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La Flandre pendant des trois derniers siècles

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«Sire,

«J'ay entendu la sentence qu'il a pleu à Vostre Majesté faire décréter contre moy. Et combien que jamais mon intention n'ait esté de riens traicter, ni faire contre la personne ni le service de Vostre Majesté, ne contre nostre vraye ancienne et catholique religion, si est-ce que je prends en patience ce qu'il plaist à mon bon Dieu de m'envoyer. Et si j'ay, durant ces troubles, conseillé ou permis de faire quelque chose qui semble autre, n'a esté toujours que avecq une vraye et bonne intention au service de Dieu et de Vostre Majesté et pour la nécessité du temps. Par quoy, je prie à Vostre Majesté me le pardonner et avoir pitié de ma pauvre femme, enfans et serviteurs, vous souvenant de mes services passés. Et sur cest espoir m'en vais me recommander à la miséricorde de Dieu.

«De Bruxelles, prest à mourir, ce 5 de juin 1568.

«De Vostre Majesté très-humble et loyal vassal et serviteur,

Lamoral d'Egmont

Le comte d'Egmont s'était pieusement confessé à l'évêque d'Ypres, qui avait inutilement tenté une dernière démarche en sa faveur. Celui-ci lui avait indiqué l'Oraison dominicale comme la prière qui pouvait le mieux sanctifier ses derniers moments. Mais aussitôt que le comte d'Egmont prononça ces mots: «Notre père...» ses yeux se remplirent de larmes et il ne put continuer: il s'était souvenu que ses nombreux enfants n'auraient bientôt d'autre père que celui qui, du haut des cieux, est invoqué par tous les hommes.

Cependant on dressait sur la place du marché, vis-à-vis de l'hôtel de ville, un vaste échafaud couvert de drap noir. Devant un crucifix d'argent, on avait placé deux coussins. Plus haut s'élevaient deux pieux hérissés de fer. Vingt-deux enseignes espagnoles entouraient la place pour maintenir le peuple, dont l'indignation était si vive, que le bourreau s'était caché pour éviter ses outrages, laissant à l'huissier à la verge rouge le soin de présider aux apprêts du supplice.

A dix heures du matin, le comte d'Egmont parut, suivi du mestre de camp don Julian Romero, du capitaine Salinas et de l'évêque d'Ypres, tous vêtus de deuil. Il traversa lentement les compagnies espagnoles rangées en ordre de bataille; ces soldats étrangers, dont plusieurs l'avaient eu pour capitaine dans leurs glorieuses campagnes, ne pouvaient retenir leurs larmes en recevant ses adieux. Arrivé sur l'échafaud, il prononça quelques paroles en rappelant ses services, et ajouta que son seul regret était de ne pouvoir répandre son sang au service du roi. Il semblait toutefois que, malgré sa résignation, le souvenir de ses exploits l'attachât à la vie, et que, par ces discours mêmes, il cherchât à la prolonger. «N'y a-t-il point de grâce?» dit-il enfin au capitaine Salinas en se tournant vers lui. Quand il reçut pour réponse un signe de tête négatif, on vit un mouvement convulsif errer sur ses lèvres, et ce fut avec une émotion visible qu'il ôta son manteau et qu'il s'agenouilla. Le bourreau leva aussitôt la hache, et le sang du comte d'Egmont rejaillit sur l'aube blanche de l'évêque d'Ypres. Au même moment, un rideau s'était abaissé sur cette scène tragique, et le peuple n'avait appris ce qui s'était passé qu'en voyant placer sur l'un des pieux ferrés la tête sanglante du vainqueur de Saint-Quentin et de Gravelines.

«Ce fut l'an quinze cent soixante-huit que Bruxelles vit s'accomplir l'acte qui nous frappa de stupeur.

«Un prince de grande autorité, le comte d'Egmont, se laissa conduire, comme un mouton, au sacrifice.

«Dans les murs de Bruxelles, hommes et femmes, tous pleuraient sur le noble comte d'Egmont.

«Il se dirigea courageusement vers le lieu où il devait mourir. Seigneurs et bourgeois, dit-il, n'y a-t-il point de grâce pour moi, noble gentilhomme et comte infortuné? Personne ne répondit au comte d'Egmont.

«On le vit alors s'agenouiller et joindre les mains, et ses regards s'élevèrent avec calme vers le ciel. Dieu accueille son sacrifice! Dieu venge le comte d'Egmont [6]

Le hideux trophée que les Espagnols étalaient aux regards du peuple, révéla au comte de Hornes qu'il n'avait plus rien à espérer, et il s'offrit avec courage à la même mort.

Telle fut la douleur du peuple qu'au milieu même des soldats du duc d'Albe, il baigna des linges dans le sang qui rougissait l'échafaud, et qu'il se pressa à l'église de Sainte-Claire pour baiser ces deux cercueils de plomb sur lesquels pesait le fer de la tyrannie espagnole.

L'ambassadeur de France avait assisté, mêlé à la foule, à toutes les péripéties de ce drame affreux. «J'ai vu, écrivait-il à sa cour, tomber la tête qui, par trois fois, fit trembler la France.»

Ce même jour, 5 juin 1568, la comtesse d'Egmont était arrivée à Bruxelles, afin de visiter la comtesse d'Arenberg, dont le mari venait d'être tué en combattant contre les rebelles de Zélande. La comtesse d'Arenberg put échanger avec elle ses larmes et de vaines consolations.

Deux autorités irrécusables attestent les regrets que méritèrent les comtes d'Egmont et de Hornes. Magna omnium commiseratione, dit Viglius, quale certe exemplum multis seculis hic non est visum. Jean de Taxis dit aussi: Magno omnium mœrore.

Brantôme ajoute: «Il n'y eut personne qui ne pleurast le comte d'Egmont, et n'y eut Espaignol qui ne le plaignist. Voire le duc d'Albe donna grande signifiance de tristesse, encore qu'il l'eust condamné; car c'estoit un des vaillans chevaliers et grands capitaines

Brantôme eût pu nommer, parmi ceux qui déplorèrent le supplice du comte d'Egmont, Philippe II aussi bien que le duc d'Albe.

Le duc d'Albe écrivait au roi d'Espagne: «V. M. peult considérer le regret que ça m'a esté de voir ces pauvres seigneurs venus à tels termes et qu'il ayt fallu que moy en fust l'exécuteur; mais enfin je n'ay peu, ny voulu délaisser ce que compète pour le service de V. M., et à la vérité eulx et leurs complices ont esté cause d'ung merveilleusement grand mal et dont plusieurs se ressentiront encores, comme je craings, beaucoup d'années;» et le roi d'Espagne lui répondait: «Je treuve ce debvoir de justice estre faict comme il convient, combien que eusse fort désiré que ces choses se eussent peu trouver en aultres termes et que cecy ne soit advenu en mon temps. Mais personne ne peut délaisser de se acquitter de ce en quoy il est obligé [7]

Insurrection en Frise. Armements du prince d'Orange en Allemagne. Défaite du comte Louis de Nassau. Mort du comte d'Hoogstraeten. Triomphe complet des Espagnols.

«Tous les esprits, écrit Jean de Taxis dans ses Commentaires, attendaient avec anxiété le système qu'allait suivre le duc d'Albe dans la direction des affaires publiques, car l'on croyait que de là devait dépendre le salut ou la ruine de la patrie, et que la stabilité des choses serait rétablie si, satisfait des terribles supplices qu'il avait déjà ordonnés, il préférait désormais la clémence; mais qu'il était certain au contraire que, s'il persistait dans sa sévérité, le peuple, porté peu à peu à une haine implacable, s'abandonnerait un jour à ses vengeances. C'est pourquoi beaucoup de personnes pensent, et non sans raison, que le duc d'Albe négligea alors imprudemment l'occasion la plus favorable de confirmer et de conserver à jamais la soumission des Belges, si promptement obtenue et si facile à assurer pourvu qu'il méritât par sa modération les succès que Dieu lui avait accordés, et qu'il n'oubliât point que les dominations étrangères, odieuses à tous les peuples, ne l'ont jamais été à aucun plus qu'aux Belges. Il était d'ailleurs aisé de juger combien il serait difficile de maintenir dans le devoir par la force seule de si puissantes et si vastes provinces, et la longue expérience des siècles enseignait assez que la première condition du repos des États est de les gouverner avec justice et modération [8].» Vaines espérances: les supplices continuèrent [9].

Le duc d'Albe ne profita de sa puissance que pour réclamer le centième denier sur les biens meubles et immeubles et la perception régulière d'un droit de vente d'un vingtième ou d'un dixième sur l'aliénation des immeubles et des meubles [10]. Il croyait justifier ces impôts en faisant observer qu'ils existaient en Espagne sans y donner lieu à aucune plainte, mais on répondait avec raison que l'Espagne, ne possédant ni commerce, ni manufactures, ne pouvait se comparer à la Flandre; que l'Espagne était d'ailleurs isolée par les Pyrénées et la mer de toute communication avec les autres nations; que les Pays-Bas se trouvaient au contraire entourés de voisins prêts à s'emparer de leurs industries, et que rien n'avait plus contribué à les faire fleurir sous la domination bourguignonne que la suppression de la plupart des taxes et des droits de tonlieu. Les états de Flandre, les évêques de Gand, de Bruges et d'Ypres, vinrent inutilement supplier le duc de renoncer à son projet; il leur reprocha d'attaquer la majesté royale en se mêlant de ces affaires et d'encourager par leur autorité la désobéissance du peuple Viglius, qui partagea l'honneur de ces remontrances, fut menacé d'une sentence de mort. Le duc d'Albe avait fait entendre des paroles outrageantes pour les habitants de la Flandre, parce que là plus qu'ailleurs on murmurait contre les nouveaux impôts [11]; leur inquiétude s'accrut, et par une conséquence inévitable, dès que la confiance cessa, l'industrie s'affaiblit et déclina à tel point que le produit des tonlieux perçu par le roi fut réduit de moitié. L'interruption des relations industrielles entre les Pays-Bas et l'Angleterre vint bientôt augmenter les souffrances.

Élisabeth profitait avec habileté des fautes du duc d'Albe qui favorisaient les intérêts commerciaux de l'Angleterre. Sa politique protégeait à la fois les complots des huguenots de France, qui promettaient de lui restituer Calais, et ceux des Gueux des Pays-Bas, qui pouvaient lui livrer les havres de la Zélande. Cinq navires espagnols, chargés de sommes considérables qui étaient destinées à l'entretien de l'armée des Pays-Bas, avaient relâché à Plymouth; Élisabeth s'empara de ces trésors en feignant de croire qu'ils appartenaient à des marchands génois, qu'elle indemniserait tôt ou tard. Aux menaces succédèrent les représailles: les marchands espagnols, flamands et anglais furent retenus prisonniers les uns à Londres, les autres à Anvers; mais Élisabeth ne céda point: elle savait combien, par une mesure injustifiable au point de vue de la bonne foi, elle avait réussi à affaiblir tout à coup la puissance militaire de l'Espagne. Les efforts du duc d'Albe pour obtenir justice n'avaient eu d'autre résultat que des pertes irréparables pour le commerce des Pays-Bas.

Tout se réunissait contre l'Espagne. Une querelle de matelots sur une rive inconnue de la Floride, venait de la séparer de la France, où la prépondérance du parti protestant se trouvait assurée par la paix de Saint-Germain, que devait sanctionner le mariage de Marguerite de Valois avec le prince de Navarre. Le comte Louis de Nassau, avait été appelé à Blois, où il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie.

Au mois d'août 1571 le comte Louis de Nassau eut plusieurs conférences avec Charles IX et Catherine de Médicis; il chercha à les convaincre qu'il leur était permis de soutenir l'insurrection du prince d'Orange. Il représentait que pour maintenir la paix intérieure en France, rien n'était plus utile que de faire la guerre au roi d'Espagne en la commençant par la conquête de la Flandre, et ajoutait que, si le roi de France voulait en recueillir tous les fruits, il n'était point douteux que ses habitants ne préférassent «la rigoureuse seigneurie de tout autre prince que celle de l'Espagnol,» mais que ce serait déjà pour le roi «un grand honneur et une source de merveilleux profit quand il se voudroit contenter de la moitié des taxes et impositions qu'y lève l'Espagnol, et à ses subjets aussi pour la commodité du trafic qui est plus grand en ces quartiers qu'en aucun autre de l'Europe.»

«Sire, portait un mémoire remis à Charles IX par le comte de Nassau, il faut entreprendre sur les Pays-Bas; le peuple vous appelle, l'occasion vous invite, la division vous ouvre la porte des villes. Le prince d'Orange tient une bonne et forte armée; les peuples sont enclins à luy et il pourra beaucoup vous servir: il ne demandera pas mieux, car il ne peut se maintenir que par vostre alliance et faveur. Il faut rendre aux villes les privilèges, restituer les immunités, augmenter les franchises, diminuer les exactions, et l'on est seur d'avoir les populations. Une fois en possession de cette province de Flandre, riche et belle, l'Allemand vous redoutera comme puissant voisin; l'Anglois vous recherchera, ne pouvant aisément se passer du commerce avec les Pays-Bas; vostre peuple s'en enrichera, et l'Espagnol, perdant le plus beau fleuron de sa couronne, sera également ruiné de tout crédit et autorité par toute la chrestienté.»

Charles IX parut accueillir favorablement ces propositions: il approuva tout ce qu'avait dit le comte de Nassau, relativement aux dispositions des Pays-Bas et à la faiblesse des forces espagnoles qu'on assurait être réduites à trois mille hommes, et il observa lui-même qu'une escadre de douze vaisseaux les séparerait aisément de tous les renforts attendus d'Espagne. Il protestait du reste de son désintéressement et déclarait que si on lui cédait la Flandre et l'Artois, anciens domaines de la couronne de France, il abandonnerait volontiers le Brabant, la Gueldre et le Luxembourg aux princes de l'Empire, la Hollande et la Zélande à la reine d'Angleterre. Son projet était de suffire aux frais de cette croisade protestante en taxant le clergé catholique de France à un an de revenu, et il comptait sur la coopération d'Élisabeth, souveraine de toutes les mers qui baignent l'Angleterre.

Le comte de Nassau, encouragé par le succès de cette démarche, en tenta immédiatement une autre dirigée dans le même but près de l'ambassadeur anglais, Walsingham. Il lui exposa que l'intention des confédérés était d'envahir les provinces méridionales des Pays-Bas dans le commencement de l'année suivante, et que, s'ils pouvaient obtenir quelque prêt d'argent, ils consentiraient à remettre la Zélande à la reine d'Angleterre. Si la perte de Calais avait été la honte du règne de la reine Marie, quel honneur ne serait-ce pas pour Élisabeth d'avoir obtenu la clef des Pays-Bas! De là, elle pourrait aisément dominer l'Empire et contenir la France, en même temps qu'elle détruirait l'asile accordé en Flandre par la jalousie espagnole à tous les mécontents et à tous les conspirateurs chassés de ses États. Ces pressantes remontrances étaient appuyées à Paris par toute l'influence dont jouissait en ce moment l'amiral de Coligny, tandis qu'à Londres, son frère, le cardinal de Châtillon, soutenait également près d'Élisabeth les propositions des Gueux. «A quoy les poussoit fort, observe un historien contemporain, Ludovic, comte de Nassau, frère du prince d'Orange, taschant embarquer le roy de France en son party contre le roy d'Espaigne: quant à eux ils désiroient bien, les Espagnols chassés, joindre à leur ligue les forces des Pays-Bas. Le mariage du prince de Béarn et la conqueste de Flandre estoient les deux principales choses dont on parloit en cour.»

Ce fut dans l'une des délibérations du conseil de Charles IX, où l'on discutait l'opportunité des secours réclamés par les Gueux, que le maréchal de Saulx-Tavannes exposa les périls qui en résulteraient, dans un avis qui nous a été conservé: Les Gueux de Flandre, disait-il, se promettent qu'avec leurs alliés, tant d'Angleterre protestans et François huguenots qu'autres, leurs forces seront de dix mille chevaux et grand nombre de gens de pied à l'équipollent, tant arquebusiers allemands qu'anglois artillerie, par le moyen desdits Anglois, les plus forts pour la mer, les Pays-Bas mal contens, plusieurs villes prestes à se rebeller, et que tout cela s'offre estre à la dévotion du roy, lui donnent avis qu'il doit déclarer la guerre au roy d'Espagne ouvertement, d'autant que si ceste belle occasion se perd, malaisément se pourra recouvrer... A la vérité, il y a quelque apparence en ce dire-là à qui ne considéreroit en quel état est le roy et son royaume et celui du susdict roy espagnol. Par ainsi, sans se tromper, faut considérer que le duc d'Albe n'a pas si mal pourveu à son faict qu'il n'ayt bientost une des plus grandes armées qui ait esté, il y a longtemps, ensemble... Et quant à ce peuple rebelle, sa puissance est jà monstrée par ceux qui se sont descouverts; le reste, encore qu'ils eussent bonne volonté d'user de rébellion, ne la sauroient, ni oseroient descouvrir, sinon que l'on eust constraint le duc d'Albe à la bataille et qu'il l'eust perdue. Aussi, s'il la gaigne, ayant les forces du roy joinctes avec celles desdits huguenots, voilà le royaume en grand branle et est le mettre sur le tablier contre la Flandre, mesmes y ayant si grand nombre du peuple en cedict royaume de l'ancienne religion; et est en somme porter la querelle d'une poignée de rebelles du dehors pour en faire un grand nombre dedans. Lesdicts rebelles de Flandres ont jà préparé la cause de la rébellion de ceux de France, disant que ce qu'ils ont commencé, est pour les subsides, desquels le susdict peuple françois sçait bien à quoy s'en tenir: chose très-dangereuse pour les grands princes qui se trompent s'ils cuident estre roys pour tenir des places fortes, maisons et autres choses, car il faut estre roy du peuple et estre obéy et aimé..... Je laisse pareillement que l'on a veu les roys séparer les peuples pour plus aisément les vaincre, et mener à leur volonté, et qu'à ceste heure, les peuples, ayant séparé les roys, en pourront, s'ils veulent, faire de mesme, d'autant que tout cela est assez évident. Ceux qui se sont eslevé dans le cœur de son royaume, qui tiennent une partie du peuple à leur dévotion et y ont faict la loy, vont assaillir ses ennemis, où il ne peut perdre sans gaigner; mais aux dépens d'autruy se peut lever le joug qui sera toujours sur le col de Sa Majesté, venant à changer les chefs de bonne intention, comme dit est... Et vaudroit bien mieux n'avoir point de profit que l'avoir par le moyen de ceux qui tiennent tant d'hommes aguerris dans les entrailles de la France, pour, à toutes les fois que leurs susdicts chefs faillis, eux ou ceux qui viendront après, voudront fonder une querelle sur les subsides, religion ou autre chose, mettre en proye le roy et son Estat. Laissons donc l'entreprise si injuste, mal fondée et qui nous est si dangereuse, maintenons nostre réputation envers Dieu et les hommes, et la paix avec un chacun, surtout avec nostre peuple, et reprenons haleine en nous laissant descharger par nos ennemis, car c'est toute la nécessité de ceste couronne et de l'Estat, remettant ceste belle occasion (si belle se doit appeler) à une autre fois, laquelle ne se peut perdre, ni la volonté de ceux de Flandres qui crieront toujours à l'aide aux François, tant et si longuement que les Espagnols les maîtriseront.»

Les conseils du maréchal de Saulx-Tavannes ne furent point écoutés. Un traité secret fut conclu à Fontainebleau, avec l'adhésion de l'Angleterre et des princes protestants d'Allemagne. On promettait au prince d'Orange la souveraineté du nord des Pays-Bas, pourvu qu'il aidât le duc d'Alençon à usurper celle des provinces méridionales avec les conseils de l'amiral de Coligny.

La guerre se ranime aussitôt de toutes parts.

Le 1er avril 1572, une flotte anglaise aide les Gueux à s'emparer, en Zélande, du port de Ten-Briele, position favorable pour menacer Bruges et la Flandre, mais surtout importante, parce qu'en assurant aux mécontents les secours qui leur arrivent par mer d'Angleterre, elle rend en même temps plus difficile et plus périlleux le débarquement des renforts que le duc d'Albe attend d'Espagne.

Quelques semaines plus tard, le comte de Nassau, se plaçant à la tête d'un corps de huguenots français, entra dans le Hainaut et surprit Mons. Enfin, dans les premiers jours de juillet, le prince d'Orange envahit la Gueldre à la tête d'une armée de quatorze mille fantassins et de six mille chevaux, tandis que deux mille Anglais, sous les ordres de sir Humphrey Gilbert et de sir Thomas Morgan, abordaient en Zélande et interceptaient, près d'Ardenbourg, un convoi d'artillerie que le duc de Médina-Céli envoyait de l'Écluse au duc d'Albe.

Dans ces conjonctures difficiles, le duc d'Albe se conduisit en capitaine habile: il réunit toutes ses troupes en un seul corps d'armée pour ne pas les affaiblir dans une foule de stériles escarmouches, sachant bien que les invasions ennemies cesseraient dès que l'on toucherait au terme convenu pour l'engagement des mercenaires français ou allemands qui y prenaient part; il s'attacha, de plus, à enlever à ses adversaires toute position fixe, et ce fut contre Mons qu'il dirigea tous ses efforts.

Le prince d'Orange, après avoir forcé le passage de la Meuse, avait pris Ruremonde et s'avançait lentement à travers le Brabant, n'y rencontrant que peu de résistance et plein de confiance dans l'avenir. Les bandes des Gueux, non moins avides et plus cruelles que les reîtres allemands, s'emparaient de Malines et de Termonde.

Cependant, on n'était pas encore arrivé à l'époque que les projets des huguenots avaient marquée pour la réunion, sous les remparts de Mons, des Gueux zélandais, des Allemands du prince d'Orange et des religionnaires français. L'amiral de Coligny avait convoqué à Paris toute la noblesse huguenote, qui devait s'y assembler sous le prétexte des noces du prince de Navarre et de Marguerite de Valois, afin de former la grande armée appelée à expulser les Espagnols des Pays-Bas. Le 22 août, il sortait du conseil lorsqu'un ancien serviteur du seigneur de Mouy, nommé Maurevel, lui tira un coup d'arquebuse, soit que le duc de Guise eût voulu, par une de ces tentatives qui dans ce temps ne semblaient point inconciliables avec l'honneur, venger la mort de son père jadis assassiné, disait-on, à l'instigation de l'amiral, soit que la reine mère et le duc d'Anjou, effrayés du triomphe du parti huguenot, eussent cru l'immoler en frappant son chef. Maurevel s'acquitta mal de sa tâche, et Coligny ne fut que blessé au bras gauche. Le roi se rendit lui-même auprès de lui pour le voir et le consoler, et l'amiral l'entretint de nouveau des affaires des Pays-Bas, lui exposant que ses prédécesseurs n'avaient jamais eu une si belle occasion d'y faire leur profit et qu'il ne savait pas combien de riches cités recherchaient son amitié et voulaient se soumettre à sa puissance.

Que se passait-il en ce moment parmi les chefs du parti huguenot? Alarmés de l'attentat dirigé contre l'amiral, ils jugeaient qu'il fallait se hâter de saisir le pouvoir et renouveler leur fameuse tentative de Meaux. Le maréchal de Retz en avertit le roi entre neuf et dix heures du soir. Il lui déclara qu'il était convaincu que l'amiral, en affectant un grand zèle pour servir le roi en Flandre, ne se proposait que de troubler la France; que la reine mère et le duc d'Anjou ne cachaient point la haine qu'ils lui portaient; que la reine mère avait voulu la mort de l'amiral, mais que par malheur Maurevel n'avait pas réussi; que les huguenots furieux n'accusaient plus ni le duc de Guise, ni la reine mère, ni le duc d'Anjou, mais le roi lui-même, et qu'ils avaient résolu de prendre les armes le lendemain au lever du jour. Un rapport des quarteniers de Paris signalait les mêmes périls. Charles IX céda; le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois ne tarda pas à sonner, et lorsque l'aurore se leva, le parti huguenot comptait beaucoup de victimes, mais il n'avait plus de chefs.

Tandis que de grandes réjouissances saluaient au camp espagnol la nouvelle de la destruction des huguenots à Paris, le prince d'Orange répandait des larmes amères: «Quel coup de massue cela nous ait esté, écrivait-il, n'est besoing de vous descouvrir. Mon unique espoir estoit du costé de la France. Vous pouvez assez comprendre combien cela ait reculé nos affaires, car pour m'estre fié sur l'infanterie que l'amiral m'avoit promis et estoit desjà preste, assavoir de dix à douze mille bons arquebusiers, je n'ay voulu me charger de beaucoup d'infanterie alemande.»

En Angleterre, Élisabeth songea à répondre à la Saint-Barthélemy en faisant décapiter Marie Stuart. Aux Pays-Pas, quelques chefs des Gueux, d'une audace inouïe, se promettaient aussi la joie de sanglantes représailles. Les principaux étaient Jacques Blommaert, Josse Guys, La Toile, Wibo et quelques autres aventuriers non moins obscurs. Jacques Blommaert était né à Audenarde, et c'était au milieu des murailles qui avaient été son berceau, qu'il se préparait à porter le fer et la flamme.

Le 7 septembre, trois hommes, enveloppés dans de grands manteaux, se présentent aux portes d'Audenarde, près du couvent de Magdendale. Au moment où on les interroge sur leurs noms, l'un d'eux tire un coup de pistolet; à ce signal, les Gueux, cachés depuis plusieurs jours dans une maison du faubourg, se précipitent vers la porte et tuent quelques soldats qui essayent en vain de la défendre. L'échevin Jacques Stalins accourt et tombe couvert de blessures. Déjà d'autres Gueux, qui se sont introduits dans la ville sans être reconnus, se réunissent pour soutenir les assaillants et s'avancent avec eux vers la place du Marché, où ils font publier que tout habitant qui sortira de sa maison sera puni de mort.

Les Gueux étaient maîtres d'Audenarde; leur premier exploit fut dirigé contre le château de Bourgogne, vaste forteresse située au bord de l'Escaut et défendue du côté opposé par un large fossé. Là résidait le grand bailli Josse de Courtewille, qui s'attendait peu à cette attaque. Les Gueux incendièrent la première cour et forcèrent la porte de son habitation. «Tu es à nous, lui dirent-ils; jure maintenant d'obéir au prince d'Orange, comme autrefois tu juras d'obéir au duc d'Albe.» Josse de Courtewille refusa de les écouter et arma ses domestiques pour montrer que jusqu'à son dernier soupir il restait fidèle au roi d'Espagne. Enfin il tomba, percé de coups d'escopette, et son cadavre mutilé fut précipité dans le fleuve.

Tandis que Jacques Blommaert s'installait dans l'hôtel de Josse de Courtewille, les Gueux, poursuivant leurs ravages, parcouraient les églises et les monastères, pillant les autels, renversant les mausolées, prouvant à chaque pas qu'ils étaient bien les iconoclastes de 1566. L'abbaye d'Eenaeme située à une demi-lieue de la ville, n'échappa point à leurs dévastations.

On disait que quelques fugitifs s'étaient cachés dans l'enceinte du couvent des frères mineurs. Les Gueux s'y présentèrent bientôt en poussant de grands cris: en vain le frère gardien essaya-t-il de les renvoyer doucement; ils y entrèrent en grand nombre, tirant de tous côtés des coups de pistolet et renversant par le fer tout ce qui gênait leur passage. Ceux qu'ils cherchaient, s'étaient réfugiés dans l'église du couvent et attendaient, agenouillés au pied des autels, qu'on décidât de leur sort. On remarquait parmi eux Pierre Vanden Eynde, curé d'Alost, avec deux autres prêtres, Jacques de la Hamaide qui venait à peine de s'échapper, couvert de blessures, des mains d'une autre troupe de Gueux, et un notable bourgeois, nommé Jacques De Decker. Rien ne les protégea contre les plus cruels traitements. Plus loin les Gueux trouvèrent, étendu dans son lit, un vieillard que ses infirmités condamnaient à l'immobilité et au repos. C'était un descendant d'une famille souvent citée dans nos annales communales, Jean Mahieu, pieux religieux de l'ordre de saint François, qui avait été appelé à occuper, le premier, le siége épiscopal de Deventer. Ils le saisirent violemment en l'accablant d'injures, et le précipitèrent expirant sur le parvis de l'église, où ils l'abandonnèrent pour mener leurs prisonniers au château de Bourgogne, que Blommaert occupait.

Un seul cachot réunit les captifs. Les plus notables habitants d'Audenarde, arrachés de leurs maisons, ne tardèrent pas à les y rejoindre. C'étaient le bourgmestre Érasme de Wadripont, Jean et Jacques le Poyvre, Chrétien de la Hamaide, Josse Quevy, Josse Van der Meere, Jean de la Deuze et plusieurs riches bourgeois. D'autres prêtres y furent également conduits, entre autres l'éloquent curé de Pamele, Jean Opstal; mais on s'empressa de les séparer des nobles et des bourgeois: on craignait qu'ils ne les exhortassent à supporter leur malheur avec trop de résignation.

Aussitôt après, Antoine de Gaesbeek vint exhorter les prisonniers à jurer fidélité au prince d'Orange et à payer une forte rançon. D'autres chefs des Gueux, Hembyze et Rym, appuyèrent ces paroles; mais les prisonniers répondirent qu'on pouvait disposer de leurs biens comme on le jugerait convenable, mais que l'on ne devait point s'attendre à ce qu'ils consentissent jamais volontairement à ce que leur honneur leur défendait. Ceux d'entre eux qui appartenaient à la magistrature municipale, furent appelés à l'hôtel de ville, où on leur réitéra les mêmes propositions. Leurs femmes et leurs enfants étaient accourus pour les voir, répandant des larmes abondantes et faisant des vœux pour leur délivrance; mais les magistrats d'Audenarde persistèrent dans leur héroïque refus et adressèrent à leurs familles leurs derniers adieux.

Près de quatre semaines s'étaient écoulées depuis que les Gueux avaient surpris Audenarde. Mons avait capitulé le 19 septembre. Les Gueux, apprenant que le comte du Rœulx s'approchait pour les attaquer, jugèrent utile de presser l'exécution de leurs menaces. Le 4 octobre, vers sept heures du soir, les prêtres enfermés au château de Pamele reçurent l'avis que l'heure de leur supplice était arrivée, et on les conduisit au château de Bourgogne, tandis qu'ils se fortifiaient les uns les autres par de pieuses exhortations. Le curé d'Alost, en vertu du privilége de son âge, fut le premier précipité par une fenêtre du château dans l'Escaut. Les autres prêtres partagèrent son sort.

Les bourreaux se hâtaient, de crainte de ne pouvoir achever leur tâche assez tôt. Ils lièrent avec peu de soin Jacques de la Hamaide, qui parvint à se soutenir sur l'eau jusqu'à ce que quelques laboureurs l'aperçussent et le recueillissent. Les autres captifs étaient réservés aux mêmes supplices. Déjà Érasme de Wadripont et Josse Quevy avaient été dépouillés de leurs vêtements, et on allait les noyer dans le fleuve, lorsque le bruit se répandit tout à coup que les Espagnols escaladaient les murailles de la ville.

Les Gueux, saisis d'effroi, cherchèrent aussitôt leur salut dans une prompte fuite. Les uns se dirigèrent vers Ostende et s'y embarquèrent, mais un de leurs navires échoua, et un jeune homme de Gand, du nom d'Hembyze, se noya en voulant rejoindre ses compagnons à la nage. Jacques Blommaert, Antoine Rym et quelques autres avaient préféré gagner la Zélande, en traversant Eecloo, où d'autres Gueux avaient, peu de semaines auparavant, massacré un prêtre; mais ils furent surpris pendant la nuit dans une maison à laquelle on mit le feu, et ils y périrent. L'un de leurs compagnons, Antoine Uutenhove, fait prisonnier, expia plus cruellement les crimes commis à Eecloo et à Audenarde, car on le conduisit à Bruxelles, où il fut brûlé à petit feu, jusqu'à ce que quelques hallebardiers le tuassent par pitié.

Des succès importants obtenus par le duc d'Albe en Hollande consolidèrent la pacification du Hainaut et de la Flandre. Il en profita pour réclamer sa retraite en alléguant son grand âge. Il comprenait peut-être que ses victoires pouvaient se changer en revers et que la haine du peuple survivrait à sa puissance. Qu'était en effet le système du duc d'Albe? Un état de guerre permanente déclarée par toutes ses lois et par tous ses édits, avec la sanction de la hache du bourreau dans les villes, et celle non moins terrible d'une soldatesque effrénée qui, à défaut de solde, ravageait les campagnes; et à qui cette guerre s'adressait-elle? Non-seulement à ceux qui avaient adopté les doctrines luthériennes, mais encore à ceux qui les repoussaient pour défendre les souvenirs de ces temps animés d'une piété profonde, où leurs pères avaient juré sur la croix le maintien de leurs franchises. Les peuples des Pays-Bas eussent accepté avec bonheur la paix à l'ombre du trône de Philippe II, fils de Charles-Quint; elle devenait impossible dès qu'on leur voulait imposer le joug des Espagnols sortis à peine de leurs longues guerres contre les Mores et pleins de mépris pour toutes les races étrangères. Aux factions isolées des Gueux de 1566 succédait un grand parti national où entreront en grand nombre les catholiques que le duc d'Albe a ralliés contre lui par ses fureurs, ses insultes et son mépris.

Morillon écrivait au cardinal de Granvelle: «Bienheureux sont ceulx qui sont décédés sans voir les misères qui sont devant la porte... Albe est trop abhorré et réputé pour un homme qui n'a ny foy, ny loy, et certes il ne fault espérer rien de bien de luy; la présomption et l'orgueil est trop grand. Il ne veult croire aucun conseil.»

Le cardinal de Granvelle est le juge que nous imposerons au duc d'Albe. Quatorze années se sont écoulées depuis qu'il a cessé de diriger le gouvernement des Pays-Bas, et ses réflexions seront aussi justes qu'impartiales.

Il écrit en 1578: «L'on a longuement voulu ignorer la vraye cause des troubles des Pays d'Embas, et ceulx qui y sont intéressés, ont faict ce qu'ils ont peu pour persuader au roy que tout le mal procédoit des subjects mutins, hérétiques, rebelles et mal affectionnés à Sa Majesté, pour les faire hayr d'icelle, combien que, à la vérité, elle y avoit très-grand nombre de bons et très-affectionnés subjects et bons catholicques, et l'on peult congnoitre leur loyaulté quand la première fois le prince d'Oranges print l'hardiesse d'entrer au pays... J'apperçois fort bien que l'on tient en ombre tous ceulx qui dient que les faultes et mauvais gouvernement de ceulx qui ont gouverné le pays, le mutinement adveneu si souvent des soldats espagnols, le saccagement téméraire et sans aultre fondement que de l'avarice de plusieurs villes, le ruide traictement et insupportable vexation, la faulte de chastoy et de discipline, les correspondences d'Espaigne si tardives, et qu'il n'y a eu en court gens de conseil des Pays d'Embas, que tout se soit guidé par conseil espaignol, et les despesches principaux faictes en leur langue, la maulvaise opinion que l'on a monstré manifestement avoir généralement de tous ceux des Pays d'Embas, soit cause de grands maulx.» Il ajoute, en 1582, dans une autre lettre: «Au regard des nouveaulx éveschés, pour mon advis, il les fault soubstenyr et rejecter la faulse opinion que le prince d'Orange et aultres héréticques ont persuadé au peuple de l'inquisition d'Espaigne... Et est ce que vous dictes, que les Pays d'Embas sont esté fort bien polliciés par les princes de la maison de Bourgogne prédécesseurs, et Madame a observé l'ancien ordre d'iceulx, tout le temps que je fus par delà. Je ne sçay ce que depuis feit le saige Armenteros, je dis saige pour ce qu'il retourna en Italie chargé d'argent; mais Vergas et Roda, soubs l'auctorité de ceulx qu'ont gouverné despuis, et aultres qui les ont suivy, ont confondu le tout, pour non avoir sceu comprendre ledit bon ordre et bon gouvernement, que ne s'apprent pas en deux jours par estrangiers ignorant les langues et ne cognoissant les personnes, ny les humeurs des pays, ny ce que leur convient, et vouloient introduyre ce qu'ils sçavoient et non pas ce qu'il convenoit, qui nous ont mis les affaires en la confusion que l'on les voit.»

L'arrivée de don Louis de Requesens, nommé gouverneur général des Pays-Bas, mit fin à l'autorité du duc d'Albe; mais il ne quitta Bruxelles qu'après avoir laissé à son successeur, comme un dernier legs, de sinistres paroles et de sombres conseils: Commendatoris aures præoccupatæ fuere, dit Viglius.

Le duc d'Albe fut mal reçu par Philippe II à son retour en Espagne. Il ne tarda pas à apprendre qu'il était exilé dans ses terres. On avait en même temps défendu à Vargas d'approcher à cinq lieues de la résidence de la cour. Spinosa, qui avait sans cesse conseillé la rigueur au roi d'Espagne, fut frappé de la même disgrâce.

Le duc d'Albe espérait du moins trouver dans sa retraite quelque repos et un peu de paix et de solitude, mais des remords l'y suivirent; il se reprochait le sang qu'il avait fait répandre dans les Pays-Bas, et craignait le jugement de Dieu. Un frère prêcheur qu'il avait fait appeler, tremblait à la pensée d'entendre sa confession. Philippe II l'apprit. «Ne vous inquiétez point, écrivit le roi d'Espagne au duc d'Albe, des cruautés que vous avez exercées par l'épée de votre justice; je les prends toutes sur moi et sur mon âme.»—«Quel reconfort pour la fin de ses jours!» ajoute Brantôme.

Don Louis de Requesens prit le gouvernement des Pays-Bas le 29 novembre 1573; il avait reçu pour mission de montrer beaucoup de tolérance et de douceur, afin d'effacer les haines que le duc d'Albe avait excitées. Le duc d'Albe avait appris aux peuples combien le joug étranger était accablant; don Louis de Requesens, n'obtenant point de renforts d'Espagne et réduit, à défaut d'argent, à remettre Termonde en gage à ses soldats mutinés, ne réussit, en cherchant à faire aimer l'autorité de Philippe II, qu'à révéler combien elle était faible. Taxis remarque avec raison qu'il eût mieux valu donner pour successeur Requesens à Marguerite de Parme et le duc d'Albe à Requesens. Le premier, administrateur habile, eût consolidé la paix; le second ne pouvait rendre d'utiles services qu'en illustrant sa vieille épée au milieu d'une guerre encore si vive et si loin de s'éteindre.

Le prince d'Orange n'avait pas déposé les armes; la reine d'Angleterre continuait à le protéger. En même temps les huguenots, ses alliés, se relevaient en France: le duc d'Alençon s'était mis à leur tête dans un complot pour enlever le roi à Saint-Germain et pour se joindre ensuite au comte de Nassau; mais le complot fut découvert, et le duc d'Alençon, arrêté avec le roi de Navarre, fut enfermé comme lui au château de Vincennes. Leur captivité ne précéda que de peu de temps la mort de Charles IX (30 mai 1574).

Le duc d'Anjou, alors roi de Pologne, ceignit en France une seconde couronne sous le nom de Henri III. Manet ultima cœlo. Une honteuse corruption régna à la cour. Le pouvoir royal, s'isolant de toute influence utile, abandonna l'autorité aux intrigues des factions. Tandis que la nation se divisait en deux camps, le roi, gouverné par ses mignons, jouait aux cartes et aux dés avec des aventuriers italiens; et tandis que chaque gentilhomme se préparait à combattre, «il faisoit ballets et tournois, où il se trouvoit ordinairement habillé en femme, ouvrant son pourpoint et découvrant sa gorge, y portant un collier de perles et trois collets de toile, deux à fraises et un renversé, ainsi que le portoient les dames de la cour.» (Journal de l'Estoile.)

L'ordre social périssait en France lorsque les Guise, effrayés de l'impuissance du prince qui le représentait, en prirent eux-mêmes la défense. Sans leur énergie, une épouvantable catastrophe eût fait peser sur la monarchie française et sur toute l'Europe les calamités des plus mauvais jours de l'histoire anglaise sous Henri VIII. Le maintien de la religion fut le but de la fédération dont ils conçurent la pensée; mais en étudiant son organisation, on voit qu'elle devait tout à l'élément des libertés provinciales. La réforme, partout où elle s'était introduite, avait ruiné les priviléges locaux pour fortifier la centralisation de l'autorité, devenue à la fois dépositaire de la puissance religieuse et politique. Ces priviléges étaient, surtout en Artois et en Picardie, entourés d'une vénération profonde: ils avaient résisté aux envahissements de tous les princes, aux fléaux de toutes les guerres, et ce fut dans les mêmes provinces où Robert d'Artois avait jeté, au quatorzième siècle, la base d'une confédération communale, que les Guise fondèrent, deux siècles plus tard, une autre confédération établie sur la même base, qu'ils nommèrent la sainte Ligue.

Les huguenots se lient également par une étroite alliance. Le roi de Navarre et le duc d'Alençon recouvrent la liberté: le premier devient de plus en plus puissant dans ce parti, dont le second s'éloigne.

Au milieu de cette agitation, les provinces des Pays-Bas, qui obéissaient encore au roi d'Espagne, réclamaient, au nom de leurs franchises, contre des impôts trop onéreux et contre le séjour des troupes espagnoles, dont les désordres se multipliaient à mesure que la discipline se relâchait. La Flandre avait consenti à payer un nouveau subside de cent mille florins; mais elle y avait mis cette condition qu'on déduirait de cette somme tous les dommages causés par les garnisons espagnoles. Elle demandait aussi que les hommes d'armes étrangers s'éloignassent, que toutes les forteresses fussent remises aux milices belges, que tous les anciens priviléges des villes fussent respectés et que le conseil de Flandre recouvrât l'autorité usurpée par le conseil des troubles.

Les états généraux, réunis à Bruxelles, formulèrent les mêmes réclamations. Requesens, mécontent, s'écria: «Dieu nous délivre de ces états!» Sa colère se portait surtout sur les députés de la Flandre qui donnaient l'exemple de la résistance. Il les manda séparément près de lui et essaya de les intimider par ses menaces: «Je sais bien, leur dit-il, que vous avez des intelligences avec nos ennemis, et que vous entretenez avec eux des relations secrètes; mais si vous ne nous accordez pas de subsides, je vous rendrai responsables de tout ce qui résultera de votre refus!» Les députés flamands persistant dans leur opinion, il ajouta, de plus en plus irrité: «Vous êtes assez puissants pour dompter seuls les rebelles de Hollande et de Zélande, et non-seulement vous voulez que le roi établisse en d'autres pays des impôts pour suffire aux frais de la guerre des Pays-Bas, mais vous ne voulez même pas qu'il entretienne une armée dans votre pays, ce qui a lieu à Naples, à Milan, en Sicile, sans soulever aucune plainte.» Requesens, voyant que toutes ses menaces étaient inutiles, parut se radoucir: il promit de faire sortir de Flandre les troupes étrangères, et les députés des états lui remirent trente mille florins.

Un autre acte de faiblesse marqua la fin du gouvernement de Requesens. Il se laissa tromper par les fallacieuses déclarations de la reine d'Angleterre qui craignait l'alliance de Marie Stuart avec Henri III, récemment revenu de Pologne en France, et qui allait jusqu'à protester de sa sincère amitié pour le roi d'Espagne; et l'on vit, à quelques jours d'intervalle, Élisabeth interdire l'entrée de ses États au prince d'Orange «rebelle et conspirateur» et Philippe II chasser de nos provinces non-seulement les lords écossais, mais aussi tous les Anglais qui professaient la religion catholique. Élisabeth revendiquait le titre de protectrice des réformés: Philippe II se proclamait le défenseur de la foi catholique. Honteuses complaisances qui ne profitèrent qu'à Élisabeth, plus astucieuse ou plus habile.

Cependant la mort subite de Requesens (5 mars 1576) aggrava les difficultés de la situation. Le gouvernement passa aux mains du conseil d'État, dont les principaux membres étaient le duc d'Arschoot, le comte de Mansfeld, le baron de Rasseghem et Viglius. Ce fut le signal de nouvelles divisions. Les troupes espagnoles se révoltèrent de toutes parts et s'emparèrent d'Alost, en déclarant qu'elles n'en sortiraient que lorsque leur solde serait payée. De là, de nouvelles scènes de violence et de pillage: Lierre et Herenthals furent saccagés, ainsi que les abbayes d'Afflighem et de Saint-Bernard; le bailli de Beveren périt en s'opposant à ces déprédations. La haine qui poursuivait les Espagnols, avait atteint son apogée: le conseil d'État les déclara ennemis publics du pays; Rhoda et Vargas se cachèrent, et les bourgeois de Bruxelles, de Gand et de Bruges coururent aux armes pour défendre leurs portes. Bientôt l'irritation arriva à ce point que le seigneur de Heese arrêta, dans la salle de leurs délibérations, les membres du conseil d'État, représentants d'une autorité qu'ils avaient eux-mêmes cessé de respecter.

Les états de Brabant convoquèrent les députés des autres provinces et se constituèrent en états généraux; toutes les villes s'associèrent à ce mouvement, les membres du clergé s'y montraient favorables, les bourgeois le saluaient avec enthousiasme, la noblesse s'en applaudissait, tant était unanime le sentiment qui repoussait les Espagnols.

La nécessité de maintenir l'ordre fut, en quelque sorte, pour les provinces des Pays-Bas, la base d'une déclaration d'indépendance: le seigneur de Noyelles levait un régiment d'infanterie, les seigneurs de Liedekerke et d'Auxy assiégeaient les Espagnols mutinés dans Alost, et François de Ryhove obtenait la capitulation de la garnison de Termonde.

Vers cette époque, trois Français traversèrent la Flandre, et le récit de leur voyage nous retrace l'effrayante décadence de sa prospérité. Le plus jeune avait vingt-deux ans, et déjà il se préparait, par d'actives recherches, à écrire l'histoire du seizième siècle; c'était Jacques-Auguste de Thou, fils du président du parlement de Paris. Il avait rencontré à Beauvais Christophe de Thou et Jean de Longueil, ses parents, et les avait engagés à visiter avec lui les Pays-Bas. Ils passèrent l'Aa près de Gravelines et s'arrêtèrent le premier jour à Nieuport, «ville située sur le sable de la mer et fort bien bâtie, comme toutes les villes des Pays-Bas.»

«Les troubles, continue Jacques de Thou dans ses mémoires, commençoient déjà dans les provinces par l'insolence des soldats espagnols, que les peuples ne pouvoient plus souffrir et dont les officiers n'étoient plus les maîtres. Ainsi tout étoit en armes. Une troupe de François qui marchoit dans un temps si peu convenable, et que le bruit de ce qui se passoit sembloit avoir attirée, leur devint suspecte. Aussi, en entrant à Altenbourg (Oudenbourg), on les arrêta et on les conduisit à Bruges avec une escorte de Flamands, dont ils n'eurent pas lieu de se plaindre. Là le conseil du Franc les interrogea séparément, et, comme il reconnut que c'étoient des jeunes gens que la seule curiosité de voyager amenoit, il leur fit dire par François Nansi, un des principaux capitaines de la bourgeoisie, qu'ils pouvoient voir la ville avec liberté, mais qu'ils feroient plus sagement de retourner chez eux. Nansi, qui étoit un homme poli, demanda civilement à de Thou des nouvelles de MM. Pithou et du Puy; ce qui donna lieu à de Thou de lui en demander à son tour de Hubert Goltzius, qui, quoique né dans la Franconie, s'étoit venu établir à Bruges, d'où il étoit alors absent.» Hubert Goltzius, aussi savant dans l'iconographie que dans l'étude de l'antiquité, avait mérité qu'on lui décernât au Capitole le titre de citoyen romain; la munificence de Marc Laurin lui permettait d'entreprendre de fréquents voyages en France, en Allemagne et en Italie «de sorte, dit Guichardin, que Goltzius estant de retour vers son Mécenas, à Bruges, porta un merveilleux thrésor, et, sans mentir, ceste entreprise est vrayement royale et digne de mémoire immortelle.»

Pourquoi Jacques de Thou ne vit-il pas à Bruges Olivier de Wree plus connu sous le nom de Vredius? Mabillon a remarqué que c'est à Vredius que l'on doit l'édit du 16 juin 1575, par lequel le roi d'Espagne fixa le commencement de l'année au 1er janvier, ce qui avait déjà lieu en France depuis le règne de Charles IX. Jacques de Thou, historien laborieux et érudit, eût été digne d'entendre lire à Vredius quelques fragments de sa Flandria Ethnica, l'un des plus admirables travaux d'érudition qu'ait vus naître le seizième siècle.

Vredius avait pour contemporains deux autres historiens qui travaillaient, comme lui, au bruit des ruines que multipliaient les révolutions, à retracer l'ancienne puissance de la Flandre. L'un, Pierre d'Oudegherst, dédiait ses recherches aux états, en les prenant publiquement à témoin «que tous nobles et bons esprits s'esjouyroient de trouver en leur pouvoir l'histoire d'un peuple tant renommé.» L'autre, Nicolas Despars, arrière-petit-fils d'un médecin de Charles VII, qui fut l'un des fondateurs de l'école de médecine de Paris, écrivait, dans la paisible obscurité du foyer domestique, pour instruire sa femme, issue des comtes de Flandre et avide de récits dont la gloire ne lui était pas étrangère.

Jacques de Thou et ses amis admirèrent la beauté des bâtiments de Bruges, «qui semblent autant de châteaux et de palais, comme aussi le nombre de ses canaux et des ponts de pierre qui les traversent. La ville étoit assez mal peuplée, et l'on prétendoit que l'affront qu'y reçut l'empereur Maximilien il y a plus de cent ans, et dont il ne put se venger que lentement, en étoit la cause; car ce prince accorda de grands priviléges aux marchands d'Anvers, dont le commerce devint florissant, par la ruine de celui de Bruges, de sorte qu'il fut entièrement transporté dans le Brabant. De Bruges, ils se rendirent à Gand, ville célèbre par ses troubles domestiques, qui ont causé sa ruine. On peut encore juger de sa grandeur passée par l'état où elle est aujourd'hui.»

A Anvers, Jacques de Thou vit les débris de la statue que s'était fait ériger le duc d'Albe, mais il fut heureux de se dérober à ces tristes images de l'oppression étrangère et des discordes civiles, en allant visiter les ateliers de Christophe Plantin, «où, malgré le malheur des temps, il trouva encore dix-sept presses d'imprimerie. Après avoir séjourné quelque temps à Anvers, ils songèrent à leur retour. Ils vinrent à Malines, et de là à Louvain. Ils convinrent que, tant pour la beauté que pour le nombre des colléges, Louvain ne cédoit en rien à Padoue. De Louvain, ils revinrent par Bruxelles, qu'ils trouvèrent dans une grande émotion. La veille, les états, comme de concert, avoient fait arrêter ceux du conseil royal, soupçonnés de favoriser le parti d'Espagne.»

Cet important événement avait eu lieu le 4 septembre 1576. Peu de jours après, le seigneur d'Auxy et Michel De Backer recevaient des quatre membres et du conseil de Flandre la mission de traiter avec le prince d'Orange. Nieuport lui fut remis en gage; à ce prix, il consentit à rétablir les communications de la Flandre avec la Zélande, et à envoyer à Gand quelque artillerie et quelques enseignes d'infanterie, sous les ordres du colonel Tempel. Quoique les magistrats ne fussent pas d'avis de les laisser entrer dans la ville, le seigneur d'Assche, frère de François de Ryhove, leur fit ouvrir les portes.

L'armée des états généraux, commandée par le comte de Lalaing, venait de mettre le siége devant la citadelle de Gand, où Antoine d'Avalos s'était enfermé avec une faible garnison et fort peu de munitions et de vivres.

Dans ce danger pressant, don Ferdinand de Tolède et Jean de Vargas accourent à Alost, et l'on voit ces deux débris du fier gouvernement du duc d'Albe s'adresser avec d'humbles prières aux mercenaires insurgés, qu'ils pressent de marcher au secours de la citadelle de Gand, placer en quelque sorte en leurs mains toutes les espérances de la domination de Philippe II dans les Pays-Bas, et n'en recevoir qu'un insultant refus.

Christophe de Mondragon tenta du moins de se porter de l'île de Zirikzee vers Gand, mais dès qu'il fut entré dans le pays de Waes, ses troupes, composées en majeure partie de Belges, l'abandonnèrent.

Ce fut au bruit du canon de la citadelle que l'on ne craignait plus, que s'ouvrirent à Gand des conférences pour un vaste traité de confédération dirigé contre les Espagnols. Les diverses provinces y avaient envoyé leurs députés. Le clergé lui-même y comptait les siens; je citerai parmi les principaux représentants des états: l'évêque élu d'Arras, les abbés de Saint-Pierre, de Gand, et de Sainte-Gertrude, de Louvain, François d'Halewyn, et un professeur de l'université de Louvain, nommé Leonius. On remarquait, parmi ceux du prince d'Orange, Philippe de Marnix et Guillaume de Zuylen.

Le prince d'Orange, qui depuis longtemps travaillait secrètement à accroître son parti dans les provinces méridionales des Pays-Bas, rappelait que le duc d'Albe avait méconnu tous leurs priviléges, et déclarait que son seul but, étranger à tout intérêt privé, était de les défendre et de les rétablir.

Il écrivait au comte du Rœulx, qui conservait le titre de gouverneur de Flandre, bien que personne ne le respectât plus: «Monsieur, pour l'amitié que de tout temps nous avons eu par-ensemble, mesmes ayant esté de compaignie nourris à la chambre de feu l'empereur Charles de jeunesse, n'ay voulu laisser de vous escrire la présente, d'aultant plus qu'ayant veu quelque déclaration qui a esté faicte de par vous et les quatre membres de Flandres, tendantes à une généralle pacification des pays de par deçà, je me suis grandement réjouy de veoir la bonne affection que démontrez avoir au bien de la patrie; car, comme en toutes mes actions je me suis tousjours proposé ce mesme but, à sçavoir que, les estrangiers et perturbateurs du repos publicq estans retirés, le pays se peult remettre en son ancienne liberté, fleur et prospérité, j'estyme estre tenu de quelque estroicte obligation d'amitié et de service à ceux qui pourchassent le mesme desseing, qui est cause que je vous ai bien voulu prier très-affectueusement par ceste de vouloir tousjours continuer en ceste bonne volonté, de laquelle ne fauldrez à en rapporter une louange immortelle, et le pays par vostre moyen en tirera ung fruict incomparable.»

C'est ainsi que le prince d'Orange flatte le comte du Rœulx, membre assez douteux du parti des états, qui a oublié, en prenant part au siége de la citadelle de Gand, que son père présida jadis aux travaux qui devaient la rendre l'effroi des rébellions futures. Voici comment il s'adresse au même moment à Jean d'Hembyze, qui cherche à relever l'édifice communal renversé en 1540, en lui donnant pour bases les ruines mêmes de la citadelle fondée par Charles-Quint:

«Monsieur d'Embyse, vous voyés l'estat du pays et les belles occasions qui se présentent maintenant pour délivrer la patrie de la tyrannie qui jusques ores depuis longtemps l'a oppressée par l'insolence des estrangers, née et accreue par la trop grande patience des habitants. Vostre vertu vous exhorte, vostre prudence vous monstre ce que vous devrez faire en ce temps, par quoy n'est besoing de beaucoup de parolles. L'occasion est toujours accompagnée de repentance, si on la laisse eschapper, sans la prendre par le poil; elle n'a point de tenue par derrière et ne laisse après soy aucune compagnie que d'icelle repentance, qui la suit au talon: pour quoi, puisque ni l'affection, ni la vertu, ni le jugement ne vous manquent, je vous prieray d'embrasser ceste opportunité et vous employer en ceste conjointure, ainsy que tous gens de bien attendent, à vous faire joindre les autres de par delà. Le moyen est de se joindre avec vos voisins et confrères de Brabant, lesquels, s'ils sont abandonnés de vous autres, pourroyent tomber en grands inconvéniens, ou mesmes aussy attirer une ruine générale sur tout le pays, de laquelle tant s'en faut que Flandre soit exceptée, qu'elle payera le plus cher escot, tant pour estre la plus riche, comme pour avoir donné, en apparence, le commencement à ce feu, par ce qui s'est passé, mesme depuis neuf ou dix ans en çà et encor auparavant quand la conclusion de la retraite des Espagnols se print; ce qui demeure encore imprimé à la mémoire de ceux qui n'oubliront de faire une vengeance exemplaire du tort qu'ils pensent avoir reçeu. Il faut doncques ou se préparer à servir sur un eschaffaut à toute la postérité de misérable exemple de désunion mal-advisée, ou bien courageusement et unaniment repousser à ce coup la violence estrangère, qui ne se peut supporter sans infamie éternelle et entière ruine. En cela puisque, et pour vostre bonne prudence et pour le lieu que vous tenez en la république de Flandre, vous n'avez le pouvoir moindre que le devoir qui vous oblige à la patrie, je vous prieray à ceste fois monstrer les fruits de la vertu dont vostre bonne renommée a donné ferme espérance et certaine attente au cœur d'un chascun, et comme je me confie assez que ferez plus que ne vous en sauray requérir, je ne vous diray autre chose, sinon que, outre ce que je seray tousjours prest de vous seconder selon les moyens et occasions que Dieu me donnera, encor me trouverez-vous tousjours en vostre particulier prest de recognoistre le bien que ferez à la patrie commune comme celuy qui s'estime obligé à tous ceux qui taschent à la délivrance d'icelle, pour laquelle j'ay desjà tant travaillé et suis encor prest de le faire tant que l'âme me demeurera au corps.»

Dans une autre lettre du 1er novembre 1576, le prince d'Orange ajoute: «Moy et les estas de Hollande et de Zélande n'avons jamais tendu à aultre but que de voir remis le pays de par deçà en bonne union et concorde et en son ancienne liberté et splendeur.»

Sous l'influence de ces protestations fut conclu, le 8 novembre 1576, le traité si connu sous le nom de pacification de Gand. On y rappelait successivement que depuis dix années la prolongation des guerres civiles et la domination aussi orgueilleuse que cruelle des Espagnols avaient réduit le pays à une profonde misère; que, bien que la clémence du roi eût fait naître d'heureuses espérances, les soldats espagnols continuaient à opprimer et à ruiner de plus en plus ses pauvres sujets menacés d'une éternelle servitude; qu'ils ne cessaient de se mutiner, de piller les habitants des campagnes, d'assaillir hostilement un grand nombre de cités pour les dévaster et les brûler: ce qui avait forcé le conseil chargé du gouvernement des Pays-Bas à les déclarer ennemis du roi. Tels étaient aussi les motifs pour lesquels les états, déjà contraints par la nécessité à prendre les armes, s'unissaient dans une étroite alliance pour chasser les Espagnols et rendre au pays ses priviléges, ses coutumes et ses anciennes libertés, seules capables de rétablir son industrie et d'assurer la prospérité publique.

Vingt-cinq articles réglaient les détails de cette alliance. Une assemblée des états généraux, semblable à celle qui avait eu lieu pour recevoir l'abdication de Charles-Quint, devait, aussitôt après que le but de cette confédération aurait été atteint, statuer sur toutes les autres questions pendantes. Jusque-là les rapports des diverses provinces devaient être libres. Une amnistie complète était proclamée, et il était convenu que les prisonniers seraient mutuellement relâchés.

Trois jours après la pacification du 8 novembre, la garnison, qui avait vaillamment défendu la citadelle de Gand, capitula.

Le traité de la pacification de Gand assura la domination du prince d'Orange, en affaiblissant de plus en plus celle du roi d'Espagne.

Au moment où la pacification de Gand venait d'être publiée, deux courriers espagnols, qui avaient rapidement traversé la France, arrivaient dans le Luxembourg, la seule province qui fût restée à l'abri des progrès de l'insurrection. Un domestique more les suivait; mais dès qu'il eut franchi les frontières des Pays-Bas, il abandonna son déguisement et révéla son nom. Il n'était autre que don Juan d'Autriche, ce fils de Charles-Quint qui, bien que sans couronne, s'était montré le digne héritier de sa gloire à l'immortelle journée de Lépante.

Don Juan trouva les choses dans la situation la plus déplorable: le parti espagnol était vaincu, et l'on pouvait redouter que son arrivée ne l'affaiblît de plus en plus en faisant prévoir d'autres rigueurs. Tous ses efforts tendirent à dissiper ces craintes, et, tandis que les états se liaient de nouveau par l'Union de Bruxelles du 9 janvier 1577, il appela près de lui leurs députés qui signèrent, le 12 février, l'édit perpétuel de Marche-en-Famène (tous les traités prétendent à une durée perpétuelle), où il confirmait, au nom du roi, la pacification de Gand, même dans ce que ses termes avaient de plus offensant pour la domination espagnole. Il espérait parvenir ainsi à séparer les états du parti du prince d'Orange.

Montdoucet, ambassadeur de France à Bruxelles, suivait attentivement toutes les phases de ces troubles, afin de se créer quelques partisans en Flandre. Il voulait leur donner pour chef le duc d'Alençon, «qui, ayant un vray naturel de prince, n'aymoit qu'à entreprendre choses grandes et hazardeuses, estant plus né à conquérir qu'à conserver, lequel embrasse soudain cette entreprise qui lui plaist d'autant plus qu'il voit qu'il ne fait rien d'injuste, voulant seulement racquérir à la France ce qui lui estoit usurpé par l'Espagnol.» Ceci se passait au moment où la reine de Navarre, Marguerite de Valois, allait s'éloigner de la cour, divisée par les guerres civiles qui lui faisaient trouver un ennemi dans un frère dont elle était tendrement aimée. «Monsieur, dit un jour Montdoucet au duc d'Alençon, si la reyne de Navarre pouvoit feindre quelque mal à quoy les eaux de Spa peussent servir, cela viendroit bien à propos pour votre entreprise en Flandre, où elle pourroit faire un beau coup.»—Le duc d'Alençon adopta cet avis avec enthousiasme: «O reyne! dit-il à sa sœur, ne cherchez plus; il faut que vous alliez aux eaux de Spa; je vous ay veu quelquefois une érésipèle au bras, il faut que vous disiez que lors les médecins vous l'avoient ordonné, mais que la saison n'y estoit pas si propre, qu'à cette heure, c'est leur saison, et que vous suppliez le roy vous permettre d'y aller [12]

Si Marguerite de Valois mérita par ses charmes que Ronsard la célébrât sous le nom de Pasithée, son esprit, plein de grâce et de finesse, n'était pas au-dessous de sa beauté: elle aimait d'ailleurs les plaisirs, les arts et les lettres, et nous ne suivons ici que les récits naïfs et élégants qu'elle dicta.

Le roi de France, cédant aisément à ses désirs, avait envoyé un courrier à don Juan d'Autriche pour le prier de lui accorder les passe-ports nécessaires, et elle tarda peu à s'acheminer vers les Pays-Bas, où elle avait résolu de paraître avec l'éclat qui convenait à son rang.

Sa litière à colonnes tout entourée de vitres, doublée de velours incarnat brodé d'or et ornée d'ingénieuses devises, était suivie de celles de la princesse de la Roche-Guyon et de madame de Tournon; puis venaient les filles d'honneur, montées sur des chevaux caparaçonnés, qui devançaient les carrosses occupés par le reste de la suite de la reine de Navarre. Partout où elle passa, elle reçut grand accueil. A Cambray, l'évêque, qui appartenait à la maison de Berlaimont, l'invita à une fête brillante. Elle y remarqua monsieur d'Inchy, gouverneur de la citadelle, dont la politesse contrastait fort avec la simplicité des mœurs flamandes, sujet constant des amères railleries de Marguerite de Valois. «La souvenance de mon frère ne me partant jamais de l'esprit, raconte-elle, je me ressouvins lors des instructions qu'il m'avoit données, et voyant la belle occasion qui m'estoit offerte pour lui faire un bon service en son entreprise de Flandre, cette ville de Cambray et cette citadelle en estant comme la clef, je ne la laissay perdre et employai tout ce que Dieu m'avait donné d'esprit à rendre monsieur d'Ainsi (d'Inchy) affectionné à la France et particulièrement à mon frère. Dieu permit qu'il me réussît, si bien que se plaisant en mon discours, il délibéra de me voir le plus longtemps qu'il pourroit et de m'accompagner tant que je serai en Flandre; et pour cet effect demanda congé de venir avec moi jusques à Namur où don Juan d'Autriche m'attendoit. Pendant ce voyage, qui dura dix ou douze jours, il me parla le plus souvent qu'il pouvoit, monstrant ouvertement qu'il avoit le cœur françois et qu'il ne respiroit que l'heur d'avoir un aussi brave prince que mon frère pour maistre et seigneur.»

Le comte de Lalaing, gouverneur du Hainaut, qui s'était rendu à peu près indépendant dans sa province, attendait Marguerite à Valenciennes. Il ne résista pas mieux que le seigneur d'Inchy à son invincible ascendant. «Le comte de Lalain, écrit la reine de Navarre, ne pouvoit assez faire de démonstration du plaisir qu'il avoit de me voir là, et quand son prince naturel y eust été, il ne l'eust pu recevoir avec plus d'honneur. Arrivant à Mons, à la maison du comte de Lalain, où il me fit loger, je trouvay à la cour la comtesse de Lalain, sa femme, avec bien quatre-vingts ou cent dames du pays ou de la ville, de qui je fus reçue, non comme princesse étrangère, mais comme si j'eusse esté leur naturelle dame. Le naturel des Flamandes estant d'estre privées, familières et joyeuses, et la comtesse de Lalain tenant de ce naturel, ayant davantage un esprit grand et élevé, cela me donna soudain asseurance qu'il me seroit aisé de faire amitié estroite avec elle, ce qui pourroit porter de l'utilité à l'avancement du dessein de mon frère, cette dame possédant du tout son mary. Estant assises l'une auprès de l'autre, je lui dis qu'encores que le contentement que je recevois lors de cette compagnie se peust mettre au nombre de ceux qui m'en avoient plus fait ressentir, je souhaitois presque de ne l'avoir point receu pour le déplaisir que je recevrois, partant d'avec elle, de voir que la fortune nous tiendroit pour jamais privées du plaisir de nous voir ensemble; que je tenois pour un des malheurs de ma vie que le Ciel ne nous eust fait naître d'une même patrie: ce que je disois pour la faire entrer aux discours qui pouvoient servir au dessein de mon frère. Elle me répondit: Ce pays a été autrefois de France, et cette affection naturelle n'est pas encore sortie du cœur de la plupart de nous; pour moy, je n'ay plus autre chose en l'âme depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir. Ce pays a été autrefois affectionné à la maison d'Austriche; mais cette affection nous a esté arrachée en la mort du comte d'Egmont, de monsieur de Horne, de monsieur de Montigny, et des autres seigneurs qui furent lors défaits, qui estoient nos proches parens et appartenans à la pluspart de la noblesse de ce pays. Nous n'avons rien de plus odieux que la domination de ces Espagnols et ne souhaitons rien tant que de nous délivrer de leur tyrannie, et ne sçaurions toutesfois comme y procéder, pour ce que ce pays est divisé à cause des différentes religions. Que si nous estions bien unis, nous aurions bientost jeté l'Espagnol dehors; mais cette division nous rend trop faibles. Que pleust à Dieu qu'il prist envie au roy de France, vostre frère, de racquérir ce pays qui est le sien d'ancienneté! Nous luy tendrions les bras.—Elle me disoit ceci à l'improviste, mais préméditément pour trouver du costé de la France quelque remède à leurs maux. Moy, me voyant le chemin ouvert à ce que je désirois, je luy respondis: Le roy de France mon frère n'est d'humeur pour entreprendre des guerres estrangères, mesmes ayant en son royaume le parti des huguenots qui est si fort que cela l'empeschera toujours de rien entreprendre au dehors; mais mon frère, monsieur d'Alençon, qui ne doit rien en valeur, prudence et bonté aux rois mes pères et frères, entendroit bien à cette entreprise et n'auroit moins de moyens que le roy de France mon frère de vous y secourir. Il est nourri aux armes et estimé un des meilleurs capitaines de nostre temps. Vous ne sçauriez appeler prince de qui le secours vous soit plus utile pour vous estre si voisin et avoir un si grand royaume que celui de France à sa dévotion, duquel il peut tirer et moyens et toutes commodités nécessaires à cette guerre; et s'il recevoit ce bon office de monsieur le comte vostre mari, vous pouvez vous asseurer qu'il auroit telle part à sa fortune qu'il voudroit, mon frère estant d'un naturel doux, non ingrat, qui ne se plaist qu'à reconnoistre un service ou un bon office receu. Il honore et chérit les gens d'honneur et de valeur, aussi est-il suivi de tout ce qui est de meilleur en France. Si monsieur le comte vostre mari est en cecy de mesme opinion que vous et de mesme volonté, qu'il advise s'il veut que j'y dispose mon frère, et je m'asseure que ce pays et vostre maison en particulier en recevra toute félicité. Que si mon frère s'establissoit par vostre moyen icy, vous pouvez croire que vous m'y reverriez souvent, estant nostre amitié telle qu'il n'y en eut jamais une de frère à sœur si parfaite. Elle receut avec beaucoup de contentement cette ouverture et me dit qu'elle ne m'avoit pas parlé de cette façon à l'adventure, mais voyant l'honneur que je luy faisois de l'aimer, elle avoit bien résolu de ne me laisser partir de là qu'elle ne me découvrît l'estat auquel ils estoient et qu'ils ne me requissent de leur apporter du costé de la France quelque remède pour les affranchir de la crainte où ils vivoient de se voir en une perpétuelle guerre, ou réduits sous la tyrannie espagnole, me priant que je trouvasse bon qu'elle descouvrît à son mari tous les propos que nous avions eus et qu'ils m'en pussent parler le lendemain tous deux ensemble: ce que je trouvois très-bon. Nous passasmes cette après-dînée en tels discours et en tous autres que je pensois servir à ce dessein, à quoi je voyois prendre grand plaisir.»

Poursuivons le récit que nous a laissé la reine de Navarre: «Il tardoit à la comtesse de Lalain que le soir ne fust venu pour faire entendre à son mari le bon commencement qu'elle avoit donné à leurs affaires: ce qu'ayant fait la nuit suivante, le lendemain elle m'amena son mari qui me fit un grand discours des justes occasions qu'il avoit de s'affranchir de la tyrannie de l'Espagnol, en quoi il ne pensoit point entreprendre contre son prince naturel, sçachant que la souveraineté de Flandre appartenoit au roy de France. Il me représenta les moyens qu'il y avoit d'establir mon frère en Flandre, ayant tout le Hainaut à sa dévotion. L'ayant donc assuré de l'estat qu'il pourroit faire de l'amitié et bienveillance de mon frère, à la fortune duquel il participeroit autant de grandeur et d'authorité qu'un si grand et si signalé service receu d'une personne de sa qualité le méritoit, nous résolusmes qu'à mon retour je m'arresterois chez moi à la Fère, où mon frère viendroit, et que monsieur de Montigny, frère dudit comte de Lalain, viendroit traiter avec mon frère de cette affaire. Pendant que je fus là, je le confirmay et fortifiay toujours en cette volonté, à quoy sa femme apportoit non moins d'affection que moy. Et le jour venu qu'il me falloit partir de cette belle compagnie de Mons, ce ne fut sans réciproque regret et de toutes les dames flamandes et de moy, et surtout de la comtesse de Lalain, pour l'amitié très-grande qu'elle m'avoit vouée; je lui donnay un carquan de pierreries, et à son mari un cordon et enseigne de pierreries qui furent estimés de grande valeur, mais beaucoup chéris d'eux pour partir de la main d'une personne qu'ils aimoient comme moy.»

En ce moment les intrigues de Marguerite ne devaient servir que les Espagnols. Sous prétexte de rendre honneur à la reine de Navarre, don Juan réunit les troupes qui n'avaient pas encore quitté les Pays-Bas, en même temps qu'il mandait à celles qui s'étaient arrêtées en Lorraine de se hâter d'y revenir. Il reçut Marguerite à Namur avec une pompe toute royale et fit dresser le lit de l'élégante princesse, nourrie des récits de l'Heptaméron, sous les trophées de la bataille de Lépante. Puis, lorsqu'il l'eut conduite jusqu'au bateau sur lequel elle devait suivre les bords riants de la Meuse, il demanda à visiter la citadelle qu'occupait le parti des états et s'en empara de vive force (24 juillet 1577). Avant le soir, la guerre avait succédé aux fêtes qui avaient marqué le lever de l'aurore. L'apparition du drapeau espagnol sur la citadelle de Namur en fut le signal: Berg-op-Zoom, Bois-le-Duc, Bréda tombèrent au pouvoir des troupes de don Juan, qui reprenaient l'offensive.

Les états s'effrayèrent: ils ordonnèrent de presser la démolition des forteresses de Gand et d'Anvers, et réunirent une armée à Wavre. On les vit même proclamer le prince d'Orange rewaert de Brabant, et envoyer à Londres le marquis d'Havré et Adolphe de Meetkerke, pour qu'ils réclamassent l'appui de la reine d'Angleterre.

Cependant les états, regrettant déjà une détermination qui livrait à l'influence du parti de la réforme les provinces catholiques des Pays-Bas, chargeaient, presque au même moment, le sieur de Maelstede de se rendre secrètement à Vienne, pour y offrir le gouvernement à l'archiduc Mathias, frère de l'empereur Rodolphe II. Non-seulement ils cherchaient à tranquilliser les catholiques et à atténuer les conséquences de leur condescendance en faveur du prince d'Orange aussi bien que celles de leur hostilité vis-à-vis de don Juan; mais ils espéraient aussi s'assurer l'appui de l'Allemagne: la naissance de l'archiduc Mathias, qui était issu, aussi bien que Philippe II, de la dynastie des anciens souverains de la maison de Bourgogne, était un autre titre à leurs sympathies.

Dès ce jour, deux partis se trouvent en présence dans la Flandre et dans les autres provinces: l'un, dévoué au prince d'Orange lors même qu'il accepte l'archiduc d'Autriche; l'autre, ne s'attachant à l'archiduc d'Autriche que pour éviter le prince d'Orange. Dans celui-ci figurait au premier rang l'un des prisonniers du 4 septembre 1576, Philippe de Croy, duc d'Arschoot, que les états avaient créé gouverneur de Flandre pour contre-balancer l'influence de Guillaume de Nassau.

Les chefs du parti du prince d'Orange étaient, à Gand, Hembyze qui s'en détacha bientôt, Ryhove qui y resta constamment fidèle. Il était important d'agir sans délai. Ryhove se rendit secrètement à Anvers, où se trouvait le prince d'Orange. «Il faut, lui dit-il, que nous arrêtions le duc d'Arschoot avec ses prélats et ses nobles, et que nous les chassions honteusement.»—«Et qui vous appuiera?» interrompit Guillaume d'Orange. «Nos franchises et nos libertés que le peuple redemandera avec nous,» répondit Ryhove. Le prince d'Orange hésitait encore et craignait qu'un mouvement imprudent ne compromît son influence. Cependant le lendemain il envoya Marnix de Sainte-Aldegonde annoncer à Ryhove qu'il était libre d'agir. Marnix ne connaissait point Ryhove; il se trompa et s'adressa à Jean Van Royen, bourgmestre de Termonde. Quelques menaces assurèrent toutefois son silence, et Ryhove partit pour Gand, accompagné du sieur de Dolhain, agent secret du prince d'Orange, chargé d'observer tout ce qui se passerait.

Dès qu'Hembyze apprit ce qui avait été résolu à Anvers, il se dirigea vers l'hôtel-de-ville. Là, il demanda publiquement et à haute voix au duc d'Arschoot qu'il rendît à la ville de Gand ses anciennes chartes confisquées par Charles-Quint, dont le texte avait été lu publiquement le 18 octobre. Le peuple salua sa voix de nombreuses acclamations et prit tumultueusement les armes. Les magistrats employèrent tous leurs efforts pour l'apaiser, et ils venaient à peine d'y réussir, lorsque, vers les quatre heures du soir, Ryhove arriva aux portes de Gand. Il trouva, contre son attente, la paix rétablie, mais il comprenait bien que, dans l'entreprise qu'il avait formée, il fallait marcher en avant, que ce fût vers la victoire ou vers la mort. Il répéta dans les rues ce qu'Hembyze avait dit à l'hôtel-de-ville: «Souvenez-vous de vos anciennes franchises, souvenez-vous de vos pères qui les ont toujours si vaillamment défendues!» Puis il courut au Princen-Hof, qu'habitait le duc d'Arschoot, suivi de ses amis qui allumèrent, en poussant de grands cris, un feu de paille devant le palais, comme s'il eussent voulu l'incendier. Ce qu'il avait prévu arriva: le duc d'Arschoot, effrayé, fit ouvrir les portes et fut aussitôt conduit prisonnier à la maison de Ryhove, où l'on amena successivement les seigneurs de Rasseghem, de Sweveghem, d'Eecke, de Mouscron, le grand bailli de Gand, les évêques de Bruges et d'Ypres, Jacques Hessele, président du conseil de Flandre, le bailli d'Ingelmunster et plusieurs autres personnages influents (28 octobre 1577). Peu de jours après, Jean d'Hembyze prononça, en présence d'une assemblée nombreuse présidée par les échevins des deux bancs, l'apologie de ces violences, effort assez inutile pour associer tardivement la justice et la raison à des actes qui s'accomplissent toujours sans qu'on songe à les consulter.

Le duc d'Arschoot réussit seul à obtenir sa liberté: son rang et la crainte de provoquer les hostilités des états y engagèrent Ryhove et Hembyze. En même temps, ils organisaient avec soin une autorité qui n'était fondée que sur le succès fortuit d'une émeute douteuse. Ils levaient des soldats et cherchaient à faire accepter leur alliance à Bruges, à Ypres, à Audenarde et dans les autres villes de la Flandre, et même à Anvers et à Bruxelles.

Lorsque l'archiduc Mathias arriva précipitamment à Anvers le 2 novembre 1577, toutes les promesses qu'on lui avait faites, s'étaient évanouies, et il ne lui resta d'autre dédommagement que les vains honneurs dont le prince d'Orange l'entoura d'autant plus volontiers qu'il le craignait moins. En effet, Mathias ne reçut le gouvernement général des Pays-Bas qu'avec le prince d'Orange pour lieutenant et à de telles conditions qu'il ne devait pas jouir de la moindre autorité. «L'archiduc Mathias, dit Jean de Taxis, ne fut que le greffier du prince d'Orange.»

Les états réunis à Bruxelles continuaient à flotter entre les divers partis qu'ils renfermaient dans leur sein. Par une proclamation du 7 décembre 1577, ils déclarent, au nom de Philippe II, don Juan d'Autriche coupable du crime de rébellion. Dix jours après, ils inaugurent l'archiduc Mathias dans le gouvernement des Pays-Bas. Un mois plus tard ils signent, à Bruxelles, un traité qui porte qu'ils ne prendront aucune décision et n'entameront aucune négociation sans le consentement de la reine d'Angleterre.

Le prince d'Orange exerce seul une vaste influence, qui s'élève de plus en plus en présence de la faiblesse et de l'hésitation persévérante du parti des états. Sa puissance se révèle à tous les regards lorsqu'il fait son entrée à Gand le 29 décembre 1577. Jamais sa popularité n'a été plus grande. Il affecte la modération en ordonnant, au nom de l'archiduc Mathias, la délivrance des prisonniers retenus par les amis de Ryhove, en même temps qu'il leur dicte un secret refus; il blâme les excès de Ryhove dans une lettre aux magistrats d'Ypres, et c'est ce même Ryhove qu'il charge d'une mission auprès d'eux: les catholiques invoquent sa protection et le croient fidèle à la foi de ses pères, bien qu'il ait épousé une religieuse de Jouarre, qui porte encore le costume de son abbaye; les bannis auxquels il a rouvert les portes de leur patrie, le saluent surtout avec de longs et vifs transports d'enthousiasme; ils se donnent le nom de patriotes: il leur a été permis de créer, à côté de l'autorité régulière des magistrats, l'autorité rivale d'une antimagistrature démocratique de tribuns ou défenseurs du peuple, et souvent l'un d'eux, s'approchant du prince d'Orange au milieu de son brillant cortége, lui offrait un gobelet écumant de bière en lui criant: «A toi, Guillaume de Nassau!» Le prince d'Orange répondait en déclarant qu'il était prêt à répandre jusqu'à la dernière goutte de son sang pour défendre la cause nationale, et il n'était aucune de ses paroles qui ne fût saluée «des applaudissemens de ce peuple, lesquels, dit Renom de France, furent si grands et extraordinaires que jamais comte de Flandre n'en reçut de semblables.»

La dictature du prince d'Orange fut bientôt acceptée dans toute la Flandre. Le 26 mars 1578, Ryhove parvint à se faire livrer l'une des portes de Bruges. Il se rendit aussitôt au bourg et nomma de nouveaux magistrats parmi ses plus zélés partisans. Ypres, Audenarde, Courtray et d'autres villes partagèrent le sort de Bruges.

Pendant quelque temps la paix publique fut maintenue; mais l'influence des Gueux, qui entouraient Ryhove et ne le dominaient que trop souvent, la troubla bientôt. Dès le 3 mai, les gentilshommes catholiques de Bruges s'étaient vus réduits à escorter, l'épée à la main, la procession du Saint-Sang, de crainte qu'elle ne fût exposée à des insultes. Peu de jours s'écoulèrent sans que leurs craintes de violences anarchiques se justifiassent. Les prêches se multipliaient. Les séditieux envahirent l'église de Saint-Sauveur; ses pieuses images furent détruites; les ornements de ses autels furent renversés: on jeta à terre les écussons des chevaliers de la Toison d'or appendus à ses voûtes, et ce fut de là que les pillards, proférant des chants de triomphe, se dirigèrent vers le monastère des Carmes, où, à défaut de butin et de riches dépouilles, ils saisirent quelques pauvres religieux, humbles et obscurs enfants du peuple qu'ils secouraient chaque jour par leur charité et leur dévouement.

Le 26 juillet, un bûcher s'éleva sur la place du bourg. Trois de ces moines y furent conduits et livrés aux flammes. Les Pays-Bas s'étaient soulevés contre le duc d'Albe au récit des auto-da-fé de Valladolid et de Séville: c'était au milieu de la seconde cité de la Flandre que la réforme allumait les siens.

Un édit des magistrats condamna les autres moines à un bannissement immédiat. Ils ordonnèrent également que toutes les images qu'on trouverait dans les églises, seraient enlevées et qu'à l'avenir on ne célébrerait plus les dimanches: des soldats devaient employer la force pour obliger les marchands à tenir leurs boutiques ouvertes tous les jours.

Les états, auxquels les bourgeois de Bruges adressèrent leurs remontrances, ne pouvaient rien. Leur armée avait été complètement défaite par celle de don Juan, le 31 janvier, à la bataille de Gembloux, et dans l'effroi que leur inspiraient les représailles des Espagnols, la protection de l'archiduc Mathias ne leur paraissait déjà plus suffisante.

La reine d'Angleterre s'était empressée d'offrir une armée d'Allemands soldée à ses frais et placée sous le commandement du duc palatin Casimir. Des députés des états se rendirent à Londres; ils y poursuivirent d'autres négociations et se montrèrent même disposés à remettre à Élisabeth Gravelines, Nieuport, Utrecht et les ports de la Hollande.

Henri III apprit avec inquiétude qu'il était question de céder aux Anglais le rivage des Pays-Bas jusqu'aux portes de Calais qu'ils espéraient bien reconquérir tôt ou tard, et, dans une dépêche adressée au seigneur de Castelnau, son ambassadeur à Londres, il l'exhorta vivement à persuader aux députés des états de renoncer à leur projet, qui eût engagé de plus en plus l'Angleterre «à prendre pied en terre ferme, sans autre respect que de faire ses affaires aux despens de qui que ce soit.» Pour les en détourner, il leur fit offrir indirectement par le duc d'Alençon l'appui de la France à des conditions bien plus désintéressées. Le comte de Lalaing, complètement dévoué à Marguerite de Valois et à son frère, servait d'intermédiaire dans cette négociation; elle réussit d'autant plus aisément que les états, apprenant que l'armée du prince Casimir devait être beaucoup plus considérable qu'ils n'en avaient eux-mêmes exprimé le désir, craignaient déjà qu'Élisabeth ne leur eût donné un gouverneur des Pays-Bas dans le duc palatin et que cette armée libératrice ne leur apportât des chaînes. De là, un rapprochement des états vers la France, nouveau revirement dans une époque si agitée et si confuse.

«Tout donnoit sujet, dit Renom de France, aux voisins jaloux et désireux de nouveaulté, de se fourrer à travers pour aider à brouiller les cartes soubs espoir de pescher en eau trouble. Monsieur le duc d'Alençon, poussé d'une légèreté françoise excitée par le prince d'Orange et de l'inclination de son jeune âge, fut le premier qui joua ce rollet, car il exhorta les estats à tenir ferme, leur offrant son assistance et secours, donnant à cognoistre (soubs main) ce faire du sceu et autorisation du roi très-chrétien.»

Le duc d'Alençon intervint d'abord très-timidement. Il feignit de professer pour l'autorité du roi d'Espagne autant de respect que les états eux-mêmes, protestant «qu'il avoit prins les armes pour la défense des peuples oppressés par les tyranniques déportemens de mauvais officiers et pour faire qu'ils retournassent en l'obéyssance de leur prince, avec la conservation des anciens priviléges des pays, lesquels pour la pluspart avoient esté autresfois octroyés par les princes du sang royal de France.»

Au même moment, Henri III recevait l'ambassadeur de la reine d'Angleterre, chargé de lui annoncer «qu'elle estoit résolue de mettre peine pour empescher le duc d'Anjou d'aller au secours des estats des Pays-Bas;» mais il lui répondit «que ladite entreprise de Flandre ne lui estoit nullement agréable, et que, si elle se faisoit, ce seroit à son très-grand regret et contre sa volonté.» Quelques semaines plus tard, il envoya à Londres le sieur de Rambouillet, capitaine de ses gardes, pour qu'il réitérât les mêmes protestations en présence d'Élisabeth, qui ne croyait pas à leur sincérité.

L'ambassadeur de Henri III au camp espagnol déclarait aussi que son maître était étranger aux desseins du duc d'Alençon. «Monsieur, lui répliqua don Juan, c'est chose de pernicieux exemple pour les rois de nourrir et soustenir rébellion.»

L'expédition du duc d'Alençon soulevait des questions importantes au point de vue du droit des gens. Était-elle légitime ou utile? Si la politique la conseillait, la morale et la bonne foi pouvaient-elles l'approuver? Les amis du duc d'Alençon insistaient surtout sur l'importance que la conquête de la Flandre présentait pour la monarchie française: «Si jadis les Romains n'estimèrent aucune de leurs victoires si honorable comme d'avoir pu remettre sus la liberté de la Grèce et en chasser les tyrans, et si en effet l'industrie des peuples des Pays-Bas, avec l'aveu de tous, ne s'approche pas peu du mérite des anciens Grecs, sans doute il devroit sembler avec bonne raison que nos roys ne pouvoient entreprendre rien de si louable que de les secourir et de les maintenir en leurs anciens priviléges et franchises. Or, il y a plus, sans parler de la grandeur de nos roys qui, ayans gaigné la dévotion de ces pays-là, n'auroient aucunement à craindre tout le reste de l'Europe ensemble, ce que m'accorderont ceux qui ont vu combien toute ceste marche est peuplée d'hommes actifs et industrieux, de villes très-belles, grandes et fortes, et qui ont remarqué le nombre des ports et havres remplis en tout temps de vaisseaux que le traffic de l'estranger y amène, et en somme les commodités et aisance pour le commerce de toute l'Europe si grande qu'il semble ce pays y estre adonné de soy et comme destiné pour rendre très-grand et puissant celuy qui, en estant seigneur, se rendroit juste et doux en ses commandemens, Monsieur, comme fils et frère de roy, peut de soy entreprendre une guerre... C'est une douce animosité de délivrer d'une misérable servitude plusieurs provinces qui ont esté des plus florissantes de l'Europe.»

Le duc d'Alençon était arrivé le 10 juillet à Mons, chez le comte de Lalaing, qui l'accueillit avec d'autant plus de joie qu'il était également jaloux de don Juan et du prince d'Orange. Ce fut de Mons que le duc d'Alençon adressa à don Juan un défi pour un combat singulier, qui ne fut point accepté; en même temps il envoyait près des états généraux quelques-uns de ses conseillers qui conclurent, le 13 août, un traité par lequel les états, tout en faisant des réserves pour l'autorité déléguée à l'archiduc Mathias et pour leurs alliances avec Élisabeth, décernaient au prince français, en échange de la promesse d'un secours important, le titre pompeux de défenseur de la liberté belgique. Le prince d'Orange eut toutefois assez d'influence pour neutraliser de nouveau l'effet de cette négociation. De même qu'il s'était mis à la place de l'archiduc d'Autriche comme son lieutenant, il amena les états à demander Lanoue comme lieutenant du duc d'Alençon. Lanoue était huguenot et dévoué au prince d'Orange.

Lorsque le duc palatin Casimir, appelé de l'Allemagne par Élisabeth, arriva aux Pays-Bas, il trouva l'autorité supérieure déjà confiée à l'archiduc Mathias et au duc d'Alençon, et il se retira à Gand pour montrer combien il était mécontent de la conduite des états: mais, loin de relever son influence, il ne réussit qu'à y compromettre le nom de la reine d'Angleterre.

Quatre factions et quatre armées se partageaient les Pays-Bas, quand un nouveau parti se forma: celui des malcontents. Il se composait des nobles qui, condamnant à la fois les dévastations impies des Gueux et la faiblesse des états, voulaient rétablir la paix par leur propre puissance et sans exposer le pays aux vengeances des Espagnols.

Au milieu de ces divisions sans nombre et sans limites, don Juan d'Autriche, privé de tout renfort qui lui permît de profiter de ses victoires ou même de conserver ses positions en présence des armées réunies du duc d'Alençon, du prince Casimir et des états, fortes de cinquante mille hommes, s'abandonnait à un sombre désespoir. Don Juan avait reçu de son père ce sentiment de supériorité que le vulgaire nomme l'ambition et qui chez les grands génies n'est autre que l'amour de la gloire. A l'âge où Charles-Quint triomphait à Pavie, il avait vaincu à Lépante et avait dompté, comme lui, les corsaires africains. Après avoir songé, disait-on, à fonder un empire à Carthage, il avait rêvé la conquête de l'Angleterre et l'hymen de Marie Stuart, qu'il n'eût délivrée de sa prison que pour lui remettre le sceptre de la fille adultérine d'Anne Boleyn; mais Marie Stuart devait lui porter malheur aussi bien qu'à son neveu don Carlos. Soit qu'il eût été atteint d'une épidémie qui régnait dans son camp, soit qu'une intelligence trop ardente eût rapidement usé le corps qu'elle animait, il expira le 1er octobre 1578, à peine âgé de trente-deux ans, au milieu d'une fièvre violente, où il appelait à haute voix ses capitaines et leur promettait de nouvelles victoires, alors qu'ils pleuraient déjà sa mort. Son dernier vœu avait été d'être enseveli près de Charles-Quint.

Le prince de Parme, qui était arrivé depuis quelques mois au milieu de l'armée espagnole, en prit aussitôt le commandement.

Quatre jours après la mort de don Juan, au moment même où cette triste nouvelle se répandait de toutes parts, Ryhove tenta un grand effort contre les Malcontents qui s'étaient emparés de Menin, de Bailleul et de Poperinghe et qui menaçaient Courtray; mais, avant de s'éloigner de Gand, il résolut d'affermir son autorité par quelque exemple terrible de la force dont elle disposait, et ce fut parmi les prisonniers du 28 octobre 1577 qu'il choisit deux victimes. La première que désigna sa haine, fut Jacques Hessele, qui s'était rendu célèbre par sa sévérité entre tous les membres du conseil des troubles, et qui devait expier, par un inique supplice, tant d'iniques supplices par lui ordonnés; l'autre était Jean De Visch, bailli d'Ingelmunster, qui avait, disait-on, exercé de regrettables rigueurs à Ypres. Ryhove les fit monter sur un chariot, et, dès qu'ils furent sortis de la ville, il les fit pendre à des arbres, sans autre forme de procès, puis il continua sa route (4 octobre 1578).

Jacques Hessele avait une longue barbe blanche; elle servait de risée à ses bourreaux. «Sachez bien, s'écria-t-il, que jamais vos cheveux ne blanchiront: la violence ne saurait durer.» Ceux qui le mirent à mort, se partagèrent quelques mèches sanglantes tombées de son front, triste trophée qui ne rappelait que la malédiction d'un vieillard.

Ryhove et Hembyze commençaient à se croire assez puissants pour se séparer ouvertement du parti des états; certains de l'appui du duc palatin Casimir, ils refusèrent de payer la quote-part de la Flandre dans les impôts votés par les états généraux et d'adhérer à la paix de religion qui venait d'être proclamée à Anvers.

Les désordres et les pillages avaient recommencé à Gand et dans toute la Flandre. «Le prince Casimir, dit Renom de France, autorisa par ses forces et présence toute la furie des hérétiques et du menu peuple par le saccagement des églises, en quoi ce prince allemand receut sa part, car des vases sacrés il fit forger de la monnaie, et non content courut piller le plat pays et plusieurs bons monastères de Flandres avec telle violence, qu'il n'est resté en plusieurs lieux nulle marque de l'antiquité et dévotion de nos prédécesseurs.» Lanario raconte les même faits: «Les Gantois qui avaient saccagé les temples et emporté les saints vases, firent une somme d'argent des calices et la donnèrent au Palatin. L'or et l'argent sacré ne paraissaient plus qu'en leur monnaie, comme les cloches ne sonnaient plus qu'en leurs canons.» Le célèbre Hubert Languet, qui se trouvait alors à Gand avec le duc Casimir, écrit lui-même: «Les Gantois se livrent à tant de désordres, que je crains de voir se dissoudre l'union des états.»

Le prince d'Orange, toujours hostile aux partis extrêmes, se hâta d'intervenir avec sa haute influence. Ryhove subit ses conseils et fut l'un de ceux qui opinèrent pour que l'on cédât au vœu des états qui demandaient que l'on rendît quelques églises au culte catholique; mais Hembyse et Dathenus repoussaient toute transaction, comme un témoignage de faiblesse. Une émeute éclata: ce fut le triomphe de Ryhove. Hembyze fut un instant retenu prisonnier. Dathenus s'enfuit à Bruges (18 novembre 1578).

Peu de jours après, le prince d'Orange arriva à Termonde (22 novembre 1578). Après avoir conféré avec les députés de Gand, entre lesquels se trouvaient Jean d'Hembyze, Gilles Borluut, Jean Damman et Josse Triest, il les accompagna à Gand, où il engagea les magistrats à ne pas rompre l'union des provinces. L'ambassadeur d'Angleterre, Davidson, de concert avec lui, réprimanda vivement le duc Casimir de sa conduite inconsidérée, et pressa également les Gantois de contribuer, comme les autres villes des Pays-Bas, aux frais de la guerre avancés par la reine Élisabeth, en s'obligeant pour leur part qui s'élevait à quarante-cinq mille livres sterling.

Tandis que les Gantois acceptaient la paix de religion, le duc Casimir s'embarquait pour l'Angleterre afin d'aller s'excuser de sa faiblesse et de son incapacité. «Je vois bien, mon cousin, se contenta de lui dire Élisabeth, que vos troupes ne veulent pas de mon argent et que vous n'avez pas exécuté votre engagement d'amener avec vous des hommes de guerre, car l'on ne saurait donner ce nom à ceux qui vous ont accompagné.» Et elle le renvoya en Allemagne.

Vers la même époque, le duc d'Alençon, mécontent des états, qui voulaient le reléguer à Ath, quittait les Pays-Bas, après avoir déclaré qu'il savait qu'on l'accusait de songer à s'emparer de vive force des villes de Flandre, mais que loin d'avoir formé ce projet, il restait complètement dévoué au parti des états, et que c'était à son grand regret qu'il se voyait réduit, par les troubles qui agitaient la France, à y rentrer immédiatement. Les états répondirent par des protestations aussi pompeuses que celles qui avaient successivement été adressées à l'archiduc Mathias et au prince Casimir.

La paix de religion, déjà proclamée à Gand, l'avait été également à Bruges et dans la plupart des autres villes. Elle attribuait à chaque religion l'exercice public et paisible de son culte. Sous sa bienfaisante influence, les troubles se calmèrent, et plus ce repos fut court, plus il mérita de regrets. Le pouvoir des états s'affaiblissait de jour en jour. Le 29 janvier 1579, les provinces de Gueldre, de Zutphen, de Hollande, de Zélande et de Frise signèrent l'Union d'Utrecht, moins remarquable par les clauses qui y étaient insérées que parce que cette première tentative de se séparer des états généraux devait être la base de la liberté politique de ces provinces. Le prince d'Orange fit approuver l'Union d'Utrecht par les magistrats de Gand et par ceux des autres villes de Flandre.

Autre confédération, non moins hostile aux états, quoique d'une tendance tout opposée. Le 6 janvier (vingt-trois jours avant l'Union d'Utrecht), les provinces d'Artois et de Hainaut s'allient dans le triple but de protéger la religion catholique, de conserver l'obéissance au roi et de maintenir les conventions de la pacification de 1576. Le vicomte de Gand, commandant de la cavalerie des états et gouverneur d'Artois, se rallie à ce parti, et le 7 avril le baron de Montigny, chef des Malcontents, déclare également dans l'assemblée des états d'Artois qu'il veut rester fidèle à Philippe II, en s'appuyant sur la pacification de Gand et sur l'édit de Marche-en-Famène pour rétablir la paix et assurer le départ des soldats étrangers. Le prince de Parme se hâte de profiter de ces symptômes favorables. Il renouvelle les engagements pris par don Juan d'Autriche et promet que, six semaines après l'acceptation de la paix par les diverses provinces, toutes les troupes espagnoles quitteront les Pays-Bas.

Cependant le parti de Jean d'Hembyze avait repris le dessus à Gand. Quand, au mois de janvier 1579, le prince d'Orange tenta de faire transférer à Cologne les prisonniers du Princen-Hof, Jean d'Hembyze ne voulut point permettre qu'ils fussent conduits hors des Pays-Bas. Peu après, le 28 février, l'archiduc Mathias ordonne de les envoyer à Berg-op-Zoom et écrit à Ryhove de se conformer à cette décision, «puisque par délibération du conseil comme dessus et advis de nostre bon cousin le lieutenant-général le prince d'Orange, l'avons trouvé ainsy convenir.» Mais les amis de Jean d'Hembyze se réunissent de nouveau «pour empeschier la sortie des prisonniers, alléguans pour leur raison que leur présence renforçoit la ville de vingt mille hommes, et que, s'ils estoient partis, ils se trouveroient incontinent assiégés par les soldats wallons, à quoy le prince d'Orange auroit respondu que au contraire ils seront de vingt mille hommes plus forts après que les prisonniers seront partis, dont faisoit foy Charles Ve de ce nom, de glorieuse mémoire, lequel n'eust aulcun repos jusques après avoir délivré de prison le duc de Saxe.»

Cette fois, l'intervention du prince d'Orange fut inutile. Les prisonniers ne furent conduits ni à Cologne ni à Berg-op-Zoom; ils restèrent au Princen-Hof. L'évêque d'Ypres, illustre ami du comte d'Egmont, y occupait l'appartement où avait été élevé Charles-Quint. La réforme succédant à Philippe II, qui avait fait décapiter les vieux serviteurs de son père, avait changé ses palais en prisons pour les défenseurs de sa dynastie et même pour des hommes qui avaient accompagné, jusque sur l'échafaud, les victimes du duc d'Albe. Chaque jour on voyait se multiplier les vexations dont les prisonniers étaient depuis longtemps l'objet. Il suffit d'en citer une seule; le 4 avril, le secrétaire de Ryhove leur présenta un compte assez élevé qui contenait, entre autres articles, ceux qui suivent:

«Le duc d'Arschot, accompagné de messieurs de Raisseghem, Mouscron, Seweveghem, etc., ont brûlé du bois et chandelles de la maison du sieur de Ryhove avec leur garde, pour la somme de 60 livres tournois.

«Ledict sieur de Ryhove a payé à Anvers avec ses gens sollicitans les affaires de messieurs de Raisseghem, Sweveghem, l'évesque de Bruges, l'évesque d'Ypre, etc., la somme de 430 livres tournois.»

Les prisonniers protestèrent dans un mémoire qui fut remis par le bâtard de Rommerswalle. «Ryhove l'ayant reçeu dans la maison eschevinale ainsy qu'il sortoit de la chambre avecq Josse d'Hembyse, y rentra de rechief pour le lire, et sans y faire un long séjour, retournant fort eschauffé et altéré au visage, chargea ledict Rommerswalle de dire aux prisonniers qu'il leur présenteroit bien tost le vin, mais ce seroit sans boire ni manger.» On racontait que l'on avait aussi entendu la fille de Ryhove, mariée au seigneur de Mortagne, dire tout haut «que plus tost que les prisonniers sortissent, elle-même leur couperoit la gorge.» Les échevins firent prier les prisonniers de ne pas mécontenter Ryhove.

Pour se rendre compte de l'effroi qui régnait à Gand, il faut rappeler qu'une nouvelle sédition, non moins furieuse que celles de 1566, y avait éclaté le 9 mars. Les Gueux avaient envahi tous les lieux où le culte catholique venait d'être rétabli et y avaient arraché les prêtres de la chaire et de l'autel. Jean Bette, Josse Triest, Philippe de Grutere et d'autres honorables bourgeois qu'ils y trouvent livrés à la prière, voient leurs jours menacés. Les Gueux veulent renverser jusqu'aux pierres qui racontent la puissance de la Flandre et le génie de ses architectes inspirés par la foi ardente des siècles du moyen-âge. Ils commencent à démolir successivement l'église de Saint-Pierre, si célèbre entre toutes celles de la Flandre, celles de Saint-Martin d'Ackerghem et de Sainte-Catherine de Wondelghem, et leurs mains sacriléges renversent en même temps les mausolées des cimetières. L'une des tombes brisées à Wondelghem renfermait les restes du père et de la mère de Ryhove, mais Ryhove ne put rien pour les protéger contre des fureurs qu'il avait lui-même pris plaisir à exciter, et ils furent abandonnés aux vents et aux oiseaux du ciel.

Le 15 mai 1579, on résout dans une assemblée des échevins et des notables de Gand que si la paix ne se fait point à Cologne, «lesdits de Gand renonceront à la souveraineté du roi d'Espaigne avecq promesse de n'entrer jamais dans aulcun contrat de réconciliation que par commun advis de tous les confédérés d'Utrecht; que au mestier de Gand ne s'admettra l'exercice d'autre religion que de la réformée; que tous magistrats des chastellenies et plat pays seront abolis et annexés aux villes, et sera faict de tous deux un corps hors duquel sera choisy et créé tel magistrat que conviendra; que l'on advisera sur l'égalité des contributions avecq les autres villes et provinces de l'union d'Utrecht; que l'on formera ung corps de conseil pour le quartier de Gand pour résoudre et deffinir toutes matières d'estat, police et guerre; qu'il y aura six électeurs pour renouveler la loy, dont deux prins hors la commune et général peuple, respectivement bons patriotes, le tout sans préjudice des droits, coustumes et priviléges; au contraire.»

Progrès du parti des Malcontents. Le comte d'Egmont entra à Bruxelles et se retira après s'être retranché, le 5 juin 1579, sur la place du Marché, aux mêmes lieux où à pareil jour le roi d'Espagne, dont il essayait de rétablir l'autorité, avait fait mourir son père. Le comte d'Egmont répara cet échec en s'emparant peu de jours après de Ninove.

Dix jours après la malheureuse tentative du comte d'Egmont, les prisonniers du Princen-Hof (l'arrestation de Champagny à Bruxelles a accru leur nombre) parviennent à s'évader par un escalier secret que connaît seul le seigneur d'Erpe, car «il se ressouvient que au temps qu'il avoit esté page et que la reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, avoit esté logée dans cette maison, il avoit esté par cette mesme montée au quartier des dames.» Ils gagnent heureusement les portes de la ville, mais leurs inquiétudes se renouvellent quand ils n'aperçoivent pas les chevaux sur lesquels ils comptent. L'évêque de Bruges marche difficilement. Dès qu'il a fait une lieue, il déclare qu'il lui est impossible de continuer, et il faut se résoudre à le laisser à Mariakerke, dans une maison où ses compagnons trouvent un guide qui les conduit chez le bailli de Lovendeghem. Après s'être quelques moments reposés dans un bois, ils poursuivent leur route vers Lootenhulle et de là vers Caneghem, en passant près du château de Poucke. Cependant la faim et la fatigue les réduisent à s'arrêter dans un pauvre cabaret qui s'offre à leurs regards. L'enseigne du Princen-Hof qu'il porte, leur paraît toutefois de mauvais augure, et à peine s'y sont-ils assis pour dîner d'œufs, de pain et de lait, qu'ils croient reconnaître autour d'eux quelques soldats déguisés. Ils s'éloignent aussitôt, mais leurs terreurs s'accroissent à chaque pas. Un de leurs guides les abandonne; plus loin ils découvrent entre les arbres des hommes inconnus qui semblent les attendre. Ils se détournent et s'engagent précipitamment dans un autre chemin, quand ils entendent retentir derrière eux le cri: «Tuez les traîtres!» L'évêque d'Ypres et les seigneurs d'Ecke et de Champagny sont saisis et reconduits à Gand avec l'évêque de Bruges, dont l'asile est révélé par le guide de Mariakerke. Plus agiles ou plus heureux, les seigneurs d'Erpe et de Rasseghem se dérobent par la fuite à leurs ennemis et parviennent à atteindre Roulers, où ils sont rejoints le lendemain par François de Sweveghem, qui est resté pendant vingt-quatre heures caché dans les blés.

De nouvelles insultes attendaient à Gand les fugitifs, qui vinrent y reprendre leurs chaînes. Ils n'échappèrent peut-être au dernier supplice que grâce à une lettre du baron de Montigny, qui menaça les magistrats de Gand de représailles, si l'on traitait les prisonniers «aultrement que leur qualité mérite.»

Les désordres qui agitaient Gand, s'étaient reproduits à Audenarde et à Termonde.

A Bruges, les magistrats avaient convoqué les bourgeois, le 27 juin, pour leur faire accepter l'Union d'Utrecht. Ils s'étaient assurés de l'assentiment des doyens des métiers; mais les bourgeois refusèrent avec énergie d'imiter leur exemple. «L'Union d'Utrecht, disaient-ils, garantit la liberté de religion; pourquoi, à peine est-elle signée, que déjà l'on a chassé d'Utrecht les prêtres catholiques? Si nous voulons conserver la religion de nos pères, il faut que nous repoussions de toutes nos forces des propositions dictées par la mauvaise foi.»

Mouvement catholique à Bruges. Jérôme De Mol est proclamé capitaine de la ville; on arrête l'un des bourgmestres du Franc, Noël de Caron, chez qui l'on trouve une lettre par laquelle le prince d'Orange l'exhorte à lui faire donner le gouvernement de la Flandre. Tous les bourgeois prennent les armes, mais la porte d'Ostende est livrée pendant la nuit à huit enseignes écossaises du régiment de Balfour, qui fait arrêter Jérôme De Mol au moment où il cherche à traverser les fossés de la ville. Balfour était célèbre par sa cruauté et ses pillages; son nom devait passer au dix-septième siècle à l'un des plus farouches convenentaires écossais.

Les destinées de la Flandre flottaient désormais entre Jean d'Hembyze et le prince d'Orange. Hembyze dominait ses collègues et chassait de Gand, comme suspects de dévouement au prince d'Orange, Lanoue et Bonnivet, qui blâmaient ses fureurs; d'un autre côté, le prince d'Orange s'appuyait sur la jalousie des collègues d'Hembyze. Les principaux (c'étaient Ryhove, Borluut, Grutere et Uutenhove) envoyèrent des agents à Anvers, et il fut convenu que Ryhove, comme grand bailli de Flandre, inviterait Hembyze à se rendre chez lui et le ferait aussitôt arrêter.

Hembyze, ignorant le complot, se laissa tromper. Cependant, à peine avait-il été retenu prisonnier qu'une violente sédition éclata, grâce au zèle de ses amis: «On arrête le bourgmestre!» criait le peuple. Non-seulement il délivra Hembyze, mais il menaça aussi de sa fureur Ryhove et ses complices. Borluut jugea prudent de fuir à Anvers. Les autres inventèrent d'astucieuses excuses, et Hembyze, cherchant à prouver qu'il était trop puissant pour qu'un complot pût être dangereux pour son autorité, feignit de croire qu'elles étaient sincères; en même temps il profita d'une occasion si favorable pour faire renouveler, en présence de quelques bandes de pillards appelées du dehors, le corps de la magistrature, où il conserva les fonctions de premier échevin de la keure ou bourgmestre, qu'il occupait depuis le mois de janvier 1578.

Le prince d'Orange avait vainement cherché à interposer sa médiation pour prévenir le triomphe complet d'Hembyze. La lettre qu'il adressa, le 24 juillet, aux magistrats de Gand, était destinée à rétablir les choses dans l'état où elles se trouvaient lors de l'explosion du complot dont Borluut avait accepté seul la responsabilité:

«Combien que ma vie passée et les services faicts au pays, avec tant de pertes et travaulx, doibvent rendre assez suffisant tesmoignage de ma fidellité, tellement qu'il ne debvroit estre besoing que je respondisse aultre chose sinon ce que mes faicts tesmoignent, touteffois, pour éviter les inconvéniens, que je crains davantaige sur le pays en général, et mesmes sur la ville de Gand que sur moy en particulier, je n'ay voulu laisser de vous faire entendre que je suis bien adverti qu'aulcuns, ayans peult-estre des desseings à part, font courir divers bruicts, assçavoir que je serai pour faire recepvoir un prince estrangier, avec lequel j'aurai quelque traicté; mais je vous prie de considérer que nous avons tant d'ennemis et avons parmi nous tant de gens qui en font tous les jours des nouvelles, que je serois fort marri qu'il y eust aulcun prince estrangier qui peult à mon occasion se rendre ennemi de ce pays. Mais, Dieu mercy, je ne suis pas si peu cognoissant que je ne sache bien qu'il fault nécessairement traicter, soit de paix, soit de guerre, soit d'alliance avec le gré du peuple, vous priant d'entendre qu'il n'est pas raisonnable qu'un chascun soit averti des causes par quoi les gouverneurs parlent d'une façon ou d'aultre. Je pense au plus tôt m'acheminer en Flandre pour aider, avec nostre bon advis et de tous bons patriotes, de redresser toutes choses comme il est bien nécessaire... Cependant, je vous prie ne permettre qu'il se face aulcune nouvelleté en vostre ville, espérant vous faire cognoistre, tant au temps du renouvellement de la loi que par toutes aultres voyes, le grand désir que j'ay de veoir la gloire de Dieu advancée en vostre ville florissante et en bon repos.»

Le prince étranger dont parlait Guillaume d'Orange, était le duc d'Alençon, avec qui de nouvelles négociations étaient entamées depuis quelques mois, grâce au concours de Ryhove et de ses amis. Hembyze, qui les attaquait si vivement, reproduisit les mêmes accusations dans un manifeste dicté par l'orgueil du triomphe, où il déclarait que désormais la souveraineté ne résidait plus que dans les communes de Flandre. Il haranguait lui-même le peuple et lui exposait ses projets en lui promettant que Gand, indépendante et assez forte pour se défendre elle-même contre tous, deviendrait bientôt la Genève du Nord et verrait le commerce l'enrichir de nouveau de ses bienfaits. Il rappelait sans cesse les anciennes franchises de Gand, et disait que le temps était venu de fonder une liberté universelle. Dans ses rapports avec les magistrats de Bruxelles, il invoquait, comme ayant conservé toute sa force, le traité conclu en 1339 entre la Flandre et le Brabant par Jacques d'Artevelde. Déjà revivaient sous ses auspices les formes anciennes de l'élection des doyens, et l'un de ses premiers soins avait été de rétablir la milice de la Verte-Tente.

Cependant l'assemblée des membres de Flandre, où dominaient les amis de Ryhove, refusa de seconder Hembyze. Elle donna le gouvernement du pays au prince d'Orange, à cette condition que la paix de religion ne serait plus maintenue, et le prince d'Orange renonça, pour accepter ces fonctions importantes, au rôle de modérateur, qui pouvait l'en rendre digne.

Au moment où Guillaume de Nassau s'engageait ainsi de plus en plus dans un parti si peu digne de sa prudence et de sa renommée, Marguerite de Parme arrivait au camp espagnol, qu'elle quitta presque aussitôt, après s'être convaincue de la triste situation des choses: elle ne devait plus revoir la Flandre, mais elle en retrouva les souvenirs jusqu'en Italie, où elle acheva ses jours dans la ville d'Aquila, qui lui rappelait les exploits de Robert de Béthune.

Cependant la lutte dont la Flandre était le théâtre, entrait dans de nouvelles voies. Hembyze, trop faible pour résister à Guillaume de Nassau, s'était éloigné de Gand sous le prétexte d'aller examiner quelques fortifications que l'on faisait au Sas. Là, il se cacha dans un bateau qui devait partir le lendemain; mais quelques-uns de ses amis, indignés de sa pusillanimité, l'y découvrirent et le forcèrent à retourner à Gand, où il s'enferma aussitôt dans sa maison. Sa présence rendit quelque force et quelques espérances à ses partisans. Ils s'assemblèrent et demandèrent qu'on créât Hembyze capitaine de la ville; mais le prince d'Orange ne les écouta point: il manda Hembyze près de lui et le rendit responsable de tous les troubles que l'on susciterait en son nom Hembyze, intimidé, quitta de nouveau Gand le 29 août et parvint, cette fois, à s'embarquer au Sas sans être reconnu. On apprit depuis qu'après avoir traversé la Hollande, il s'était rendu en Allemagne près du duc palatin Casimir.

«Naguère, dit une chanson du temps, Hembyze dominait Gand par son orgueil..., aujourd'hui c'est en tremblant et la poitrine pleine de soupirs qu'il lui adresse ses adieux.»

Le prince d'Orange ne s'éloigna de Gand qu'après avoir vu échouer une tentative des Malcontents. Il parut à Bruges pour calmer l'agitation de ses amis trop zélés, qui accusaient les magistrats du Franc d'avoir soutenu Jérôme De Mol, et demandaient la suppression de leur juridiction. Noël de Caron aida le prince d'Orange à éteindre des plaintes qui eussent été un nouvel aliment de discorde entre les trois villes de Gand, de Bruges et d'Ypres.

Jamais la Flandre n'avait été plus malheureuse qu'à cette déplorable époque [13]. Le prince d'Orange n'était que trop souvent réduit à fermer les yeux sur les excès des Gueux, dont il craignait de s'attirer la haine, et déjà le rêve de l'indépendance flamande qu'avait formé Hembyze, s'était évanoui: il n'était resté, de l'édifice qu'il avait voulu fonder, que les désordres qui en avaient été la base. Siger Van Maele écrit le tableau des événements contemporains sous le titre de lamentations. Un autre écrivain de cette époque répète douloureusement le vers de Sénèque:

O Patria! tales intueor vultus tuos!

Ce fut en ce moment où l'anarchie semblait atteindre les dernières limites, que fut publié le fameux édit de proscription de Philippe II contre le prince d'Orange «comme le chef et l'auteur principal de tous les troubles de la chrétienté»: c'était l'apologie du tyrannicide proclamé par la royauté, apologie qui fut dépassée en violence par celle du ministre Villiers, et qui, dès lors, ne servit qu'à rendre impossible toute réconciliation entre les Provinces-Unies et le roi d'Espagne.

A Gand, Ryhove conserve l'autorité sous la protection même du prince d'Orange. Le 25 septembre on interroge les habitants de Gand sur les conditions proposées par le prince de Parme, en offrant une pension annuelle à tous ceux qui les rejetteront. Le 3 octobre, la délibération continue, et l'on proclame le même jour ennemis du pays ceux qui ont approuvé les négociations commencées aux conférences de Cologne. Une ordonnance des magistrats caractérise cette situation; elle porte qu'il est défendu de se promener dans les rues, et elle a pour but de s'assurer de trouver chez eux tous les bourgeois catholiques, afin de les expulser au même moment de cette ville qui se vante d'être, au milieu des Pays-Bas, l'asile de la liberté politique et religieuse.

A Bruges, les prêtres et les bourgeois les plus honorables furent exilés, les églises furent détruites ou profanées: la basilique de Notre-Dame, fondée au huitième siècle par saint Boniface, devint une étable, la chapelle des moines de Staelyzer, une grange; celle de Saint-Basile, dont les comtes et les princes ne s'approchaient qu'avec vénération, fut convertie en magasin. Jean Perez de Malvenda s'était hâté de cacher chez lui la sainte relique que l'on devait à la piété de Thierri d'Alsace.

Il fallut, pour relever la religion aux yeux des impies qui ne l'invoquaient plus que pour masquer leur scepticisme et pour justifier leurs violences, un de ces fléaux providentiels qui, en révélant à chacun de nous la faiblesse et la vanité de son orgueil, nous apprennent que Dieu, auteur de la foi, a placé ici-bas la charité pour que nous retrouvions plus haut l'espérance. La peste se déclara en Flandre, et elle put seule suspendre les fureurs des factieux, qui s'arrêtèrent frappés de respect devant quelques-unes de ces religieuses qu'ils outrageaient la veille, et qui avaient obtenu de rester à Bruges afin de braver d'autres périls en secourant les malheureux. Les Colettines, les sœurs noires du monastère du Chataignier et celles de l'hôpital de Saint-Jean, humbles femmes sans appui et sans protection au milieu des bandes féroces des iconoclastes et des Gueux, étaient les monuments vivants de la religion près des pestiférés qui en avaient brisé eux-mêmes les monuments construits de marbre et de pierre.

Une famine cruelle frappa bientôt ceux qu'épargna la peste, de sorte qu'en peu de mois, racontent des témoins oculaires, il mourut quatre-vingt mille personnes. Le nombre des habitants des campagnes qui avaient fui les ravages des gens de guerre, était si considérable, que toutes les rues étaient couvertes de familles qui n'avaient point d'abri. Le son lugubre de la sonnette du fossoyeur ne cessait de retentir; les cimetières n'étaient plus assez vastes. Ce fut au milieu des débris de ses édifices dévastés, au milieu du silence que la mort laisse après elle, que Bruges descendit du rang qu'elle conservait encore parmi les villes des Pays-Bas, pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui l'image vaine d'une grandeur éclipsée, triste ruine qui raconte d'autres ruines: famosum antiquitatis flandricæ sepulcrum, dit Gramaye.

Tel fut l'état de la Flandre dans ces désastreuses années, et il faut ajouter aux fléaux de la peste et de la famine le fléau de la guerre. Les Malcontents conquirent Alost, Renaix, Grammont et Courtray. Les Écossais du colonel Balfour s'en vengèrent en s'emparant de Menin, qui fut pillé. Lanoue défit un parti de Malcontents près de Marquette, et occupa Becelaere et Warneton. Il obtint un succès plus important en escaladant Ninove, où il prit le comte d'Egmont. Au mois de mai il assiégeait Ingelmunster, et il avait quitté son camp avec quelques troupes pour se diriger vers Lille, lorsqu'il reçut l'avis de la marche du vicomte de Gand, et se vit réduit à retourner sur ses pas; mais il arriva trop tard pour soutenir les siens, et fut lui-même fait prisonnier; telle était la renommée de son courage que les Malcontents refusèrent pendant longtemps d'accepter de lui une rançon quelque élevée qu'elle pût être, et ce ne fut qu'après cinq ans de captivité qu'il fut échangé contre le comte d'Egmont.

Au mois de juillet les Malcontents essayèrent inutilement de surprendre Gand, où était arrivé le prince de Condé. Le prince de Parme, plus heureux, reconquit Maestricht.

Ravages des Vrybuyters. «Il y avoit aussi, dit Jean Stratius, un autre genre d'ennemis qui s'appelloit Vreybutres, c'est-à-dire, brigands ou voleurs de grands chemins, avec lesquels nulle justice ne se pouvoit entremesler. Ils se levèrent contre les Espagnols quand, devant la venue de don Juan, on les voulut chasser par force d'armes, et depuis le nombre d'iceux vint à croistre tellement que l'on ne trouvoit un seul passage sûr en tout le pays.»

Des négociations secrètes avaient été entamées par Catherine de Médicis devenue favorable aux huguenots. Elle voulait faire épouser le duc d'Alençon à Élisabeth, afin que rien ne s'opposât à ce qu'il reçût la souveraineté des Pays-Bas. Le duc d'Alençon, mécontent de la réconciliation de l'Artois et du Hainaut avec le roi d'Espagne, flattait les huguenots comme sa mère. Il recherchait dans les Pays-Bas l'amitié du prince d'Orange, qui pouvait seul faire réussir ses desseins.

Guillaume de Nassau avait formé le projet d'abjurer publiquement l'autorité du roi d'Espagne, qui avait été toujours reconnue, au moins nominalement, par les Gueux, dont le premier serment avait été de rester fidèles jusqu'à la besace. Il réunit à Anvers les députés des diverses provinces et leur exposa que les nécessités de la guerre et des discordes intérieures exigeaient impérieusement qu'ils élussent quelque prince illustre pour les gouverner. Cette opinion prévalut, mais lorsqu'il fallut choisir dans les pays voisins l'héritier des ducs de Brabant et des comtes de Flandre, de vives contestations éclatèrent.

Les députés de Gand opinèrent pour que l'on déférât l'autorité à la reine d'Angleterre. Ils remontraient que la France était si affaiblie par ses propres discordes que l'on n'en pouvait espérer aucun secours important, et que si elle recouvrait sa puissance avec la paix, il n'en était que plus dangereux de se donner à un prince qui, en recueillant la couronne par la mort de son frère, pourrait devenir pour les Pays-Bas un maître aussi impitoyable que Philippe II, et d'autant plus redoutable que son bras, suspendu sur la tête de leurs populations, pourrait en un moment les écraser. On trouvait, au contraire, en Angleterre une nation heureuse et florissante. La reine Élisabeth protégeait la religion réformée qui était aussi dans les Pays-Bas celle que menaçait le roi d'Espagne. Les ports de l'Angleterre étaient voisins de ceux de la Flandre. Quelques heures suffisaient pour que les secours dont on aurait besoin, parvinssent aussitôt qu'on les réclamerait. L'Océan unissait étroitement l'Angleterre aux Pays-Bas, et déjà le commerce avait cimenté les liens réciproques des deux nations. Enfin, la nature même du gouvernement de l'Angleterre devait être considérée. En France le roi était absolu, et le duc d'Alençon avait été élevé dans les principes d'une autorité illimitée. L'Angleterre, où l'on voyait Élisabeth consulter le parlement dans toutes les affaires importantes, offrait seule une monarchie tempérée par la liberté.

Tels furent les arguments des députés de Gand. Philippe de Marnix, confident intime du prince d'Orange, les réfuta dans un long discours. Il insista sur l'urgent besoin qu'éprouvaient les Pays-Bas de voir le souverain y résider comme sous la domination si prospère des ducs de Bourgogne. Les malheurs du règne de Philippe II en étaient la preuve. Pouvait-on craindre que le duc d'Alençon attentât aux franchises des Pays-Bas dont la plupart avaient été octroyées par des princes issus comme lui de la maison royale de France? Il ne s'agissait point de fonder une nouvelle forme de gouvernement, mais de conserver celle dont avaient joui nos ancêtres. Ne pouvait-on pas, d'ailleurs, fixer les limites de son pouvoir, afin qu'il n'oubliât point que les peuples de la Flandre n'obéissent qu'à leurs lois et jamais à des lois étrangères?

Quelques députés catholiques combattirent à la fois le projet de demander un gouverneur à Élisabeth et celui de s'adresser au duc d'Alençon, de crainte de provoquer des hostilités de la part du roi d'Espagne; mais l'avis de Philippe de Marnix, appuyé par le prince d'Orange, prévalut, et une ambassade solennelle fut envoyée en France pour offrir au duc d'Alençon la souveraineté des Pays-Bas.

Enfin, le 19 septembre 1580, un traité est signé au Plessis-lez-Tours, lieu de funeste mémoire dans les annales de la royauté française aussi bien que dans celles de la liberté flamande.

Les états généraux élisent le duc d'Alençon duc de Brabant, marquis de Namur, comte de Flandre et de Hainaut.

S'il laisse plusieurs enfants, «il sera au choix desdits estats de prendre celui qu'ils jugeront mieux convenir.» En cas de minorité, la tutelle appartiendra aux états.

Le duc d'Alençon maintiendra tous les priviléges et ne pourra point lever d'impôt sans l'assentiment des états.

Les états généraux pourront se réunir aussi souvent qu'ils le jugeront convenable.

Le duc d'Alençon sera tenu de choisir les commandants des forteresses parmi les officiers qui lui seront proposés par les états généraux.

La paix de religion sera observée.

Le duc d'Alençon assurera aux états généraux des Pays-Bas l'alliance de son frère le roi de France «contre tous ennemis, fust-ce «le roi d'Espagne.» Il est bien entendu toutefois, «que les Pays-Bas ne seront incorporés à la couronne de France, ains demeureront sous leurs lois, coutumes et priviléges anciens.»

On cherchera de plus à conclure d'étroites alliances avec la reine d'Angleterre, les rois de Danemark, de Portugal, de Suède, d'Écosse et de Navarre, les princes de l'Empire et les villes de la hanse teutonique.

Le duc d'Alençon sera tenu de suffire aux frais du gouvernement et à ceux de la guerre «tant avec les moyens qu'il aura eus du roi son frère que les siens.» Les états généraux se contentent d'y joindre un subside de deux millions quatre cent mille florins.

Le général de l'armée sera choisi par les états généraux: l'officier qui commandera les troupes françaises, devra également être agréé par les états, et il est entendu qu'elles ne pourront point être mises en garnison dans les forteresses et qu'elles devront en tout cas quitter le pays «quand les états généraux le requerront.»

On verra, du reste, par quels moyens l'on peut, en congédiant l'archiduc d'Autriche, «lui donner raisonnable satisfaction et contentement.»

Comment le duc d'Alençon avait-il amené le prince d'Orange à se montrer le complaisant instrument de ses projets? En associant l'ambition de celui qui le servait à la sienne propre, et en démembrant d'une souveraineté encore si douteuse la Hollande et la Zélande, pour en faire l'apanage héréditaire du Taciturne qui, si souvent, avait protesté de son désintéressement et qui cette fois s'engageait «à faire en toute occasion au prince français humble service et à procurer en tout et partout l'avancement de sa grandeur par dessus toutes choses [14]

Le duc d'Alençon s'était hâté de faire signer la paix avec les huguenots à Fleix-sur-Dordogne, et il s'occupa dès ce moment du soin de réunir une armée. Il prit à son service MM. de Fervaques, de Biron et de Rochepot. Il créa M. de Sully grand maréchal de l'armée, et lui promit la vicomté de Gand, dont il avait été déshérité par son oncle pour motif de religion, et, de plus, douze mille écus de rente en terres voisines des siennes. Le roi de Navarre avait toutefois fait tous ses efforts pour dissuader de cette entreprise un ami qui devait un jour devenir son ministre. «Ce prince, lui disait-il, que vous allez maintenant servir, me trompera bien, s'il ne trompe tous ceux qui se fieront en luy, et surtout s'il aime jamais ceux de la religion, ny leur fait aucuns avantages, car je scay pour luy avoir ouy dire plusieurs fois qu'il les hayt comme le diable dans son cœur, et puis a le cœur si double et si malin, a le courage si lasche, le corps si mal bâty, et est tant inabile à toutes sortes de vertueux exercices, que je ne me saurois persuader qu'il fasse jamais rien de généreux, ny qu'il possède heureusement les honneurs, grandeurs et bonnes fortunes qui semblent maintenant luy estre préparées.» Tel est le récit de Sully. Walsingham et le duc de Bouillon confirment le portrait que traçait le roi de Navarre. Walsingham ne trouve à faire l'éloge de ce prince, qui avait reçu au berceau le prénom si mal justifié d'Hercule, qu'en le comparant à Pepin le Bref; mais il ajoute, en parlant de la légèreté de son esprit: «qu'il a de la plume en son cerveau.» Le duc de Bouillon écrit de lui: «Monsieur eut la petite vérole en telle malignité qu'elle le changea du tout, l'ayant rendu mesconnoissable, le visage lui étant demeuré tout creusé, le nez grossi avec difformité, les yeux appetissés et rouges, de sorte qu'il devint un des plus laids hommes qu'on voyoit, et son esprit n'estoit plus si relevé qu'il estoit auparavant.»

Flamans, ne soyez estonnez

Si à François voyez deux nez;

Car par droit, raison et usage,

Fault deux nez à double visage.

On racontait aussi qu'un jour qu'il avait fait tirer son horoscope, n'obtenant aucune réponse sur ce qui flattait le plus son ambition, il insista pour en avoir une: «Je ne voulois rien dire touchant la royauté, lui répondit le devin, car ny vos mains, ny votre face, ny votre horoscope, ny aucun astre ne vous promettent ny félicité, ny grandeur de longue durée.»

Des lettres de Philippe II étaient arrivées à Paris le 17 mars 1581. Elles menaçaient la France de la guerre, si elle secourait le duc d'Alençon, mais elles n'eurent d'autre résultat que de faire publier par Henri III, au son de trois trompettes, dans les rues de Paris, une défense publique de continuer les armements, défense peu sincère et dès lors mal observée.

Rien ne doit arrêter dans sa marche rapide le mouvement insurrectionnel des Pays-Bas: on proclame à Gand, le 21 août, la déchéance de Philippe II. Les uns saluent avec joie cette déclaration, parce qu'elle semble anéantir à jamais la domination espagnole dans les Pays-Bas; d'autres n'aspirent qu'à l'établissement d'un pouvoir régulier qui mette fin à l'anarchie. Le duc d'Alençon étant catholique, on crut devoir à cette occasion rendre la liberté aux évêques de Bruges et d'Ypres, retenus depuis trois ans prisonniers. Le premier fut échangé contre Bouchard d'Hembyze; le second contre un ministre calviniste.

Le duc d'Alençon avait déjà quitté Château-Thierry, où s'était assemblée son armée; elle comprenait environ quatre mille mercenaires indisciplinés, qui marchaient pieds nus et à peine couverts de quelques vêtements en lambeaux. La plupart n'avaient pas d'épée; leur premier exploit fut de piller la Picardie, et ce fut à grand'peine que le duc d'Alençon parvint à les réunir autour de lui à Cambray, où il entra le 18 août.

Monsieur d'Inchy, que la reine Marguerite y avait vu, y résidait encore, et, selon le traité du Plessis-lez-Tours, il commandait dans la citadelle pour les états.

Cependant le duc d'Alençon témoigna à monsieur d'Inchy le désir qu'il l'y priât à dîner, et il lui promit de s'y rendre sans ses officiers et ses gardes du corps. Le seigneur d'Inchy, plein de bonne foi et trop empressé à reconnaître les anciennes bontés de la reine de Navarre, demanda un délai de deux jours à cause de la disette des vivres, puis il invita le duc d'Alençon et soixante des principaux seigneurs de sa suite. Le jour du festin étant arrivé, il se rendit au devant du prince, entre huit et neuf heures du matin. Tous les préparatifs avaient été faits avec une grande pompe. Une musique harmonieuse se faisait entendre. Le sieur d'Inchy portait lui-même aux convives une large coupe où pétillait le vin, mais le duc d'Alençon le força de s'asseoir près de lui.

Le festin durait depuis quelque temps lorsqu'on vint annoncer à voix basse à monsieur d'Inchy que quelques serviteurs du duc d'Alençon paraissaient aux portes de la citadelle. «Hé bien! hé bien! qu'on les laisse entrer; il n'y a mie danger, m'est à voir, répondit le gouverneur.»—«Monsieur, continua-t-il en s'adressant au duc d'Alençon, ce sont les gardes de Votre Altesse qui veulent entrer, et c'est bien fait, car vous avez tout pouvoir céans.» Par trois fois le sire d'Inchy reçut le même avis; trois fois il n'y fit aucune attention. Le duc d'Alençon se contentait de répondre par un signe de tête et souriait en regardant ses amis; mais lorsque de nouveau un des serviteurs du gouverneur vint lui parler à l'oreille, celui-ci changea de couleur, ses yeux étincelaient de colère, et frappant la table de ses deux mains: «Comment! éteindre la mèche de mes gens et désarmer mes soldats! Hé! monseigneur, qu'est cecy? Je ne pense mie que Votre Altesse entende cela. Je ne l'ay pas desservy. Ce seroit me faire trop de tort et mal récompenser mes services.—Ce n'est rien, monsieur d'Inchy, repartit le duc d'Alençon; j'y pourvoyerai et vous contenteray avant que de partir d'icy.» Puis il lui promit dix mille livres de rente et le gouvernement de la ville de Château-Thierry, mais Baudouin d'Inchy ne répondait point; il comprenait autrement l'honneur que le duc d'Alençon et maudissait en pleurant sa perfide ingratitude. Peu de jours après, il chercha la mort dans un combat.

Là se borna la campagne du duc d'Alençon. Ne recevant point de secours ni de la France, où les factions se réveillaient, ni de l'Angleterre, où l'on semblait l'estimer assez peu, il résolut de passer lui-même la mer, afin de hâter la conclusion de son alliance avec Élisabeth.

Ce projet remontait à 1571, et il n'avait échoué à cette époque que parce que les ministres anglais avaient paru y attacher comme condition préalable la restitution de Calais, tandis que les ministres français les pressaient de se contenter de Flessingue. Néanmoins il n'avait pas été complètement abandonné, et en 1575 Élisabeth avait avancé de l'argent au duc d'Alençon pour l'aider à lever des reîtres allemands dans la guerre des Malcontents. Davidson, ambassadeur anglais en Flandre, s'était montré en 1579 contraire à ces négociations matrimoniales. En 1581 elles sont reprises par Henri III, qui mêle à ces démarches je ne sais quelles folles préoccupations de se faire donner par la reine d'Angleterre des troupes de limiers, d'ours et de dogues. Élisabeth ne s'en offense point: elle sait que le duc de Lennox et les autres partisans de Marie Stuart sont prêts à prendre les armes en Écosse, et il est utile qu'ils ne soient pas soutenus par la France. Aussi a-t-elle soin d'adhérer non-seulement au contrat de mariage proposé par le maréchal de Cossé, mais même au protocole des formalités de la célébration religieuse: elle déclare qu'elle a le cœur tout français; elle désire seulement d'être déchargée des dépenses qui résulteront de la guerre entreprise par le duc d'Alençon en Flandre, où elle redoute pour lui quelques désastres «tant par ces yvrognes de Flamands que pour avoir une forte armée en tête et le prince de Parme comme victorieux.»

Élisabeth favorisait d'autant plus le duc d'Alençon qu'elle espérait que sa domination ne se maintiendrait aux Pays-Bas qu'autant qu'il était nécessaire pour allumer entre la France et l'Espagne une guerre dont l'Angleterre profiterait seule. «Cette Circé d'Élisabeth, dit un historien, empoisonnoit tous les princes catholiques de ses breuvages emmiellés; la France luy faisoit l'amour pour le duc d'Alençon, la maison d'Austriche estoit dans la même passion pour un fils de l'Empereur, et de part et d'autre on fermoit les yeux aux intrigues qu'elle entretenoit contre les deux monarchies avec les huguenots de France et les Gueux de Flandre.»

Peu de jours après l'arrivée du duc d'Alençon à Londres, son mariage avec la reine d'Angleterre sembla définitivement résolu; mais on doutait encore si Élisabeth, en encourageant un espoir qu'elle désavouait secrètement, n'était pas uniquement guidée par le désir de fortifier le parti du duc d'Alençon dans les Pays-Bas. Quoi qu'il en soit, ce fut avec un éclat tout royal qu'il s'embarqua sur la Tamise, le 8 février 1582, pour retourner en Flandre. Onze jours après, il faisait son entrée solennelle à Anvers. Le prince d'Orange, qui avait senti s'appuyer sur son épaule la main glorieuse de Charles-Quint prêt à abdiquer, voulut revêtir du manteau ducal le duc d'Alençon, qui s'y opposa en disant: «Laissez-moi faire, je l'attacherai si bien qu'il ne tombera jamais de mes épaules.»

Dès ce moment le duc d'Alençon s'intitula: «François, fils de France frère unique du roi, par la grâce de Dieu duc de Lothier, de Brabant, de Luxembourg, de Gueldre, d'Alençon, d'Anjou, de Touraine, de Berry, d'Évreux et de Château-Thierry, comte de Flandre, de Zélande, de Hollande, de Zutphen, du Maine, du Perche, de Mantes, Meulan et Beaufort, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise et de Malines, défenseur de la liberté belgique.»

Ce prince, si ambitieux dans ses titres, était à peine à Anvers depuis quelques jours que son orgueil le faisait déjà détester, et peu s'en fallut que le peuple, ému par une tentative de meurtre dirigée contre le prince d'Orange, ne le massacrât aveuglément avec tous les siens.

De ceux qui le suivaient, les uns étaient des capitaines d'aventuriers, fameux par leurs cruautés; les autres, d'infâmes mignons perdus de débauches. Ils offraient au peuple le spectacle de leurs incessantes querelles. Saint-Luc et Gauville se battirent en duel dans la chambre du duc d'Alençon. Le prince d'Orange gémissait sur ce qui se passait et reportait ses souvenirs au temps de Charles-Quint.

Il était en même temps un autre sujet de murmures pour les habitants des villes de Flandre. On avait résolu d'exiger de chacun d'eux, sous les peines les plus sévères, qu'ils jurassent de résister au roi d'Espagne, et ce serment, rédigé sous l'influence du prince d'Orange, comprenait aussi l'engagement de rester fidèles aux États-Unis des Pays-Bas.

Un bon bourgeois de la ville de Gand, qui ressentait amèrement les calamités de sa ville, formulait ainsi ses plaintes:

«Oncques les misérables Pays-Bas n'ont estés si barbarement tirannisés comme par nos propres patriots. Qui vit jamais tyranniser les âmes et consciences jusques de contraindre les gens à perjurer les sermens prestés volontairement et les forcer à en faire aultres contre leur volonté ou que on les bannit sans forme de justice? Et ceulx qui feront ce serment par crainte, est-il croyable qu'ils ne retournent plustost à observer ce qu'ils estiment avoir juré légitimement que ce qu'ils trouvent avoir perjuré contre leurs consciences? On veut establir la tirannie du prince d'Orange, qui se pense faire seigneur du pays. Voyez par quelles ruses il nous a amusés! Dans le commencement il n'a parlé que de rétablissement de priviléges et anciennes coustumes et de liberté de consciences. Par son beau dire, il attira Jehan d'Hembyse. Cependant, on ne nous a rendu que les priviléges propres à tumultuer: des utiles, que chaque mestier voye ce qui en est, mais on nous fait plus nouvelletés que oncques on ne vit. Quand ont nos devanchiers veu en notre ville de Gand telle auctorité que celle des Dix-Huit ou celle qu'a le conseil de guerre, lequel ne sert que à dévorer nostre peuple qui, anciennement, n'avoit chef ni capitaines que les doyens quand on fit jadis si grandes choses?... Le prince d'Orange a chassé Jehan d'Hembyze et maistre Pierre Dathenus hors de la ville et des pays desquels ils sont naturels, ce que n'est le prince... Il a fait grand bailli Rihove, public et infâme meurtrier, à perpétuelle honte de la ville de Gand... Il a professé quatre fois diverses religions publicquement, sans ce qu'il fait accroire de soy aux anabaptistes... Il est mari de deux femmes ensemble, et la seconde a esté ravie de son monastère... Que disoient les lettres de Sainte-Aldegonde? Que le prince estoit si rusé qu'il tromperoit bien la petite et la grande Altesse, appelant la petite l'archiduc Mathias et la grande le duc d'Alençon. Par le serment auquel il nous force, il espère dominer seul. Pensez-y, doyens qui avez en charge le peuple, revendiquer vostre vraie liberté.»

Cinq mois s'étaient écoulés lorsque le duc d'Alençon quitta Anvers pour aller visiter la Flandre. Il se rendit à l'Ecluse en passant par Flessingue, et de là à Bruges, où il arriva le 17 juillet.

Un complot assez semblable à celui de Jaureguy y fut presque aussitôt découvert. Celui qui le dirigeait, était un capitaine du duc d'Alençon, nommé Salcedo. Fils d'un Espagnol qui avait servi avec zèle le parti huguenot jusqu'à ce qu'il pérît à la journée de la Saint-Barthélemy, il s'était enrôlé lui-même dans l'armée du duc d'Alençon lors de son entrée à Cambray, et ne l'avait pas quitté depuis lors.

Pendant qu'on l'interrogeait, un de ses complices (c'était un Italien nommé François Baza), étant venu pour le voir, fut également arrêté et soumis à la torture; deux jours après, il se frappa d'un coup de couteau dans sa prison, mais sa mort ne lui épargna pas les horreurs du supplice: une sentence de la cour du Bourg de Bruges ordonna que ses restes seraient mis en quartier, et un gibet fut érigé à chaque porte de la ville pour les recevoir; on y avait attaché l'inscription suivante, «escrite de grandes lettres romaines:»

«Cestuy est Francisco Baza, Italien, appréhendé et convaincu de trahison, ayant entrepris d'empoisonner ou d'oster par aultre moyen la vie à Son Alteze et à monsieur le prince d'Orange, et ce, par le commandement du prince de Parme, général de l'armée du roy d'Espagne.»

Salcedo seul cherchait à gagner du temps. Bien que tout annonce que, comme Jaureguy, il ne fût qu'un assassin vulgaire qui voulait obtenir les ducats auxquels le roi d'Espagne avait mis à prix la tête du prince d'Orange, il fit tous ses efforts pour agrandir sa tentative, et le bruit se répandit de toutes parts que ce complot reposait sur de vastes et mystérieuses intrigues. Salcedo déclara d'abord qu'il avait reçu quatre mille ducats du prince de Parme; puis il prétendit qu'un agent des Guise lui avait remis, à Nancy, six mille écus. Il espérait ainsi prolonger la procédure et la faire évoquer à Paris. En effet, le sieur de Bellièvre, instruit de ces révélations, le réclama et le fit mener au château de Vincennes. Christophe de Thou, président du parlement, poursuivit avec lenteur et prudence le cours de ses interrogatoires, si importants et si nombreux que les fatigues qu'ils lui causèrent, le conduisirent au tombeau.

Salcedo avait été condamné à être écartelé sur la place de Grève. Le roi, la reine et toute la cour s'étaient rendus dans une des galeries de l'hôtel de ville, magnifiquement ornée en leur honneur. Le président Bresson et plusieurs conseillers du parlement étaient présents lorsque Salcedo, conduit au supplice, déclara qu'il n'avait accusé les Guise qu'afin de sauver sa vie. «O le meschant homme! s'écria Henri III; voire le plus meschant dont j'aye oncques ouy parler!» Déjà le supplice de l'écartèlement allait commencer, et les chevaux, obéissant à l'aiguillon du bourreau, s'éloignaient avec effort, lorsque la duchesse de Mercœur, épouvantée de ce cruel spectacle, obtint que Salcedo fût livré au bourreau, qui l'étrangla. Conformément à la sentence, ses membres furent exposés sur les quatre principales portes de Paris. Henri III envoya la tête du coupable au duc d'Alençon pour qu'il la fît exposer aussi en Flandre, et comme l'ambassadeur d'Espagne se plaignait qu'il fît acte d'autorité hors du royaume, il répondit qu'on écrivît à son frère, «qu'il en fist des petits pâtés, s'il vouloit.»

Pendant que le procès de Salcedo occupait Paris, le parlement et la cour, le duc d'Alençon se faisait inaugurer comme comte de Flandre à Gand, presqu'en présence des soldats du duc de Parme, qui, maîtres d'Audenarde, s'avançaient souvent jusqu'aux portes de la ville. Dans les premiers moments il fut reçu avec quelque enthousiasme. Tous les bourgeois s'étaient réunis en armes dans les rues. Une femme représentait la vierge endormie au giron du lion, cette vieille personnification de la liberté gantoise. Autour d'elle, dix-sept cents jeunes filles montées sur des colonnes, un flambeau d'une main, une couronne de lauriers de l'autre, figuraient, comme aux temps antiques, des Victoires, brillants symboles qui n'empruntent à la fortune que ses ailes.

Ici, la Paix adressait au prince français ces vers:

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