Le traité de Passau, qui pacifia l'Allemagne, permettait à l'Empereur de réunir toutes ses forces pour envahir la France; mais l'héroïque résistance du duc de Guise à Metz fit échouer de nouveau ses desseins. Au printemps de l'année suivante (1553), le théâtre de la guerre changea. Le duc de Vendôme avait surpris Hesdin. Le comte du Rœulx reçut l'ordre de réparer cet échec en s'emparant de Térouanne. Le fils du connétable de Montmorency et le seigneur d'Essé s'étaient hâtés de s'enfermer dans cette importante forteresse que François Ier nommait l'un des oreillers sur lesquels les rois de France pouvaient dormir en sûreté. Le duc de Vendôme s'était avancé pour la protéger avec son armée. Cependant, le seigneur de Lalaing avait amené aux assiégeants d'importants renforts, et bientôt après, la mort du comte de Rœulx l'investit du commandement du siége.

Hic etiam flandræ pars bona pubis erat.

Dès ce moment l'attaque fut poussée avec tant d'énergie que le 10 juin la brèche fut assez large pour monter à l'assaut. Il se prolongea pendant dix heures consécutives avec un merveilleux acharnement. Le sire d'Essé ayant été tué, le seigneur de Montmorency l'avait immédiatement remplacé et continuait à se défendre avec vigueur. Les assiégeants semblaient vouloir s'éloigner, et déjà les trompettes donnaient le signal de la retraite, lorsque tout à coup, revenant sur leurs pas, ils tentent d'un autre côté un nouvel assaut. Les Français, surpris, reculent: quelques paroles de capitulation sont échangées. Une partie des Français, incertaine de ce qui se passe, quitte les remparts. Les assiégeants s'y élancent aussitôt et se répandent dans la ville. Leur fureur, excitée par cette vaillante résistance, ne connaît ni frein, ni limites: tout ce qui s'offre à leurs yeux, est livré au pillage. Enfin, lorsque leur avidité se fut lassée, lorsqu'il ne resta de cette ville que des habitations désertes, les unes souillées de sang, les autres à demi renversées par le fer ou la flamme, l'œuvre de la destruction, autrefois entreprise par Henri VIII et Marguerite d'Autriche, fut complétée, afin que cette fois la Flandre ne pût plus se plaindre qu'on laissât Térouanne debout pour trouver le prétexte de nouveaux impôts. La charrue traça un stérile sillon sur les ruines que le glaive avait renversées au niveau de l'herbe, et l'antique Térouanne ne fut plus que la Terra vana des chroniqueurs du seizième siècle.

Chargement de la publicité...