La Flandre pendant des trois derniers siècles
Ta prudence céleste a réuny les cœurs
Des François tous bouillans en guerre parricide:
La Flandre attend de toy comme de son Alcide
Un pareil bénéfice et fin de ses malheurs.
Plus loin, l'Histoire indiquait du doigt le labarum, en disant:
Le zéleux Constantin, d'une main vengeresse,
S'oppose à un tyran pour sauver les Romains;
Sois nostre Constantin, prince de grand'prouesse,
Nous délivrant aussy des tyrans inhumains.
Des tables étaient dressées dans toutes les rues. Les hérauts semaient l'or et l'argent. On criait: Vive le comte de Flandre! et le duc d'Alençon multipliait ses promesses de rétablir la prospérité du pays. Vêtu d'hermine et la couronne sur le front, il avait juré solennellement de maintenir tous ses priviléges et toutes ses franchises.
Au bout de quelques heures, toutes ces illusions étaient détruites. Le peuple, témoin de l'insolence des serviteurs du duc d'Alençon, ne croyait plus aux protestations de leur maître. Un double événement, résultat du hasard, lui paraissait d'un fâcheux augure. Un orage avait éclaté. La pluie éteignit les flambeaux des Victoires, et le vent renversa une pyramide où se trouvait un soleil avec la devise du duc d'Alençon: Fovet et discutit, ce qui donna lieu à ces vers:
Ce soleil françois hault monté,
Qu'un vent léger a démonté,
Monstra l'abus de sa devise,
Qu'il n'est besoing que je déduise;
C'estoit un vray soleil de mars,
Mouvant humeurs de toutes parts,
Dont certes vous pouviez comprendre
Qu'aulcun bien n'en deviez attendre.
Le duc d'Alençon était rentré à Anvers, poursuivi par ces témoignages du mépris populaire. Cet air libre qu'on respirait dans les grandes communes de la Flandre, pesait sur une poitrine où le cœur battait à peine. Alors qu'à Gand il prêtait le serment d'être fidèle aux libertés du pays, il nourrissait déjà en lui-même le projet de les anéantir. Son inaction à Anvers accroissait son mécontentement; il s'ennuyait, disait-il, d'être abbé de Saint-Michel.
Depuis que la reine Élisabeth avait dompté en Écosse la rébellion du duc de Lennox, son zèle pour le duc d'Alençon semblait s'être refroidi, et elle ne songeait plus à l'épouser. Le duc d'Alençon ne l'ignorait pas et écoutait volontiers les discours de ses conseillers, qui l'engageaient à établir violemment sa domination absolue dans les Pays-Bas.
L'explosion du complot devait s'étendre dans toute la Flandre. Le duc d'Alençon s'était réservé la direction de la surprise d'Anvers, dont il espérait s'emparer avec autant de facilité que lorsqu'il avait enlevé à monsieur d'Inchy la citadelle de Cambray. Il avait réuni près d'Anvers, outre quelques Anglais sous les ordres du colonel Norris, environ quatre mille soldats français ou suisses, et ne doutait point qu'en saisissant l'une des portes, ils pourraient s'introduire silencieusement dans la ville sans que personne prévît le danger et pût l'éviter. Cependant, de vagues rumeurs s'étant répandues, les magistrats jugèrent utile de prendre quelques précautions et firent tendre les chaînes dans les rues. A mesure que l'inquiétude s'accroissait, le duc d'Alençon multipliait ses mensongères protestations. Il offrit d'éloigner de la ville tous ceux de ses soldats qui y étaient entrés. Il cherchait, par ce moyen, à tromper les habitants en leur inspirant une aveugle confiance. Un instant les pressantes remontrances du prince d'Orange avaient ébranlé le duc d'Alençon dans son projet; mais il l'avait bientôt repris en remarquant qu'il était trop tard pour envoyer de nouveaux ordres dans les autres villes de Flandre: une fatale nécessité le poussait en avant.
C'était le jour de la Saint-Antoine, 17 janvier 1583. Le duc d'Alençon avait annoncé l'intention d'aller passer en revue tous les hommes d'armes que le duc de Montpensier et le maréchal de Biron venaient de lui amener de France, «restant des guerres civiles.» Toutes les chaînes avaient été enlevées pour le laisser passer; on lui avait ouvert les portes, et dès qu'il y arriva, ses soldats, pour lui rendre honneur, se rangèrent aussitôt des deux côtés du pont de la ville. En ce moment un gentilhomme se laisse choir et feint de s'être rompu la jambe. C'est le signal convenu. Un désordre apparent se manifeste autour de lui, lorsque les Français, mettant soudain l'épée à la main, assaillent les bourgeois et se précipitent dans la ville en criant: «Ville gagnée!» Dix-sept enseignes d'infanterie, quelques cents cavaliers se pressent dans les rues. Les bourgeois, qui se tiennent en armes depuis le commencement du jour, se réfugient dans leurs maisons et déchargent leurs arquebuses de leurs fenêtres. Une épaisse fumée enveloppe les assaillants, que des ennemis cachés exterminent de toutes parts. Les cadavres s'amoncellent à dix pieds de hauteur, et lorsque les bourgeois, rassasiés de carnage et ne rencontrant plus de résistance, veulent fermer la porte pour empêcher le duc d'Alençon d'envoyer de nouveaux secours, ils ne trouvent d'autre obstacle que les dépouilles sanglantes de leurs ennemis; quinze cents Français ont péri: on compte parmi les morts trois ou quatre cents gentilshommes, entre autres un fils du maréchal de Biron et le comte de Saint-Aignan qui s'est noyé en voulant traverser les fossés de la ville. Le comte de Fervaques est resté prisonnier avec les seigneurs de la Ferté, de Saint-Rémy, de Rieux, de Chaumont et plus de deux mille hommes.
Lorsque Catherine de Médicis apprit le massacre de la Saint-Antoine, on l'entendit s'écrier: «O le grand malheur! Je ne say si dans toutes les batailles depuis vingt-cinq ans périt autant de noblesse.» Duplessis-Mornay répéta: «Nunqam ex spinis uvas.» Philippe II se contenta de dire: «Mes Flamands valent quelque chose (Aun mis Flamengos valen para algo).»
Cependant, le soir même de la Saint-Antoine le prince d'Orange, qui avait gardé tout le jour une neutralité douteuse, assembla les magistrats d'Anvers «et les persuada de se réconcilier avec Son Altesse, tant pour le tenir de bon naturel, disoit-il, comme pour la foy qu'ils luy avoient jurée et pour le mal qu'il leur pouvoit advenir de retomber ès mains des Espagnols.» L'indignation des bourgeois d'Anvers était encore trop vive pour qu'ils écoutassent ces conseils. Ils répondirent au prince d'Orange: «Plutôt traiter avec les Malcontents!»
Le duc d'Alençon s'était retiré de Berchem vers Saint-Bernard, mais il trouva tout le pays coupé par les inondations. Il fallut se diriger vers Duffel. Les Français campaient dans l'eau et souffraient beaucoup du froid et de la disette des vivres. En trois jours et en trois nuits, 2 ou 3,000 soldats périrent, et cette armée, déjà si affaiblie, perdit tous ses chevaux et toutes ses bêtes de charge. Ce ne fut qu'après de longs efforts qu'elle atteignit Termonde. Il lui avait fallu, pour franchir la faible distance qui sépare cette ville d'Anvers, dix jours de marche, pendant lesquels les Français n'avaient vécu que de quelques navets abandonnés dans les champs.
Le complot du duc d'Alençon avait échoué dans les villes de Flandre comme à Anvers.
Le colonel de Piennes occupait Bruges avec cinq compagnies françaises. Le 17 janvier, le sieur de Rebours se présenta devant la porte des Maréchaux avec six autres compagnies, et entra aussitôt dans la ville, en déclarant qu'il ne s'y arrêterait pas; mais dès qu'il fut arrivé sur la place du Marché, il fit faire halte à ses troupes. Le sieur de Piennes n'était pas encore prêt. Deux heures s'écoulèrent: la foule se groupait autour du marché. Une décharge d'artillerie la força à s'éloigner. Cependant les sieurs de la Valette, de Piennes et de Rebours s'étaient rendus à l'hôtel de ville, suivis d'un petit nombre de soldats, pour signifier aux magistrats les ordres du duc d'Alençon. L'un des bourgmestres, Pierre Dominicle, était absent, car ce jour même se célébrait le mariage de sa fille. Tandis qu'on l'envoyait chercher, le grand bailli, Jacques De Gryse, s'était adressé aux soldats qui avaient suivi les chefs français. Il leur avait fait connaître son autorité: il leur avait montré une médaille qu'il avait reçue du duc d'Alençon lui-même, et leur avait ordonné de quitter la place du Bourg, qui fut aussitôt occupée par une multitude de bourgeois armés. «Il faut, dit alors Jacques De Gryse à messieurs de Piennes et de Lavalette, que vos troupes évacuent immédiatement la ville.» En effet, les troupes françaises se retirèrent, intimidées par les préparatifs menaçants qui les entouraient, et après avoir vainement essayé de délivrer leurs chefs retenus à l'hôtel de ville. Les magistrats de Bruges achevèrent cette journée agitée et pleine de fatigues chez le bourgmestre Dominicle. La fête des noces interrompue par les dangers de la cité fut reprise: l'inquiétude avait fait place à la joie.
A Ostende, une compagnie française fut désarmée avant qu'elle pût exécuter ses desseins.
Les Français ne réussirent dans leurs complots que dans quelques endroits peu importants, c'est-à-dire à Dunkerque, à Dixmude et à Termonde, stériles avantages qui ne compensaient point d'écrasants et honteux revers.
Peu de jours après la Saint-Antoine, les Malcontents et le prince de Parme adressèrent aux villes de la Flandre des lettres pressantes pour les engager à se soumettre. Un grand nombre de bourgeois s'y montraient disposés. Mais les états généraux d'Anvers craignaient de s'être trop compromis pour essayer une réconciliation. Bien que le prince d'Orange eût vu se soulever contre lui les habitants d'Anvers, qui l'avaient ramené dans la ville de peur qu'il ne cherchât à se fortifier dans la citadelle, il profitait de l'influence qu'il exerçait encore au sein des états pour les encourager dans leurs craintes. Il leur montrait la France, qui jusqu'alors les avait soutenus, devenue leur ennemie et ouvrant ses provinces au passage d'autres armées espagnoles; il leur rappelait qu'ils avaient peu d'argent, presque point de défenseurs, et qu'ils se trouveraient placés entre les vengeances du prince de Parme, maître du Hainaut, et le ressentiment du duc d'Alençon, qui occupait plusieurs forteresses au centre même de la Flandre.
A l'étonnement de l'Europe entière, deux mois après l'attentat d'Anvers, le duc d'Alençon et les états, qui naguère encore le traitaient avec mépris, conclurent une convention où respire une défiance mutuelle qu'un besoin de secours réciproques peut à peine déguiser. La crainte des progrès du prince de Parme en était la cause: le prince d'Orange y intervenait comme médiateur appelé exclusivement «à joyr du duc d'Alençon comme de l'archiduc Mathias, vrais rois de cartes,» disait le cardinal de Granvelle.
La convention de Termonde portait que le duc d'Alençon se retirerait à Dunkerque, où il devait résider, protégé par une garnison de quatre cents fantassins et de trois cents chevaux. Il s'engageait à licencier immédiatement tout ce qui lui restait de son armée, c'est-à-dire à peu près six mille hommes. Les états devaient lui payer quatre-vingt-dix mille florins, et, afin qu'il n'eût rien à redouter pendant sa retraite de l'indignation populaire, on lui remit quelques otages qui devaient l'accompagner jusqu'à Dixmude. C'étaient, entre autres, le bourgmestre d'Anvers, Philippe de Schoonhoven, Noël de Caron, bourgmestre du Franc de Bruges, et le président du conseil de Flandre, Adolphe de Meetkerke. Ils eurent grand'peine à protéger la personne du duc contre les outrages publics. On avait d'abord arrêté son itinéraire à travers le pays de Waes, vers Gand, et de là vers Dunkerque, en suivant le rivage de la mer; mais déjà les habitants du pays de Waes avaient brisé le pont de Waesmunster et ouvert leurs digues, de telle sorte que l'eau s'étendait jusqu'aux faubourgs de Gand. Là aussi on était bien résolu à ne pas livrer passage au duc d'Alençon. Les paysans rompirent également le pont qui avait été construit entre Damme et l'Écluse, de crainte que les vaincus, à défaut de triomphe, ne se fissent redouter par le pillage. Le duc d'Alençon fut réduit à se diriger de l'Écluse vers Oudenbourg, en passant aux portes de Bruges, et il poursuivit sa route sans oser entrer à Nieuport, où il craignait quelque embûche. Enfin, il atteignit Dunkerque, tandis que son arrière-garde faisait ses adieux à la Flandre en incendiant Dixmude.
Le duc d'Alençon s'ennuya bientôt de son isolement à Dunkerque, et, après avoir pendant quelque temps promené au hasard son déshonneur et son impuissance, il se retira à Paris, près de Catherine de Médicis, à la maison des Filles repenties, digne asile du héros auquel Brantôme avait dédié son livre des Dames galantes.
Et quel fut pour la France le fruit de sa malheureuse intervention dans les affaires des Pays-Bas? Un sentiment plus profond de mépris contre la dynastie de Valois qui fortifia le parti des Guise: Tanta indignatione Guisiana familia exarsit, dit énergiquement Jean de Taxis.
Progrès de l'anarchie en Flandre. Gand ferme ses portes aux troupes françaises que les états ont prises à leur solde et rappelle de l'exil Jean d'Hembyze, élu premier échevin ou bourgmestre. Bruges refuse aussi de recevoir le gouverneur qu'ont désigné les états, mais c'est pour lui préférer le prince de Chimay, dont les opinions sont tout opposées à celles d'Hembyze. Enfin les quatre membres de la Flandre protestent contre la souveraineté attribuée par les états au duc d'Alençon et demandent qu'au lieu de s'entourer de vils courtisans, il ne reparaisse aux Pays-Bas, s'il y doit revenir, qu'avec quelque lieutenant honorable, tel que le roi Henri de Navarre.
A la faveur de ces divisions, le prince de Parme fait de rapides progrès. Il s'empare de Dunkerque le 16 juillet. Peu de jours après, Bergues, Nieuport et Furnes lui ouvrent leurs portes. Il surprend Dixmude et menace Ostende où Philippe Vander Gracht s'enferme à la hâte. Menin est abandonné par sa garnison écossaise, qui se retire à Bruges; Le Sas, Hulst, Axel tombent au pouvoir des Malcontents; Servais de Steelant, bailli de Waes, leur remet Rupelmonde. A ces succès se joint une victoire remportée par le prince de Parme, près de Steenvoorde, où le maréchal de Biron perd trois mille hommes et trente-six drapeaux.
Les Anglais qui occupaient Termonde, se mutinaient. Ryhove avait toute autorité sur eux. On craignait que pour les satisfaire il ne les voulût conduire à Gand pour rançonner la ville. Les bourgeois se réunirent et résolurent de déposer immédiatement Ryhove. Un vieillard respectable, Josse Triest, devait le remplacer. Les portes de Gand furent aussitôt fermées, et des députés furent envoyés à Termonde pour apaiser les Anglais en leur payant leur solde arriérée. L'un de ceux qui avaient été choisis refusa cette mission: de là quelques retards. Ryhove en profita pour s'échapper de Gand. Il fit si bien qu'il arriva à Termonde avant les députés gantois, et dès qu'ils s'y présentèrent, ils furent arrêtés et jetés dans une sombre prison; Ryhove les menaçait même de la question, afin de découvrir, disait-il, s'ils n'étaient point d'intelligence avec Servais de Steelant.
Ryhove fut aussitôt déclaré traître à Gand, tandis que Jean d'Hembyze arrivait, avec Dathenus, de Franckenthal, où il s'était retiré près du duc Casimir. Il venait recevoir de nouveau l'autorité suprême dans sa patrie. «Dieu soit loué! répétait-on à Gand, Hembyze ne sera point du party des Franchois, ni de celui du prince d'Orange!» Toutes les rues retentissaient de chants en son honneur. «Lions de Gand, soyez pleins de courage, le seigneur d'Hembyze se prépare à défendre la noble vierge menacée par ses ennemis. Il l'aime comme un fils aime sa mère. Il l'a entourée de nouveaux boulevards; il lui a fait un trône digne d'un roi.» Hembyze trouvait toutefois la puissance de Gand bien diminuée par ses longues divisions. Il n'empêcha point les Malcontents de s'emparer d'Alost et d'Eecloo. Ses efforts pour assurer la défense de Gand se bornèrent à faire arrêter Gérard Rym, ancien ambassadeur de Maximilien à Constantinople, Gilles Borluut, Pierre de Courtewille et quelques autres bourgeois qu'on accusait de vouloir se séparer du parti des états; mais il tarda peu à reconnaître que les nécessités de l'ordre et de la paix étaient trop impérieuses pour se livrer plus longtemps aux vagues illusions de la fortune, et il leur fit rendre la liberté en leur permettant de continuer leurs négociations avec les Malcontents.
Le prince d'Orange, irrité de la décadence de son parti à Gand chercha à s'en venger en chassant le prince de Chimay de Bruges. Le grand bailli Jacques de Gryse et les bourgmestres Casembroot et Dominicle, complètement dévoués à ses intérêts, s'abouchèrent avec le colonel écossais Boyle, qui devait faire arrêter le prince de Chimay par ses soldats, mais le complot fut découvert avant qu'il éclatât. Bien qu'un corps de troupes zélandaises eût été réuni à l'Écluse pour soutenir les Écossais du colonel Boyle, les bourgeois maintinrent l'ordre; ils avaient déjà résolu de s'allier aux habitants de Gand pour prendre part aux mêmes négociations.
Le 10 avril, Ypres avait ouvert ses portes au prince de Parme, et au bruit de cet important événement, des députés des états se hâtèrent de se rendre près du duc d'Alençon, afin de hâter une réconciliation qui était devenue urgente. Les conditions en avaient déjà été réglées: c'étaient celles que l'on avait adoptées, douze ans auparavant, aux conférences de Fontainebleau: la souveraineté du duché de Brabant et des comtés de Flandre et de Hainaut pour le duc d'Alençon: celle du comté de Hollande pour le prince d'Orange.
Les villes d'Ypres et d'Ostende devaient être remises aux Français, et il était à peu près convenu que si le duc d'Alençon mourait sans enfants, les états accepteraient le roi de France pour son successeur.
Ce fut dans ces circonstances que le duc d'Alençon publia son manifeste du 29 mars 1584: «Très-chers, très-aymés et féaux, nous ne pouvons bonnement imaginer par quelle raison vous avez esté induicts à prester l'oreille aux faulses inventions et cauteleux appasts que nous avons entendu avoir esté mis en avant par vos ennemis, qui ont tellement enchanté et charmé vos esprits à l'induction et persuasion d'aucuns appostés à telles trahisons par ung misérable gaing, qu'il semble que, les yeulx bandés, despourveus de tout sentiment, vous soyez prests, comme par ung jugement divin, à estre précipités en la fosse effroyable d'éternelle misère et calamité. Vous allez vous précipiter dans ung feu brûlant, vous désunissant par une légèreté trop grande des aultres provinces, avecq lesquelles estes liés par serment et fidélité, chose si déplaisante à Dieu, vengeur du serment rompu et mesprisé, estans en oultre espécialement obligés en nostre endroict d'un aultre récent, remarquable et solemnel; et, quant bien vous ne seriez retenus par vostre propre conscience, quelle seureté attendez-vous des Espaignols, que vous avez chassés honteusement, meurtris et tués en tous les endroicts de vostre ville, spollié le roy d'Espaigne de son propre héritage, abattu de vos portaux et lieux plus éminens ses armoiries, esleu, choisy et receu ung aultre prince et seigneur, estably nouvelles lois, ordonnances et conseil, osté l'exercice de la religion catholique, dont il est très-pernicieux observateur et protecteur, vendu publicquement les biens ecclésiastiques et des domaines? Demeurez fermes, comme vous devez, en l'union que vous avez promise, si vous aymez vostre patrie, honneur, réputation, repos. Est-il raisonnable, maintenant que la France vous regarde de sy bon œil, d'amollir vos cœurs et deffaillir de couraige, vous, entre aultres, qui avez osé maintenir vos loix et libertés avec les armes contre les plus grands princes, quand ils les ont volu abastardir et opprimer? Croyez que nous ne vous défauldrons en ce besoing, espérans de vous aller bientost délivrer, les armes à la main, de l'oppression qui vous est maintenant faicte, et nous n'espargnerons aucune chose dépendant de nostre pouvoir et authorité, ny meismes nostre propre vie, que nous exposerons à tout hazard pour vostre conservation et salut.»
Cependant le duc d'Alençon était déjà atteint d'un flux de sang qui devait terminer ses jours comme ceux de son frère Charles IX, et le 10 juin 1584, il rendit le dernier soupir à Château-Thierry.
«Considérez, ô Belges, écrivait un poète flamand, les tristes destinées de la maison de Valois. Le roi qui rechercha l'amitié des Turcs, vit ses mains chargées de chaînes. Son fils Henri périt au milieu d'une fête. Après lui disparaît François encore à la fleur des ans. Charles s'abreuve des tristes poisons de la haine et de la mort. Henri, coupable du meurtre des Guise, périt lui-même victime d'un meurtre, et c'est dans une ville obscure que le duc d'Alençon, rejeté par les Belges, voit se terminer ses vices et ses espérances. Tels sont les tristes fruits de l'alliance des lis avec les infidèles!»
Parmi les lettres de condoléance adressées à Catherine de Médicis, il en est deux très-curieuses. L'une, dictée par des regrets qui paraissent sincères, est du prince d'Orange: il exhorte Henri III à recueillir l'héritage de son frère en intervenant dans les Pays-Bas. Dans la seconde, la reine Élisabeth exprime sa douleur en affirmant que la figure de son cœur est le portrait d'un cœur sans âme et que la mort seule pourra la consoler.
Henri III songea peut-être à accepter, comme on le lui conseillait, l'héritage du duc d'Alençon; car il chargea monsieur des Pruneaux de savoir à quelles conditions les états désiraient «de se remettre entre ses bras.»—On lit ailleurs que les états offraient «de mettre entre ses mains les villes de l'Écluse et d'Ostende, les seules qu'ils possédassent, et plusieurs autres promesses tant d'argent que des cités qui, par la suite, se pourroient conquérir.»
Les victoires du duc de Parme modifièrent les projets de Henri III, et Pierre Brulart fut chargé d'annoncer aux états «que Sa Majesté étoit marrye de voir leurs affaires en si mauvais train par les progrès du prince de Parme. Et pour le regard des offres qu'ils font à sadicte Majesté, semblables à celles que demandoit monseigneur son frère, elle les prie de considérer que depuis ce temps-là les choses sont tellement changées qu'elle pense que quand mondict sieur vivroit encore il feroit grand doubte d'entrer en ce party, eux n'estant plus maistres de la ville de Bruges. Et puis ils doivent penser qu'il se pouvoit entreprendre plusieurs choses par Monsieur, lesquelles, estant en luy excusables, ne se trouveroient estre de mesme en Sa Majesté, qui s'est toujours faict cognoistre prince amateur du repos public de la chrestienté. Si elle entroit en traité avec lesdits estats, cela donneroit occasion très-grande de jalousie aux princes voisins, de sorte que pour ces raisons Sa Majesté ne peut entrer en aucune convention avec lesdicts estats, qu'elle prie Dieu de vouloir bien conseiller, estant d'ailleurs preste à leur faire tous les bons offices qu'elle pourra, sans se faire tort, ni offenser sa réputation envers les princes ses voisins et le général de la chrestienté, ayant estimé qu'il valoit mieux leur faire dire franchement ce que dessus que de les amuser davantage, les priant de prendre le tout en bonne part.»
En effet, le prince de Parme faisait chaque jour de nouveaux progrès. Les députés de Bruges, entre lesquels se trouvaient Nicolas Despars, Olivier Nieulant et le doyen des tisserands, Luc Vande Velde, s'étaient déjà rendus près de lui; et, le 24 mai, après une assez longue négociation, ils signèrent une convention qui fut proclamée le lendemain, à Bruges, par les soins du duc d'Arschoot.
Cette convention, qui fut accueillie avec de vives manifestations de joie, était divisée en vingt-trois articles. Les premiers contenaient l'amnistie de tous les délits politiques, la confirmation des priviléges du pays du Franc et de Bruges, la promesse que cette ville serait déchargée de toute garnison et ne supporterait d'autres impôts que ceux qu'elle aurait librement votés. Les habitants s'engageaient, de leur côté, à renoncer à toute alliance autre que celle du roi. Les autres articles reproduisaient les principales clauses de la pacification de 1576 et du traité de Marche-en-Famène.
Le prince de Parme, en accordant des conditions si favorables, espérait qu'elles hâteraient la capitulation de Gand. Afin de faciliter les négociations, on avait remis des otages destinés à assurer le respect dû aux députés. La conclusion de la paix était prochaine, mais le parti de Ryhove excita une terrible émeute à Gand. De vagues rumeurs avaient été habilement répandues pour animer les esprits contre Hembyze, et l'agitation avait atteint son plus haut degré, lorsque les députés, qui s'étaient rendus à Tournay, firent connaître qu'ils avaient adhéré au traité qu'avaient accepté les bourgeois de Bruges. Une lettre des magistrats de cette ville, adressée à ceux de Gand, les exhortait dans les termes les plus pressants à concourir au rétablissement de la paix, si nécessaire à la prospérité de la Flandre. Au même moment, un signal d'alarme donné du haut de la tour de Saint-Jean annonça que l'on apercevait les Espagnols dans la campagne, et le bruit se répandit aussitôt qu'ils avaient pénétré dans la ville. Toutes les chaînes furent tendues dans les rues, et la foule, accusant à grands cris Hembyze d'être gagné par le prince de Parme, se précipita vers l'hôtel de ville pour l'arrêter. Hembyze ne chercha pas à résister à la fureur de ses ennemis, qui le conduisirent au Princen-Hof, où il avait lui-même, en 1576, enfermé ses propres ennemis par une odieuse trahison.
Un mouvement des bourgeois favorables à la paix eût pu sauver Hembyze. Il échoua. Jacques Bette, qui avait tiré l'épée en criant: «La paix! la paix!» fut chargé de chaînes, ainsi que le grand doyen des métiers et un grand nombre de bourgeois qui s'étaient joints à lui. Ryhove se hâta d'écrire au prince d'Orange pour lui annoncer ces succès et réclamer son appui. Ainsi triomphait l'opinion de ceux qui voulaient perpétuer les discordes et la guerre.
Hembyze restait captif, mais les souvenirs de sa popularité luttaient contre les menaces des bourreaux: un événement imprévu le perdit. Derrière le pouvoir conciliant du prince de Parme, comme au temps où sa mère s'opposait en vain au supplice des comtes de Hornes et d'Egmont, une main cachée s'agitait du fond de l'Escurial, semant de l'or et secouant un poignard. Le 10 juillet 1584, un officier franc-comtois, qui depuis cinq ans servait les protestants, assassina lâchement le prince d'Orange; sa femme, fille de Coligny et veuve de Téligny, reçut son dernier soupir.
Le bruit de cet attentat réveilla les haines des factions; elles demandaient vengeance, et dès ce moment le sort d'Hembyze fut décidé. Charles Uutenhove, l'apologiste des iconoclastes de 1566, avait succédé comme bourgmestre à Jean d'Hembyze; mais il appartenait à une secte qui, si elle tolérait l'incendie et le pillage, défendait du moins l'effusion du sang. On le contraignit à quitter la magistrature, qu'il n'avait occupée que pendant quelques jours, et le 4 août un échafaud s'éleva sur la place de Sainte-Pharaïlde. Hembyze, alors âgé de près de soixante et dix ans, y monta en protestant de l'amour qu'il portait à son pays; sa tête fut placée sur un pieu de fer, mais elle s'en détacha et tomba au milieu du peuple. Indigne de la gloire et supérieure à l'oubli, il semblait qu'elle ne fût faite ni pour l'éclat de la puissance ni pour l'ignominie du supplice.
Le meurtre juridique d'Hembyze fut le dernier triomphe des agitateurs en Flandre; sa mort favorisa l'œuvre de pacification à laquelle il voulait employer les dernières années de sa vie. Le 17 septembre, Gand ouvrit ses portes au prince de Parme à des conditions à peu près semblables à celles qui avaient été accordées aux Brugeois.
La plupart des hommes qui avaient pris part aux troubles rentrèrent dans l'obscurité. Quelques-uns émigrèrent dans les pays étrangers. Gand vit s'éloigner Ryhove, dont les remords troublèrent, dit-on, la raison; Jacques De Gryse et Régnier Winkelman quittèrent Bruges, et ils furent accompagnés dans l'exil par François Gomarus, dont le nom devait un jour devenir célèbre dans l'histoire des luttes intestines de l'église réformée, comme celui du fondateur de la secte des Gomaristes, qui persécuta depuis Grotius et Barnevelt.
Dès ce moment la Flandre cessa d'être le théâtre de la guerre. Ce fut sur ses frontières que furent reléguées les calamités des discordes civiles et les agitations de la rivalité ambitieuse des rois étrangers.
L'Angleterre, lasse du second rôle, voulait exercer une intervention plus directe. Jean De Gryse, ancien grand bailli de Bruges, était l'agent le plus actif de ces négociations. Vers le mois de mai 1585, les états généraux, effrayés des progrès du prince de Parme, que Bruxelles venait de reconnaître à l'exemple de Bruges et de Gand, résolurent d'invoquer la protection de la reine Elisabeth. Des provinces méridionales, la seule qui y fût représentée, était la Flandre. Les bourgmestres et les échevins de l'Écluse, de Sainte-Anne-Ter-Mude, de Biervliet et d'Ostende élurent pour leur plénipotentiaire Noël de Caron, seigneur de Schoonewalle, ancien bourgmestre du Franc. Le 6 juin, les intentions des états généraux se révélèrent publiquement. Il était dit dans les pouvoirs donnés à Rutger de Hersolt, député de Gueldre, à Noël de Caron, député de Flandre, et aux autres députés de Hollande, de Zélande, d'Utrecht et de Frise, «que les états généraux des Provinces-Unies, considérans les vertus royalles dont Dieu tout-puissant a doué la majesté réginale d'Angleterre, sa naïfve clémence et la très-grande affection que Sa Majesté a toujours et spécialement aussy en cette présente nécessité de guerre monstrée à ces pays avecq son effectuele assistance et secours, ont par ces prégnantes et importantes raisons trouvé bon et résolu de supplier sa dicte Majesté de vouloir prendre ces pays et inhabitans soubs sa protection et deffence et de donner à icelles provinces toute ayde et assistence soubs bonnes et raisonnables conditions.»
Ces députés furent reçus par Élisabeth à Greenwich, le 9 juillet. Ils s'étendirent longuement sur leurs plaintes contre le roi d'Espagne et exposèrent que l'autorité de la reine sur les provinces de Hollande, de Zélande et de Frise, jointe à la possession de l'Écluse et d'Ostende, assurerait à l'Angleterre l'empire de la mer.
Le 2 août, Élisabeth fit connaître sa réponse. Elle refusait une souveraineté qui lui aurait occasionné immédiatement de grands frais, et peut-être dans l'avenir de longues guerres; mais elle promettait un secours important, à cette condition qu'elle aurait une large part d'autorité dans les délibérations des états généraux, et qu'on lui remettrait en gage soit l'Écluse, soit Ostende, afin de réparer la perte de Calais.
Dans un manifeste publié à la même époque, Élisabeth invoque les anciennes relations commerciales de l'Angleterre et des Pays-Bas, et elle ajoute: «Par le moyen de ces obligations, les cœurs de tous les peuples se sont tellement unis ensemble, et par le cours continuel des temps la mutuelle amitié a esté tellement augmentée et inviolablement gardée (comme si c'eust esté un vray œuvre de nature), qu'il n'a jamais esté en la puissance d'aulcun de la dissoudre du tout, non pas mesme la faire discontinuer pour longtemps, lors mesmes que les roys et les seigneurs d'icelles provinces ont eu quelque différent.» Elle rappelle de nombreux traités relatifs à l'entrecours, «lequel mutuel et naturel entrecours a en plusieurs âges tellement continué qu'à grande peine le semblable se trouvera en aulcun aultre pays de la chrestienté, au grand honneur des princes et au très-grand enrichissement de leurs peuples.» Puis, abordant le triste tableau de la domination espagnole aux Pays-Bas depuis le supplice du comte d'Egmont, «qu'on peult nommer la vraye gloire de ces pays-là, à jamais regretté ès cœur de tout ce peuple,» elle rappelle aussi que ces provinces, «desquelles l'empereur Charles-Quint ne tiroit pas moins de richesses (à ce qu'on estimoit) que de ses Indes,» se trouvent réduites «à de pitoyables misères et à d'horribles calamités.» Si la France s'est efforcée de les secourir, combien à juste titre le royaume d'Angleterre ne doit-il pas se montrer fidèle au même devoir vis-à-vis de la Flandre, «puisqu'ils ont tousjours esté, par commun langage, accomparés au mary et à la femme?» Toute l'histoire de la Flandre ne prouve-t-elle point que, lorsque le prince viole les franchises qu'il a jurées, le peuple est immédiatement dégagé de tout serment d'obéissance? Si quelques enseignes anglaises doivent passer la mer, c'est pour protéger des réclamations aussi justes, et non pas guidées par d'ambitieux projets d'usurpation et de conquête. «Notre désir est seulement, dit-elle, d'obtenir à ce pays la restitution de ses anciennes libertés, afin que nos sujets puissent y jouir d'un libre entrecours, tant d'amitié que de marchandise, selon l'ancienne coustume entre nos ancêtres et les comtes de Flandre, entre nostre peuple et le peuple de ce pays-là.»
Le comte de Leicester, nommé lieutenant d'Élisabeth et son capitaine général aux Pays-Bas, s'embarqua au mois d'octobre, et son premier soin en arrivant dans l'Escaut fut de s'y assurer les positions les plus importantes. Sir Philippe Sidney prit possession de Flessingue. La Briele, cette première pierre de l'indépendance des Provinces-Unies, fut remise à sir Thomas Cecil.
Le comte de Leicester, aussi incapable que le duc d'Alençon qu'il avait accompagné à Anvers en 1582, ne sut point profiter des circonstances. Élisabeth, trop occupée par le procès de Marie Stuart, semblait elle-même consacrer exclusivement aux tortures qu'inventait son esprit cruel et jaloux, toutes les ressources de son habileté. L'ambassadeur français, Bellièvre, avait cherché à sauver la reine d'Écosse, en remontrant à la reine d'Angleterre «qu'elle submettroit les roys au bras de la justice, et que ce seroit une plaie qui saigneroit longtemps sur ses successeurs.» Élisabeth répondit à l'ambassadeur de Henri III: «Un prince françois n'a-t-il pas fait décapiter Conradin?» Elle oubliait que l'histoire a flétri Charles d'Anjou, en plaignant sa victime, et nous ne pouvons pas davantage refuser une larme à cette pauvre princesse, qui souffrit une captivité de dix-neuf ans et qui fut toutefois, dans ses malheurs, la fiancée de don Carlos et de don Juan. Les lieux et les noms ont leurs destinées. La malheureuse mère d'Édouard IV, qui vit quatre de ses fils périr de mort violente, avait choisi Fotheringay pour sa sépulture; Henri VIII avait voulu y reléguer Catherine d'Aragon. Les niveleurs de 1649 n'appelleront Charles Ier que Charles Stuart: ils pouvaient invoquer l'exemple d'Élisabeth, qui avait méconnu la première l'inviolabilité royale, en frappant une reine qu'elle avait souvent nommée sa sœur. «Toutes les couronnes tremblèrent, dit Lelaboureur, des trois coups de hache qu'elle reçut, car il en fallut trois, afin que la France, l'Écosse et l'Angleterre reçussent chacun le sien, puisqu'elle avait été reine et légitime héritière de ces trois royaumes.»
Si Élisabeth triomphe à Fotheringay, où le bourreau s'écrie à haute voix: «Vive la reine Élisabeth! périssent ses ennemis!» il n'en est point de même aux Pays-Bas, où le champ des combats est ouvert: son armée s'y couvre de honte et son nom y est livré au mépris.
Deux ans s'étaient écoulés depuis que les députés des états généraux avaient reçu la mission de lui offrir la souveraineté des Pays-Bas. Tandis qu'elle convoitait la ville d'Anvers sans oser s'en emparer, la prince de Parme, vainqueur aux bords de la Meuse, rassemblait à Bruges son armée pour chasser les Anglais de l'Écluse. Le gouverneur de Flessingue se hâta d'en renforcer la garnison, et sir Roger Williams s'y enferma avec huit cents hommes récemment arrivés d'Angleterre. Le prince de Parme, après s'être emparé du fort de Blanckenberghe, occupait Breskens et l'île de Cadzand. Trente pièces de canon et huit coulevrines battaient sans relâche les murs de l'Écluse. La garnison repoussait tous les assauts avec courage, mais elle s'affaiblissait de jour en jour et il était urgent de la secourir. Le prince Justin d'Orange et le comte de Leicester rassemblèrent dans les derniers jours de juillet toutes les forces dont ils pouvaient disposer et s'embarquèrent en Zélande pour Ostende, où une flotte anglaise, commandée par le comte de Cumberland, était déjà arrivée. Le comte de Leicester était peu aimé des Zélandais; les mêmes discordes existaient entre les soldats et les chefs. Il conduisit son armée vers le fort de Blanckenberghe qu'occupait le duc d'Arenberg; mais bientôt, apprenant que le prince de Parme s'avançait pour le combattre et peu rassuré par la supériorité de ses forces, il battit tout à coup en retraite sans attendre son arrivée et rentra honteusement à Ostende. Peu de jours après, l'Écluse ouvrit ses portes, tandis que Leicester, réduit à copier le rôle du duc d'Alençon, essayait de renouveler à Leyde la Saint-Antoine et fuyait à Londres.
Philippe II jugea le moment favorable pour porter lui-même la guerre en Angleterre. Une flotte redoutable fut réunie: le prince de Parme devait la commander, mais une tempête l'engloutit. Ce fut du côté de la France que se dirigèrent désormais toutes les intrigues du roi d'Espagne. Le mépris croissant du peuple pour Henri III avait, à la journée des Barricades, remis Paris aux Guise, et Henri III n'avait pas craint de faire assassiner, aux états de Blois, le duc de Guise, qui lui parut si grand quand il le vit mort. A ce bruit, un cri d'indignation retentit dans toute la France: la Sorbonne déclara Henri III déchu de la couronne, et bientôt le poignard de Jacques Clément, guidé par le fanatisme de l'irritation populaire, vengea le crime de Blois par le crime de Saint-Cloud.
Henri III ne laissait point d'enfants: en lui s'éteignait la race des Valois, qui remontait à Louis XII. Cependant une sœur de Charles IX avait épousé Philippe II et lui avait donné une fille. Cette princesse eût été l'héritière du trône si la loi salique, proclamée loi de la monarchie au quatorzième siècle, ne l'eût exclue: Philippe II résolut de soutenir ses prétentions contre le roi de Navarre qui réclamait la couronne comme issu de saint Louis.
En 1589, le prince de Parme se rendit en France. Il avait accru sa gloire en faisant lever le siége de Paris, quand il succomba à ses fatigues, le 3 décembre 1592.
L'intervention du roi d'Espagne dans les affaires de France ne s'arrêta point à la mort du prince de Parme. Il songea à appeler les états généraux à élire l'héritier de la couronne et promit au duc de Mayenne, s'il réussissait à faire choisir l'infante Isabelle, de lui donner le duché de Bourgogne. Ces moyens extrêmes semblaient être un retour vers le moyen âge, où l'organisation féodale s'alliait au système électif. Une transaction les rendit inutiles: ce fut l'abjuration de Henri IV.
Henri IV était «ce petit prince de Navarre» à qui madame de Clermont voulait faire épouser Marie Stuart, afin de l'enlever à don Carlos. Si la déchéance de la maison d'Autriche avait été prononcée par le prince d'Orange, il eût pu prétendre à la souveraineté de la Flandre comme parent d'Isabelle de Bourbon, mère de Marie de Bourgogne: il était aussi arrière-petit-fils de ce comte de Vendôme qui soutint les communes flamandes, et il avait même hérité de la comtesse de Vendôme, Marie de Saint-Pol, des revenus importants en Flandre, notamment le tonlieu de Bruges, qu'il vendit afin de payer ses soldats dans ses premières campagnes. Parmi ces biens se trouvait peut-être aussi la maison de Bruges, léguée par l'infortuné connétable de Saint-Pol à son fils et ensuite transmise à ses descendants jusqu'à ce qu'elle servît à alimenter, sous Charles IX, des haines et des divisions qui remontaient à Louis XI.
En 1576, Henri de Navarre avait offert son épée au prince d'Orange pour défendre la Flandre contre Philippe II, et il avait été question, à diverses reprises, de lui attribuer une position importante: il devait porter sur le trône le souvenir de ses anciens projets pour chasser les Espagnols des Pays-Bas.
Cependant, la Flandre goûte partout les bienfaits de la paix, si ce n'est dans le voisinage des forteresses ennemies. La garnison d'Ostende brûle Wulpen et saccage Oudenbourg. La reine d'Angleterre, mécontente de ces stériles escarmouches, voulait toutefois qu'une attaque sérieuse fût tentée contre la Flandre. Elle écrivit en ces termes à ses ambassadeurs en Hollande:
«Fidèles et bien-aimés, nous vous saluons.
«Quoique nous ayons depuis peu commandé à notre trésorier d'Angleterre de vous ordonner de faire en sorte que l'on commence quelque entreprise avec leurs troupes et les nôtres, par des incursions dans les pays ennemis et particulièrement en Flandres, à cette heure que le duc de Parme est absent avec la plus grande partie de ses troupes, qui est à présent fort avancée en France, tel est le désir ardent que nous avons, et le jugement que nous faisons de la nécessité de presser ce dessein, fondé sur plusieurs grands besoins, de l'exécuter en toute diligence, et de le poursuivre avec toute vigueur, que nous désapprouverons extrêmement, et que nous condamnerons et les états et le conseil, s'ils ne donnent pas de toute leur affection et de tout leur pouvoir, sans délai et sans épargner aucune dépense, des ordres pour mettre ces entreprises en exécution, qui produiront ces deux effets, ou l'un des deux; c'est-à-dire, de porter un grand dommage aux ennemis sans danger, ou du moins de faire diversion à leurs troupes, qui sont en France, par où le roi de France sera moins exposé au danger de perdre ses domaines, chose si évidemment utile que tout homme, pour peu qu'il ait de l'intelligence, peut juger de la nécessité de ce qu'il y a de le faire.
«C'est pourquoi vous emploierez tous les moyens possibles auprès des états et avec tout le conseil, et en public et en particulier, pour leur faire entreprendre cette affaire avec vigueur.»
Cette expédition ne s'exécuta qu'au mois de février 1591. Les Anglais d'Ostende, sous les ordres du gouverneur Norris, prirent le fort de Blanckenberghe et mirent le siége devant l'Écluse. En même temps 4,000 Hollandais s'emparaient de Hulst. Là se bornèrent leurs succès. La discorde se mit entre Norris et le chef des Hollandais. Les états généraux portèrent même en Angleterre leurs griefs contre Norris, mais ces dissensions permirent au comte de Mansfeld de faire avorter tous les desseins dirigés contre la Flandre.
Sous le gouvernement du comte de Mansfeld, qui remplaça provisoirement le prince de Parme, quelques combats qui se livrèrent dans le pays de Waes, et un débarquement du prince Maurice d'Orange sur la côte de Blanckenberghe, dont le but était de surprendre Bruges, furent les seuls événements qui marquèrent l'année 1593. Dans les premiers jours de 1594, l'archiduc Ernest, frère de l'empereur Rodolphe II, arriva dans les Pays-Bas; mais son administration fut courte, et il mourut à Bruxelles le 21 février 1595, après avoir confié le gouvernement au comte de Fuentès, qui le dirigea honorablement.
L'Espagne se trouvait dans une position critique. Une déclaration de guerre lui avait été adressée par le roi de France. Tandis que les hostilités reprenaient en Picardie, les Anglais et les Hollandais se préparaient à inquiéter les Pays-Bas, où depuis longtemps la puissance espagnole s'était affaiblie d'année en année.
Dans ces circonstances difficiles, le cardinal Albert d'Autriche fut désigné par Philippe II pour succéder à son frère l'archiduc Ernest. L'intérêt que le roi d'Espagne avait à ménager l'Allemagne, ne paraissait pas étranger à ce choix. Le cardinal d'Autriche arriva le 11 février 1596 à Bruxelles. Il se rendit presque aussitôt à l'armée; cependant n'ayant point assez de forces pour reconquérir Cambray et Doulens, tombés au pouvoir des Français, ni pour délivrer La Fère, assiégée par Henri IV, il recourut à une tactique qui est la dernière ressource des capitaines habiles, et s'éloigna du théâtre de la guerre pour se porter rapidement avec cinq mille hommes devant Calais. Cette forteresse, si redoutable, mais mal défendue, fut conquise en neuf jours, et au moment où le prince Maurice d'Orange arrivait avec la flotte zélandaise pour secourir les assiégés, il trouva la ville prise et la citadelle réduite à capituler.
La position de la ville de Calais était tellement importante qu'afin qu'elle n'échappât plus à la domination de l'Espagne, le cardinal d'Autriche résolut de la réunir à la Flandre, dont cette ville était séparée depuis plusieurs siècles. Tous les usages des cités flamandes y furent introduits et le pays de Calais devint le cinquième membre de Flandre.
Ardres ne se défendit pas mieux; mais les fertiles campagnes du Calésis, dévastées par de fréquentes guerres, ne pouvaient approvisionner le camp espagnol, où la famine engendra de nombreuses maladies. L'archiduc Albert avait résolu de ramener son armée en Flandre quand les députés de Bruges et du pays du Franc s'adressèrent à lui pour le presser d'assiéger Ostende, dont la garnison semait l'inquiétude dans tout le pays par ses fréquentes excursions. Les Anglais, qui avaient occupé cette ville, s'étaient retirés pour aller, avec le comte d'Essex, attaquer Cadix, appelés ainsi à assurer tour à tour à l'Angleterre l'une des clefs de la mer du Nord et la clef de la Méditerranée; les Hollandais avaient toutefois envoyé à Ostende une forte garnison, dont l'Anglais Norris conservait le commandement. Le projet d'attaquer Ostende fut ajourné, et dans les premiers jours de juillet le cardinal d'Autriche mit le siége devant Hulst, qui, après une longue résistance, capitula le 18 août.
L'année suivante, il y eut peu de combats en Flandre. Don Alvarez d'Aguillar, gouverneur de Dunkerque, fut pris par les Anglais. Il était très-vieux, et comme les Anglais voulaient le mettre à rançon: «Combien peut valoir, leur répondit-il, le nombre de jours qu'il me reste à vivre?»
Quarante-trois années s'étaient écoulées depuis que Charles-Quint avait résigné le pouvoir suprême. Philippe II était lui-même devenu vieux, décrépit et infirme. Tous ses desseins contre l'Angleterre et la France avaient échoué. La longueur de son règne n'avait point suffi à la pacification des Pays-Bas, et il s'efforçait vainement d'éteindre l'incendie qu'il avait allumé. S'il est vrai que son ambition avait appelé dans sa jeunesse l'abdication de son père, elle reçut une grande leçon quand il sentit que la vie manquait à sa puissance, et qu'il était devenu nécessaire qu'il consentît, comme Charles-Quint, à abdiquer la souveraineté des Pays-Bas.
Aux yeux de Philippe II, la possession des Pays-Bas pouvait seule assurer à ses flottes la liberté de la navigation; mais le trésor était si complètement épuisé que, lors même que la conclusion d'un traité avec le roi de France lui eût permis de réunir toutes ses forces contre les Provinces-Unies, la prudence lui commandait de songer d'abord au salut même de l'Espagne, ne tandem Hispania ipsa propter impotentiam iret in præcipitium, dit Tassis.
Les mêmes nécessités qui, sous le règne précédent, avaient dicté la trêve de Vaucelles, préparèrent, cette fois, la paix de Vervins.
Deux hommes illustres de cette époque se réunissaient pour conseiller la suspension des hostilités: l'un était Juste Lipse; l'autre, le président Jeannin.
Juste Lipse écrivait: «Je souhaite la paix de toute mon âme, et je la place au-dessus de tous les biens de la terre; elle est désirée de tous les bons citoyens; elle sera utile au roi et à la religion; elle est nécessaire à notre pays. Un peu de repos et quelque tranquillité seraient déjà beaucoup pour nous dans l'état présent de nos affaires. Si nous voulons améliorer l'administration civile ou la discipline militaire, nous n'y parviendrons que difficilement au milieu du bruit des armes. Déjà nous avons vu faire trop de progrès à la licence et à la corruption, qui perdent les États et les rois les plus puissants. Telle est ma pensée: si je me trompe, j'invoque comme excuse mon amour pour ma patrie.»
Les motifs qui guident le président Jeannin sont tout différents:
«Le roy d'Espagne, dit-il, n'effectuera jamais le désir qu'il a de donner en apanage à sa fille les Pays-Bas, s'il n'a la paix. Or que peut mieux désirer Sa Majesté, sinon que le roy d'Espagne exécute ce conseil, et au lieu de l'avoir pour voisin, tousjours esmulateur et ennemy par raison d'estat, il ait un prince particulier, foible et moins à craindre s'il devient ennemy?»
La paix de Vervins fut conclue le 2 mai 1598. Le roi d'Espagne restituait toutes ses conquêtes, même la ville de Calais. D'autre part, le roi de France intervenait comme héritier des princes qui avaient confirmé les priviléges de la Flandre et de l'Artois, pour exiger que le roi d'Espagne s'engageât à les respecter.
Quatre jours après la conclusion du traité de Vervins, des lettres solennelles du roi d'Espagne annoncèrent l'hymen de l'archiduc Albert avec l'infante Isabelle qui se trouvait investie de la souveraineté des Pays-Bas, afin que désormais les peuples pussent jouir de la présence du prince si nécessaire à leur bonheur. Ce transport était héréditaire, mais il était subordonné au mariage de l'archiduc et de l'infante. A défaut de postérité des nouveaux souverains des Pays-Bas, ces provinces devaient revenir à l'Espagne. Philippe II se réservait pour lui et ses successeurs le droit d'approuver le mariage de leurs descendants si c'étaient des filles et toute cession de territoire qu'ils pourraient faire. Les Pays-Bas devaient rester unis à l'Espagne par des rapports intimes de commerce et une étroite alliance. A ces conditions Philippe II renonçait à toute souveraineté sur les Pays-Bas, la Bourgogne et le Charolais, n'en exceptant que la grande maîtrise de l'ordre de la Toison d'or. Ces articles étaient rédigés dans un style plein d'emphase, «avec les maximes et retenues d'Espagne, qui sont, dit Chiverny, de donner beaucoup en apparence et toujours beaucoup moins en effet.»
De plus, par un article secret, le roi d'Espagne se réservait également pour lui et ses successeurs la faculté perpétuelle de réunir les Pays-Bas à leur monarchie toutes les fois qu'ils le jugeraient convenable et alors même qu'il y aurait des enfants issus du mariage de l'archiduc, en les indemnisant, «ce qui est en effet retenir plutôt que bailler ledit pays.»
Pendant ces négociations, la santé de Philippe II penchait de plus en plus vers son déclin. Il comprit bientôt que sa fin n'était plus éloignée, et, afin de se rapprocher de sa sépulture, il ordonna qu'on le portât à l'Escurial. Telles étaient ses infirmités qu'il lui fallut six jours pour achever les sept lieues qu'il avait à parcourir. Dès ce moment, il ne s'occupa plus que de se préparer à mourir; il fit lire à son fils les dernières instructions dictées par saint Louis; puis il ordonna que l'on posât sur une tête de mort sa couronne qui ne lui rappelait que les soucis et les remords de la royauté, et fit placer son cercueil devant le lit où une fièvre ardente, couvrant son corps d'ulcères, le consumait au milieu des plus affreuses douleurs; enfin, dans la nuit du 13 septembre il expira.
Philippe II avait ruiné la prospérité des Pays-Bas: il emportait dans sa tombe la puissance de l'Espagne.
ALBERT ET ISABELLE
1598-1621.
Albert et Isabelle. —Les états généraux font des réserves en faveur des priviléges des Pays-Bas. —Armements de la Hollande. —Bataille de Nieuport. —Siége d'Ostende. —Trêve de douze ans. —Préparatifs menaçants du roi de France. —Mort de l'archiduc Albert.
Bentivoglio nous a dépeint avec des couleurs aussi vives que fidèles la cour de l'archiduc et de l'infante. Une sévère et frivole étiquette y règne en souveraine; à ne la juger que d'après les formes extérieures, on se croirait à l'Escurial, à Aranjuez ou au bois de Ségovie; mais la politique espagnole s'est adoucie et s'est éclairée de toute l'expérience que l'on doit à trente ans de désastres et de guerres.
Albert d'Autriche, qui vient de déposer le chapeau de cardinal sur l'autel de Notre-Dame de Halle, est silencieux, patient, irrésolu, peu propre aux expéditions militaires, altier jusqu'à l'orgueil, dépourvu de cette affabilité que la Flandre apprécia toujours comme la première qualité de ses princes; s'il mérite le respect de ceux qui l'environnent, il ne réussit point à conquérir leur amour, et pour y parvenir, au lieu d'imiter l'extérieur de Philippe II, il se fût proposé un meilleur modèle, comme le remarque Bentivoglio, en cherchant à faire revivre les vertus de Charles-Quint.
Isabelle est douée d'un caractère plus doux et plus conciliant; elle charme par sa bonté tous ceux qui s'approchent d'elle, et tient de sa mère Élisabeth de France le goût des arts, des tournois et des divertissements; mais sa piété l'engage à l'oublier en présence des malheurs de ses sujets, pour aller fréquemment implorer la protection du ciel dans le pieux asile de quelque cloître, qu'elle ne quitte que pour vivre elle-même dans son palais avec autant d'austérité que dans un monastère. Née en 1566, au moment même où commençaient les troubles des Pays-Bas, elle a vu la Ligue lui offrir le sceptre de Blanche de Castille. Si elle ne doit pas ceindre en France une couronne flétrie par les guerres civiles, sa destinée l'appelle du moins à continuer et à achever sa vie dans les Pays-Bas, au milieu des discordes qui en ont signalé les premiers jours.
Les archiducs avaient à la fois des ministres flamands et des ministres espagnols. Entre les premiers, le plus habile était Louis Verreyken; parmi les seconds, le plus illustre fut le marquis Ambroise Spinola.
Les états généraux avaient accueilli avec joie l'abdication de Philippe II; mais ils jugèrent utile, au moment où s'établissait un nouvel ordre de choses, de garantir par d'expresses réserves les libertés du pays. Ainsi, ils demandèrent que leurs priviléges fussent respectés, qu'on supprimât tous les impôts arbitraires, que les soldats étrangers ne fussent employés qu'aux frontières et pour les défendre contre les ennemis, que les états généraux eussent le pouvoir de traiter directement avec les états des Provinces-Unies, et le droit d'être consultés par l'archiduc dans toutes les affaires importantes. Ces réserves admises, l'archiduc Albert reçut, le 22 août 1598, le serment de toutes les provinces restées fidèles au roi d'Espagne. «Dans les estats de l'archiduc, dit Bentivoglio, la volonté du prince est liée par celle des peuples qui veulent se maintenir en leurs anciens priviléges d'obéir estant priés et de jouir d'une subjection meslée de liberté.»
Pendant toute la durée du gouvernement d'Albert et d'Isabelle, leurs constants efforts tendirent à rechercher les bienfaits de la paix, objet des vœux les plus légitimes; mais loin de voir s'accomplir leurs espérances, ils furent réduits, aussitôt qu'ils arrivèrent dans leurs nouveaux États, à veiller aux soins que réclamait la continuation de la guerre.
Les états des Provinces-Unies avaient décidé qu'une tentative redoutable serait dirigée contre les provinces des Pays-Bas, qui venaient de se détacher de la domination espagnole, tombée elle-même entre les faibles mains de Philippe III. Dès le mois d'août 1598, époque de l'inauguration de l'archiduc d'Autriche, les plénipotentiaires hollandais en Angleterre (c'étaient Jean de Duvenvoorde et Jean d'Olden-Barnevelt) avaient conclu à Westminster un traité par lequel les États-Unis obtenaient un secours considérable de troupes anglaises, moyennant le payement de 800,000 livres sterling. Dix-huit mois s'écoulèrent avant que tout fût préparé pour cet armement, et peut-être l'archiduc Albert eût-il agi sagement en profitant de ces retards pour assiéger Ostende, comme les états de Flandre l'y engageaient instamment.
Enfin, vers le milieu du mois de juin 1600, le prince Maurice d'Orange se rendit en Zélande, afin de prendre le commandement de l'armée qui y était rassemblée. Une flotte immense était prête à la transporter sur les côtes maritimes de la Flandre, dont on voulait d'abord s'assurer la possession. Cependant les vents étaient contraires et il fallut abandonner ce projet. L'armée des Provinces-Unies traversa donc l'Escaut et entra en Flandre par le fort Philippine, qui se rendit. Elle se dirigea par Eecloo vers Male, et de là, en passant sous les remparts de Bruges, vers Oudenbourg. C'était du côté de Nieuport que le prince Maurice dirigeait sa marche, et le 1er juillet il arriva devant les murailles de cette ville.
Nieuport, par sa position, n'était pas moins important qu'Ostende. La garnison espagnole était peu nombreuse, mais pleine de courage. Elle espérait de prompts secours. L'archiduc d'Autriche se hâtait de réunir son armée à Gand, multipliant les promesses pour suppléer à l'argent qui lui manquait, afin de calmer ses troupes mutinées. Telle fut son activité qu'il suivit de près la marche du prince Maurice, et le 30 juin, alors qu'on le croyait encore sans capitaines et sans hommes d'armes, il occupa Oudenbourg, Breedene et Snaeskerke, et réussit ainsi à séparer l'armée hollandaise de la garnison d'Ostende. Ces nouvelles parvinrent au milieu de la nuit au prince Maurice. Il ordonna sans délai au comte Ernest de Nassau de prendre avec lui un régiment écossais, le régiment zélandais de Charles Vandernoot et quelques compagnies de cavalerie, et de saisir le passage de Leffinghe avec le concours de la garnison d'Ostende. Les Espagnols s'étaient déjà emparés de ce point important; dès qu'ils s'avancèrent, les soldats du comte de Nassau, intimidés par la présence de forces supérieures, abandonnèrent leurs canons et s'enfuirent, les Zélandais vers Ostende, les Écossais vers les Dunes, où un grand nombre se jetèrent dans la mer et périrent.
Si, en ce moment, les Espagnols eussent poursuivi leur marche victorieuse, tout annonce que l'armée ennemie eût été détruite. Le prince Maurice profita habilement du temps qu'on lui laissa, pour réparer ces revers. Il fit passer le havre de Nieuport à son armée et ordonna à ses vaisseaux de s'éloigner. En rendant ainsi toute retraite impossible, il rappelait à ses soldats qu'il fallait vaincre ou mourir.
L'armée du prince Maurice s'était arrêtée; protégée par derrière par le havre de Nieuport et s'appuyant à la mer, elle attendait le choc des Espagnols. L'avant-garde, composée principalement d'Anglais et de Frisons, avait pour chefs sir Francis Vere et Ludovic de Nassau. Le corps de bataille comprenait, outre les Hollandais et les Allemands, un régiment suisse et deux bataillons français. Le comte Éverard de Solms le commandait. Olivier Tempel était resté de l'autre côté du havre avec l'arrière-garde. Le prince Maurice parcourait activement les rangs des siens, adressant à chacun quelques exhortations et quelques conseils. On remarquait près de lui son frère Frédéric de Nassau, le duc d'Holstein, le comte d'Anhalt, le comte de Coligny et lord Grey. La France, l'Angleterre et la Hollande luttaient sous les mêmes bannières dans cette plaine marécageuse battue par les flots de la mer.
L'archiduc d'Autriche hésitait encore s'il fallait livrer bataille. Les uns invoquaient les heureuses prémices du triomphe de la veille; d'autres voulaient, au contraire, s'assurer des forts voisins d'Ostende, afin que la garnison de cette ville fût, avant tout, contenue dans ses murailles. La délibération se prolongeait, lorsque tout à coup les voiles hollandaises, qui se retiraient, apparurent à l'horizon. On crut qu'elles emmenaient le prince Maurice et la meilleure partie de ses troupes, et dès ce moment, il fut résolu qu'on marcherait en avant. La cavalerie espagnole reçut l'ordre d'aller reconnaître la position des Hollandais: elle se porta si loin qu'elle essuya le feu de l'artillerie ennemie.
On ne pouvait plus douter que l'armée du prince Maurice ne fût là tout entière. Le conseil de ceux qui voulaient conquérir les forts du pays d'Ostende et laisser s'épuiser une armée nombreuse privée de toute ressource, paraissait de nouveau le plus sage; mais il était trop tard: la cavalerie réclamait un prompt secours, et il était dangereux de lui faire tenter une retraite difficile, qui répandrait la méfiance et la confusion parmi les soldats dont la mutinerie était encore si récente. Quel que dût être le résultat de la bataille, elle était devenue inévitable.
L'armée espagnole s'avançait lentement en suivant les dunes. Quand elle arriva en présence des ennemis, elle trouva la cavalerie déjà culbutée et chassée vers Nieuport; mais elle engagea bravement le combat: les deux armées, resserrées sur un espace étroit où l'artillerie exerçait d'effroyables ravages, s'entre-choquaient, se mêlaient, attaquaient et reculaient tour à tour. Le prince Maurice et l'archiduc d'Autriche rivalisaient de courage pour raffermir l'esprit des soldats effrayés par les horreurs de ce long massacre. Enfin, vers le soir, les Espagnols tentèrent un dernier effort qui fut repoussé. Harcelés en flanc par les cavaliers ennemis, ils se repliaient en désordre; mais les ombres de la nuit, s'épaississant rapidement, semblaient descendre du ciel pour les protéger, et ils parvinrent à gagner le pont de Leffinghe, tandis que l'archiduc, blessé à la tête d'un coup de hallebarde, allait se faire panser à Bruges.
Les pertes avaient été considérables des deux côtés; mais les résultats étaient surtout désastreux pour les Espagnols. Ils abandonnaient aux ennemis leur artillerie et leurs drapeaux. Plusieurs de leurs capitaines avaient péri; la plupart avaient été faits prisonniers.
Dans ces circonstances extrêmes, la fermeté du comte de Belgiojoso, gouverneur de Nieuport, sauva la Flandre. Quelques renforts lui étaient arrivés de Dixmude. Il multiplia ses sorties et inquiéta les ennemis jusqu'à ce qu'il les réduisît à lever le siége. Grâce aux efforts du comte de Belgiojoso, la victoire de Nieuport ne fut, pour le prince d'Orange, qu'un trophée stérile. Le 10 juillet, il se retira vers Ostende, afin de former le siége du fort Isabelle; mais, apprenant bientôt que les quatre membres de Flandre mettaient en œuvre toutes les ressources dont ils disposaient avec une admirable énergie, et qu'une armée considérable était déjà réunie à Damme, il jugea inutile de courir les chances d'un nouveau combat, et, le 31 juillet, il s'embarqua pour la Zélande, ayant consolidé sa réputation de vaillant capitaine, mais n'ayant recueilli que peu de fruits du sang qu'avait coûté sa victoire et des frais auxquels avait donné lieu un si vaste armement.
Ce n'était point assez; la ville d'Ostende menaçait continuellement nos provinces de semblables invasions. Un historien la compare à un aigle qui, assis sur le rivage, appelle à lui, pour s'élancer dans la plaine, tous les oiseaux des mers. C'était, dit un autre historien, une épine dans la patte du lion de Flandre. L'on voyait chaque jour sa garnison multiplier ses excursions dans le pays environnant, pour y imposer des contributions de guerre; et les choses avaient été portées à ce point, que le gouverneur anglais d'Ostende, Norris, avait un agent qui délivrait publiquement à Bruges des passe-ports à tous ceux qui devaient se rendre de Bruges à Ghistelles, à Nieuport ou à Furnes.
Les états du pays supplièrent l'archiduc d'assurer à la Flandre l'intégrité de son territoire et la tranquillité dont elle avait besoin. Ils lui offrirent tout ce qui était en leur pouvoir, leurs bras et leurs richesses. «Il fust conseillé à l'archiduc, dit Philippe de Cheverny, de mettre le siége devant Ostende, et y fust porté pour plusieurs raisons. La première, que c'estoit la seule place que les Hollandois avoyent dans le comté de Flandres, à l'abry de laquelle ils levoyent de grandes contributions sur tout le plat pays, et que s'ils n'avoyent à havre ils se treuveroyent freustrés de la commodité qu'ils retiroyent d'icelluy et seroyent contraints d'entretenir à grands frais une flotte ordinaire à Flessingues, et n'auroyent plus aucun lieu de retraite pour eux et pour les Anglois, leurs alliés, en toute la coste de Flandres; l'autre, que l'archiduc, se rendant maistre d'Ostende, tout le comté de Flandres luy demeurroit paisible, au lieu qu'il estoit obligé d'entretenir perpétuellement force gens de guerre dans dix-sept forts qu'il avoit fait faire aux environs dudit Ostende, pour resserrer et réprimer les courses et violences ordinaires que ceux de dedans faisoient en ses pays, de telle sorte que ses subjets dudit comté, pour le convier davantage audit siége, lui offrirent cent mille escus pour en faire les frais, outre plus de cent mille qu'ils fournissoyent déjà par chascun an pour l'entretien des garnisons des dits dix-sept forts.»
Le 5 juillet 1601, une nombreuse armée mit le siége devant Ostende, qui, après avoir reçu d'abord une simple enceinte de palissades et quelques remparts de gazon, avait, depuis le séjour des Anglais et des Hollandais, été fortifiée avec tant de soin qu'elle était devenue une des plus redoutables citadelles de l'Europe.
«Ce port, qui n'avait été entouré d'un rempart que lors du voyage du duc d'Alençon, et que le prince de Parme avait jugé toutefois indigne d'un siége, était devenu si puissant, rapporte un historien, qu'il dictait des lois aux Pays-Bas et les rendait tributaires de la Hollande.—Il paraît incroyable, dit un autre annaliste du dix-septième siècle, qu'une pauvre bourgade de pêcheurs, obscure et inconnue, où quelques malheureux, vivant du produit de leurs filets, s'étaient fixés au hasard, ait ainsi acquis une telle renommée dans tout le monde; car, vingt ans auparavant, ces pêcheurs n'étaient pas plus riches que ceux qui habitaient Venise avant l'approche d'Attila. Quelques cabanes de roseaux s'élevaient dans des marais inaccessibles; quelques barques et des filets occupaient ce rivage que couvrent aujourd'hui les remparts et les arsenaux du dieu Mars. Tels sont les jeux de la fortune, telles sont les chances alternatives de la nature, qui ne présente plus au port de Sigée, si fameux par le campement des Grecs, que des ruines cachées sous les ronces. Par un destin bien différent, Ostende doit à un siége toute son importance; sa renommée et sa gloire reposent sur le deuil et sur la mort; et jusqu'à ce qu'on l'eût assiégée, personne ne sut qu'Ostende existait.»
Le colonel Charles Vander Noot occupait Ostende avec vingt et une compagnies. Les états des Provinces-Unies se hâtèrent de lui envoyer de l'artillerie, un corps d'infanterie hollandaise et trois mille Anglais, sous les ordres de sir Francis Vere, qui prit le commandement de la ville. De nouveaux retranchements furent élevés; et, le 15 août, l'on perça les digues qui retenaient les eaux de la mer, de telle sorte qu'Ostende ne fut plus qu'une île au milieu des inondations.
Dès le commencement du siége, tous les regards se portèrent sur le théâtre d'une lutte qui paraissait devoir être longue et acharnée. Une foule d'étrangers visitaient Ostende ou le camp espagnol. Le duc d'Holstein, frère du roi de Danemark, le comte de Hohenlohe, le comte de Northumberland allèrent tour à tour admirer les actifs travaux de sir Francis Vere; et le roi de France lui-même se rendit à Calais, afin de recevoir plus promptement les nouvelles des combats qui se succédaient devant Ostende.
«Je ne crains pas de dire, remarque Pierre Matthieu, historiographe de France sous Henri IV, que ce siége fut le théâtre de Mars. Nous avons vu des guerriers de toutes les nations les plus belliqueuses de l'Europe descendre dans une arène où les chefs apprirent à commander, les soldats à obéir, les matelots à manier plus adroitement la rame, les chirurgiens eux-mêmes à guérir plus habilement les plaies des blessés.» Les annalistes du dix-septième siècle nomment Ostende la nouvelle Troie.
Le sieur de la Motte, chargé d'examiner la position d'Ostende et les sources stratégiques que présentait sa défense, avait, disait-on, déclaré que ce siége était capable d'absorber un tiers des hommes de l'Europe et autant de poudre et de boulets que pourraient en fournir, en dix ans, dix mille moulins et dix mille fourneaux.
Trente-cinq ans de guerre n'avaient-ils pas suffi? Fallait-il que la Flandre, déjà baignée de tant de sang, vît se renouveler sur ses rivages des luttes qui devaient égaler tous les malheurs qu'elle avait déjà soufferts?
L'Angleterre jugeait qu'il était important pour ses intérêts commerciaux de conserver Ostende. De là, elle pouvait aisément, toutes les fois qu'elle le jugeait utile à sa politique, favoriser et soutenir les discordes intérieures des Pays-Bas. La Hollande savait aussi que tant que les Espagnols n'auraient pas conquis Ostende, ils n'oseraient pas porter la guerre au delà du Rhin et de la Meuse. Enfin la France se trouvait partagée entre sa jalousie contre l'Espagne et la crainte de voir devenir trop puissante la faction des huguenots, qui s'agitait dans le Midi.
Nous ne nous proposons point de raconter dans tous ses détails le siége d'Ostende, qui fut (ce sont les paroles de Philippe de Cheverny) «ung des plus beaux, longs et mémorables qui ayt jamais jusques icy esté veu dans toute l'Europe.» Nous ne décrirons point les nombreux assauts dirigés contre le Sandhil et le fort du Porc-Épic; nous ne rappellerons pas avec quelle persévérance ils furent soutenus par Bucquoy, Trivulce, Avalos et Ambroise Spinola, avec quel courage ils furent repoussés par sir Francis Vere, Frédéric de Dorp et Daniel de Marquette; nous nous contenterons de mentionner la tentative du prince Maurice, dont le but était la délivrance d'Ostende et dont le résultat fut la conquête de l'Écluse.
La Flandre, à peine aidée par quelques doublons venus d'Espagne, soutint seule tous les frais du siége auxquels les autres provinces des Pays-Bas avaient refusé de prendre part. Ils furent si considérables que chaque soldat qu'y employa l'archiduc Albert, coûta cent écus d'or [15]. De nombreux ingénieurs prirent part à tous les travaux et y firent faire à l'art militaire d'importants progrès en multipliant les moyens d'attaque et de défense. Rien n'atteste mieux leur habileté que la durée du siége, qui se prolongea plus de trois ans et qui coûta la vie à cent cinquante mille hommes. On vit à Ostende un rempart élevé formé entièrement de cadavres que l'on avait recouverts de terre. Une fois seulement, le 25 novembre 1604, les assauts furent suspendus au milieu de la lutte la plus acharnée: c'était le jour de la Sainte-Élisabeth, que les Espagnols ne connaissent que sous le nom de Sainte-Isabelle. Les salves qui retentirent en l'honneur de la reine d'Angleterre et de l'infante d'Espagne se confondirent comme si les assiégés et les assiégeants se fussent réunis dans les mêmes réjouissances. Quelques heures plus tard les projectiles meurtriers sillonnèrent de nouveau le ciel et la mort reprit son empire.
L'infante Isabelle montra, au milieu des fatigues du siége, le courage d'une fille de Sparte [16]. Un jour elle apprit que les soldats, dont la solde n'était pas payée, se révoltaient. Elle se rendit aussitôt au milieu d'eux: «Quand je lis sur vos fronts, s'écria-t-elle, la noble ardeur du combat, j'oublie vos torts pour ne me souvenir que de vos services.» La sédition s'apaisa.
La capitulation d'Ostende fut signée le 20 septembre 1604. Elle permettait aux assiégés de se retirer avec leurs armes et quatre pièces d'artillerie. Spinola, voulant rendre hommage à leur vaillante résistance, invita le gouverneur et les colonels à un somptueux banquet.
La garnison d'Ostende, forte de quinze mille hommes, d'après Balinus, de quatre mille seulement, d'après le récit bien plus vraisemblable d'Adrien de Meerbeeck, s'embarqua sur cinquante navires. Les habitants, qui l'avaient vaillamment aidée dans sa longue défense, émigrèrent avec elle. «Quand les assiégés, dit Christophe de Bonours, vuidèrent la place (chose digne d'admiration), du nombre des habitants de la ville, il n'en demeura que deux seulement... Le reste aima mieux tout perdre et de s'expatrier que de vivre où pourraient entrer les Espagnols.»
Il ne nous reste qu'à citer les paroles de quelques témoins oculaires, la plupart illustres capitaines, qui, en racontant leurs périls et leurs efforts, assuraient la durée de leur propre gloire.
«Incontinent après la prinse, dit Charles de Croy, Leurs Altesses furent receues et traictées magnifiquement du marquis Spinola pour n'y avoir lieu aux maisons de ce faire, estantes toutes culbutées et transpercées de canonades. Le temps du siége d'Ostende a duré trois ans, deux mois et quelques jours... Comme une seconde Troie, les vaincus l'ont vendu et les vainqueurs acheté chèrement. La longue défense de ceux-là est bien estimable; la victoire de ceux-ci l'est beaucoup plus.»
Antonio de Carnero dit aussi: «Leurs Altesses furent épouvantées de voir les fortifications, les redoutes et les tranchées; car la ville, loin de paraître habitée, n'offroit qu'un labyrinthe de ruines où il était aisé de s'égarer.»
Enfin, l'intrépide Pompéo Justiniano, qui fut grièvement blessé pendant le siége, dépeint en ces termes l'entrée de l'archiduc et de l'infante à Ostende: «Ce n'estoit une ville, mais une montagne de terre, ou à mieux dire un labyrinthe et une ruine, pour ce que l'on voyoit les approches du camp espagnol, avec digues, tranchées, galleries, gabionnades, blindes, assiettes ou losgis, lieux pour l'artillerie, places d'armes, et le tout avec tant de tournoyemens et destours pour estre plus couverts des offenses, qu'à peine pouvoit-on juger que c'étoit; et en ce peu qui estoit demeuré entier, ils virent les maisons ruinées, à chacun pas, fosses de morts, avec autres fosses faictes par les soldats pour s'y tenir couverts et garantir tant qu'ils pouvoient des coups d'artillerie: en somme le tout estoit si confus, qu'il estoit impossible de discerner la vraie assiette, ce qui donnoit plus tôt horreur qu'autre chose aux yeux des regardants. La sérénissime infante demeura fort mélancolique, et quasi on luy vist les larmes aux yeux, considérant (selon que l'on peut imaginer) combien coûtoient ces ruines.»
L'archiduc, dit Grotius, ne trouva qu'un terrain vide, nihil præter inanem aream; de cette phrase de l'historien sortit la fameuse prosopopée qui fut traduite par Malherbe:
Area parva ducum, totus quam respicit orbis,
Celsior una malis, et quam damnare ruinæ
Nunc quoque fata timent, alieno in littore resto.
Tertius annus abit, toties mutavimus hostem;
Sævit hiems pelago, morbisque furentibus æstas;
Et minimum est quod fecit Iber. Crudelior armis,
In nos orta lues: nullum est sine funere funus,
Nec perimit mors una semel. Fortuna, quid hæres?
Qua mercede tenes mistos in sanguine manes?
Quis tumulos moriens hos occupet, hoste perempto,
Quæritur, et sterili tantum de pulvere pugna est.
La reine Élisabeth d'Angleterre était morte pendant le siége d'Ostende; dans les derniers temps de sa vie, elle avait abandonné l'activité de ses intrigues politiques pour lutter contre les remords de sa conscience troublée; et c'était au fils de Marie Stuart qu'elle laissait son héritage. Le roi d'Espagne et l'archiduc s'empressèrent de faire féliciter le roi d'Écosse, le premier par le comte de Villa-Médiana, le second par le comte d'Arenberg, auquel se réunirent Jean Richardot, Louis Verreiken et Martin della Faille. A cette ambassade succédèrent des négociations que termina un traité signé le 28 août, traité qui hâta, on ne saurait en douter, la capitulation d'Ostende.
Le roi d'Angleterre s'engageait à ne point assister les sujets rebelles de l'archiduc et à abandonner toute alliance contraire à ce nouveau traité: il promettait que les garnisons anglaises de la Zélande conserveraient une complète neutralité; il était de plus résolu que rien ne serait négligé pour faire revivre les rapports commerciaux de l'Angleterre et des États de l'archiduc. Toutes les anciennes conventions conclues sous le gouvernement des princes de la maison de Bourgogne étaient expressément confirmées.
La guerre contre les Provinces-Unies devient moins vive. Malheureuse tentative du comte de Berg contre l'Écluse.—Autre tentative également stérile dirigée contre la garnison hollandaise d'Ardenbourg.—Une trêve de huit mois est publiée le 13 mars 1607; on espère que des conférences ouvertes à La Haye conduiront à une paix définitive, mais les difficultés qui s'élèvent, sont si nombreuses qu'on juge préférable de prolonger la trêve pour douze années (15 avril 1609).
«Ainsi, dit Bentivoglio, demeura assoupy pour quelque temps l'embrasement de la guerre de Flandre, n'ayant peu estre tout à fait esteint, guerre si longue et pleine d'un si grand nombre et de si mémorables accidens, que la mémoire de nostre siècle en restera plus illustre aux yeux de la postérité, que de tout ce qui est arrivé de nostre temps. Et véritablement on peut dire que la Flandre, en ce siècle, a esté comme une scène tragique de guerre dans l'Europe, qui, quarante ans durant jusqu'à la conclusion de la trefve, a représenté sur le théâtre de l'univers toutes les nouveautés et spectacles plus remarquables qui se soient jamais veus en aucune autre guerre passée et qui se puissent jamais voir à l'avenir.»
A peine cette trêve avait-elle été conclue que les projets ambitieux de Henri IV semblèrent la menacer. Un fol amour pour la princesse de Condé, qui s'était réfugiée à Bruxelles, le porta à se souvenir que l'intérêt de la France était de combattre la redoutable alliance de l'Espagne et de l'Autriche, et il résolut de laisser au duc de Savoie le soin de protéger les bords du Rhône pour se réserver à lui-même la tâche de soumettre les Pays-Bas.
A mesure que ces bruits menaçants se répandaient, l'archiduc d'Autriche rappelait sous ses drapeaux les troupes que la paix avait permis de licencier. Elles se réunirent sur les frontières de la Flandre et du Hainaut, et reçurent pour chef Spinola, qui se vantait qu'avec ses trente mille hommes il arrêterait la plus forte armée française. Ce propos fut répété au roi de France, et comme les courtisans, voulant accuser Spinola d'une présomptueuse vanité, s'écriaient qu'il était de Gênes: «Il est vrai, Spinola est Génois, interrompit Henri IV, mais il est aussi soldat. Quoi qu'il en soit, nous verrons bientôt si l'effet répondra à ses paroles.» Le roi de France avait fait préparer son armure de guerre; il avait déjà écrit aux ambassadeurs du pape, qui arrivaient de Rome, qu'il serait le 20 mai à Mousson, lorsque le 14 de ce même mois de mai le crime de Ravaillac vint, en troublant le repos de la France, assurer celui de l'Europe.
La Flandre touchait enfin à une époque exempte de trouble et d'inquiétude. Le gouvernement de l'archiduc, qui avait réussi à faire oublier son origine étrangère en s'associant généreusement aux périls et aux souffrances de la Flandre, chercha par tous les moyens qui étaient en son pouvoir à en cicatriser les plaies. D'utiles ordonnances furent promulguées pour raffermir le règne des lois et assurer le cours de la justice. De nombreux travaux furent entrepris dans l'intérêt du commerce, et l'on vit, en même temps que l'industrie semblait renaître, un nouvel essor ranimer les travaux de l'intelligence.
La Flandre y fut représentée par Simon et par Grégoire de Saint-Vincent, qui se signalèrent dans les sciences exactes, l'un au milieu des protestants de la Hollande, l'autre dans l'ordre des jésuites. On doit au premier plusieurs découvertes, dont la moins utile a été célébrée par ce vers de Grotius:
Jam nihil est ultra; velificatur humus.
Le second mérita que Leibnitz le plaçât au-dessus de Gallilée; Majora Gallilæo subsidia attulit. Dans la carrière féconde des arts, les Pourbus préparaient la transition qui devait donner pour successeur à Hemling, le rêveur mystique, l'école de Rubens, cette fougueuse et puissante esclave de l'imitation de la nature. Enfin, dans l'ordre de la littérature historique, Philippe de l'Espinoy écrivait ses recherches sur les antiquités de Flandre, avec cette épigraphe empruntée aux Livres Saints: Laudamus viros gloriosos et parentes nostros in generatione sua. Dominantes in potestatibus suis, homines magni virtutis... omnes isti in generationibus suis gloriam adepti sunt et in diebus suis habentur in laudibus.
Pendant onze années les peuples furent heureux, et cette courte période, marquée par de nombreux bienfaits, a laissé dans l'histoire de la Flandre d'impérissables souvenirs. Les divisions populaires, qui naguère avaient fait répandre tant de sang, s'étaient heureusement effacées, lorsque l'archiduc d'Autriche mourut le 13 juillet 1621. Il ne laissait point d'enfants, et conformément à une clause de l'acte de 1598 qui avait prévu le cas où l'archiduc Albert décéderait le premier sans postérité, la souveraineté des Pays-Bas fit retour au jeune roi Philippe IV, qui venait de monter sur le trône d'Espagne.
PHILIPPE IV, CHARLES II, PHILIPPE V
(1621-1713).
Reprise des hostilités. —Le prince d'Orange devant Bruges. —Projets politiques de Richelieu. —Louis XIV. —Une armée française envahit la Flandre. —Négociations de Munster. —Tentatives pour ramener le commerce en Flandre. —Le roi d'Angleterre à Bruges. —La Flandre, attaquée par Turenne, est défendue par Condé. —Dunkerque. —Ostende. —Paix des Pyrénées. —Peste de 1666. —Louis XIV réclame les Pays-Bas en vertu du droit de dévolution. —Traité d'Aix-la-Chapelle. —Nouvelles guerres. —Siége de Gand. —Paix de Nimègue. —Situation de la Flandre. —Guerre que termine le traité de Riswick. —Mort de Charles II. —Guerre de la succession. —Paix d'Utrecht.
La trêve de 1609 venait d'expirer lorsque l'infante Isabelle se vit appelée à continuer seule et au nom du roi d'Espagne la tâche que jusque-là elle avait partagée, comme souveraine, avec l'archiduc d'Autriche. La guerre ne fut reprise toutefois des deux côtés qu'avec une faiblesse et une lenteur qui annonçaient que les passions commençaient à se calmer. En 1625, Spinola conquit Breda. L'année suivante, le prince d'Orange essaya de réparer cet échec en surprenant Hulst, mais il fut repoussé. Une attaque que le comte de Hornes dirigea contre l'Écluse avec les troupes flamandes, n'obtint pas plus de succès. Les Hollandais gardaient avec soin l'Écluse, afin que Bruges ne pût jamais se relever.
La Flandre ne conservait que deux ports, ceux de Dunkerque et d'Ostende, qui avaient eu l'honneur de lutter, à la fin du quinzième siècle, contre les flottes de Dieppe. Sous Philippe II, Dunkerque était resté l'asile de marins intrépides bien résolus à ne jamais amener leur pavillon devant les Gueux de mer: vaincus, ils cherchaient la mort dans les flots, afin de ne pas la recevoir des mains de leurs ennemis; vainqueurs, ils les pendaient eux-mêmes sur des mâts plantés dans les dunes. Dunkerque était, dit un historien, le fléau de la Hollande et de l'Angleterre.
Ostende avait perdu sa marine en devenant une citadelle étrangère, méprisée d'abord par le prince de Parme, puis achetée au prix de trop de sang par l'archiduc Albert. Son fameux siége de 1604 l'affaiblit de nouveau et il lui fallut plusieurs années pour se relever de ses ruines; enfin, un jour sort d'Ostende une barque montée par Jean Jacobsen; elle s'attache aux flancs d'un vaisseau amiral hollandais et le coule à fond. Enfin, lorsque Jacobsen, entouré d'ennemis, les voit s'élancer de toutes parts sur son tillac, il met le feu aux poudres et périt avec ceux qu'il n'a pu vaincre. Dès ce moment les marins d'Ostende reparaissent dans l'histoire, mêlés aux marins de Dunkerque.
Lorsque les Provinces-Unies trouvèrent une nouvelle force dans un traité d'alliance avec le roi d'Angleterre Charles Ier, leur premier soin fut de diriger contre les ports de Flandre une expédition menaçante; mais cette autre armada fut aussi dissipée par une tempête. Les marins flamands reprirent leurs excursions; chaque jour les capres d'Ostende et de Dunkerque allaient croiser sur les côtes d'Angleterre et de Hollande, et ils rentraient le plus souvent chargés de butin; mais les Hollandais n'étaient pas moins heureux dans leurs courses aventureuses, et, en 1628, l'amiral Pierre Heyn enleva les galions qui revenaient des Indes. Les états généraux, appréciant son courage, l'opposèrent aux corsaires de Flandre, jusqu'à ce qu'il trouvât la mort dans un combat que lui livra le capitaine ostendais Jacques Besage.
Le besoin de la paix se faisait profondément sentir de toutes parts. Des conférences pour la reprise des négociations s'étaient ouvertes et présageaient les plus heureux résultats, quand un ambassadeur de Louis XIII vint les rompre en promettant à la Hollande l'appui de la France.
Louis XIII avait pour ministre le cardinal de Richelieu, petit-neveu d'un moine célèbre par les excès de son esprit factieux dans les troubles de la Ligue. Un prélat revêtu de la pourpre romaine poursuivait le système politique qui, sous le règne de Henri IV, avait été fondé par la personnification la plus élevée du parti huguenot, c'est-à-dire par Sully.
La guerre recommença. Le marquis de Santa-Croce était venu d'Espagne remplacer Spinola dans le commandement des troupes espagnoles, lorsque le prince d'Orange, traversant l'Escaut avec une armée nombreuse, arriva tout à coup à Watervliet et se dirigea vers Bruges, dont il espérait s'emparer sans résistance.
Le duc de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, occupait dans l'armée hollandaise une position que son père lui-même avait autrefois recherchée, celle de lieutenant du prince d'Orange. Il fit sommer Bruges de capituler et demanda en même temps une entrevue à l'évêque par la lettre ci-jointe:
«Monsieur, l'intérest que je prend en ce qui regarde le service de Dieu et cellui du publicq, m'oblige de vous escripre ceste lettre pour vous conjurer par ce que vous debvez à ces deux puissantes considérations de vouloir vous trouver demain à midi dans le commencement de la bruière qui sépare notre camp de votre ville, accompagné de deux ou trois de votre communauté de Bruges, désirant vous faire entendre et à eux quelques propositions très-advantageuses pour la religion et le bien de ceste province de Flandre, et pour prévenir les maulx infaillibles qui luy vont arriver.
«Pour cest effect, ceste lettre vous servirat et à eux aussy de seureté si vous les jugez capables; si que non, je vous enverray ung passeport de monseigneur le prince d'Orange notre général, affin d'avoir pour le moings ceste satisfaction de n'avoir rien oublié pour une si bonne œuvre et pour acquéroir par là la part que s'en doibt raisonnablement promettre, monsieur, votre très-affectionné à vous servir.
«Le ducq de Vendosme.»
«Du camp de la bruière, devant Bruges, le 2e de juing 1631.»
Les bourgeois de Bruges répondirent à la lettre du duc de Vendôme par une chanson où ils disaient:
Cette lettre de Vendosme
Ne nous sert que de fantosme,
Car le lys, ni l'oranger
N'ont la force de changer
Aux Brugeois leur premier estre
Et quitter leur prince et maistre.
Tous les bourgeois, nobles, marchands ou ouvriers, et les prêtres eux-mêmes, avaient pris les armes, et se montraient bien résolus à se défendre. Ils avaient pour gouverneur le brave comte de Fontaine, ce héros de Rocroy, pleuré par Condé, qui disait de lui que s'il n'avait pas vaincu, il eût voulu mourir comme le comte de Fontaine.
Le prince d'Orange aperçut du haut des tourelles d'un château la ville de Bruges, dont les remparts s'étaient rapidement couverts d'artillerie, et, après trois jours d'hésitation, il se retira le quatrième sans avoir rien fait qui répondît à ses altières menaces.
En 1633, les Provinces-Unies, qui tenaient bien plus aux rivages de la Flandre qu'aux forteresses des bords de la Meuse assiégées par les Espagnols, dirigèrent vers l'Escaut une nouvelle expédition sous les ordres du comte Guillaume de Nassau. Le fort Philippe fut pris. A cette nouvelle, les bourgeois de Gand s'effrayèrent plus que ceux de Bruges deux années auparavant: ils virent dans le voisinage de cette forteresse ennemie un danger perpétuel pour la sécurité de leur ville, et telle fut la vivacité de leurs plaintes que les chefs espagnols réunirent leurs troupes devant le fort que le comte de Nassau avait entouré de nouveaux retranchements. Une ruse assura au comte de Nassau la conservation de sa conquête. Tandis que les Espagnols se préparaient à monter à l'assaut, une flotte parut dans l'Escaut: elle cinglait vers le rivage, et le retentissement des fanfares annonçait qu'elle portait de renforts aux Hollandais. Les Espagnols, ignorant la force de cet armement, se retirèrent, et ce ne fut que plus tard qu'ils apprirent que le comte de Nassau avait fait sortir du port de l'Écluse les navires qui l'y avaient conduit, après y avoir placé quelques trompettes.
A la cour de Bruxelles aussi bien que dans tout le pays, une question qui dominait toutes les autres se présentait aux esprits. Fallait-il poursuivre la guerre, qui pouvait seule relever l'honneur de la monarchie espagnole? Valait-il mieux lui préférer la paix, unique remède à la détresse des Pays-Bas?
Ericius Puteanus se prononça pour la paix dans une dissertation imprimée sous le titre de Statera belli et pacis. «La Belgique brille, il est vrai, entre tous les pays de l'Europe par son heureux génie et sa situation; mais une longue guerre, telle qu'une grave maladie, a épuisé ses forces, à tel point qu'elle a attiré vers elle jusqu'aux fléaux des peuples étrangers et que ses malheurs mêmes ont été pour elle une autre source de célébrité. Les divisions intestines ont causé sa misère. D'une part, on luttait avec tout l'enthousiasme de la liberté; de l'autre, avec la persévérance d'une fidélité inébranlable. L'incendie s'était développé en quelque sorte au milieu des eaux, et tout ce qui eût pu l'éteindre fut consumé par ses flammes. Si les forces dont disposaient les Provinces-Unies étaient moins considérables, celles du roi étaient moins efficaces parce qu'elles étaient plus éloignées, et l'on voyait s'engloutir dans un seul pays plus de trésors que dans tout le reste de l'Europe. Nos soldats, las d'une lutte stérile de plus de soixante années, ont perdu la fleur de la discipline. Notre position est plus désavantageuse que celle de nos ennemis, car la guerre nous coûte plus cher. Faut-il aujourd'hui rechercher la paix? Est-ce la prudence qui doit nous engager à la désirer? Est-ce la nécessité qui nous l'impose?
«Pax optima rerum
«Quas homini novisse datum est; pax una triumphis
«Innumeris potior; pax custodire salutem
«Et cives æquare potens.»
Un langage si hardi devait susciter de nombreux contradicteurs à Ericius Puteanus. L'un de ses adversaires, Gaspard Barlæus, l'accusa en termes violents, dans le Puteano-Mastyx, d'oublier les bienfaits du roi d'Espagne pour discuter les droits légitimes qu'il tenait de ses ancêtres et la puissance même de ses armes. L'auteur du Puteano-Mastyx accablait Philippe IV de ses flatteries; il le comparait à Neptune, en affirmant qu'il ne dépendait que de lui de détruire la Hollande par les eaux de la mer s'il ne réussissait à la dompter, et il ajoutait: «O roi clément et digne d'une gloire immortelle! sachez bien que les Hollandais n'attendraient pas trois jours s'ils pouvaient livrer la Flandre à la mer!»
Les amis de Puteanus répliquèrent, notamment par le Somnium satyricum, où Mars, soutenant malgré Apollon que la Belgique est une terre guerrière et étrangère aux arts du dieu du Parnasse, voit se réunir contre lui Pallas, Diane, Cérès et Mercure qui termine la discussion en disant: «Que la guerre cesse avec les causes qui la firent naître, pour que je voie le commerce et l'éloquence que je protége se ranimer dans le plus noble pays du monde, délivré des calamités qui l'accablent!»
Les états généraux, assemblés à Bruxelles, se prononcèrent ouvertement pour des négociations qui permissent de mettre un terme aux hostilités. Ils représentaient qu'à mesure que les Pays-Bas espagnols s'appauvrissaient, les Provinces-Unies voyaient s'accroître leur prospérité, «à raison que tout le commerce qui souloit rendre les provinces de l'obéissance de Sa Majesté, si florissantes et renommées parmi le monde, nommément celle de Flandres, est diverty vers les rebelles, lesquels ont la navigation libre.» Ils se plaignaient aussi vivement de l'indiscipline des troupes espagnoles.
La paix ne se fit point toutefois, et le regret de voir échouer tous les efforts qui tendaient à y parvenir, ne fut peut-être point étranger à la maladie qui enleva l'infante Isabelle le 1er décembre 1633. Bien qu'elle eût à peine vu s'interrompre dans les Pays-Bas le cours de la guerre civile, il semblait que le ciel eût hâté sa fin pour lui épargner le spectacle qu'allait présenter une lutte de plus en plus terrible et de plus en plus acharnée.
Ferdinand d'Espagne, frère du roi Philippe IV, qui joignait au titre de cardinal et d'archevêque de Tolède la réputation d'un capitaine habile, fut appelé au gouvernement des Pays-Bas. Il voulait, disait-on, imprimer à la marche des affaires une vigueur toute nouvelle; et les yeux de l'Europe se fixèrent avec anxiété sur le théâtre qui s'ouvrait à ses talents militaires.
Cependant les Provinces-Unies opposaient à toutes ces tentatives de l'Espagne la rivalité jalouse de la France; et lorsque le cardinal Ferdinand se prépara à combattre la Hollande calviniste, un autre cardinal, ministre de Louis XIII, se hâta de la protéger.
L'alliance de Richelieu et de la Hollande était si complète que les Provinces-Unies proposèrent à Louis XIII un projet de démembrement des Pays-Bas; mais Richelieu ne parut point disposé à y adhérer. Il craignait à la fois et les difficultés que présenterait la conquête et celles auxquelles donnerait lieu le partage des provinces espagnoles. «Quand même, disait-il, on en viendrait à bout avec beaucoup de temps, de peine et de dépense, la conservation de ce qu'on aurait acquis, ne se pourrait faire qu'avec de très-grosses garnisons, qui nous rendraient incontinent odieux aux peuples et nous exposeraient, par ce moyen, à de grandes révoltes et à de perpétuelles guerres. Et quand même la France serait si heureuse que de conserver les provinces qui lui seraient tombées en partage en une dépendance volontaire de sa domination, il pourrait arriver bientôt après que, n'y ayant plus de barre entre nous et les Hollandais, nous entrerions en la même guerre en laquelle eux et les Espagnols sont maintenant, au lieu que présentement nous sommes en bonne intelligence, tant à cause de la séparation qui est entre nos États, qu'à cause que nous avons un ennemi commun qui nous tient occupé en tant que nous sommes également intéressés à son abaissement.»
Richelieu objectait aussi l'incertitude de la guerre; il passait plus légèrement sur les intérêts de la religion, inséparables de l'intérêt politique de Louis XIII, puisque tout traité qui rapprocherait les frontières des Provinces-Unies de celles de la France favoriserait les relations des protestants hollandais avec le parti encore redoutable des huguenots: «Si est-ce que toutes ces raisons portèrent le cardinal de Richelieu à dire au roi que la proposition apportée par le sieur de Charnacé ne pourrait à son avis être reçue en aucune façon, et qu'absolument il ne fallait point entreprendre la guerre à dessein de conquérir la Flandre.»
Le plan proposé par Richelieu consistait dans l'établissement d'une république catholique indépendante dans les Pays-Bas, aussitôt qu'on aurait complété l'expulsion des Espagnols. Il fallait, à son avis, éviter les discordes qui naîtraient soit du projet de partage entre la France et la Hollande, soit de l'absence de toute barrière entre leurs frontières. Il exposait: «que s'il fallait attaquer la Flandre, il le fallait faire avec des conditions plausibles et propres à faciliter le dessein qu'on avait eu en ce cas d'en chasser les Espagnols; que la France et les Hollandais devaient se résoudre à ne prétendre aucune chose en toutes les provinces qui sont sous la domination du roi d'Espagne que deux ou trois places chacun (les Hollandais Bréda, Gueldre et autres lieux circonvoisins, dont on pourrait convenir) pour gages et pour lien de l'union et de la paix qui doit être ci-après entre ces trois États; qu'ils gagneraient assez s'ils délivraient les provinces de la sujétion d'Espagne, et leur donnaient moyen de former un corps d'État libre, puissant et capable d'établir une bonne alliance avec eux; qu'il fallait faire une déclaration publique en forme de manifeste qui assurât la religion catholique et la liberté de ces peuples en la meilleure forme qu'ils la pourraient désirer, afin de donner lieu aux grands, aux villes et aux communautés de se soulever plus hardiment...»
Richelieu ajoutait que «si le dessein proposé par les Hollandais d'une entière conquête pouvait réussir en vingt années, il était apparent que celui-ci pouvait avoir son effet en un an, si Dieu bénissait tant soit peu l'entreprise; et, de plus, que s'il réussissait, tant s'en faut qu'on se trouvât chargé de garnisons, comme au premier projet, qu'on pût craindre une guerre entre la France et les Hollandais, pour n'avoir plus de barrière, et qu'il eût lieu d'appréhender de perpétuels desseins des Espagnols pour regagner ce qu'ils avaient perdu; qu'au contraire les garnisons de France pourraient être diminuées, parce que nous n'aurions pas des voisins si puissants ni si malintentionnés que les Espagnols; que les provinces catholiques qui lors feraient un corps d'État ne dépendant que de soi-même, auraient trop intérêt à conserver la France et les Hollandais en union pour qu'il pût arriver brouille entre eux; et que la puissance et les forces d'Espagne n'étant plus en ce temps proches de la France comme elles sont maintenant, elles ne seraient plus à craindre, joint que ce corps nouveau d'États catholiques veilleraient aussi soigneusement que nous-mêmes pour nous garantir de leurs mauvais desseins, attendu que nous leur serions du tout nécessaires pour les aider à conserver leur liberté, acquise par notre moyen...»
Enfin, il terminait en ces termes: «Étant trois corps unis ensemble, il nous serait aisé de résister à des ennemis affaiblis et éloignés, et vivre à l'avenir en paix et en repos, délivrés de ceux par la malice et ambition desquels nous en avons été privés jusqu'à présent.»
Un an plus tard, les Provinces-Unies et le cardinal de Richelieu parvinrent à conclure un traité qui conciliait deux systèmes tout opposés. Si les Pays-Bas espagnols se soulevaient contre Philippe IV et assuraient les armes à la main leur indépendance, la Hollande et la France se borneraient à occuper, la première, Breda, Damme, Hulst et le pays de Waes; la seconde, Namur, Thionville et Ostende. Dans le cas où les populations que l'on appelait à l'insurrection eussent montré peu d'empressement à la tenter, la France devait s'emparer du pays de Luxembourg, du Cambrésis, des comtés de Namur, de Hainaut et d'Artois. Le Brabant, Anvers et Malines étaient promis à la Hollande; enfin, une ligne droite, partant de Blankenberghe et se dirigeant vers Rupelmonde, en passant entre Damme et Bruges, divisait la Flandre entre les deux puissances copartageantes.
Quelques historiens ajoutent que la ville d'Ostende devait être démolie et son port comblé, afin qu'il n'y eût plus de sujet de jalousie entre l'Angleterre, la France et la Hollande.
Il ne manque plus à Richelieu qu'un prétexte pour déclarer la guerre. Il en trouve un dans la captivité de l'électeur de Trèves, qui a été conduit prisonnier à Bruxelles. Vingt-sept mille hommes, sous les ordres des maréchaux de Châtillon et de Brezé, entrent dans le Luxembourg et se joignent sur la Meuse à l'armée hollandaise. Sac de Tirlemont. Péril de Louvain et d'Anvers. Jalousies entre les Français et les Hollandais. L'empereur envoie Piccolomini au secours des Espagnols. Tous les projets de Richelieu ont échoué. Les villes des Pays-Bas ne se sont point insurgées, et son armée est réduite à se retirer, affaiblie par la famine et les maladies (1635).
L'année suivante, une armée espagnole, commandée par le marquis d'Aytona, envahit la Picardie et menace Paris. A son approche, une terreur profonde se répand dans la capitale de la France. On arme des laquais, on y confisque les chevaux des carrosses pour organiser la cavalerie; enfin, on parvient à réunir cinquante mille hommes, que l'on confie au comte de Soissons, et Paris est sauvé. En même temps, le cardinal de Richelieu fait presser par son ambassadeur les Provinces-Unies de tenter quelque diversion dans les Pays-Bas.
Richelieu, que le mauvais succès de sa tentative éloigne de la guerre ouverte, se proposera désormais pour but le harcèlement continu de la domination espagnole dans les Pays-Bas par les flottes et les mercenaires des Provinces-Unies; c'est ainsi qu'il assurera le repos des frontières françaises.
Trois tentatives sont dirigées par les Hollandais contre Hulst. Dans la troisième, le comte Henri de Nassau est blessé mortellement. Sur mer, Tromp, placé à la tête de la flotte hollandaise, se fait craindre des marins de Dunkerque, qui équipent une flotte de vingt-deux vaisseaux pour le combattre. L'amiral de Dunkerque, Michel Van Doorn, attaque Tromp et l'oblige à se retirer après des pertes considérables.
Tandis que Louis XIII dirige contre la Flandre un système d'hostilités qui la réduit à la misère, la Flandre reçoit dans la ville de Gand, qui fut à diverses reprises l'asile des royautés exilées, la mère du roi de France, elle-même réduite à un affreux dénûment. Marie de Médicis se rend bientôt en Hollande; elle y négocie le mariage du jeune prince Guillaume d'Orange avec Marie d'Angleterre, fille de Charles Ier. Ses intrigues tendent à renverser la puissance de Richelieu; elles ne doivent atteindre que celle de son petit-fils Louis XIV, en préparant l'union d'un autre prince d'Orange avec une autre princesse anglaise, Marie, fille de Jacques II.
L'archiduc Ferdinand meurt à Bruxelles le 9 novembre 1641. Louis XIII le suit dans le tombeau. La couronne de France passe à un enfant de quatre ans; le ministère tombe aussi des mains du cardinal de Richelieu à celles du cardinal Mazarin, qui ne sera que le témoin des grandes choses qui s'accompliront autour de lui. Déjà un éclair a sillonné les nuages qui semblent envelopper la régence d'Anne d'Autriche: c'est la victoire de Rocroy gagnée par le prince de Condé (il n'était encore connu que sous le nom de duc d'Enghien), au moment même où l'on célébrait l'avénement de Louis XIV.
Le duc d'Orléans prend Gravelines (1644), puis Bourbourg, Menin, Béthune, Armentières (1645). Courtray tombe au pouvoir des Français le 28 juin 1646. Le 7 octobre de la même année, Condé s'empare de Dunkerque, siége de l'amirauté de Flandre: c'est l'anéantissement de la puissance maritime des Espagnols dans les Pays-Bas.
Arrivée de l'archiduc Léopold d'Autriche à Bruxelles. Il reprend Commines et Landrecies. Le maréchal de Gassion est mortellement blessé sous les murs de Lens. Les Espagnols parviennent à reconquérir Courtray, mais ils perdent Ypres.
Richelieu avait voulu partager les Pays-Bas espagnols avec la Hollande. Mazarin alla plus loin: après avoir songé un instant à les faire dévaster, comme Louvois fit plus tard incendier le Palatinat, il forma le projet de les réunir à la France en les échangeant contre la Catalogne, alors occupée par l'armée du comte d'Harcourt. Il disait, dans un mémoire du 20 janvier 1646, adressé aux ambassadeurs français aux conférences de Munster: «L'acquisition des Pays-Bas forme un boulevard inexpugnable à la ville de Paris, alors véritablement le cœur de la France; les mécontents et les factieux perdraient, par ce moyen, la facilité de leur retraite... La puissance de la France se rendrait redoutable à tous ses voisins et particulièrement aux Anglais... Si la France doit appréhender quelque chose de la maison d'Autriche, ce ne peut être que du côté de la Flandre, parce qu'un seul bon succès qu'ils remportent peut mettre aussitôt l'épouvante dans Paris. L'acquisition des Pays-Bas nous garantit de ces craintes pour jamais... Il est aussi évident que les Espagnols ne sauraient donner des assistances considérables à aucune faction qui puisse se former en France, que du côté de la Flandre, où les forces ont toujours été prêtes à cela et sont plus à craindre parce qu'elles sont plus aguerries. D'ailleurs, les peuples de la Flandre, qui souffrent des oppressions incroyables, leur pays étant le théâtre de la guerre depuis si longtemps, trouveront tel changement à leur condition qu'on ne peut pas douter que nous n'eussions bientôt gagné leur amour quand ils se verraient assurés de jouir à jamais d'une profonde tranquillité avec toutes sortes de commodités et d'avantages sous la domination de cette couronne... Enfin je serais trop long si je voulais parler en détail des avantages et des commodités que nous donnerait par le commerce et par divers autres moyens une si importante acquisition, et même du port de Mardik et de Dunkerque, qui est le plus beau et le plus commode qui soit dans la mer océane et le plus considérable à notre égard pour nous rapprocher de messieurs les états et pour regarder comme il faut l'Angleterre.»
Mazarin n'obtint point des puissances représentées au congrès de Munster qu'elles abdiquassent leurs jalousies politiques pour consentir à l'agrandissement du territoire français, et le traité du 30 janvier 1648 ne fut favorable qu'aux prétentions des Provinces-Unies dont l'Espagne reconnaissait l'indépendance. Il leur assurait de plus la conservation de tous les forts qu'elles avaient conquis, et ne rétablissait les relations commerciales qu'en réservant expressément aux Provinces-Unies la souveraineté de l'Escaut et le droit soit de le fermer, soit d'y établir telles taxes qu'elles le jugeraient convenable. Il stipulait toutefois la démolition de la plupart des forts de la rive gauche appartenant soit aux Espagnols, soit aux Hollandais, qui étaient, pour les populations voisines, un objet constant d'inquiétude et d'effroi.
La France refusait de s'associer à la paix de Munster. Le prince de Condé ne craignit point de livrer bataille dans les plaines de Lens, qui avaient vu l'année précédente tomber le maréchal de Gassion. Son triomphe effaça le souvenir de tous les revers qu'avaient subis les armes de la France. Furnes ouvrit ses portes, et toute la Flandre aurait été perdue si les troubles de la Fronde n'eussent armé les uns contre les autres, sur un terrain plus étroit, les hommes qui venaient, en combattant ensemble sous les mêmes bannières, de porter si haut la gloire de leur courage et de leur génie. Les Espagnols rentrent à Ypres et à Saint-Venant. Condé, cherchant un asile dans leur camp comme le plus illustre des transfuges, semble leur porter la victoire. Peu s'en faut qu'il n'y conduise avec lui le vicomte de Turenne, jusqu'alors son lieutenant, depuis son digne émule. Turenne et Condé, réunis contre Mazarin, eussent fait changer la fortune de la France. Turenne, resté fidèle à Mazarin, rétablit l'égalité de la situation en s'opposant à Condé.
Cependant la Flandre respirait: ses dangers s'étaient éloignés, et il lui suffisait de goûter quelques jours de paix pour trouver dans leur durée, quelque incertaine qu'elle pût être, le gage du retour de sa prospérité. Les magistrats de Bruges avaient chargé l'échevin de Wree de se rendre à la Haye, afin qu'il représentât aux états des Provinces-Unies les avantages de la situation de la ville de Bruges, qui devait redevenir une cité toute commerciale en recouvrant les franchises et les libertés dont elle avait joui autrefois. Il les engagea à y établir leurs comptoirs, et fit les mêmes propositions d'abord à la Compagnie des marchands anglais fixés à Rotterdam, puis aux villes hanséatiques. Ces négociations parurent d'abord faire espérer quelque succès. Les Provinces-Unies et les villes de la Hanse envoyèrent des députés à Bruges. Les marchands anglais semblaient également disposés à quitter Rotterdam, où ils vendaient peu, pour aller retrouver à Bruges la résidence à laquelle ils étaient restés fidèles pendant tout le moyen-âge. Ils demandaient le libre exercice de leur religion et la sûreté de leurs personnes et de leurs biens; mais ils exigeaient de plus la révocation de toutes les défenses émanées des rois d'Espagne relativement à la vente des draps anglais.
L'industrie des draps s'était rapidement affaiblie en Flandre. Les états de Flandre, qui se contentaient en 1511 d'une légère taxe sur les draps d'Angleterre, d'Écosse et de France vendus aux Pays-Bas, dont on évaluait la valeur à six cent mille florins, réclamaient en 1592 une prohibition absolue. Grâce à leurs représentations, les taxes furent augmentées. Un instant abolies en 1604, elles furent de nouveau élevées en 1613. C'était leur suppression complète qu'exigeaient les marchands anglais de la Compagnie de Rotterdam, comme condition de leur retour à Bruges. On ignore si un dernier effort des tisserands flamands fit rejeter leur demande, et les historiens qui racontent la stérilité de ces négociations avec la Hollande, les villes hanséatiques et les marchands anglais, se contentent d'alléguer, comme un motif qui l'explique assez, les dangers qui, dans toutes les guerres, menaçaient Bruges mal protégée par la puissance espagnole contre l'invasion des armées françaises.
Lorsque ces rêves de prospérité commerciale se furent évanouis, l'inquiétude qui agitait tous les esprits, les porta à chercher un autre aliment dans les disputes théologiques. Les ouvrages laissés par Corneille Jansénius, évêque d'Ypres, commençaient à soulever la longue et véhémente controverse du jansénisme.
Si les discordes se glissaient jusqu'au sein des idées religieuses pour développer l'esprit de discussion contre le principe de l'autorité, l'anarchie qui régnait dans le monde politique n'était ni moins déplorable, ni moins profonde; les rois eux-mêmes en donnaient l'exemple en applaudissant à l'insurrection qui menaçait Charles Ier. Dès 1642, des agents des niveleurs anglais s'étaient assuré l'appui de la Hollande, de l'Espagne et de la France contre le malheureux prince qui venait de tirer l'épée pour défendre les droits de sa couronne.
La Hollande, pleine d'enthousiasme pour une révolution qui semblait rappeler la sienne, reprochait à Charles Ier d'être hostile aux réfugiés hollandais et flamands, ennemis déclarés de l'Église établie, qui soutenaient à Londres, contre l'évêque Wren, une lutte dont l'évêque Grindall avait donné l'exemple sous Élisabeth. Un grand nombre avaient cru devoir s'éloigner, et leur départ avait été une calamité pour l'industrie de plusieurs cités de l'Angleterre.
En Flandre, don Francisco de Mellos interceptait tous les secours qu'attendait Charles Ier; il se souvenait de l'appui que les Anglais avaient accordé au roi de Portugal.
Par un motif tout différent, le cardinal de Richelieu avait pris une part active au développement de l'insurrection en Écosse, afin que l'Angleterre fût tellement affaiblie qu'elle ne pût jamais songer à se réunir à l'Espagne contre la France. Selon une autre opinion, il voulait se venger de Charles Ier, qui s'était vivement opposé à son projet de partager les Pays-Bas entre la France et la Hollande.
«Les princes et les rois, dit Clarendon, étaient trop faibles pour maintenir l'ordre chez eux; mais ils cherchaient tous à le troubler au dehors.»
Lorsque Cromwell, placé tout à coup entre un trône brisé par son crime, et un trésor épuisé par ses intrigues, fut réduit à faire vendre à l'encan, pour payer ses séïdes et consolider son usurpation, les dépouilles sanglantes d'un roi, ce furent de nouveau les grandes puissances monarchiques de l'Europe qui se partagèrent les trophées de Whitehall. Jamais leur honte n'avait été plus complète; et pour parler comme Bossuet, il semblait que Dieu, en réservant à l'avenir le soin de ses terribles enseignements, eût abandonné les princes à leur propre faiblesse.
Le roi d'Espagne fit acheter des meubles précieux que dix-huit mules, caparaçonnées aux armes royales de Castille et d'Arragon, portèrent du port de la Corogne à Madrid. L'archiduc Léopold choisit les meilleurs tableaux pour orner son palais de Bruxelles. La reine de Suède préféra les médailles et les joyaux. Les tapisseries furent vendues au cardinal Mazarin, ministre de Louis XIV, qui nommait Cromwell le plus grand homme du monde, et que Richard Cromwell appelait à son tour le constant et fidèle ami et très-dévoué allié de son père.
En France, le parlement cherchait aussi à accroître sa puissance, mais c'était en attaquant Mazarin. Cette lutte, longtemps renfermée dans les rues de Paris, allait enfin s'élever, dirigée par Condé et Turenne, aux plus savantes combinaisons de l'art de la guerre.
Lorsque ces deux célèbres capitaines se trouvèrent vis-à-vis l'un de l'autre, l'un, n'ayant pu encore oublier la gloire de son adversaire dont naguère il exécutait les ordres, l'autre, réduit à opposer une armée étrangère, démoralisée par ses triomphes mêmes, aux troupes qu'il avait disciplinées et encouragées par ses succès, le soin de leur renommée parut leur faire craindre de se rencontrer. Des siéges furent le but de leurs efforts réciproques. L'archiduc Léopold, qui avait reconquis Dunkerque et Gravelines, fut repoussé devant Arras; mais la fermeté de Condé assura sa retraite. Plus tard, lorsque don Juan d'Autriche, fils illégitime du roi Philippe IV, fut venu remplacer l'archiduc Léopold, Turenne éprouva devant Valenciennes un échec semblable à celui des Espagnols devant Arras (17 juillet 1656).
Le cardinal Mazarin, qui avait banni Condé, venait de s'allier de plus en plus étroitement avec l'Angleterre. Il fit donner par le jeune roi Louis XIV, petit-fils de Henri IV, le titre de frère à l'usurpateur auquel une fille de Henri IV pouvait reprocher son veuvage.
Cromwell, moins favorable à l'Espagne, n'avait reconnu les services que lui avait rendus autrefois don Francisco de Mellos que par une déclaration de guerre où il rappelait à Philippe IV, non pas le sang qu'il avait laissé répandre à Londres par un étroit sentiment d'envie, mais celui qui avait été versé dans les Pays-Bas par les ordres de son aïeul Philippe II.
Le cardinal Mazarin avait fait ignominieusement chasser de France, au nom de Louis XIV, les fils de Charles Ier; à peine obtinrent-ils, grâce au refroidissement des relations politiques entre l'Angleterre et l'Espagne, un modeste et douteux asile dans les États du monarque qu'insultait Cromwell. «Les Espagnols, dit Clarendon, ne voulurent jamais consentir que le roi (Charles II) demeurât à Bruxelles, ni à Anvers, ni en aucun autre lieu où le gouvernement serait tenu d'être instruit de sa résidence, ce que l'honneur du roi d'Espagne ne pouvait pas permettre, à moins qu'il n'y séjournât avec une pompe toute royale, ce qui occasionnerait des frais auxquels s'opposait l'état de leurs affaires. Mais ils lui firent comprendre que s'il voulait se retirer à Bruges et y vivre incognito sans qu'on fût obligé de se mettre en frais pour l'y recevoir, ils étaient assurés que les habitants de cette ville auraient pour lui beaucoup d'égards.» Le gouvernement espagnol accordait à Charles II et au duc de Glocester une pension de neuf mille livres par mois: une convention secrète portait de plus qu'il leur fournirait un corps de six mille hommes si un parti se formait en leur faveur en Angleterre.
Charles II logea à Bruges chez lord Tarah, réfugié irlandais dont la mère était flamande. L'évêque de Bruges et le bourgmestre Marc d'Ognate lui prodiguaient les témoignages du respect qu'ils portaient à son malheur, et Charles II s'en montrait d'autant plus reconnaissant qu'il ne pouvait oublier que c'était aussi de Bruges qu'Édouard IV était parti de la terre de l'exil pour monter sur le trône. Une flotte anglaise était venue, comme au quinzième siècle, bloquer les ports de Flandre afin de lui faire expier la généreuse hospitalité que les rois proscrits étaient toujours assurés de trouver au foyer des franchises communales; de plus, six mille soldats de la même nation, choisis parmi ces têtes rondes qui confondaient dans la même exécration le sceptre et la tiare, abordèrent en France pour soutenir un cardinal italien dans sa faveur près d'un roi en allant chasser Condé de la Flandre. Mais Cromwell savait bien quel devait être le prix de ce secours, et ses soldats, dociles à sa voix puissante, se persuadèrent aisément qu'en saccageant une terre couverte de monastères et asile des fils de Charles Ier, ils poursuivaient l'œuvre commencée sur les champs de bataille de Marston-Moor et de Naseby.
La Hollande se préparait à se joindre à la France et à l'Angleterre. L'ambassadeur espagnol, don Estevan de Gamarra, présenta à ce sujet aux états généraux, le 21 juillet 1656, une longue note où il représentait qu'un semblable projet ne pouvait émaner que «de quelques esprits préoccupés de dangereuses maximes et plus attachés à leurs avantages particuliers qu'au véritable intérêt de l'État;» qu'il était bien plus de l'intérêt des états généraux de protéger les provinces du «corps belgique» menacées par les puissances voisines; que les Pays-Bas espagnols étaient pour eux «une ferme barrière et un rempart» contre les Français et les Anglais; que déjà ces deux nations s'étaient partagé les villes maritimes de la Flandre et que l'on ne pouvait attendre d'elles «que la grâce de Polyphème.» Il terminait en renvoyant à Louis XIV l'accusation d'aspirer à la monarchie universelle, accusation que les Français avaient fréquemment dirigée contre les Espagnols. Tous les efforts de don Estevan de Gamarra furent inutiles.
Don Juan d'Autriche avait convoqué à Bruges une assemblée générale des députés de la province de Flandre. Il y rappela l'alliance de la France et de l'Angleterre, et la réunion de deux armées ennemies qui s'avançaient vers Dunkerque, sous le commandement de Turenne. On ne pouvait opposer à cette redoutable invasion que des troupes à qui l'on devait un an de solde et que les désertions affaiblissaient chaque jour. Les états de Flandre, qui accordaient déjà depuis longtemps un subside de cent mille florins par mois, votèrent un nouveau secours extraordinaire d'un demi-million de florins. Mais, lorsqu'on put payer les soldats et calmer leurs murmures, ils se trouvèrent sans chef digne de combattre Turenne. Condé avait été saisi à Nieuport d'une fièvre violente. On le transporta à Bruges, et de là à Gand à l'abbaye de Saint-Pierre. Son mal faisait chaque jour de nouveaux progrès. Il arriva même que le bruit de sa mort se répandit. Cependant, il guérit, et les Espagnols placèrent de nouveau toutes leurs espérances dans un bras qui naguère encore les remplissait de terreur.
Turenne ne tarda point à se porter d'Hesdin vers Bergues; et, le 25 mai 1658, après s'être emparé de quelques forts peu importants, il établit son camp devant Dunkerque. Une flotte anglaise vint en même temps attaquer la ville du côté de la mer.
Le 14 juin fut livrée la bataille des Dunes, la plus glorieuse des victoires de Turenne, puisqu'elle fut gagnée sur Condé.
Le même jour, le marquis de Lede, gouverneur de Dunkerque, avait fait une sortie pour attaquer les Français, qui gardaient les tranchées. Il y fut grièvement blessé, et sa mort hâta la reddition de la ville. L'armée française l'occupa par capitulation le 25 juin, et la remit aussitôt après, à la grande honte de la France, aux ambassadeurs de Cromwell.
Turenne s'avança vers Loo. Ypres, Audenarde, Grammont, Ninove, Menin, tombèrent au pouvoir des Français. Dans la plupart des villes, la terreur des soldats espagnols était si grande qu'ils forcèrent leurs capitaines à capituler. Un seul château se défendit vaillamment: ce fut le château de Gavre. La garnison en paraissait nombreuse; à chaque créneau flottaient des drapeaux, et des roulements de tambour, particuliers aux divers corps de l'armée espagnole, annonçaient que plusieurs régiments y étaient réunis. Une capitulation honorable fut accordée aux assiégés; elle portait qu'ils pouvaient se retirer bannières déployées. Mais, au grand étonnement des Français, on ne vit paraître qu'un laboureur, qui s'était enfermé dans le château de Gavre avec quatorze compagnons. Les souvenirs de la lutte communale, dont Gavre avait vu la dernière journée, avaient inspiré son héroïsme. Tel est le récit que j'ai recueilli de la bouche de quelques vieillards, en parcourant les collines où s'éleva jadis le camp de Philippe le Bon. Il est plus certain que Turenne démantela le château de Gavre. Les gloires des temps modernes effaçaient les derniers vestiges des gloires du moyen-âge, auquelles elles étaient appelées à succéder.
Au milieu de ces revers des armes espagnoles, un seul succès vint consoler don Juan d'Autriche. Le maréchal d'Aumont avait formé le projet de s'emparer d'Ostende par trahison. Un colonel, nommé Sébastien Spinteleer, avait feint d'écouter ses propositions, et on lui avait promis pour prix de ses services quatre cent mille florins. En effet, il ouvrit les portes d'Ostende et livra aux Français le bourgmestre du Franc, Marc d'Ognate, qui avait consenti à remplir le rôle du gouverneur, bien qu'il sût qu'il en dût résulter pour lui une captivité de quelques heures; mais, à un signal convenu, les Espagnols, qui s'étaient cachés dans les églises, se montrèrent, et le maréchal d'Aumont fut retenu prisonnier avec tous les siens dans une ville dont il s'était trop hâté d'annoncer la conquête à Mazarin.
Si la Flandre avait perdu Dunkerque, elle conservait Ostende, héritière de la puissance maritime de Dunkerque. Dès 1646, époque du premier siége de cette ville, on avait vu émigrer à Ostende ses marins les plus habiles, entre autres Jean De Bock, qui dit dans une lettre adressée à Philippe IV: «Je ne rappellerai point tous mes travaux et tous mes efforts depuis 1636, pour armer des vaisseaux et pour équiper des flottes qui furent, comme le disait le comte de Penaranda après le traité de Munster, le frein qui arrêta les excursions des Hollandais et qui contribua à faire conclure la paix. En quittant Dunkerque pour nous fixer à Ostende, mes amis et moi nous avons réussi à relever la marine militaire, de telle sorte que la ville de Dunkerque, fameuse dans le monde entier, semble avoir émigré avec nous et être enfermée aujourd'hui dans Ostende. En 1649, quatre de mes navires menacèrent Dunkerque; deux années plus tard, j'en envoyai quatorze croiser devant le même port, qui fut bloqué si étroitement pendant sept semaines que Neptune lui-même, porté par les Tritons furieux, n'eût pu y pénétrer. En 1652, vingt-cinq vaisseaux, que l'archiduc Léopold me chargea d'armer, coopérèrent activement à la conquête de Gravelines, de Mardick et de Dunkerque. La Flandre est encore prête à réunir de nouvelles flottes pour attaquer les navires anglais; il en résultera des fruits abondants pour l'honneur de Dieu et pour le vôtre: vos ennemis en seront les témoins et ils en seront jaloux: videbunt hostes tui et invidebunt.»
Souvent les vaillantes frégates d'Ostende ou ses légères corvettes (tel est, dit Ménage, le nom que l'on donne aux petits écumeurs ostendais qui chassent les pêcheurs normands) arrêtaient les navires hollandais ou anglais qui abritaient sous leur pavillon des marchandises françaises. On vit même un marin d'Ostende, nommé Rasse Brauwer, faire plonger dans la mer le capitaine d'un navire anglais, afin de le contraindre à déclarer que la cargaison qui lui était confiée, appartenait à des Français. De là de vives réclamations du conseil d'État de la république d'Angleterre, exprimées dans une lettre où l'on rappelle les relations commerciales qui existèrent de tout temps avec la Flandre, ne qua ejusmodi interceptio deinceps fiat, quin amicitia quæ nostris hominibus cum Flandris intercedit sine ulla violatione conservetur.
Cette lettre avait été dictée par un aveugle qui était, dit Whitelocke, secrétaire du conseil d'État pour les lettres latines. Peut-être descendait-il d'un chef d'archers anglais chargé, avec Thomas d'Euvringham, de défendre les communes flamandes contre Louis XI, qui portait le même nom que lui, celui de John Milton. Les plaintes sur la capture du navire de Jean Godall, par Rasse Brauwer, sur le rapt de Jeanne Pucchering, qui avait été conduite à Ypres, sur la détention de Charles Harbord, arrêté à Bruges par les créanciers du comte de Suffolk, avaient la même source que le souffle poétique qui chanta les mystères de la création et les premières amours d'Éden.
Lorsqu'en 1655 une guerre ouverte éclate entre l'Espagne et l'Angleterre, après un manifeste également composé par Milton, les flottes d'Ostende se signalent de nouveau. Rasse Brauwer reparaît et brille entre tous par son courage. Treize corsaires d'Ostende et de Dunkerque s'emparent de quarante navires anglais; en juin 1656, ils enlèvent d'autres navires inutilement protégés par un vaisseau de guerre hollandais, qui partage le même sort.
Négociations entre la France et l'Espagne. Paix des Pyrénées, conclue malgré l'opposition de Turenne, qui assurait qu'en deux campagnes il soumettrait tous les Pays-Bas. Mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse. L'une des conditions de ce traité, où l'habileté des ministres espagnols répara les malheurs de leurs armes, était la restitution des conquêtes de la France en Flandre, à l'exception de Saint-Venant, de Gravelines et de Bourbourg, et la renonciation de l'infante à tous les droits héréditaires que plus tard elle aurait pu invoquer. Dix articles (ce n'était pas trop) assuraient la rentrée de Condé en France (7 novembre 1650).
La paix avec l'Angleterre fut conclue bientôt après. Charles II, après avoir vainement songé à reconquérir son royaume en réunissant autour de lui, à Bruges, les régiments de Wentworth, d'Ormond, de Rochester et de Newbury, y était rentré sans contestation dès que la mort de Cromwell eut brisé le joug sous lequel tremblait l'Angleterre, et c'était au palais même de Whitehall que le parlement s'était jeté humblement à ses pieds.
Charles II n'oublia pas l'hospitalité qu'il avait reçue en Flandre; il accorda d'importants priviléges à ses marchands et à ses pêcheurs. Plus tard, il créa chevalier un bourgeois de Bruges nommé Raphaël Coots, qui lui avait rendu de grands services pendant son exil.
En 1662, Charles II vendit à Louis XIV la ville de Dunkerque, que Mazarin avait donnée à Cromwell. A Dunkerque, la France menaçait à la fois la Flandre et l'Angleterre.
Plusieurs années s'étaient écoulées depuis que le roi d'Angleterre avait quitté Bruges, lorsqu'on y proclama comte de Flandre le roi d'Espagne Charles II. Tel était le nom que portait l'héritier de Philippe IV, qui était mort au mois de septembre 1665. J'ai déjà remarqué que l'avénement de Philippe le Beau marqua la décadence de la dynastie de Philippe le Hardi. Charles II doit clore dans nos provinces celle des rois d'Espagne issus de Charles-Quint.
Vers cette époque, le président Hovinnes rédigea un mémoire sur l'administration des Pays-Bas, où il s'occupait de la Flandre, divisée alors en trois parties principales: Flandre proprement dite, châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, Tournésis. La première n'avait plus de gouverneur. «En cette partie de Flandre, dit le président Hovinnes, il n'y a point de procureur provincial, hors qu'il en souloit avoir ci-devant; mais, depuis les troubles, on a trouvé bon d'abolir cette charge, vraisemblablement pour la trop grande puissance qu'elle attire à soy.»
Le gouvernement espagnol s'occupa assez peu des projets de réforme du président Hovinnes. Le marquis de Castel-Rodrigo, qui avait succédé an marquis de Caracena, se contenta de donner l'ordre de se couper les cheveux à l'espagnole, sans qu'il fût permis de s'habiller à la française. Les uns rirent tout bas de cette défense; d'autres murmurèrent. Le marquis de Castel-Rodrigo l'apprit et sa colère s'appesantit sur les magistrats de Gand et de Bruges.
Cependant, la Flandre multipliait en ce moment même ses efforts pour rendre à Bruges son ancien commerce. Renonçant désormais à d'inutiles prières toujours repoussées par les Hollandais, si fiers d'être maîtres de l'Écluse, elle faisait transformer en larges canaux les voies d'eau à peine navigables qui joignaient à Ostende Nieuport, Bruges et Gand. Le canal d'Ostende était surtout admirable. Les navires de deux cent vingt tonneaux pouvaient arriver aisément à Bruges, sans être soumis à aucun droit de tonlieu, et l'immunité des droits d'accises était assurée à tous les marchands étrangers qui viendraient s'y établir. De Bruges, des barques de cinquante tonneaux pouvaient, par les eaux intérieures, communiquer avec Gand, Anvers, Bruxelles et Tournay. La Zélande se montrait d'autant plus jalouse de ces grands travaux que le bruit s'était répandu qu'Ostende allait être déclaré port franc, selon le conseil que les villes hanséatiques avaient, peu d'années auparavant, donné aux magistrats de Bruges. Si, comme on le craignait, la guerre eût éclaté entre la Hollande et l'Angleterre, la liberté du commerce aurait sans doute appelé en Flandre une foule de marchands qui y eussent servi utilement les intérêts des habitants rendus à l'activité des relations industrielles, et ceux du gouvernement lui-même, assez sage pour comprendre qu'il n'est jamais plus riche que lorsqu'en modérant les taxes, il accroît les richesses des peuples.
Les Espagnols ne firent rien pour concourir au rétablissement de la prospérité de la Flandre. Tout ce qui était soumis à leur influence, était frappé de dépérissement et de ruine. La famine avait succédé à de longues guerres; la peste succéda à la famine. Ses ravages furent effroyables. Des rues entières perdirent, dans plusieurs villes, tous leurs habitants. Une vague terreur frappait les esprits à la vue de la baguette blanche clouée sur les maisons des pestiférés, dont les médecins et les prêtres ne pouvaient s'approcher que couverts d'un manteau rouge qui avertit de loin de fuir leur approche.
La paix même, dernière espérance de la Flandre, allait lui manquer; Louis XIV, impatient de se livrer à une ambition belliqueuse longtemps étouffée par l'étroite circonspection de Mazarin, cherchait dans un mariage qui eût dû éterniser la concorde, un nouveau prétexte de guerre. C'était une tradition de la politique française, que tôt ou tard un roi de France, réparant la faute de Louis XI et de Charles VIII, devait, par un mariage, s'assurer les Pays-Bas. Mazarin ne l'avait pas oublié; mais il n'avait pas réussi à donner à son maître cette dot si enviée; la paix des Pyrénées renfermait la renonciation de l'infante Marie-Thérèse à tous ses droits héréditaires, et il y était même expressément déclaré «que la sérénissime infante et les descendants d'icelle demeurent à l'avenir et pour jamais exclus de pouvoir succéder en aucun temps ni en aucun cas ès estats du pays de Flandres, comté de Bourgogne et de Charrolois, leurs appartenances et dépendances.»
A cette renonciation formelle qu'opposait l'habileté diplomatique? Quelques faibles objections sur la validité des clauses du traité, tirées de ce que la dot de la reine n'avait pas été intégralement payée. On alla même jusqu'à chercher dans le droit civil des Pays-Bas un prétexte pour en violer les frontières. Le droit de dévolution fut invoqué; on donnait ce nom à une coutume qui établissait, dans quelques villes du Brabant, que les enfants nés en secondes noces ne pouvaient dépouiller de leurs droits ceux qui étaient issus d'un premier mariage.
Les premières insinuations relatives à la prétention de Louis XIV de s'attribuer un jour la souveraineté des Pays-Bas espagnols par droit de dévolution avaient été soumises, le 6 mars 1662, au gouvernement de Philippe IV par l'archevêque d'Embrun, qui rappela que la reine de France «estoit l'aînée de la maison et que ces pays lui appartenoient à l'exclusion même du prince d'Espagne.» Les Hollandais en reçurent sans doute quelque avis, et, dès l'année suivante, ils proposèrent, par le conseil de Jean de Witt, de reprendre les négociations telles qu'elles avaient été entamées sous le ministère du cardinal de Richelieu. «Monsieur de Witt m'est venu trouver, écrivait à Louis XIV le comte d'Estrades, son ambassadeur en Hollande, pour me dire que deux des députés des quatre membres de Flandre sont venus lui proposer, de la part de six des principales villes de Flandre, que s'il voulait disposer la Hollande à les favoriser et s'unir avec elles pour former une république comme les cantons suisses, qu'ils se sentent assez forts pour chasser les Espagnols des Pays-Bas et qu'ils se soutiendraient avec leurs alliances contre toutes les puissances qui les viendraient attaquer; que ce qui faisait ouvrir les yeux à toute la province de Flandre était la tromperie des Espagnols, qui les amusaient depuis un an d'une ligue et union des dix-sept provinces avec cet État, et que, plutôt que de se laisser accabler par les Espagnols, ils veulent se mettre en liberté. Monsieur de Witt m'a parlé comme croyant que ce serait un grand avantage à l'État, mais comme j'ai compris d'abord que c'était une affaire très-dangereuse pour le service de Votre Majesté, et que si une fois ces provinces avaient reconnu les dix provinces que le roi d'Espagne possède pour république et que l'union proposée s'ensuivît, que leurs forces seraient si grandes que Votre Majesté aurait de la peine d'en venir à bout lorsque le temps sera venu de faire valoir ses prétentions sur la Flandre. Je lui dis que cette même proposition avait été faite à Votre Majesté lorsqu'elle vint à Dunkerque, mais qu'elle l'avait rejetée, et que je ne jugeais pas que messieurs les états pussent prendre parti dans cette affaire après le refus que Votre Majesté en a fait, et particulièrement dans une alliance et un traité faits nouvellement entre Votre Majesté et cet État: mon appréhension est la jalousie que les peuples auront d'avoir Votre Majesté trop voisine. Ils craindront toujours sa grande puissance et connaîtront bien que leur commerce sera entièrement ruiné dès que Votre Majesté sera maîtresse de la Flandre...»
Louis XIV, moins crédule que le comte d'Estrades, se méfia sagement des confidences si habilement calculées de Jean de Witt. Il blâma son ambassadeur d'avoir révélé son projet d'étendre sa domination sur les Pays-Bas, «la chose du monde que les états ont toujours le plus appréhendée.—Il importe même, ajouta-t-il dans sa réponse au comte d'Estrades, que je ne vous cèle pas le soupçon qui m'est tombé dans l'esprit dès que j'ai vu votre dépêche, que toute la précieuse proposition de ces deux députés pouvait n'être qu'une chimère et une fiction du sieur de Witt, habile et adroit comme il est, pour tâcher de savoir mes sentiments.» Par une autre lettre également confidentielle, le roi de France chargeait son ambassadeur d'affecter un grand désintéressement en témoignant le désir de voir les Provinces-Unies profiter des brillantes propositions qui leur étaient adressées: son espoir était d'y trouver quelque moyen de reculer ses frontières, soit que la Hollande lui offrît un partage pour obtenir son appui, soit que les Espagnols s'empressassent de lui céder, en payement de la dot de la reine, des possessions qu'ils ne pourraient plus conserver. Une troisième lettre était destinée à être montrée à Jean de Witt: «Assurez-le bien que je l'exhorte autant qu'il m'est possible, y lisait-on, à ne pas perdre une occasion si favorable d'immortaliser sa gloire par un avantage de si grande considération pour sa patrie et pour le bien public; qu'il considère que les volontés des peuples sont fort variables, que la prudence veut qu'on ne donne pas lieu par de longues délibérations à laisser à leur légèreté le moyen de changer de pensée, et qu'il importe même extrêmement de hâter l'effet de la proposition avant l'arrivée en Flandre du frère de l'Empereur, qui pourrait donner une autre face aux affaires et rendre les peuples plus retenus à chercher leur sûreté et leur repos par la voie où ils veulent bien aujourd'hui marcher. Je trouve que la proposition est bonne et infiniment désirable et qu'elle doit être embrassée et poussée avec ardeur, application, dextérité et grand secret, pour l'avantage commun de cette couronne et des Provinces-Unies qui doivent toutes deux se proposer pour principal objet d'affaiblir de plus en plus une puissance dont elles auraient toujours beaucoup à se méfier et à craindre si on lui laissait le temps et les moyens de se relever. L'expulsion des Espagnols de la Flandre a toujours été, depuis qu'ils la possèdent, le but des rois mes prédécesseurs et le mien, et si dans la dernière guerre j'eusse pu porter les peuples à prendre la résolution où ils viennent aujourd'hui d'eux-mêmes, je ne l'aurais guère moins estimé que d'en faire la conquête.»
Le langage de Jean de Witt fut plus explicite dans une nouvelle conférence qu'il eut avec le comte d'Estrades. Il allégua d'une part le danger qu'il y aurait pour la Hollande à voir la France dominer dans les Pays-Bas, ce qui donnait lieu de penser «qu'en ce cas une puissance comme celle d'Espagne leur serait plus avantageuse;» d'autre part il reconnut «qu'on pourrait donner de l'ombrage au roi; que les états et une république en Flandre, leur alliée, seraient ensemble trop puissants et pourraient, selon les conjonctures des temps, prendre l'occasion de faire la guerre à la France, ainsi que les ducs de Bourgogne ont fait plusieurs fois.» Il croyait donc devoir proposer de laisser les Pays-Bas se constituer en république indépendante sous la protection que leur accorderaient la Hollande et la France, protection dont le prix était fixé pour Louis XIV à la cession de l'Artois et des villes de Cambray, de Bergues, de Furnes et de Nieuport, pour les états à celle des villes de Bruges, d'Ostende, de l'Écluse et du territoire environnant. Dans un projet plus développé, il posa deux hypothèses: la première, «que les Pays-Bas se constitueraient en république libre et indépendante, alliée en canton catholique avec messieurs les états et appuyée de la France par une alliance très-étroite;» la seconde, que les états s'engageraient à soutenir les droits éventuels de Louis XIV sur les Pays-Bas et obtiendraient de nouvelles frontières dans lesquelles seraient comprises les villes d'Ostende, de Bruges, de Gand, de Termonde, de Malines et de Maestricht.
Il paraît que Louis XIV approuva fort les plans du grand pensionnaire de Hollande. Sans s'arrêter plus longtemps à la fable déjà oubliée du message des députés des quatre membres de Flandre, il pressa la conclusion d'un traité secret; mais ces négociations rencontraient mille obstacles en Hollande. Les marchands d'Amsterdam étaient contraires à une extension de territoire qui eût favorisé la rivalité commerciale d'Anvers. Plusieurs notes furent échangées; toutes reposaient sur l'intention formelle attribuée aux Pays-Bas de se constituer en république, «attendu qu'ils avaient vu, par une fâcheuse expérience, que depuis cent cinquante ans qu'ils sont tombés sous la domination de la maison d'Autriche, leur pays n'a été qu'un sanglant théâtre de guerres, de misères et de désolations.» Le seul résultat que dussent produire ces longs efforts, pour donner une forme convenable à un traité dont les principales clauses étaient déjà adoptées, fut de laisser à Louis XIV le temps de se convaincre qu'il ferait mieux de ne partager avec personne ses droits sur les provinces occupées par les Espagnols.
(Mai 1667). Louis XIV envahit les Pays-Bas, qu'aucune armée ne protégeait. Bergues, Furnes, Tournay, Douay, Ath, Courtray et Audenarde capitulèrent; Termonde s'abrita au milieu des inondations de la Dendre et de l'Escaut; Lille seule osa tenter une résistance qui ne fut pas sans gloire. La garnison qui était nombreuse, avait fait ériger devant l'hôtel de ville un cheval de bois avec une botte de foin: il portait ces vers inspirés par le souvenir «du grand cocq de toile painte» qui défiait à Cassel, en 1328, l'armée de Philippe de Valois.