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La Flandre pendant des trois derniers siècles

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Toy, Thérouenne, abismeuse taisnière.

Tu fus jadis, par triomphant manière,

Terre troyenne et royale banière;

Maintenant es terre prophane et vaine,

Terre stérile et vile terrewaine.

Merovéus, de Troye fugitif,

Fut ton puissant père progénitif

Et te donna nom et bruit primitif.

Rome n'avoit ne corps, ne chef, ne croc,

Quand tu avois Aganipus à roy.

Puis vint Artus, roi de la Grant-Bretaigne,

Qui te brûla mieulx que verte chastaigne;

César, depuis, te vint prendre en ses fils,

Et tes enfans furent puis desconfis

Par les Wandales en très-grant courroux nés,

Et lors tu fus Thérouenne appellée,

Terre tremblant, terre vaine et pellée.

Balduinus Sylvius composa, sur la destruction de Térouanne, un poëme où il ne dédaigna point d'emprunter ses images au second livre de l'Énéïde:

Urbs antiqua fuit, multos dominata per annos;

Trojugenas isthanc ædificasse ferunt:

Nondum romuleis fuerant exordia muris,

Nec sua Gandavo mœnia substiterant;

Flandria lucus erat, tellus deserta, nec ulli

Pervia, sed solis tune habitata feris...

Urbs Morini pridem flandris ditata rapinis

Nunc pereat, rerum nam decet esse vices.

Ces vers d'un poète inconnu ne sont guère inférieurs aux vers plus célèbres de Molinet, disciple de Monstrelet et de Chastelain, et, comme eux, historiographe de la maison de Bourgogne.

«L'Empereur estant à Bruxelles, dit Rabutin, promptement fut adverty de la prise de Thérouenne, en quoy il print aussy grand plaisir que si c'eust esté l'empire de Constantinople, et par tous les pays de Flandres, Artois et Hénault en célébrèrent une joye grande et allumèrent feux de joye... De laquelle, au lieu que les ennemis s'esjouissoient, par toute la France fut démené un triste deuil: les pères plaignoient leurs fils, les frères leurs frères, les parents leurs amis, les femmes leurs maris. Et n'estoit en tous lieux autre bruit que de la prise de Thérouenne.»

Mézeray ajoute: «Chacun emportoit quelque pièce des débris de cette ancienne ennemie, qui avoit fait tant de mal, pour en ordonner sa maison.., de laquelle on ne sauroit aujourd'huy vous montrer que la place où elle fut, qui est un lieu environné de marécages et de forêts, proche la source de la rivière du Lys. La joie de cette prise ne fut pas moindre à la cour de l'Empereur que de la conqueste d'une province: mais le roy en eut tant d'étonnement et de douleur, qu'il demeura deux jours sans parler.»

Le duc Philibert de Savoie prit le commandement de l'armée victorieuse de Charles-Quint. Il se dirigeait vers Montreuil, lorsque, apprenant que le duc de Vendôme y avait envoyé six mille hommes d'infanterie et deux mille chevaux, il changea de projet et attaqua Hesdin. La ville fut prise sans résistance, mais le château avait été fortifié avec soin, et le duc de Bouillon l'occupait avec une vaillante garnison. Cependant il fut réduit à se rendre, et aussitôt après la ville d'Hesdin fut détruite. Plus heureuse toutefois que Térouanne, elle fut reconstruite l'année suivante dans une position plus forte au milieu des marais, afin d'arrêter les excursions de la garnison d'Arras.

L'approche du roi de France à la tête d'une formidable armée obligea le duc de Savoie à se retirer vers Valenciennes. Les derniers jours de septembre étaient arrivés et les pluies de l'automne mirent fin à la campagne.

L'année suivante fut marquée par la bataille de Renty, combat douteux que suivirent d'autres événements aussi peu décisifs.

Sur mer, le sang avait également coulé sans résultats plus complets.

Le 11 août 1555, une flotte française, équipée par les habiles navigateurs de Dieppe et commandée par Louis d'Espineville, rencontra près de Douvres vingt-quatre hourques flamandes. Le combat s'engagea aussitôt, et après deux heures d'une lutte acharnée, les Français parvinrent à s'emparer de quatorze hourques; mais les marins d'Ostende et de Dunkerque avaient, par une dernière ruse, semé sur le tillac de leurs navires l'or, les perles et les joyaux les plus précieux, et six hourques flamandes, ralliées par le bruit de la canonnade, trouvèrent les Dieppois épars et plus occupés de recueillir leur butin que d'assurer leur victoire. Ces six hourques eussent pu aisément profiter de ce désordre pour se retirer honorablement devant des forces supérieures; elles préférèrent courir les chances inégales d'un nouveau combat et attaquèrent les plus gros vaisseaux français. Un cri de victoire retentit sous le pavillon où le vieux lion de Flandre protégeait les tours de Castille. Louis d'Espineville tomba à bord du vaisseau amiral le Saint-Nicolas, mortellement atteint d'un coup d'arquebuse. Le capitaine du galion royal l'Ange partagea son sort; celui du vaisseau l'Esmérillon, grièvement blessé, repoussait avec peine les Flamands qui se précipitaient à l'abordage. Au même moment le feu se déclarait sur un autre grand navire de Dieppe. Dans ce péril extrême, les marins français, qui s'étaient disséminés pour piller, se hâtèrent de se réunir contre les assaillants, et bientôt ceux-ci, écrasés par le nombre, virent succéder la captivité au triomphe que leur courage espérait mériter. De toute la flotte flamande, il ne restait que trois hourques, lorsqu'un immense incendie se développa au milieu de la flotte française. Treize navires se couvrirent de flammes depuis la proue jusqu'aux mâts, puis ils disparurent lentement sous les ondes chargées de cadavres et de débris, et l'on put croire que les vainqueurs et les vaincus, partageant la même destinée, allaient trouver une tombe commune dans l'abîme dont leur sang avait rougi l'écume. Au milieu des clameurs lugubres qui saluaient cet affreux spectacle, cinq hourques, tombées au pouvoir des Français, se dégagèrent et parvinrent à rejoindre celles qui n'avaient pas cessé de combattre. La gloire de cette journée appartint à tous ceux qui y avaient pris part. Dunkerque et Ostende avaient perdu plus de vaisseaux, mais Dieppe regrettait ses plus fameux capitaines.

Si jamais l'on écrit l'histoire de la marine flamande, si importante au moyen-âge, si intrépide au seizième siècle et encore si digne d'étude lorsque Dunkerque fut devenu le premier port militaire de la monarchie de Louis XIV, le combat où périt Louis d'Espineville y occupera une des premières places; mais il n'y faudra oublier ni le débarquement que des navires de Flandre effectuèrent la même année dans le pays de Caux, d'où ils menacèrent Rouen, ni la tentative faite trois ans plus tard par une flotte flamande qui s'empara du Conquêt sans réussir à conquérir le port de Brest.

Enfin l'Europe put goûter quelque repos. Des négociations avaient été entamées pour la conclusion d'une trêve de cinq ans, qui fut signée quelques mois plus tard à Vaucelles, près de Cambray. L'Allemagne semblait pacifiée; l'Italie était moins agitée.

Charles-Quint n'avait que cinquante-cinq ans, mais des infirmités précoces s'étaient jointes aux fatigues et aux inquiétudes qui s'attachent à l'autorité suprême. Souvent la goutte le retenait pendant plusieurs semaines immobile au fond de son palais, et, le lendemain du jour où il venait de parcourir à cheval les plaines couvertes des tentes de ses soldats, on le voyait reparaître couché dans une litière d'où il assistait de loin aux exercices militaires. Des rides profondes avaient gravé sur son front les soucis amers de la puissance et de la grandeur.

Charles-Quint était, selon les uns, mécontent et désillusionné. Il disait au siége de Metz: «La fortune est une femme, elle aime les jeunes gens et dédaigne les cheveux blancs.» Sur cette saillie repose tout le système des historiens qui n'ont voulu voir en lui qu'un ambitieux vulgaire.

Selon d'autres récits, Charles-Quint avait appris que son fils, à qui il avait fait épouser la reine d'Angleterre et à qui il avait de plus donné la royauté de Naples, était impatient de recueillir tout l'héritage paternel. Jactabatur et illud obscuriore fama, dit Strada, motum ex parte Cæsarem Philippi querelis. Charles-Quint n'aurait cru pouvoir mieux cacher ces discordes domestiques à l'Europe qu'en déposant, pour les en couvrir comme d'un voile impénétrable, le manteau de pourpre que ses victoires avaient illustré.

Le roi de France allait plus loin: il chargeait ses ambassadeurs à Constantinople de peindre Charles-Quint comme atteint d'une folie héréditaire: «Le roy a nouvelles certaines que l'Empereur est en telle nécessité de sa santé qu'il a perdu une de ses mains, deux doigts de l'autre et une des jambes rétrécies, sans espoir de convalescence; qu'il est tellement affligé de l'esprit qu'on ne lui communique plus rien ou bien peu, et ne s'amuse plus qu'à monter et démonter des horloges dont sa chambre est toute pleine, y employant tout le jour et la nuit où il n'a aucun repos, de sorte qu'il est en apparent danger de perdre bientost l'entendement; que mesme ses subjects des Pays-Bas, l'estimant en plus grand danger, ont depuis peu de temps refusé à la reyne de Hongrie de payer certains deniers qui estoient deus audit Empereur, d'autant qu'ils le tenoient pour mort; ayant pour ceste cause ladite reyne esté contrainte de le faire voir aux principaux de Bruxelles en une galerie fort longue et au bout d'icelle, où il ne se connoissoit quasi que la statue d'un homme demy mort et plus maigre et défiguré qu'on ne sçauroit penser; que les Pays-Bas sont si pauvres et tellement mangés des guerres passées et des subsides qu'il en tire et mesme des gens de guerre qui dernièrement ont esté licenciés, qu'ils n'en peuvent plus, et ne sçauroit-on voir une plus grande désolation que celle qui y est.»

Au-dessus de ces bruits, semés par des voix hostiles ou basés sur des allégations mensongères, nous chercherons la véritable cause de la résolution de Charles-Quint dans un sentiment de piété sincère: il ne lui avait été donné d'atteindre le faîte des gloires humaines que pour mieux en découvrir le néant.

«Dieu, dit Bossuet, semble avoir de la complaisance à voir les grands rois humiliés devant lui. Ce n'est pas que les plus grands rois soient plus que les autres hommes à ses yeux; mais c'est que leur humiliation est d'un plus grand exemple au genre humain.»

Charles-Quint avait été élevé avec Louis de Blois, illustre descendant des sires de Châtillon, qui avait renoncé, dès sa jeunesse, à l'éclat de sa fortune et de son rang pour se retirer au monastère de Liessies.

En 1549, Louis de Blois avait fait imprimer à Anvers une traduction latine du traité de saint Jean Chrysostome consacré à la comparaison des pompes de la vie royale et de la sainteté de la vie cénobitique; j'en citerai au hasard quelques lignes: «La foule envie la puissance, la gloire et la royauté; elle salue du nom d'heureux ceux qu'elle voit portés au pouvoir, placés sur un char superbe, entourés des acclamations de l'armée et du peuple, tandis qu'elle méprise ceux dont la vie s'écoule dans la solitude. Il n'est permis qu'à un petit nombre de présider au gouvernement; mais il est facile à tous de se choisir une retraite pour se consacrer au culte de Dieu. Le pouvoir s'éteint avec la vie: quelquefois même il n'est qu'une source de malheurs et de calamités et attire sur les princes les justes vengeances du ciel. Loin de là, la vie passée dans la solitude est, pour les justes, une source abondante de biens sur la terre et les conduit, pleins de joie et brillants d'une gloire inaltérable, au tribunal de Dieu. Or, si nous comparons les dons d'une sainte philosophie avec ceux qui naissent du pouvoir et de la gloire du siècle, si nous comparons la royauté même et la philosophie, nous voyons d'un côté le prince disposer à son gré des villes, des pays, des nations; de l'autre, le solitaire dominer souverainement sur toutes les mauvaises passions contraires à la vertu: tel est son empire, et il est plus réel et plus vrai que celui que donnent un trône et une couronne. Celui-ci vit au milieu des hommes de guerre et ne songe qu'à multiplier ses conquêtes, au risque de perdre ce qu'il possède; celui-là s'éveille avant le chant des oiseaux pour s'entretenir avec les anges et les prophètes, et va, sans s'arrêter, de Moïse à Élie, d'Élie à saint Jean; l'un emprunte ses vices aux passions violentes qui l'entourent, l'autre est le disciple des apôtres; l'un ne peut faire un pas sans causer quelque mal, soit qu'il réclame des impôts, soit qu'il assiége des villes, soit qu'il traîne à sa suite des troupes de captifs à travers les campagnes dévastées. Le solitaire ne se montre que pour semer des bienfaits. Imitez donc cette sainte philosophie; demandez dans vos prières qu'il vous soit donné de ressembler au juste. Ce sont là les véritables biens que rien ne peut enlever. La vie des solitaires est plus digne de louanges que celle qui s'écoule dans l'éclat de la puissance... Les princes eux-mêmes se réfugient vers eux: quin ipsi quoque reges ad hos fugere consueverunt...»

Les éloquents conseils de Louis de Blois contribuèrent probablement à préparer la détermination de Charles-Quint. A son exemple était venu se joindre, l'année précédente, celui du duc de Candie, François de Borgia, autre ami de Charles-Quint, qui avait quitté la vice-royauté de Catalogne pour entrer dans la vie religieuse.

Souvent, dans ses insomnies, Charles-Quint éveillait celui des gentilshommes de sa chambre qu'il préférait, le Brugeois Guillaume Van Male, à qui naguères il avait dicté ses commentaires, et il lui faisait lire soit quelque traité de morale et de théologie, soit quelques psaumes du roi-prophète.

Une lettre de Guillaume Van Male, écrite le 11 novembre 1551, à Inspruck, où Charles-Quint espérait voir sa santé se fortifier grâce à l'air vif des montagnes du Tyrol, nous offre, sur les projets de Charles-Quint, une révélation qui n'a jamais été remarquée: «Je vous ai écrit que depuis un an l'Empereur, dans le mauvais état de sa santé, trouve de grandes consolations dans la lecture des livres saints ou des psaumes de David. Nous sommes à peine arrivés dans nos quartiers d'hiver des Alpes... L'Empereur profite de la première occasion favorable pour m'appeler près de lui. Il fait fermer les portes de sa chambre, et m'ordonne de garder fidèlement le secret de toutes les choses qu'il va me dire; il m'ouvre ses entrailles, son esprit, son cœur: il ne me cache rien.... Je demeurai, en quelque sorte, interdit de surprise, et j'aimerais mieux périr que de confier ces choses à quelqu'un, si ce n'est à toi. Je t'écris en toute liberté, car l'Empereur dort... Cependant il serait long de tout te raconter, et je ne sais si je puis l'oser à cause des périls de la route. Enfin, notre entretien fut poussé si loin, qu'après m'avoir raconté ce qui lui était arrivé pendant toute sa vie, il me remit un papier écrit de sa propre main, où il avait exposé en détail ce dont il voulait que je rédigeasse pour lui un résumé de formule quotidienne de prière.» Guillaume Van Male adressait cette lettre à Louis de Praet, chambellan de l'Empereur, également né à Bruges, aussi bien que son médecin, Corneille de Baesdorp: la Flandre n'avait-elle pas le droit d'être la confidente des maux et des peines de Charles-Quint, comme elle l'avait été autrefois de ses joies et de ses espérances?

Ce fut le 25 octobre 1555 que Charles-Quint fit lire, dans une assemblée solennelle, au palais de Bruxelles, son acte d'abdication en faveur de son fils. Philibert de Bruxelles, membre du conseil secret, exposa dans un éloquent discours les persévérants efforts de Charles-Quint pour le bien du monde. «Un grand nombre d'années se sont écoulées depuis que l'Empereur fut émancipé par Maximilien, son aïeul paternel, et reçut de lui l'administration des Pays-Bas; il n'a jamais cessé, dans ce long intervalle, de chercher à maintenir chez vous la paix et la tranquillité. Né et élevé au milieu de vous, il lui semblait qu'il ne pouvait agir autrement. Votre soumission et votre dévouement ont répondu à son affection et l'ont pleinement dédommagé des soins et des soucis qu'il a pris pour vous défendre. Il reconnaît que c'est à cette terre qu'il doit tout, jusqu'à la vie, et son plus ardent désir eût été d'employer ce qu'il lui restait encore de temps, d'habileté et de génie pour se consacrer aux mêmes travaux jusqu'à sa dernière heure.» L'orateur rappela ensuite l'affaiblissement de la santé de Charles-Quint, ruinée par la goutte, et exprima en son nom l'espoir que son fils poursuivrait sa tâche. Il montrait, dans son mariage avec la reine d'Angleterre, d'heureux présages pour le commerce. Il ajoutait que l'intention de l'Empereur était de lui céder tour à tour tous ses Etats; mais qu'afin de l'habituer aux difficultés du gouvernement, il jugeait préférable de ne lui remettre d'abord que les Pays-Bas, plutôt que de l'accabler d'un fardeau immense aussi funeste à ses peuples qu'à lui-même. «C'est par ces motifs, continua-t-il, que l'Empereur renonce pleinement aux Pays-Bas. Il les transporte à son fils Philippe, son légitime héritier; il dégage chacun des serments qui lui ont été prêtés, et vous autorise à vous lier par de nouveaux serments envers son fils, et de faire pour lui tout ce qu'un prince légitime peut réclamer de ses sujets. L'Empereur ne vous demande qu'une seule chose, c'est d'interpréter de la manière la plus favorable tout ce qui a été fait soit par lui-même, soit avec le concours de sa sœur Marie, dans le gouvernement des Pays-Bas. Il regrette que l'affaiblissement de ses forces, l'embarras des affaires, les difficultés de ces temps l'aient empêché de faire mieux et de montrer davantage la sincérité de ses intentions. Il reconnaît que tous les moyens que Dieu lui a confiés, c'est à votre fidélité, à votre constante loyauté qu'il les doit. Membres des états, vous n'avez jamais négligé d'affermir l'obéissance du peuple et d'assurer l'autorité de votre prince. Il vous en rend de profondes actions de grâces, et vous remercie aussi des secours que vous lui avez prêtés en toutes choses et des impôts extraordinaires que vous avez acceptés.» Les dernières paroles de Philibert de Bruxelles retracèrent ses regrets de ce qu'une paix stable n'eût pu encore être conclue avec la France, et son espoir que les états repousseraient les conseils des novateurs en restant fidèles à l'orthodoxie religieuse qui servait de lien entre des provinces si différentes d'usages et de mœurs.

Cependant l'Empereur se leva en s'appuyant d'une main sur l'épaule du prince d'Orange; sa taille était courbée, mais jamais il n'avait paru plus grand qu'à cette heure où, repoussant tout reproche d'ambition, il montrait au monde combien il était au-dessus de sa puissance même; sa voix, quoique plus faible, n'avait rien perdu de sa noblesse et de sa dignité. «Mes amis, dit-il en promenant ses regards sur cette nombreuse assemblée, voici quarante ans que l'Empereur mon aïeul me tira d'une tutelle étrangère, quoique je n'eusse que quinze ans. L'année suivante, je fus roi d'Espagne. Il y a trente-six ans que l'Empereur, mon aïeul, mourut, et les électeurs m'élevèrent à la même dignité, quoique je ne l'eusse pu mériter à cause de ma jeunesse. Depuis ce jour, je ne me suis épargné ni soins, ni travaux; je suis allé neuf fois en Allemagne, six en Espagne, sept en Italie, dix en ce pays. J'ai passé quatre fois en France, deux fois en Angleterre, deux fois en Afrique. J'ai traversé huit fois la Méditerranée et quatre fois l'Océan, en y comprenant cette fois qui doit être la dernière... Je n'ai jamais entrepris aucune guerre ni par haine, ni par ambition. Il y a longtemps que j'aurais fait ce que je fais aujourd'hui, mais je ne l'ai pu, et les malheurs de ce temps m'ont réduit à sacrifier mon propre bien au vôtre. Il se peut toutefois que j'aie commis des fautes dans mon gouvernement, soit par inexpérience, soit par trop de précipitation; mais ce ne fut jamais avec l'intention de nuire à quelqu'un. Si je l'ai fait, apprenez-moi de quelle manière je puis y porter remède, et si ce remède est devenu impossible, je vous prie, mes amis, de vouloir bien me le pardonner.» Puis, s'adressant à son fils, il lui rappela que les princes donnaient rarement l'exemple de cette renonciation volontaire au pouvoir, et qu'il lui laissait le soin de la justifier.

A ces mots, l'Empereur, épuisé de fatigue, retomba sur son siége; la voix lui manquait. «D'abondantes larmes découloient, dit François de Rabutin, le long de sa face ternie et luy arrosoient sa barbe blanche.» Toute l'assemblée partageait son émotion et pleurait avec lui. Les sanglots redoublèrent quand l'Empereur s'écria: «Mes chers enfants, votre affection me perce le cœur; je vous quitte avec douleur.»

Lorsque Jacques Maes, député d'Anvers, eut répondu au nom des états, Philippe s'agenouilla devant son père et le remercia; ensuite se retournant vers les états, il s'excusa de ne pouvoir s'exprimer facilement ni en français ni en flamand, et chargea l'évêque d'Arras de prendre la parole en son nom. La reine de Hongrie prononça aussi quelques mots pour résigner la régence des Pays-Bas qui lui avait été confiée pendant vingt-cinq ans.

Le lendemain Philippe reçut solennellement le serment des députés des diverses provinces des Pays-Bas. Dès ce moment il gouverna et habita le palais, sans que la popularité qui s'attache aux nouveaux règnes, saluât son avénement. Claude de l'Aubespine, qui le vit au mois de mars 1556, le dépeint comme «n'ayant encores nulle expérience, nourry à l'espagnole qui desdaigne toutes autres nations, et luy particulièrement ne faisant cas que de la sienne. On voyoit déjà, ajoute-t-il, les divisions qui se préparoient en sa court entre les Flamans et Espagnols, estant séparés de converser, boire et manger et de toutes communications les uns des autres.»

Charles-Quint s'était retiré dans une petite maison bâtie au milieu du parc de Bruxelles. «Le logis est un petit bastiment qu'il avoit faict faire au bout du parc, auprès de la porte de Bruxelles qui va à Louvain, qui ne ressentoit pas son mausolée, mais la retraicte d'un simple citadin; car je n'y recognus qu'une antichambre qui servoit encore de salle, et sa chambre, chascune ne contenant en quarré plus de vingt-quatre pieds. On y montoit par un escalier de dix ou douze marches, pour le descharger seulement des vapeurs de terre; point de surédifice. L'empereur estoit assis dans une chaise, à l'occasion de ses gouttes, la dicte chaise couverte de drap noir; au devant de luy une table, de longueur environ six pieds, couverte d'un tapis de drap noir; sa chambre et antichambre tapissées de même. Son habillement estoit une petite robe citadine de serge de Florence, couppée au dessus des genouils, ses bras passés au travers des manches d'un pourpoint de treillis d'Allemagne noir, un bonnet démantoné, entourné d'un petit cordon de soye, sa chemise à simple rabat: ceste simplicité illustrant d'autant plus ce prince qui, à la vérité, estoit très-grand.»

Tel est le récit de Claude de l'Aubespine, qui accompagna l'amiral de Châtillon et les autres ambassadeurs chargés d'obtenir la ratification de la trêve de Vaucelles. Ils trouvèrent l'Empereur plein de cette grâce affable et de cette gaieté tranquille qui n'appartiennent qu'à une vieillesse honorable, mais si accablé par ses infirmités qu'il put à peine ouvrir les lettres du roi de France. Ce fut alors que Charles prononça ces paroles mémorables: «Vous voyez, monsieur l'admiral, comme mes mains, qui ont fait tant de grandes choses et manié si bien les armes, il ne leur reste maintenant la moindre force pour ouvrir une simple lettre. Voylà les fruicts que je rapporte pour avoir voulu acquérir ce grand nom, plein de vanité, de grand capitaine et très-puissant empereur. Quelle récompense!»

Quelques mois s'étaient écoulés quand Charles-Quint, ayant complété son abdication, partit de Bruxelles pour aller, selon le conseil de ses médecins, chercher sous un ciel plus doux quelque soulagement à ses douleurs. Cependant il voulut, avant de s'éloigner, quitter en ami une patrie qu'il ne devait plus revoir. Il se fit porter en litière à Gand et y descendit à l'hôtel de Ravestein. Autour de lui s'élevaient le Gravesteen, le palais de Ten Walle et l'hôtel de la Poterne, résidences déjà à demi ruinées qu'habitaient seules quelques légendes du passé et la mémoire de ses aïeux.

Ce fut à Gand que Charles-Quint réunit près de lui, le 26 août 1556, les ambassadeurs des princes étrangers pour prendre congé d'eux. Il les exhorta tour à tour à travailler avec zèle «au bien et avantage de la chrestienté;» puis il protesta que pendant toute sa vie il avait honoré et défendu le saint-siége, loua la liberté dont jouissait Venise et transmit quelques conseils à Cosme de Médicis. L'ambassadeur de Florence (c'était un évêque) tenta un dernier effort pour le dissuader de renoncer à la vie politique, en lui remontrant que non-seulement ses plus chers et ses plus fidèles serviteurs s'en désolaient profondément, mais qu'il était aussi sage, prudent et convenable qu'il aidât son fils de tout ce que lui avait enseigné une longue et glorieuse expérience. Mais l'Empereur lui répondit que les forces d'un vieillard infirme et malade étaient bien au-dessous de celles d'un jeune prince dans toute la vigueur de l'âge. «Et là-dessus, voulant cest évesque derechef lui remémorer les affaires et grandeurs de ce monde, Sa Majesté l'interrompit, le priant de croire que ses pensées n'avoient plus rien de commun avec le monde auquel il avoit dit adieu; et là-dessus se départirent... Ainsi, ajoute Rabutin, se retiroit des misères de ce siècle inconstant et mobile le plus grand empereur et le plus renommé qui ayt régné depuis Charlemagne.»

Si le climat de la Flandre eût été moins rude et moins contraire aux maladies qui le tourmentaient, Charles-Quint, dont le cœur, comme il le disait lui-même, avait toujours été «dans ses pays de par deçà,» se fût arrêté à Gand, et les bourgeois dont il avait condamné les franchises, eussent salué avec respect, mais peut-être aussi en croyant y reconnaître une expiation, la retraite que Charles de Gand se serait fait construire dans un de ces pieux monastères que des princes, devenus cénobites comme lui, avaient fondés dans les premiers siècles du christianisme.

Si Charles-Quint n'acheva pas sa vie aux lieux mêmes où elle avait commencé, il voulut du moins n'avoir jamais d'autres serviteurs que ceux qui étaient nés en Flandre; ils prendront soin de lui jusqu'à sa mort et seront les seuls qui veilleront près de son tombeau.

Le 15 septembre, Charles-Quint s'embarqua en Zélande. Peu de jours après il abordait en Espagne, jeté par une effroyable tempête sur le rivage qu'il baisait en s'écriant: «Je suis sorti nu du sein de ma mère et c'est nu que je rentre dans ton sein, ô terre, seconde mère commune à tous les hommes!»

Un couvent de l'Estramadure, bâti près des lieux où expira Sertorius (la gloire devait poursuivre Charles-Quint jusque dans sa solitude), fut l'asile que le maître du monde se choisit pour oublier ses conquêtes et ses triomphes sous d'épais ombrages et parmi des tapis de fleurs qu'il cultivait de ses mains.

Charles-Quint comparait lui-même sa retraite à celle de Dioclétien à Salone. Dioclétien, fatigué de fixer l'attention des hommes, avait fui de son palais pour se dérober à une tâche trop supérieure à ses forces; Charles-Quint, en déposant le sceptre, semblait déjà s'être retiré dans l'avenir, afin que la postérité commençât plus tôt pour lui.

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PHILIPPE II.
1555-1598.

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Renouvellement de la guerre. —Batailles de Saint-Quentin et de Gravelines. —Mort de Charles-Quint. —Départ de Philippe II. —Marguerite de Parme. —État prospère de la Flandre. —Symptômes de troubles. —Les nouveaux évêchés. —L'inquisition. —Compromis des Nobles. —Les ambassadeurs anglais aux conférences commerciales de Bruges. —Appui donné aux mécontents par Élisabeth. —Philippe II paraît céder. —Insurrection des Gueux. —Leurs dévastations. —L'ordre se rétablit. —Arrivée du duc d'Albe. —Émigrations flamandes en Angleterre. —Supplice du comte d'Egmont. —Sévérité de l'administration du duc d'Albe. —Intervention des huguenots dans les troubles des Pays-Bas. —Fureurs des Gueux à Audenarde. —Départ du duc d'Albe. —Requesens. —Gouvernement des états. —Anarchie. —Pacification de Gand. —Tentatives de don Juan. —Intrigues de Marguerite de Valois. —L'archiduc Mathias. —Le duc palatin Casimir. —Puissance du prince d'Orange à Gand. —Ryhove. —Hembyze. —Arrestation du duc d'Arschoot et de l'Évêque d'Ypres. —Gand domine toute la Flandre. —Mort de don Juan. —Le prince de Parme. —Les malcontents. —Guerres. —Détresse de la Flandre. —Le duc d'Alençon est proclamé comte de Flandre. —Il quitte la Flandre après avoir honteusement échoué dans ses projets. —Mort d'Hembyze. —Élisabeth et le comte de Leicester. —Négociations du prince de Parme avec les principales villes de la Flandre. —L'autorité de Philippe II y est rétablie. —Cession des Pays-Bas à Albert et à Isabelle. —Mort de Philippe II.

Le prince que la Flandre a vu en 1548 parcourir ses villes et n'y réveiller qu'un sentiment hostile, est devenu roi: c'est Philippe II. Bien qu'il porte un nom emprunté aux souvenirs de nos ducs de Bourgogne, bien que sa physionomie, la blancheur de son teint et l'abondance de ses cheveux blonds révèlent une origine flamande, il déteste les Flamands, leur langue et leurs institutions [3]; son aspect est altier et sévère; son front est chargé de rides, sa taille si peu élevée qu'il exige, pour sauvegarder la dignité royale, qu'on lui parle à genoux [4]. Il n'est pas moins inférieur à Charles-Quint par l'intelligence que par le corps. N'ayant hérité de lui que la grande pensée de l'alliance de l'unité politique et de l'unité religieuse, mais incapable de la représenter dans la conduite des armées; peu habile même dans les délibérations du conseil; aussi bref en parlant que long et diffus en écrivant; austère dans les pratiques extérieures de la religion, quoique n'étant point irréprochable dans ses mœurs; d'autant plus ambitieux qu'il est sincèrement convaincu que son ambition n'est que l'accomplissement d'un devoir et que toutes les voies sont légitimes pour l'atteindre; par là, profondément attaché aux desseins qu'il a conçus et non moins dominé par son irrésolution naturelle quand il faut les mettre à exécution; tête de fer qui ne se meut que sur des pieds de plomb [5]: tel est le prince qui, après avoir eu recours aux mesures les plus extrêmes pour soutenir les catholiques et pour combattre les protestants, laissera la puissance des uns profondément ébranlée et celle des autres de plus en plus menaçante.

(1557). Henri II recommence la guerre. Arrestation des étudiants belges qui suivent les cours de l'université de Paris.

Une nombreuse armée se réunit dans les Pays-Bas, sous les ordres de Philibert de Savoie. Le comte de Pembroke s'y joint avec huit mille hommes, au nom de la reine d'Angleterre, Marie, qui vient de déclarer la guerre à la France.

Le duc de Savoie assiége Saint-Quentin. Le connétable de Montmorency s'avance pour porter secours à la garnison. Victoire complète due aux conseils et au courage du comte d'Egmont. Le connétable et ses deux fils, l'amiral de Coligny, le maréchal de Saint-André, les ducs de Montpensier et de Longueville se trouvent parmi les prisonniers. «Combien de journées y a-t-il de Saint-Quentin à Paris? demandait le roi d'Espagne au sieur de la Roche du Mayne, son prisonnier.—Sire, lui dit celui-ci, si par journées vous entendez batailles, vous en compterez au moins trois avant d'entrer dans la capitale du royaume.» Réponse noble et fière, qui n'empêcha point Charles-Quint de s'écrier, en apprenant la victoire de son fils: «Marche-t-il au moins vers Paris?»

L'amiral de Coligny fut conduit en Flandre, à l'Ecluse: ce fut dans la forteresse qu'avait illustrée Philippe de Clèves, ami de Charles VIII et de Louis XII, qu'il écrivit sa relation de la défaite de l'armée de Henri II.

La bataille de Saint-Quentin avait été gagnée le 10 août 1557. La fondation de l'Escurial témoigna des actions de grâces que le roi d'Espagne offrit à Dieu. Quel devait être le monument de sa reconnaissance à l'égard de celui qui y avait le plus contribué? Un échafaud sur la place du marché à Bruxelles.

Cependant le duc de Guise, accourant de l'Italie, rallie les Français consternés. Au mois de janvier il surprend Calais, qui appartenait aux Anglais depuis le règne d'Édouard III; au mois de juin il s'empare de Thionville, et le maréchal de Termes s'associe à ses succès en s'avançant vers la Flandre avec une armée composée de huit mille hommes et de quinze cents chevaux.

Il était urgent pour Philippe de descendre du rôle de triomphateur et de songer à protéger ses propres États. Le duc de Savoie s'opposa au duc de Guise. Ce fut au comte d'Egmont que fut confiée la défense de la Flandre. Il s'empressa de réunir une armée à peu près égale à celle qu'il avait à combattre. Pendant ces préparatifs, le maréchal de Termes avait passé l'Aa en chassant devant lui quelques laboureurs qui avaient voulu en défendre le passage. Il s'était emparé de la ville de Dunkerque de vive force après une canonnade de quelques heures et y avait mis le feu après l'avoir pillée. Bergues avait éprouvé le même sort, et le maréchal de Termes était déjà arrivé près de Nieuport lorsque, apprenant l'approche du comte d'Egmont, il jugea à propos de se retirer en profitant de l'intervalle des marées pour suivre le rivage de la mer. Il venait de traverser l'Aa au-dessous de Gravelines lorsque l'armée du comte d'Egmont qui avait passé la rivière un peu plus haut, se déploya devant lui et le força à s'arrêter.

La position du maréchal de Termes était forte. Les dunes lui servaient de retranchement. Il avait derrière lui la mer et l'Aa, de sorte qu'on ne pouvait l'attaquer qu'en abordant de front sa première ligne, où il avait placé ses coulevrines et les arquebusiers gascons. Le comte d'Egmont se mit aussitôt à la tête de ses chevau-légers pour rompre les rangs ennemis. Le reste de sa cavalerie le suivait, soutenu par les bandes d'ordonnance. Un combat acharné s'était engagé lorsqu'un corps allemand prit les Français en flanc. Au même moment l'apparition fortuite d'une flotte anglaise vint favoriser les assaillants; ses décharges bruyantes, quoique peu meurtrières, semèrent le désordre parmi les Français. Leur position fut enlevée, et on fit prisonniers le maréchal de Termes, les seigneurs de Villebon et d'Annebaut et d'autres capitaines non moins célèbres. Quinze cents Français étaient restés sur le champ de bataille, et le comte d'Egmont, en s'emparant des canons et des drapeaux des ennemis, avait également reconquis tout le butin qu'ils avaient recueilli dans la West-Flandre (13 juillet 1558).

La nouvelle de la victoire de Gravelines fut le dernier écho du monde extérieur, qui vînt rappeler à Charles-Quint, dans sa retraite, ses luttes et sa gloire. Il rendit le dernier soupir le 21 septembre 1558, entouré des regrets de ses serviteurs qu'il n'avait cessé d'aimer, et non moins admiré des moines, dont sa pénitence effaçait les vertus et l'austérité.

De pompeuses obsèques lui furent faites à Valladolid, à Rome et à Bruxelles.

A Valladolid, François de Borgia prononça l'oraison funèbre de Charles-Quint en prenant pour texte: Ecce elongavi fugiens et mansi in solitudine. Il le développa en exposant comment Charles-Quint avait quitté le monde avant que le monde le quittât, ce qui n'est que trop ordinaire dans le cours inconstant des choses humaines.

A Rome, de magnifiques trophées d'armes avaient été élevés dans l'église de Saint-Jacques, où les cardinaux se réunirent pour honorer sa mémoire. Un de ces trophées (il provoqua les plaintes de l'ambassadeur français) portait: Prœlio Ticinensi rex Gallorum simul cum rege Navarræ captus.

A Bruxelles, des inscriptions non moins fastueuses ornaient l'église de Sainte-Gudule. On y lisait: «La république chrestienne à l'empereur Charles cinquiesme, pour la mémoire de sa justice, piété et vertu, pour avoir à nostre monde découvert un nouveau monde, pour avoir pris un grand roy françois, pour avoir préservé l'Allemaigne de cent mille chevaux et de trois cent mille hommes de pied avec lesquels Soliman, empereur des Turcs, vouloit envahir ceste région; pour avoir entré avecques une armée navale dedans la Morée et pris Patras et Coron; pour avoir surmonté le tyran Barberousse en bataille près Carthage, lequel estoit accompaignié de deux cent mille hommes de pied et de soixante mille chevaux; pour avoir chassé deux cents galères de corsaires et pour avoir rendu la mer sûre; pour avoir pris le royaume de Thunes et l'avoir rendu tributaire à la couronne d'Espaigne; pour avoir de là ramené libres vingt mille âmes chrestiennes captives; pour après avoir chassé six fois les armées ennemyes, remis par deux fois à l'Empire le duché de Milan et par une fois restitué au duc; pour avoir pacifié l'Allemaigne; pour avoir, de son bon gré, contre les ennemis du nom chrestien, et contre les chrestiens, sinon forcé, prins les armes.»

Henri II lui-même fait célébrer un service funèbre en l'honneur de Charles-Quint dans l'église de Notre-Dame de Paris.

La paix est près de se conclure. Conférences à l'abbaye de Cercamp. Le roi de France répond aux Anglais qui réclament Calais: «Plutôt vous céder ma couronne!» Mort de Marie et avénement d'Élisabeth au trône d'Angleterre. Négociations reprises sur des bases plus favorables à Henri II. Traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559).

Cette paix ne parut pas confirmer les espérances que le roi d'Espagne pouvait fonder sur ses victoires de Saint-Quentin et de Gravelines; elle devait être, toutefois, pour la France une source de deuil, puisque la joie même avec laquelle elle l'accueillit, donna lieu au tournoi où Henri II périt frappé par Montgomery.

Les trois rois qui se succéderont sur le trône de France, appartiennent au sang des Médicis. Les intrigues, les complots, les crimes secrets vont rappeler à la France les affreuses dissensions de l'orageuse Italie, et, comme si elles n'étaient déjà point assez vives, la réforme y jettera le levain des haines religieuses.

En face de la France déchue de son antique grandeur, il faut placer l'Espagne, que les victoires de Charles-Quint et les découvertes de Colomb ont portée à son apogée, mais qui retrouve déjà la politique que Ferdinand d'Arragon suivait vis-à-vis de Louis XII. C'est là que régnera le sombre Philippe II. La guerre ne le retiendra plus aux Pays-Bas, et les premières années de son absence seront aussi tranquilles que les dernières doivent être sanglantes et agitées.

A côté de l'unique héritier des États de Charles-Quint se trouvent une jeune femme et un enfant issus d'un même père, quoique l'illégitimité de leur naissance les ait placés bien au-dessous de lui. Cette femme se nomme Marguerite; cet enfant doit illustrer plus tard le nom de don Juan d'Autriche. Tous deux appartiennent par leur naissance aux Pays-Bas.

Lorsque Charles, à peine âgé de vingt et un ans et enivré de gloire sous le diadème impérial qu'il venait de ceindre, traversa la Flandre cinq ans avant son mariage avec Isabelle de Portugal, une jeune orpheline, d'une éclatante beauté, frappa ses regards dans une fête donnée en son honneur. La puissance et la grandeur eurent toujours des droits que la vertu ne saurait avouer. Cette orpheline se nommait Jeanne Van Gheenst ou Vander Gheynst. Strada rapporte qu'elle était issue d'une noble famille de Flandre et qu'elle avait été adoptée par Antoine de Lalaing. Il est certain que sa famille était pauvre, mais rien ne prouve qu'elle était obscure. Un demi siècle plus tôt le même nom était porté par Jean Van Geenst, l'intrépide chef de la Verte-Tente, né aussi dans la châtellenie d'Audenarde, qui, en 1478, organisa la résistance des communes à l'invasion de Louis XI. Antoine de Lalaing était fils de Josse de Lalaing, qui s'associa aux patriotiques efforts de Jean de Dadizeele et de Jean Van Geenst. Rien n'expliquerait mieux les soins dont il crut devoir entourer cette jeune fille. Ce fut Jeanne Van Geenst qui donna au petit-fils de Maximilien cette princesse, aussi sage qu'énergique, que l'histoire ne connaît, à cause de son mariage avec Octave Farnèse, que sous le nom de la duchesse Marguerite de Parme. Le sang qui coulait dans ses veines, justifiait l'amour qu'elle portait à la Flandre et que la Flandre lui rendit.

Vingt-quatre ans après, Charles-Quint, devenu veuf d'Isabelle de Portugal, aima une autre femme. D'après Strada, ce fut une princesse, et Brantôme la nomme: «une grande dame et comtesse de Flandres.» Mais ces rumeurs semblent sans fondement, et tous les documents du temps désignent une personne d'une condition fort humble, née peut-être à Bruxelles, mais fixée à Ratisbonne, nommée Barbe Bloemberg. Pendant quelque temps, son enfant fut nourri chez un pasteur du pays de Liége, puis envoyé en Espagne, où il vécut chez un gentilhomme nommé don Alonzo Quesada. Charles-Quint avait, en mourant, déclaré que cet enfant était le sien, mais il était fort jeune encore et préludait, par ses chasses et ses jeux, aux combats où les vieux serviteurs de son père devaient dire un jour de lui: Es el verdadero hijo del emperador; il est le vrai fils de l'Empereur!

Marguerite de Parme se distingua par une grande prudence et parfois par une admirable résolution de caractère. Les exercices les plus violents n'épuisaient pas ses forces, de même que les discussions les plus difficiles et les plus importantes ne semblaient point au-dessus de son esprit. Philippe II voulait ménager la maison de Farnèse, puissante en Italie: ce fut dans ce but qu'il choisit Marguerite pour gouvernante des Pays-Bas. «Philippe espérait aussi, ajoute Strada, que les peuples des Pays-Bas, dont l'attachement au nom de Charles-Quint était si grand, recevraient sa fille avec d'autant plus de joie que, née et élevée au milieu d'eux, elle avait adopté leurs mœurs, et qu'ils se soumettraient aisément à son gouvernement, puisque les nations sujettes croient retrouver quelque chose de leur liberté lorsqu'elles sont gouvernées par une autorité qui ne leur est pas étrangère; peut-être aussi, ajoute le même historien, pensait-il, en cédant à leurs vœux dans ce choix, que la popularité de cette administration rendrait plus facile l'exécution de ses desseins, car l'on résiste moins au joug lorsqu'une main aimée le fait accepter sans violence.»

Ce fut le 7 août 1559 que Philippe II annonça, dans une assemblée des états généraux tenue à Gand, le choix qu'il avait fait de Marguerite. Il institua en même temps trois conseils qui devaient l'assister; l'un, sous le nom de conseil d'État, avait pour mission de traiter les questions les plus élevées. Les membres qui le composaient étaient l'évêque d'Arras, le prince d'Orange, le comte d'Egmont, Charles de Berlaimont, Philippe de Stavele et le docteur Viglius, à qui on adjoignit plus tard le comte de Hornes et le duc d'Arschoot. Viglius, déjà membre du conseil d'État, présidait le conseil secret qui surveillait l'application des lois et de la justice. Le troisième conseil ne devait s'occuper que des finances et des revenus publics. Philippe II régla également tout ce qui était relatif au commandement des troupes et aux gouvernements des provinces. Tous les gouverneurs se trouvaient chargés de veiller avec les conseils provinciaux à la répression des délits criminels; il n'y avait d'exception qu'en Flandre, où l'administration de la justice était indépendante du gouvernement, confié, avec celui de l'Artois, au comte d'Egmont, «ce qui n'est pas peu,» remarque Sébastien de l'Aubespine.

Lorsque l'évêque d'Arras eut expliqué les intentions du roi aux états, l'un de leurs membres (il appartenait à la maison de Borluut) se leva et demanda, au nom de la noblesse qui avait aidé le roi de son épée et au nom des communes qui l'avaient soutenu de leurs biens, qu'il consentît à rappeler les hommes d'armes espagnols. Les états alléguaient leurs priviléges, que le roi avait confirmés par son serment. Le prince d'Orange, les comtes de Hornes et d'Egmont appuyèrent leurs réclamations, et Philippe se vit contraint à leur promettre que les troupes étrangères se retireraient avant peu de mois.

Philippe quitta Gand après avoir adressé quelques mots aux états pour leur recommander de se prémunir contre les doctrines des luthériens. Il avait aussi exhorté Marguerite à veiller avec soin au maintien de la tranquillité des Pays-Bas. On rapporte qu'il lui exposa que le gouvernement des Pays-Bas était le plus considérable de tous ses royaumes; que l'hérésie y avait déjà fait des progrès; qu'Élisabeth était hostile à la religion et qu'elle trouverait des alliés dans les princes allemands, jaloux de voir l'empire dans sa maison. Il insista aussi sur le caractère des Flamands et lui conseilla la douceur, afin de ne pas en froisser la fierté et l'indépendance.

Peu de jours après, le 25 août 1559, le roi d'Espagne s'embarqua à Flessingue, et il aborda bientôt à Laredo au milieu d'une furieuse tempête, prophétique image des troubles qui allaient le séparer de ces riches provinces qu'il ne devait plus revoir.

Avant de s'éloigner des Pays-Bas, Philippe avait déjà compris qu'une vague agitation y fermentait, et que, tôt ou tard, ils échapperaient à la couronne d'Espagne. On lit dans les mémoires du temps que l'on remontra à Philippe II que la conservation des Pays-Bas était inséparable de la conquête de la France. On lui exposait que le royaume de France formait une barrière entre l'Espagne et la Flandre, et qu'il fallait se rendre maître de la France afin de posséder la voie pour passer d'Espagne en Flandre.

Ceux qui lui donnaient ces conseils au commencement de son règne, oubliaient qu'ils avaient vu finir celui de Charles-Quint. Résumons en quelques mots la transition qui sépare les événements les plus importants de ces deux époques si différentes à tant de titres.

Les provinces des Pays-Bas avaient retrouvé, vers la fin de la domination de Charles-Quint, la prospérité dont elles jouissaient avant la minorité de Philippe le Beau. On y remarquait trois cent cinquante villes et dix mille trois cents bourgs, sans compter les hameaux et les châteaux, dont le nombre était infini. Les impôts qu'elles supportaient, égalaient ceux que payait tout le royaume d'Angleterre dans les premières années du règne de Henri VIII: ils avaient contribué, bien plus que les premiers tributs du nouveau monde, à suffire aux frais immenses des nombreuses expéditions de Charles-Quint.

Le mariage de Philippe II avec la reine Marie avait consolidé les relations qui unissaient les Pays-Bas à l'Angleterre. Le commerce avait repris toute son activité, et le pouce des fileuses, qui préparaient la tâche des plus habiles tisserands de l'Europe, assurait, selon la parole de Charles-Quint, la fortune de la Flandre. De nombreux vaisseaux cinglaient chaque jour vers des mers éloignées, chargés des produits de ses métiers. «En quelles mers inconnues, s'écrie Strada, sur quels rivages reculés la science de la navigation n'a-t-elle pas conduit les Flamands? Plus sont étroites les limites dans lesquelles la nature a enfermé leur patrie, plus ils s'ouvrent l'Océan pour le soumettre à leur puissance.» La Flandre, dit un écrivain anglais, était le centre des richesses et de la civilisation.

Aux bienfaits du commerce se mêlaient ceux de l'agriculture. Une douce aisance régnait partout, et les mœurs offraient ici la pureté et la simplicité agreste d'une vie toute patriarcale, ailleurs, l'hospitalité généreuse et les autres vertus qu'enseignent les longues épreuves d'une vie agitée.

Sous le règne de Charles-Quint, l'esprit du peuple s'était tourné, avec un zèle semblable au sien, vers la carrière des combats. Une foule de capitaines flamands entouraient Charles de Gand et conduisirent à sa voix leurs bandes d'ordonnance depuis les plaines de Pavie jusqu'aux sables de Tunis. «On ne trouve point ailleurs, ajoute l'historien de la guerre des Pays-Bas, une milice plus nombreuse, mieux instruite et plus infatigable: c'est l'école de Mars.»

«Je ne sais, dit Jean Stratius, imprimeur de Lyon, qui composa en 1584 une histoire des troubles des Pays-Bas, je ne sais si je pourroy satisfaire au désir que j'ay qu'on voye les merveilleuses tragédies que l'inconstante fortune nous a représentées en peu de temps au théâtre de cette terre flamande. Mais il m'a semblé bon commencer par la description du pays de Flandres, afin que ceux-là qui ne l'ont pas veu, puissent juger de quelle importance il est au roy d'Espaigne. Le pays de Flandres contient treize fort riches et principales provinces: la plus grande et la plus généreuse est le comté de Flandres, d'où toutes les autres ont pris leur nom, pour le grand trafic de commerce qui se faisoit anciennement en ce comté... Le peuple flamant est de nature plus familier, plus doux et plus traitable que fier et cavilleux. Il s'arreste du tout à une chose tant pour la noblesse de son esprit que pour les grandes conceptions auxquelles il s'adonne, et pourtant les hommes flamans sont subtils inventeurs des arts merveilleux et estimés comme au fait de l'imprimerie... Et jasoit que toute la basse Allemagne se puisse vanter de cette gloire, si est-elle principalement deue à ce comté de Flandres, où les hommes sont plus belliqueux et plus nobles et d'où volontiers ont coustume de sortir personnages illustres et excellens aux lettres et aux armes... Le pays y est riche, fertile et fort peuplé pource qu'en vingt lieues ou environ qu'il a de largeur, on y compte cinquante-quatre cités, vingt-neuf bourgs et onze cent cinquante-quatre villages, sans plusieurs autres petits villages que l'on trouve quasi à tout bout de champ, tant cette terre est peuplée... Outre ce que la terre produit, l'on y meine si grande abondance et quantité de toute sorte de marchandise que là se viennent fournir de tout ce qu'il leur faut plusieurs nations étrangères et ce pour la commodité de la mer, bons ports et rivières qui passent quasi par toutes les villes. On peut dire que c'est le pays le plus peuplé, riche, orné des plus beaux édifices, le plus plaisant et abondant qui soit en Europe. Les hommes naturellement sont beaux, grands, bien faits et bien proportionnés: ils furent les premiers qui receurent la foy de Jésus-Christ entre tous les peuples d'Allemaigne et de France... Ce peuple s'est toujours gouverné par le moyen de trois membres, lesquels joints ensemble s'appellent Estats.»

C'est à Grotius qu'il appartient de compléter ce tableau par l'examen politique de la situation des Pays-Bas.

«A l'époque où les campagnes avaient été partagées entre la noblesse comme le prix de ses victoires, les villes avaient reçu des priviléges et des lois qui furent les bases de leur liberté. On ne pouvait prendre possession de l'autorité sans avoir confirmé par un serment solennel toutes ces franchises. Le soin des affaires était autrefois confié à deux ordres, celui des nobles et celui des bourgeois; en quelques lieux, le clergé formait le troisième. Ils se réunissaient en assemblées toutes les fois qu'il était nécessaire, afin de traiter des questions les plus importantes, et ce n'était qu'avec leur assentiment unanime que l'on pouvait établir des impôts, modifier l'administration ou même changer la valeur des monnaies; c'est ainsi que l'on avait pourvu, lors même que les princes étaient bons, à ce qu'il ne leur fût point possible d'être mauvais. Les fonctions publiques étaient occupées par les citoyens que recommandaient le plus leur noblesse et leurs vertus; mais il n'était point permis d'y appeler les étrangers. Pendant longtemps ce système politique maintint la justice et l'équité; plus tard, des séditions s'élevèrent parmi ces peuples trop riches et trop puissants, jusqu'à ce que des victoires, des mariages et des traités les fissent passer sous l'autorité des ducs de Bourgogne. Ces princes, sortis d'une maison royale, belliqueux, artificieux, avides de pouvoir, profitèrent de ces discordes pour dominer par les menaces, les dons ou les promesses, et l'on vit tout décliner jusqu'à ce point qu'il fallut choisir entre les supplices ou la corruption. Lorsque cette haute fortune passa à la maison d'Autriche, la douceur de ceux qui gouvernaient, contribua à accroître leur puissance; car la douceur peut plus que la force pour faire oublier aux peuples leur liberté. Les métiers, privés de leurs armes, s'occupèrent davantage à faire prospérer l'industrie, et la réunion des Pays-Bas à l'Espagne lui donna un grand développement. Mais déjà les hommes les plus sages prévoyaient, quel que fût l'avantage qu'en retirassent les princes, que l'antipathie des mœurs serait bientôt pour l'État une cause inévitable de troubles. Y a-t-il un peuple qui soit plus porté que les Belges à haïr les étrangers et à défendre avec courage ses institutions? Vit-on jamais un peuple mieux protégé, non-seulement par ses fleuves et la mer, mais aussi par la multitude de ses habitants? Après avoir repoussé les nations septentrionales, ne se maintint-il pas, pendant huit siècles, invincible et inexpugnable contre les agressions extérieures? Si les Belges, aussi bien que les Espagnols, respectent leurs princes, ils placent plus haut encore leurs lois, la plupart conquises par de laborieux efforts. On les avait accoutumés peu à peu à obéir, mais jamais assez pour leur imposer une autorité violente et absolue.»

Cependant tout semble décliner et s'assombrir au commencement du règne de Philippe II. L'avénement d'Élisabeth inquiète le commerce. La faveur que le nouveau prince montre aux Espagnols, remplit de jalousie les hommes de guerre nés en Flandre. Ajoutez à toutes ces causes d'inquiétudes et de périls cet antique amour de la liberté, qui, sans cesse étouffé, oublie trop promptement tout ce qu'il lui faut d'ordre et de régularité pour être stable et durable, et qui tend bientôt à dégénérer en licence. Des esprits honnêtes et confiants croyaient qu'il serait aisé de reconstituer l'organisation si admirable des communes flamandes au quatorzième siècle; d'autres cherchaient un modèle dans celle de la ligue fédérative des cantons helvétiques. Un sentiment général dominait: c'était la crainte de voir les Pays-Bas devenir une province espagnole.

Telle était la situation morale du peuple. Celle des hommes les plus puissants par leur naissance et leur rang n'était guère différente, et chez quelques-uns l'ambition accroissait le mécontentement.

Il est temps d'entrer dans quelques détails sur les principaux chefs de la résistance qui se prépare: le prince d'Orange, le comte d'Egmont et le comte de Hornes.

Le prince d'Orange appartenait à la maison de Nassau, depuis longtemps illustre en Allemagne. Philibert de Châlons, prince d'Orange, avait transmis sa principauté à René de Nassau, son neveu, qui, décédé également sans enfants, la laissa à son cousin Guillaume de Nassau. Philibert de Châlons avait conduit une armée composée de soldats luthériens au sac de Rome; il avait voulu épouser Catherine de Médicis afin de devenir duc de Florence. Au moment où la mort, qui l'atteignit sur les bords de l'Arno, renversait ses projets, rien ne lui révélait que c'était dans une autre république que ses héritiers obtiendraient la suprême puissance en arborant aussi contre Rome la bannière de Luther.

Guillaume d'Orange avait été l'ami et le confident de Charles-Quint, qui l'avait recommandé à son fils. Il rappelait avec orgueil que c'était au courage de son grand-oncle Engelbert de Nassau que la maison d'Autriche avait dû la soumission de la Flandre; mais il abdiqua bientôt ces titres à l'amitié des princes pour ne rechercher que la faveur du peuple. Jaloux de Marguerite et de ses ministres, il sentit le premier que la domination espagnole, telle que Philippe voulait l'établir, était impossible, et comprit que, dans la résistance qui allait s'élever, la première place lui serait réservée. De là ce grand luxe qui l'entourait et ce faste qui agit toujours puissamment sur l'esprit du peuple; de là cette indifférence religieuse sans cesse prête à excuser les novateurs, parce que tôt ou tard il devait avoir besoin des princes protestants d'Allemagne, auxquels il s'était allié en épousant Anne de Saxe.

Le comte d'Egmont était issu des anciens ducs de Gueldre; sa mère lui avait apporté les vastes possessions territoriales qui appartenaient en Flandre à la maison de Luxembourg-Fiennes. Les victoires de Saint-Quentin et de Gravelines avaient rendu son nom glorieux dans toute l'Europe, et il n'était pas le dernier à apprécier l'étendue de ses talents militaires et de ses services.

Philippe de Montmorency, devenu par adoption comte de Hornes, doit être nommé le troisième. Le courage qu'il déploya dans les combats, n'était pas au-dessous des souvenirs héroïques que lui avaient légués ses aïeux, et il se montrait d'autant plus empressé à favoriser les mécontents qu'il avait vu son beau-frère, le comte Charles de Lalaing, soupçonné d'avoir trahi le secret d'une mission qui lui avait été confiée.

Philippe, en partant pour l'Espagne, ne laissait, dans les tumultueuses provinces des Pays-Bas, qu'une femme en présence de ces hommes puissants à tant de titres. Mais il lui avait donné pour ministre l'évêque d'Arras, Perrenot de Granvelle, devenu depuis peu cardinal-archevêque de Malines et abbé d'Afflighem, et à ce titre primat de la Belgique et premier abbé du Brabant, conseiller prudent et habile qui devint bientôt l'objet d'une hostilité d'autant plus vive que son influence dans les actes du gouvernement paraissait plus considérable.

La première tentative de résistance qui avait été dirigée contre le séjour prolongé des troupes espagnoles, avait été un triomphe plein d'encouragements secrets. Philippe différait toutefois d'exécuter sa promesse; mais les plaintes devinrent si vives que Marguerite écrivit au roi qu'on ne pouvait ajourner plus longtemps la retraite des Espagnols, que les provinces avaient résolu de ne payer aucun subside avant le départ des milices étrangères, et qu'il fallait craindre le mécontentement du peuple et les discordes intérieures. Philippe, en ce même moment, avait un besoin urgent de ces soldats pour réparer ses revers sur les rivages de l'Afrique. Il céda.

En 1562, l'université de Douay fut fondée pour les jeunes gens qui désiraient poursuivre l'étude de la littérature française. On voulait éviter qu'ils ne se rendissent soit à Genève, centre des sciences hétérodoxes, soit à quelque université mal famée d'Allemagne, telle que celle de Wesel.

De plus, afin d'arrêter efficacement les efforts des luthériens, Philippe obtint du pape Paul IV que treize nouveaux évêchés seraient érigés dans les Pays-Bas. Ce furent ceux d'Anvers, de Bruges, de Gand, d'Ypres, de Saint-Omer, de Namur, de Bois-le-Duc, de Ruremonde, de Middelbourg, d'Harlem, de Leeuwaerden, de Groningue et de Deventer.

Corneille Jansénius fut élevé au siége de Gand, Pierre De Corte à celui de Bruges, Martin Rithove à celui d'Ypres et Gérard d'Haméricourt à celui de Saint-Omer.

Bien que la bulle du pape portât qu'on ne disposerait des nouveaux évêchés qu'en faveur de prêtres nés dans les Pays-Bas, leur érection souleva une opposition redoutable. Les abbés, dont les biens devaient fournir les dotations de ces évêchés, réclamaient avec force. Les états et les administrations municipales les secondaient et adressaient à la fois leurs vives remontrances à Rome et à Madrid. On vit même dans plusieurs villes les évêques repoussés par leurs ouailles.

Ce qui augmentait surtout l'irritation populaire, c'est qu'on voyait dans ces changements le prélude d'une mesure plus grave: l'introduction dans les Pays-Bas du tribunal de l'inquisition, tel qu'il était établi en Espagne.

L'inquisition, qui revendique saint Dominique pour fondateur, existait depuis fort longtemps dans les Pays-Bas, mais elle était restée une institution purement religieuse. Le prévôt des chanoines réguliers d'Ypres, celui du Val des Écoliers, à Mons, le doyen de Louvain, exerçaient les fonctions assez peu importantes d'inquisiteurs en Flandre, en Hainaut et en Brabant. L'inquisition ne tendit à se modifier que lorsque Luther, mêlant le premier la religion à la politique, prêcha l'insurrection comme le dernier mot de l'hérésie. En 1522, Charles-Quint avait chargé le président du grand conseil de Malines et un membre du conseil de Brabant de rechercher comme inquisiteurs tous les délits d'hérésie, mais le pape Clément VII s'était opposé à ce que ces fonctions fussent confiées à des laïques et cessassent ainsi d'être religieuses pour devenir politiques. L'autorité des anciens inquisiteurs d'Ypres, de Mons et de Louvain fut donc rétablie jusqu'à ce que le pape Paul III créât, en 1537, deux théologiens de Louvain inquisiteurs généraux des Pays-Bas. On prêtait à Philippe II le projet de persévérer dans l'essai tenté par son père et d'introduire au sein des communes flamandes l'inquisition espagnole, «pratiquée premièrement, dit Castelnau, contre les Mores, Sarrasins et esclaves, qui autrement ne se pouvoient dompter.»

Conférences entre les nobles du parti du prince d'Orange. Remontrances à Marguerite sur l'influence que possède le cardinal de Granville. Mission du baron de Montigny en Espagne. Réponse vague de Philippe II. Seconde remontrance adressée à Marguerite de Parme, le 11 mars 1562 (v. st.), par le prince d'Orange et les comtes d'Egmont et de Hornes.

Marguerite de Parme s'adresse de nouveau au roi d'Espagne; elle obtient pour réponse qu'il faut tout ajourner jusqu'à son retour dans les Pays-Bas; mais elle avoue elle-même à Viglius qu'elle ne croit pas qu'il y revienne jamais.

Cependant l'irritation devint si vive qu'au mois de décembre 1563, les états généraux déclarèrent qu'ils suspendraient leurs délibérations si l'archevêque de Malines continuait à y prendre part. Mille voix s'élevaient autour de Marguerite pour accuser son ministre. Les uns, qu'enthousiasmaient les succès récents des huguenots en France, accordaient aux idées nouvelles l'appui d'une influence sans cesse croissante; d'autres, mécontents du passé, s'agitaient vers un but qu'ils ne connaissaient point. Enfin, il en était qui croyaient qu'ils succéderaient à l'autorité du cardinal de Granvelle s'ils réussissaient à persuader à la gouvernante des Pays-Bas qu'elle était trop sage et trop éclairée pour subir la tutelle d'un conseiller. Marguerite ne sut pas assez fermer l'oreille à ces perfides flatteries: elle se laissa persuader que pour elle, aussi bien que pour les Pays-Bas, le moment était venu de secouer un joug pesant et sévère.

Le cardinal de Granvelle cède à l'orage; il quitte Bruxelles le 10 mars 1563 (v. st.) et se retire à Besançon.

Thomas Armenteros remplace le cardinal de Granvelle dans la direction des affaires: à l'austérité et à la roideur qu'on blâmait chez le premier, succède un système de corruption et de vénalité. En vain le président du conseil privé, Viglius de Zuichem, refuse-t-il d'apposer le sceau sur des actes qu'il réprouve: Thomas Armenteros trouve le moyen de s'en passer.

Marguerite, persuadée qu'en supprimant toutes les causes de mécontentement elle avait assuré la consolidation de l'ordre et de la paix publique, se reposait avec confiance sur les protestations de zèle et de dévouement qu'on prodiguait à son autorité; mais les principaux seigneurs qui formaient le conseil d'État, ne songeaient qu'à y introduire leurs amis et à en exiler leurs adversaires. Ils ne tardèrent pas à demander la suppression du conseil secret et du conseil des finances, afin de centraliser toute l'autorité entre leurs mains, et déjà le comte d'Egmont, parlant en leur nom, avait profité de la mort de Claude Carondelet, prévôt de Bruges, pour demander l'abolition des juridictions ecclésiastiques. «L'on forge icy, écrit Viglius au cardinal de Granvelle, une nouvelle république et conseil d'estat, lequel aura la souveraine superintendance de toutes les affaires. Je ne scay comment cela pourra subsister avec le pouvoir et auctorité de madame la régente et si Sa Majesté mesme ne sera bridée par cela.»

L'autorité devient faible; nous ne tarderons point à voir se fortifier et s'accroître l'esprit de tumulte et de sédition. «Ce fut en 1564 que commencèrent les calamités intérieures, dit un historien contemporain; époque fatale par ses discordes, dont les causes et les commencements embrassaient toute la terre. Les prophéties des astronomes l'avaient assez annoncé, car le ciel ne nous offrait qu'un aspect menaçant. Trois planètes se rencontraient avec le soleil et Mercure dans le signe du Lion, astres qui ne nous présageaient que les malheurs, les ruines et le carnage.»

Il nous reste à examiner ce qu'allait devenir le gouvernement de Marguerite de Parme en présence du développement des réformes religieuses que les novateurs se préparaient à propager par la flamme et par le glaive.

En 1551, les doctrines luthériennes avaient déjà fait tant de progrès que Mélanchton espérait que leurs adeptes seraient assez nombreux pour imposer à Philippe, comme condition de son inauguration héréditaire dans les Pays-Bas, le libre enseignement du luthéranisme.

Ce n'est toutefois que dix ans après, au mois d'octobre 1561, que l'on voit deux ministres français prêcher publiquement à Tournay et à Valenciennes, où ils ont semé le germe de l'hérésie. Le 12 juin de l'année suivante, un obscur laboureur des environs de Poperinghe tint un prêche dans le cimetière de Boeschepe. Le seigneur de Mouscron, grand bailli de Flandre, ordonna de poursuivre ceux qui y avaient assisté, et le grand conseil de Flandre délégua deux de ses membres pour assister les magistrats d'Ypres dans leurs recherches. En vain usa-t-on d'une extrême rigueur. Les supplices furent impuissants; les nouvelles doctrines se répandirent de Boeschepe dans tout le pays, et à mesure qu'elles se développaient, la répression devint moins sévère. On vit même à Bruges les magistrats faire rendre la liberté à un prisonnier poursuivi pour crime d'hérésie.

Marguerite jugea utile d'envoyer dans ces circonstances vers le roi quelque ambassadeur important pour lui exposer la situation alarmante des Pays-Bas. Le comte d'Egmont, qui fut chargé de cette mission, fut reçu avec égards à Madrid et crut avoir obtenu tout ce qu'il désirait, parce qu'on ne lui avait rien refusé formellement. Philippe II s'était contenté de lui répondre qu'il espérait se rendre bientôt aux Pays-Bas pour alléger les charges qu'ils supportaient; qu'il était d'avis, quant aux discordes qui régnaient dans l'administration de la justice, que la duchesse consultât le conseil d'Etat, qui pourrait également conférer sur les moyens de raffermir les bonnes doctrines avec quelques évêques et quelques théologiens.

En effet, les évêques d'Ypres, de Namur, de Saint-Omer, et d'autres théologiens, se réunirent à Bruxelles le 1er juin 1565. Ils s'en référèrent aux décrets récents du concile de Trente sur ce qui concernait la règle à suivre pour les catholiques, et aux édits de Charles-Quint pour la punition des hérétiques, sauf à les adoucir selon l'âge des coupables et la nature de leurs erreurs, en frappant plus sévèrement les ministres des nouvelles sectes. Il est, dans cette réponse, fait mention de l'inquisition, mais dans son essence toute religieuse; ils laissent à l'autorité civile le soin d'appliquer les lois de Charles-Quint, et s'ils réclament «des visitateurs et inquisiteurs, c'est pour admonester le peuple, non par voie de rigueur judicielle, mais de bénignité et charité paternelle.»

Les principaux membres du conseil d'État gardèrent le silence sur cet avis et se contentèrent de demander qu'on l'envoyât en Espagne, sans qu'ils exprimassent leur opinion. Le comte d'Egmont seul, s'appuyant sur les intentions clémentes qu'il attribuait au roi, se prononça contre les inquisiteurs et contre le maintien des édits de Charles-Quint.

Une déclaration de Philippe II, datée du 17 octobre, vint démentir les assurances du comte d'Egmont, «car il y faisoit connoître estre son intention que la dicte inquisition se face par les inquisiteurs, en la force et manière que jusques ores a esté faict et leur appartient de droicts divins et humains.»

Le conseil privé demanda qu'il fût bien entendu que le roi, loin de modifier l'ancien état des choses, voulait seulement maintenir ce qui avait toujours existé et qu'il ne songeait point à introduire l'inquisition d'Espagne, «selon que les mauvais faisoient courir le bruict.»

Le prince d'Orange, les comtes d'Egmont et de Hornes firent rejeter cet avis plein de sagesse. Ils demandèrent que les lettres du roi d'Espagne fussent purement et simplement envoyées aux conseils provinciaux; et, bien qu'ils blâmassent les résultats qu'elles devaient produire, ils parurent, par leur opposition à l'avis du conseil privé, appuyé par Viglius, plus les désirer que les craindre. Ce que les hommes sages prévoyaient, arriva; les nobles, d'autant plus jaloux du clergé qu'ils se souvenaient de l'érection des nouveaux évêchés, se livrèrent à de vives représentations et refusèrent de se conformer aux ordres du roi. Déjà on entendait de toutes parts circuler dans le pays de vagues bruits d'insurrection. Lorsqu'on publia, le 18 décembre 1565, un édit de Marguerite qui reproduisait les ordres du roi d'Espagne, le conseil de Brabant et les quatre membres de Flandre réclamèrent de nouveau. Les gouverneurs des provinces déclaraient en même temps que l'exécution de ces ordres était impossible.

Quelques gentilshommes plus audacieux crurent devoir répondre à l'édit du 18 décembre en signant, à Bréda, au milieu d'un banquet, une déclaration par laquelle ils protestaient qu'ils ne souffriraient jamais l'inquisition dans les Pays-Bas. C'est ce qu'on appellera, plus tard: le Compromis des Nobles.

(5 avril 1566). Présentation solennelle des remontrances de la noblesse confédérée à Marguerite de Parme. Le comte de Berlaimont s'écrie: «Ce sont des gueux!» Les mécontents acceptent ce nom, et prennent pour devise: Fidèles jusqu'à la besace!

L'Angleterre dirige le mouvement insurrectionnel: il trouve un appui en France et en Allemagne.

L'Angleterre s'était séparée des anciennes monarchies européennes par l'apostasie de Henri VIII. Les affaiblir, semer le désordre pour les ruiner, en en profitant pour s'agrandir elle-même, sous l'apparence d'un grand zèle pour la propagation des idées nouvelles, tel était le système sur lequel Élisabeth voulait fonder la puissance de sa couronne. Toutes les sectes persécutées réclameront son appui; il n'est point de pays où elle ne comptera des amis actifs et dévoués dans les champs, dans les villes, sous la tente et jusque dans le conseil des princes. Si Genève est l'arsenal des controverses théologiques, Londres restera le nœud commun où se réunissent tous les fils épars des complots secrets et des révolutions imprévues, le centre de la résistance, la métropole de la lutte armée.

«Ceste royne, dit Renom de France, voyant qu'elle ne pouvoit faire grand effect par terre, vouloit se rendre grande par la mer, et non-seulement enrichir grandement ses subjects, mais aussi se rendre formidable de tous autres, ausquels elle pensoit empescher le trafic.»

Ce fut par des questions commerciales que la politique anglaise chercha à ouvrir une voie à son influence dans les affaires des Pays-Bas. Au mois de décembre 1563, Marguerite de Parme avait ordonné, à cause de la peste qui régnait en Angleterre, qu'on attendît jusqu'aux fêtes de la Chandeleur pour faire venir de ce pays les laines que l'on avait coutume d'envoyer à Anvers et à Bruges aux fêtes de la Noël. L'entrecours fut suspendu. Cependant, le 4 décembre 1564, les magistrats de Bruges écrivirent aux marchands anglais pour les engager à retourner en Flandre. Le comte d'Egmont appuya leurs instances et fit si bien qu'au mois de mars 1564, des conférences commerciales, auxquelles prenaient part, d'un côté, lord Montague, de l'autre, Christophe d'Assonleville et Pierre de Montigny, s'ouvrirent à Bruges. Les Anglais affectaient une grande fierté; à les entendre, l'industrie anglaise nourrissait la Flandre de ses bienfaits, et lord Cecil ajoutait que l'interruption de ces relations pourrait être plus nuisible aux Pays-Bas qu'à l'Angleterre.

Ces menaces étaient toutefois peu sérieuses. On ajoutait en Angleterre une grande importance au commerce des Pays-Bas; la vieille renommée de leurs grandes cités était encore présente à tous les esprits. C'était l'époque où Thomas Gresham faisait construire la Bourse de Londres d'après la Bourse d'Anvers, en n'employant que des architectes et des ouvriers de cette ville; et il est certain qu'Élisabeth avait chargé ses députés des instructions les plus conciliantes. Malheureusement des obstacles sérieux s'offrirent: les ministres de Marguerite remarquèrent que les Anglais étaient instruits de toutes les décisions prises au conseil, même avant qu'elles eussent été communiquées à leurs propres commissaires, et il en résulta qu'ils désirèrent les premiers que ces négociations échouassent, de peur que la Flandre ne s'attachât trop aux Anglais, «attendu, écrivait Granvelle, que ce que nous devons le plus craindre aujourd'hui, c'est que les gens de ce pays-ci soient bien avec les Anglais, la reine étant, en matière de religion, ce qu'elle est.» En effet, les conférences furent ajournées au moment où elles semblaient près de conduire à une conclusion favorable, puis de nouveau rompues par les Anglais offensés à leur tour de la conduite des plénipotentiaires de Marguerite. Une ordonnance de la duchesse de Parme avait déjà prescrit de brûler tous les draps anglais qu'on essayerait d'introduire en Flandre.

Avec lord Montague se trouvaient deux agents anglais d'une grande habileté, nommés Habdon et Wotton; ils avaient obtenu des seigneurs qui appartenaient au parti des conféderés de Bréda, la révélation des projets les plus secrets de Marguerite: c'était la base d'une alliance des mécontents avec l'Angleterre.

Dans les premiers jours du mois de septembre 1566, le prince d'Orange invita à dîner Thomas Gresham, ambassadeur semi-officiel d'Angleterre. Au milieu du repas, le prince d'Orange porta un toast à la reine Élisabeth; Thomas Gresham se contenta de remercîments assez vagues et fort circonspects. Cependant le lendemain un des amis du prince d'Orange se rendit chez lui et lui dit: «Monsieur Gresham, la reine d'Angleterre ne secourra-t-elle pas nos gentilshommes comme elle l'a fait en France pour le bien de la religion?» Thomas Gresham assure dans ses mémoires qu'il chercha de nouveau à éviter de répondre à cette question; il n'en est pas moins certain qu'à cette époque des relations politiques existaient déjà entre l'Angleterre et les mécontents. Le prince d'Orange répandait de l'argent en Brabant et persuadait au comte d'Egmont de suivre son exemple en Flandre et même d'entraîner dans une ligue fédérative les villes de Bruges, d'Arras, de Béthune, d'Aire et de Lille. Il cherchait lui-même à s'affermir de plus en plus dans son gouvernement d'Anvers. Là devait être arboré le drapeau de l'insurrection, et il est très-probable que les mécontents y eussent appelé les Anglais, comme le prince de Condé leur livra le Havre en 1562. «Les protestants, écrit Bollwiller au cardinal de Granvelle, prétendent que par le moyen et exemple de la ville d'Anvers se rébellant, les aultres villes des Pays-Bas en feroyent le semblable, se joindroyent par ensemble et se feroyent villes impériales avec l'appuy qu'elles pourront avoir d'Allemagne, d'Angleterre et de France.»

Dès le 31 août 1564, Marguerite de Parme écrivait à Philippe II que les mécontents étaient secrètement soutenus par la reine d'Angleterre. Pourquoi Élisabeth n'eût-elle pas convoité ces riches provinces des Pays-Bas qui, en la rapprochant de ses alliés de l'Allemagne protestante, devaient lui permettre d'agir plus efficacement en France et de pénétrer au cœur même de l'Empire?

En France les guerres de religion ont commencé sous le règne de Charles IX. Gaspard de Coligny est aussi soudoyé par l'or d'Élisabeth. Les huguenots, qui ont livré le Havre aux Anglais, font assassiner le duc de Guise, qui a reconquis Calais. La gloire du duc de Guise inquiétait Catherine de Médicis; elle se rapprocha du parti de la ligue dès qu'elle espéra pouvoir le diriger. Conférences de Bayonne. Le bruit d'une alliance de Catherine de Médicis et des ministres de Philippe II accroît l'irritation des huguenots: il devient de plus en plus important pour eux d'enlever les Pays-Bas au roi d'Espagne ou d'y susciter des troubles assez sérieux pour l'empêcher d'intervenir en France.

En 1565, des plaintes s'élevèrent de la part de Marguerite de Parme contre l'édit de pacification qui permettait d'établir, jusque sur les frontières, des prêches, foyers dangereux de prosélytisme. Les huguenots répliquaient que jamais on n'avait empêché les Flamands de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne, «et que pour un qui vient en France pour ouir les presches de la religion réformée, il y en vient ordinairement plus de cent en ces pèlerinages, avec chariots et grands chevaux.» Les prêches continuèrent: ils firent cesser les pèlerinages, et la Flandre ne tarda point à réclamer la liberté de religion qui existait en France.

Les princes allemands apportaient de plus dans ces tristes divisions une double tendance inhérente à leur caractère et à leur position, le désir de s'enrichir en louant leurs services militaires, l'espoir de joindre aux trésors conquis par la guerre une indépendance politique fondée sur les ruines de l'Empire affaibli par cette guerre même.

Nouvelles lettres de Marguerite à Philippe II. Elle lui rappelle le voyage que Charles-Quint entreprit pour apaiser les troubles des Pays-Bas. Mission du marquis de Berghes en Espagne. Conseil tenu à Ségovie, auquel assistent trois conseillers belges: Tisnacq, Hopperus et Courtewille. La duchesse de Parme écrivait à Philippe II qu'elle cherchait vainement à démontrer que l'inquisition, telle qu'elle existait dans les Pays-Bas, était une institution ancienne; que les seigneurs déclaraient qu'ils ne s'associeraient pas à des mesures qui conduiraient au bûcher cinquante ou soixante mille personnes, et qu'ils persistaient à comparer l'inquisition des Pays-Bas à celle d'Espagne, «qui est si odieuse, comme le roy le sçait.» Les lettres de Viglius attestent aussi l'horreur que l'inquisition espagnole inspirait même chez les hommes les plus dévoués à la religion catholique. La sévérité des édits sur l'inquisition ne paraissait pas moins incompatible avec la liberté commerciale, base principale de la prospérité des Pays-Bas.

En présence de cette résistance unanime, Philippe II écrit, le 6 mai 1566, à la duchesse de Parme: «Quant à la nouvelleté que aucuns sèment que j'avois voulu introduire au regard de l'inquisition, je vous ay desjà plusieurs fois escript que je n'y ay jamais pensé.» De plus, il consent à ce que l'inquisition soit restreinte à la surveillance qui appartient aux évêques en matière de foi et qu'on modère les édits de Charles-Quint. Il autorise aussi Marguerite à rétablir la paix en pardonnant à ceux qui l'ont troublée, et écrit au prince d'Orange et aux autres gouverneurs, ainsi qu'aux magistrats des bonnes villes, pour les inviter à concourir activement au maintien du repos public, jusqu'à ce qu'il puisse se rendre lui-même dans les Pays-Bas; toutefois, Philippe II signait, le 9 août 1566, un acte de protestation où le duc d'Albe figurait comme témoin, protestation qui annulait l'amnistie qu'il avait permis à la duchesse de Parme de faire publier, et au même moment il chargeait d'une mission aux Pays-Bas un agent de l'inquisition espagnole, fray Lorenzo de Villavicencio, qui voulait envoyer en Espagne, pour les y faire juger, les Espagnols arrêtés par delà la mer comme suspects d'hérésie, et qui ne profita de son influence que pour accuser Viglius.

Avant que les réponses conciliantes de Philippe II, déjà connues ou prévues par les chefs des mécontents, eussent été rendues publiques, toute espérance de paix s'était évanouie. Aux tentatives qui avaient pour but de calmer des passions haineuses et violentes, succède une anarchie effroyable, où elles se livrent au fol enivrement de leurs triomphes et de leurs succès.

On avait signalé aux frontières des Pays-Bas l'existence de bandes nombreuses qui, après avoir cherché quelque temps un asile dans les plus vastes forêts, commençaient peu à peu, à mesure qu'elles grossissaient, à se montrer et à lever la tête. Elles étaient bien moins composées de martyrs de l'intolérance religieuse que d'individus suspects, lie de diverses nations, qui rêvaient le désordre et le pillage. Quelques-unes campaient dans la Frise et semaient l'inquiétude au delà de l'Yssel; mais les plus considérables se tenaient sur les frontières de France, dans cette région montagneuse et couverte de bois qui s'étend depuis Poperinghe jusqu'aux sources de la Lys, ou bien entre Tournay et Valenciennes.

De ces bandes, les unes étaient soudoyées par les huguenots français et sortaient des prêches que l'on avait établis aux confins de l'Artois et du Boulonnais après l'édit de pacification. Les autres étaient recrutées par les protestants des Pays-Bas qui s'étaient retirés en grand nombre dans le royaume d'Angleterre et qui débarquaient successivement à Boulogne ou à Calais, sous la protection des lieutenants d'Élisabeth. Leurs prédicateurs et leurs chefs étaient fréquemment des moines apostats, dont le plus fameux fut Pierre Dathenus, religieux de Poperinghe, que le peuple avait surnommé le moine à la barbe rousse; d'autres fois c'étaient quelques laboureurs entraînés par une imagination aussi ignorante qu'exaltée. Leurs discours respiraient une sombre éloquence. Les malédictions les plus énergiques y accompagnaient de mystérieuses prophéties qu'ils s'efforçaient de faire accepter en essayant des miracles et en faignant guérir des possédés. Un langage obscur et plein d'allusions bibliques confondait Rome et Babylone, le Pape et l'Antechrist, les Gueux et Éléazar. Le peuple, guidé par la curiosité, curiosité que les défenses mêmes des magistrats rendaient plus vive, s'empressait à ces assemblées, et la plupart des assistants, affranchissant avec joie leurs consciences dépravées du joug pesant de la religion, cherchaient dans un culte nouveau la liberté de leurs passions. Souvent, au milieu de ces grandes assemblées, paraissaient des hommes d'armes envoyés des villes: le chant des psaumes cessait alors, le ministre quittait le char ambulant qui lui avait servi de chaire, et la foule effrayée se dispersait dans les bois, tandis que quelques-uns, plus enthousiastes, s'offraient au martyre, ce qu'ils appelaient: Aller parler à Dieu le père. Mais ces réunions devinrent bientôt assez formidables pour n'avoir point d'attaques à redouter. Elles se procurèrent des armes et défièrent la surveillance des autorités. L'une de ces bandes s'avança jusqu'à Renaix. L'autre entra dans la West-Flandre. Les mêmes mouvements avaient lieu en même temps dans toutes les autres provinces: tout tendait à la révolte.

Le 1er août, les Gueux (ils se donnaient eux-mêmes ce nom) se dirigèrent vers Nieuport, après avoir fait le dénombrement de leurs forces au Kemmelberg. Ils chantaient en chœur les psaumes de Marot et déclaraient qu'ils se présentaient en amis; mais le bailli Gilles de Courtewille, jugeant que leurs armes devaient éveiller des soupçons, refusa de les recevoir.

Dix jours s'étaient à peine écoulés. On touchait aux fêtes de l'Assomption, qui paraissent avoir été indiquées dans toutes les provinces pour l'explosion du complot, lorsque les Gueux abdiquèrent tout à coup le rôle pacifique qu'ils avaient conservé jusqu'à ce moment.

Une foule nombreuse se trouvait réunie à Steenvoorde, auprès de la chapelle de Saint-Laurent, dont on fêtait la dédicace. Un ministre (c'était un chapelier d'Ypres surnommé Sébastien Bonnet) paraît au milieu des laboureurs. Il les exhorte à renoncer à tous ces sentiments de respect et de vénération qui sont un héritage de leurs pères, à renverser ce qu'ils ont élevé, à brûler ce qu'ils ont honoré. A sa voix, la chapelle est envahie, les saintes images sont arrachées et foulées aux pieds, les ornements consacrés au culte deviennent le butin de quelques voleurs.

Le 14 août, ces violences se répètent de toutes parts aux environs de Saint-Omer, de Bailleul, de Menin, de Courtray.

Ypres devait être le but d'une tentative plus importante. Les Gueux voulaient prouver qu'ils étaient assez puissants pour s'introduire de vive force dans l'une des plus grandes villes de la Flandre. Une profonde stupeur y régnait, et la crainte des troubles avait empêché la célébration d'une fête toute populaire, celle qui rappelait la glorieuse résistance que les Yprois avaient opposée en 1383 aux efforts de l'évêque de Norwich. L'office solennel de la fête de l'Assomption s'était paisiblement achevé, lorsque le bruit se répandit tout à coup que les Gueux s'approchaient et étendaient autour des remparts d'Ypres l'affreux réseau de leurs dévastations et de leurs incendies. Ils avaient pillé les monastères de Notre-Dame, de Sainte-Claire et de Saint-Jean, ceux des Augustins et des Carmélites, et s'y livraient à une honteuse et sacrilége ivresse. Au même moment, un ministre calviniste (on ignore si ce fut Sébastien Bonnet ou son collègue Antoine Algoet, moine apostat) se présentait à la porte de Boesinghe. «Il faut, dit-il aux magistrats, que toutes les images des idolâtres soient détruites;» et comme les magistrats le suppliaient de s'éloigner et de laisser la ville en paix, il leur répondit: «C'est en vain que vous cherchez à m'arrêter et à vous opposer au cours impétueux du torrent.»

Ces conférences durèrent jusqu'au soir. Pendant qu'elles se prolongeaient, les prêtres et les bourgeois se hâtaient de cacher les ornements les plus précieux des églises, leurs vases saints, leurs livres liturgiques.

La dévastation commença le lendemain au point du jour. Les Gueux s'arrêtèrent peu à l'humble couvent des pauvres frères de Saint-François. Les richesses du monastère des Dominicains les tentaient davantage. Antoine Algoet avait vécu dans ce cloître, et il n'y était point d'autel dont il ne connût les ornements pour y avoir souvent offert le divin sacrifice. Le pillage dura trois heures entières. Tous les autels furent démolis; les pupitres, les siéges furent brisés, les vêtements des prêtres déchirés en lambeaux. Ce n'était point assez, dit un historien contemporain, pour que leur colère fût satisfaite: ils arrachèrent les dalles sépulcrales et maudirent leurs pères dans leurs tombes, au milieu des chants obscènes de quelques courtisanes.

La même dévastation atteignit l'église cathédrale de Saint-Martin, puis toutes les autres églises, puis les maisons des chanoines. La nuit arriva avant que ces furieux fussent las de sacriléges et de pillages. Ce fut ainsi qu'en se proclamant les apôtres de la liberté religieuse, ils se plaçaient au niveau des hordes barbares du cinquième siècle, ou des Normands qui leur succédèrent; ce fut ainsi qu'au nom de la cause de l'intelligence humaine, ils complétèrent leur œuvre en livrant aux flammes la bibliothèque de l'évêché, riche asile où reposaient tant de glorieux monuments de l'intelligence des siècles précédents.

Les Gueux porteront plus tard le même zèle à lacérer les précieux manuscrits des abbayes de Vicogne, des Dunes, de Tronchiennes, de Saint-Pierre de Gand, coupables à leurs yeux d'être les dépositaires de ces traditions du passé, que nous nous efforçons aujourd'hui laborieusement de recueillir. Il faut rappeler aussi la destruction des statues et des sculptures, et surtout celle de tant d'admirables tableaux où l'école flamande avait gravé ses titres à une gloire immortelle. Et dans quel siècle trouvait-on des mains assez grossières et assez criminelles pour renverser ainsi, au souffle des passions de la réforme, tous les chefs-d'œuvre des arts? Dans ce même siècle où, à l'ombre de la tiare de Léon X, les Raphaël et les Michel-Ange recueillaient, au bruit des applaudissements de l'Italie, le glorieux héritage de Van Eyck et d'Hemling, poursuivis par les novateurs dans tout ce que leur patrie et la postérité conservaient encore de monuments de leur génie.

D'Ypres, les Gueux se dirigèrent vers Courtray; ils pillèrent et incendièrent tour à tour les églises de Menin, de Wervicq, de Commines; puis, passant la Lys, ils saccagèrent le célèbre monastère de Marquette. Ils menaçaient Lille et Douay de semblables désastres, lorsque le seigneur de Runneghem, frère du comte du Rœulx, rassemblant quelques-uns de ses amis et quelques paysans, les surprit ivres d'excès et de désordres au moment où ils s'apprêtaient à piller le monastère de Marchiennes, et les contraignit à se disperser.

Tandis que les plus terribles dévastations effrayaient Ypres, d'autres troupes de Gueux rivalisaient de zèle avec les iconoclastes de la West-Flandre.

Le 10 août 1566, il y eut aux portes de Bruges un prêche de quatre à cinq mille personnes, dont deux cents seulement appartenaient à la ville. Le lendemain, il y eut un autre prêche dans le cimetière de Sainte-Croix.

«Bruges était depuis peu tombée, dit un historien contemporain, du faîte de sa puissance, et personne ne se serait souvenu de son antique grandeur, si l'histoire n'en conservait les traces fugitives. Bruges s'efforçait de lutter contre la fortune, mais il arrive rarement que les cités ruinées réussissent à se relever... Les arts florissaient autrefois en Flandre; il n'était point de peuple qui y parût plus propre, grâce à l'influence des lois qui punissaient sévèrement l'oisiveté et la paresse. Les bourgeois vivaient de leur travail de chaque jour, et de crainte que le goût du repos n'enlevât quelque chose à leur activité et qu'ils ne préférassent à de constants travaux une vie facile assurée par le revenu des domaines ruraux, il leur était défendu d'acquérir des biens hors de l'enceinte de la ville. Personne ne pouvait, d'ailleurs, abdiquer son droit de bourgeoisie sans céder la dixième partie de ce qu'il possédait, et l'on veillait aussi avec soin à ce que les successions fussent également partagées entre tous les héritiers. Il en résultait que les enfants nourris dans l'art paternel s'appliquaient à l'industrie, source féconde de vertus. De là, la grande puissance des métiers et cette frugale opulence que ne corrompait ni le luxe, ni la mollesse. Le tissage des draps et des toiles les occupait surtout, et ils envoyaient ces marchandises dans l'univers entier. Leurs flottes visitaient l'Orient, l'Occident, toutes les régions, toutes les îles, toutes les cités que baigne l'Océan. Les Hollandais et les Zélandais leur cédaient la gloire des expéditions navales, et l'on voyait aussi aborder, dans les ports de la Flandre, les Italiens, les Espagnols, les Anglais, les Allemands et les marchands de toutes les nations voisines de la mer. Grâce à ce système, la Flandre avait atteint le plus haut degré de prospérité. Cependant ses lois furent modifiées et sa fortune déclina jusqu'à ce que l'on vît s'élever l'astre fatal des discordes civiles, fléau terrible qui perd les plus grands empires.»

Bruges était la seule ville de la Flandre que n'eût pas ébranlée la tempête religieuse. C'était en vain que les sectaires avaient adressé aux habitants des exhortations pressantes, aux magistrats des menaces multipliées. On avait répandu le bruit que quarante mille Gueux (d'autres disaient soixante mille) devaient mettre la ville de Bruges à feu et à sang si elle n'ouvrait ses portes. Il n'y avait à Bruges que quarante mousquetaires. Deux cents bourgeois prirent les armes, et leur fermeté réussit à empêcher à la fois que la ville ne fût envahie et que des désordres intérieurs n'y éclatassent.

A Gand, les magistrats étaient faibles et les sectaires d'autant plus audacieux que leur nombre était plus considérable.

Un ministre se rendit avec six hommes armés chez le président du conseil de Flandre, pour lui demander la liberté d'un accusé, et, comme le magistrat alléguait le respect des lois, le ministre l'interrompit en lui disant: «Quelles sont donc les lois que l'on peut opposer à la parole de Dieu?»

Les Gueux qu'avait repoussés l'énergie des magistrats de Bruges, ne tardèrent pas à envahir Gand. Leurs pillages commencèrent le 22 août. Ils saccagèrent d'abord le couvent des Augustins, puis les autres églises et les autres monastères, même ceux qui étaient situés hors de la ville. L'abbaye de Saint-Pierre, où les comtes de Flandre étaient inaugurés, l'abbaye de Tronchiennes, où reposait Jacques d'Artevelde, qui les égala en puissance et en autorité, subirent la même dévastation.

La destruction de la cathédrale de Saint-Bavon fut la plus horrible de toutes. Les Gueux avides de crimes (ils étaient à peine trois ou quatre cents guidés par un comédien dont le nom était Onghena, c'est-à-dire sans merci, comme le traduit le chroniqueur de Tronchiennes), avaient choisi, pour l'exécution de leurs projets, les ténèbres de la nuit. Leurs torches lugubres éclairèrent tout à coup les rues désertes, et au même moment leurs folles clameurs retentirent aux oreilles des habitants comme un glas funèbre qui troublait le repos de la cité. Les portes de la cathédrale tombèrent devant eux. Une épouvantable orgie voila la profanation du temple; de hideux refrains couvraient le bruit des haches pendant que d'infâmes voleurs, la plupart inconnus ou étrangers, arrachaient l'or des châsses de sainte Pharaïlde et de saint Bavon et traînaient dans la boue les reliques des saints et des martyrs que la Flandre vénérait depuis tant de siècles.

A Tournay, les iconoclastes renversèrent la statue équestre de saint Georges, élevée par Henri VIII, et brisèrent le caveau où avait été enseveli le duc Adolphe de Gueldre, et jusqu'à son cercueil, afin de s'assurer que les chanoines de Notre-Dame n'y avaient pas caché quelques trésors. Les ossements du duc de Gueldre, défenseur des communes flamandes, furent mêlés à la poussière du trophée, qui racontait les succès de l'apôtre couronné de la réforme en Angleterre. A Bailleul, ils pillèrent l'abbaye de Saint-Jean, fondée par Théodric III à Térouanne, et transférée à Bailleul par Charles-Quint; à Messines, ils détruisirent le cloître qu'avait habité la comtesse Richilde, monument d'une autre expiation.

Les mêmes désordres se reproduisirent dans une foule de bourgs et de villages, de telle sorte qu'en moins de dix jours la Flandre vit détruire plus de quatre cents églises. Ces dévastations ne désolèrent pas seulement la Flandre et l'Artois, elles s'étendirent jusqu'aux extrémités du Limbourg et de la Frise, de Maestricht à Leeuwaerden, de Leeuwaerden à Amsterdam. Diceres incendium per rura discurrere, dit un historien contemporain.

La narration officielle de la dévastation des iconoclastes se trouve dans les lettres adressées par Marguerite de Parme à Philippe II. La première est du 31 juillet 1566:

«Quant je pense dire à V. M. comment le feu d'hérésie, ces presches et assemblées, tant en armes que aultrement, tendans toutes à manifeste sédition, révolte et tumulte populaire, s'est allumé et épars en peu de temps depuis que la crainte et respect et obéissance ont esté perdus, je ne sçay à quoy commencher. Ils menacent ouvertement d'user de voye de faict sy on les veult empescher; ils treuvent gens qui les mettent en ordre de guerre; ils se fournissent d'arquebuses, pistolets et aultres armes, et généralement font ce qu'ils veullent. Il ne reste plus, sinon qu'ils s'assemblent, et que joincts ensemble ils se livrent à faire quelque sac d'églises, villes, bourgs ou pays, de quoy je suis en merveilleusement grande crainte, de tant que je n'ay rien de prest pour les empescher, car je n'ay ni argent, ni gens... La ville de Gand est en très-grand péril d'estre butinée et pillée, quelque jour, de ces sectaires qui se sont assemblés à douze ou quinze mille personnes, la pluspart embastonnés, et pour ce que ceulx de Bruges se sont jusques ores gardés le mieulx qu'ils ont peu, ces sectaires s'amassent armés et embastonnés par ensemble, menaçans venir prescher auprès dudit Bruges, en nombre de trente à quarante mille testes.»

Si l'on ne retrouve pas la lettre où Marguerite de Parme annonçait l'explosion des fureurs des Gueux, on a conservé celle-ci, à peine postérieure de quelques jours: «Je ne puis délaisser d'advertir Vostre Majesté de la continuation des saccagemens des églises, cloistres et monastères de par-deçà, où ces sectaires brisent toutes les images, autels, épitaphes, sépultures et ornements d'église, tellement que l'on m'asseure que, en Flandre seule, ils ont déjà saccagé plus de quatre cents églises et ne cesseront tant qu'ils auront achevé. En tous ces monastères et cloistres, ils abattent toutes sépultures des comtes et comtesses de Flandres et aultres.» Et elle ajoute: «Cejourd'huy j'ai nouvelles qu'ils ont pillé et saccagé la grande église de Nostre-Dame d'Anvers et tous aultres cloistres et églises paroissiales. Ils ont aussy fait à sacq tous les cloistres à Gand et, à ce que j'entends, sont présentement achevans aux églises cathédrales et parochiales.»

Citons quelques autres témoignages. Viglius écrit à Hopperus, le 26 août 1566:

«Je ne doute point que vous ne lisiez avec une profonde douleur la dévastation de tant de temples célèbres, la destruction d'un si grand nombre de monastères, que je ne saurais raconter sans répandre des larmes. Tandis que nous hésitions à permettre les assemblées des hérétiques, ils adoptaient la résolution de détruire, en une seule fois, toute la religion catholique, de telle sorte qu'à Anvers, à Gand, à Tournay, à Ypres, à Bois-le-Duc, dans une foule de villes, de villages et de monastères, on ne retrouve plus aujourd'hui aucune trace de l'ancienne religion. Tous les autels ont été renversés, les ornements et les livres abandonnés aux flammes. Je crains que si le roi continue à refuser la convocation des états généraux, ils ne s'assemblent de leur propre mouvement de peur qu'on ne les accuse de ne pas vouloir chercher remède à de si grandes calamités, et quels que soient les inconvénients qui puissent en résulter, de plus grands périls nous menacent, si, par suite de l'impuissance de la gouvernante des Pays-Bas à y porter quelque remède, et de l'empêchement qu'on met à celui que pourrait produire la réunion des états généraux, toutes les choses continuent à aller de mal en pis.»

Un marchand anglais, établi dans les Pays-Bas, traçait le même tableau des fureurs des Gueux:

«Ceux qui pillent en Flandre, marchent par bandes de quatre à cinq cents personnes. Quand ils arrivent à quelque ville ou à quelque village, ils font appeler le gouverneur et pénètrent dans l'église, où ils détruisent tous les ornements d'or et d'argent qu'ils découvrent, les calices aussi bien que les croix... Plusieurs de leurs chefs ont déclaré qu'ils ne laisseraient pas, dans tout le pays, un prêtre ou un moine en vie.»

Grotius, écrivant en Hollande et sous une influence hostile, n'en blâme pas moins, avec énergie, ces excès et ces désordres: «Tandis que la gouvernante, espérant pouvoir retarder le péril, attendait les ordres du roi et une armée ou du moins l'argent nécessaire pour en recruter une, on vit tout à coup les hommes du peuple, jusqu'alors effrayés par la flamme et le fer, semer à leur tour la terreur, sortir de leurs ténèbres pour se montrer au grand jour, et tenir publiquement leurs assemblées; à eux, s'étaient joints des exilés qui avaient autrefois quitté la patrie pour crime de religion, et quelques moines apostats fatigués d'une vie trop dure. Leur nombre était plus redoutable qu'ils n'avaient pu eux-mêmes l'espérer. La faiblesse de l'autorité encourageait leur audace: ils comptaient de plus sur les nobles confédérés qui les avaient pris sous leur protection, et bientôt après se développa l'esprit de sédition parmi la plèbe la plus vile: des voleurs s'y associèrent. Dans les villes et dans les campagnes les temples furent violés, et l'on détruisit également les ornements des autels et les images des saints. Telles furent autrefois en Orient les dévastations des iconoclastes. Ces fureurs n'étaient pas seulement dirigées contre les prêtres et les religieux, mais aussi contre les livres et contre les tombeaux; et elles se développaient si instantanément, qu'il semblait qu'un signal eût été donné pour l'embrasement de la Belgique entière.»

Bossuet a résumé avec la supériorité de son génie le caractère de ces succès et de ces conquêtes des apôtres de la réforme. «Luther tirait vanité des séditions et des pilleries, premier fruit des prédications de ce nouvel évangéliste. L'Évangile, disait-il, et tous ses disciples après lui, a toujours causé du trouble, et il faudra du sang pour l'établir. Zuingle en disait autant. Calvin se défend de même. Jésus-Christ, disaient-ils tous, est venu pour jeter le glaive au milieu du monde. Aveugles qui ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir quel glaive Jésus-Christ avait jeté et quel sang il avait fait répandre!»

Examinons quelle avait été au milieu de ces troubles la conduite du comte d'Egmont.

Dans une lettre adressée au prince d'Orange, il lui mande qu'il se méfie de la duchesse de Parme.

De son côté, la duchesse de Parme écrit à Philippe II, le 18 août 1566, que le comte d'Egmont montre peu de zèle et qu'il refuse de recourir à l'emploi de la force pour dissiper les séditieux. Neuf jours après, elle lui écrit de nouveau que le comte d'Egmont, auquel elle a rappelé son serment de combattre pour Dieu et le roi, lui a répondu que les temps étaient changés. Elle accuse aussi le comte de Hornes d'être hostile aux prêtres, et le prince d'Orange de vouloir partager les Pays-Bas entre ses amis et lui. «En paroles et en faits, ajoute-t-elle, ils se sont déclarés contre Dieu et le roy.»

Le comte d'Egmont se trouvait dans la ville d'Ypres quand les Gueux menacèrent de la piller, et il se retira dans son château de Sotteghem sans avoir rien fait pour les arrêter. Quelques nobles français était arrivés à Ypres, où ils avaient été accueillis aux cris de: Vivent les Gueux! si bruyamment répétés qu'ils troublèrent les magistrats dans les délibérations de l'hôtel de ville. Ils se disaient chargés d'une mission de l'amiral de Coligny. Les magistrats d'Ypres consultèrent, sur ce qu'il y avait lieu de faire, le comte d'Egmont, gouverneur de Flandre. Celui-ci répondit qu'il fallait traiter avec eux. Or, l'année précédente, le comte d'Egmont, se rendant en Espagne, avait eu à Paris, avec Coligny, une entrevue secrète qui permet de croire que l'intervention du chef du parti huguenot dans les affaires de Flandre n'avait point eu lieu sans qu'il l'approuvât, ou du moins sans qu'il en fût instruit. Il montra, toutefois, plus de fermeté à Bruges et à Audenarde. A Gand, sa faiblesse fut de nouveau extrême. «Ce povre comte d'Egmont, écrivait Morillon à Granvelle, avoit faute de quelques barbes blanches, au lieu de tant de jeunes gens à qui il donnoit à manger. Dieu sait s'il m'a cousté des larmes. Dieu pardoint à ceulx qui en sont cause.» Il ajoute dans une autre lettre: «L'on m'asseure que c'est chose incroyable comme Egmont est devenu blancq et vieil, et n'en suis esbahi: conscientia nulli parcit. Il ne dort s'il n'a ses armes et pistolets devant son lit.»

Lorsque la nouvelle de ces étranges pillages de la Flandre, qui accusaient moins l'audace des novateurs que la faiblesse de l'autorité, parvint à Bruxelles, Marguerite adressa d'amers reproches aux comtes d'Egmont et de Hornes et convoqua sans délai le conseil: «La situation où les crimes d'un petit nombre d'hommes ont placé les Pays-Bas, y dit-elle, vous est connue; elle ne restera pas cachée aux peuples éloignés et fera l'étonnement de la postérité, pour ma grande honte et pour la vôtre. Je sais qu'on m'en attribuera la plus grande part; car le nom des princes s'attache aux calamités qui marquent leur domination. Cependant le moment est arrivé où, illustres à tant de titres au dedans et au dehors, vous ne pouvez plus laisser dormir votre gloire. Le gouvernement des Pays-Bas ne m'a pas été si exclusivement attribué que vous n'ayez point de part aux soins qu'il réclame. Le gouvernement des provinces qui vous sont confiées, les serments que vous avez prêtés comme chevaliers de la Toison d'or, la fidélité au roi dont vous avez à donner l'exemple, comme les premiers entre ses sujets, vous imposent le devoir de maintenir et de fortifier l'autorité suprême. Et c'est, toutefois, dans ces provinces et sous vos yeux que des criminels impies et sacriléges ont profané et incendié de la manière la plus horrible ces temples placés sous l'invocation de Dieu et des saints, que la piété des anciens comtes de ces pays avait fondés, et que vos ancêtres et vous-mêmes vous avez ornés des trophées de vos victoires. Les tombeaux de vos pères ont été violés. Les anciennes statues des chevaliers de votre ordre et les armoiries de vos familles ont été renversées avec mépris, foulées aux pieds et détruites. Faut-il vous entretenir des persécutions qui ont accablé les vierges consacrées à Dieu, dont les monastères ont été ravagés; des ordres religieux et des prêtres, chassés cruellement et au milieu des outrages, de leurs demeures et de leurs villes? Et quelle espèce d'hommes a excité une si horrible tempête dans les Pays-Bas? La lie la plus infime du peuple, les plus vils et les plus abjects des apostats, terribles contre ceux qui les craignent, tremblants si on leur résiste. Permettrez-vous à ce fléau d'étendre impunément ses ravages? Souffrirez-vous que la paix des cités et le culte religieux soient ruinés devant vous, et que ces troubles ouvrent nos provinces à nos ennemis du dehors?» Les comtes de Mansfeld, d'Arenberg, de Berlaimont, appuyèrent le discours de Marguerite, mais les autres membres du conseil le reçurent avec froideur. On entendit même le prince d'Orange, le comte d'Egmont, le comte de Hornes et quelques autres combattre tout projet de rétablir l'ordre par les armes.

Le même soir, aussitôt après le conseil, Marguerite écrivit au roi: «Sire, vous êtes trahi; les traîtres sont le prince d'Orange et les comtes d'Egmont, de Hornes et d'Hoogstraeten.» Elle était résolue à se retirer à Mons, mais il était trop tard. Les mécontents avaient fermé les portes de Bruxelles; ils menaçaient Marguerite de la retenir prisonnière, tandis qu'ils pilleraient les églises et massacreraient les prêtres sous ses yeux. La gouvernante des Pays-Bas, épuisée de fatigues et de soucis, comprit que toute résistance était impossible. Elle manda au palais le prince d'Orange et les comtes d'Egmont et de Hornes: «Je cède, leur dit-elle, mais c'est à la violence.» Les concessions faites par Philippe II étaient déjà insuffisantes, et ce fut sur des bases beaucoup plus larges qu'elle se vit réduite à traiter avec les nobles qui adhéraient au compromis de Bréda (édit du 25 août 1566).

Les confédérés avaient choisi plusieurs députés, entre autres le comte Louis de Nassau, Bernard de Merode, seigneur de Rumen, Martin T'Serclaes, seigneur de Tilly, Charles Vander Noot, seigneur de Risoire, Philippe Vander Meere, seigneur de Sterbeke, et Georges de Montigny, seigneur de Noyelles. Ils s'engagèrent à contribuer de tous leurs efforts à ce que la paix fût rétablie.

Le lendemain, un homme suspect, nommé Leclerc (c'était un avocat de Tournay) arriva à Gand chargé d'une lettre par laquelle le comte de Nassau invitait les chefs des sectaires à suspendre leurs pillages. En effet, les désordres cessèrent aussitôt.

Cependant le parti des Gueux semble s'affaiblir. Les uns s'en éloignent parce qu'ils ont appris à trembler devant les fureurs des passions déchaînées par les nouvelles doctrines. D'autres encore reculent devant la crainte de l'arrivée de Philippe II, qui a, dit-on, résolu définitivement de se rendre dans les Pays-Bas.

Dans ces circonstances extrêmes, le chef caché du parti des mécontents, Guillaume d'Orange, convoqua les plus illustres des seigneurs qui avaient soutenu ses opinions. Cette réunion eut lieu à Termonde, chez Jean Van Royen, seigneur de Paddeschoot. Le prince d'Orange y appela son frère, le comte de Nassau, et les comtes d'Egmont, de Hornes et d'Hoogstraeten. On y exposa que la parole de Philippe II était peu sûre; qu'il était certain qu'il dissimulait et qu'il profiterait du premier moment favorable pour faire décapiter les principaux des nobles confédérés. La question d'une résistance armée à l'autorité royale fut soulevée, mais le comte d'Egmont n'hésita pas à la repousser: il se contenta de réunir à Bruges les quatre membres de Flandre, afin qu'à sa persuasion ils fissent de nouvelles démarches près de la duchesse de Parme, pour obtenir la convocation des états généraux.

Le prince d'Orange se rend en Allemagne. Henri de Brederode l'y suit. A leur exemple, un grand nombre de familles, qui ont adopté les idées nouvelles, se retirent dans les pays étrangers. Marguerite, instruite de ces émigrations, exhorte vivement Philippe II à traiter avec clémence les Pays-Bas, déjà pacifiés et revenus à l'obéissance.

Tout était encore incertitude à Madrid. Tantôt le roi paraissait disposé à suivre les conseils de Marguerite de Parme; tantôt il inclinait vers une répression sévère. Les dispositions remuantes des peuples des Pays-Bas, jointes à leur éloignement du centre de la monarchie espagnole, avaient d'abord fait songer à adopter l'ancien projet de Charles-Quint, celui d'y créer un royaume qui, relevant de la même couronne, n'en aurait pas moins été complètement distinct, par ses lois et son administration, des autres États qui étaient soumis au roi d'Espagne.

La ville de Bruxelles était désignée par sa situation topographique pour être la capitale du royaume des Pays-Bas.

De nouvelles citadelles devaient être érigées et occupées par des troupes étrangères. Malines, que sa position près de Bruxelles et au centre du pays rendait une place importante, eût reçu un vaste arsenal, toujours prêt à envoyer des secours là où l'on en aurait eu besoin.

On eût cherché à rendre cette mesure populaire en confirmant ou même en développant les anciens priviléges du pays.

L'infant don Carlos, fils du roi, eût été placé à la tête de ce royaume. Il avait vingt et un ans et était doué d'une imagination vive qu'entretenait une altière ambition. Charles-Quint lui avait donné son nom et, avant d'entrer au monastère de Yuste, il s'était arrêté à Valladolid pour le voir, le bénir et lui adresser quelques conseils. Ce souvenir grandit avec l'enfant. Il oublia son père pour glorifier son aïeul, et, tandis que Philippe II vivait sans éclat au milieu d'une cour triste et sombre, il courait les champs pour frapper de grands coups d'épée en riant de l'oisiveté paternelle. Autant Philippe chérissait les Espagnols, autant don Carlos aimait cette Flandre où était né le grand empereur Charles-Quint.

Lorsque le comte d'Egmont se trouvait à Madrid, don Carlos ne cessait de l'interroger sur ses campagnes et de prodiguer au vainqueur de Saint-Quentin et de Gravelines les témoignages de son admiration; mais le joug de Philippe II pesait sur lui comme sur les peuples, et son esprit ardent se trouvait réduit à des fureurs qui, aux yeux de quelques-uns, en accusaient la faiblesse, mais qui n'en révélaient peut-être que la force violente et immodérée, comme il appartient aux passions de la jeunesse.

Cette fois seulement, l'avenir sembla s'ouvrir pour cette âme impatiente de liberté et de gloire. Ses vœux allaient être exaucés. Il devait régner au berceau de Charles de Gand. On avait aussi négocié son mariage avec Marie Stuart. Le petit-fils de l'heureux rival de François Ier avait le droit de choisir pour compagne la nièce de ce duc de Guise qui, seul digne de le combattre, avait élevé si haut sa gloire, que l'alliance de sa maison avec un roi d'Écosse et un roi de France n'avait pu rien y ajouter.

Marie Stuart avait vingt-deux ans: «Que reste-t-il davantage, ajoute Brantôme, pour dire ses beautés, sinon ce qu'on disoit d'elle que le soleil de son Écosse estoit fort dissemblable à elle, car quelquefois, de l'an, il ne luit pas cinq heures en son pays, et elle luisoit toujours, si bien que de ses clairs rayons elle en faisoit part à sa terre et à son peuple, qui avoit plus besoing de lumière que tout autre pour estre fort esloigné du grand soleil du ciel.» Une princesse lui écrivait à peu près dans le même langage: «que toute l'isle seroit enrichie et décorée de sa beauté, vertu et bonne grâce.» Cette princesse était la reine Élisabeth d'Angleterre.

On prétendait que, dès le mois d'avril 1561, un ambassadeur espagnol, Manriquez, avait négocié à Paris, avec les Guise, le mariage de don Carlos et de Marie Stuart. Deux lettres adressées d'Espagne à Catherine de Médicis renfermaient les mêmes avis. L'une, de Sébastien de l'Aubespine, était conçue en ces termes: «Il est vray comme Dieu que les Espagnols regardent la Flandre et ce qui la peut toucher, plus que chose du monde, se délibérant d'y envoyer le prince sitost que sa santé et que les estats de Monson le pourront porter.» L'autre, écrite de Tolède, était de madame de Clermont: «Il se continue qu'elle (Marie Stuart) s'en va à Joinville qui me samble, madame, que vous devez garder, car c'est fort près de Flandre. L'on dict que c'est un fort beau mariage pour icy et qu'Escosse est leur passaige pour aller en Flandre. S'ils ne la peuvent avoir pour le prince, je pense qu'ils la désireroient bien pour don Juan et les faire rois et reines de ces deux réaumes... Vous feriez bien, madame, le plustost que vous pourrez, la marier de delà. Vous avez le petit prince de Navarre...»

En 1563, la reine d'Écosse annonça elle-même à Michel de Castelnau, envoyé du roi Charles IX, que si le prince d'Espagne se rendait en Flandre et continuait à rechercher sa main, elle ne se montrerait pas contraire à ses vœux. Au mois de juin 1564, le cardinal de Granvelle et son frère, le seigneur de Chantonnay, continuaient à négocier le mariage de Marie Stuart et de don Carlos, qui eût donné à l'Espagne et à la France le droit de franchir la vieille muraille de Septime Sévère, si l'Angleterre usurpait une médiation agressive dans les guerres de religion. D'autres intrigues s'agitaient pour lui faire épouser un archiduc d'Autriche ou peut-être le roi Charles IX lui-même: les négociateurs les plus habiles se disputaient encore la main de la reine d'Écosse, quand un fol amour lui fit épouser, le 28 juillet 1564, Henri de Darnley. Avant que quatre ans soient écoulés, Marie Stuart se livrera entre les mains jalouses de la reine d'Angleterre.

Philippe II ne tarda pas à renoncer à toute pensée de renouveler, par une abdication partielle, le grand exemple que lui avait donné son père. Irrité de voir don Carlos nouer avec les envoyés flamands des relations si étroites qu'il leur révélait jusqu'aux secrets du conseil, il présida lui-même aux délibérations relatives aux affaires des Pays-Bas, afin que personne, dit Strada, n'élevât la voix en faveur de son fils, ut si ad eam expeditionem Carolum filium designaret, sermonum initia ipse præcideret.

Les conseillers belges ne furent point appelés à ces délibérations. Parmi les conseillers espagnols qui y assistèrent, figuraient, au premier rang, le prince d'Eboli, Ruy Gomez, d'autant plus attaché à la paix qu'il craignait que l'autorité ne s'échappât de ses mains au milieu des crises de la guerre, et le duc d'Albe, qui se croyait appelé à combattre les mécontents des Pays-Bas comme il avait combattu les protestants en Allemagne et les Maures insurgés en l'Andalousie.

Le prince d'Eboli parla le premier: «Il ne faut pas, dit-il, poursuivre par les armes des peuples tranquilles et obéissants et exciter les novateurs étrangers, toujours empressés à secourir leurs frères. Les incendies des guerres civiles sont surtout dangereux là où ceux qui les encouragent, sont le plus près, ceux qui doivent les réprimer, le plus loin. Cette répression est un malheur même pour le vainqueur. Tous les désastres que la victoire fait peser sur les cités, les hommes et les biens, sont des pertes pour le prince. Déjà la sœur du roi a suffisamment réparé ou puni tout ce dont les Belges se sont rendus coupables. Ce sont les esprits qu'il faut vaincre maintenant, et c'est par les bienfaits et non par les armes qu'on les soumet. Ces moyens sont plus convenables à la clémence du prince et au caractère des Belges, dont Charles-Quint a dit, qu'il n'est pas de peuple qui abhorre davantage le nom de la servitude et qui se soumette plus facilement à un gouvernement paternel.»

Le duc d'Albe, moins par rivalité contre Ruy Gomez que par le penchant naturel de son esprit, soutint, au contraire, qu'il fallait employer la force des armes pour rétablir l'ordre dans les Pays-Bas. Il rappela toutes les concessions qui avaient été faites, le départ des troupes espagnoles, la retraite du cardinal de Granvelle, la modération des édits de Charles-Quint, concessions qui n'avaient pu prévenir les troubles. «L'empereur Charles, dit-il en terminant pour réfuter le prince d'Eboli, connaissait mieux cette nation et ce qui convient à son caractère lorsque, abandonnant tous moyens plus doux pour prendre les armes, il réduisit à l'obéissance sa patrie insurgée. Le crime aujourd'hui n'appartient plus à une seule cité, mais à toutes les provinces; et, si les rebelles semblent un moment s'apaiser, ils n'en conservent pas moins le même orgueil, et ils se relèveront dès que leur terreur sera passée.»

Le duc de Feria répondit au duc d'Albe. «Il est plus glorieux au prince, dit-il, d'étendre sa clémence sur ses sujets que de lutter contre eux en les égalant en quelque sorte à lui-même. Il faut craindre que des princes voisins et jaloux ne profitent des discordes des Pays-Bas pour ruiner la puissance espagnole, affaiblie par ses propres victoires.» Le duc de Feria ne croyait pas que l'on pût invoquer l'exemple de la soumission de Gand, en 1540. «Il était facile alors de dompter une seule ville abandonnée des autres provinces. Toutes les circonstances favorisaient cette expédition. L'Allemagne relevait de l'Empereur. L'Angleterre était son alliée, la France lui avait donné passage. Aujourd'hui, la même agitation s'est répandue dans tous les Pays-Bas. Nous ne trouvons plus d'alliés nulle part, mais des envieux partout. Il faut plutôt renoncer à toute pensée de violence et de vengeance; il faut accorder quelque repos et quelque relâche aux esprits des Belges, qu'il sera ainsi facile de ramener, et avoir soin de ne pas leur apprendre imprudemment à diriger contre nous des armes qu'ils ont si souvent portées pour nous.»

Le moine franciscain Bernard Fresneda, confesseur du roi, soutint également le système de la conciliation et de la clémence; il représentait la religion n'intervenant dans le monde politique que pour y prêcher la charité. Toute différente fut l'opinion du grand inquisiteur Spinosa qui ne cherchait dans la religion qu'un prétexte pour couvrir les rigueurs politiques. Spinosa, issu d'une condition obscure, avait élevé si haut sa puissance qu'on le surnommait le roi d'Espagne. Il refusait au pape Pie IV la liberté de l'archevêque de Tolède, depuis longtemps captif dans ses prisons, et réclamait en même temps le sang des populations des Pays-Bas, qui confondaient dans leur haine Rome et Madrid, l'inquisition ecclésiastique fondée par saint Dominique, au treizième siècle, et l'inquisition politique espagnole représentée au seizième par Spinosa.

Manriquez de Lara, grand maître d'hôtel de la reine, que nous avons vu négocier près des Guise le mariage de don Carlos, osa seul rappeler les promesses qui lui avaient été faites. L'avis du grand inquisiteur Spinosa prévalut; Philippe II, porté naturellement à l'inertie, crut ne plus pouvoir hésiter quand sa conscience fut menacée de la terrible responsabilité que feraient peser sur elle les progrès de la réforme. Il ne voulait pas être «seigneur d'hérétiques.»

Nous avons suivi le récit de Strada, qui serait plus éloquent si l'auteur y avait laissé moins de traces de ce que nous devons à sa composition oratoire. Un autre historien a reproduit, en quelques traits plus vifs et plus concis, cette mémorable délibération où les destinées des Pays-Bas furent pesées dans la balance où Spinosa et le duc d'Albe avaient jeté l'un sa haine, l'autre son épée.

«Il fut donc conclud et arresté au conseil d'Espagne qu'il n'y avoit rien plus expédient que d'envoyer en Flandre un chef d'authorité estimé au faict de la guerre et du gouvernement politic, lequel conduisant quant et soy une partie de l'armée seulement, et recevant l'autre aux frontières d'Allemagne, où elle se trouverait à temps soudoyée, donnast ordre d'une main rigoureuse aux affaires de ces provinces et qu'à l'advenir l'on n'auroit plus à craindre les révoltes et remuemens; ce qui se feroit en rendant les corps de la sédition immobiles en leur ostant leurs chefs et leur trenchant leurs testes, mettant ès peuples le frein des citadelles comme l'empereur Charles-Quint avoit faict à Gand, en restreignant la licence de leurs très-amples priviléges qui avoient en tout temps occasionné à ces pays de trop soudains soulèvements, soit que l'on voulust considérer les gouvernements des plus anciens seigneurs ou des plus modernes, comme de la maison de Bourgogne et d'Autriche. Et à ce propos mettoit-on en avant Élisabeth, reine de Castille, laquelle riant souloit dire au roy Ferdinand, son mari, qu'elle désiroit que les Arragonnois se rebellassent, afin qu'estant rangés à l'obeyssance par les armes, on les peut, à juste cause, priver de plusieurs priviléges qui les rendoient insupportables au roy. Toutesfois, les conseillers du roy n'estoient pas tous de mesme advis, en la manière de procéder contre les Flamans; et aucuns estoient d'opinion, comme Ruiz Gomès de Sylva, le duc de Feria et le confesseur de Sa Majesté, qu'on les devoit ranger à leurs devoirs plutôt avec la douceur et bénignité, veu que l'on sçavoit qu'ils estoient gens hautains et indomptables par la force.»

Aussitôt que Marguerite apprit ce qui avait été résolu à Madrid, elle se hâta d'écrire au roi, afin de s'efforcer de faire changer une si funeste détermination. Elle lui exposait que les Pays-Bas jouissaient d'une paix profonde; que la religion et l'autorité du roi y étaient de nouveau respectées; que les ressources et les soldats qui avaient suffi pour rétablir l'ordre, suffiraient pour les maintenir. «Une armée nouvelle, ajoutait-elle, causera des frais considérables au roi en même temps qu'elle ruinera les Pays-Bas. Si de vagues rumeurs ont porté à l'exil un grand nombre de familles d'artisans et de marchands, un plus grand nombre fuiront en apprenant que les troupes étrangères s'approchent, parce qu'ils craignent à la fois d'être privés du commerce par la guerre et d'être contraints à nourrir de grandes armées. Il faut y ajouter la terreur des peuples qui croiront qu'on ne réunit tant de soldats que pour les punir, et le mécontentement des nobles qui verront méconnu le zèle qu'ils ont mis à calmer les séditions. Les troupes allemandes, dévouées à Luther, rapporteront l'hérésie dans les Pays-Bas. Je prévois que de là naîtront de sanglantes guerres civiles qu'entretiendra pendant longtemps la haine implacable des peuples. C'est pourquoi je vous supplie de toutes mes forces de renoncer à l'emploi intempestif des armes; conduisez-vous en père plutôt qu'en roi, et assurez, par votre sagesse, la continuation de la paix.»

Au moment où ces stériles représentations parvenaient à Madrid, le duc d'Albe s'embarquait pour l'Italie afin d'y réunir son armée. Les lettres de Marguerite l'y suivirent; elle l'engageait à examiner s'il ne serait pas plus utile de congédier une partie de son armée et de ne pas irriter, par des frais et des armements superflus, des provinces tranquilles et obéissantes; elle ajoutait que le remède à coup sûr était pire que le mal.

Le duc d'Albe se contenta d'alléguer les ordres du roi. Son armée avait déjà commencé à traverser les défilés des Alpes. Elle était moins nombreuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais toute d'élite; car elle comprenait, outre les compagnies italiennes, tous les vétérans espagnols des garnisons de Milan et de Naples, dont quelques-uns avaient gardé l'amer souvenir des insultes qu'ils avaient subies lorsque Philippe II avait été contraint de les rappeler des Pays-Bas.

L'infanterie obéissait à Alphonse d'Ulloa, à Sanche de Londogno, à Julian Romero et à Gonzalve Bracamonte, les quatre plus intrépides mestres de camp de ce temps. Elle était à peu près de huit mille hommes. La cavalerie en comprenait environ deux mille. Elle était conduite par Ferdinand de Tolède, fils naturel du duc d'Albe, qui avait pour mestre de camp l'Italien Chiapini Vitelli, fameux par ses talents militaires. Deux chefs non moins renommés, François Paccioti d'Urbin et Gabriel Serbelloni, grand prieur de Hongrie, dirigeaient les ingénieurs et l'artillerie. Parmi les capitaines qui commandaient les différents corps de cette armée, se trouvaient Sanche d'Avila, Christophe de Mondragon, Nicolas Basta, Charles d'Avalos, tous sortis des camps de Charles-Quint. On y remarquait pour la première fois un corps de soldats armés de mousquets. Jusqu'à cette époque, ces armes n'avaient été employées qu'à la défense des remparts. Ceux à qui elles avaient été confiées avaient été choisis parmi les plus braves, et chacun s'inclinait avec respect devant eux, lorsque l'on entendait retentir le commandement: Afuera, adelante los mosqueteros.

Cette armée franchit lentement le Mont-Cenis et descendit, au mois de juillet, dans la Franche-Comté. Un grand nombre de gentilshommes français accoururent pour la voir quand elle passa près des frontières de la Lorraine. Quelques-uns d'entre eux, liés au parti des huguenots, étaient animés de sentiments hostiles et regrettaient de ne pouvoir la détruire avant qu'elle allât combattre leurs coreligionnaires des Pays-Bas. Il n'y fallait point songer; cette armée était trop redoutable; déjà elle était entrée dans le comté de Luxembourg, où le duc d'Albe trouva le comte d'Egmont, qui s'était rendu au-devant de lui pour le saluer; ils s'embrassèrent.

Le 22 août, le duc d'Albe arrive à Bruxelles, muni de pouvoirs dictatoriaux. Le 9 septembre, il fait arrêter les comtes d'Egmont et de Hornes à l'hôtel de Culembourg, où avait retenti, pour la première fois, le cri de: Vivent les Gueux! Quelques historiens rapportent que le comte d'Egmont remit son épée en disant: «Je ne m'en suis jamais servi que pour la gloire du roi.»

Quinze cents hommes d'armes espagnols conduisirent, au milieu d'un silence profond dicté par la terreur et la stupéfaction, les comtes d'Egmont et de Hornes à la citadelle de Gand.

Deux conseillers espagnols, investis de toute la confiance du duc d'Albe, Jean de Vargas et Louis del Rio, présidèrent aux interrogatoires du comte d'Egmont; citons-en quelques fragments:

«Interrogé s'il a permis aux sectaires tenir les presches et faire les exercices à Gand, Bruges et autres lieux de son gouvernement,

«Dict qu'il s'en rapporte à ce que par escript il en auroit donné à Madame à son retour de Flandres.

«Interrogé si par son auctorité privée il feit assembler les quatre membres de Flandres affin qu'ils demandassent à Madame l'assemblée des estats généraulx,

«Dict qu'il n'a jamais fait assembler les quatre membres de Flandres à ceste fin.

«Interrogé si tout ce que Bacquerzelle a faict au païs de Flandres a esté par son ordonnance,

«Dict qu'il emploia le dict Bacquerzelle à Gand, Ypre et Audenarde, et sa charge fut seulement pour faire cesser les presches.

«Interrogé si le 24e d'aoust 1566 il a dit à Bourlut, pensionnaire de Gand, qu'il advertist le magistrat dudit Gand que les presches se pouvoient faire librement, mais que l'on preschat dehors les villes et que l'inquisition seroit ostée.

«Dict qu'il ne sçait avoir tenu le dict propos à Bourlut, mais si quelque chose il leur a dict, ce avoit esté selon la détermination de Madame de Parme.

«Interrogé si ayant esté adverty au commencement du mois d'octobre 1566 que au chimetière de Saint-Jacques, à Gand, estoient assemblés jusques à mil cincq cens sectaires pour y faire enterrer un mort, il escripvit de Sotteghem aux magistrats de Gand qu'il estoit raisonnable que place leur fust donnée pour enterrer corps morts,

«Dict qu'il escripvit que lieu leur seroit donné en terre profane et aux champs.

«Interrogé si lui estant à Ypre lorsqu'on commencha à rompre les églises, il fut requis par le magistrat qu'il voullust assister le dict magistrat pour ung jour ou deux, il respondit qu'il estoit appelé à la court, et luy demandans ceulx du magistrat que, au cas que les sectaires vouldroient faire quelque force, ils pourroient user de contreforce et mettre l'artillerie sur les murailles, il respondit, tournant le dos, qu'il n'avoit telle charge, et incontinent se partit de la ville,

«Dict que ceux de Ypre ne lui demandèrent ce que contient le dict interrogat.

«Interrogé sy lorsque ceulx d'Armentières luy dirent que par armes l'on deust résister aux sectaires, il respondit qu'il ne se debvoit faire,

«Dict qu'il n'est pas ainsy...

«Interrogé comme lorsqu'on saccagea les églises et furent commis aultres sacriléges, le nombre des catholiques et gens de bien estant plus grand que celuy des sectaires et sacriléges, pourquoy ne leur fut résisté par l'ayde et assistance d'aulcun personnage principal, à qui les sectaires eussent eu respect, et comment l'on n'empescha les dommages et sacriléges advenus,

«Dict qu'il ne peult sçavoir si les bons estoient plus que les maulvais, toutesfois les bons n'osoient prendre les armes, et les maulvais les avoient en mains.»

Quel était le crime du comte d'Egmont? Une grande faiblesse vis-à-vis des obsessions qui l'entouraient, jointe au souvenir d'un courage à toute épreuve dans les combats, qui lui assurait une haute influence. Personne n'eût plus loyalement servi Philippe II contre Charles IX: personne n'avait plus contribué à affaiblir son autorité dans les Pays-Bas, en paraissant toujours la combattre, lors même qu'il ne cherchait qu'à l'affermir en lui donnant des bases plus nationales.

«Sa fidélité était hors de doute, dit un des meilleurs historiens des troubles du seizième siècle; mais, entraîné par un esprit trop facile, il avait été, s'il est permis de le dire, coupable de trop de bonté. Il s'était prêté aux projets des factieux parce qu'ils lui offraient le prétexte de la liberté publique, et il l'avait fait avec d'autant plus de constance qu'il eût craint, en s'y opposant, de perdre la faveur du peuple.»

Revenons à Marguerite de Parme. Peu de jours après l'arrivée du duc d'Albe, qu'elle avait accueilli avec une grande froideur, elle écrivit au roi pour se plaindre du commandement militaire dont il était investi, ce qui compromettait sa propre autorité et la paix des Pays-Bas. «Déjà, disait-elle, on peut évaluer le nombre de ceux que le fardeau accablant du logement des soldats, la crainte des troubles ou celle d'un châtiment sévère, ont conduits dans les pays étrangers, à cent mille personnes.» Deux jours après l'arrestation des comtes d'Egmont et de Hornes, elle écrivit de nouveau au roi. Après avoir tracé succinctement le tableau de tout ce qui s'était passé, sans y mêler des plaintes indignes de son rang et de son caractère, elle le conjura, avec de nouvelles instances, de lui permettre d'abandonner, accablée de soucis et d'infirmités, un gouvernement dans lequel elle ne conservait qu'une si faible part.

Enfin, au mois de décembre 1567, elle reçut la réponse du roi qui, après quelques feints regrets sur sa retraite, lui donnait pour successeur le duc d'Albe dans le gouvernement des Pays-Bas. La dernière lettre qu'elle adressa à Philippe II, remarquable par la noblesse et la sagesse qui y règnent, mérite d'être citée. Elle y rappelle les difficultés de son administration et l'heureuse pacification des Pays-Bas. «Je ne puis, continue-t-elle, cacher à Votre Majesté ce qui peut troubler complètement la situation actuelle des choses. La crainte des supplices, que la présence d'une armée considérable a fait naître, a engagé un grand nombre d'habitants, peu certains d'obtenir leur pardon, à se retirer dans d'autres pays, au grand détriment de celui-ci. Je tremble que les mêmes motifs ne réduisent ceux qui se trouveront retenus dans les Pays-Bas et dans l'impossibilité de fuir, à se précipiter dans les émeutes et les conspirations. La terreur est chez les Belges un mauvais moyen de se faire respecter. Ceux qui voudront suivre la voie de la rigueur, feront peser plus de haine sur le nom espagnol qu'ils ne lui acquerront de gloire. Ils livreront les Pays-Bas aux guerres civiles et aux armes des étrangers, jusqu'à ce qu'enfin il n'y reste plus rien debout. Je viens donc supplier Votre Majesté de préférer le repentir de ses sujets à leur châtiment.»

Peu de jours après, Marguerite quitta les Pays-Bas, «laissant, dit Renom de France, grande réputation de sa vertu et ung regret de son partement ès cœurs des subjects de pardeçà, lequel s'augmenta bien depuis, voires continuellement, après qu'on eust gousté des humeurs et complexions de son successeur.» Toutes les villes lui envoyèrent des députés pour protester de l'affliction qu'elles ressentaient de son départ, et les nobles de diverses provinces l'accompagnèrent jusqu'aux frontières d'Allemagne. Au moment où elle recevait leurs adieux, elle voyait déjà s'accomplir les malheurs qu'elle avait annoncés.

Le duc d'Albe n'avait pas attendu l'absence de Marguerite pour poursuivre ses desseins. Son premier soin avait été de créer un nouveau conseil, dans lequel il concentrait toute l'autorité, et qu'il appela le conseil des troubles, bien que les peuples ne le connussent que sous le nom de conseil de sang. Le duc d'Albe le présidait. Parmi les autres membres se trouvaient Louis del Rio, Jérôme de Roda, Jacques Maertens, Jacques Hessele et Jacques de Blaesere, les deux premiers Espagnols, les trois derniers Flamands. Remarquons, en passant, que l'établissement du conseil des troubles était une violation patente des priviléges de la Flandre, qui portaient qu'aucun accusé ne pouvait être enlevé à ses juges naturels.

Le duc d'Albe fit citer le prince d'Orange, les comtes de Nassau, d'Hoogstraeten, de Culembourg, et les chefs du parti des nobles qui avaient adhéré au compromis de Bréda. Toutes les poursuites ne s'adressaient point toutefois à des accusés contumaces ou fugitifs. Le 16 janvier 1567 (v. st.), quatre-vingt-quinze bourgeois de Gand reçurent l'ordre de comparaître au conseil des troubles. Le lendemain, quarante-huit autres bourgeois de la même ville furent également ajournés. Ils furent tous condamnés au dernier supplice. Le 29 mars, Viglius écrivait que le duc d'Albe avait déjà traduit devant son tribunal plus de quinze cents personnes.

Malgré cette rigueur, l'agitation recommence. On raconte que le duc d'Albe a conseillé autrefois à Charles-Quint la destruction complète de la ville de Gand insurgée; qu'il a proposé d'immoler les naturels de l'Amérique; que sa cruauté contre les protestants a été extrême dans les guerres d'Allemagne; qu'il a soutenu, aux conférences de Bayonne, qu'il fallait exterminer les huguenots en France, et qu'il a fait engager Charles IX, par le sieur de Castelnau, à les traiter comme il traiterait lui-même le comte d'Egmont. Ces bruits, joints aux supplices qui ont déjà eu lieu, répandent de toutes parts l'inquiétude et l'effroi, dont le double symptôme est, comme l'a annoncé Marguerite, d'une part la formation d'une bande de pillards et d'incendiaires recrutés dans la lie des sectaires, de l'autre, l'émigration d'un grand nombre de familles qui emportent avec elles, sous un ciel étranger, leurs pénates et leurs richesses.

Dans les premiers jours de janvier 1567, trente-six hommes, armés d'arquebuses et de pistolets, se présentèrent dans l'église de Reninghelst. Ils pillèrent tous les ornements sacrés qui étaient d'or et d'argent et brûlèrent les autres; puis, ils emmenèrent avec eux trois pauvres prêtres qu'ils avaient arrachés de l'autel. Un ministre, nommé Jean Michiels, accompagnait cette cohorte recrutée parmi les bosch-gueusen (gueux des bois); à ses côtés, marchait un sectaire qui avait autrefois été bourreau. Ce fut lui qui exécuta la sentence prononcée par le ministre en vertu du vingtième chapitre de la prophétie d'Ézéchiel. A onze heures de la nuit, au clair de lune, les trois prêtres furent cruellement mis à mort sur une butte située près du Moulin-Noir, entre Dranoultre et Neuve-Église. Le lendemain on retrouva leurs corps à demi cachés dans les joncs d'un ruisseau à la lisière d'un bois. Ailleurs les mêmes désordres se reproduisirent. A la grande tempête de 1566 succédait, pour la Flandre, d'autres tempêtes plus longues et non moins terribles, qu'annonçaient des crimes isolés et des attentats imprévus.

Selon des récits évidemment exagérés, cent mille familles avaient quitté les Pays-Bas pour aller exercer, dans des contrées plus paisibles, leurs métiers et leurs arts. La plupart suivirent la même route que les émigrations qui s'étaient formées en Flandre depuis le règne de Charles de Danemark. Elles obtinrent aisément, de la reine Élisabeth, l'autorisation de se fixer dans quelques villes pauvres et peu peuplées qui, grâce à leur séjour, devinrent bientôt le centre d'un grand commerce d'étoffes de laine jusqu'alors inconnues en Angleterre. Telles furent les villes de Norwich, de Sandwich, de Colchester, de Southampton, de Maidstone, de Canterbury. L'exil d'un grand nombre de nos ouvriers allait enrichir l'Angleterre, si grande et si orgueilleuse aujourd'hui, en face de nos ports déserts.

Sandwich fut, après Londres, la première résidence des émigrés flamands. Ce fut de là qu'ils dirigèrent vers la West-Flandre ces fatales armées de fauteurs de désordres, et notamment une expédition composée de quinze cents gueux, qui se rendit aux conventicules de Poperinghe, à l'appel du ministre Jean Michiels, le sacrificateur du Moulin-Noix de Dranoultre. Jean Michiels était venu lui-même d'Angleterre.

De Sandwich, les réfugiés flamands se répandirent à Norwich et à Colchester, et ce furent eux qui communiquèrent leurs arts aux districts depuis si manufacturiers de Coxall, de Braintree et de Hastings. François de la Motte, d'Ypres, contribua surtout à la fondation de l'industrie de Colchester: son fils fut alderman à Londres.

Un autre bourgeois d'Ypres, Thomas Bonnet, peut-être frère du ministre Sébastien Bonnet, devint maire de Norwich. En 1569, les ministres de Norwich étaient Théophile Ryckewaert et Antoine Algoet, qui, trois ans auparavant, avaient donné à Ypres le signal du pillage et de la dévastation; mais parmi les communautés flamandes rangées sous la bannière de la réforme, il n'en était aucune aussi ancienne que celle de Canterbury, fondée dès 1547 par le ministre Jean Uutenhove.

Cependant en Angleterre même l'existence de ces communautés n'était pas constamment heureuse et paisible. Leur zèle pour les opinions désorganisatrices de Jean de Leyde leur attirait des persécutions jusque dans le giron du protestantisme, et l'on vit, en 1575, deux Flamands, Jean Pieters et Henri Turwert, conduits au bûcher comme anabaptistes.

La même année, l'église flamande d'Austin-Friars formula des plaintes contre l'évêque de Londres qui avait dit «que les anabaptistes desjà prisonniers, s'ils demeurent obstinés, seroient exécutés à la mort par le feu.» L'évêque de Londres, Grindall, était venu lui-même dans le temple d'Austin-Friars excommunier le ministre Hamstede, favorable aux anabaptistes.

En 1567, un relevé officiel portait le nombre des Flamands établis à Londres à 3,838 personnes, mais il s'accrut considérablement en 1585, année où émigra, dit-on, le tiers des ouvriers d'Anvers.

Goswin Vander Beke, de Gand, et d'autres Flamands, avaient obtenu de la reine Élisabeth la permission de fonder à Londres une corporation qui compta, en 1606, parmi ses membres, le roi Jacques Ier. Ils se montrèrent reconnaissants de cette faveur, car l'on remarque les noms de Gilles Huereblock, de Pierre De Coster, de Pierre Vande Walle, de Roger Van Peene et de plusieurs autres d'entre eux, parmi les marchands qui prirent part, en 1588, à l'emprunt fait par la reine Élisabeth à la cité de Londres.

Clarendon a soin de remarquer qu'à côté de l'avantage commercial que retirait l'Angleterre de la présence des réfugiés flamands, il y avait pour elle l'avantage politique d'avoir, par leur intermédiaire, des relations suivies et une incontestable influence dans tout ce qui se passait aux Pays-Bas.

Tandis que la Flandre, le Hainaut et le Brabant voient se multiplier les procès criminels, le baron de Montigny est arrêté en Espagne. Quel défenseur conserveront les intérêts des Pays-Bas dans cette cour d'Aranjuez qu'éclaire à peine le pâle reflet d'une volonté inflexible? L'héritier même du trône d'Espagne, le fils unique de Philippe II. L'histoire l'affirme, et Schiller a fait passer le témoignage de l'histoire dans la poésie, quand il prête au jeune prince cette exclamation pleine d'enthousiasme: «O Flandre! ô paradis de mon imagination! Des provinces si riches, si florissantes, un grand et puissant peuple et aussi un bon peuple! Être le père de ce peuple, pensai-je, quelle jouissance divine ce doit être!» Don Carlos disparut bientôt aussi dans les ténèbres d'une prison.

De Madrid aux Pays-Bas, on ne trouve que des échos de deuil.

Le 30 mai 1568, les enfants de l'école Saint-Jérôme chantèrent, à Gand, les lamentations de Jérémie. Tous les habitants fondaient en larmes en les appliquant aux malheurs dont ils étaient les témoins. Quatre jours après, les comtes d'Egmont et de Hornes furent conduits de Gand à Bruxelles. Tandis qu'on les jugeait, les troupes espagnoles occupaient les places publiques «avec une batterie de tabourins et de phiffres si piteuse, porte la relation de Montdoucet, qu'il n'y avoit spectateur de si bon cœur qui ne paslit et ne pleurast d'une si triste pompe funèbre.» Les comtes d'Egmont et de Hornes invoquèrent inutilement les priviléges de l'ordre de la Toison d'or. Le duc d'Albe ne s'y arrêta point. Les communes flamandes ne les avaient pas respectés davantage quand elles décapitèrent Gui d'Humbercourt.

Il était onze heures du soir lorsque l'arrêt fut rendu. Le comte d'Egmont dormait profondément. On l'éveilla pour lui lire sa sentence, qui était à peu près conçue en ces termes: «Don Alvarez de Toledo, duc d'Albe, ayant veu le procès criminel entre le procureur général du roi, acteur, contre Lamoral, prince de Gavre, comte d'Egmont, gouverneur des provinces de Flandre, d'Artois, etc., et Philippe de Montmorency, comte de Hornes, amiral des Pays-Bas, etc., comme aussi les informations, escrits et instruments dudit procureur, faicts et exhibés par luy, et les confessions desdits seigneurs défendeurs, leurs responses, escrits et munimens produits pour leur décharge, desquels appert qu'ils ont commis crime de lèse-majesté, qu'ils ont favorisé les rebelles et adhérans des alliances et horribles conspirations du prince d'Orange et autres seigneurs du pays et prins les nobles confédérés en leur protection; considéré aussi les mauvais services faicts en leurs gouvernements au regard de la conservation de la sainte catholique foi, contre les meschants troubleurs et rebelles de la sainte Église catholique et romaine et du roy; et, en outre, ayant reveu ce qui estoit à voir au mesme procès: Son Excellence, avec ceux de son conseil, a approuvé toutes les conclusions du procureur, et partant déclare lesdits comtes coupables du crime de lèse-majesté et de rébellion, et que, comme tels, ils doivent estre décapités et leurs testes mises en place publique, afin qu'un chascun les puisse voir, où ils demeureront jusqu'à ce qu'il plaira à Son Excellence en ordonner autrement, défendant, sur peine de la vie, de les oster plus tost, à fin que ce chastiment des meschants actes et forfaicts qu'ils ont commis, soit exemplaire: déclarant, en outre, tous leurs biens estre confisqués au profit du roy, soit meubles ou immeubles, droits, actions, fiefs et héritages de quelque nature qu'ils puissent estre, et qui seront trouvés leur appartenir en quelque lieu que ce puisse être.

«Donné à Bruxelles, le 4 de juing l'an 1568.»

Au-dessous se trouvait la signature du duc d'Albe.

Le comte d'Egmont s'attendait peu à cette condamnation. Il répondit qu'il ne craignait point la mort, dette inévitable de tous les hommes, mais que ce qui lui était le plus douloureux, c'était l'atteinte portée à son honneur. «Voilà une sévère sentence! répéta-t-il après quelques moments. Je ne pense pas avoir offensé le roi au point de mériter une punition aussi terrible. Toutefois, si je me suis trompé, que ma mort soit l'expiation de mes fautes, mais qu'on ne déshonore point les miens pour l'avenir, qu'on épargne à ma femme et à mes enfants le double malheur de ma fin et de leur ruine! Mes glorieux services d'autrefois méritent bien quelque miséricorde.»

Des sentiments non moins nobles respirent dans une lettre adressée à Philippe II, qu'il écrivit aux premières heures de cette journée, dont il ne devait plus voir la fin.

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